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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 12 novembre 2013

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 4

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de Mme Séverine Lemière, maîtresse de conférences à l’Université Paris Descartes, co-animatrice du groupe de travail, constitué auprès du Défenseur des droits, pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine

La séance est ouverte à 14 heures 05.

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de Mme Séverine Lemière, maîtresse de conférences à l’Université Paris Descartes, co-animatrice du groupe de travail, constitué auprès du Défenseur des droits, pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui Mme Lemière, co-animatrice du groupe de travail pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine ; ce travail a abouti à la publication du « Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine » dont le sous-titre est « Un salaire égal pour un travail de valeur égale », que le Défenseur des droits m’a remis personnellement lorsque je suis allée lui rendre visite.

On constate en France une sous-valorisation des emplois à prédominance féminine. Cette sous-valorisation, qui justifie et sous-tend l’inégalité salariale qui s’exerce à l’encontre des femmes, n’est pas propre à notre pays. Le Québec, par exemple, s’y est intéressé avant nous.

Vous soulignez que l’histoire de la classification professionnelle a été écrite au masculin, dans la mesure où les représentations des délégations de partenaires sociaux sont éminemment masculines. C’est la raison pour laquelle nous demandons systématiquement, même si cela peut agacer, la parité des délégations représentatives.

On observe pourtant que notre législation n’est pas en retard. Dès les lois d’égalité professionnelle de 1972, qui ont été complétées par la loi Roudy de 1983, l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes – qui est consacrée par le code du travail – s’entend pour un « travail égal » ou pour un « travail à valeur égale ».

Madame Lemière, je vous remercie donc pour votre présence et pour votre travail. Je propose que vous nous en présentiez les grandes lignes, avant de répondre à nos questions. Pour ma part, j’aimerais savoir comment traduire dans les textes cette notion de « travail à valeur égale » et surtout, comment faire pour que les acteurs sociaux s’en emparent. Dans certains secteurs, les métiers à prédominance féminine sont sous-valorisés et sous-payés.

Mme Séverine Lemière. Le travail que je vais vous présenter, fruit de nombreuses recherches réalisées avec Rachel Silvera, a en effet donné lieu, en mars dernier, à la publication, chez le Défenseur des droits, de ce guide – lequel est maintenant en ligne.

Les inégalités de salaires sont le point de départ de ce travail. L’idée était d’analyser autrement les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes. De fait, on a tendance à expliquer ces inégalités par les différences de diplômes, de type d’expériences et d’emplois occupés, et par les différences de temps de travail. Bref, on connaît tous les critères qui permettent de justifier, voire de légitimer, les différences salariales entre les femmes et les hommes.

Un tel raisonnement s’arrête au principe d’égalité de traitement qui est « à travail égal, salaire égal ». Or, comme vous l’avez mentionné, Madame la présidente, depuis la loi de 1972 sur l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes, le droit du travail va plus loin : il doit y avoir égalité de rémunération pour un travail de valeur égale, et pas seulement pour un travail égal.

Il est très important de réfléchir en ces termes. En effet, malgré les politiques de mixité des emplois, l’élévation du niveau de formation des femmes, la ségrégation persiste. Il existe encore des emplois à prédominance féminine d’un côté, et des emplois à prédominance masculine de l’autre. De ce fait, on peut très rarement parler d’un « travail égal ». Voilà pourquoi le législateur de 1972 a posé le principe d’une égalité salariale pour des emplois différents, mais jugés de valeur égale. Ensuite, en 1983, la loi Roudy – reprise dans le code du travail – précisera comment estimer la valeur égale des emplois, en prenant en compte toute une série de critères : critères de connaissance (formation, diplôme), de capacité professionnelle – on parlerait aujourd’hui plutôt de compétence professionnelle – liée à l’expérience, critères de responsabilité, et critère de charge physique ou nerveuse. D’une certaine façon, le droit était en avance. Pour autant, le juge a rechigné pendant longtemps à appliquer ce principe, considérant qu’il ne pouvait pas statuer en égalité salariale, parce que les emplois étaient différents.

