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Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 12 janvier 2016

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 10

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de Mme Ernestine Ronai, coordinatrice nationale de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), coprésidente de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh), et responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, de Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la MIPROF, et de Mme Pascale Vion, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et auteure du rapport Combattre toutes les violences faites aux femmes, des plus visibles aux plus insidieuses (CESE, novembre 2014), vice-présidente de la Mutualité Française

La séance est ouverte à 17 heures.

Présidence de Mme Catherine Coutelle, présidente.

La Délégation procède à l’audition de Mme Ernestine Ronai, coordinatrice nationale de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), coprésidente de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh), et responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, de Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la MIPROF, et de Mme Pascale Vion, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et auteure du rapport « Combattre toutes les violences faites aux femmes, des plus visibles aux plus insidieuses », vice-présidente de la Mutualité Française.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Mes chers collègues, notre délégation a achevé, à la fin du mois de décembre dernier, son rapport Femmes et numérique ; à cette occasion, j’ai déposé des amendements au projet de loi pour une République numérique. Cette possibilité vous reste encore ouverte dans le cadre de l’article 88 du Règlement de l’Assemblée nationale, car le texte sera examiné demain par la commission des Lois et discuté en séance publique mardi 19 janvier. À cette occasion, la délégation ne manquera pas de faire entendre sa voix sur des sujets tels la cyberviolence, le cybersexisme et, plus largement, femmes et numérique.

J’ai souhaité entendre aujourd’hui Ernestine Ronai, accompagnée d’Élisabeth Moiron-Braud, puisque c’est sous la présente législature qu’ont été créés, par la volonté du Gouvernement, la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) ainsi que le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh). Le travail que nous menons avec le HCEfh et la MIPROF est très utile car, sans doublonner avec eux, nous reprenons certaines de vos recommandations afin de les transposer dans la loi. Nous entendrons également Pascale Vion, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du CESE.

Ernestine Ronai pourra dresser le bilan statistique des évolutions constatées dans le domaine des violences faites aux femmes, et nous dire si une amélioration est constatée depuis l’entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants et de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, et suite au développement des campagnes d’information. Ces textes donnent-ils satisfaction ? Reste-t-il des aspects à améliorer ?

Dans ma circonscription de la Vienne, j’ai pris contact avec le commissariat de police, les centres d’accueil et d’hébergement d’urgence – centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) –, le procureur de la République – très mobilisé par le sujet, mais malheureusement frappé prochainement par les règles de mobilité – et l’unité médico-judiciaire (UMJ) en milieu hospitalier : tous ces services ont fait état d’une amélioration de la coordination et de l’action. Cependant, les UMJ sont menacées par le manque de moyens budgétaires, j’ai d’ailleurs écrit à ce sujet à Mmes les ministres de la justice et de la santé ; de fait, ces unités n’ont pas pour seul champ de compétence la médecine légale, elles savent aussi accueillir et interroger les femmes et enfants victimes de violence et constater les incapacités totales de travail (ITT).

Mme Ernestine Ronai, coordinatrice nationale de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de la MIPROF, coprésidente de la commission « Violences de genre » du HCEfh, et responsable de l’Observatoire des violences de Seine-Saint-Denis. Nous avons constitué un groupe de travail réunissant l’ensemble des organismes de statistique : l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), l’Observatoire de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), l’Institut national d’études démographiques (INED) ainsi que les ministères de la justice et de l’intérieur afin d’améliorer la connaissance et d’harmoniser les données, conformément aux dispositions du décret du 3 janvier 2013.

Les statistiques dont nous disposons montrent une certaine stabilité, notamment dans les enquêtes portant sur les déclarations de faits de violences réalisées par l’INSEE ; promulguée il y a un peu plus d’un an seulement, la loi ne produit probablement pas encore tous ses effets. En revanche, les campagnes d’information menées par le Gouvernement se traduisent par la multiplication des appels au numéro vert 3919 : leur nombre est passé de 24 596 en 2013 à 38 972 en 2014. L’élargissement de la plage horaire d’appel a, elle aussi, concouru à cette augmentation.

Un bémol doit être placé au sujet des statistiques du ministère de la justice, car elles ne concernent que les agresseurs et jamais les victimes ; le logiciel est ainsi conçu, reflétant peut-être la pensée du ministère, ce qui est cause d’une moindre connaissance statistique des victimes de violences. Le taux de femmes portant plainte en cas de violence dans le couple s’élève à 16 %, soit une légère augmentation. Dans les cas de viol, ce taux est de 10 % seulement, alors que le nombre des condamnations prononcées à ce titre est en diminution, ce qui peut être dû à leur requalification en agression sexuelle. L’enquête de l’INSEE « Cadre de vie et sécurité » (CVS) montre que, depuis 2013, le nombre des déclarations de viols oscille entre 83 000 et 86 000 selon les années et que 821 hommes et douze femmes ont été condamnés pour viol. Le rapport est donc de 1 %, la marge de progrès demeure importante, et j’imagine que c’est pour cela que vous avez demandé à la commission « violences de genre » du HCEfh d’améliorer la définition du viol : nous vous remettrons bientôt notre avis sur ce sujet, ainsi qu’à Mmes Marisol Touraine et Pascale Boistard.

La loi a considérablement amélioré le dispositif de l’ordonnance de protection (OP) en raccourcissant les délais, mais de grandes disparités sont constatées selon les départements. Pour la convocation au débat contradictoire, ce délai est de quinze jours si « monsieur » l’apprend par lettre recommandée ; en Seine-Saint-Denis, l’intéressé est convoqué systématiquement par huissier, et le délai est alors d’une semaine ; enfin la voie administrative est la plus rapide puisque la force publique se rend au domicile de l’individu, mais cette disposition est exceptionnelle. La question des délais demeure une préoccupation, même en Seine-Saint-Denis, du fait du manque de magistrats, qui sont, dans ce département, au nombre de neuf pour les affaires familiales sur un effectif théorique de treize, de sorte que le délai moyen est passé de quatorze à vingt et un jours.

