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Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 9 juin 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 28

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de Mme Marine Aubin, coprésidente de Girlz in web, consultante en innovation et management des nouvelles technologies, et de Mme Amira Lakhal, membre du bureau de Duchess France – Women in tech, développeuse Java à Valtech, groupe de conseil international spécialisé dans les technologies de l’e-business, sur les femmes et le numérique

La séance est ouverte à 17 heures.

Présidence de Mme Catherine Coutelle, présidente.

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes procède à l’audition de Mme Marine Aubin, coprésidente de Girlz in web, consultante en innovation et management des nouvelles technologies, et de Mme Amira Lakhal, membre du bureau de Duchess France – Women in tech, développeuse Java à Valtech, groupe de conseil international spécialisé dans les technologies de l’e-business, sur les femmes et le numérique.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre délégation, dont la mission est de veiller à ce que les textes favorisent l’égalité entre les femmes et les hommes dans la société, souhaite s’emparer du sujet du numérique.

Nous avons déjà auditionné deux collègues, Laure de La Raudière et Corinne Erhel, qui ont produit un rapport sur l’avenir du numérique en France. Le numérique peut jouer un rôle très positif ou très négatif pour les femmes. C’est une formidable opportunité pour les femmes en ce sens qu’il est une source d’emplois prometteurs où elles peuvent espérer une égalité de rémunération avec leurs collègues masculins. C’est aussi une menace pour celles, très nombreuses, qui travaillent dans les métiers de l’intermédiation et de l’accueil où l’humain laisse progressivement la place à la machine – dans les banques, à La Poste, etc. Dans ce paysage, vous vous situez sur le versant des opportunités.

Notre invitation ne répond pas à une actualité immédiate. Toutefois, le Premier ministre va s’exprimer prochainement sur la stratégie numérique de la France, et Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, va présenter un projet de loi d’ici à la fin de l’année.

Sans être totalement arc-boutée sur la francisation des termes, je me permets d’ouvrir une petite parenthèse concernant les noms de vos associations respectives. Je viens d’effectuer un séminaire avec mes collègues québécois et je peux vous dire qu’ils sont absolument sidérés par notre faiblesse de réaction face à l’anglicisation extrême de notre vocabulaire : ils n’en reviennent pas ! Pour avoir visité quelques sites lors de la préparation de votre audition, je peux vous assurer que, par moments, on décroche complètement. Nous pouvons en plaisanter mais, pour éviter une fracture numérique dans notre société, il faudrait franciser un peu le vocabulaire.

Marine Aubin, vous êtes coprésidente de Girlz in web, une association française fort intéressante qui multiplie les initiatives passionnantes visant à donner de la visibilité aux femmes sur internet. Quant à vous, Amira Lakhal, vous êtes membre du bureau de Duchess France – Women in tech, la branche française d’une association internationale, qui poursuit un peu les mêmes objectifs en prenant l’angle de la programmation.

Mme Marine Aubin, coprésidente de Girlz in web. Tout d’abord, je vous remercie pour votre invitation. L’association Girlz in web, qui existe depuis cinq ans et demi, promeut la place des femmes dans le domaine du numérique et des nouvelles technologies par divers moyens tels qu’un blog, des événements et un site qui recense des profils de femmes expertes en numérique.

Sur notre blog, nous mettons en valeur des expertes qui s’expriment sur leurs compétences. Deux ou trois fois par mois, nous créons aussi des événements où les intervenants sont le plus souvent des femmes. Nous organisons aussi des tables rondes dont la composition est paritaire pour montrer, précisément, que la parité est possible sur tous les sujets, aussi techniques soient-ils.

En septembre dernier, nous avons développé un programme baptisé « Les expertes du numérique », qui compte déjà 200 profils de femmes, afin de donner aux organisateurs de conférences et aux médias les moyens de trouver des femmes expertes sur n’importe quel sujet. Ces 200 femmes ont été sélectionnées sur la base de critères très objectifs – il y va de la crédibilité de l’association – et elles sont reconnues par leurs pairs. Dans un deuxième temps, nous voulons proposer à nos expertes, dont le nombre est appelé à s’accroître, des formations entièrement gratuites destinées à leur permettre de s’exprimer sur toutes les scènes : techniques de prise de parole en public, entraînement à la pratique des médias, méthodes pour améliorer son profil sur LinkedIn et développer ses réseaux sociaux et professionnels.

