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Mardi 25 novembre 2014

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 17

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Examen pour avis, ouvert à la presse, de la proposition de loi constitutionnelle de MM. Éric Woerth et Damien Abad visant à instaurer un principe d'innovation responsable (n° 2293) (Mme Sabine Buis, rapporteure pour avis)

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a examiné pour avis, sur le rapport de Mme Sabine Buis, la proposition de loi constitutionnelle de MM. Éric Woerth et Damien Abad visant à instaurer un principe d'innovation responsable (n° 2293).

M. le président Jean-Paul Chanteguet. J’ai souhaité que la commission se saisisse pour avis de la proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable. Nous avons désigné Mme Sabine Buis, rapporteure pour avis.

Mme Sabine Buis, rapporteure pour avis. La proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable comprend un article unique et propose de remplacer les mots : « principe de précaution » par les mots : « principe d’innovation responsable » à l’article 5 de la charte de l’environnement de 2004 mentionnée au premier alinéa du Préambule de la Constitution.

Je vous remercie de m’avoir désignée rapporteure sur un sujet fondamental pour notre société et son rapport au risque, au progrès, à la science.

Je souhaite vous exposer les motifs précis qui m’amènent à vous proposer le rejet cette proposition de loi constitutionnelle. Ces motifs sont, principalement de deux ordres. Je pense tout d’abord que cette proposition de loi procède d’une interprétation du principe de précaution qui n’est pas exacte et que nous ne pouvons pas partager. Je pense ensuite que cette proposition de loi est maladroite : si elle était adoptée, cette loi produirait l’effet inverse de celui qui est officiellement recherché par ses auteurs.

Nous vivons une situation paradoxale. C’est bien l’opposition qui est à l’origine de l’inscription du principe de précaution à l’article 5 de la Charte de l’environnement. Et c’est bien l’opposition qui souhaite désormais l’effacer, ou le renommer – en tout cas l’encadrer jusqu’à ce qu’il ne soit plus applicable, alors qu’il est déjà si peu appliqué. Et c’est bien à notre majorité qu’il revient de protéger l’équilibre délicat qui a été trouvé en 2004. Nous sommes donc presque à fronts renversés, puisqu’il me revient de convaincre la majorité d’hier des raisons pour lesquelles la majorité d’aujourd’hui n’a pas à déséquilibrer l’édifice construit à la demande du Président Jacques Chirac, de sa ministre Roselyne Bachelot et de notre collègue Nathalie Kosciusko-Morizet – mais aussi de notre collègue Martial Saddier, rapporteur en 2004 de l’avis de la commission des affaires économiques de notre assemblée sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement.

Dans cet avis déposé le 11 mai 2004, notre collègue s’était opposé à tous les amendements modifiant la rédaction de l’article 5 de la Charte, consacré au principe de précaution. Notre collègue, qui propose aujourd’hui de faire explicitement référence au principe d’innovation, s’était à l’époque, opposé à un amendement allant dans ce sens au motif – tout à fait recevable – que le principe d’innovation est d’ores et déjà consacré à l’article 9 de cette même Charte de l’environnement. Cet article précise en effet : « La recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l'environnement. » Estimant inutile de répéter le mot « innovation » à plusieurs endroits de la Charte de l’environnement, estimant que l’amendement tendant à associer le principe de précaution au principe d’innovation était déjà satisfait, notre collègue en a donc proposé le rejet. C’est par ces mêmes motifs que je vous proposerai donc tout à l’heure de voter contre l’amendement de notre collègue qui propose de faire aujourd’hui ce qu’il proposait de ne pas faire hier. À moins bien sûr qu’il ne décide, avec sagesse, de retirer son amendement, sur lequel il aurait émis un avis défavorable hier…

Aujourd’hui, MM. Woerth, Abad et plusieurs de leurs collègues nous proposent, pour la quatrième fois depuis 2012, de modifier la rédaction de l’article 5 de la Charte de l’environnement de manière à substituer aux mots « principe de précaution » les mots « principe d’innovation responsable ». L’exposé des motifs de cette proposition de loi constitutionnelle précise que « le principe de précaution seul, peut être parfois un principe d’inaction, d’interdiction et d’immobilisme ». Fort de ce qui n’est donc qu’une hypothèse, il est proposé de marier les concepts d’innovation et de responsabilité dans un même principe qui ne se substituerait pas au principe de précaution mais en constituerait le nouveau nom. Le sentiment premier, à la lecture de cette proposition, est qu’elle est tout à fait étrangère au choc de simplification qui réclame une certaine stabilité de la norme, a fortiori lorsqu’il s’agit de la norme constitutionnelle.

La proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui, non seulement ne répond pas à l’objectif qu’elle prétend rechercher – la liberté d’innover qui buterait contre le principe de précaution – mais s’y oppose.

Pour éclairer notre débat, il convient tout d’abord de rappeler, fût-ce brièvement, le sens du principe de précaution. Car ce sens est caricaturé à l’excès par les auteurs de la présente proposition de loi.

Rappelons que le principe de précaution constitue le quinzième des vingt-sept principes de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement adoptée au terme du Sommet de la Terre qui s’est tenu au Brésil en juin 1992. Ce principe est ainsi rédigé : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. » Dès 1992, force est de constater que le principe de précaution s’applique dans des situations très précises et rares, c’est-à-dire en cas « d’absence de certitude scientifique absolue ». Dès 1992, force est de constater que le principe de précaution n’est pas le contraire de l’action mais bien un puissant appel à l’action : il commande en effet d’agir et non pas de remettre à plus tard.

Cette définition est importante et il convient d’en souligner les éléments principaux pour dissiper les fantasmes et pour démontrer que le principe juridique de précaution n’a rien à voir avec le principe médiatique de précaution, employé à tort et à travers.