La prolongation de l’ordonnance de protection à six mois reconductibles est une très bonne nouvelle, de même que l’information du procureur au cas où les violences mettraient en cause la sécurité des enfants. Au demeurant, nous savons que, dans ces situations, les enfants sont toujours en danger, puisqu’ils sont covictimes du fait que maman se fait insulter, même si papa retient ses coups devant eux ; et je ne parle pas des violences sexuelles. Il y a donc quelque chose à repenser en la matière.

L’ordonnance de protection vise à parer au danger auquel sont exposées les victimes. Dans ce domaine, la France a progressé : nous sommes passés de la puissance maritale à l’égalité entre partenaires ; le fait d’être mari, partenaire ou compagnon est devenu une circonstance aggravante en cas de meurtre, enfin, la protection par l’éloignement – l’éviction du logement – du conjoint violent constitue une garantie de sécurité. La loi du 4 août 2014 est révolutionnaire – le mot n’est pas trop fort – car elle permet de protéger la femme avant la commission de nouveaux faits de violence ; en tant que législateur, vous avez eu là un coup de génie. Nous n’en avons pas fini avec la question de la dangerosité, dont le paroxysme est la mort de la femme ou des enfants, nombreux à être victimes de la violence dans le couple : plus d’enfants que d’hommes sont tués dans ce contexte.

L’ordonnance de protection constitue donc un outil très complet, mais insuffisamment utilisé et encore mal compris. Lors de l’élaboration de la loi, vous avez compris qu’une femme qui est sous l’emprise de son bourreau, qui a peur de lui, a encore plus peur de porter plainte, car elle redoute les conséquences ; vous l’avez d’ailleurs dit dans votre communiqué de presse relatif au procès de Mme Sauvage.

L’ordonnance de protection permet de demander une protection avant la plainte, mais, trop souvent, les magistrats exigent un dépôt de plainte comme élément de vraisemblance du danger. Certes, le magistrat n’est pas Madame Soleil, et a besoin de preuves ; c’est pourquoi la MIPROF a travaillé avec les ordres des médecins et des sages-femmes à l’amélioration des certificats médicaux. Nous avons aussi fait en sorte que tout travailleur social ou toute personne habilitée rencontrant la femme victime de violences puisse établir une attestation permettant au juge de considérer, en l’absence de preuves proprement dites, qu’il existe – je cite la loi de 2010 – « des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblable la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime ou un ou plusieurs enfants, sont exposés ». Cette rédaction est excellente, mais on continue malheureusement d’exiger des preuves de la vraisemblance, ce qui est absurde : ce qui importe ce sont les éléments de la vraisemblance, ce qui est très différent.

Mme la présidente Catherine Coutelle. À plusieurs reprises, nous avons tenté d’améliorer le dispositif de l’ordonnance de protection, mais, à ma connaissance, aucun magistrat ne prend une telle mesure s’il n’y a pas dépôt de plainte. Toutefois, l’éventuel retrait de la plainte ne suspend pas l’action de la justice.

Mme Ernestine Ronai. C’est vrai en beaucoup d’endroits, pas en Seine-Saint-Denis ; un travail devrait être conduit avec la ministre de la justice afin que les magistrats soient mieux informés de ces dispositions, car la situation locale est curieuse.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La loi de 2010 relève à la fois du droit civil et du droit pénal, ce qui fait que c’est le juge aux affaires familiales qui prononce l’ordonnance de protection et que, par conséquent, le système de la médiation n’est pas totalement abandonné.

Mme Ernestine Ronai. La loi prévoit que le procureur demande de manière systématique à la femme si elle souhaite demeurer dans son logement – c’est la procédure d’éviction – et peut également préciser les modalités de prise en charge des frais afférents au logement. Le fait que cette mesure, d’ordre civil, relève du procureur, dont le rôle est, par définition, pénal, explique qu’elle soit si peu appliquée ; il faudrait pourtant qu’elle le soit, car le départ du conjoint risque d’entraîner une baisse dramatique de revenu de la mère. Les magistrats doivent se pénétrer de cette logique de protection et mieux articuler, dans cette perspective, droit civil et droit pénal.

La loi du 4 août 2014 prévoit qu’il peut être recouru à la procédure de médiation à la demande de la dame, mais le texte est encore trop souvent compris dans le sens de la rédaction de 2010, qui mentionne simplement l’« accord » de cette dernière, ce qui vaut à la médiation de perdurer dans bien des départements alors qu’elle a disparu dans d’autres. Dans ce contexte, la protection de l’enfance demeure un sujet à part entière ; nous avons fait sortir la médiation par la porte, elle reviendra par la fenêtre avec la médiation familiale. Pas plus que la médiation pénale, la médiation familiale n’est adaptée aux cas de violences, à la différence des situations ordinaires de conflit. Qu’elle soit considérée sous l’angle civil ou l’angle pénal, la violence ne met pas les deux interlocuteurs sur un pied d’égalité, car il y a un dominant et un dominé : la médiation ne peut pas fonctionner dans ces conditions, et je me permets d’appeler l’attention du législateur sur ce point.