Nous avons développé un partenariat avec Google for entrepreneurs et l’association NUMA, afin de promouvoir l’entreprenariat auprès des femmes. L’idée est de répondre à des questions très pratiques de créatrices d’entreprise sur l’opportunité de s’associer avec un développeur, sur la manière de communiquer sur un produit, etc. Nous mettons en avant des femmes qui travaillent déjà dans le domaine du numérique et, même si ce n’est pas la mission première de l’association, nous pratiquons le coaching et l’empowerment, afin de les aider à s’épanouir et à oser faire les choses.

Nous allons aussi travailler avec une grande école d’ingénieurs française pour combattre le sexisme au sein de l’établissement. Avant de vouloir attirer plus de femmes dans ces métiers techniques, il faut déjà créer un terrain favorable.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Combien avez-vous d’adhérents ?

Mme Marine Aubin. Basée à Paris, l’association va ouvrir une antenne à Lyon où nous pourrons organiser des événements. Nous avons aussi une antenne à Londres et nous envisageons des implantations à New York et San Francisco, en nous adaptant à chaque fois aux écosystèmes locaux. Nous enregistrons entre 200 et 300 nouveaux adhérents par an, sachant que l’adhésion n’est pas obligatoire pour participer à nos événements où nous avons déjà accueilli plus de 3 000 professionnels – hommes ou femmes – en cinq ans et demi d’existence.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quel est le profil de vos 200 expertes ? Ont-elles des formations particulières ?

Mme Marine Aubin. Nos expertes sont francophones. Elles sont plutôt issues d’écoles de commerce et d’université et elles travaillent majoritairement dans les domaines du marketing et de la communication. Nous travaillons avec Duchess France pour élargir le cercle des femmes qui ont un profil technique : nous seulement elles sont rares mais, en plus, elles fréquentent moins les événements. Nous essayons de toucher absolument tous les métiers du numérique et des nouvelles technologies.

Mme Amira Lakhal, membre du bureau de Duchess France – Women in tech. L’association Duchess France, qui vient de fêter son cinquième anniversaire, s’intéresse aux femmes qui travaillent plutôt dans le secteur technique du numérique. Pour ma part, je suis ingénieure en informatique, une geek qui fait beaucoup de développement.

Au départ, l’idée était de mettre en relation les femmes présentant un profil spécialisé pour créer une sorte de réseau. Quand nous avons réalisé notre manque de visibilité et notre extrême rareté, nous avons décidé de créer des rôles modèles auxquels les jeunes pourraient s’identifier. Nous allons aussi dans les forums, les collèges et les lycées pour présenter nos métiers et susciter des vocations.

Nous organisons des événements techniques, des ateliers qui sont ouverts à tous, hommes et femmes. Étant peu nombreuses, nous avons besoin d’une présence masculine pour nous soutenir. Depuis un an et demi, nous avons mis l’accent sur le coaching : les sessions portent sur la confiance en soi, la prise de parole en public, l’organisation de conférence, la réalisation de présentations techniques, etc.

Les femmes souffrent du syndrome de l’imposteur, particulièrement dans le domaine technique : elles se sous-estiment énormément et ne s’expriment devant les autres que lorsqu’elles maîtrisent le sujet à 100 %, contrairement aux hommes qui s’affirment plus facilement, même s’ils ne connaissent pas tout. Au cours de ces ateliers, nous cherchons à leur donner confiance en elles, à les aider à s’exprimer.

Cette démarche a porté ses fruits puisque des membres de notre association ont participé récemment à des conférences internationales où elles se sont exprimées en anglais sur des sujets techniques face à des experts. Il n’y avait que 5 % de femmes parmi les présentateurs, mais c’est un bon début et nous persistons dans cette voie.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi avoir choisi ce nom de Duchess ?

Mme Amira Lakhal. L’association est née en Hollande de l’idée de créer un réseau autour du langage de programmation Java dont Duke était la mascotte. Duke a donné Duchess au féminin. Nous avons gardé ce nom auquel les gens étaient habitués, en y ajoutant Women in tech pour insister sur l’aspect international. Duchess désigne les femmes techniques en général.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quant au nom de Girlz in web, d’où vient-il ?

Mme Marine Aubin. Je ne sais pas trop parce que je n’ai pas participé à la fondation de l’association. Ce n'est pas évident de trouver un nom. Nous en avons pâti pendant longtemps parce que nous accueillons des hommes et que nous avons même des adhérents. À chaque fois, on nous demande s’il faut porter une jupe pour participer mais les gens viennent pour la qualité des événements et ne se préoccupent guère du nom qu’on ne peut plus changer.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous une idée du paysage associatif global dans votre domaine ?