Premier constat : le principe de précaution n’a pas vocation à orienter l’action des personnes privées mais l’action des personnes publiques. Il n’impose directement aucune obligation de faire ou de ne pas faire à des entreprises ou à des chercheurs.

Deuxième constat : le principe de précaution s’applique dans une situation précise et rare. Une situation marquée par l’absence de certitude marquée par des risques bien précis : un « risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement ». Sa définition dans le code de l’environnement précise en effet clairement que cette situation d’incertitude scientifique est définie « compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ». C’est donc bien à la science et non à l’irrationnel d’alerter l’État sur l’existence d’une situation d’incertitude scientifique. Dans sa définition même le principe de précaution est clairement un appel à la science.

Troisième constat : le principe de précaution ne précise jamais que la réponse à l’incertitude scientifique doit être l’inaction ou l’interdiction. Le code de l’environnement précise à l’inverse que le principe de précaution commande d’agir car il « ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées ». Appel à l’action, mais aussi à l’intelligence car c’est bien la réflexion, la recherche et la délibération qui permettront de définir ce qu’est une mesure effective et proportionnée.

L’inscription du principe de précaution à l’article 5 de la Charte de l’environnement va contribuer à en préciser le sens et la portée. Cette rédaction a eu précisément pour mérite de clarifier définitivement le lien entre le principe de précaution et la recherche scientifique. C’est ce lien qui est mis en doute par la proposition de loi constitutionnelle dont nous débattons aujourd’hui.

Cette remise en cause est-elle nécessaire ? Non, et ce pour les raisons suivantes.

En premier lieu, le principe de précaution n’est pas contraire à l’innovation, qu’il intègre déjà. En effet, sa définition par la Charte de l’environnement précise sans ambiguïté que le principe de précaution appelle la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques. En situation d’incertitude scientifique, le principe de précaution ne suppose pas « moins de science » mais « plus de science ». Le principe de précaution fait obligation à l’État d’encourager la recherche pour en savoir plus sur ce risque encore mal identifié, ce risque pour lequel nous ne disposons pas de recul, de précédent ou d’accord entre experts. Clairement, concrètement, le principe de précaution est un appel à la science, à l’intelligence, au rationnel.

Il faut par ailleurs lire la Charte de l’environnement en entier et non par morceaux. Que dit l’article 9 de cette Charte ? Que la recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Comme le précisent les travaux préparatoires de la Charte, l’article 5 sur le principe de précaution ne peut être lu qu’en correspondance avec cet article 9 qui fait obligation à l’État d’encourager la recherche et l’innovation.

Non seulement le principe de précaution suppose déjà la recherche et l’innovation mais, en outre, il ne s’oppose nullement à la croissance économique comme le prétendent pourtant les auteurs de la proposition de loi. Le principe de précaution précise lui-même que les mesures prises sur son fondement doivent l’être à « un coût économique raisonnable ». En outre, l’article 6 de la Charte de l’environnement précise : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. » Nous sommes bien loin de la théorie de la décroissance agitée comme un épouvantail autour du principe de précaution.

L’argument selon lequel il serait nécessaire d’écrire le mot « innovation » au sein de l’article 5 de la Charte de l’environnement n’a donc pas de sens.

En deuxième lieu, accoler le mot « responsable » au mot « innovation » n’a pas davantage de justification. Il faut en effet rappeler, comme le Conseil d’État l’a fait par une décision rendue en référé le 25 septembre 1998 à la demande de l’association Greenpeace France, que le principe de précaution est un principe de procédure, de décision. Le principe de précaution n’est pas une cause nouvelle d’engagement de la responsabilité civile ou pénale d’une personne privée. Aucune décision de justice civile ou pénale n’a jamais condamné qui que ce soit sur le fondement du principe de précaution lui-même. Je le dis clairement : tel qu’il est aujourd’hui rédigé dans la Charte de l’environnement, le principe de précaution engage le législateur à définir des procédures de décision adaptées à l’incertitude scientifique radicale. Le principe de précaution est un appel à la responsabilité politique au sens noble, non à la responsabilité du chercheur ou de l’entrepreneur.

Or créer un principe d’innovation responsable dans notre Constitution, c’est appeler l’État à définir et à distinguer l’innovation responsable par opposition à l’innovation irresponsable, la bonne innovation et la mauvaise innovation et – pourquoi pas ? – la bonne science et la mauvaise science. Paradoxalement, nous sommes donc invités à dire ce que doit être la recherche. Est-ce à l’État, par avance, de dire ce en quoi doit consister l’innovation, la création ou l’invention ? Je ne le crois pas et je crois à l’inverse qu’il s’agit ici d’un chemin très dangereux sur lequel on veut nous engager. Le concept d’innovation irresponsable, si l’on n’y prend garde, constituera un moyen de pression sur le législateur pour que ce dernier sanctionne ou pénalise l’innovation qui ne serait pas conforme à certains critères préétablis. Voici un avenir auquel je ne me résous pas, celui d’une judiciarisation et d’une pénalisation, de notre société en général et de la recherche en particulier. Là aussi, prenons garde de ne pas remettre inutilement en cause l’équilibre délicat réalisé en 2004.

En troisième lieu, remplacer les mots « principe de précaution » par les mots « principe d’innovation responsable » est source de confusion. Concrètement, un même contenu s’appellera « principe de précaution » en droit international, en droit de l’Union européenne et dans la loi française, mais, curieusement, s’appellera « principe d’innovation responsable » dans la Charte de l’environnement adossée à la Constitution française ! Cette façon de faire bousculera la hiérarchie des normes et suscitera d’interminables débats, dans notre hémicycle ou devant le juge pour savoir si ce changement de nom induit un changement de sens et si l’appellation « principe de précaution » se concilie ou non avec l’appellation « principe d’innovation responsable ».