Vous avez décidé que le magistrat devait se prononcer sur le retrait total ou partiel de l’autorité parentale lorsque « monsieur » était condamné pour un délit ou un crime. L’application de cette mesure demeure imparfaite : même dans le pire des cas, lorsque « monsieur » a tué « madame », le retrait de l’autorité parentale n’est toujours pas systématique. Je suggère donc que la loi prévoie la suspension systématique lorsque l’un des deux parents a tué ou tenté de tuer l’autre, sauf circonstances particulières. Aujourd’hui, même si « monsieur » est en prison, il a encore le droit de décider si l’enfant peut pratiquer l’équitation, partir en colonie de vacances ou fréquenter le centre aéré : c’est aberrant !

Enfin, le dispositif du téléphone portable d’alerte pour femmes en grand danger (TGD) fonctionne, il fait la preuve de son efficacité.

Mme la présidente Catherine Coutelle. J’ai entendu dire, à l’occasion d’une présentation à la presse, que les magistrats opposaient des conditions drastiques à leur mise à disposition. Savez-vous si le fait que le conjoint violent ait été condamné est l’une de ces conditions ?

Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la MIPROF. La loi mentionne la notion de danger « grave ». Au départ, au stade de l’expérimentation, nous avions obtenu la référence à un « grand danger », mais le Conseil d’État a imposé la rédaction actuelle. Or, comme on le constate dans le domaine de l’ordonnance de protection, la notion de gravité est difficile à apprécier pour un magistrat. Il est vrai qu’il n’y a pas de définition précise du danger « grave » et que tout dépend des politiques pénales mises en œuvre par les parquets, ce qui laisse place à une large diversité d’interprétations.

Mme Ernestine Ronai. Plus que la condamnation, ce qui importe est l’interdiction de contact entre « monsieur » et « madame », qui peut relever du droit pénal lorsque la victime a porté plainte, ou du droit civil par le truchement de l’ordonnance de protection. En Seine-Saint-Denis, un tiers des téléphones d’alerte sont accordés à l’occasion du prononcé d’une ordonnance de protection lorsque « monsieur » va sortir de prison alors qu’il est susceptible de récidives violentes. Il s’agit là d’une procédure de protection devant le danger maximum ; la faiblesse du nombre de téléphones accordés n’est pas préoccupante pour le moment, car la culture du danger et de son repérage s’acquiert petit à petit. Le parquetier, le juge aux affaires familiales, les juges d’application des peines, les services et les associations peuvent repérer le « grand dangereux ». En Seine-Saint-Denis, nous avons commencé avec vingt téléphones, nous en sommes à quarante aujourd’hui ; à Paris, ce nombre est passé de dix à vingt.

Toutes les femmes victimes de violences sont en danger, et plus je progresse dans mes travaux – je m’occupe depuis plus de treize ans de la Seine-Saint-Denis – plus je prends conscience de la question du danger et de la difficulté de son évaluation. On aurait tort de penser qu’une gifle, un coup asséné sous l’emprise de l’alcool sont des gestes sans gravité ; la connaissance de la situation de danger permet d’adopter une politique pénale adaptée et, dans le domaine du droit civil, la politique de protection est importante.

La MIPROF a reçu des ministres la mission de développer une culture commune dans le cadre de la formation de l’ensemble des professionnels au contact de femmes victimes de violences. Cinq kits de formation ont été conçus.

Le premier, « Anna », conçu au départ pour les médecins, est aujourd’hui utilisé par tous, et traite du mécanisme de la violence : emprise, repérage par le questionnement systématique, prise en charge et orientation. Le deuxième, « Élisa », plus particulièrement destiné aux sages-femmes, concerne l’impact des violences sexuelles sur les femmes, ainsi que, dans un deuxième temps, celui du questionnement systématique des victimes : « la question m’a été posée, il a été possible de parler des violences subies dans l’enfance, et du coup, dit la dame, ma vie a été changée ». Le kit « Tom et Léna », consacré aux violences exercées sur les enfants, est axé sur la prise de conscience du mal que la violence fait aux enfants et du secours que peuvent leur apporter professionnels qui aident la mère à se protéger. Le quatrième kit, « Protection sur ordonnance », qui s’adresse aux avocats et aux juristes, informe sur l’ordonnance de protection, sur l’évaluation du danger auquel sont exposées les victimes ainsi que sur leur accompagnement. Le dernier, « Harcèlement sexiste et sexuel », élaboré avec le concours du ministère de la défense, est destiné aux militaires du rang. Tous ces kits se composent d’un court-métrage et d’un livret destiné à l’ensemble des professionnels : gendarmes, magistrats, avocats, médecin, sages-femmes, etc.

Un groupe de travail a été installé, dont l’objet est la formation des professionnels au contact des femmes en situation de handicap : la situation est complexe, car il n’existe aujourd’hui aucune formation ni action de sensibilisation à la question du handicap dans ce contexte. Une enquête est en cours en Seine-Saint-Denis sur le viol et les agressions sexuelles : 10 % de femmes et d’hommes handicapés ont été victimes de viols, les hommes concernés ayant été violés par d’autres hommes.

Vous m’avez interrogée au sujet de l’appréciation que je porte sur l’action du Gouvernement et en particulier les priorités définies pour 2016 en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. La campagne contre le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports a été une grande réussite. Bien diffusée, elle a fait comprendre ce qu’est une agression sexuelle : la main aux fesses, la main aux seins, l’homme qui se frotte… Elle a eu un retentissement certain sur les femmes elles-mêmes, leur permettant de prendre conscience des agressions dont elles peuvent être victimes.

Parmi les cinq priorités fixées pour 2016 figure aussi l’amélioration de la prise en charge des victimes par le système de santé. La ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes a demandé aux agences régionales de santé (ARS) de prévoir la désignation d’un référent violence dans les services d’urgences ; nous allons préparer un kit d’information à l’intention des urgentistes ainsi que pour ces référents. Il s’agit d’une très bonne mesure et le procès de Jacqueline Sauvage a montré que si ces personnels avaient été formés, celle-ci aurait pu être aidée avant le drame.