Mme Marine Aubin. Le réseau Girls in tech, spécialisé sur l’entreprenariat technique féminin, est né à San Francisco et s’étend à travers le monde. L’association Social builder commence à se tourner vers les jeunes femmes et le numérique, secteur d’avenir dans lequel se créent de nombreux métiers. On peut citer aussi les Innovatrices, Women techmakers chez Google. De nombreuses grandes entreprises, notamment Orange, ont des réseaux de femmes dans ces domaines. C’est un écosystème assez complexe ; il y a beaucoup d’initiatives – les principales étant Duchess, Girlz in web et Girls in tech. Par ailleurs, Social builder commence à faire des choses très intéressantes.

Mme Amira Lakhal. Il y a aussi le programme Wi-Filles en Seine-Saint-Denis qui tend à promouvoir les filles dans les banlieues.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les questions que vous soulevez se posent aussi dans d’autres domaines. Nous avons travaillé sur la visibilité des femmes dans les médias, notamment dans les émissions ou journaux télévisés où, de manière classique, les experts sont des hommes tandis que les témoins sont des femmes. Quant au syndrome de l’imposteur, nous l’avons vérifié pour les candidatures à des postes qui requièrent une certaine technicité. Il semblerait que les hommes présentent leur candidature même lorsqu’ils n’ont que 50 % des compétences demandées alors que les femmes n’osent pas envoyer leur curriculum vitae (CV) si elles ne remplissent pas au moins 80 % à 90 % des conditions. Cette attitude témoigne d’un manque de confiance et d’affirmation de soi ; elle peut aussi être le signe d’une plus grande conscience professionnelle.

Il semblerait que, dans les années 1970, l’informatique attirait beaucoup de filles mais qu’elles se sont ensuite éclipsées au point de ne plus représenter que 5 % ou 10 % des techniciennes et ingénieures de ce domaine. Comment expliquez-vous ce recul ? Quels sont les freins qui empêchent les filles d’aller vers ces métiers ?

Mme Amira Lakhal. Effectivement, à une époque, de nombreuses femmes s’intéressaient aux logiciels, au software, tandis que les hommes étaient davantage tournés vers le matériel, le hardware, c'est-à-dire les cartes électroniques, etc. À un moment donné, les logiciels se sont mis à évoluer alors que tout ce qui concernait le matériel stagnait. Les hommes ont alors commencé à s’intéresser à ce domaine qu’ils délaissaient, et la balance s’est tellement inversée que le geek est toujours représenté sous les traits d’un garçon arrimé à son ordinateur dans un quelconque sous-sol.

Mme la présidente Catherine Coutelle. À quel moment s’est produite cette inversion ?

Mme Amira Lakhal. Dans les années 1980. Il existe aussi une forme de pression sociale qui décourage les filles de s’engager vers des métiers scientifiques. Elles sont réputées moins douées pour les maths et, dès le plus jeune âge, ce cliché est entretenu par l’industrie du jouet : d’un côté, les poupées roses ; de l’autre, les jeux de lego, de meccano. Le phénomène est mondial. Petit à petit, les filles s’écartent des métiers scientifiques alors que les garçons sont poussés sur ce chemin.

L’antenne française de l’association Codes for kids a mis en place des ateliers de sensibilisation des enfants à la programmation informatique. Les animateurs ont constaté que les filles étaient plus nombreuses que les garçons à s’intéresser au codage. À dix ans ou douze ans, il n’y a donc pas de différence. Que se passe-t-il au collège, au lycée ? Nous participons à des forums de métiers dans les établissements scolaires et, pour ma part, je suis allée notamment au collège Victor Duruy qui est situé tout près de l’Assemblée nationale. Comme je suis une femme, certaines filles sont venues me voir. Je me suis rendu compte qu’elles ne connaissaient pas du tout mon univers professionnel et que leur ignorance les éloignait des métiers du numérique. La plupart d’entre elles s’étaient d’emblée dirigées plutôt vers les personnes qui présentaient les métiers du journalisme ou du marketing. Je me suis mise à les solliciter et à leur expliquer mon travail. Elles étaient très étonnées.

Pour ma part, j’ai fait mes études en Tunisie avant d’intégrer une école d’ingénieurs française. En Tunisie, je n’avais pas rencontré ces a priori. La société nous incitait tous, filles et garçons, à faire les études les plus poussées possibles, quel que soit le domaine. Une fois arrivée à l’école d’ingénieurs, j’ai été surprise de constater que nous étions seulement deux filles et que mes camarades de promotion trouvaient bizarre qu’une fille adore l’informatique et la programmation. Par la suite, quand on me voyait arriver dans une entreprise, qui plus est sans la paire de baskets et le tee-shirt du geek, on me prenait pour une commerciale.