Qu’y a-t-il de plus contraire au choc de simplification que d’appeler une même règle de droit par plusieurs noms ? Le choc de simplification suppose à mon sens qu’une règle ait partout et toujours le même nom. Appelons un chat un chat, et le principe de précaution le principe de précaution…

En quatrième lieu, il est faux de prétendre que ce changement de nom permettrait de clarifier l’interprétation du principe de précaution. La lecture attentive de la jurisprudence du Conseil d’État, de la Cour de cassation ou des décisions du Conseil constitutionnel permet de se convaincre qu’un tel risque n’existe pas.

Un arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles le 4 février 2009 est souvent cité par les opposants au principe de précaution. Certes, dans cette affaire, les parties au procès avaient beaucoup écrit du principe de précaution. Mais ce n’est pas sur ce fondement que la cour d’appel a ordonné l’enlèvement de l’antenne relais litigieuse, mais bien parce que l’opérateur avait promis de respecter certaines normes d’émission et de distance pour l’implantation de son antenne-relais, promesse qui n’a pas été tenue. Le principe de précaution n’a donc rien à avoir avec ce rappel de bon sens selon lequel une promesse doit être tenue.

Récemment, par une décision du 11 décembre 2013, le Conseil constitutionnel a rejeté une question prioritaire de constitutionnalité par laquelle la société Schuepbach contestait la conformité de la loi du 13 juillet 2011 interdisant la fracturation hydraulique au principe constitutionnel de précaution. Pour cette société, soucieuse de pouvoir rechercher et exploiter des hydrocarbures non conventionnels, le législateur avait utilisé à tort le principe de précaution en en faisant un principe d’interdiction, ici de la fracturation hydraulique.

Or le Conseil constitutionnel a considéré à très juste titre que cet argument était « inopérant ». En effet, la loi du 13 juillet 2011 relative à l’interdiction de la fracturation hydraulique, grâce notamment à l’intervention du président Jean-Paul Chanteguet, n’est pas fondée sur le principe de précaution, mais sur le principe de prévention. Et le Parlement et le Conseil constitutionnel ont donc été tout à fait en mesure de distinguer le principe de précaution du principe de prévention, également inscrits dans la Charte de l’environnement. Cette décision du Conseil constitutionnel est importante, car la polémique sur le principe de précaution tient généralement à ce que ses détracteurs le confondent avec le principe de prévention, d’application bien sûr plus fréquente.

En définitive, les motifs de cette proposition de loi ne résistant pas à l’analyse politique ou juridique du principe de précaution, pourquoi ses auteurs la présentent-ils si souvent – quatre fois en deux ans – devant la représentation nationale ?

Mon sentiment est que depuis le vote de la Charte de l’environnement, puis le Grenelle de l’environnement, il est devenu beaucoup plus difficile de s’en prendre directement à l’environnement et au droit de l’environnement ; il est plus facile de s’en prendre au principe de précaution. Mais ne nous y trompons pas : cette guerre d’usure contre le principe de précaution est bien une critique de l’environnement, de cet environnement qui « commence à bien faire ». Je n’ignore pas les résistances que suscite encore le principe de précaution. Ce dernier oblige à redéfinir les rapports du politique et de l’expert. Il oblige le politique à élargir le champ de l’expertise et le nombre des experts à écouter, dont certains sont parfois, des lanceurs d’alerte. Face à certains risques bien précis, le politique ne peut plus attendre que certains experts lui disent comment agir. Ce qui déplaît forcément à certains experts officiels qui se pensent seuls légitimes. Ce débat sur l’expertise, nous pouvons le prolonger mais, de grâce, ne le réduisons pas à un débat sur le nom du principe de précaution.

Tels sont, mes chers collègues, les principaux motifs pour lesquels je vous propose de rejeter la proposition de loi constitutionnelle de MM. Woerth et Abad. Le principe de précaution n’est pas contraire à l’innovation et à l’esprit d’entreprise : il en est au contraire la condition.

Et de vous à moi : tout ce temps et toute cette énergie consacrée à caricaturer le principe de précaution ne seraient-ils pas plus utilement mis à profit pour discuter de la transition écologique ou énergétique ? Ne devrions-nous pas consacrer nos travaux à faire plutôt qu’à défaire ? Ne devrions-nous pas construire plutôt que déconstruire ? Ne devrions-nous pas nous concentrer sur la préparation de la 21e conférence des parties qui se tiendra à Paris, en décembre 2015, pour définir enfin un accord international pour la lutte contre le changement climatique ? Ne serait-il pas plus utile de s’attaquer à la précarité énergétique, d’encourager l’agro-écologie ou de lutter contre la pollution de l’air ?

Que penseront de nous les générations futures lorsque, dans cinquante ans, ils découvriront que nous débattions du nom d’un principe plutôt que de lutter de toutes nos forces contre le changement climatique ? Sans doute auront-ils à l’esprit cette phrase célèbre d’un ancien Président de la République : « la maison brûle, mais nous regardons ailleurs ».

Mme Geneviève Gaillard. Pour la cinquième fois en deux ans, certains parlementaires ont déposé une proposition de loi tendant à supprimer le principe de précaution de notre Constitution alors que la Charte constitutionnelle de l’environnement a été adoptée à l’initiative d’une majorité de droite. Et j’aime à rappeler que j’ai été, à l’époque, une des seules élues de gauche à l’avoir votée, estimant qu’il était plus utile d’avancer plutôt que de cliver.

Aujourd’hui, sous la pression de divers lobbies, la droite présente une proposition de loi constitutionnelle qui a pour but de vider de sa substance le seul principe constitutionnel de la Charte de l’environnement : le principe de précaution. L’exposé des motifs voudrait convaincre de la nécessité – sinon de l’intérêt – de reformuler le principe de précaution, profitant de l’occasion pour l’amoindrir, le caricaturer, le vider de son sens et de son effectivité. On nous vante un « principe d’innovation responsable » ; à première vue, c’est justement l’objet du principe de précaution. On pourrait encore décliner de nombreuses définitions telles la mise en application clairvoyante et prudente des progrès scientifiques et techniques… Mais quel intérêt de reformuler à l’infini ce qui a déjà été acté ?

