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Mercredi 23 octobre 2013

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Jégouzo, professeur émérite de Paris I-Panthéon-Sorbonne, sur le préjudice écologique

– Information relative à la commission

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a entendu M. Yves Jégouzo, professeur émérite de Paris I-Panthéon-Sorbonne, sur le préjudice écologique.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. La Commission auditionne aujourd'hui M. Yves Jégouzo, professeur émérite de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sur le thème du préjudice écologique. Je rappelle que M. Yves Jégouzo a présidé, à la demande de Mme la Garde des sceaux, un groupe de travail sur la réparation du préjudice écologique, et qu'il a rendu son rapport le 17 septembre dernier.

Sur le plan législatif, le Sénat a adopté le 16 mai 2013 une proposition de loi du sénateur Bruno Retailleau. Par ailleurs, Mme Christiane Taubira a annoncé son intention de déposer un projet de loi tendant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, en reprenant un certain nombre des propositions du groupe de travail.

Monsieur le professeur, je vous donne la parole.

M. Yves Jégouzo, professeur émérite de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. C’est en effet à l’initiative de la ministre de justice que s’est constitué le groupe de travail que l’on m’a demandé de présider et d’animer. Composé essentiellement de magistrats, d’avocats, d’universitaires et de représentants des ministères, ce groupe a fonctionné en circuit fermé, sans procéder à des auditions.

La question de la réparation du préjudice écologique n’est pas une page blanche et a été abondamment traitée. Il existe déjà une directive communautaire sur le sujet, transposée en droit français par la loi du 1er août 2008. L’important arrêt que la Cour de cassation a rendu à la suite de l’affaire de l’Erika pose également plusieurs principes. Le groupe de travail a également analysé des précédents étrangers, notamment le précédent américain. Enfin, je rencontrerai dans les prochaines semaines les représentants de différents organismes, dont le MEDEF.

Le groupe de travail a dû résoudre trois problèmes principaux.

Le premier est celui de la définition du préjudice écologique. Nous avons souhaité donner à cette définition plus de précision que dans la proposition de loi sénatoriale, en essayant de qualifier le préjudice écologique « pur » : en sont exclues les réparations au titre des préjudices à la personne, à la santé, au patrimoine, qui relèvent des articles 1382 et 1384 du code civil. Après quelques discussions, nous avons choisi d’écarter également le préjudice moral.

Le préjudice que nous envisageons est donc celui qui est fait à la nature, aux écosystèmes, à la qualité des sols, etc., indépendamment des répercussions d’ordre patrimonial. Le nouveau titre que nous proposons d’ajouter au code civil invite d’ailleurs le juge à se référer à une liste des préjudices liés au dommage environnemental établie par des experts. Nous ne pouvions aller plus loin dans la précision. Il convient d’en rester, à ce stade, à la définition des principes.

Le deuxième problème, le plus difficile à traiter, est de déterminer qui peut mettre en œuvre la responsabilité pour préjudice écologique, sachant que seule l’atteinte anormale à l’environnement peut donner lieu à réparation. En d’autres termes, qui peut se faire le porte-parole de la société pour exiger la remise en état des écosystèmes ?

Dans la proposition de loi du Sénat, c’est principalement l’État qui est appelé à jouer ce rôle. Le groupe de travail, pour sa part, a voulu étendre ce rôle à d’autres acteurs. Pour ce faire, il a examiné trois solutions.

La première, qui répond aux dispositions de la convention d’Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, est d’ouvrir à tous l’accès au juge, dans l’idée que chaque individu est porteur de l’intérêt patrimonial que représentent la nature et les écosystèmes. Elle risque de conduire rapidement à des difficultés techniques : on ne manquera pas d’être confronté à des conflits de saisine et à des disparités dans la jurisprudence. Lorsqu’un juge estimera qu’il n’y a pas de préjudice dans un cas, sa décision aura, en vertu du principe de l’autorité de la chose jugée, des effets sur l’ensemble du contentieux.

La deuxième solution, qui a la préférence du groupe de travail mais qui implique l’intervention du législateur, consiste à confier la surveillance de l’état écologique et la responsabilité de la réparation du préjudice écologique à une autorité indépendante ayant compétence pour saisir le juge, pour constater et évaluer l’atteinte à l’environnement et pour mettre en œuvre les mesures de réparation une fois la condamnation prononcée.

Conscients de ce que l’heure n’est pas à la création d’institutions nouvelles, nous proposons de regrouper plusieurs instances existantes : la Commission nationale du débat public, le Conseil général de l’environnement et du développement durable – qui est chargé des évaluations environnementales en application de la directive dite « Plans et programmes » – et la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement, dont vous avez prévu la création par la loi du 16 avril 2013 mais qui n’est toujours pas en place. Il s’agit, à l’instar de ce que l’on a fait pour le Défenseur des droits, de concentrer dans une institution visible des fonctions auparavant réparties entre plusieurs organismes moins visibles et parfois sujets à critique. Bien entendu, ce n’est qu’une suggestion de notre part : une création législative est nécessaire.

C’est pourquoi nous proposons une troisième solution, compatible avec la deuxième, consistant à définir une liste d’instances auxquelles l’action en réparation des préjudices écologiques serait ouverte : l’État, le ministère public, les collectivités territoriales, ainsi que les établissements publics – Conservatoire du littoral, parcs nationaux ou régionaux, Office de l’environnement de la Corse, par exemple –, fondations ou associations ayant pour objet la protection de l’environnement. Cette liste est directement inspirée par la jurisprudence de la Cour de cassation dans l’affaire de l’Erika.

Nos propositions visent également à renforcer l’efficacité du juge en matière de préjudice écologique.

Les magistrats participant au groupe travail n’en ont pas fait mystère : le contentieux de l’environnement est un « petit » contentieux par rapport à d’autres beaucoup plus lourds. Il est quelque peu laissé pour compte, d’autant qu’il requiert souvent un travail technique complexe et des expertises coûteuses.