Avec Duchess, nous essayons de combattre ces clichés véhiculés par les séries télévisées. Dans la réalité, il y a des femmes qui sont belles et qui pratiquent ces métiers passionnants et collaboratifs : nous travaillons en équipe et nous avons aussi beaucoup d’échanges avec les clients auxquels il faut proposer des solutions adaptées à leurs besoins. J’essaie de démocratiser le code, de monter toutes les opportunités qu’offre ce domaine qui n’est pas si compliqué que ça. Il faudrait que davantage de femmes fassent ce métier.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous semblez dire que les stéréotypes sexistes à l’égard des métiers sont plus forts en France qu’en Tunisie.

Votre évolution est tout à fait typique, si j’en juge par le résultat d’études sur le caractère sexiste des jouets : dans les années 1980-1990, les grands fabricants ont développé des gammes différentes pour les filles et les garçons, et même Lego s’y met après avoir résisté pendant très longtemps. Ce phénomène commercial mondial, très visible dans les magasins et les catalogues de jouets, est dramatique car il imprime très fortement les mentalités, et ce n’est pas sans incidence sur la manière dont les parents et les enseignants orientent les enfants vers telle ou telle filière professionnelle.

Dans ma circonscription de Poitiers, des gamers arrivent par milliers pour participer à des compétitions de jeux vidéo qui se sont d’abord déroulées au Futuroscope. Il n’y a pas dix filles pour 1 000 garçons. En général, les filles sont debout derrière les joueurs auxquels elles apportent des sandwichs parce que ça dure vingt-quatre heures d’affilée. Les gamers sont des garçons qui jouent à la guerre, en continu pendant vingt-quatre heures, enfermés dans la pénombre.

Mme Marine Aubin. Vous évoquez des sujets qui ne concernent pas que le numérique, même si ce secteur se retrouve sous le feu des projecteurs parce qu’il recèle des métiers d’avenir.

Une étude d’Harvard confirme le phénomène que vous avez décrit : les femmes n’osent poser leur candidature à un poste que lorsqu’elles ont au moins 90 % des compétences requises. Ce phénomène du plafond de verre, extrêmement complexe, est lié à l’éducation. J’ai créé une plateforme pour aider les femmes à briser leur plafond de verre, à faire ce qu’elles veulent vraiment de leur vie et pas ce qu’on leur dit d’en faire. Par le partage d’expérience, cette plateforme permet de mieux appréhender un phénomène dont les causes et les effets sont mal connus. Elle peut aussi aider chaque femme à se situer et à se sentir moins seule. La première fois que j’ai pris conscience de mon propre plafond de verre, je me suis sentie affreusement seule et nulle, ce qui ne m’a pas beaucoup aidée à le briser. Les femmes ont besoin d’être accompagnées. L’idée est aussi d’aller travailler avec les grandes entreprises pour casser ce phénomène.

Le manque de rôles modèles et de féminisation des noms n’aide pas les femmes à se projeter dans ces métiers. À voir Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, ou Marissa Mayer, PDG de Yahoo, ou encore Delphine Ernotte, qui est passée de la direction d’Orange au poste de PDG de France Télévisions, une femme à tendance à se dire que ce sont des personnages hors-norme et inégalables. Or ce ne sont pas des superhéroïnes. Quand on lit En avant toutes, la biographie de Sheryl Sandberg, on se rend compte qu’elles sont entourées d’assistants, de nounous, d’une kyrielle de personnes. Il est important de démystifier.

Il faut aussi créer un terrain qui soit plus favorable aux jeunes femmes qui arrivent dans les écoles d’ingénieurs. Des étudiantes de l’École pour l’informatique et les nouvelles technologies (EPITECH), qui ont créé une association dans leur établissement, nous ont rapporté des propos trop vulgaires pour que je puisse les citer. Elles ont dix-huit ans à leur arrivée dans cette école et elles s’y font harceler toute la journée. Elles sont encore moins nombreuses à en sortir qu’à y entrer parce que ce milieu leur est très peu favorable.