Une autre piste d’amélioration concerne les UMJ, avec la question du recours en amont du dépôt de plainte, c’est-à-dire sans réquisition, particulièrement pour les violences sexuelles : « Je suis victime de viol, je suis à bout, je me rends aux urgences médico-judiciaires. » Tous les prélèvements sont réalisés et les preuves conservées ; pendant trois ans, la victime peut porter plainte. Cela constituerait une réelle amélioration de l’administration de la preuve en tant qu’élément de témoignage, car si l’on retrouve sur « madame » l’ADN de « monsieur », la réalité du rapport sexuel et l’identité du violeur seront indiscutables.

Le cas de Mme Sauvage montre que les violences sexuelles conjugales constituent un psychotrauma extrême, aboutissant au meurtre : la gratuité des soins de psychologie ainsi que le développement des consultations post-psychotrauma constitueraient un progrès considérable. Cela a certes un coût, mais qui sera toujours inférieur aux 3,5 milliards d’euros que coûte l’inaction.

Il faut améliorer la prise en compte des conséquences de la violence sur les enfants, en généralisant la mesure d’accompagnement protégé, actuellement expérimentée en Seine-Saint-Denis, bientôt à Paris et, je l’espère, dans d’autres départements par la suite. La loi du 9 juillet 2010 prévoyait déjà cette mesure : une association, dite « tierce personne morale qualifiée », accompagne les enfants à partir du lieu de résidence de la mère vers le lieu de visite du père afin d’éviter que « monsieur » agresse à nouveau « madame ». Efficace, ce dispositif aide les juges aux affaires familiales à prendre en compte la violence ainsi que le fait que les enfants sont covictimes de celle-ci. Je souhaite que ce terme de « covictimes » prenne la place du mot « témoins », qui laisse entendre que les enfants seraient des spectateurs impassibles : si la maman est victime, les enfants le sont aussi. Il y a un agresseur, mais plusieurs victimes.

À l’occasion de décisions de divorce ou de séparation, il faut encourager les femmes victimes de violences conjugales à user de la possibilité de demander l’exercice exclusif de l’autorité parentale. Ce droit est d’autant plus légitime lorsqu’il a été interdit à « monsieur » d’entrer en contact avec « madame » ; dans ce contexte, il est absurde qu’un père placé sous le coup de cette interdiction doive être consulté afin d’autoriser une colonie de vacances pour les enfants. Une évolution législative serait bienvenue sur ce point.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Mme Moiron-Braud souhaite peut-être ajouter des éléments à ce bilan, et Mme Vion, qui a rendu en novembre 2014, en qualité de rapporteure du CESE, le rapport Combattre toutes les violences faites aux femmes, des plus visibles aux plus insidieuses, pourra évoquer des sujets que nous n’aurions pas encore abordés.

Enfin, je voudrais que nous puissions débattre de la question du « féminicide ». Notre réflexion pourrait aussi porter sur un fait d’actualité que nous avons toutes vécu très douloureusement : le cas de Jacqueline Sauvage, qui, pour nous, relève moralement de la légitime défense, en pleine contradiction avec les dispositions légales en vigueur. Il nous revient d’agir afin de faire en sorte que, dans de telles situations, la victime ne soit pas deux fois victime.

Mme Élisabeth Moiron-Braud. Dans le droit fil de l’exposé d’Ernestine Ronai, j’apporterai quelques précisions, mais aussi, quelques bémols. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 9 juillet 2010 – texte dont j’avais suivi l'élaboration, étant alors en poste au ministère de la justice – , on constate une nette amélioration en ce qui concerne le prononcé des ordonnances de protection.

Dans le cadre du Conseil national de l’aide aux victimes (CNAV), j’avais rédigé un rapport relatif à la première mise en œuvre de l’ordonnance de protection. Vous l’avez rappelé, celle-ci a été très longue et laborieuse, car les juges civils – je le dis d’autant plus volontiers que je suis moi-même magistrate – peinent à appliquer des mesures coercitives portant atteinte à la liberté d’aller et venir, telle l’interdiction pour l’auteur des faits d’entrer en contact avec la victime.

Ainsi, après une période de doute, nous constatons que les choses vont beaucoup mieux puisque, en 2011, 1 662 ordonnances de protection ont été prononcées, et que, en 2014, ce chiffre s’est élevé à 2 589. Cela constitue un progrès, car l’étude que j’avais menée dans le cadre du CNAV montrait que les magistrats déclaraient n’être pas saisis ; or, en matière de procédure civile, cette saisine est indispensable puisque, dans le cadre d’une procédure contradictoire, l’une des parties au moins doit agir. Cette absence de saisine procédait surtout d’un manque de formation, car le sujet n’était jamais abordé.

Une amélioration du taux de réponses pénales est aussi constatée : il est passé de 85 % en 2011 à plus de 87 % en 2014, ce qui signifie a contrario une baisse du nombre des classements sans suite, pratique trop longtemps courante.

En revanche, les alternatives aux poursuites et, singulièrement, la médiation, représentent encore 50 % de la réponse pénale ; par ailleurs, il est toujours régulièrement recouru à la composition pénale, qui est proche d’une peine.

La possibilité ouverte au juge de prononcer l’éviction, c’est-à-dire de décider que le domicile du couple reviendra à la femme, mais en se prononçant sur les charges y afférentes, est caractéristique des mesures ressortissant à la fois au droit civil et au droit pénal. Je me suis rapprochée du directeur des affaires criminelles et des grâces, car la MIPROF aurait souhaité qu’une circulaire du ministre de la justice soit adressée aux procureurs de la République et aux procureurs généraux des cours d’appel afin de les inciter à recourir à cette procédure, insuffisamment utilisée. La prochaine circulaire de procédure pénale annuelle comportera un chapitre important consacré aux victimes, nous espérons qu’il comprendra des éléments de pédagogie propres à encourager les procureurs à faire usage de ces procédures nouvelles.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pascale Vion, dans votre rapport de 2014, vous avez été pionnière en insistant sur le sujet, à l’époque peu traité, des violences exercées dans l’espace public.