Il faudra attendre un arrêt de juillet 2010, qui constitue un tournant de la jurisprudence, pour que la situation change. Dans une grosse PME, une responsable des ressources humaines et des services généraux avait revendiqué l’égalité salariale en se comparant au directeur financier et au directeur commercial de l’entreprise. Cette fois-ci, le juge décida d’analyser et de comparer les emplois : niveau de diplôme des uns et des autres, nombre de personnes encadrées, budget dont les uns et les autres avaient la charge, stress, etc. Et en juillet 2010, on décida qu’il devait y avoir égalité salariale entre cette responsable des ressources humaines et les directeurs financier et commercial. J’appelle votre attention sur l’intitulé de son poste : cette femme n’était pas « directrice » des ressources humaines, mais « responsable » des ressources humaines.

C’est un tournant considérable de la jurisprudence. Maintenant, le juge utilise cet article du code du travail, et la situation est devenue beaucoup plus claire.

Néanmoins, pour travailler avec des avocates spécialistes du travail, je peux vous dire que tout n’est pas encore parfait. Les juges et les conseils prud’homaux sont très mal formés à la question et il arrive de lire dans certaines décisions qu’à partir du moment où les emplois sont différents, on ne peut pas statuer en égalité salariale.

Par ailleurs, si intéressante que soit cette jurisprudence, l’approche y reste individuelle. L’objectif du Guide est de passer d’un objectif d’égalité salariale – ce que les Québécois appellent l’« équité salariale » – pour des emplois à valeur comparable, à un objectif collectif en se plaçant au niveau des grilles de classification. Il convient de s’assurer que ces grilles, négociées principalement au niveau des branches, sont bien exemptes de biais de discrimination venant sous-valoriser les emplois à prédominance féminine.

Bien sûr, les grilles de classification ne doivent pas discriminer. L’article 13 de l’Accord national interprofessionnel de 2004 institue, à l’occasion du réexamen quinquennal des classifications, l’analyse des critères d’évaluation retenus dans la définition des différents postes de travail, afin de repérer, de corriger et de prendre en compte ceux d’entre eux susceptibles d’introduire des discriminations entre les hommes et les femmes… ». Cet article introduit donc une approche de genre dans la révision des classifications professionnelles. Par ailleurs, depuis la loi de 2001, les entreprises ont l’obligation de négocier sur l’égalité.

Il y a là un terrain favorable à ce guide, qui est principalement destiné à sensibiliser et à former les partenaires sociaux, d’une part à la déconstruction des grilles de classification actuelles, et d’autre part à la lutte contre la sous-valorisation des emplois à prédominance féminine dans les classifications.

Nous avons donc monté un groupe de travail – d’abord au sein de la HALDE, aujourd’hui chez le Défenseur des Droits – réunissant des juristes, des partenaires sociaux, des chercheurs, des institutions, la Direction générale du travail, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), notamment. Et nous avons abouti au Guide.

L’objectif est de procéder en deux temps.

Premièrement, déconstruire les grilles actuelles de classification des emplois, qui ne sont neutres qu’en apparence. Depuis ces dernières années, il n’existe plus de grilles ou de conventions collectives avec des critères ouvertement sexués. Néanmoins, leur application aboutit à sous-évaluer systématiquement les emplois occupés par les femmes. Cela nous renvoie au concept juridique de « discrimination indirecte », à mon sens très important et trop peu connu – on peut parler de discrimination indirecte quand une pratique ou un critère apparemment neutre vient désavantager une catégorie de personnes sans que ce soit légitime.

Mais ces grilles de classification ont leur histoire. Elles sont issues de la négociation collective. Elles sont difficiles à modifier, dans la mesure où elles sont le résultat d’une construction sociale. De fait, l’ensemble des acteurs de la négociation collective s’entend pour dire ce qui a de la valeur et ce qui en a moins. Et l’histoire du mouvement syndical ouvrier vient également interférer dans l’histoire des classifications.

Comment se présente une grille de classification ? Les emplois sont décrits. Ensuite, on définit des critères d’évaluation et on donne des points pour chaque critère, dans chaque emploi. Il peut y avoir des emplois qui ont beaucoup de points en termes de formation, de diplômes, de niveau de responsabilité ; d’autres qui auront moins de points. Ces critères sont le résultat de la négociation collective et donneront une valeur de points aux emplois – on parle de « cotation ». En dernier lieu, la valeur de points des emplois sera transformée en niveau de salaires de base dans les grilles salariales.