Il faut cesser de vouloir réinventer l’eau chaude ou le fil à couper le beurre. À vouloir changer de vocable, en refusant la normalisation des concepts, on risque de ne plus pouvoir échanger avec la communauté internationale. Le principe de précaution a été reconnu au niveau international lors de la déclaration de Rio, puis par le traité de Maastricht en 1992 ; sa définition a encore été précisée par la loi Barnier de 1995. Par comparaison, quelle est la valeur juridique du principe d’innovation responsable ? En droit, la responsabilité a un contenu précis : est juridiquement responsable celui qui agit en toute connaissance de cause, en possession de toutes ses facultés après avoir évalué les conséquences de ses actes. Or, précisément, dans l’application du principe de précaution, on ignore l’ampleur, les contours exacts du négatif, des risques potentiellement encourus. On ne voit pas comment le principe d’innovation responsable répondrait mieux que celui de précaution à la question de l’incertitude scientifique. Le principe d’innovation responsable est flou et n’apporte aucune solution concrète.

Il se pourrait alors que, sous couvert de préoccupations éthiques, il s’agisse libérer le modèle industriel et technique de toutes considérations philosophiques ou morales. En fait, les détracteurs du principe de précaution et les journalistes ont joué un rôle capital dans cette entreprise de confusion, en n’ayant de cesse de discréditer le principe de précaution au profit du principe de prévention qui, lui, sert à gérer un risque avéré, bien délimité et connu. Le but est de canaliser toutes les frustrations d’interdiction, de contraintes et de restrictions sur un bouc émissaire : le principe de précaution. Renonçant à abroger un principe constitutionnel, ses opposants tentent aujourd’hui d’en diminuer la portée au profit d’une prétendue croissance, de la compétitivité – comprenez : du profit à court terme et de l’exploitation de masse.

Cette proposition de loi, sous couvert d’une volonté affichée de responsabilisation, relève en fait, au mieux d’un quiproquo, au pire de la mauvaise fois caractérisée, car le principe de précaution n’a jamais signifié le blocage ou l’interdiction de la recherche. Il impose simplement le temps de l’évaluation et de la vérification. Il impose une éthique à la décision politique et exige le temps de la réflexion, ce qui s’oppose au profit rapide et à court terme. Voilà pourquoi le principe de précaution ne plaira jamais à certains. Hans Jonas, cité par l’exposé des motifs, se retournerait dans sa tombe en voyant comment son principe de responsabilité est utilisé pour mettre à bas un principe de précaution qui en est la meilleure traduction moderne. Sans le principe de précaution, sous couvert du principe d’innovation responsable, nous aurions déjà commis beaucoup d’atteintes à l’environnement. On ne peut être responsable que de ce que l’on connaît ; le principe de précaution est le seul outil qui permette d’anticiper l’inconnu. L’adoption de cette proposition nous exposerait au laxisme et à l’inconséquence. Bien gouverner, ce n’est pas juste voir de manière responsable, c’est prévoir. Le principe d’innovation, tel que l’on nous le présente, est irresponsable. Je l’ai considéré avec la plus grande précaution et j’appelle à ne pas le valider.

M. Michel Heinrich. Avec cent cinquante de mes collègues, je suis signataire de cette proposition de loi qui ne perturbe en rien le principe de précaution et ne le confond pas avec celui de prévention.

Je ne pense pas que nous fassions preuve d’irresponsabilité mais permettez-nous, car nous sommes un nombre important de parlementaires à l’avoir voté il y a dix ans, de changer d’avis : à l’observation des faits, il semble que le principe de précaution, tel qu’il est appliqué, inhibe les initiatives et constitue un frein pour notre pays. La croissance se fait par l’innovation ; or notre pays est, dans ce domaine, entré dans une spirale de déclin. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée a été divisée par deux en trente ans, passant de 24 % à 13 %. Il s’agit d’envoyer un signal fort aux Français et aux entreprises en substituant au principe de précaution un nouveau principe, celui d’innovation et celui de la responsabilité.

L’innovation est au cœur de la croissance économique et passe par la recherche et sa valorisation. L’innovation est un des grands principes qui régissent notre société, et il devrait être inscrit dans la Constitution afin d’être consacré, d’irriguer le droit et d’être protégé comme doit l’être tout grand principe. Nous devons prendre des risques technologiques avec prudence, mais nous ne devons pas bannir des recherches au motif qu’elles pourraient en présenter. Toute recherche comporte des risques, car le risque zéro n’existe pas. Il existe une défiance envers la technologie et la science qui parfois est légitime ; l’individu, l’entrepreneur ou encore le politique doivent rendre des comptes pour les actes dont ils ont la responsabilité. C’est pourquoi le principe d’innovation se doit d’être responsable, mais le principe de responsabilité n’est pas anti-technologique.

Le principe de responsabilité englobe ceux de précaution, de prévention, de réparation, d’information et de réparation. Tous se trouvent d’ailleurs dans la charte de l’environnement de 2004. Le principe d’innovation responsable permet de mieux définir et encadrer le principe de précaution, qui ne doit pas devenir cause de blocage : or, pris isolément, il peut devenir source d’interdiction, d’inaction et d’immobilisme ; c’est pourquoi il ne peut s’inscrire dans le cadre du principe d’innovation. En remplaçant le principe de précaution par le principe d’innovation responsable, nous encouragerons la recherche à prendre en compte autant les opportunités que les risques. Cet équilibre permettra à notre pays d’avancer plus rapidement dans un grand nombre de domaines en particulier les nanotechnologies, les biotechnologies, le nucléaire et bien d’autres.

