Accueil > Contrôle, évaluation, information > Les comptes rendus de la délégation aux droits des femmes

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 11 février 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 20

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de M. Jean-Marie Monnier, professeur d’économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, sur la question des femmes et du système fiscal.

La séance est ouverte à 17 heures.

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes procède à l’audition de M. Jean-Marie Monnier, professeur d’économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, sur la question des femmes et du système fiscal.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Monsieur Monnier, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes l’auteur de travaux portant notamment sur l’impôt sur le revenu, l’emploi des femmes et les inégalités de genre. Ce sujet, qui fait le titre de l’un de vos articles, nous intéresse particulièrement dans le contexte de la réforme de la fiscalité sur laquelle une réflexion s’engage actuellement. Comment la fiscalité française, fondée sur le couple et la famille, répond-elle au principe constitutionnel d’égalité entre les femmes et les hommes et tient compte de ce que les citoyens sont égaux et doivent pouvoir avoir une vie autonome ?

La spécificité de notre système fiscal, pour lequel les Français, dès lors qu’ils sont mariés ou pacsés, ne peuvent être considérés que comme un couple, au sens où ils sont nécessairement soumis à une imposition conjointe, peut-elle perdurer ? Ce système est en effet fondé sur le postulat que les ressources sont intégralement mises en commun au sein du couple, ce qui ne correspond plus à la réalité.

Ce schéma repose sur le modèle, dominant à la fin de la Seconde guerre mondiale, du couple mono-actif dans lequel le chef de famille travaille et la mère reste au foyer, alors que les femmes sont aujourd’hui très actives. Le système hérité de ce modèle favorise-t-il les femmes ou les pénalise-t-il ?

Par ailleurs, l’individualisation de l’impôt favoriserait-elle l’emploi des femmes ? Pour certains analystes, en effet, le fait que les revenus du ménage soient comptabilisés ensemble n’incite pas les femmes ayant de petits salaires, travaillant à temps partiel ou occupant des emplois précaires à reprendre une activité.

Avons-nous dans ce domaine la capacité de réaliser des projections fines permettant d’évaluer en amont le montant des impôts ? De fait, la complexité et l’opacité du système fiscal sont telles qu’il est très difficile pour le contribuable de savoir quel sera le montant de ses impôts lorsqu’il remplit sa déclaration de revenus. Les couples concernés, en particulier les femmes qui s’interrogent sur l’opportunité de reprendre une activité professionnelle, examinent en revanche de très près la perte d’avantages fiscaux ou familiaux, ainsi que les charges annexes, liées notamment à la garde d’enfants et aux transports, qui découleraient d’une telle décision et qui peuvent être prohibitives pour les bas salaires.

Faut-il maintenir un calcul de l’impôt fondé sur les ménages ? Faut-il conserver le quotient conjugal – obtenu, je le rappelle, en divisant par le nombre de parts, soit deux pour un couple, les revenus du ménage ? Faut-il réformer le quotient familial, calculé en fonction du nombre de parts dans le ménage ?

Enfin, disposons-nous d’études et de projections claires permettant de savoir si l’individualisation de l’impôt sur le revenu ferait des gagnants et des perdants – et si oui lesquels ?

M. Jean-Marie Monnier, professeur d’économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne. La question de l’impôt sur le revenu et des critères d’équité du système français d’imposition des ménages est le sujet de bon nombre de mes travaux. Pour Amartya Sen, on ne peut traiter réellement des problèmes d’injustice sans prendre en compte et, pour ainsi dire, « à parité » les questions d’égalité entre les sexes, au même titre que les autres facteurs d’inégalité sociale. Or, les inégalités de genre sont une préoccupation récente dans les travaux de recherche et les prises de position sur l’impôt sur le revenu et la fiscalité des ménages.

À sa création en 1946, dans le cadre de l’impôt sur le revenu, le quotient familial a fait l’objet de critiques nourries quant à son impact redistributif – un ministre intervenant à la tribune a notamment critiqué l’avantage trop important qu’il procurerait aux familles les plus aisées ayant de nombreux enfants. Cette critique a nourri les débats jusqu’aux années 80 et 90, où le système du quotient familial a fait l’objet d’ajustements.