Dans ces grilles de classification professionnelle, on a mis en évidence des risques de discrimination.

Certains critères seront définis de manière très restrictive. Par exemple, le critère de responsabilité, c’est à dire le niveau de responsabilité que l’emploi doit assumer : souvent, les responsabilités ne sont définies qu’à la lumière des responsabilités budgétaires et financières ; l’ensemble des autres responsabilités, notamment les responsabilités envers les personnes, ou la coordination, ne sont pas intégrées comme faisant partie des responsabilités.

D’autres critères sont définis de manière très floue. D’ailleurs, d’une manière générale, quand un critère est défini de manière trop floue, il est souvent préjudiciable aux emplois à prédominance féminine. Par exemple, le critère d’expérience : de très nombreuses grilles de classification indiquent que pour occuper tel emploi, il faut tel niveau de formation ; mais selon les grilles, le niveau de formation est plus ou moins bien défini. Cela dépend de l’histoire de la grille. Dans les assurances, le critère est extrêmement bien défini, parce qu’il y a des écoles, des diplômes associés au secteur d’activité. Dans la grande distribution, le critère de diplôme n’existe pas. Dans certaines grilles, le niveau de diplôme n’est pas forcément bien défini. Un même niveau de diplôme peut être différemment valorisé. Ainsi, il n’est pas rare qu’un BTS d’assistante de direction, assistante de gestion, de niveau bac +2 soit moins bien classé qu’un BTS du secteur secondaire, métallurgie, électronique, etc, et pourtant à un niveau de formation équivalent.

Une mauvaise définition du critère d’expérience laisse libre cours à l’interprétation. On peut mentionner que pour occuper tel emploi, il faut tel niveau de formation ou « l’équivalent en expérience ». Mais que doit-on prendre en compte ? Est-ce que l’expérience à temps partiel compte autant que l’expérience à temps plein ? Est-ce que l’expérience interrompue compte autant que l’expérience non interrompue ? Ce flou est souvent préjudiciable à la reconnaissance des emplois à prédominance féminine.

Figurent aussi, dans les grilles de classification, des critères de relation : quel type de relation est nécessaire pour occuper l’emploi ? Il faut alors faire attention aux glissements liés aux compétences « innées » des femmes ! En outre, dans certaines grilles, le premier niveau de relation, c’est-à-dire de compétence relationnelle, est la convivialité. Cela favorise l’assimilation entre compétences professionnelles et qualités personnelles.

Certains critères sont complètement oubliés des grilles de classification.

La loi de 1983 dispose que pour évaluer la valeur des emplois, il faut prendre en compte la formation, l’expérience, les compétences professionnelles, la responsabilité et la charge physique ou nerveuse. Or tout ce qui renvoie à la charge physique ou nerveuse, ce que l’on appellerait aujourd’hui les risques professionnels, n’apparaît pas dans les grilles de classification professionnelle. Plus généralement, c’est le cas de ce qui se rapporte aux « conditions de travail ».

Nous en avons beaucoup parlé avec les partenaires sociaux de notre groupe de travail. Il se trouve qu’à partir du moment où l’on fait figurer ces charges physiques et nerveuses dans la valorisation des emplois, on acte, d’une certaine façon, le fait que l’on ne va pas forcément améliorer les conditions de travail et que celles-ci font partie de la définition de l’emploi. C’est assez compliqué à articuler. Malgré tout, force est de constater que les conditions de travail actuelles exigent des titulaires des emplois le développement de certains types de compétences, notamment liées aux exigences d’organisation, et qu’on ne peut pas les ignorer quand on veut évaluer le salaire d’un emploi.

Il y a parfois des critères redondants. C’était le cas dans la grille de classification de l’assurance, où plusieurs critères servaient à évaluer exactement la même chose : un critère de « contribution à la valeur ajoutée du poste », plus un critère de « responsabilité financière du poste », plus un critère de « finalité économique du poste ». Il y avait à cela deux conséquences : d’une part, l’ensemble des autres responsabilités n’était pas pris en compte ; d’autre part, ces critères-là étaient surévalués.

