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Commission des affaires économiques

Mercredi 6 mai 2015

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 56

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, accompagné de Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale de l’Autorité de la concurrence

La commission a auditionné M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, accompagné de Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale de l’Autorité de la concurrence.

M. le président François Brottes. Monsieur le président, vous faites partie des observateurs les plus experts de la vie économique de notre pays et de la manière dont s’y font et s’y défont les alliances – parfois avec votre aide ! Parmi les sujets à évoquer, citons le cartel des produits d’entretien et d’hygiène et des cosmétiques dont vous avez sanctionné treize fabricants par une amende de 950 millions d’euros. Pourquoi des ententes dans ce secteur ?

La filière des produits laitiers – notamment des yaourts sous marque de distributeur – a également fait l’objet d’une amende de 192,7 millions d’euros. Ces sommes sont-elles réellement versées ? Le cas échéant, vont-elles au budget général ou bien dans les comptes de l’Autorité ?

Le cartel du poulet subit, quant à lui, une sanction de 15 millions d’euros – somme que la presse juge trop clémente.

La grande distribution représente un sujet qui me tient particulièrement à cœur ; depuis que je me suis occupé des très longs contrats de franchise, je ne cesse de recevoir des témoignages d’amitié de la part des professionnels de ce secteur... Comme beaucoup, je me suis ému de la concentration des centrales d’achat : les fournisseurs ont de moins en moins de choix, et s’ils ne sont pas référencés dans une centrale, ils ne peuvent quasiment plus vendre leurs produits. Certes, le e-commerce commence à prendre le relais, mais sans forcément être assujetti à la même fiscalité. Quelle est votre position sur cette question et sur celle de l’injonction structurelle, toutes deux examinées dans le cadre de la loi Macron ?

En matière de télécommunications, le rachat de SFR par Numericable révèle un problème de concurrence entre les autorités de contrôle, nos opérateurs faisant face à deux ou trois entités – votre institution, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), voire le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) – aux missions spécifiques, mais aux avis parfois divergents. Le législateur n’a-t-il pas intérêt à simplifier le système ?

Je salue l’exemplarité de votre action : vous allez toujours au bout des dossiers, avec des délais souvent courts. Ainsi, dans le cas du rachat par Carrefour des magasins Dia, vous avez exprimé un avis en deux mois seulement – performance bienvenue dans le contexte des attentes fortes en matière sociale qui ont marqué ce dossier. Les annonces de fusion sont actuellement très nombreuses – notre commission devra ainsi prochainement débattre du dossier Nokia-Alcatel – et la réponse des autorités est souvent trop longue à venir. Or, on l’a vu sur l’exemple de General Electric et d’Alstom, cette lenteur est préjudiciable tant à l’activité commerciale des entreprises qu’à la sérénité des salariés. Comment réduire ces délais ?

M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence. Monsieur le président, c’est avec plaisir que je continuerai notre dialogue pour éclairer les différents aspects de l’activité récente de l’Autorité de la concurrence. Je suis accompagné par Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale, qui dirige les services d’instruction.

Je consacrerai d’abord quelques développements aux dernières actualités, et avant tout aux ententes que nous avons sanctionnées dans le domaine des produits de grande consommation – les shampooings, gels douche et nettoyants, mais également les yaourts et aujourd’hui même, la volaille. J’insisterai sur l’approche au cas par cas que nous avons adoptée dans le traitement de ces dossiers, sur notre méthodologie de calcul des sanctions et sur la rationalité de ces dernières. J’aborderai également les problèmes de la grande distribution, notamment la concentration des centrales d’achat sur laquelle nous nous sommes prononcés récemment par un avis rendu à la fois au Gouvernement et à la commission des affaires économiques du Sénat. J’évoquerai enfin quelques thèmes sectoriels, notamment la consolidation dans le secteur des télécommunications, avec la fusion entre SFR et Numericable et le déploiement de la fibre, et les conséquences de la réservation en ligne sur le secteur de l’hôtellerie. Dans ce domaine – thème du rapport de M. Fasquelle –, nous avons rendu une décision très importante qui entérine des engagements significatifs pris par Booking.com, la principale plateforme de réservation en ligne, et redonne du pouvoir de négociation aux hôteliers ; je commenterai cette décision et ses conséquences probables. Je dirai enfin un mot sur l’énergie et plusieurs thèmes de la loi Macron : le commerce de détail, les professions juridiques et la simplification des procédures de l’Autorité de la concurrence.

L’Autorité possède tout d’abord une fonction consultative : elle rend des avis à la demande du Parlement, du Gouvernement ou de tiers intéressés, ou à sa propre initiative
– possibilité qu’elle utilise de plus en plus souvent en choisissant les sujets sur lesquelles elle souhaite faire bouger les lignes. Ainsi, l’Autorité s’est autosaisie de la question de l’ouverture à la concurrence du transport par autocar pour faire des propositions aux décideurs politiques. Notre deuxième mission renvoie au contrôle des opérations de concentration : fusions et rachats. Enfin, notre activité la plus spectaculaire et la plus médiatique relève de la lutte contre les ententes et les abus de position dominante – cœur de métier de la régulation concurrentielle. Si chaque tâche appelle l’utilisation d’outils spécifiques, toutes visent à améliorer le fonctionnement des marchés au bénéfice des consommateurs comme des producteurs, dont il serait vain d’opposer les intérêts. Dans cette optique, la concurrence ne constitue pas une fin en soi, mais un levier ; son objectif n’est pas nécessairement le prix le plus bas, mais davantage de choix, la qualité et l’innovation qui sur le long terme profitent à tous.

Quelques chiffres illustrent l’activité récente de l’Autorité. En 2014, nous avons rendu 254 avis et décisions dans différents secteurs et prononcé sept décisions de sanctions, pour un total record de plus d’un milliard d’euros d’amendes antitrust – chiffre qui renvoie pour l’essentiel à la décision de décembre qui a sanctionné plusieurs grands fabricants mondiaux de produits d’hygiène pour le corps et d’entretien pour la maison. La moitié des décisions concerne des affaires d’entente, l’autre moitié des abus de position dominante ; en onze ans, l’Autorité de la concurrence a collecté 4,5 milliards d’euros d’amendes au titre de ces deux infractions, ce qui en fait l’autorité la plus active en Europe pour réprimer ces comportements illicites. Nous sommes aussi quasiment les seuls en Europe à avoir le pouvoir, en cas d’urgence, d’imposer des modifications de comportement. En 2014, nous avons ainsi ordonné deux mesures conservatoires : en matière de droits télévisuels du rugby, nous avons remis en jeu une compétition faussée par une procédure de gré à gré ; le Top 14 a fait l’objet d’une réattribution, selon une procédure d’appel d’offres cette fois irréprochable. La deuxième affaire concerne la concurrence entre GDF et les opérateurs alternatifs en matière de gaz vendu aux clients résidentiels ou aux petites et moyennes entreprises (PME). Nous avons également négocié quatre procédures d’engagements – préférables à une sanction ; l’affaire la plus récente dans ce domaine, concernant Booking.com, a permis de lever les contraintes qui pesaient sur les hôteliers en matière de réservation en ligne. En 2014, l’Autorité de la concurrence a examiné 200 opérations de fusion ou de rachat – soit à peu près le même nombre qu’en 2013 –, qu’elle a dans l’ensemble accompagnées. Sur l’ensemble des dossiers – qui portent sur des secteurs aussi variés que l’agroalimentaire, les transports ou la distribution –, 95 % ont fait l’objet d’un feu vert inconditionnel et souvent rapide ; dans plus de la moitié des cas, l’autorisation a été délivrée en quinze jours ou trois semaines. Les affaires où notre décision était subordonnée à des engagements souscrits par l’entreprise
– dans le cas du rachat de Dia par Carrefour, nous avons ainsi demandé la cession de magasins dans certaines zones de chalandise où la part de marché du nouvel ensemble aurait été trop importante – ne représentent que 5 % du total, soit dix affaires seulement. Ce taux reste globalement constant d’une année sur l’autre. Enfin, nous avons rendu vingt et un avis en 2014 et six durant les trois premiers mois de 2015 ; nous nous apprêtons à rendre un avis important sur la normalisation et la certification, activités sur lesquelles nous souhaitons avancer des propositions.