Mme Pascale Vion, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Conseil économique, social et environnemental (CESE). La présentation du rapport présenté au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité du CESE a eu lieu au mois de novembre 2014 afin de la faire coïncider avec le 25 novembre, journée internationale de l’élimination de la violence contre les femmes. C’était la première fois que le CESE se saisissait de ce sujet, il importait de mettre en lumière l’ampleur du phénomène, autant en termes de typologie de violences qu’en termes quantitatifs. Nos sources statistiques proviennent de la MIPROF, un chiffre nous a cependant frappés puisque 83 %, à l’époque – 86 % aujourd’hui – des femmes violées connaissent leur agresseur ; l’image du violeur inconnu fait ainsi partie des idées reçues qu’il convient de dissiper.

Nous avons souhaité envisager les violences dans tous leurs aspects : les violences conjugales et les viols sont régulièrement évoqués ainsi que, dans une moindre mesure, la prostitution, mais pas les autres violences faites aux femmes. La connaissance du harcèlement dans l’espace public a progressé avec l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF), réalisée en 2000 et qui était une première ; elle a aussi démontré la réalité du viol conjugal. Par ailleurs, une vidéo réalisée par une femme belge permettait d’entendre tous les propos déplacés susceptibles d’être adressés quotidiennement à une femme dans la banalité d’un jour ordinaire. Ces propos sont répétitifs et adressés, pour 20 % à 25 %, à de jeunes femmes, voire à des adolescentes ou préadolescentes ; ces situations de harcèlement dans les transports en commun perturbent durablement les plus jeunes d’entre elles. À cet égard, la campagne réalisée en France actuellement présente le plus grand intérêt.

L’évidence nous est apparue que les violences nous concernent tous, car chacun connaît une femme victime de violences, quand il ne s’agit pas de soi-même : une des clés du problème est la prise de conscience d’être ou d’avoir été placé dans une telle situation. La banalisation du sexisme concourt largement à cette méconnaissance ; même les femmes tendent à considérer qu’il s’agit là d’une fatalité ordinaire à laquelle elles sont confrontées depuis l’enfance, dès l’école.

En termes de typologie, les mutilations sexuelles féminines ne sont pas à négliger, bien que la France ait été précurseur : la loi du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes réprime en effet ces pratiques. La polygamie, les mariages forcés, l’esclavage constituent autant de formes de violences inacceptables. Le plus grand silence règne au sujet de l’esclavage alors qu’il est bien plus répandu en France qu’on ne l’imagine, les chiffres publiés sont très en dessous de la réalité. Ce phénomène peut concerner tous les milieux sociaux, il ne se cantonne pas aux ambassades : les cas sont nombreux à La Courneuve, par exemple.

Nous avons encore étudié les violences exercées dans le cadre du travail. Il y a eu des avancées dans ce domaine sur le plan législatif, et avec la loi du 4 août 2014 concernant les violences. Les lois existent, mais la question qui demeure est celle de leur application, avec des carences dans la mise en œuvre de certaines dispositions. Nous avons par ailleurs souligné la nécessité de protéger les enfants et soulevé la question de l’ordonnance de protection.

Les travaux que nous avons menés au sujet du harcèlement à l’école nous ont conduits à nous pencher sur la cyberviolence, au sujet de laquelle nous avons interrogé M. Éric Debarbieux, délégué ministériel chargé de la prévention de la lutte contre les violences en milieu scolaire, qui a indiqué qu’à l’époque, 18 % des jeunes étaient victimes de cette forme de violence. La cyberviolence ne s’exerce pas par le seul biais des réseaux sociaux : le SMS constitue également un vecteur important. Elle concerne aussi les milieux professionnels et ne peut qu’être appelée à connaître une grande amplification. S’agissant des jeunes, l’information des parents constitue un enjeu majeur, car beaucoup d’entre eux ignorent que leurs enfants sont susceptibles de faire l’objet de cyberviolences.

Nous sommes parvenus à la conclusion qu’il est indispensable que l’ensemble de la société se saisisse du sujet, que les violences doivent êtres sorties de la sphère privée ou individuelle, qu’il s’agisse des violences dans la rue, des violences conjugales, exercées au travail ou dans la sphère familiale. Il faut mettre un terme à la banalisation ; nombre d’entre vous connaissent le discours adressé aux femmes dans les années soixante, érigeant en modèle l’image de la femme soumise et gentille, qui, même fatiguée par sa journée, devait malgré tout être « sexy » et disponible pour son mari et ses enfants. Pour beaucoup, ce schéma est toujours d’actualité : la question de la violence est celle de la domination du mâle sur la femelle qui remonte à la nuit des temps. Ces conceptions ont 250 000 ans d’âge et reposent en grande partie sur une angoisse masculine archaïque, puisque seule la femme dispose du pouvoir d’enfanter, tandis que l’homme ne peut jamais être sûr d’être le père. Ce doute relatif à la paternité a conduit à l’adoption de diverses stratégies de claustration de la femme.