Nous avons constaté par ailleurs un vrai manque de transparence dans les processus d’évaluation des emplois. Il faut savoir que, bien souvent, les grilles de classification et les méthodes d’évaluation des emplois qui y sont associés sont réalisées par des cabinets de consultants, et que les partenaires sociaux viennent « valider » des grilles ou des méthodes portées par des cabinets de consultants.

Dans certains accords collectifs, il y a une liste de critères, bien définis, avec des pondérations, et l’on passe directement à la grille finale. Donc, qu’est-ce qui fait que, pour l’assistance de direction, il y a tant de points en responsabilité ou en diplôme ? On ne sait pas.

Le fait que ce « marché » soit pris par des cabinets de consultants sur lesquels on a très peu la main constitue un vrai problème. Je pense notamment à la méthode Hay, qui est mondialement répandue et en fonction de laquelle toutes nos grandes entreprises françaises classent et hiérarchisent les emplois.

Enfin, il arrive que dans certaines grilles de classification, « faire carrière » n’existe pas pour les emplois à prédominance féminine. Par exemple, dans la grande distribution, les emplois d’agents libre service apparaissent, dans la grille de classification, aux niveaux 1, 2, 3 et 4. En revanche, l’emploi d’hôtesse de caisse n’apparaît qu’au niveau 2. Il n’y a pas de progression pour cet emploi.

Partant du constat de l’existence de biais, le Guide propose une démarche visant à mettre en place des grilles de classification des emplois non discriminantes. Cela passe par l’intégration d’un certain nombre de critères, par une méthodologie sur la façon d’analyser les métiers, de définir un métier à prédominance féminine, et par des conseils de vigilance s’agissant des pondérations.

Pour conclure, il faut savoir que réfléchir en termes de valeur comparable des emplois est une approche très complémentaire de l’approche habituelle retenue pour lutter contre les inégalités de salaires. Souvent, quand on parle d’inégalités de salaires, on s’intéresse à la lutte contre le travail à temps partiel et à la mixité des emplois. Pour notre part, nous nous intéressons à des emplois que les femmes occupent déjà et qui impliquent, de leur part, des compétences professionnelles.

Nous proposons une autre façon de travailler à l’égalité salariale, qui est de valoriser les emplois qu’elles occupent déjà. Nous ne proposons pas aux femmes de devenir maçons, comme les hommes, mais nous mettons en avant les compétences des assistantes de direction. Peut-être que lorsque les emplois à prédominance féminine seront davantage valorisés, la mixité sera effective.

Cette façon de penser a un impact sur la masse salariale, dans la mesure où il s’agit d’un travail collectif et non individuel. Au lieu de dire que l’on va augmenter la part des femmes cadres de x %, on cherche à revaloriser l’emploi de l’ensemble des assistantes maternelles et des assistantes de direction.

En ce domaine, les expériences étrangères sont nombreuses : le Québec a voté une loi sur l’équité salariale depuis plus de quinze ans ; le Portugal met en place l’égalité salariale via la valeur des emplois dans différentes branches ; la Belgique travaille sur le sujet ; en Suisse, nous avons relevé des cas d’actions collectives. Nous pouvons donc nous appuyer sur ces expériences.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci pour avoir présenté si clairement votre travail. Il est exact que nous avons tendance à nous intéresser surtout aux emplois à temps partiel ou aux aléas de carrière des femmes.

Mme Barbara Romagnan. Votre travail m’a passionnée et j’aimerais que vous nous disiez comment vous en avez eu l’idée. Grâce à lui, on comprend pourquoi une telle discrimination persiste à l’encontre des femmes, alors même que la loi sur l’égalité professionnelle existe depuis si longtemps.

Le projet de loi sur lequel nous travaillons a l’avantage de prendre en compte les différents domaines de la vie des femmes et de faire le lien entre eux. Pour autant, je crains, personnellement, qu’il ne change pas grand-chose à l’inégalité professionnelle qui existe entre les hommes et les femmes. Votre travail me semble être une piste très intéressante pour lutter contre cette forme d’inégalité.

Comment pourrait-on le traduire en amendements ? Vous l’avez dit, ce guide est destiné d’abord aux partenaires sociaux. Comment lui donner un écho dans la loi ?