Mme Laurence Abeille. Le groupe écologiste s’oppose fortement à cette proposition de loi en complet décalage avec nos sociétés. Sur la forme déjà, ce texte est plus que mal venu : son titre même dissimule mal son objet qui est de supprimer le principe de précaution, un des principes fondateurs de notre droit de l’environnement. Il eût été honnête de l’affirmer clairement.

Au demeurant, le fait que cette proposition de loi constitutionnelle ne soit signée que par la moitié de votre groupe politique montre que son objet est loin de faire l’unanimité dans vos rangs. De plus, supprimer une disposition que votre famille politique a inscrite dans notre Constitution il y a moins de dix ans est illogique. Enfin, ce texte n’aurait aucune portée puisqu’il se bornerait à changer le nom d’un principe déjà communément admis. L’objectif de l’UMP est d’attaquer un principe de bon sens au nom de la « modernité » et de croyances scientistes particulièrement dangereuses en cette période de risques sanitaires toujours plus grands. Car, sur le fond, vouloir saborder le principe de précaution est loin de constituer une novation responsable : c’est même un souhait dangereux. Dans un monde de plus en plus complexe et où les technologies sont toujours plus présentes, il est logique que les règles soient plus nombreuses. Croire que le dogme libéral de la déréglementation serait la solution à un monde complexe est contraire à toute logique. Un développement soutenable qui protège notre environnement et notre santé, nécessite des principes forts, comme le principe de précaution.

Je souhaite rappeler à l’UMP que l’effort technologique de nos sociétés accroît les risques et doit donc être encadré. Le principe de précaution est de plus en plus invoqué, car les risques nouveaux sont toujours plus présents : pollutions, risques liés aux ondes électromagnétiques, aux perturbateurs endocriniens, aux nanotechnologies et nanoparticules, aux pesticides, à la pollution de l’air, au nucléaire, aux OGM, aux gaz de schiste, etc. Face à tel contexte, il semble que l’UMP prône le laisser-faire. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail alerte fréquemment sur ces risques tandis que l’Agence européenne de l’environnement, dans son dernier rapport intitulé Signaux précoces et leçons tardives, pointait justement le laxisme et l’attentisme des politiques face aux nouveaux risques technologiques. Nous avons eu de nombreuses alertes par le passé auxquelles nous n’avons pas été assez attentifs – l’amiante, par exemple. Le groupe écologiste se bat donc pour que ce principe de précaution soit la pierre angulaire de notre droit. Rappelons que ce principe n’a encore que très peu de portée normative et qu’aucune loi n’a été déclarée inconstitutionnelle en son nom. Il est donc curieux de penser qu’il empêcherait la libéralisation de la croissance ou le développement des technologies. Le principe de précaution, s’il est applicable, permet le développement de technologies sans sacrifier la santé et l’environnement ; il pose des garde-fous. Vouloir le supprimer est irresponsable.

M. Jacques Krabal. Le texte présenté aujourd’hui fait écho au débat relatif à ce que doivent être le progrès et l’innovation et aux risques qu’ils comportent dans notre société, ainsi qu’à notre méfiance contemporaine vis-à-vis de la science. L’exposé des motifs commence par une citation de Victor Hugo : « Oser le progrès est à ce prix ». Le même Victor Hugo, conditionné par son siècle, écrivait aussi dans Les Misérables : « La vie générale du genre humain s’appelle le progrès, le pas général du genre humain s’appelle le Progrès. », ou encore : « Ouvrez une école, vous fermerez une prison ». C’est tout l’esprit du XIXe siècle, fasciné par le progrès et pétri de positivisme qui s’exprime par ces mots.

Mais le XXe siècle a apporté quelques bémols à cette croyance aveugle dans un progrès réputé faire avancer l’humanité. N’oublions pas que l’Allemagne nazie était le pays le plus avancé scientifiquement, celui des prix Nobel, de la connaissance et du progrès technique. Le constat est sans ambiguïté : la science moderne ne se borne plus à être contemplative. C’est pourquoi il ne faut pas opposer principe de précaution et principe d’innovation.

Notre problème pourrait se résumer à cette question : comment concilier ces deux principes qui n’ont rien à voir avec le principe de prévention ? Comme toujours, cela dépend de l’interprétation de chacun. Si les députés PRG et RRDP sont de fervents partisans de la science, la vulgarisation et la diffusion scientifiques n’en doivent pas moins être améliorées à une époque où les disciplines scientifiques sont de plus en plus spécialisées et cloisonnées entre elles – comme vis-à-vis du grand public, ce qui favorise la montée des croyances irrationnelles. Mais si nous pensons que cette méfiance à l’égard de la science doit être combattue, nous n’en sommes pas moins convaincus que le progrès scientifique doit être encadré juridiquement. Il est devenu envahissant et peut paraître incontrôlé. Il bouleverse les structures sociales et pourrait se retourner contre l’humanité comme la créature se retourne contre le docteur Frankenstein.

L’exposé sommaire de la proposition de loi cite Hans Jonas et son ouvrage de référence Le principe de responsabilité. À juste titre, cet auteur considère que nous devons intégrer dans nos raisonnements la préoccupation des générations futures et préconise une logique de prudence propre à préserver l’homme et l’environnement. Il serait vain de résumer ses travaux en quelques phrases alors qu’ils ont pour partie inspiré le principe de précaution inscrit dans notre droit positif. Apparu à la fin des années soixante en Allemagne, le principe de précaution a été consacré dans plusieurs textes internationaux – déclaration de Rio en 1992, deuxième conférence des Nations Unies –, introduit dans le droit communautaire par le traité de Maastricht et c’est la loi dite Barnier, alors député UMP, en 1995 qui l’a intégré dans le droit français avant sa consécration dans le bloc de constitutionnalité avec son inscription dans la Charte de l’environnement en 2004. Sa définition est claire : principe d’action, principe d’inaction, blocage, contrainte juridique et universelle.