Aussi proposons-nous, non pas de créer un juge spécialisé, mais de dédier une juridiction vers laquelle tous les contentieux de l’environnement remonteraient. L’idée, qui n’implique aucun changement d’organisation et qui, à ce titre, a été plutôt bien accueillie par la Chancellerie, est de désigner une chambre au sein du tribunal de grande instance du ressort du chef-lieu de la cour d’appel et d’y affecter, par le jeu du mouvement administratif, des magistrats formés au droit de l’environnement et possédant une sensibilité pour ces questions. Le groupe de travail suggère également que ces juridictions aient à connaître de toutes les questions de préjudice individuel en matière environnementale, y compris, par exemple, les dommages anormaux de voisinage, qui ne sont pas constitutifs de préjudice écologique.

S’agissant de l’expertise, le constat est unanime : elle est peu efficace, longue, coûteuse ; les experts sont peu nombreux ; il existe des conflits d’intérêts. D’où notre proposition de la réserver à des spécialistes figurant sur une liste nationale établie en commun par la Chancellerie et le ministère de l’environnement, et qui serait ouverte aux organismes scientifiques tels que le CNRS ou les universités. Conformément à la loi du 16 avril 2013, les experts seraient soumis à une charte de déontologie agréée et à une obligation de déclaration d’intérêts en début d’expertise.

L’expertise est normalement à la charge du requérant. Nous proposons néanmoins que, dans certains cas, elle soit financée soit par le Fonds de réparation environnementale dont nous souhaiterions la création, soit par la Haute autorité environnementale précédemment évoquée.

Ces mesures d’ordre pratique ressortissent de la bonne administration de la justice et n’impliquent pas de modification législative particulière.

Le troisième grand problème à résoudre est celui de la réparation stricto sensu.

Le groupe de travail a retenu le principe de la proposition de loi du Sénat, aux termes de laquelle « la réparation du dommage à l’environnement s’effectue prioritairement en nature ». L’objectif n’est pas de dédommager une personne mais de réparer l’environnement. De ce fait, les éventuels dommages et intérêts ne sont pas versés aux requérants, mais affectés exclusivement à la réparation de l’environnement.

Dans le cas où l’auteur du dommage peut effectuer lui-même cette réparation, le juge le condamnera à une remise en état dont il n’aura pas à fixer la traduction financière ; le coût n’apparaîtra que dans les comptes de la personne condamnée. Mais si le responsable a disparu ou est de mauvaise volonté – ce qui sera, sans doute, le cas de figure le plus courant –, le principe de la réparation en nature impliquera une évaluation financière. Il reviendra au juge de procéder à cette appréciation. Dans l’hypothèse où l’on ne saurait pas à qui affecter le montant des dommages et intérêts ou celui des amendes civiles dont nous suggérons la mise en place – amendes qui pourront, comme aux États-Unis, atteindre des sommes importantes –, nous proposons qu’un Fonds de réparation environnementale soit destinataire du produit de la condamnation, en sorte que ce produit soit vraiment affecté à la réparation de l’environnement. En ménageant, comme le fait la proposition de loi du Sénat, la possibilité pour l’État de percevoir le montant de la compensation financière, on risque en effet, compte tenu du principe de non-affectation des recettes aux dépenses, d’avoir du mal à suivre le cheminement de ces sommes !

Dans l’hypothèse où serait créée la Haute autorité environnementale, ce Fonds serait une simple ligne budgétaire au sein des comptes de cette instance, qui pourrait alors financer des actions de réparation menées par des associations, par des organismes scientifiques ou, à défaut, par toute structure présentant les garanties requises de neutralité, d’expertise et d’efficacité.

Tels sont les principaux points qui ont occupé le groupe de travail, qui propose par ailleurs des changements importants en matière de prescription et d’action préventive.

M. le Président Jean-Paul Chanteguet. Je passe maintenant la parole aux intervenants des groupes.

M. Jean-Yves Caullet. Ces propositions placent le législateur dans une situation à la fois inédite et favorable. Alors que l’actualité a démontré la nécessité de prendre en compte ce nouveau préjudice collectif, vous nous apportez une sorte de cahiers des charges qu’il nous appartiendra, le cas échéant, de moduler et de mettre œuvre. L’affirmation du principe de la réparation en nature, en particulier, évitera bien des dérives et coupe court aux espoirs mal placés en matière de procédures abusives.

Vous ne l’ignorez pas, nous fronçons tous le sourcil lorsque nous entendons parler d’une nouvelle Haute autorité. Certes, on peut envisager le regroupement de structures existantes, mais il arrive aussi que le regroupement se traduise par une dilution. Rassembler des personnes aux compétences variées dans un très grand organisme mal identifié ne fait pas forcément une compétence uniforme.

À cet égard, votre groupe de travail a-t-il réfléchi à la possibilité de constituer une instance émanant, comme la Cour de justice de la République, de la représentation nationale et habilitée à saisir tel ou tel organisme existant pour porter, le cas échéant, une affaire devant la justice ? Cette fonction de tri pourrait aussi être assurée, en tout ou partie, par le Conseil économique, social et environnemental. Quant à la spécialisation du juge, elle nous ramène à un passé où des ingénieurs requéraient conjointement au procureur dans certaines affaires de police des eaux, par exemple.

À l’évidence, l’indépendance de l’expertise par rapport aux parties potentiellement intéressées dans des contentieux spécialisés pose un problème : les spécialistes appartenant à l’association ou à la structure qui porte l’affaire en justice seront ceux-là même qui appuieront le juge dans sa décision. De même, l’État a du mal à se doter de compétences techniques lui évitant d’être dépendant de l’extérieur.

Si un fonds doit être créé, il faudra non seulement veiller à sa sanctuarisation mais aussi vérifier rigoureusement qu’il ne sera pas « siphonné » par des dépenses de fonctionnement ou par des financements annexes à sa fonction.

Enfin, réparer ne signifie pas toujours restaurer dans l’état antérieur. Comment permettre que les travaux nécessaires à la réparation puissent se faire chez d’autres propriétaires, privés ou publics, que ceux touchés par la pollution initiale ?