En 1946, le quotient familial prolongeait la règle de l’imposition par foyer, issue de la loi Caillaux sur l’impôt sur le revenu, et s’inscrivait dans une combinaison d’instruments organisant le système de transfert monétaire qui est l’un des piliers de la politique familiale. L’exonération des prestations familiales, instaurée en 1926, et le quotient familial formaient un ensemble qui s’ajoutait aux dispositions prises en 1946. Dans son discours du 6 août 1946 à l’Assemblée constituante, Ambroise Croizat, ministre du travail et de la sécurité sociale, déclarait que la politique familiale, comme l’ensemble du plan français de sécurité sociale, était soumise à l’impératif démographique : c’est là le modèle bien connu de « Monsieur Gagnepain » et « Madame Aufoyer ».

Depuis lors, la société a connu de nombreuses modifications, comme la forte croissance de la participation des femmes au marché du travail et la transformation des modèles familiaux, puis la crise et le chômage de masse. À partir des années 70, la politique familiale est ainsi devenue dépendante, en quelque sorte, de la politique de l’emploi. Dans le même temps, la fiscalité des ménages a elle-même évolué, avec notamment la fusion de l’impôt sur le revenu en 1959, la création de la contribution sociale généralisée (CSG) en 1991 et de la prime pour l’emploi (PPE) en 2001.

Le dispositif régissant l’impôt sur le revenu a toutefois vu s’accentuer les logiques qui étaient à l’œuvre en 1946, avec une familialisation systématique des dépenses fiscales, et donc de la prime pour l’emploi (PPE), et une augmentation de ces dépenses. Le nombre de parts dont bénéficient les familles a également augmenté – l’attribution d’une part complète pour tous les enfants au-delà du troisième, au lieu d’une demi-part,ne date que de 1987 – et le quotient familial a été plafonné pour répondre à des impératifs redistributifs.

Toute cette architecture se met en place jusqu’à une période assez récente, pour des considérations familiales ou redistributives et sans tenir compte de l’impact de ces mesures sur les inégalités de genre, ni donc sur le travail des femmes. Malgré les critiques radicales exprimées dans la littérature consacrée au genre, aucune modification n’a été apportée à ce dispositif qui est resté ancré dans des logiques de l’après Seconde guerre mondiale ou est lié à des préoccupations redistributives.

L’une des critiques formulées porte sur le système de droits dérivés : les femmes vivant en couple étant d’une certaine manière rattachées à leur conjoint – et le quotient familial relève de cette logique – , le système actuel pénaliserait le deuxième salaire et inciterait les femmes vivant en couple à ne pas travailler, à se retirer du marché du travail ou à travailler au noir.

Par ailleurs, l’imposition par foyer et l’attribution de deux parts pour un couple – le quotient conjugal – supposent un partage égalitaire des ressources au sein du foyer : chacun vaut un. Or, on sait que ce schéma n’est pas exact et que ce qui domine est l’inégalité du partage au sein des couples, au détriment des femmes, voire des enfants – les organismes internationaux recommandent ainsi de distribuer aux femmes plutôt qu’aux hommes les allocations destinées aux enfants, afin que celles-ci parviennent bien à leurs destinataires. C’est un élément qui inciterait à rompre avec la fiction égalitaire du quotient conjugal pour aller vers l’individualisation de l’imposition.

D’autres soulignent que le dispositif est coûteux, qu’il profite aux ménages ayant des revenus élevés et payant des impôts, et non aux contribuables plus modestes et non imposables, qu’il surimpose relativement les personnes seules et avantage excessivement les couples mono-actifs ayant des revenus élevés.

Ces critiques ont néanmoins des limites et ne sont pas elles-mêmes exemptes de critiques.

Pour ce qui est du principe de l’attribution de deux parts aux couples au titre du quotient conjugal, il est vrai que, selon l’échelle d’équivalence de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), le pouvoir d’achat de deux personnes adultes représenterait plutôt 1,5 unité de consommation, mais on peut aussi considérer que la loi fiscale serait l’un des vecteurs d’un projet politique et viserait à promouvoir l’égalité entre hommes et femmes en dépit de pratiques souvent inégalitaires.