L’activité est intense : d’abord, nous choisissons de plus en plus de nous mobiliser nous-mêmes, de fixer des priorités, de choisir des angles d’enquête et de faire des propositions aux pouvoirs publics ; mais notre succès renforce également notre visibilité et donc le nombre de plaintes ou de demandes d’avis qui nous sont adressées. Ainsi, entre 2013 et 2014, les plaintes à l’Autorité ont augmenté de 50 %, cette hausse spectaculaire posant la question des moyens dont l’institution dispose pour faire face à ces saisines contentieuses. Autre facteur : les opérations de concentration relèvent soit du contrôle bruxellois, soit français, mais nous pouvons nous renvoyer mutuellement l’examen des affaires ; or Bruxelles nous renvoie de plus en plus de dossiers. Entre 2004 et 2009, lorsque le ministre était compétent, seules trois affaires avaient été transférées de Bruxelles à Paris ; depuis la création de l’Autorité en 2009, cette procédure a concerné pas moins de dix-sept opérations. Il est positif que ces démarches, qui représentent souvent un intérêt stratégique – Carrefour et Dia en fournissent un exemple, mais d’autres affaires concernent des fusions dans le bricolage, le gaz ou les cliniques –, soient examinées à Paris. Mais ces dossiers renvoyés de Bruxelles
– souvent lourds, complexes et exigeants en ressources humaines – s’ajoutent à la charge de travail de l’Autorité.

L’activité d’enquête a également été soutenue. En 2014, l’Autorité a réalisé huit opérations de visites et saisies auprès de quarante-sept entreprises et multiplié les auto-saisines contentieuses sans attendre les plaintes pour analyser le fonctionnement concurrentiel de différents secteurs. Nous sommes – et nous le revendiquons – l’autorité la plus active en Europe en matière de lutte antitrust, juste après la Commission européenne. Mais alors que la direction générale de la concurrence de la Commission, sans le service juridique, réunit 800 personnes, l’Autorité française – qui ouvre à peu près autant d’enquêtes et rend autant de décisions sur le fondement du droit européen – n’en compte que 180. Le déséquilibre est considérable, malgré un agenda quasiment aussi chargé. Nous sommes plus actifs que les autorités allemande, italienne ou hollandaise, qui se situent pourtant dans le peloton de tête des autorités les plus importantes.

Je voudrais aborder la question des moyens dévolus à l’institution pour lui permettre de faire face à ses missions, la loi Macron nous conférant une série de responsabilités nouvelles, notamment dans le secteur des professions juridiques et du commerce de détail.

M. le président François Brottes. Nous saluons votre performance !

M. Bruno Lasserre. Je vous remercie ! Mais pour faire mieux, nous avons besoin de votre aide. Quand nous avions abordé ici les questions de l’Outre-mer, dans le cadre du débat sur la loi Lurel, j’avais souligné que nous ne pourrions faire face aux responsabilités nouvelles que nous donne cet excellent texte qu’à la condition de voir nos moyens revalorisés. Cette idée avait alors recueilli l’accord sur tous les bancs ; mais depuis, l’Autorité n’a pas reçu un emploi de plus. Au contraire, d’année en année – c’est la logique de la régulation budgétaire en ces temps difficiles –, nos moyens sont diminués, alors que nos responsabilités ne font que croître.

M. le président François Brottes. M. Soriano dit la même chose. Les autorités de régulation représentent désormais un club, une corporation…

M. Bruno Lasserre. Non, il n’existe pas de syndicat des autorités indépendantes, chacun défend sa peau avec le même désespoir. Je ne cache pas mon inquiétude si nos moyens ne sont pas revus à la hausse. Mais je sais, monsieur le président, que vous êtes convaincus de la nécessité de nous aider, et j’y compte bien !

Pourquoi sanctionnons-nous les ententes entre industriels par des amendes aussi importantes ? Pourquoi nous accuse-t-on parfois de pratiquer une politique de deux poids deux mesures en épargnant la grande distribution ? Je commenterai notamment l’avis que nous avons récemment rendu sur la concentration des centrales d’achat.

Une entente est inacceptable dans une économie de marché. Avec l’ordonnance de 1986 – préparée par M. Balladur, alors ministre d’État – qui a supprimé le contrôle des prix par l’autorité publique, la France a fait le choix de quitter l’économie administrée pour faire confiance aux acteurs économiques, les prix devant désormais résulter de la mise en concurrence de ces derniers. Ce système marche à condition qu’un arbitre veille à ce que les entreprises ne s’entendent pas entre elles, faisant semblant de se faire concurrence alors qu’elles fixent les prix dans des réunions secrètes sur le dos des consommateurs. Notre métier consiste précisément à empêcher les entreprises concurrentes de se réunir et d’échanger des informations sur leur stratégie commerciale pour annuler ou atténuer la concurrence qu’elles doivent se livrer et qui seule peut amener à l’établissement du juste prix. Les ententes sont dommageables parce qu’elles ruinent la confiance des Français en donnant l’impression que les entreprises trichent – comportement de moins en moins toléré par nos concitoyens – et parce qu’elles augmentent artificiellement les prix. Quand nous avons démantelé un cartel dans la signalisation routière, les prix ont baissé de 25 %, au bénéfice des collectivités locales. Quand nous avons supprimé celui des entreprises spécialisées dans la restauration des monuments historiques qui s’entendaient entre elles pour se répartir les marchés, les prix ont diminué de 20 %. Manipuler les prix, les volumes ou les clients permet de créer artificiellement une rente que ceux qui mettent la concurrence en coupe réglée se partagent confortablement entre eux.

Notre sévérité varie en fonction de la gravité de chaque affaire et du dommage causé à l’économie, mais les sanctions doivent être dissuasives, sinon les ententes continueront à être mises en œuvre. Ainsi, 50 % de l’activité de l’ancien Conseil de la concurrence était dédiée aux ententes sur les appels d’offres dans le secteur du bâtiment et des travaux publics ; les sanctions étant faibles, les mêmes entreprises revenaient indéfiniment, le profit qu’elles retiraient de ces arrangements s’avérant bien supérieur aux amendes. Après que nous avons imposé des sanctions plus sévères, les ententes dans le domaine des appels d’offres des collectivités sont devenues bien moins nombreuses. Nous revendiquons donc le caractère dissuasif des sanctions, les entreprises devant comprendre qu’elles prennent des risques élevés en se livrant à ces comportements illicites. Cela n’interdit pas l’appréciation au cas par cas ni le pragmatisme, comme nous l’avons montré dans les affaires récentes. Dans le dossier des produits d’hygiène et d’entretien, il s’agit de grands leaders mondiaux – Procter & Gamble, Unilever, Henkel, Colgate Palmolive ou L’Oréal – dont l’activité génère un chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros. Face à la grande distribution, ces multinationales prospères et puissantes détiennent donc un fort pouvoir de négociation qui leur a permis, en se mettant d’accord sur les argumentaires commerciaux, d’imposer des hausses de prix sur tous les produits qu’on trouve dans les linéaires concernés des supermarchés. Un tel comportement est inacceptable et la sanction reflète la gravité des faits et l’importance du dommage causé à l’économie, mais également la capacité considérable de payer de ces entreprises. Nous revendiquons donc le montant de l’amende, qui nous paraît juste.