M. Martial Saddier. Au nom du groupe UMP, je salue les travaux de votre groupe de travail, monsieur le professeur. Nous ne sommes pas opposés à l’introduction, au-delà de la jurisprudence et des textes existants, de la notion de préjudice écologique, mais nous voulons rappeler qu’avant de parler de préjudice, il faut insister sur l’absolue nécessité de la prévention : plutôt que d’avoir à réparer, nous devons à tout prix éviter la dégradation de nos biens environnementaux.

Ces considérations nous avaient amenés à soutenir, en son temps, la charte constitutionnelle de l’environnement et à mieux identifier les joyaux environnementaux de la Nation et de la planète. Tel était l’esprit des lois Grenelle I et II de l’environnement, qui définissent notamment les trames verte et bleue. Tel est également le sens de notre combat pour les « aménités environnementales » : si les zones identifiées par ces lois peuvent être une source de revenus pour les territoires concernés, les préjudices environnementaux s’en trouveront diminués en amont de manière conséquente.

Il convient également d’améliorer la sensibilisation des forces de l’ordre et de l’appareil judiciaire. Souvent, c’est le manque de connaissance qui fait qu’un dossier ne reçoit pas un traitement approprié. Du fait de l’évolution scientifique et technologique, il y a lieu de se diriger vers une certaine spécialisation.

En revanche, dans ce domaine comme dans celui de l’eau dont nous avons débattu hier, nous sommes opposés à la création d’une structure nouvelle. Sur le principe d’abord : notre pays n’a pas besoin d’une Haute autorité de plus. Mais aussi pour des raisons juridiques. Je vous renvoie aux incipit des articles de la Charte de l’environnement : « Chacun a le droit […] » (article 1er) ; « Toute personne a le devoir […] » (article 2) ; « Toute personne doit […] » (articles 3 et 4) ; « Toute personne a le droit […] » (article 7). Bref, nous ne souhaitons pas qu’un filtre suprême limite l’accès des personnes aux actions en matière de préjudice.

Par ailleurs, nous considérons que l’affectation du produit des condamnations d’un fonds national sera nuisible à la pédagogie de la sanction. En effet, l’argent ne servira pas à réparer le dommage qui fait l’objet de la sanction, il alimentera un fonds et il faudra attendre un éventuel retour du financement destiné à la réparation.

Est-il pensable, par exemple, qu’un syndicat mixte compétent en matière d’eau doive passer une Haute autorité pour engager une procédure à la suite d’un dommage environnemental commis sur son propre territoire ? Nous pensons que l’accès direct au juge doit être préservé. Sans doute le droit à agir en la matière doit-il être amélioré et mieux ciblé, mais il faut faire confiance à nos magistrats.

Enfin, nous sommes favorables au principe de réparation en nature, qui permet de régler de nombreux contentieux au niveau local.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Une certaine confusion règne autour de la notion de Haute autorité. Il serait bon que nous puissions en discuter.

M. Bertrand Pancher. La consolidation de la notion de préjudice écologique par la loi fait l’objet d’un réel consensus politique et les propositions de votre rapport vont dans le bon sens, même si elles suscitent des interrogations.

Cela étant, est-il nécessaire d’inscrire le préjudice écologique dans le code civil plutôt que dans le code de l’environnement ? On peut redouter une certaine dispersion, sachant que l’éparpillement des acteurs entre les nombreux ministères concernés par l’environnement est déjà un sujet de préoccupation.

Quels sont les risques et les mérites d’une définition du préjudice écologique par la loi en comparaison de la définition retenue par le juge ?

Comme prévenir les conflits d’articulation entre un régime de préjudice écologique inscrit dans le code civil et le régime de responsabilité environnementale inscrit dans le code de l’environnement ?

Quels moyens seront-ils mis à la disposition des parties et du juge pour évaluer le préjudice écologique ?

Vous proposez également la création d’une Haute autorité environnementale pour gérer la réparation de l’environnement. Il est de bon sens, en effet, de regrouper différents organismes publics agissant dans un champ relativement large : en incluant dans le dispositif la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé et d'environnement et la Commission nationale du débat public, on lie la question du préjudice environnemental à celle, essentielle, de la concertation.

Il y a deux ans, j’ai d’ailleurs remis au Président de la République un rapport sur « La concertation au service de la démocratie environnementale » où je préconisais la création d’une Agence française de l'information environnementale et de la participation citoyenne. Cette proposition reposait sur un large consensus et il semble possible de conférer à une telle instance la compétence en matière de réparation. Cela dit, votre rapport ne semble pas reprendre l’idée d’adjoindre à la Haute autorité le Commissariat général au développement durable, pour ce qui est de sa mission de définition de la méthodologie sur l’information environnementale, et de lui assurer l'appui du Comité de prévention et de précaution.

Il conviendrait aussi d’évoquer la question de l’évaluation des politiques publiques. Les parlementaires éprouvent une grande frustration devant la quasi-impossibilité d’évaluer concrètement les actions engagées. Les analyses et études d’impact sur l’environnement ne sont pas faites dans notre pays alors qu’elles se généralisent dans les autres pays d’Europe, souvent par le biais d’organismes indépendants. Au niveau de l’Union européenne, c’est également une autorité indépendante qui est chargée d’analyser l’impact des projets législatifs.

Mme Laurence Abeille. La réflexion sur le préjudice écologique est l’occasion de mettre en évidence la valeur de la nature et de la biodiversité mais aussi les bénéfices qu’elles apportent : la nature n’a pas qu’une valeur de consommation ou d’exploitation, ce n’est pas seulement une somme d’espaces à maîtriser.

Les conclusions du groupe de travail que vous avez présidé, monsieur le professeur, confirment l’urgence de l’inscription du préjudice écologique dans le droit civil, préalable indispensable à l’établissement d’une véritable sécurité juridique en matière de dommages environnementaux et de réparation de l’environnement par les acteurs. Cela étant, comme le remarque mon collègue Sergio Coronado, les propositions de votre rapport sont encore timides. Il est faible, juridiquement et politiquement, de définir le préjudice écologique comme « résultant d’une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes » : que serait, en effet, une atteinte « normale » auxdits éléments et fonctions ? Ne vaudrait-il pas mieux élargir la notion de préjudice écologique à l’ensemble des dommages causés à l’environnement ?