Le principe de précaution a-t-il été détourné de sa définition originelle ? Personne ne défend la théorie du risque zéro et nous sommes conscients qu’une part de risque est toujours présente. Mais, compte tenu de son inscription dans le droit international, européen et national, il serait imprudent d’en priver notre Constitution. Nous demeurons exposés à un certain nombre de menaces, de pollutions et de dérives possibles du progrès scientifique et un principe juridique, fût-il constitutionnel, mais sans portée normative, reste une arme par trop faible pour canaliser le torrent du progrès. Voilà pourquoi je soutiens la position de notre rapporteure.

M. Philippe Plisson. Je juge cette proposition de loi pour le moins incongrue, à contresens de la prise de conscience d’une majorité de nos concitoyens de la nécessité d’une remise en cause de notre système productiviste. Nous sortons d’une table ronde au cours de laquelle les participants ont, une fois de plus, tenu des propos alarmistes sur la biodiversité et pointé les ravages d’un mode de consommation caractérisé par l’outrance et l’absence, précisément, de précaution. Alors même que le GIEC nous alarme sur le réchauffement climatique et que la France va organiser la 21e conférence des parties pour s’évertuer à mobiliser le monde sur ces sujets déterminants, c’est le moment que choisit une frange de l’opposition pour proposer la suppression du principe de précaution et, trêve d’arguties, d’ériger en prétexte d’innovation un progrès dans ce qu’il a de plus néfaste lorsqu’il privilégie la production au détriment de la préservation ! Il faut donc refuser ce retour en arrière catastrophique et voter contre cette proposition de loi et pour la suppression de son article unique.

M. Martial Saddier. Il aura fallu plus de deux années, soit la moitié d’une législature pour parvenir à inscrire la Charte constitutionnelle de l’environnement dans le texte le plus important de notre République. J’ai eu l’honneur, à l’époque de l’unique commission des affaires économiques, de rapporter le texte aux côtés de Mme Kosciusko-Morizet qui était rapporteure au fond pour la commission des lois. Deux très longues années qui appellent à l’humilité, car nous ne parlons pas d’un texte de loi, à portée directe, mais d’un principe constitutionnel.

Il ne faut pas oublier les débats que nous avons dû mener au sein de notre propre majorité, mais qui ont aussi eu lieu dans l’opposition de l’époque dont peu de membres, comme Mme Gaillard, ont voté ce texte constitutionnel. Je rappelle encore le nombre impressionnant d’amendements déposés des deux côtés, et que nous avons refusés. Je n’en ai pour ma part déposé qu’un seul, afin de préciser que les autorités publiques seraient concernées dans leurs domaines d’attribution ; et c’est le seul amendement qui ait modifié l’article 5 de la Charte de l’environnement.

Voilà pourquoi, à titre personnel, je ne suis pas favorable à la modification proposée de la Charte de l’environnement et ne voterai pas cette proposition de loi constitutionnelle. Le principe de précaution n’est pas une invention française ; il existe à travers des textes européens et internationaux qui nous engagent et la France n’a pas été le premier pays européen à inscrire le principe de précaution dans sa Constitution : d’autres pays, comme le Portugal, l’avaient déjà fait bien avant nous.

Je rappelle par ailleurs que jamais le Conseil constitutionnel n’a invalidé de disposition législative, aucune instance judiciaire n’a infirmé une décision de justice civile ou pénale, en se fondant le principe de précaution. Je rappelle encore que la primauté du droit européen sur le droit national ferait que le principe de précaution s’appliquerait à nous, même si nous le supprimions. Remarquons par ailleurs que le principe de précaution est le plus souvent évoqué dans le domaine de la santé, alors que l’article 5 de la Charte de l’environnement, à l’époque, ne s’y appliquait pas – les rapports et débats de l’époque ne laissent place à aucune ambiguïté à ce sujet. La question n’est pas d’ordre juridique, mais politique et idéologique, ce que je conçois et respecte parfaitement. Mais sur le plan juridique, le texte proposé n’a pas de sens, un même principe ne pouvant différer dans la Charte de l’environnement et dans le reste du droit – droit interne, européen et international.

Cela a peut-être été l’échec de nos travaux de 2004 et 2005 qui ont pourtant tourné autour de la définition des principes de prévention et de précaution. Nous utilisons à tort et à travers – y compris la presse – le principe de précaution à la place de celui de prévention : les crues, l’intoxication alimentaire, les avalanches, le risque nucléaire, n’ont rien à voir avec le principe de précaution ; il s’agit du principe de prévention.

Mes chers collègues, je ne lis pas dans le marc de café, ni dans ce qui anime les décisions du groupe socialiste et encore moins dans les pensées de Mme la rapporteure : au moment du dépôt des amendements, je ne connaissais pas la position du groupe SRC, ni l’avis de la rapporteure sur cette proposition de loi. Je répète qu’à titre personnel, je ne souhaite pas que l’article 5 de la Charte constitutionnelle soit modifié ; mais, si cela devait être le cas, je préfèrerais qu’il soit amendé ou complété plutôt qu’abrogé. C’est ce qui explique que j’ai présenté un amendement.