L’affaire du yaourt et des produits laitiers sous marque de distributeur ne concerne pas non plus des PME, mais des leaders mondiaux dont le chiffre d’affaires atteint plusieurs milliards d’euros. Là aussi, les faits sont graves : il s’agit de réunions secrètes au domicile des cadres commerciaux ou dans des restaurants, d’échanges de prix par téléphones portables dédiés, stockés au domicile des salariés et souscrits au nom de leurs épouses afin de ne pas laisser de traces. Le fait de prendre toutes ces précautions prouve que les intéressés savaient très bien qu’ils se livraient à une activité interdite et qu’ils prenaient des risques. Ces entreprises – bien conseillées et possédant de solides directions juridiques – ont manipulé les deux paramètres de la compétition : le prix, piloté par ce cartel, et les volumes, qu’elles se répartissaient entre elles lorsque la grande distribution passait des appels d’offres pour des yaourts sous marque de distributeur. La sanction est donc, là encore, à la hauteur de la gravité des faits.

En revanche, la décision concernant la volaille, que nous avons annoncée aujourd’hui, montre une attitude très différente. Nous avons fait preuve de clémence et de mansuétude car les faits sont moins graves : il ne s’agit pas d’un cartel dans lequel on piloterait le prix de détail, ni de réunions secrètes, mais d’une série de réunions illicites tenues au siège de la principale association professionnelle, la Fédération des industries avicoles (FIA). Les discussions portaient sur les prix de gros à Rungis et les prix de vente conseillés aux consommateurs, notamment pour les opérations promotionnelles dans la grande surface ; les producteurs ont également essayé de faire passer de manière coordonnée des hausses de prix auprès de la grande distribution en raison d’une explosion du prix des céréales – le principal entrant dans le coût de revient des volailles. L’entente apparaît donc bien moins sophistiquée que dans les deux cas précédents. Surtout, les industriels ont ici, de manière maladroite et clairement illégale, tenté de mettre en place une régulation – informelle et sauvage – de la profession. L’interprofession n’existant pas en droit, ils ont comblé ce manque en essayant de se concerter pour gérer collectivement des crises conjoncturelles – la crise aviaire ou celle des céréales –, mais sans véritablement s’en donner les moyens. Nous avons donc décidé de prononcer une sanction – car les industriels ont délibérément violé les règles du jeu –, mais de ne pas nous y limiter. En effet, si l’on veut prendre le problème à la racine, la meilleure réponse sur le long terme consiste paradoxalement à inviter les producteurs à créer une véritable interprofession associant la grande distribution et à restructurer la filière de manière à faire légalement et en toute transparence ce qu’ils faisaient hier de manière illicite. Nous avons donc négocié ; alors que leurs divisions les ont depuis toujours empêchés de répondre aux appels des pouvoirs publics, l’inquiétude devant la prochaine décision de l’Autorité de la concurrence a paradoxalement conduit ces industriels à s’engager enfin dans une démarche de création d’une interprofession incluant toute la chaîne, y compris la grande distribution. En échange d’une réduction sensible de la sanction
– 15 millions d’euros pour vingt et une entreprises et deux associations professionnelles –, l’Autorité a imposé un calendrier clair, la future interprofession devant être préfigurée dans dix-huit mois. Pour s’assurer que ce calendrier sera tenu, un mandataire agréé par l’Autorité participera aux réunions ; il exercera un droit d’alerte et rendra compte de la progression des discussions.

Notre décision est pragmatique : alors que la consommation de la volaille n’a jamais été aussi soutenue, la filière se porte mal et a besoin de retrouver une compétitivité perdue. Les industriels du secteur se sont illicitement réunis soixante-sept fois entre 2006 et 2007, mais l’état de la filière n’a fait que se dégrader ; cela prouve que l’entente ne constitue pas un bon remède au manque d’organisation et de jeu collectif de la profession. Non seulement expose-t-elle les entreprises à la sanction, mais surtout, comme le dopage, elle les laisse encore plus faibles qu’avant lorsqu’elles en sont privées. La vraie réponse est structurelle et consiste à se donner les moyens de travailler ensemble dans le cadre clair et légal de l’interprofession. L’Autorité, avez-vous noté, défait les alliances ; dans ce cas, elle va paradoxalement en créer une.

M. le président François Brottes. Il ne faudrait pas que les interprofessions craignent de se réunir par peur des sanctions de l’Autorité de la concurrence…

M. Bruno Lasserre. Si les industriels avaient créé une interprofession, l’Autorité aurait émis un avis définissant le périmètre des actions possibles. Par exemple, les entreprises ont essayé d’échanger des informations sur les prix de gros que chacun pratiquait à Rungis ; mais rien n’interdit à une interprofession de construire des indicateurs de prix – anonymes et agrégés – pour aider les agriculteurs à négocier au mieux avec leurs partenaires de la transformation ou de la grande distribution. Ils auraient donc pu atteindre leur objectif de manière légale. La loi de modernisation de l’agriculture (LMA) permet, voire oblige à inclure dans les contrats une clause de revoyure permettant de renégocier les prix en cas d’explosion du cours des matières premières. Les entreprises concurrentes auraient dû utiliser les outils offerts par la loi au lieu de passer par des réunions illicites et inefficaces, menées en fonction d’un agenda erratique. On encourage donc le regroupement dans la clarté.

Contrairement à certaines insinuations, nous ne pratiquons pas une politique de deux poids deux mesures ; si des ententes ont été sanctionnées du côté des industriels, nous n’entendons pas pour autant protéger la distribution dont les acteurs protestent d’ailleurs contre les pouvoirs nouveaux que le projet de loi sur la croissance et l’activité doit confier à l’Autorité de la concurrence. Leur irritation dément toute idée d’alliance implicite ou tacite : nous n’avons ni adversaires, ni favoris, et entendons tenir la balance égale – esprit qui a présidé à notre avis sur la concentration des centrales d’achat. À l’automne dernier, six enseignes ont regroupé leurs achats autour de trois des quatre centrales existantes, la partie mutualisée recouvrant quelque 90 % des commandes de la grande distribution, un seuil qui appelle une grande vigilance de la part des pouvoirs publics. Nous avons mis en garde les distributeurs contre ce type d’opérations, que les enseignes ne pouvaient pas nous notifier parce qu’elles ne relèvent pas du contrôle des fusions et des rachats. N’ayant pas examiné les effets de cette concentration sur le marché, nous ne pouvons pas encore considérer qu’il s’agit d’une entente anticoncurrentielle, mais nous nous sommes attachés à dresser la cartographie des risques qu’elle recèle en vérifiant, alliance par alliance, si les distributeurs avaient pris des précautions suffisantes pour y parer. Dans bien des cas, ils ont négligé la possibilité d’échange d’informations stratégiques et l’effet désincitatif sur les fournisseurs. En effet, compte tenu de l’état de dépendance économique de certains producteurs, la concentration du pouvoir d’achat aux mains des distributeurs qui pratiquent une politique de prix trop agressive peut décourager les filières d’investir, d’améliorer la qualité de leurs produits et d’innover. L’exigence de garantie de marges qu’expriment certains distributeurs dans leurs négociations commerciales avec les fournisseurs est également inadmissible et doit être sanctionnée, les distributeurs n’ayant aucune raison de reporter le risque économique sur l’amont de la filière qui subit une augmentation des prix des matières premières. Sans attendre notre avis de mars dernier, nous vous avons transmis une note intermédiaire pour vous faire part de nos propositions législatives en cette matière ; certaines d’entre elles ont été reprises par l’Assemblée nationale ou le Sénat et je reste à votre disposition pour les commenter, même si c’est au pouvoir politique qu’il revient de choisir les mesures qui lui paraissent les plus appropriées.