Le groupe écologiste salue votre proposition de mettre en place un système d’amendes lourdes en cas d’atteinte intentionnelle à l’environnement. Néanmoins, comme vous le soulignez à juste titre, il est nécessaire que l’indemnisation d’un préjudice écologique se fasse prioritairement en nature, par la remise du milieu affecté dans son état initial. La réparation pécuniaire ne doit intervenir que si la remise en état s’avère techniquement impossible.

Lorsque l’on parle de préjudice écologique, on pense souvent aux pollutions accidentelles spectaculaires, en particulier les marées noires. Mais il en existe beaucoup d’autres, plus insidieuses parce que leur effet est différé ou mal évalué. C’est le cas, par exemple, de la pollution au chlordécone dans les Antilles, dont les conséquences sur la santé, l’emploi, l’économie et la biodiversité se feront encore sentir pendant des dizaines d’années. Or, la responsabilité de l’État, en l’espèce, est flagrante. Dans d’autres cas, l’État est responsable indirectement par inaction, par exemple en matière de qualité de l’eau et de l’air, de perturbateurs endocriniens, de pesticides, etc. Comment, alors, dans ces cas, appliquer la législation sur le préjudice écologique et réparer le dommage ?

M. Jacques Krabal. « La question de la réparation du préjudice écologique est à la fois récente, de portée considérable mais aussi lourde d’incertitudes », peut-on lire en introduction de ce rapport. L’affaire du naufrage de l’Erika aura permis, dans ce domaine, une véritable avancée juridique : dans son arrêt du 30 mars 2010, la cour d’appel de Paris a clairement reconnu « un préjudice écologique résultant d’une atteinte aux actifs environnementaux non marchands, réparable par équivalent monétaire ». Dans le même esprit, le Conseil constitutionnel a affirmé, dans une décision du 8 avril 2011, un principe général selon lequel « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité ».

Si l’idée d’inscrire le préjudice écologique dans la loi nous semble bonne, nous ne cachons pas notre perplexité quant à la méthode. Pourquoi légiférer de nouveau alors que le Sénat a déjà adopté le 16 mai 2013 une proposition de loi visant à inscrire la notion de dommage causé à l’environnement dans le code civil, laquelle dispose que « toute personne qui cause un dommage à l’environnement est tenue de le réparer » et que cette réparation « s’effectue prioritairement en nature » ? Un nouveau texte ne risque-t-il pas d’affaiblir l’ensemble, à notre sens complet, que constituent cette proposition et l’arrêt de la Cour de cassation sur l’affaire de l’Erika ?

De plus, la directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux a été transposée en droit français par la loi du 1er août 2008 et par son décret d’application du 29 avril 2009. Cet arsenal vous semble-t-il trop limité ? Dans la lettre de mission qu’elle vous a adressée Mme la Garde des sceaux exprime le souhait que « soit introduit dans notre droit un principe général de responsabilité pour préjudice écologique ». En légiférant davantage, ne risquons-nous pas de rendre encore plus complexe notre droit de l’environnement ?

S’agissant du Fonds de réparation environnementale dont vous proposez la création, au-delà des dangers de siphonage déjà mentionnés, aurons-nous la certitude que les sommes recueillies iront bien à la réparation écologique ?

Par ailleurs, que se passera-t-il le jour où l’État sera jugé et reconnu coupable ? N’y aura-t-il pas conflit d’intérêts ? Déjà, les prises en charge par le fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit fonds « Barnier », sont compliquées et n’aboutissent pas toujours.

Enfin, quelles méthodes précises seront-elles mises à la disposition des parties et du juge pour l’évaluation du préjudice écologique ? Comment évaluer la perte de valeur d’un service écosystémique ?

Tout cela m’amène à une question pragmatique : quelles suites donner à votre rapport ?

M. Christophe Priou. M. Alain Leboeuf et moi-même avons déposé au début de l’année une proposition de loi similaire à celle du Sénat. Comme M. Bruno Retailleau, nous nous sommes fondés sur la révolte des victimes de l’Erika, qui a commencé le 12 décembre 1999 pour s’achever le 25 septembre 2012 avec l’arrêt de la Cour de cassation. Dans cette affaire, les fonds internationaux d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, les FIPOL, ont été mobilisés plus pour l’indemnisation des victimes que pour la réparation des dommages environnementaux, hormis la prise en charge du coût des opérations de nettoyage. À l’époque, les pouvoirs publics avaient été débordés et les victimes s’étaient retrouvées bien seules dans les négociations, subissant même des pressions pour accepter un compromis au motif que Total était une société et un employeur importants au niveau national. Celle-ci, d’ailleurs, proposait à la fois des dédommagements et la prise en charge en nature des opérations de nettoyage, en contrepartie de quoi les victimes devaient renoncer à ester en justice. En 2003, après le naufrage du Prestige, je remettais avec notre collègue Édouard Landrain un rapport d’enquête parlementaire qui étudiait également les catastrophes de l’Amoco Cadiz et de l’Exxon Valdez et la question des fonds d’indemnisation. Dans les années 2000, l’Europe a pris différentes mesures législatives et normatives en la matière – paquets « Erika I, II et III ».

Dans le cadre du Grenelle de la mer, la « mission FIPOL » que j’ai présidée a émis différente propositions que je me permets de rappeler : l’insertion, dans le code de l’environnement, de la notion de préjudice écologique ; la création d’une Agence française de lutte contre les dommages écologiques, en charge d’un fonds destiné à la remise en état des milieux naturels lésés par des pollutions maritimes ; l’étude conjointe avec la Commission européenne – en réponse, notamment, à la catastrophe de la plateforme Deepwater Horizon – de la faisabilité d’un fonds européen destiné à dédommager les préjudices écologiques consécutifs à une pollution marine, alimenté le cas échéant par une taxe de droit d’entrée des navires dans les ports européens.

M. Philippe Plisson. Les catastrophes écologiques apportent toujours leur lot de drames et des souffrances – souffrances des hommes, indubitablement, mais aussi souffrances de la nature qui, rappelons-le, rend gratuitement un nombre considérable de services en cette période où tout se monnaye : les experts ont chiffré à 40 % de l’économie mondiale ce qui repose sur la nature, alors même que 60 % des écosystèmes sont en déclin.