Votre travail nous en dit beaucoup sur ce que notre société valorise. Non seulement la dame dont vous parliez n’était que « responsable » alors que ses collègues masculins étaient « directeurs ». En outre, elle n’était « que » chargée des ressources humaines. Comme si l’humain était moins important que le commercial et le financier.

Les métiers majoritairement féminins ne sont pas valorisés parce qu’on considère que les aptitudes innées des femmes suffisent à les occuper, et qu’ils ne requièrent donc ni compétence ni formation. Alors que l’on dit que c’est bien de s’occuper des enfants, des personnes âgées, des personnes en souffrance ou des handicapés, ils ne donnent lieu qu’à des emplois précaires et mal payés.

Encore une fois, j’aimerais savoir comment prolonger votre travail dans le cadre législatif. Bien sûr, nous pouvons toujours faire une recommandation aux partenaires sociaux pour qu’ils s’en inspirent.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous sommes en effet très intéressés par votre travail. Il est étonnant de constater que la jurisprudence ait pu aller à l’encontre des textes jusqu’en 2010. Il n’a d’ailleurs pas dû être évident, pour la responsable des ressources humaines dont vous avez parlé, de monter son dossier et d’interjeter appel.

Comment faire en sorte que les partenaires sociaux s’en emparent, alors que vont s’ouvrir des négociations professionnelles sur la mixité et le réexamen des catégories professionnelles ?

Enfin, comment traduire votre travail dans la loi ? Au Québec, on négocie entreprise par entreprise. En France, on passe plutôt par des accords de branche. Comment faire pour avancer de manière concrète et efficace ?

Mme Séverine Lemière. C’est en effet au niveau des accords de branche que cela se passe. Mais ce n’est pas simple, dans la mesure où les classifications de branche sont le résultat d’un compromis social. Parfois même, l’objectif est de ne rien changer !

Les grilles de classifications hiérarchisent les emplois et déterminent, ensuite, la hiérarchie des salaires. Si l’on touche aux grilles de classification, on remet en question la hiérarchie des emplois en disant, par exemple, que tel emploi a davantage de valeur. C’est extrêmement délicat.

Aujourd’hui, les partenaires sociaux salariés commencent à s’ouvrir à la question. Rachel Silvera et moi-même présentons régulièrement ce travail auprès de la CGT, de FO et de la CFDT – et même de syndicats masculins « très ouvriers ». Mais il existe déjà des moyens d’action.

D’abord, il y a la plainte individuelle. Mais il faut que les juges, au sein des prud’hommes, soient formés à la question. Or il y a encore aujourd’hui des juges qui disent ne pas pouvoir comparer des emplois parce qu’ils sont différents.

Ensuite, il y a le niveau collectif. Je pense, par exemple, que le rapport de situation comparée pourrait intégrer un critère permettant de mettre en lumière ces inégalités de salaire. Aujourd’hui, celles-ci ne sont même pas mesurées. C’est d’ailleurs à partir de là que Rachel Silvera et moi-même avons commencé notre recherche, dont le sujet était : comment mesurer les inégalités de salaires ? Nous nous sommes alors aperçues que l’on s’appuyait sur le principe « à travail égal, salaire égal », et pas sur le principe juridique de l’égalité salariale, pourtant consacré par la loi.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Mais dans la mesure où il existe des métiers à prédominance féminine, employant 90 % de femmes, comment établir de comparaisons, sur le principe « à métier égal, salaire égal » ? Je pense, notamment, aux métiers de la petite enfance. On connaît l’exemple du Québec, où l’éboueur était davantage valorisé que la caissière. Avec qui comparer les hôtesses de caisse, qui n’ont pas d’espoir d’évolution de carrière ? Avec qui comparer les assistantes maternelles ?

Je m’interroge aussi sur les métiers dont le niveau d’études est très prégnant, et dont on ne valorise pas l’expérience. Aujourd’hui, Pôle Emploi refuse de donner des appels d’emploi à des personnes qui ne remplissent pas tel critère de formation, alors même que leur carrière justifierait pleinement qu’elles y prétendent.

Mme Séverine Lemière. Il y a deux façons différentes d’agir, selon moi.