Bien des progrès demeurent à réaliser dans le domaine de la protection infantile, un enfant voyant sa mère maltraitée est bien plus traumatisé que s’il est lui-même victime de violences. Que serait une société qui ne saurait pas protéger ses enfants ? C’est là une priorité : il s’agit de prévention, car on assiste à un phénomène de continuum, les femmes qui ont été victimes dans leur enfance ou leur adolescence reproduisent souvent ce schéma et, à l’âge adulte, sont victimes de violences dans leur couple. C’est pour cela que la prise en charge psychologique est primordiale, et, quel que soit le type de violence ou le type de victime, la stratégie de l’agresseur demeure la même, il s’agit d’instaurer une situation d’emprise et de domination.

Si besoin en était, cela démontre le rôle éminent du triptyque : sensibiliser, informer et former. Tout le monde doit être informé, particulièrement les professionnels, de ce que sont les violences et des comportements qu’elles induisent chez les femmes qui adoptent – phénomène observable partout dans le monde – des stratégies d’évitement : ne pas sortir au-delà d’une certaine heure, ne pas emprunter les transports en commun, etc.

Il faut rendre aux victimes leur place de victime. À cet égard, la formation des divers intervenants est capitale : cessons de penser que, lorsqu’une femme se plaint de violences, elle agit dans le seul but d’extorquer de l’argent à son mari ! Les affabulatrices sont très peu nombreuses : moins de 1 %.

La situation dans les territoires ultramarins est alarmante. Les violences y sont beaucoup plus graves qu’en métropole, et sont souvent exacerbées par l’insularité, la précarité économique et l’alcoolisme. Par ailleurs, tout est fait pour que les filles ne fréquentent pas longtemps l’école. Ces territoires ont manifesté le plus grand intérêt pour notre étude tant les manques y sont nombreux : la Guyane n’avait plus de délégué aux droits des femmes depuis des années, et ceux qui sont en poste ne disposent que de très faibles moyens. Le CESE va conduire une étude sur les violences faites aux femmes dans les territoires ultramarins, pour laquelle il espère obtenir une saisine gouvernementale ; il est actuellement en négociation avec le secrétariat d’État chargé des Droits des femmes et le ministère des Outre-mer à ce sujet. Cette étude sera menée conjointement par la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité et la Délégation à l’outre-mer du CESE ; une des rapporteures pressenties est Sarah Mouhoussoune, originaire de Mayotte.

Mme Maina Sage. Les statistiques mettent en évidence la distance astronomique séparant l’outre-mer de la métropole, et ont permis d’alerter les territoires concernés, dont la Polynésie française dont je suis l’élue. Cependant, les données gagneraient à être affinées et les méthodes adaptées aux codes ultramarins.

On constate que l’habitude a été prise de renvoyer à la médiation avant le dépôt de la plainte, particulièrement à la médiation familiale ; or les résultats ne sont pas satisfaisants. Que préconisez-vous ?

L’année dernière, mon groupe avait déposé une proposition de loi tendant à allonger de dix ans le délai de prescription des agressions sexuelles – qui, à mes yeux, devraient même être imprescriptibles. J’aimerais connaître votre avis sur ce sujet.

Un trop grand nombre de victimes redoute de porter plainte : conduisez-vous une réflexion sur le rôle que devrait alors jouer l’entourage de la victime ? De fait, outre la pression exercée sur la victime par l’agresseur, j’ai pu constater que c’est souvent l’entourage lui-même qui dissuade cette dernière de passer à l’action en portant plainte.

Mme la présidente Catherine Coutelle. À l’occasion d’une mission qui nous a conduites à Mayotte, il nous a été donné de constater qu’il n’est pas d’usage de porter plainte contre sa famille. La notion de parenté étant très large dans cette région, les dépôts de plainte, même pour fait de viol, sont quasi inexistants.

Mme Monique Orphé. De façon très pertinente, Ernestine Ronai a souligné que les victimes de violences sont en danger, de façon potentielle toutefois, car le passage à l’acte n’est pas la règle. À La Réunion, nous vivons un nouveau drame puisqu’une jeune fille a été assassinée à Villeurbanne : cent coups de couteau et divers coups lui ont été assénés. L’assassin, son compagnon, l’avait déjà frappée six mois auparavant et, par la suite, avait présenté des excuses. Le couple s’était alors reformé. Ces jeunes gens avaient respectivement 23 et 24 ans au moment de la commission des faits. Je m’interroge sur l’information apportée aux populations : une campagne est en cours, mais qu’est-il fait à l’intention des jeunes qui n’ont que rarement conscience que la plainte doit être déposée dès le premier coup ? En l’occurrence, la jeune femme s’en était abstenue afin d’épargner ses parents. Je n’ai pas vu cette campagne d’information à La Réunion ; une fois de plus, je me vois contrainte à réclamer une égalité de traitement de tous les territoires.

Le traitement des auteurs de violences n’a pas été évoqué. La loi prévoit pourtant un stage de responsabilisation. Le jeune assassin, dans le cas que je viens de citer, pensait « corriger » légitimement sa compagne insoumise ; une consultation psychologique aurait probablement mis en évidence un certain déphasage chez l’intéressé.

Le chiffre de 2 500 ordonnances de protection prononcées sur l’ensemble du territoire paraît faible. Je m’interroge, en outre, au sujet de la répartition par départements, car il me semble que beaucoup de femmes sont en attente d’un jugement.

Le retrait total et systématique de l’autorité parentale serait, à mes yeux, une bonne chose : l’enfant a besoin d’être protégé, quitte à reconsidérer plus tard la question ; hélas, je n’ai pas eu gain de cause au moment du débat. Je persiste à penser que l’enfant doit bénéficier du statut de victime.

Au sujet de l’égalité entre les hommes et les femmes, il me semble que du chemin reste à parcourir, singulièrement dans le domaine des images sexistes véhiculées par la publicité : j’ai encore vu récemment des produits de consommation courante distingués par le rose et le bleu.