La question des dommages causés à l’environnement et de la réparation du préjudice qui en résulte est donc fondamentale. Elle nous mènera de facto de l’anthropocentrisme vers le biocentrisme.

Pour cette raison, je salue le travail que vous avez effectué, bien que ce rapport donne parfois le sentiment d’une extrême prudence. Comme le disait M. Pavan Sukhdev, banquier missionné par le commissaire européen à l’environnement pour mener une étude mondiale sur l'économie des écosystèmes et de la biodiversité, ce qui est utile n’a pas toujours une grande valeur et ce qui a une grande valeur n’est pas toujours utile – voyez l’eau, par exemple, et les diamants. Le rapport Sukhdev préconise d’améliorer, voire de remplacer, les moyens utilisés actuellement en raison des limites de nos outils économiques. Votre groupe de travail, monsieur le professeur, a-t-il avancé en ce sens ? Quelles motivations ont-elles guidé ses choix de méthode ?

Vous proposez la création d’une Haute autorité environnementale. Quelles seront ses fonctions, ses attributions, sa composition ? « Un organisme de plus ! », a-t-on tendance à penser. Pourquoi ne pas recourir au Conseil économique, social et environnemental, qui donne parfois l’impression de chercher ses missions ?

Je reprendrai pour finir une question déjà formulée par M. Arnaud Gossement : est-il réellement nécessaire d'inscrire le préjudice écologique dans le code civil plutôt que dans le code de l'environnement ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Pour en revenir à l’affaire Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique, qu’a évoquée Christophe Priou, je rappelle que la compagnie BP a versé à ce jour 30 milliards de dollars d’indemnités, notamment à titre transactionnel, et a inscrit à son bilan des provisions à hauteur de 40 milliards de dollars.

M. Christophe Priou. Plus de vingt ans après la catastrophe de l’Exxon Valdez, 1 milliard de dollars est encore consigné par la société Exxon pour réparation du préjudice.

M. Yannick Favennec. Quelles méthodes seront-elles mises à la disposition des parties et du juge pour évaluer le préjudice écologique ? Comment évaluer la perte de valeur d’un service écosystémique ?

Permettez-moi de vous soumettre un exemple. Dans mon département de la Mayenne, le procureur de Laval a ouvert une information judiciaire contre la société Aprochim, une entreprise spécialisée dans le traitement des déchets contaminés aux PCB (polychlorobiphényles) qui ne respecte pas les normes d’émission de ces substances. Le tribunal de grande instance de Laval a condamné l’entreprise à se mettre en conformité dans les trois mois, sous peine d’une astreinte de 20 000 euros par infraction constatée. Parallèlement, la préfecture de la Mayenne vient de prendre un arrêté donnant à l’usine un délai de quatre semaines pour mettre en œuvre de nouveaux moyens techniques et organisationnels afin de ramener ses émissions de PCB sous le seuil fixé, et elle prévient d’une possible suspension d’activité si les mesures de rejets effectuées à la fin de cette année ne sont toujours pas satisfaisantes. Qu’est-ce que vos propositions changeraient à ce cas précis si elles étaient adoptées ? Pourrait-on invoquer un préjudice écologique ?

M. Jean-Louis Bricout. Lors de la discussion du projet de loi relatif à la consommation, nous avons réfléchi à la possibilité d’étendre l’action de groupe aux domaines de l’environnement et de la santé. Il en a été décidé autrement, notamment pour des raisons d’efficacité de procédure. Vos propositions ouvrent la perspective d’une action en réparation des préjudices écologiques, première étape dont je me réjouis.

Je m’interroge en revanche sur la pertinence de la création d’une Haute autorité environnementale. Quel sera le champ d’action du citoyen face à cette nouvelle instance ? Pourra-t-il la saisir directement ou devra-t-il passer par une association ? Ladite association devra-t-elle être reconnue ? Les actions ouvertes par la Haute autorité ne risquent-elles pas de faire doublon avec les actions en réparation de l’atteinte à l’intérêt collectif ? Comment prévenir les conflits d’articulation entre le régime du préjudice écologique défini par le code civil et celui de la responsabilité environnementale défini par le code de l’environnement ?

M. Guillaume Chevrollier. Le droit de l’environnement avance à grands pas. La Charte de l’environnement a constitué une étape importante ; la reconnaissance du préjudice dans le code civil en est une autre et nous ne pouvons que l’approuver.

Les dix propositions de votre rapport, monsieur le professeur, ont été taxées de « téméraires » par la presse. Vous préconisez une gradation qui va de la réparation en nature aux dommages et intérêts et à l’amende civile. Il s’agit bien, en l’occurrence, de trouver un équilibre entre une dissuasion réelle et efficace, et une réparation qu’il est souvent difficile de quantifier en matière d’environnement.

Je suis moi aussi réservé quant à la création d’une nouvelle autorité indépendante ayant compétence en matière de préjudice écologique. Cependant, si la saisine du juge est ouverte plus largement, comme s’assurer que les procédures intentées par certaines associations dites de protection de l’environnement soient véritablement utiles à l’écologie, et non des actions militantes visant à déstabiliser une entreprise ou une collectivité locale ? En d’autres termes, comment délimiter le droit d’agir pour éviter les contentieux abusifs ?

M. Gilbert Sauvan. À quel moment peut-on considérer qu’il y a « atteinte anormale » à la nature et au patrimoine environnemental, constitutive selon vous du préjudice écologique ? Car c’est de là que découlera le contentieux ! A contrario, quelle est l’activité humaine « normale », sachant que toute activité humaine a un effet sur la nature ? Faut-il légiférer à ce sujet ? Dans la mesure où le droit existant définit déjà différentes obligations, ne conviendrait-il pas d’adopter une définition très précise du préjudice écologique si l’on veut l’introduire dans la loi ?