Un mot sur l’économie numérique. Il y a quelques jours, nous avons rendu une décision très importante qui concerne la réservation hôtelière en ligne et qui s’appliquera à tous les hôteliers basés en France. La négociation avec le géant mondial Booking.com nous a permis de le conduire à abandonner la plupart des clauses dites de parité qui verrouillent aujourd’hui la compétition entre plateformes et interdisent aux hôteliers de négocier avec elles à armes égales. Il s’agit d’un accord gagnant-gagnant : ces plateformes permettent aux hôteliers souvent isolés de bénéficier d’une exposition mondiale qui leur amène une clientèle internationale, et donc de vendre plus de nuitées et de rentabiliser le fonds de commerce. Mais pas à n’importe quel prix : nous voulons dynamiser la compétition entre plateformes afin de faire baisser les commissions et d’enrichir l’offre hôtelière. Dix-huit mois après l’adoption de cette décision, nous ferons un bilan intermédiaire pour voir si les engagements pris – très ambitieux – atteignent leur but.

Monsieur le président, je ne suis pas d’accord avec vous sur le secteur des télécommunications. Aux termes de la loi, les régulateurs sectoriels coexistent avec une autorité horizontale de la concurrence, le métier et les objectifs de ces instances n’étant pas les mêmes. L’Autorité veille au bon fonctionnement des marchés ; le rôle du régulateur sectoriel – comme dans tous les pays – est de choisir les opérateurs, d’attribuer les fréquences, de fixer les objectifs de couverture du territoire et de contrôler la qualité des services. Nous travaillons en bonne intelligence avec les régulateurs sectoriels tels que l’ARCEP, le CSA ou la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Nous nous consultons réciproquement et les divergences sont rares, la loi nous assignant des missions distinctes. Ainsi, dans le cas de la fusion entre SFR et Numericable – qui affectait clairement la concurrence outre-mer et en métropole –, nous avons fixé quatre grandes conditions dont nous surveillons la réalisation en collaboration avec l’ARCEP qui partage nos préoccupations et nous aide à rendre effectifs les remèdes que nous avons imposés.

Dans le domaine de l’énergie, nous avons rendu des décisions importantes en matière d’électricité solaire et de marché du gaz pour les particuliers et les PME, ainsi que de tarif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) ou de tarifs réglementés de vente de l’électricité.

L’Outre-mer a besoin de bénéficier de davantage de concurrence. En effet, les problèmes des économies ultramarines – notamment la vie chère que dénoncent constamment les populations – tiennent non seulement à leur petite taille et à leur insularité qui alourdit les coûts d’approche, mais aussi au comportement des entreprises locales qui vient s’ajouter à ces handicaps structurels. Depuis les événements du printemps 2009, l’Autorité de la concurrence, forte des nouveaux outils que lui donne la loi Lurel, s’est engagée à rendre les enquêtes et les décisions concernant l’Outre-mer prioritaires. Beaucoup de sanctions en 2014 et 2015 concernent ainsi des comportements dans ces départements, dans le secteur des télécommunications et des yaourts, mais également en matière de déménagement des fonctionnaires ou des militaires. Il s’agit d’un sujet récurrent : des entreprises de déménagement s’entendent entre elles pour dresser des devis de complaisance et s’interdire de se faire concurrence entre elles au détriment des deniers publics. Nous avons également ciblé des affaires d’abus de position dominante de TDF dans le cadre d’appels d’offres émis par France Télévisions outre-mer pour le lancement de la télévision numérique terrestre. Au cours de l’année 2014, nous avons également exigé que Numericable-SFR cède ses activités mobiles à la Réunion et à Mayotte, la part de marché du nouvel ensemble dans le secteur allant y dépasser 60 % et 90 % respectivement. Le processus de cession est en cours de réalisation, l’Autorité devant agréer le repreneur à la fin du mois de mai.

Un mot également sur les chantiers auxquels nous invite le projet de loi pour la croissance et l’activité et qui, si le texte est adopté définitivement à l’été, deviendront les priorités du second semestre 2014. La libéralisation du transport par autocar répond à une proposition de l’Autorité de la concurrence, formulée en février 2014, et nous sommes heureux du dispositif adopté par l’Assemblée nationale et modifié par le Sénat. Ce secteur illustre bien la vertu de la concurrence, capable non seulement de répartir les parts de marché entre opérateurs, mais de créer un marché nouveau au bénéfice de tous, et notamment des jeunes consommateurs qui pourront désormais prendre l’autocar au lieu de faire appel au covoiturage. L’autocar offrira une alternative au train, permettant d’atteindre des régions aujourd’hui mal desservies par le rail. La libéralisation du secteur permettra à des opérateurs français tels qu’Eurolines, filiale de la Caisse des dépôts, ou iDBUS, filiale de la SNCF, de travailler sur le territoire français alors que jusqu’à présent, paradoxalement, l’offre française était bridée dans notre pays et ne pouvait s’exercer que chez nos voisins européens.

Nous avons également rendu un avis important sur la gouvernance des concessions autoroutières et nous nous réjouissons de constater que le Parlement a suivi nos préconisations en confiant un rôle à l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) et en renforçant la concurrence dans la dévolution des travaux.

Nous bénéficierons de pouvoirs nouveaux en matière de commerce de détail : l’injonction structurelle, adoptée par l’Assemblée nationale et conservée dans son principe par le Sénat, nous permettra de traiter les zones de vie chère liées à un manque de concurrence de la distribution. Nous pourrons ainsi négocier des engagements et, en cas d’échec – mais en n’y recourant que de manière nécessaire et proportionnée –, enjoindre les enseignes concernées à vendre des surfaces pour animer la concurrence ou à dénouer des accords en matière de centrales d’achat.

Je ne reviens pas sur le sujet important et polémique des contrats d’affiliation, mais vous savez, monsieur le président, que vos amendements répondent à des propositions que l’Autorité avait formulées en décembre 2010. Faciliter la mobilité entre enseignes favorise le choix des consommateurs dans certaines zones de chalandise ; ces initiatives législatives répondent donc à un vrai besoin sans présenter les risques que l’on y oppose parfois en simplifiant la réalité.

Les notaires, huissiers, mandataires et administrateurs judiciaires sont des professionnels compétents qui participent à la sécurité juridique ; l’Autorité compte simplement faire en sorte que les tarifs de ces professions – qui jouissent d’une situation de monopole – en reflètent les coûts. Ces tarifs, dans leur structure, n’ont pas été revus depuis des années ; ceux des notaires notamment n’ont pas évolué depuis trente ans, alors que leur travail a beaucoup changé. Il s’agit de porter un regard plus indépendant, plus économique sur les déterminants de ces coûts, et de vérifier que ceux-ci justifient le prix payé par les Français en échange des prestations de ces professionnels. C’est ce travail que nous devrons mener si la loi est adoptée. L’Autorité de la concurrence émettra un avis qui permettra au Gouvernement d’établir une tarification plus juste, plus transparente, plus proche des coûts. Nous contribuerons également – à condition que l’on nous donne des moyens à la hauteur de nos ambitions – à la régulation de l’entrée en contrôlant l’existence d’obstacles injustifiés à l’augmentation du nombre d’offices. À cette fin, nous établirons une cartographie des besoins s’agissant de ces différentes professions juridiques, afin d’encourager l’acquisition ou la création d’offices par des salariés qui pâtissent aujourd’hui d’un manque de perspectives. Il s’agit d’encourager la prise de risques et de ne pas perpétuer une rente que de moins en moins de professionnels se partageraient entre eux.