Enfin, nous souhaiterions que l’équivalent de l’enquête « Violences et rapports de genre » (VIRAGE) de l’INED puisse être conduit dans tous les territoires de la République. Je reconnais toutefois que cela a été engagé à La Réunion.

Mme Édith Gueugneau. Dans le cadre du plan départemental de lutte contre les violences faites aux femmes 2014-2016, nous avons créé un réseau « violences intrafamiliales » (VIF) dans ma commune, Bourbon-Lancy, en Saône-et-Loire ; le maillage territorial progresse malgré le manque persistant de moyens. Je souhaiterais demander à Ernestine Ronai quelle appréciation elle porte sur ces outils et quelle politique de développement national les pouvoirs publics comptent mener, particulièrement en termes budgétaires. Les besoins concernent surtout la mise à disposition de professionnels formés et en nombre suffisant.

Le harcèlement moral constitue à mes yeux une violence, en cas de séparation, il faudrait que les tribunaux disposent de moyens propres à accélérer les procédures, car les délais prolongés portent préjudice à la mère comme aux enfants. Le juge familial croule sous les dossiers et, si l’entourage de la femme n’est pas là pour la soutenir, elle se trouve obligée de retourner au domicile conjugal, et l’enfant est alors en grand danger. L’ordonnance de protection doit donc être appliquée rapidement.

Mme Maud Olivier. L’affaire de Jacqueline Sauvage prouve qu’il y a urgence à agir, vous semble-t-il nécessaire de modifier dans la loi la notion de légitime défense et, le cas échéant, de quelle façon ? Car il ne s’agit bien évidemment pas de donner un droit à tuer.

Par ailleurs, le sexisme, comme le féminicide, devrait être traité comme le racisme : on sait que c’est parce qu’elles sont des femmes qu’elles subissent de tels traitements, et la question excède le seul cadre familial, mais concerne l’ensemble de la société. Une action spécifique doit être conduite si l’on veut changer le regard porté par les hommes sur les femmes et mettre fin à la domination masculine.

La France doit être exemplaire à cet égard, car le monde entier nous regarde, je pense particulièrement à la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, qui doit être débattue en nouvelle lecture le 3 février à l’Assemblée nationale et le 18 février au Sénat. (Applaudissements.) L’actualité la plus récente – je pense particulièrement à ce que DAECH donne à voir – montre que, partout dans le monde, la femme est traitée comme une marchandise : la législation française doit donc montrer la voie.

Mme Ernestine Ronai. L’affaire Jacqueline Sauvage a démontré que les magistrats ignoraient les mécanismes de la violence et méconnaissaient le psychotrauma, de même qu’ils négligent les phénomènes d’emprise. Ma première proposition est de rendre obligatoire la formation de l’ensemble des magistrats sur les violences faites aux femmes : cela existe en formation initiale, mais pas en formation continue. Celle-ci doit devenir systématique au moins pour les juges aux affaires familiales, les juges des enfants, les juges correctionnels et les juges d’application des peines. Les outils existent : la MIPROF a publié des fiches « réflexes » à cet effet.

Les questions qui ont été posées à Mme Sauvage sont caractéristiques de cette situation : « pourquoi n’êtes-vous pas partie ? », « pourquoi n’avez-vous pas porté plainte ? » Jacqueline Sauvage avait fait une tentative de suicide – ce qui est caractéristique du psychotrauma – mais cela n’a pas été porté au dossier. La question de la formation des médecins est aussi posée, car l’intéressée s’était rendue au service des urgences à quatre reprises : un dispositif permettant de regrouper ces passages aurait permis de détecter une situation critique, ce qui est le minimum exigible.

Par ailleurs, une voisine avait déposé une plainte qui a fait l’objet d’un classement sans suite, ce qui conforte les propos de Monique Orphé au sujet des campagnes de sensibilisation. Une répression plus ferme encouragera les femmes aux prises avec la peur à engager des actions en justice. Tout le monde a dit que le mari de Jacqueline Sauvage était un monstre : la sœur l’a dit ; la fille, violée, a fugué, a été rattrapée par les gendarmes, a fait une déposition pour viol, le père est arrivé en criant – effrayant tout le monde, car la violence a pour effet de tétaniser – de sorte que la fille s’est rendue dans les toilettes de la gendarmerie pour y déchirer sa déposition et qu’il n’y a pas eu de suites. Les étapes de cette histoire ont été autant d’occasions manquées de secourir cette femme, et dans l’état du droit actuel, aux assises, Jacqueline Sauvage aurait pu être condamnée à un an de prison avec sursis et sortir libre.

Elle aurait même pu comparaître libre, car, en fin de compte, elle a tué le seul homme qu’elle aura jamais tué de sa vie, à savoir son tortionnaire. On constate que, la problématique de la légitime défense stricto sensu étant écartée, la justice, comme souvent, n’a pas fonctionné, et n’a fait, au contraire, qu’enfoncer cette femme.

En Seine-Saint-Denis, depuis 2008, le procureur Patrick Poiret et moi-même appelions féminicide l’assassinat d’une femme. Je milite pour que, dans le vocabulaire judiciaire, le terme féminicide soit utilisé pour le meurtre d’une femme, comme celui d’homicide lorsqu’il s’agit d’un homme.

Pour autant, je ne pense pas que le fait que la victime du meurtre soit une femme doive constituer une circonstance aggravante, car toute forme de violence, qu'elle soit fatale ou non, qu’elle porte sur une femme ou sur un homme, constitue un acte d’une égale gravité. Le féminicide a été considéré comme circonstance aggravante au Mexique, où près de 4 000 femmes ont trouvé la mort dans les maquiladoras. Je ne suis pas partisane d’aller jusque-là en France : nous avons déjà des hommes qui se juchent sur des grues pour faire entendre leur cause…

Je plaide la prudence en faveur de la présomption de légitime défense ou l’amélioration des conditions de la légitime défense, car le climat politique actuel me paraît peu propice.