Certains grands travaux d’infrastructures, par exemple, ont des incidences sur le milieu naturel. Devons-nous y renoncer et nous en tenir aux infrastructures existantes ? Des contentieux très forts sont à craindre car le bon sens n’est pas toujours au rendez-vous dans notre pays ! (Approbations sur divers bancs)

Je pense donc qu’il faut aller plus loin dans la définition. De ce point de vue, votre proposition de spécialiser les juges et de développer une expertise indépendante est intéressante. Étant amené, en ma qualité de président de conseil général, à diligenter des études – pour de grands projets routiers notamment –, je dois constater que les services de l’État manquent parfois de cette expertise et nous appliquent des textes qui ne sont pas appliqués dans d’autres départements. Certains travaux utiles et nécessaires deviennent alors difficiles à réaliser.

Je crois enfin que le produit des amendes civiles que vous préconisez pourrait également être affecté à un fonds destiné à la réparation des dégâts causés à l’environnement par les catastrophes naturelles.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. S’agissant de la réalisation de certaines infrastructures, le principe « éviter, réduire, compenser » est déjà mis en œuvre.

M. Gilbert Sauvan. Oui, mais ce n’est pas suffisant !

M. Charles-Ange Ginesy. Votre travail mérite d’être salué, monsieur le professeur.

Pourriez-vous apporter davantage de détails sur l’utilisation du Fonds de réparation environnementale ? Comment pourrait-il être mobilisé, et dans quels domaines, étant entendu qu’il risque d’être insuffisant pour réparer certains dégâts ?

La création d’une nouvelle Haute autorité, on l’a vu, suscite le débat. Au-delà de cette absence de consensus, ne craignez-vous pas que l’émergence d’agences nationales dans différents domaines ne se traduise par un affaiblissement du rôle de l’État ? Celui-ci est aujourd'hui malmené dans ses compétences fondamentales ; c’est faire preuve, me semble-t-il, d’une forme de défiance à son égard que de continuer à créer de telles instances.

M. Jean-Marie Sermier. Qu’entend-on exactement par « préjudice écologique » ? Il faudra définir un périmètre précis, d’autant que l’accès de chaque citoyen au juge est important dans ce domaine. Pour les grandes catastrophes touchant plusieurs pays, on peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux privilégier le recours à une juridiction internationale. Et, s’agissant des atteintes de moindre étendue pour les citoyens, la législation existante permet déjà de juger.

M. Yves Albarello. Martial Saddier l’a dit, nous sommes opposés à la création d’une nouvelle Haute autorité. Ce ne serait qu’un « machin » supplémentaire et notre pays n’en a pas les moyens !

Vos propositions, monsieur le professeur, ne risquent-elles pas d’ouvrir la boîte de Pandore ? Je crains qu’elles ne provoquent la multiplication des contentieux et ne mettent les associations de défense de l’environnement plus que jamais à l’affût pour attaquer les entreprises industrielles de notre pays sur tout risque potentiel. Je crois que ces entreprises auraient plutôt besoin d’être confortées !

Par ailleurs, la notion de préjudice écologique est-elle applicable en France seulement ou est-elle transposable à d’autres pays ?

Mme Sophie Rohfritsch. Permettez-moi d’exprimer à mon tour mes inquiétudes quant aux effets contentieux de l’inscription de cette notion dans la loi, notamment en matière sanitaire. L’Organisation mondiale de la santé vient de le confirmer : tout ce qui contribue à la pollution de l’air aggrave la mortalité. Ne pourra-t-on, en conséquence, invoquer la responsabilité des politiques s’ils ne mettent pas en œuvre des mesures sévères et immédiates d’interdiction de la circulation automobile dans les zones urbanisées, par exemple ? Avez-vous évalué ce genre d’évolution et dans quelle mesure sommes-nous prêts à accepter collectivement cette charge ?

M. David Douillet. Je m’associe à l’objectif poursuivi dans ce rapport, qui consiste à combler un vide juridique en matière de réparation des dommages causés à notre environnement. En revanche, comme Martial Saddier, je suis tout à fait opposé à la création d’une Haute autorité, qui constituerait un étage de plus.

Je m’interroge aussi sur le Fonds de réparation environnementale. Comment s’assurer qu’il serve vraiment à restaurer les écosystèmes et non à financer, encore et encore, des associations qui ne font que nous compliquer la vie et qui dissuadent beaucoup de personnes de s’en remettre à leur propre bon sens ?

Le législateur doit garantir l’application de sanctions exemplaires aux atteintes graves à l’environnement ; il doit aussi et surtout dissuader des mauvaises pratiques en mettant un terme au sentiment d’impunité qui prévaut encore en ce domaine. Les sanctions pécuniaires que vous proposez me semblent une réponse très efficace.

Néanmoins, la notion de préjudice écologique devra être cadrée de façon plus précise, faute de quoi les entreprises, les collectivités locales, voire l’État, devront faire face à une marée de recours. L’expression d’« atteinte anormale », trop vague, se prête à beaucoup d’interprétations. Comment préciser son étendue et le degré de gravité auquel elle renvoie ?

Enfin, avez-vous travaillé à donner une dimension européenne à vos propositions ?

M. Jean-Luc Moudenc. Je vous félicite à mon tour de la qualité de ce rapport.

Un regret cependant : votre deuxième proposition, qui vise à renforcer la prévention des dommages, ne prévoit pas la création d’une entité dotée de moyens financiers et humains pour définir de nouvelles contraintes techniques au titre de la prévention. Ainsi, à l’heure des boîtes noires, des traceurs, des GPS, des mouchards et des marqueurs, ne pourrait-on, par exemple, imposer sans délai aux navires de s’équiper de systèmes détectant tous les dégazages et les déballastages, qui sont un véritable fléau pour les océans ? Il me semble que cet axe de recherche et développement compléterait utilement les dispositions préconisées.

M. Julien Aubert. Nous devons réfléchir à la manière dont les citoyens s’approprieront un éventuel changement du droit. Même si nous avons tous en tête l’exemple de l’Erika, je crains que l’idée d’« atteinte anormale » ne soit extrêmement vague. Du « simple bobo » au choc mortel, elle peut tout recouvrir. La notion de gravité semble absente de ce droit que vous voulez ouvrir assez largement. En matière nucléaire, par exemple, les dommages peuvent être irréversibles. Votre groupe de travail a-t-il retenu cette hypothèse ? Comment envisager une indemnisation ?