On peut agir « à la québecoise » : les Québecois comparent des emplois à prédominance féminine et des emplois à prédominance masculine. De la même façon, Rachel Silvera et moi-même avons comparé des paires d’emplois, dans un ouvrage publié à la Documentation française et intitulé « Comparer les emplois entre les femmes et les hommes ». Dans le secteur de la santé, nous avons comparé des infirmières et des agents chefs – qui sont responsables des contremaîtres : niveau d’études, de compétence professionnelle, types d’horaires, responsabilités… Cela nous a permis de voir comment ces emplois étaient positionnés dans la grille, et comment ils pourraient être repositionnés avec des critères prenant davantage en compte les compétences exercées dans les emplois à prédominance féminine.

Mme Barbara Romagnan. Comment sont classés les agents chefs ?

Mme Séverine Lemière. Ils sont classés au même niveau dans la grille, alors que les agents chefs ont un CAP et les infirmières un bac +3.

En Suisse, dans le canton de Genève, les infirmières se sont comparées aux gendarmes. Elles ont lutté de nombreuses années. Ont été prises en compte les conditions de travail, le niveau de diplôme, les aspects de sécurité et de prise de responsabilité. En conséquence de quoi, les infirmières ont obtenu une revalorisation de deux points dans la grille de classification.

La première approche consiste donc à se comparer. Mais comment trouver un comparateur pour les secteurs qui sont très fortement féminisés ? Les Québécois ont créé des comparateurs artificiels pour résoudre le problème. C’est fréquent dans ce genre d’approche.

Mais on peut agir différemment, en modifiant les critères d’évaluation et en intégrant, dans les critères d’évaluation, pour tous les emplois, que ce soient des emplois mixtes, à prédominance féminine ou à prédominance masculine, des critères qui permettent de valoriser aussi bien ce qui est davantage présent dans les emplois à prédominance masculine que ce qui est davantage présent dans les emplois à prédominance féminine.

Le Guide se positionne sur cette seconde façon de faire, qui correspond davantage à la classification française des grilles au sein des branches professionnelles.

Je pense qu’il faudrait faire le travail suivant : demander que le RSC mesure les différences de salaires entre fonctions repères, entre grands types d’emplois, en prenant en compte le taux de féminisation de l’emploi et l’ancienneté dans l’emploi. Si on ne prend pas en compte ce critère d’ancienneté, quand on regarde les écarts de salaire entre emplois à prédominance féminine et emplois à prédominance masculine dans les entreprises, on peut avoir des femmes mieux payées que les hommes. Cela s’explique par le fait qu’elles restent dans l’emploi, alors que les hommes bougent.

Les entreprises n’en ont même pas conscience, dans la mesure où elles ne réfléchissent pas au niveau de l’emploi, mais au niveau individuel. Elles comparent les hommes et les femmes, mais pas les emplois occupés majoritairement par les hommes et les emplois occupés majoritairement par les femmes.

Mme Barbara Romagnan. M. Clerc a démontré sensiblement la même chose : certaines femmes sont mieux payées ou autant payées que les hommes… sauf qu’elles ont vingt ans de plus qu’eux.

Mme Séverine Lemière. La première possibilité serait d’obliger les entreprises à mesurer le phénomène, ce que l’on ne fait pas aujourd’hui.

La deuxième possibilité serait de partir de l’ANI de 2004, qui a instauré une révision quinquennale des grilles de classification, et de faire en sorte d’y introduire cette dimension de « lutte contre les discriminations » entre emplois à prédominance féminine et emplois à prédominance masculine.

Et bien sûr, il faudrait régler le problème posé par les cabinets de consultants.

Mme la présidente Catherine Coutelle. J’aimerais que nous abordions le compte pénibilité de la loi retraite. Pour ne pas rouvrir des débats qui ont été compliqués et difficiles à mener, le Gouvernement a pris en compte les dix critères de pénibilité sur lesquels les partenaires s’étaient au moins entendus. Nous ne sommes pas revenus dessus, mais nous avons été plusieurs à poser cette question : comment tenir compte des métiers à majorité féminine ?

Comme cela ressort de votre travail ou des études de l’ANACT, les femmes restent sur les mêmes postes, très répétitifs, ce qui occasionne chez elles des TMS (troubles musculosquelettiques) alors que les hommes, dont les métiers semblent beaucoup plus durs, assurent des tâches plus variées et évoluent dans leur carrière. On le constate, par exemple, dans les abattoirs et les imprimeries.