Une deuxième limite des critiques évoquées tient à ce que notre système fiscal comporte deux impôts sur le revenu et que, s’il tient compte des facultés contributives, conformément à un principe de justice fondamental inscrit dans notre Constitution et dans la Déclaration des droits de l’homme, il en fait cependant deux applications différentes en recourant à deux critères complémentaires. En effet, tandis que l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) est familialisé et répond au critère de compensation des charges de famille en taxant, non les apporteurs de revenus, mais l’entité au sein de laquelle s’effectue le partage du revenu, la CSG – dont le produit est supérieur à celui de l’IRPP – est individualisée et taxe selon une règle paritaire les apporteurs de revenus au sein d’un même foyer. Un équilibre aurait donc déjà été trouvé entre deux formes d’appréciation des facultés contributives – conjugalisation et familialisation, d’une part, et individualisation, d’autre part.

Une troisième limite tient aux tests auxquels a été soumise l’idée d’individualiser l’IRPP. Un article de Damien Échevin, repris par Henri Sterdyniak, a ainsi montré que l’individualisation de l’IRPP aurait tendance à défavoriser les couples mono-actifs à revenus très faibles – les couples mono-actifs se recrutant généralement dans le bas de l’échelle de revenus.

J’ajouterai à ces éléments deux autres considérations. Tout d’abord, le débat sur l’impact du système de taxation des revenus des ménages oppose le plus souvent l’imposition conjointe à l’individualisation. Or, la réalité des systèmes fiscaux, en particulier en Europe, est beaucoup plus contrastée et on observe un continuum des combinaisons possibles entre ces deux systèmes, comme le montrent – dans des systèmes certes différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui – Cathal O’Donoghue et Holly Sutherland dans un article de 1999.

En outre, la participation des femmes au marché du travail dans différents pays ne correspond pas à ce qu’elle devrait être si l’on appliquait la théorie. C’est particulièrement le cas en France, où le niveau de participation des femmes au marché du travail – plus de 75 %, taux proche des pays nordiques – ne serait pas aussi élevé si l’individualisation de la fiscalité était le seul facteur favorisant le travail des femmes. Du reste, certains pays où la fiscalisation des revenus est individualisée présentent des taux beaucoup plus faibles en la matière. On observe donc des discordances entre la théorie et la pratique.

Pour Irene Dingeldey, chercheuse allemande qui a étudié de nombreux systèmes fiscaux, les comportements d’activité des femmes vivant en couple sont plutôt la conséquence d’arbitrages opérés au sein des couples et résultant de divers facteurs culturels, économiques et fiscaux, c’est-à-dire, en quelque sorte, de l’ensemble des déterminants de la politique familiale en vigueur dans les différents pays. Elle met ainsi en évidence l’existence de schémas familiaux de participation des ménages au marché du travail qui dépendent de cette diversité de facteurs.

Enfin, on ne peut réduire l’impôt sur le revenu français au seul quotient familial, même si celui-ci est le cœur du système en ce qu’il permet de déterminer l’impôt brut à acquitter par les contribuables, sous réserve de correction par le plafonnement du quotient familial ou par la décote. En effet, l’IRPP est aussi une combinaison complexe de dispositifs juxtaposés à différentes époques et la généralisation de la familialisation, explicite ou implicite, a également pu avoir des effets relativement défavorables sur la participation des femmes au marché du travail et sur les inégalités professionnelles de genre.

Ces effets sont inconnus, car il n’existe pas d’obligation d’évaluer l’impact des nouveaux allégements familialisés en termes d’inégalité professionnelle de genre. Il pourrait être très intéressant de procéder à de telles évaluations et de généraliser celles-ci à l’ensemble des dispositifs existants. Ainsi, le régime des emplois familiaux, créé en 1992 et modifié depuis lors, a certes permis des créations d’emplois, mais ce sont des emplois occupés à 80 % ou 90 % par des femmes et de qualité médiocre, souvent à temps partiel et à employeurs multiples, assortis d’un niveau de rémunération très faible et d’une très grande précarité. La forte féminisation de ces emplois s’explique sans doute par la forme qu’ils ont prise et par l’instrument fiscal utilisé.

Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est-à-dire une réduction d’impôt pour les familles ?

M. Jean-Marie Monnier. Plus précisément, une réduction d’impôt et un crédit d’impôt associés. On aurait pu songer dès l’origine à une extension de l’exonération de cotisations sociales ou à d’autres dispositifs de ce type – mais, faute d’évaluation des conséquences des mesures projetées en termes de genre, on ignore si ces autres démarches auraient abouti. Ces questions ont notamment fait l’objet d’un article de Clément Carbonnier.