M. Claude de Ganay. Comme M. Michel Heinrich, j’ai été surpris par les propos de nos collègues socialistes qui, à plusieurs, reprises, ont parlé d’irresponsabilité. Par-delà les aspects techniques, je me réjouis que nous puissions débattre de la ligne de démarcation qui marque la rupture entre l’innovation au sens traditionnel et l’innovation responsable. Ce débat est une nécessité pour notre pays, qui voit la part de ses investissements en recherche et développement s’affaiblir depuis plusieurs années. Je considère que ce principe d’innovation responsable nous oblige tous – politiques, industriels, scientifiques et public – à réfléchir sur notre capacité à anticiper les inévitables conséquences du processus d’innovation. Acter le principe d’innovation responsable, c’est redonner à l’innovation une place prépondérante dans la sphère publique et la sphère industrielle et scientifique. Pour ces raisons, je ne peux que soutenir cette proposition de loi qui va dans le sens d’un progrès responsable et d’un dialogue apaisé entre citoyens, politique et innovation industrielle.

M. Julien Aubert. Je tiens tout d’abord à faire part de ma stupéfaction en entendant les imprécations et invectives lancées depuis certains bancs à l’occasion de l’examen d’un texte qui mérite débat. Parmi les adjectifs utilisés, j’ai entendu « illogique », « incongru », « irresponsable » – on a même fait allusion à l’Allemagne nazie ! C’est donc que le « point Godwin » a été atteint… (Murmures sur divers bancs)

J’ai ensuite entendu une seconde catégorie d’arguments qui voudraient que, puisque les textes concernés ont été votés il y a une dizaine d’années, il était illogique de revenir dessus. On voit mal pourquoi le législateur s’interdirait de modifier ou d’amender des dispositions qui, à l’usage, se seraient révélées contre-productives ou néfastes.

Notre collègue Martial Saddier a eu raison de rappeler que la définition originelle du principe de précaution, dans son sens juridique, est beaucoup plus étroite que ce que le débat politique a pu en faire et que cela a conduit à galvauder le principe de précaution ; c’est pourquoi je n’aborde pas cette proposition de loi constitutionnelle visant à instituer un principe d’innovation responsable sur le plan juridique, mais bien sûr le plan politique.

Le message du principe de précaution, tel qu’il est aujourd’hui entretenu par le débat public, c’est que la France a peur du progrès. L’idée est d’envoyer un signal politique sur une question de fond entre un principe passif, le principe de précaution, devenu un frein, et un principe actif, celui d’un développement responsable, voire soutenable. Il ne s’agit pas du même principe : la prudence et la précaution, ce n’est pas la même chose ; lorsqu’il neige, la précaution, c’est de rester à la maison ; la prudence, c’est de rouler lentement. La proposition de loi qui nous est soumise consiste à dire que, lorsqu’il neige, la France ne doit pas rester à la maison, elle doit apprendre à rouler prudemment pour ne pas basculer dans le fossé.

Certains des propos que nous venons d’entendre m’ont frappé en ce que j’y ai vu une forme de procès du progrès : un orateur est allé jusqu’à dire qu’en défendant le principe d’innovation responsable, on cherchait à réhabiliter un modèle productiviste… Au-delà du débat qui nous occupe, deux conceptions s’opposent : d’un côté, celle des tenants de l’idéologie dite de l’économie circulaire, qui vise à la décroissance et à basculer dans un modèle dont les citoyens n’ont jamais débattu, un modèle nouveau, parfois influencé par les théories écologistes anticapitalistes les plus dures ; de l’autre, celle de ceux qui, derrière la notion d’innovation responsable, ont envie d’être à la hauteur des générations qui nous ont précédés, de continuer à inventer, de continuer à innover et bâtir le progrès.

Pour nous, la croissance n’est pas un vain mot ; elle peut se poursuivre et nous n’allons pas basculer dans un monde de régression ou de croissance zéro. Voilà tout le débat politique que sous-tend cette discussion ; et après avoir entendu la faiblesse des arguments avancés contre cette proposition de loi, je suis deux fois plus convaincu que l’innovation, à l’instar des espèces menacées, doit être protégée !

M. Guillaume Chevrollier. Pour ma part, j’ai signé cette proposition de loi constitutionnelle tendant à instituer un principe d’innovation responsable, car la France est engluée par une application trop stricte du principe de précaution. Plusieurs collègues de l’UMP l’ont rappelé et c’est le sentiment des acteurs économiques sur le terrain, de ceux qui entreprennent et innovent. Ce principe conduit à l’interdiction, l’inaction et l’immobilisme, ce qui contrarie le redressement de notre pays. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe de précaution – il faut anticiper les risques technologiques –, mais de redonner à l’innovation la place qui lui revient dans une société qui met le progrès en avant.

La compétitivité de nos entreprises est à ce prix : rappelons que la part de l’industrie dans la valeur ajoutée ne cesse de baisser en France, au point de tomber aujourd’hui à 13 %. Cette situation appelle de notre part une réaction politique. Nos investissements en recherche et développement sont inférieurs à ceux de nos concurrents, en dépit du crédit d’impôt recherche. Il nous faut donc impérativement réagir et rendre à l’innovation la place qui doit être la sienne. Notre pays doit retrouver l’audace, la créativité et le goût de la prise de risque, s’il veut regagner son rang dans l’économie mondiale.

Au-delà du débat politique, cette proposition de loi donne un signal positif à notre société.

*

La Commission en vient à l’examen de l’article unique de la proposition de loi, en commençant par deux amendements identiques, CD3 et CD2, respectivement présentés par la rapporteure pour avis et par Mme Abeille.

Mme la rapporteure pour avis. Pour les raisons que je vous ai exposées, je propose la suppression de l’article unique de cette proposition de loi.

Mme Laurence Abeille. Je propose également de supprimer cet article. J’aimerais que l’on me donne des exemples dans lesquels le principe de précaution serait un frein à l’innovation. J’y vois pour ma part une garantie pour l’avenir ; c’est une profonde erreur de croire que le principe de précaution serait un obstacle à l’innovation. Vous associez la baisse de la croissance à l’apparition du principe de précaution, ce qui est proprement stupéfiant : cela fait déjà bien des années que la croissance baisse et elle ne reviendra probablement pas ! L’innovation dont nous avons besoin sera bien celle qui nous permettra de construire une société post-croissance et de retrouver la prospérité et l’emploi. Imaginer que la croissance pourrait revenir comme par magie, grâce à la suppression du principe de précaution, et faire disparaître tous les problèmes est à mon sens une très grave erreur, qui risquerait de nous plonger plus avant dans la crise.