Nous allons travailler sur ces sujets avec l’école 42 de Xavier Niel. Dans une structure créée en six mois, les gens sont conscients que des erreurs ont été commises. Nous allons faire des tests, utiliser des méthodologies d’innovation et de design pour trouver des solutions et publier des livres blancs utilisables par d’autres écoles.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quand les femmes veulent faire leur place dans certains domaines, elles sont vues comme illégitimes, comme des intruses qui vont prendre la place d’hommes. C’est le cas pour les femmes officières ou générales dans l’armée, ou pour les préfètes dans la fonction publique, qui occupent des postes dont le nombre est très limité. On observe le même genre de réactions dans le monde politique. Dans votre domaine, qui est devenu très masculin, vous décrivez des comportements préoccupants. Ce que vous dites d’EPITECH est préoccupant.

Mme Marine Aubin. C’est extrêmement violent. Dans mon parcours personnel, j’ai eu des problèmes surtout avec des personnes de plus de quarante-cinq ans. Quand j’étais consultante en stratégie d’innovation, je travaillais pour de grands groupes où mes clients avaient souvent la cinquantaine. En tant que jeune femme, j’ai eu à surmonter un bon nombre de remarques incroyablement sexistes et à lutter pour me faire respecter. L’un de mes clients m’avait expliqué que, si les hommes et les femmes ne font pas les mêmes métiers, c’est parce qu’ils n’ont pas les mêmes gènes. N’ayant pas de temps à perdre, je n’avais pas prolongé la conversation.

Au fur et à mesure, j’ai appris à réagir avec humour mais ce n’est évident. Dans les nouvelles générations, j’ai l’impression que les hommes n’ont pas conscience de ce qu’ils racontent. Ils s’excusent vraiment quand on leur fait remarquer le sexisme de leurs propos, et il est assez rare que la réflexion soit profondément méchante.

Au lycée, les garçons de la filière S ne m’ont jamais paru particulièrement sexistes. Bizarrement, ils changent d’une année à l’autre. Notons que les écoles d’ingénieurs n’ont pas le monopole du sexisme – dans mon école de commerce, les filles ont eu droit d’emblée au concours de tee-shirts mouillés – mais les filières qui préparent à la communication ou au marketing accueillent plus facilement les femmes. Quoi qu’il en soit, toute une éducation reste à faire, en travaillant sur des mécanismes qui sont à la fois conscients et inconscients. Typiquement, le hall d’entrée de l’école 42 est décoré d’une très jolie peinture qui représente une femme nue.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Lors des débats sur le projet de loi relatif à la santé, nous avons eu à demander l’effacement d’une fresque de salle de garde d’hôpital, qui représentait une scène de viol. Nous nous sommes heurtés à des réactions d’incompréhension, et à un argumentaire fondé sur la défense d’une culture de carabins et le besoin de défoulement de gens qui sont confrontés à des situations très dures. Les femmes qui vivent dans cette ambiance en souffrent en silence, si j’en juge par les réactions que nous avons eues par la suite.

Souvent, j’entends dire que les nouvelles générations n’ont plus de problème de sexisme et que les relations sont égalitaires. Or vous décrivez une situation où vous avez eu d’abord à affronter des cinquantenaires qui se sentaient mis en cause par votre arrivée, puis des réactions d’un sexisme que vous estimez souvent inconscient. Ils doivent quand même se rendre compte de leurs propos. Est-ce que ces jeunes hommes considèrent que les femmes prennent leur place ou qu’elles sont illégitimes ? Sont-ils prêts à partager les tâches ménagères ?

Mme Marine Aubin. Avec moi, ils ont intérêt ! (Rires)

J’ai eu à gérer une équipe de six ou sept développeurs, tous plus âgés que moi. Ils m’ont vu arriver avec mes robes et mes talons, bien décidés à jouer avec moi et à faire en sorte que mon produit ne sorte jamais. J’ai mis tout de suite une barrière. C’est un peu le serpent qui se mord la queue : leur réaction s’explique aussi par le fait qu’ils n’ont pas l’habitude de travailler avec des femmes dans ces milieux. Une fois qu’ils ont compris que nous n’étions pas plus bêtes qu’eux et que nous devions travailler tous ensemble, tout se passe très bien. Je ne suis pas sûre qu’ils nous prennent pour des voleuses de postes, étant donné qu’il y a beaucoup de travail dans les entreprises numériques : il y a de la place pour tout le monde. En la matière, j’ai malheureusement eu plus de problème avec des collègues femmes. Une fois de plus, nous sommes confrontés à un phénomène de représentation : il faut se faire à l’idée que des femmes peuvent être extrêmement compétentes dans ces domaines techniques.