Quant à la prime pour l’emploi (PPE), il s’agit de la version française de l’« impôt négatif » américain, puis britannique. En 1998, j’ai travaillé avec Pierre Concialdi, à la demande de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, à un rapport sur les scénarii d’évolution de la CSG vers un dispositif progressif. Lors de sa publication, en 2002, ce rapport a été complété par une étude de la prime pour l’emploi, fondée sur l’examen des impôts négatifs américain et britannique, récents à l’époque. Nous avons observé que ces impôts avaient une incidence forte sur le travail des femmes vivant en couple et dont le foyer disposait de faibles revenus.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Qu’entendez-vous au juste par « impôt négatif » ?

M. Jean-Marie Monnier. C’est l’« earned income tax credit », une sorte de crédit d’impôt – on donne de l’argent aux foyers remplissant certaines conditions.

Ce crédit d’impôt incitait donc les femmes vivant dans un couple faiblement rémunéré à se retirer du marché du travail. C’est là probablement, comme le montre Elena Stancanelli en 2006, l’une de conséquences de la prime pour l’emploi (PPE), au-delà même de son inefficacité redistributive – les sommes distribuées étant relativement faibles. Comme le montrent Guillaume Allègre et Hélène Périvier, l’économie actuelle de la PPE est centrée sur l’emploi à temps partiel, ce qui a sans doute une influence sur le travail des femmes mariées. Cependant, je le répète, l’absence d’études dans ce domaine ne nous permet pas d’être plus précis.

Le fait d’opposer, dans le débat, la familialisation de l’impôt sur le revenu à l’individualisation dispense trop souvent de l’examen d’autres dispositifs comme l’exonération des prestations familiales, même si l’incidence de celle-ci est sans doute moins forte aujourd’hui qu’à l’époque de l’allocation de salaire unique. Lorsqu’une femme recommence à travailler, elle perd en effet diverses prestations et la rémunération de son travail doit donc non seulement être supérieure à ce qu’elle perd, mais aussi lui permettre de payer l’impôt correspondant à un revenu qui, à la différence des allocations, n’est plus exonéré. Ce phénomène a été mis en lumière pour l’allocation de salaire unique et d’autres raisons encore rendent cette exonération contestable.

En tout état de cause, nous aurions beaucoup à gagner, je le répète, à examiner systématiquement l’impact sur l’emploi des femmes de tout dispositif adopté ou révisé.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Ces réflexions nous confortent dans l’idée que chaque texte doit être accompagné d’une étude d’impact en termes d’inégalité femmes-hommes, si complexes soient les facteurs à prendre en compte.

Je me félicite que notre Délégation ait décidé de se saisir de ce sujet très important, même si je ne suis pas certaine que cette question pourra être prise en compte dans la réforme fiscale qui se prépare, d’autant que le groupe de travail sur la fiscalité des ménages doit rendre ses conclusions dès le mois d’avril. Du moins pouvons-nous poser la question de l’impôt au regard de l’égalité entre les femmes et les hommes – c’est là un débat très récent.

Un autre facteur important, que vous n’avez pas évoqué, est l’évolution des familles, dont le parcours est désormais beaucoup moins linéaire que dans le passé, les familles recomposées étant de plus en plus nombreuses. Avertis peut-être par l’expérience de leur premier mariage ou de leur premier pacte civil de solidarité (PACS), les couples qui se recomposent sont moins nombreux à mettre en commun les revenus. L’évolution du système semble donc inéluctable.

Sur le plan des principes, au regard de l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes, on ne peut qu’être favorable à une individualisation de l’impôt qui semble susceptible de favoriser l’autonomie et la responsabilisation des femmes. Je rappelle à ce propos que la CSG est prélevée à la source. À cet égard, le prélèvement de l’impôt à la source implique-t-il l’individualisation ?

Mais au-delà des principes, il importe d’évaluer aussi les impacts de cette mesure. Par ailleurs, le fisc se mêle de nos vies de couple ; il nous demande comment nous vivons. Et dès lors que nous sommes mariés ou pacsés, nous n’avons pas le choix : la déclaration est commune. Est-ce au fisc de trancher s’agissant de nos choix de vie ?