Enfin, nous nous réjouissons des dispositions de la loi Macron qui simplifient et accélèrent certaines procédures de l’Autorité, notamment de la création d’une procédure de transaction qui facilitera le traitement des ententes.

L’Autorité n’intervient qu’à bon escient et avec discernement, essayant de comprendre les enjeux des différents secteurs plutôt que d’appliquer le droit mécaniquement.

M. Antoine Herth. Monsieur Lasserre, alors que vous avez beaucoup de plaintes à instruire et que Bruxelles vous renvoie en plus des affaires, vous comptez demander au Parlement des moyens budgétaires supplémentaires. Mais ne commettez-vous pas un péché de gourmandise ? Autorité de régulation, vous conseillez également le Gouvernement et le Parlement et donnez des avis sur beaucoup de sujets – avis que l’on retrouve sous une autre forme auprès du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ou d’autres instances de la République qui elles-mêmes conseillent les décideurs. Ne faudrait-il pas revenir à votre métier de base ?

Vous défendez avec véhémence votre point de vue sur les sanctions imposées aux entreprises du secteur des yaourts, des cosmétiques ou de la volaille ; mais nous ne vous les reprochons pas ! Vous avez en revanche très peu parlé des grandes surfaces ; or l’avis de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires sur l’histoire longue des relations entre producteurs et distributeurs est sans appel, les seconds s’étant massivement enrichis alors que les premiers s’appauvrissaient. Que pensez-vous de ce déséquilibre fondamental ? Vos suggestions ne me rassurent pas sur notre capacité à encadrer la boulimie du secteur de la grande distribution, qui a tendance à tirer à lui une grande partie de la richesse nationale au détriment du consommateur.

Vous avez fait irruption dans le domaine des transports ; comment l’Autorité de la concurrence se situe-t-elle par rapport à l’ARAFER ? Où s’arrête votre rôle et où commence le sien ?

Un amendement parlementaire à la loi Macron adopté à l’Assemblée nationale institue l’open data qui, même s’il permet de créer de la richesse et de la concurrence, appauvrit les régions qui ont investi dans la création des bases de données et qui s’en trouvent dépossédées au profit de l’opérateur ferroviaire national, la SNCF, ou d’autres opérateurs internationaux. Un des enjeux de la future ouverture à la concurrence est de savoir qui possède la donnée et qui peut en faire commerce. Dès lors que les autorités organisatrices régionales en sont privées, on induit les futures conditions d’ouverture à la concurrence des trains régionaux. Les conséquences de cet amendement, qui a reçu l’avis favorable du ministre, méritent d’être mesurées avant que la disposition ne soit définitivement adoptée.

Mme Annick Le Loch. Monsieur le président, la commission des affaires économiques vient de démarrer un travail sur l’application de la loi Hamon, notamment de sa partie qui concerne la loi de modernisation de l’économie (LME). Malgré les nouvelles dispositions relatives aux négociations commerciales, les tensions entre distributeurs et producteurs demeurent vives. La guerre des prix est aujourd’hui sur la place publique ; les distributeurs mettent d’importants moyens pour exercer des pressions sur les négociations et se livrent à des pratiques abusives – déréférencement, compensation de marges, avantages consentis sans contreparties –, suivies de près par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Le Parlement a créé ou renforcé les outils législatifs, mais le rapprochement des enseignes en fin d’année dernière est venu durcir la situation. Vous avez exprimé un avis sur cette concentration, insistant sur les risques de dépendance économique, l’existence de pratiques qui appellent à la vigilance et la possibilité de limitation de l’offre et de l’innovation. En même temps, les industriels de l’agroalimentaire ont également été contrôlés et condamnés, les producteurs de produits laitiers et de volaille venant s’ajouter à ceux d’endives, de porcs ou de farine. Ces pratiques
– notamment les ententes sur les prix – sont évidemment condamnables, mais les producteurs ont-ils le choix face au déséquilibre du rapport de forces ?

Devant ce constat, d’aucuns disent que le modèle de la guerre des prix est à bout de souffle et qu’il dessert tout le monde : agriculteurs, PME, entreprises de taille intermédiaire (ETI), grandes entreprises, consommateurs, salariés et territoires. Peut-il perdurer indéfiniment sans conséquences majeures sur notre économie ?

M. Denis Baupin. Quelques questions sur l’énergie qui concernent moins des affaires de cartel que de monopole. Vous avez notamment évoqué le solaire et la décision que vous avez prise le 17 décembre dernier, relative à la façon abusive dont EDF avait favorisé sa filiale EDF Énergies nouvelles en matière de panneaux photovoltaïques. Sachant que ces dispositifs sont financés via la contribution au service public de l’électricité (CSPE) et donnent lieu à un remboursement par l’État à EDF du manque à gagner, ces effets pervers ne mériteraient-ils pas une réponse plus conséquente que l’amende que vous avez infligée ? On fait souvent d’EDF une victime du développement des énergies renouvelables ; mais elle semble en avoir également bénéficié !

Les entreprises EDF et ERDF sont-elles réellement indépendantes ? Le fait que le PDG d’ERDF soit nommé par celui d’EDF n’entraîne-t-il pas potentiellement un lien de subordination ?

L’Autorité de la concurrence est-elle associée à la réflexion sur les impacts et les conséquences possibles des accords de libre-échange négociés dans le cadre du traité transatlantique, notamment en matière de procédures d’arbitrage de conflits ? Comment vous situez-vous par rapport à ces questions qui nous préoccupent ?

M. Éric Straumann. Je partage la remarque de mon collègue Antoine Herth sur votre travail ; est-ce vraiment le rôle de l’Autorité de la concurrence d’encourager la circulation des bus ? Les parlementaires sont là pour donner des pistes de réflexion. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu de l’utilité du dispositif lorsqu’on considère les conséquences qu’une telle disposition a eues en Allemagne, notamment sur les comptes de la Deutsche Bahn qui a été très affectée par cette concurrence.

S’agissant des produits d’hygiène, cela fait des décennies que l’on constate, dans les zones frontalières, une différence – parfois du simple au triple – entre les prix français et étrangers. Pourquoi une décision aussi tardive ?

Sur l’hôtellerie et la plateforme Booking.com, vous avez pris une bonne décision, mais je m’interroge sur sa portée au regard des règles du droit international. Est-elle opposable à un client étranger qui vient consulter un site français ? Quelle est la position des autorités de concurrence étrangères sur ce point ? Sommes-nous un leader en matière d’assouplissement des règles pour l’hôtelier ? Les autres autorités nous suivent-elles sur cette question ?

Mme Frédérique Massat. Monsieur le président, vous nous avez fortement sollicités à propos des moyens qui vous sont actuellement dévolus et de vos besoins futurs eu égard aux nouvelles missions que vous confiera la loi Macron. À combien s’élèvent ces besoins, en matière de personnel comme de coûts ?

Nous sommes nombreux à avoir été interpellés par des membres de professions réglementées et par nos concitoyens, inquiets des conséquences des nouvelles dispositions sur le maillage territorial et sur la disparité entre territoires urbains, ruraux ou de montagne. Le texte devrait être définitivement adopté d’ici l’été ; comment comptez-vous aborder les cartographies des professions réglementées ?

La Cour de cassation a récemment annulé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris relatif au système de tarification des chèques, et l’épisode risque de durer encore longtemps. Comment voyez-vous les évolutions à venir ?