Mme Maina Sage. Merci pour vos interventions qui m’ont étonnée car je pensais vraiment que les discriminations étaient moins importantes dans ces nouvelles filières.

Élue de Polynésie française, d’un territoire situé à 20 000 kilomètres d’ici, je pense que les nouvelles technologies représentent des opportunités pour les femmes d’outre-mer plus encore que pour les autres : internet nous rapproche de marchés et d’emplois qui étaient auparavant inaccessibles. Par le biais de vos réseaux, avez-vous eu connaissance de projets innovants en outre-mer ? Quel est le coût d’adhésion à vos associations ? Comment assurez-vous la promotion de vos actions ? Que pensez-vous des politiques publiques en la matière ? Les passerelles sont-elles établies avec l’exécutif et êtes-vous régulièrement consultées ? De manière plus générale, pas forcément du point de vue de la valorisation des femmes dans ces métiers, contribuez-vous à ces nouvelles stratégies qui vont se mettre en œuvre ?

Mme Amira Lakhal. Nous recevons beaucoup de demandes qui viennent d’un peu partout puisque la création de logiciels peut se faire à distance, pour peu que l’on trouve un moyen de communication. De nombreux collègues travaillent pour des entreprises américaines, de chez eux, à un rythme et des horaires particuliers. Pour l’instant, nous n’avons pas reçu de projet venant d’outre-mer.

La promotion de nos actions passe par des outils classiques comme le blog et une présence active sur les réseaux sociaux : nous avons plus de 3 000 followers sur Twitter ; nous utilisons la plateforme Meetup pour que les gens puissent s’inscrire à nos événements et aux différents ateliers que nous organisons ; nous avons un forum interne et une page Facebook. Notre outil principal de communication reste le blog où sont publiés nos articles et les portraits de nos rôles modèles. Nous avons réalisé de nombreuses interviews de femmes qui montrent la variété des parcours, des cursus, des postes. En réponse à des demandes en provenance de différence conférences françaises ou internationales, nous publions aussi notre liste d’expertes susceptibles d’être consultées sur des sujets techniques.

Mme Maina Sage. Est-ce gratuit ?

Mme Amira Lakhal. Tout est gratuit car notre association ne fonctionne qu’avec des bénévoles qui y consacrent une partie de leur temps libre et qui couvrent même les dépenses qui peuvent se présenter. Peut-être devrions-nous chercher des sponsors ?

Nous n’avons pas été très sollicitées par le monde politique. L’une de nos membres participe au projet d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, sur l’école numérique. Nous y travaillons en aparté et nous faisons quelques suggestions. Nous association n’est pas très connue en dehors d’un cercle d’initiés et nous allons essayer de toucher un plus large public en adaptant notre discours de manière à le rendre plus compréhensible par tous. Nous pourrons ainsi partager notre passion.

Mme Maina Sage. Combien êtes-vous ?

Mme Amira Lakhal. Environ 200 personnes participent au forum, 700 sont inscrites sur la plateforme Meetup et 3 000 nous suivent sur Twitter, sachant que ce sont aussi bien des hommes que des femmes.

Mme Marine Aubin. Nous sommes une vingtaine de bénévoles, et l’association représente un gros investissement en temps pour nous, notamment pour les deux coprésidentes. Nous développons des antennes à l’international et nous réfléchissons à la manière d’élargir l’accès à nos événements physiques en les numérisant, par exemple, afin de les diffuser sur internet via Youtube.

L’adhésion de 40 euros permet d’avoir des réductions sur les événements.

Notre communauté s’agrandit : 3 000 personnes ont participé à nos événements ; 11 000 personnes nous suivent sur Twitter et 6 000 sur Facebook ; 2 000 professionnels qualifiés reçoivent notre lettre d’information et le taux d’ouverture est très bon.

Nous avons quelques relations avec le monde politique et nous essayons de faire du lobbying, ce qui est toujours un peu compliqué. J’ai été en contact avec le Conseil national du numérique (CNN) pour le rapport au Premier ministre, et notre programme « Les expertes du numérique » a été cité comme une initiative exemplaire en matière de diversité et de mixité. Lors d’échanges ultérieurs avec le Conseil national du numérique, nous avons notamment abordé la question de quotas – ils peuvent être utiles mais sont difficiles à manier. Pour notre part, nous pensons qu’il faut promouvoir la diversité au sens large, en termes de genre mais aussi de culture, d’origine. Si les études montrent que la présence de femmes favorise le bon fonctionnement d’une structure, c’est en fait parce que la diversité des profils est bénéfique. Le Conseil national du numérique devrait aborder la question de cette manière, car il serait politiquement délicat de ne promouvoir que les femmes.