S’agissant de l’organisation juridictionnelle, vos recommandations laissent à penser que les cas traités sont plutôt d’ordre national. Mais, dans le cas des préjudices écologiques localisés, une juridiction plus proche et plus à même de comprendre les tenants et les aboutissants ne serait-elle pas préférable ? À ma connaissance, le ministère de la justice est généralement rétif à mettre en place des juridictions nationales très spécialisées.

Il faut enfin évoquer l’abus de droit, dont la classe politique est en train de se rendre compte qu’il devient l’objet d’un véritable commerce, notamment dans le secteur immobilier. Ne conviendrait-il pas de rééquilibrer vos propositions afin que le préjudice écologique ne devienne pas un argument normal dans le dialogue avec le secteur privé ou l’administration ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Il y a, je crois, une confusion sur le rôle de la Haute autorité environnementale et nous attendons vos précisions. Par ailleurs, beaucoup de membres de la Commission s’interrogent sur ce que l’on entend par « atteinte anormale ».

M. Yves Jégouzo. Je ne suis pas sûr d’être à même de répondre à toutes les questions, d’autant que nous nous sommes posés certaines d’entre elles sans pouvoir y répondre ! (Sourires)

Faut-il une législation nouvelle ? Nous le pensons, et c’est à cet effet que la Garde des sceaux nous a saisis.

L’état actuel du droit en la matière, c’est la loi du 1er août 2008 transposant la directive européenne sur la responsabilité environnementale. Or, selon les statistiques du ministère chargé de l’écologie, ce texte n’a donné lieu à aucune application à ce jour. S’il fallait simplifier le droit, je proposerais donc de supprimer le chapitre « De la responsabilité environnementale » du code de l’environnement ou, à tout le moins, je le remplacerais par un autre, sachant que la directive est en cours de révision.

Ce constat n’est pas généralisable. En Pologne, par exemple, le dispositif semble s’appliquer un peu plus. Mais, dans le système français, il ne rencontre pas de champ d’application tant on a multiplié les exclusions et les exceptions.

Il existe une législation spéciale relative à la responsabilité pour risque nucléaire. Pour ce qui est du risque maritime, on se heurte à quantité de conventions internationales avec lesquelles, d’ailleurs, nous devrons articuler le système choisi.

Restent également les articles 1382 et 1384 du code civil qui ont été appliqués dans l’affaire de l’Erika, mais avec beaucoup de difficulté. L’arrêt de la Cour de cassation est un exercice d’acrobatie juridique, qui joue également sur la notion de préjudice moral. Pour arriver à une solution qui est indiscutablement légitime, la Cour a dû « tordre » quelque peu les textes pour arriver à une solution légitime.

D’où l’idée d’introduire dans le code civil – qui est, contrairement au code de l’environnement, le code d’application générale et la « mère du droit » pour les juristes français – un titre sur la responsabilité pour préjudice écologique.

Notre définition de ce préjudice, j’y insiste, exclut les préjudices individuels réparés normalement par l’application des articles 1382 et 1384 – préjudices au patrimoine ou à la santé, notamment. Défini comme « résultant d’une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement », le préjudice écologique concerne par exemple la qualité des sols ou la biodiversité – dans la mesure où elles n’ont pas d’incidence sur la santé, car, si tel est le cas, on peut passer à un autre dispositif. En d’autres termes, le préjudice écologique est un système de responsabilité résiduelle.

Le groupe de travail a beaucoup débattu de l’expression d’« atteinte anormale » et il n’est pas parvenu, sur ce point, à un consensus. Précisons seulement que nous sommes ici sur le terrain de la responsabilité sans faute et que tout le droit français en la matière fait appel à la notion de dommage anormal : « dommage anormal et spécial » pour l’action administrative, « troubles anormaux de voisinage », « dommages anormaux de travaux publics » etc. De plus, le trouble à l’environnement est permanent. Le simple fait de respirer constitue une perturbation de l’environnement. Il faut donc que le trouble soit d’une certaine gravité. Nous rejoignons là les textes européens, qui font toujours appel à un seuil.

Beaucoup d’intervenants ont regretté que la définition soit « vague ». Pourtant, le juge a l’habitude de travailler avec ces concepts depuis cent ans ! Son appréciation se fera en fonction de l’environnement existant et de la sensibilité du milieu.

D’autre part, si ce rapport est « prudent », c’est que nous avons voulu que nos propositions soient opérationnelles. Peut-être ne sont-elles pas l’idéal, mais le dispositif imaginé peut fonctionner. Nous le soumettons maintenant à ceux qui ont compétence pour faire la loi : à eux de déterminer s’ils veulent pousser le système plus loin ou si, au contraire, ils considèrent que nous avons été trop audacieux.

Il n’est pas étonnant, à cet égard, que la création d’une Haute autorité environnementale ait soulevé un si grand nombre de questions et de critiques. C’est en effet la proposition la plus audacieuse, qui a fait d’ailleurs que le ministère chargé de l’écologie ne s’est pas associé au vote sur le rapport final.

Notre raisonnement se fonde sur la Charte de l’environnement, à l’élaboration de laquelle j’ai participé au sein de la commission Coppens. Celle-ci pose le principe de prévention en son article 3, le principe de réparation en son article 4 et le principe d’information et de participation en son article 7. Le groupe de travail est persuadé que ces trois principes sont étroitement articulés. Avant de mener une action ou une politique publique, il faut tout d’abord évaluer ses incidences sur l’environnement, puis informer la population et recueillir sa participation. La prévention est le b-a ba du droit de l’environnement ; la réparation est la marque d’un échec, mais elle est fonction de l’évaluation réalisée au départ.

Aujourd'hui, c’est le Conseil général de l’environnement et du développement durable – anciennement Conseil général des ponts et chaussées – qui est chargé de cette évaluation. Les inspecteurs généraux qui le composent sont très compétents mais ils restent dans la structure administrative, ce qui les expose à des suspicions – il suffit, pour s’en convaincre, de lire quelques rapports européens. L’information et à la participation, quant à elles, sont de la compétence de la Commission nationale du débat public, laquelle est déjà une autorité administrative indépendante et, si je puis me permettre cette remarque, tourne très largement à vide. (Murmures sur certains bancs) La réparation, enfin, ne fait l’objet d’aucun dispositif alors qu’elle est liée aux deux aspects précédents. Dans notre proposition, l’instance mettant en œuvre les réparations aurait eu à connaître, auparavant, des évaluations menées. Elle est la mieux à même de gérer l’articulation des trois principes de la Charte.