M. Patrick Hetzel. Monsieur Lasserre, vous avez à plusieurs reprises indiqué que l’Angleterre disposerait d’un système d’injonction structurelle. En effet, un tel système existe en Grande-Bretagne, mais n’y concerne pas le commerce de détail – domaine sur lequel vous vous concentrez dans le cadre de vos recommandations, alors même que la distribution alimentaire est faiblement concentrée en France.

Dans une tribune parue dans L’Opinion le 16 avril dernier, le constitutionnaliste Didier Maus se montre très critique envers le dispositif d’injonction structurelle qui soulèverait plusieurs problèmes juridiques et de constitutionnalité. Deux concepts dominent aujourd’hui la réflexion sur la concurrence : l’abus de position dominante et l’entente anticoncurrentielle – qui relève du traditionnel abus de droit –, l’injonction structurelle apparaissant, quant à elle, très floue sur le plan conceptuel.

Je me demande enfin si l’injonction structurelle ne va pas à l’encontre des principes de confiance légitime et d’égalité de traitement, au fondement du droit européen.

M. Jean-Pierre Le Roch. Élu du Morbihan où la filière de la volaille concerne des milliers de salariés, je me suis intéressé au résultat d’une enquête portant sur trente-cinq entreprises de ce secteur que l’Autorité de la concurrence a récemment rendu public. L’Autorité estime que ces entreprises se sont entendues sur les prix de produits standard ou élaborés entre 2000 et 2007 en direction des marchés de la grande distribution, des grossistes et de la restauration hors foyer. Or depuis 2000 la France a vu ses volumes de production de volaille chuter de 18 %, cette baisse s’expliquant notamment par l’épidémie de grippe aviaire qui a durement touché le secteur. La sanction que vous avez prise avec « clémence » et « mansuétude » ne risque-t-elle pas d’obérer tout potentiel de développement de cette filière encore fragile qui tente de redémarrer, de se restructurer et de réinvestir, et qui a l’ambition de conquérir des parts de marché au niveau national, mais également européen, voire mondial ?

M. Jean-Claude Mathis. Après ces arguments relatifs aux sanctions des manquements, je voudrais aborder la clémence. Vous avez récemment redessiné les modalités d’application du dispositif qui permet à une entreprise qui dénonce ses propres pratiques anticoncurrentielles d’échapper totalement ou partiellement aux poursuites et aux sanctions. Vous souhaitez rendre ce dispositif le plus incitatif possible, grâce à une clarification de ses aspects pratiques, mais aussi à des communiqués de presse anonymisés et à des fourchettes de réduction d’amendes pour certaines demandes de clémence. Pouvez-vous nous en dire plus ? Qu’attendez-vous de ce dispositif ?

Mme Audrey Linkenheld. En tant que députée du Nord, un des berceaux de la grande distribution, je m’associe à la question sur les conséquences de la guerre des prix. Il est toujours inquiétant de réduire le citoyen au consommateur ; ce dernier peut certes avoir un intérêt à voir les prix au niveau le plus bas, mais le citoyen est aussi un usager, un salarié et un habitant, et ce qui semble positif d’un point de vue peut également avoir des aspects négatifs.

Les procédures conduites devant l’Autorité de la concurrence entraînent souvent la communication entre les parties de données qui peuvent relever du secret des affaires. Tel qu’il est conçu aujourd’hui, le dispositif doit concilier la protection de ce secret et les exigences en matière de droits de la défense. En tant que membre de la commission des affaires européennes, je dois émettre une communication au sujet d’une directive européenne relative à ce problème, actuellement en discussion à Bruxelles. Que pensez-vous de l’opportunité d’une telle directive à l’échelle européenne ? Le secret des affaires vous paraît-il correctement assuré en France dans le cadre de vos procédures ? Faut-il au contraire le renforcer ? Si les procédures françaises vous paraissent correctes, celles des autres autorités européennes justifient-elles cette directive ?

M. Lionel Tardy. Monsieur le président, je souscris à votre demande de moyens. Une autorité qui rapporte à l’État plus d’un milliard d’euros par an mérite un coup de pouce, d’autant que le législateur lui impose, texte après texte, de plus en plus d’obligations.

Votre décision du 21 avril concernant Booking.com va dans le bon sens puisque cet accord favorisera la concurrence sans constituer une entrave au développement des plateformes. En effet, on ne saurait parler d’un combat des hôteliers contre Booking.com ; au contraire, la coopération est mutuellement profitable. Quelque 70 % des nuitées étant aujourd’hui réservées en ligne, il faut voir internet comme une chance. Pourquoi ne pas imaginer une plateforme commune aux hôtels français ?

Qu’en est-il de l’étage manquant, à savoir l’extension de la fin de la clause de parité tarifaire – qui ne s’applique aujourd’hui qu’au canal de vente hors ligne – aux sites internet des hôtels ? Êtes-vous en lien avec la DGCCRF qui traite de ce sujet depuis la loi sur la consommation ?

Vous avez travaillé sur cet accord avec la Commission européenne et on sent qu’il s’est agi d’une véritable discussion. Quelle fut votre méthode ? Plus proche de la concertation que de la stigmatisation, elle pourrait nous servir dans nos discussions avec d’autres plateformes en ligne.

Mme Corinne Erhel. Au moment de la fusion entre SFR et Numericable, à la fin de l’année dernière, on a noté un décalage entre l’annonce officielle et des opérations de communication sur les offres. Pouvez-vous faire un point sur ce sujet ?

Allez-vous être saisis, directement ou non, du dossier de fusion-acquisition Alcatel-Nokia ?

Plus globalement, je m’interroge sur l’adéquation entre le temps économique et l’impact potentiel des décisions sur l’emploi d’une part, et la durée des procédures pour rendre un avis sur une fusion-acquisition d’autre part. Ces délais vous paraissent-ils trop longs, notamment dans le cas de la fusion entre SFR et Numericable ? Est-ce une question de moyens humains ou s’agit-il de délais juridiquement incompressibles ?

M. Bruno Lasserre. Je commencerai par les questions transversales qui concernent notre politique, nos moyens et nos procédures avant de répondre aux questions plus sectorielles.

Monsieur Herth, je ne crois pas que l’Autorité de la concurrence commette un péché de gourmandise : elle n’entend pas conquérir de nouveaux territoires ou s’imposer hors de sa sphère de légitimité, mais la visibilité que nous avons acquise pousse le pouvoir politique à nous saisir pour avis afin de donner le sentiment qu’il agit. Il est des sujets que nous n’aurions peut-être pas traités sans que le pouvoir politique le réclame ; la gourmandise correspond donc aux sollicitations extérieures plus qu’à l’appétit de l’institution elle-même. Ainsi, le fameux débat sur les autoroutes n’a pas été initié par l’Autorité, mais par la commission des finances de l’Assemblée nationale ; cette enquête complexe nous a demandé beaucoup de travail, nous amenant à scruter tous les marchés publics et tous les marchés de travaux passés par les sociétés d’autoroutes depuis la privatisation, et à engager un dialogue musclé avec elles pour obtenir des informations susceptibles de nourrir notre diagnostic et nos propositions. Le pouvoir politique – Gouvernement ou Parlement – nous saisit de beaucoup de questions, dictant notre agenda : il en va ainsi des centrales d’achat et de bien d’autres sujets, notamment en matière agricole, sur lesquels nous nous sommes prononcés.