Mme Maina Sage. Avez-vous des contacts en outre-mer ?

Mme Marine Aubin. Pas encore.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour ma part, je suis totalement d’accord avec vous sur le non-différentialisme : les éventuelles différences de pratiques relèvent de l’éducation et non pas de la génétique.

En revanche, je suis pour une politique de parité, et contre l’instauration de quotas qui tendraient à indiquer que les femmes sont une minorité alors qu’elles sont la moitié de la société. Au passage, puisque nous sommes dans le registre du vocabulaire, je tenais à vous dire que j’apprécie beaucoup votre maîtrise de la féminisation des titres, une caractéristique qui n’est pas si courante.

Je remarque que Girlz in web organise beaucoup d’événements physiques ponctuels ou réguliers. Comment parvenez-vous à maintenir ce rythme et l’affluence ?

Mme Marine Aubin. Fort heureusement, nous avons renforcé et structuré notre équipe de bénévoles. Maintenant que nous sommes reconnues par la communauté parisienne et française – et nous espérons élargir le cercle – pour la qualité de nos sujets, nous tenons beaucoup à maintenir le rythme de ces événements.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les grandes villes de province ne vous sollicitent-elles pas ?

Mme Marine Aubin. Nous allons commencer par Lyon. Nous testons une manière de développer les antennes qui ne soit pas trop chronophage.

Au départ, il n’y avait que des femmes à nos événements, même si notre structure était déjà mixte. Cet entre-soi nous a finalement aidées à leur donner confiance en elles : lors de notre premier « apéro networking », 90 % des femmes n’avaient jamais participé à ce genre d’événement ; maintenant, elles fréquentent diverses associations.

Mme Amira Lakhal. Notre activité principale est aussi la réalisation d’événements : ateliers techniques, tables rondes, etc. Nous sommes représentées dans toute la France, notamment à Lyon, Marseille, Toulouse, Brest et Nantes. Dès que les personnes sont motivées, nous les aidons à créer leurs propres événements. C’est assez facile parce qu’il n’y a pas de contrainte. S’il y a des initiatives outre-mer, nous pourrons les soutenir sans aucun problème. Il nous arrive aussi d’aller animer des sessions en province ou avec d’autres associations. Nous collaborons beaucoup avec les Girlz in web et les Girls in tech. Nous sommes beaucoup dans la collaboration et le partage.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans les métiers du numérique, constatez-vous les différences de niveau de salaire et de déroulement de carrière entre les hommes et les femmes qui existent dans les autres secteurs ?

Mme Marine Aubin. À poste égal, les femmes gagnent la même chose que les hommes, voire plus pour ce qui me concerne. Mais quand on regarde la structure globale d’une entreprise, on remarque que les femmes sont moins présentes dans les postes où il y a du pouvoir et de l’argent.

Mme Amira Lakhal. Je fais le même constat. Je suis un peu mieux payée qu’un collègue qui a le même niveau d’expérience que moi, pour des raisons d’intégration dans l’entreprise, de l’apport de chacun, etc. Pour ma part, j’encourage toutes les femmes à ne pas hésiter à demander une augmentation quand leur travail le justifie, ce qu’elles n’osent pas souvent faire. Sinon, il n’y a pas de différences, au contraire, car nous sommes très recherchées par les entreprises.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Alors disons-le : c’est le seul secteur où l’inégalité salariale est en faveur des femmes ! Que pensez-vous de l’idée de commencer tôt l’apprentissage du codage à l’école ?

Mme Marine Aubin. C’est très bien. N’oublions pas, cependant, qu’il n’y a pas que des développeurs dans le numérique. L’évolution du code va extrêmement vite et nous allons vers une société de faiseurs plus que de codeurs, constituée de gens qui fabriquent des objets connectés. Avec les enfants, il faut passer directement à cette étape qui est très ludique. Parmi les expériences qui existent déjà dans le domaine, on peut citer Kids coding club. Mon ami Gaël Musquet – qui est chargé de mission à La Fonderie, l’agence de consulting numérique de la région Île-de-France et porte-parole de l’antenne française d’OpenStreetMap – anime des ateliers dans la classe de ses enfants. Les petits adorent ça. On peut commencer dès l’âge de six ans ce genre d’activité qui développe des capacités intellectuelles particulières.