Par ailleurs, Christophe Sirugue, vice-président de l’Assemblée nationale, a rendu récemment un rapport sur la prime pour l’emploi (PPE) et le revenu de solidarité active (RSA). Si certaines primes sont individualisées, le RSA tient compte du revenu du ménage au sens large.

Notre Délégation est parfaitement dans son rôle lorsqu’elle montre l’importance de cette question encore peu étudiée. En l’absence de simulations, nous ne pouvons pas savoir qui va gagner ou perdre, et combien. Cette inconnue dissuade de modifier le système, de crainte de provoquer d’importantes modifications de l’imposition. Un passage progressif à l’individualisation est-il possible, ou sommes-nous condamnés à une alternative stricte entre deux systèmes ? Dans ce cas, la perspective d’un saut dans l’inconnu risque de susciter des réticences.

Sur le plan sociologique, enfin, l’individualisation de l’impôt peut-elle être perçue comme une attaque contre la famille ?

M. Jean-Marie Monnier. En matière de calcul de l’impôt, certains pays ont choisi un système d’option, tandis que les choix du contribuable français sont irrémédiables. À titre d’exemple, le fisc français ne corrige par les erreurs en la défaveur du contribuable

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quand ce dernier s’en aperçoit, une négociation est toutefois possible.

M. Jean-Marie Monnier. Ayant été inspecteur des impôts pendant dix ans, je puis témoigner que cette relation individuelle n’est pas encouragée par la hiérarchie.

Certains systèmes fiscaux, comme celui de la Belgique me semble-t-il, ont prévu une possibilité d’option, c’est-à-dire que coexistent familialisation et individualisation de l’impôt, et, en cas d’erreur du contribuable, le fisc signale à celui-ci qu’une solution plus favorable aurait pu être envisagée. Un tel système peut faciliter des transitions douces et permettre aux contribuables de se rendre compte que ce système n’est pas destiné à augmenter leur charge fiscale et peut leur être profitable.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Il faudrait pour cela que les services des impôts mettent à la disposition du contribuable un site lui permettant de réaliser des simulations comparatives.

M. Jean-Marie Monnier. L’administration fiscale propose déjà sur Internet un simulateur performant et de nombreux contribuables remplissent déjà leur déclaration en ligne. Pour ceux qui n’ont pas facilement accès à l’informatique, l’administration organise des campagnes d’accueil au moment du dépôt des déclarations de revenus, et conseille les contribuables sur la manière de remplir leur déclaration.

On pourrait envisager ce type de dispositif, qui permettrait de démontrer que l’individualisation peut se faire en faveur des contribuables, et non pas en leur défaveur, et les recettes fiscales dégagées pourraient être redistribuées.

Le passage à l’individualisation pose toutefois la question de l’attribution des avantages fiscaux liés au système de parts. Il faudrait soit conserver le principe des parts, qui seraient alors attribuées à l’un des deux conjoints – ou aux deux – dans un système individualisé, soit supprimer ce principe et attribuer des avantages forfaitaires, auquel cas l’avantage en impôt diminuerait avec l’augmentation du revenu. L’avantage donné par le quotient familial aux familles nombreuses les plus aisées disparaîtrait, mais une redistribution s’opérerait alors – à la condition bien sûr que la circulation des recettes se fasse en circuit fermé.

Le fait que peu d’études aient été réalisées précédemment sur les conséquences de l’individualisation tient à ce que les modèles de micro-simulation étaient rares. Aujourd’hui, les organismes concernés, comme la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), disposent tous de tels modèles et il est donc facile de tester les hypothèses de réforme.

Pour ce qui est du prélèvement de l’impôt à la source, ce dispositif ne suppose nullement l’individualisation, car il ne supprime pas la déclaration, qui peut toujours être établie pour le ménage : le taux d’imposition est alors transmis aux entreprises, qui effectuent le prélèvement à la source. À l’étranger, la plupart des systèmes sont individualisés et des pays comme l’Allemagne prévoient des systèmes de partage du revenu.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La retenue ne s’effectue-t-elle pas à la source et ne figure-t-elle pas sur la feuille de paie, comme la CSG ?

M. Jean-Marie Monnier. L’impôt français est personnalisé et tient compte des caractéristiques du ménage et de différents facteurs tels que l’âge ou le handicap éventuel.