Que pourrions-nous faire ? Pourrions-nous nous appuyer sur votre travail ?

Mme Séverine Lemière. Dans le texte de loi, on parle de « charge physique ou nerveuse ». L’expression est un peu datée et nous préférons parler d’« exigences organisationnelles », dans la mesure où l’organisation du travail demande aux salariés en poste sur un emploi de développer certaines exigences pour occuper cet emploi.

Ce sont des exigences physiques, comme les efforts continus ou répétitifs. Mais il n’y a pas que cela : les auxiliaires de puériculture, par exemple, portent à longueur de journée des enfants qui peuvent dépasser une dizaine de kilos. Or, on a tendance à considérer que lorsque l’on s’occupe de l’humain, le poids « disparaît »

Ce sont des exigences émotionnelles. Les emplois à prédominance féminine demandent une grande maîtrise des émotions. En outre, le fait de s’adapter sans cesse à des situations nouvelles, conflictuelles et à risques est complètement passé sous silence. Or les risques pyschosociaux auront tendance à se développer dans les années à venir.

Ce sont aussi des exigences temporelles. Bien souvent, les entreprises valorisent la disponibilité, mais pas la disponibilité dans le poste. Dans les emplois à prédominance féminine, les salariées doivent sans cesse faire face à des demandes immédiates, à de l’imprévisibilité, à du face-à-face clients. Or cette forme de disponibilité disparaît des conditions de travail.

Je terminerai sur la polyvalence, qui figure parmi les éléments de pénibilité. La caractéristique des emplois à prédominance féminine est d’être multidimensionnelle. Au sein du même intitulé de poste, il y a une très grande diversité d’activités : on change d’activité, on répond à un supérieur, à un client, on téléphone, on répond à un mail, et cela tout en étant sans cesse interrompu. Or ce n’est pas considéré comme de la polyvalence, dans la mesure où on reste au sein du même intitulé de fonction. Les emplois à dominance masculine sont beaucoup plus ciblés. Bien souvent, les hommes ne dépassent pas la fiche de poste, alors que c’est systématiquement le cas pour les femmes. Ensuite, quand les hommes changent de poste, on considère qu’ils sont polyvalents. Les femmes ne changent pas de poste, mais elles font tout dans le même poste.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Ne craignez-vous pas qu’on nous réponde qu’il y a aujourd’hui de très nombreux métiers en contact avec le public, qui provoquent un certain stress ? Plus généralement, si on verse le stress dans le compte pénibilité, tout le monde sera concerné.

Mme Séverine Lemière. Il ne faut pas s’en tenir au stress, mais s’intéresser à ce que l’organisation du travail demande en termes d’exigences professionnelles. Aujourd’hui, les personnes qui ont un emploi développent des compétences professionnelles pour faire face à l’environnement de travail. Je pense que c’est cela que l’on a intérêt à mettre en avant.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela nous ramène aux emplois à temps partiel, dont les horaires, très décalés et très hachés, provoquent stress et problèmes d’adaptation. Ils sont parfois plus stressants qu’un travail à temps plein.

Je voudrais enfin évoquer deux phénomènes, que vous n’avez pas eu le temps d’aborder, mais qui m’inquiètent beaucoup : le retour aux open spaces, et le télétravail. Je croyais que les open spaces avaient disparu dans les années quatre-vingt-dix. Or ils reviennent en force – en partie parce qu’ils permettent d’économiser de la surface.

Je me méfie également du télétravail, qui est l’équivalent de l’ancien « travail à façon » à domicile. Les enquêtes qui ont été menées dans mon département, dans le pays du Bocage, font état de conditions très difficiles, quand le travail professionnel est en concurrence permanente avec le travail familial et le travail personnel. Ce peut être une solution pour des cadres aisés. Mais je n’imagine pas que les femmes régleront leurs problèmes avec le télétravail.

Mme Séverine Lemière. En effet, ce n’est pas une solution.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Madame Lemière, je vous remercie pour ce travail très éclairant que vous nous avez présenté, et dont nous comptons faire bon usage.

La séance est levée à 14 heures 55.