Mme Amira Lakhal. C’est une excellente approche. C’est très bien de vouloir démocratiser le code, mais il faut le faire d’une manière ludique : il faut apprendre l’algorithmique aux enfants, pas des lignes de codes. À partir d’objets connectés, on aide les enfants à élaborer un scénario. Avec des logiciels tels que Scratch, les enfants prennent des blocs, les font avancer, tourner, etc. Cela leur permet de créer des scénarios de jeux impressionnants parce qu’ils ont une imagination débordante. Cette initiation leur donne un avant-goût. À eux ensuite de voir s’ils ont envie d’aller plus loin dans tel ou tel secteur.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pensez-vous que nous aurons suffisamment de formateurs si nous voulons initier des millions d’enfants sur ce mode ludique ?

Mme Amira Lakhal. Il faudra un peu de temps. Avec une autre membre de Duchess, j’aide une association de Sartrouville à développer de tels ateliers. Au départ, il faut une personne qui maîtrise bien la machine et qui sait utiliser des logiciels, mais la formation peut être très rapide, de l’ordre d’une journée. Une fois que l’enfant a compris l’usage de l’outil et sa finalité, c’est à lui de jouer.

Dans mon entreprise, Valtech, nous accueillons des sessions de coding dojo pour les enfants. On explique à l’enfant comment utiliser la machine, comment installer le logiciel, puis on le laisse créer un jeu. Au bout de trois heures, chaque enfant montre son jeu sur le vidéoprojecteur. C’est impressionnant.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour les adultes, la vitesse d’apprentissage risque d’être moins impressionnante. Avec ces technologies, nous assistons à une réelle inversion de l’apprentissage.

Mme Amira Lakhal. La formation des adultes peut passer par un support numérique, mais la présence humaine est souhaitable. Les sessions gratuites dans les clubs qui existent peuvent constituer une bonne entrée en matière. D’ailleurs, les parents y accompagnent leurs enfants et se mettent parfois à coder avec eux.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous n’avons pas évoqué le versant négatif du numérique, qui n’est pas votre spécialité : comment faire évoluer les femmes qui vont progressivement être évincées de leurs postes, dans les métiers de l’accueil notamment, et être remplacées par des machines ?

Mme Marine Aubin. Il faut voir le numérique comme une vraie opportunité, un vecteur de formations et de métiers. Les MOOC (massive online open courses), cours à distance ouverts à tous, sont de vrais bijoux de reconversion professionnelle. Pour l’instant, ils ont du mal à trouver une viabilité économique car les gens qui s’inscrivent ont tendance à ne pas aller jusqu’au stade où ils doivent payer pour la délivrance de l’accréditation d’Harvard, de Stanford ou autre, selon la plateforme utilisée.

Je vais travailler sur la manière d’utiliser le numérique pour sortir les jeunes des banlieues de leur isolement. Il y a aussi des choses à faire pour aider à la reconversion des femmes dont les métiers sont menacés. Certaines associations utilisent déjà le numérique et les possibilités de travail à domicile qu’il permet pour développer l’entreprenariat chez les femmes. Citons le réseau des « Mampreneurs », des mamans qui se muent en entrepreneuses, notamment pendant leur congé de maternité. Il existe aussi une très belle association, Led By Her, qui s’adresse à des femmes qui ont été battues ou prostituées, et qui les aide à trouver une indépendance financière par l’entrepreneuriat.

L’outil numérique peut être très intéressant pour la reconversion des femmes que vous évoquez, à condition de créer le bon cursus et le bon accompagnement. D’ailleurs, elles ne seront pas les seules à devoir se reconvertir : il faut anticiper les effets du développement de l’intelligence artificielle qui va concerner beaucoup de monde.

Mme Amira Lakhal. Pour ma part, je suis intervenue à l’école Simplon, qui forme gratuitement pendant six mois au métier de codeur informatique des jeunes éloignés de l’emploi ou des personnes – des femmes notamment – qui sont en reconversion professionnelle.

Puisque les femmes sont minoritaires dans le numérique, on essaie de collaborer, d’être solidaires, de s’entre-aider. S’il y a besoin d’une expérience technique, on se déplace. On essaie vraiment de faire évoluer la représentation des femmes dans ce milieu. Cela étant, on reste des bénévoles. Peut-être faudrait-il rendre la plateforme payante pour avoir les moyens d’accroître la notoriété de Duchess ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci pour vos très intéressantes contributions.

La séance est levée à 18 heures 05.

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Membres présents

Présentes. - Mme Catherine Coutelle, Mme Maina Sage.