La retenue à la source peut s’effectuer, comme c’est le cas dans de nombreux pays, dans le cadre d’un système familialisé : la question se pose alors de savoir quelles sont les informations à transmettre aux entreprises. Il convient en effet de limiter ces informations, tant parce qu’il s’agit de données personnelles que pour ne pas alourdir les coûts de gestion de ces données par les entreprises, qui sont déjà collectrices d’impôt. Il faudrait donc transmettre aux entreprises un simple taux, à l’exclusion de toute information individuelle.

Nonobstant les fantasmes qui subsistent, comme la crainte d’une double imposition la première année, la retenue à la source ne poserait donc aucun problème, car les difficultés techniques peuvent être réduites.

Quant à savoir si le fisc se mêle de la vie des individus, cela ne fait aucun doute !

Mme Pascale Crozon. Je vous remercie, monsieur Monnier, pour cette intervention qui a permis de bien situer les problèmes, notamment sur la question de la retenue à la source et de l’individualisation Dans un couple non marié, celui qui a le salaire le plus élevé peut déclarer à sa charge l’enfant ou les enfants. Une vraie réflexion s’impose donc, et ce n’est pas simple, d’autant plus que, comme l’a souligné la présidente, nous ne pouvons guère réaliser d’analyses fines sur cette question.

L’intérêt de l’individualisation de l’impôt m’est apparu lorsque j’ai rencontré des femmes qui, après un divorce, se trouvaient en grande difficulté car elles devaient faire face, avec un salaire très inférieur à celui de leur conjoint, à la moitié des crédits souscrits par le couple. Comment gérer de telles situations ?

M. Jean-Marie Monnier. Un système de calcul de l’impôt dans lequel « chacun vaut un » est utilitariste et n’est en effet pas très juste, car il ne correspond pas à la réalité des ménages. On peut arguer que la promotion de ce système est une manière de peser sur les comportements au sein des ménages, mais ce qui est vrai pour l’impôt n’est pas toujours suivi d’effet dans les autres aspects de la vie, en particulier au moment du divorce ou de la retraite – les exemples de contradictions ente les critères d’équité sont nombreux et sans doute faudra-t-il trancher en fonction des évolutions.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les juges aux affaires familiales rencontrent également de grandes difficultés pour définir le montant des pensions alimentaires et laissent parfois cette question à la négociation, ce qui est regrettable dans de telles circonstances si peu favorables.

Les inégalités se creusent aussi en cas de divorce au moment de la retraite. Il serait donc bon d’intégrer cette réflexion sur l’égalité dans la réforme fiscale qui s’engage.

M. Jean-Marie Monnier. Les problèmes que vous soulevez sont ceux que posent les droits dérivés.

Mme Pascale Crozon. Je tiens à préciser qu’il existe désormais un cadre légal auquel les juges peuvent se référer pour la fixation des pensions alimentaires.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La question d’une fiscalité favorable à l’égalité entre femmes et hommes est facile à poser, mais il est plus difficile d’en mesurer les impacts. Peut-être pourrait-on au moins laisser aux couples la possibilité d’opter pour l’un ou l’autre système.

M. Jean-Marie Monnier. Il faudrait aussi que le fisc puisse jouer un rôle de conseil dans ce processus, afin d’éviter les erreurs.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Il faut pour cela pouvoir procéder à des simulations – même s’il n’est pas certain que nos grands argentiers verront d’un bon œil une telle optimisation des impôts. Il s’agit, en tout état de cause, d’une question de principe.

Notre Délégation transmettra une contribution – c’est le mieux qu’elle pourra faire dans les délais dont elle dispose. Peut-être pourra-t-elle ainsi peser sur les débats.

Du reste, à défaut d’études très approfondies, le sujet suscite déjà nombre de débats, tribunes, articles et travaux de recherche. Nous avons déjà auditionné des chercheurs sur ce thème et nous entendrons prochainement l’Union nationale des associations familiales. Il est surprenant, en revanche, que le rapport élaboré par le Conseil économique, social et environnemental sur l’évolution des familles n’aborde pas cette question.

Monsieur Monnier, je vous remercie.

La séance est levée à 18 heures.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présentes. - Mme Catherine Coutelle et Mme Pascale Crozon.

Excusé. - M. Philippe Vitel