Avec Élisabeth Moiron-Braud, nous avons consulté le blog de Catherine Le Magueresse, ancienne présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), et qui est une remarquable juriste ; je ne saurais trop vous recommander de l’entendre au sujet du droit international.

Mme la présidente Catherine Coutelle. On nous oppose que « féminicide » n’est pas le féminin d’« homicide » ; j’ai entendu que les juristes considèrent qu’il faudra prouver que la femme a été tuée parce que femme. De vrais massacres de femmes ont eu lieu en nombre en Amérique latine parce que celles-ci étaient femmes ; cela s’est aussi produit au Canada.

Mme Maud Olivier. Des femmes sont mortes dans les attentats récents, sans pour autant que cela constitue un féminicide. Il faut caractériser tous les actes de violence sexiste commis envers les femmes parce qu’elles sont des femmes ; ce ne sera pas bien difficile. La chose est plus aisée à établir lorsqu’il s’agit de meurtre de groupe, mais les situations décrites par nos collègues ultramarines mettent bien en évidence un traitement particulier réservé aux femmes, souvent considérées comme de la marchandise.

Mme Élisabeth Moiron-Braud. La caractérisation du féminicide constitue un écueil juridique, Maud Olivier a évoqué les violences sexistes, c’est un débat que nous avons souvent eu au ministère de la justice au sujet de l’article 225-1 du code pénal qui vise toutes les formes de discrimination. Si ces formes de discrimination devenaient elles-mêmes des circonstances aggravantes, cela éviterait la focalisation sur le féminicide ; il s’agirait alors d’établir une discrimination en fonction du sexe, ce qui est plus facile à prouver. Et il n’y aura pas d’hommes investissant les grues, comme le mentionnait Ernestine Ronai, puisqu’il s’agira autant d’un homme tué parce qu’homme, que d’une femme tuée parce que femme. Il me semble que cette possibilité a été étudiée dans le cadre de la future réforme du code pénal ; ce serait à vérifier.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Il nous faut trouver un véhicule législatif, l’expérience montre que le parcours d’une proposition de loi est long.

Mme Maud Olivier. Le projet de loi, en cours d’examen, relatif à la « Justice du XXIe siècle » pourrait faire l’objet d’amendements, ce qui serait plus efficace que le dépôt d’une nouvelle proposition de loi. Au regard des violences faites aux femmes, il me semble qu’il faudrait prévoir dans les textes des circonstances aggravantes en raison du sexe.

Mme Pascale Vion. L’Espagne a beaucoup progressé dans la question du féminicide, et ce terme figure dans la loi. Le cas de Mme Sauvage montre qu’il est important de trouver sur le plan législatif une solution permettant la prise en compte de la situation des femmes dans l’ensemble de leur parcours. Nous savons que les femmes qui tuent leur mari, conjoint ou ex-conjoint violent, le font au terme d’une trajectoire particulière et qu’il aurait dû être possible d’enrayer cette mécanique avant la commission du meurtre. Cela nous ramène à la nécessaire protection des intéressées ainsi qu’au statut de victime.

Concernant les auteurs de faits de violence, la sémantique est importante. Aussi les nommons-nous « agresseurs », car il s’agit de personnes qui agressent et non pas d’« auteurs » comme ceux d’œuvres littéraires. Les agresseurs doivent être effectivement poursuivis et sanctionnés, et pour cela nous devons encourager les femmes à porter plainte, ce qui met en jeu l’information de l’ensemble de la société, car aujourd’hui tout est occulté, ce qui dissuade les victimes d’agir. D’ailleurs, lorsqu’elles viennent porter plainte, elles sont mal reçues ; ces difficultés sont encore rencontrées après le dépôt de plainte, les juges aux affaires familiales ne prennent pas toujours de mesures d’éloignement du mari, même après plusieurs plaintes.

Aujourd’hui, les agresseurs peuvent être soignés et suivis ; nous savons par ailleurs que la plupart d’entre eux ont été victimes alors qu’ils étaient enfants ou ont vu leur mère subir des violences, ce qui prouve le rôle éminent de la protection de l’enfance.

Je vous concède que les campagnes médiatiques sont importantes, mais elles sont très insuffisantes en quantité. La question des violences doit être mise sur la place publique : il faut expliquer ce qu’elles sont et quelles sont leurs conséquences, considérables, en termes de santé publique. Ernestine Ronai évoquait à ce sujet un coût de 3,5 milliards d’euros, et encore ce chiffrage ne couvre-t-il que les violences conjugales, et pas l’ensemble des violences. Nous savons qu’il existe des diagnostics erronés de schizophrénie alors qu’il s’agit de mémoire traumatique.

L’éducation à l’égalité des sexes et contre le sexisme constitue l’une de nos préconisations ; il faut expliquer que la femme n’est pas l’inférieure de l’homme, que la petite fille n’est pas inférieure au garçon, que le droit des êtres humains vaut pour tous et que la violence n’est qu’une impasse.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les programmes scolaires français prévoient trois séances par an et par élève consacrées à ces sujets depuis l’école primaire ; j’ai posé la question hier à des élèves venus m’interroger dans le cadre de travaux personnels encadrés (TPE) : ils ne savaient pas de quoi je parlais, et pourtant ils étaient en classe de première…

La séance est levée à 18 heures 30.

——fpfp——

Membres présents

Présentes. - Mme Catherine Coutelle, Mme Pascale Crozon, Mme Edith Gueugneau, Mme Conchita Lacuey, Mme Maud Olivier, Mme Monique Orphé, Mme Josette Pons, Mme Maina Sage.