En même temps, nous ne pouvons ignorer les secteurs qui contribuent au pouvoir d’achat de nos concitoyens et à la compétitivité de notre économie ; l’intérêt de l’Autorité, qui a remplacé le Conseil de la concurrence en 2009, est justement de pouvoir d’office prendre la parole sur certains sujets. Je ne suis donc pas d’accord avec vous, ni avec M. Straumann : nous devions nous intéresser au secteur des autocars où l’offre française était bridée par une régulation archaïque, corporatiste et malthusienne qui interdisait paradoxalement d’ouvrir des dessertes intercités et interrégionales en France alors qu’elle permettait le cabotage sur des liaisons internationales. Il existe aujourd’hui une demande, notamment de la part des jeunes et des étudiants qui, plus sensibles au prix qu’au temps, sont prêts à voyager plus longtemps si cela leur coûte moins cher, notamment lorsqu’ils décident de partir au dernier moment. En effet, s’ils ne sont pas achetés à l’avance, les billets de train coûtent cher, c’est pourquoi les jeunes se tournent souvent vers le covoiturage. La création des liaisons par autocar dynamisera l’offre et répondra à la demande des jeunes dans un cadre régulé. Cette ouverture du marché ne déstabilisera pas le rail : la SNCF elle-même s’en est fait l’avocat et a choisi de se diversifier en créant sa filiale iDBUS. De plus, conformément à nos préconisations, en deçà de cent kilomètres, le Parlement – Assemblée nationale et Sénat – soumettra l’autorisation de nouvelles lignes d’autocar à un test qui vérifiera qu’elles ne mettent pas en danger l’offre ferroviaire subventionnée par les régions, notamment les TER. Certes, on a de l’appétit et la gourmandise fait partie des sept péchés capitaux ; mais nous entendons éclairer le pouvoir politique qui peut puiser dans nos propositions pour construire son agenda.

Madame Massat, les moyens représentent le nerf de la guerre, mais nos propositions n’ont pas encore fait l’objet d’un arbitrage. L’Autorité compte aujourd’hui 186 personnes et bénéficie d’un budget de moins de 20 millions d’euros ; nous estimons que pour être capables d’exercer les nouvelles missions qui nous sont confiées par la loi Macron – notamment en matière de professions juridiques et de commerce de détail –, nous avons au minimum besoin de vingt-quatre emplois et de 7 millions d’euros de plus. Le contexte budgétaire est difficile, et en tant que citoyen je souscris aux efforts de rationalisation et d’économie ; mais notre demande reste modeste – ce n’est pas une estimation maximaliste destinée à trouver un compromis, mais le minimum nécessaire – et l’État devrait être capable d’y répondre. La gourmandise, monsieur Herth, c’est quand on mange de sa propre initiative ; mais ce n’est pas l’Autorité qui a demandé de faire la cartographie des notaires, des huissiers ou des mandataires et administrateurs judiciaires ! C’est le législateur qui l’a arbitré, et j’ai appris cette décision comme un quidam ; de même, c’est notre avocat au Conseil d’État qui m’a averti que des amendements parlementaires nous ont conféré la tâche d’évaluer les besoins en avocats du Conseil d’État et de la Cour de cassation, personne n’ayant pris le soin de nous demander si nous pourrions y faire face. N’interprétez donc pas l’extension de notre périmètre d’action comme une marque de boulimie ; notre institution souhaite bien faire son travail en restant dans son cœur de métier, mais nous sommes parfois victimes de notre succès.

Plusieurs questions portent sur les procédures de l’Autorité : la clémence, le secret des affaires, l’injonction structurelle ou les délais pour traiter les opérations de concentration. La procédure de clémence a été créée en 2001 par la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE), qui permet à une entreprise membre d’une entente secrète de la dénoncer en obtenant, en échange de sa coopération à l’enquête, une exonération totale ou partielle de l’amende. Cette procédure a été mise en œuvre dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien et dans celle des yaourts sous marque de distributeur. Tous les pays européens se sont dotés d’un programme de clémence similaire. En France, le législateur a estimé que les ententes étaient tellement dommageables pour l’économie que leur détection méritait tous les efforts. Or l’exonération d’amende se présente comme le seul moyen de les repérer efficacement. Les sanctions à 950 millions d’euros font du bruit et coûtent cher aux entreprises qui prennent alors encore plus de précautions pour ne pas laisser de traces de leur collusion. Elles communiquent par des téléphones portables stockés au domicile des salariés et non dans les lieux professionnels – nous ne perquisitionnons que dans les entreprises –, souscrits par des prête-noms pour ne pas être détectés ; elles procèdent même parfois à des audits concurrentiels dans lesquels des avocats font le ménage informatique dans les messageries pour faire disparaître les preuves. Comme le gendarme face au voleur, nous devons déployer des moyens sans cesse plus sophistiqués. La clémence représente un outil formidable qui rétablit une certaine symétrie puisque les entreprises coopèrent à la détection. Elle prévient également la formation même d’ententes : en effet, pouvoir être trahi par ceux qu’on invite à coopérer fait réfléchir sur le rapport entre les coûts et les bénéfices de l’opération. Nous tenons à l’efficacité de ce programme, qui a montré son intérêt, et le communiqué que nous avons récemment publié vise à le faire mieux connaître, notamment par les PME, qui l’utilisent moins que les grands groupes. Parfois – notamment dans l’affaire des yaourts –, des entreprises perquisitionnées à la suite d’une première demande de clémence demandent à leur tour d’en bénéficier. En effet, aujourd’hui, certaines entreprises qui ne font pas l’objet de visites et saisies ignorent que d’autres sont perquisitionnées ; la communication systématique par l’Autorité de ses visites pour collecter des preuves permettra de rétablir une certaine égalité entre les entreprises qui pourront demander la clémence au même moment et bénéficier ainsi des mêmes chances d’exonération.

Madame Linkenheld, l’Autorité dispose aujourd’hui d’une procédure formalisée dans le code du commerce, qui permet aux entreprises d’occulter, dans leurs échanges avec nos services d’instruction et avec d’autres entreprises parties à une même procédure, des informations couvertes par le secret des affaires. Ce dispositif donne satisfaction. La rapporteure générale met en balance les besoins de l’instruction et la protection du secret des affaires en rendant publiques certaines informations nécessaires à la formalisation de l’accusation, au cas par cas et sous le contrôle du juge. Nous estimons que le projet de directive européenne sur le secret des affaires, qui devra être transposée en France, répond à un besoin. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que certaines informations, qui constituent un savoir-faire pour les entreprises et possèdent une vraie valeur économique, ne soient pas pillées de manière illégitime. Nous comprenons donc la volonté du législateur de tirer toutes les conséquences de cette directive. Nous souhaitons simplement que la transposition laisse de côté l’application du secret des affaires dans les procédures juridictionnelles et administratives, qui doivent obéir à leurs propres règles. Le législateur devrait définir au cas par cas la protection du secret des affaires devant différentes juridictions et autorités administratives de régulation, notamment parce que la directive comme le projet de loi français en puniront la violation de sanctions pénales, ce qui n’est pas adapté à la procédure appliquée devant l’Autorité de la concurrence.