M. Michel Heinrich. Je rappelle que la substitution du principe d’innovation responsable à celui de précaution ne fait pas disparaître ce dernier de la hiérarchie des normes puisqu’il demeure inscrit à l’article 191 du traité relatif au fonctionnement de l’Union européenne ainsi que dans la loi Barnier de février 1995. Trop souvent mis en avant dès qu’il est question d’innovation, le principe de précaution en vient à inhiber l’innovation ; or la croissance passe par l’innovation – ce principe fait d’ailleurs l’unanimité dans cet hémicycle, y compris lorsque l’on parle de transition énergétique et de croissance verte. Et l’innovation ne dégage en rien de la responsabilité : j’ai entendu parler de dogme libéral et d’irresponsabilité, ce qui n’a rien à voir : il est parfaitement possible de lier innovation et responsabilité. Force en tout cas est de reconnaître que, quelque part, dans l’inconscient peut-être des Français, le principe de précaution a considérablement nui à bien des initiatives en les inhibant.

M. Julien Aubert. Vous venez de dire, madame Laurence Abeille, que la croissance ne reviendrait pas, ce qui est en contradiction avec certaines déclarations gouvernementales… Mais pour le coup, c’est un axiome ! (Murmures)

Le modèle économique de la croissance, c’est le capital de la population, plus l’epsilon lié au progrès technique, lui-même fruit de l’innovation. En encourageant l’innovation, on essaie d’encourager la croissance – et c’est bien pour cela que l’on investit autant dans la recherche et le développement. Vous, vous prenez le problème à l’envers… Plutôt que de débattre sur la place du principe de précaution, débattons de l’innovation ; qu’est-ce qui vous gêne dans les termes d’innovation et de responsabilité ? Je ne pense pas que vous soyez hostile à l’innovation, pas plus qu’à la responsabilité. La responsabilité n’est d’ailleurs pas qu’environnementale ; elle peut-être aussi sociale – nous aurions pu parler d’innovation soutenable. Nous voudrions mettre en avant le principe d’une innovation propice à la croissance tout en restant responsables, ce qui est un beau mot ; dans ces conditions, je ne comprends pas comment on pourrait être contre.

À l’opposé, le principe de précaution est beaucoup plus restrictif, voire nuisible, puisqu’il prévoit de mettre des freins là où l’on pressent qu’il y a un risque irréversible. C’est une autre façon de concevoir le progrès. Évidemment, si vous prenez comme axiome que le progrès est terminé et si vous prophétisez la fin de la croissance, tel Francis Fukuyama annonçant la fin de l’histoire, il est inutile de consacrer l’innovation puisque vous n’y croyez pas. Mais moi, qui ne crois pas à la stagnation de l’humanité et crois la croissance possible, je veux la consacrer : voilà pourquoi je m’oppose à la suppression de l’article.

Mme la rapporteure pour avis. Le débat pourrait se prolonger longtemps dans la mesure où nous sommes tous favorables à l’innovation et à la responsabilité, mais nous n’attribuons pas la même signification à ces termes. Ce qui est responsable aujourd’hui, c’est d’être précautionneux ; or c’est précisément ce que vous souhaitez retirer par votre texte. Nous sommes tous favorables à la croissance, mais ce qu’elle est devenue depuis plusieurs années nous conduit à y réfléchir autrement. La Charte de l’environnement date de 2004 ; on ne peut pas dire que nous ayons été épargnés par les crises durant les années précédentes !

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de nos échanges. En premier lieu, il ne me paraît pas honnête de lier le principe de précaution à la perte de croissance ou de productivité des entreprises. Le principe de précaution n’est pas un frein à la relance, bien au contraire ; il incite à rechercher davantage, à innover davantage, dans un souci de responsabilité au bon sens du terme, comme l’a reconnu Martial Saddier dont je salue la position. Il ne s’agit pas de libérer n’importe quelle énergie dans n’importe quelle condition pour se retrouver à en subir les conséquences par la suite, comme on l’a fait jusqu’à présent. Être responsable, c’est être capable d’imaginer les effets induits, pas uniquement sur le développement économique ou la croissance mais aussi sur la population, en termes de maladies et de conséquences sur la santé.

Suivant l’avis favorable de la rapporteure pour avis, les deux amendements sont adoptés et l’amendement CD1 rectifié de M. Saddier tombe.

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En conséquence, la commission donne un avis favorable à la suppression de l’article unique de la proposition de loi.

*

M. le président. Je vous informe que Mme Geneviève Gaillard suppléera M. Arnaud Leroy pour rapporter sur le projet de loi autorisant la ratification d'un amendement au protocole de Kyoto, qui sera examiné au cours de la séance publique du vendredi 28 octobre prochain.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mardi 25 novembre 2014 à 18 h 45

Présents. - Mme Laurence Abeille, M. Yves Albarello, M. Julien Aubert, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Louis Bricout, Mme Sabine Buis, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Guillaume Chevrollier, Mme Florence Delaunay, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, Mme Geneviève Gaillard, M. Claude de Ganay, M. Michel Heinrich, M. Jacques Krabal, Mme Viviane Le Dissez, M. Arnaud Leroy, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Philippe Plisson, M. Martial Saddier, M. Gilles Savary, M. Jean-Pierre Vigier

Excusés. - Mme Sylviane Alaux, Mme Chantal Berthelot, M. Christian Jacob, M. Franck Marlin, M. Bertrand Pancher, M. Napole Polutélé, M. Gilbert Sauvan, M. Gabriel Serville