Peut-être sommes-nous trop ambitieux, mais nous sommes persuadés que c’est la condition pour que le dispositif fonctionne bien. Cela dit, sans Haute autorité, on pourra aussi faire fonctionner un système de réparation du préjudice écologique, à condition d’ouvrir le prétoire aux catégories que j’ai déjà énumérées. L’intérêt de la Haute autorité est qu’elle pourra être saisie conjointement par des particuliers et par des collectivités territoriales, et qu’elle pourra mobiliser des moyens. Il existe en effet un important problème d’expertise. Les avocats nous l’ont dit : lorsqu’ils sont en défense dans une affaire de pollution, il suffit de demander des expertises pour paralyser la procédure. En effet, l’expertise est à la charge du demandeur, qui généralement ne peut la financer, ni même, parfois, trouver un expert. Quant aux parquets, ils n’ont pas les crédits nécessaires.

C’est pourquoi nous en sommes venus à l’idée d’une instance d’une certaine dimension, alimentée par le produit des amendes civiles et des dommages et intérêts. Je ne dis pas que cela réglera tous les problèmes, mais cela peut faire bouger le dispositif.

Je tiens à préciser aussi que nous ne recommandons pas la création de juridictions spécialisées en matière environnementale, formule à laquelle, du reste, le ministère de la justice est très défavorable. La compétence resterait au tribunal de grande instance de droit commun ; le choix du TGI du chef-lieu du ressort de la cour d’appel permet de conserver une certaine proximité.

Concernant le Fonds de réparation environnementale, nous nous sommes heurtés à de nombreux problèmes. Le dispositif de rémunération des commissaires enquêteurs, dont j’avais été le rapporteur au Conseil d’État, prévoit que les maîtres d’ouvrage de l’enquête publique versent le montant de l’indemnité à un fonds qui est en réalité une simple ligne dans les comptes de la Caisse des dépôts et consignations, et que ce fonds reverse la somme aux commissaires enquêteurs. On ne peut s’en inspirer en matière de préjudice environnemental, puisqu’il faut avoir la personnalité morale pour intervenir devant le juge. Si l’on veut que le Fonds puisse être destinataire de dommages et intérêt ou du produit d’amendes civiles, il faut une institution dotée de la personnalité juridique, que ce soit la Haute autorité ou le Fonds lui-même.

Ensuite, c’est au premier chef le juge qui garantira que le produit des condamnations ira bien à la réparation. Mais il faut aussi envisager des hypothèses où la réparation est impossible : disparition d’une espèce, destruction irréversible d’un milieu... Dans ce cas, c’est le principe classique de compensation qui s’appliquera : on essaiera par exemple de ramener une autre espèce dans un autre site, etc. Le Fonds, s’il est créé, devra donc être doté d’un conseil scientifique pour déterminer à quels organismes techniquement compétents verser les montants destinés à la compensation. Quoi qu’il en soit, il doit être bien précisé que cet argent ne sera jamais versé au requérant.

Je conviens bien volontiers que quelques difficultés restent pendantes, mais je pense que le dispositif est gérable. Nous avons exclu un rattachement au Fonds de prévention des risques naturels majeurs : en effet, le financement de la réparation du préjudice écologique ne saurait relever d’un système d’assurance et le ministère des finances, représenté au sein du groupe de travail, s’est empressé de nous faire savoir qu’il n’en était de toute façon pas question !

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Merci beaucoup, monsieur le professeur, d’avoir répondu à notre invitation et à la plupart de nos questions.

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Information relative à la Commission

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire procède à la nomination d’un rapporteur pour avis sur le projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine (n° 1337 rectifié).

M. le président Jean-Paul Chanteguet. La commission s’est saisie pour avis du projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. J’ai reçu la candidature de M. Philippe BIES pour le groupe SRC (Approbation).

Je rappelle que nous examinerons ce texte en commission, mercredi 13 novembre à 9 heures 30, la commission des affaires économiques saisie au fond devant l’examiner jeudi 14 novembre, et que la séance publique aura lieu la dernière semaine de novembre.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mercredi 23 octobre 2013 à 9 h 45

Présents. - Mme Laurence Abeille, Mme Sylviane Alaux, M. Yves Albarello, M. Julien Aubert, M. Alexis Bachelay, M. Serge Bardy, Mme Catherine Beaubatie, M. Jacques Alain Bénisti, M. Philippe Bies, M. Florent Boudié, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Louis Bricout, Mme Sabine Buis, M. Alain Calmette, M. Yann Capet, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Luc Chatel, M. Guillaume Chevrollier, Mme Florence Delaunay, M. Stéphane Demilly, M. David Douillet, Mme Françoise Dubois, Mme Sophie Errante, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, M. Claude de Ganay, M. Charles-Ange Ginesy, M. Jacques Kossowski, M. Jacques Krabal, Mme Valérie Lacroute, M. François-Michel Lambert, M. Alain Leboeuf, M. Michel Lesage, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Olivier Marleix, M. Franck Montaugé, M. Jean-Luc Moudenc, M. Bertrand Pancher, M. Rémi Pauvros, M. Philippe Plisson, M. Christophe Priou, Mme Catherine Quéré, Mme Sophie Rohfritsch, M. Martial Saddier, M. Gilbert Sauvan, M. Jean-Marie Sermier, M. Thierry Solère, Mme Suzanne Tallard, M. Jean-Pierre Vigier, M. Patrick Vignal

Excusés. - M. Denis Baupin, Mme Chantal Berthelot, M. Vincent Burroni, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Jacques Cottel, M. Philippe Duron, M. Laurent Furst, Mme Geneviève Gaillard, M. Alain Gest, M. Christian Jacob, M. Franck Marlin, M. Napole Polutélé, M. Gilles Savary, M. Gabriel Serville