Monsieur Hetzel, pourquoi mettre en œuvre l’injonction structurelle en France ? Ne pose-t-elle pas des risques juridiques d’inconstitutionnalité ? Contrairement à ce que vous sembliez dire, au Royaume-Uni – pays de la libre entreprise et parangon de l’économie de marché –, cette procédure est beaucoup plus large qu’en France. L’autorité britannique de la concurrence peut la mobiliser dans n’importe quel secteur économique : elle l’a fait pour les aéroports ou pour le ciment, mais rien ne lui interdit juridiquement de le faire également pour la grande distribution. Elle peut utiliser cet instrument – et imposer la cession d’actifs – quel que soit le secteur, dès lors que son enquête met au jour des dysfonctionnements de la concurrence. Le dispositif français de la loi Macron apparaît beaucoup plus limité – il ne concerne que la grande distribution – et beaucoup plus encadré, les conditions dans lesquelles il peut être mobilisé étant beaucoup plus strictes qu’au Royaume-Uni. Les entreprises visées doivent notamment disposer d’une position dominante ou jouir d’une part de marché supérieure à 50 % de la zone de chalandise ; le projet de loi leur accorde également des garanties de procédure. Quant à la constitutionnalité de ce dispositif, ce sera au Conseil constitutionnel – qui sera vraisemblablement saisi – de trancher. Mais le Conseil s’est déjà prononcé à l’occasion d’une loi du pays adoptée par la Nouvelle Calédonie en admettant la constitutionnalité de l’injonction structurelle locale, alors même qu’à la différence du projet de loi Macron, la procédure s’y appliquait à tous les secteurs et était soumise à des conditions de fond et de forme moins strictes. Il appartiendra au Conseil constitutionnel de décider si sa jurisprudence sur la Nouvelle Calédonie peut être appliquée à la métropole.

Madame Erhel, pour traiter 200 opérations de concentration par an – sans compter celles que nous renvoie la Commission européenne, souvent très lourdes –, nous ne disposons que de douze personnes, soit la composition moyenne d’une équipe d’instruction de la Commission européenne pour une seule affaire. Ces douze personnes doivent non seulement instruire les affaires, mais une fois l’autorisation donnée, surveiller l’application des engagements pris par les entreprises – un travail de suivi souvent important. Le problème des délais n’est pas seulement lié à la faiblesse de nos moyens, mais également au fait que la procédure à laquelle nous sommes soumis lorsque nous faisons une enquête approfondie impose un débat contradictoire nourri avec les entreprises et des tests de marché auprès des tiers qui réagissent à notre diagnostic et aux remèdes que nous proposons. Mais rassurez-vous : sur 200 notifications que nous recevons par an, plus de la moitié font l’objet d’une procédure simplifiée pour laquelle le délai d’autorisation est souvent inférieur à quinze jours ou trois semaines. M. Brottes citait le cas de Carrefour et Dia marqué par l’urgence de l’enjeu social ; dans cette affaire renvoyée par la Commission européenne, nous avons soumis l’acquisition à la cession de plus d’une cinquantaine de magasins. Pourtant, nous avons rendu la décision en deux mois seulement, alors qu’il a fallu examiner plus d’une centaine de zones de chalandise.

Beaucoup de questions sectorielles tournent autour de la grande distribution et des négociations commerciales. Madame Le Loch, la France se distingue par la brutalité
– souvent dénoncée – des négociations entre fournisseurs et distributeurs. Cette dramatisation d’une discussion entre partenaires dont l’avenir dépend l’un de l’autre n’est pas le propre de la grande distribution. Les politiques d’achat sont particulièrement agressives en France, les entreprises soumettant les employés qui s’en occupent à des directives très strictes, évaluant leurs résultats à l’aune de l’objectif absolu de baisse des coûts. Beaucoup d’autres pays valorisent une culture différente de partenariat : dans une discussion sur les prix, chacun doit trouver son compte ; surtout, au-delà des baisses de coût à court terme, il faut respecter le partenaire. Mais nous ne sommes pas responsables de cette situation.

Ensuite – cela répondra également aux observations sur le prix des produits d’hygiène et d’entretien en France et en Allemagne –, les récentes lois Royer, Raffarin et Galland ont contribué à la hausse des prix en créant une situation de connivence entre distributeurs et industriels, au détriment du consommateur. La différence des prix en grandes surfaces entre la France d’une part, la Belgique et l’Allemagne d’autre part, montre que la compétitivité prix française s’est dégradée, notre pays jadis moins cher devenant plus cher que ses voisins. Alors que les Allemands venaient faire leurs courses en France, c’est au phénomène inverse que l’on assiste aujourd’hui, comme l’a noté M. Straumann. Parmi les explications, le hard discount n’a pas vraiment pénétré en France à cause des restrictions posées par les lois Royer et Raffarin qui ont protégé les enseignes déjà installées par rapport aux nouveaux venus. De plus, la loi Galland a créé un équilibre tacite en déplaçant la négociation vers les marges arrière et en définissant de manière artificielle le seuil de revente à perte, ce qui a conduit à des hausses de prix au bénéfice à la fois des industriels et de la grande distribution. En rétablissant une plus grande négociabilité, la LME a intensifié la guerre des prix et accru la concentration des centrales d’achat ; cette situation préoccupante est liée au passage de l’équilibre ancien – trop protecteur et pas assez incitatif – à un équilibre nouveau qui peine à se structurer.

Monsieur Herth, nous ne sommes pas passifs face à la concentration des centrales d’achat ; mas que pouvons-nous faire ? N’étant ni des fusions ni des rachats, ces opérations ne sont clairement pas soumises à notre contrôle ex ante et les entreprises n’ont pas à nous les soumettre pour autorisation. Aux termes de l’amendement adopté à l’initiative de M. Brottes, président de la commission spéciale, elles devront dorénavant nous informer à l’avance de la constitution des centrales – disposition jusque-là absente du droit. Une période de standstill évitera que ces alliances ne soient nouées juste avant les campagnes de négociation commerciale entre fournisseurs et distributeurs. Mais nous ne sommes pas en présence d’ententes anticoncurrentielles ou de cartels secrets : ces regroupements visent à acheter au meilleur prix pour garder un positionnement avantageux et compétitif sur le marché aval, ce qui n’est pas interdit par le droit de la concurrence.

Comment prévenir et sanctionner, de manière efficace et dissuasive, les dérives et les abus parfois induits par ce pouvoir renforcé à l’achat ? Monsieur Brottes, vous sembliez regretter la dispersion et la concurrence entre autorités de contrôle ; mais l’article L. 442-6 du code de commerce permet aujourd’hui au bras armé du ministre de l’économie, la DGCCRF, juge de paix des relations commerciales, de porter devant le tribunal de commerce toute une série de comportements abusifs de la part des distributeurs. Jusque-là, les sanctions n’étaient pas suffisamment dissuasives, l’amende restant plafonnée à 2 millions d’euros, mais un amendement adopté par l’Assemblée nationale portera le plafond à 5 % du chiffre d’affaires
– une mesure qui va dans le bon sens. Faut-il donner à l’Autorité de la concurrence d’autres moyens de participer à la poursuite de ces abus ? Nous avons ouvert des pistes, proposant notamment de faciliter la mobilisation de la notion de l’abus de dépendance économique. Un amendement en ce sens a été discuté au Sénat ; mais doter l’Autorité de la concurrence de pouvoirs identiques à ceux de la DGCCRF risque de créer une concurrence entre autorités. En effet, le problème ne tient pas à l’insuffisance des lois, mais au fait que les fournisseurs n’osent pas porter plainte par peur d’être déréférencés, en représailles, par la grande distribution. Il ne sert à rien d’ajouter des couches et des couches de sédiments juridiques ; il faut avant tout qu’il y ait un contentieux, une enquête et une action juridique portée par le ministre à la place des victimes. L’Autorité est favorable à un élargissement de la définition de l’abus de dépendance économique, conformément à la proposition que nous avons rédigée ; mais l’inventivité juridique des distributeurs étant sans limites, multiplier les dispositions législatives risque de ne pas répondre aux vraies questions. En tout état de cause, nous sommes prêts à prendre part à la lutte contre les abus de ce pouvoir de négociation.

En évoquant les ententes dans le secteur alimentaire, Madame Le Loch, vous demandez si les industriels avaient le choix de ne pas se concerter. Certes, leur pouvoir de négociation n’est peut-être pas assez fort – encore qu’il s’agit souvent de leaders mondiaux –, mais à ce problème le cartel apporte une réponse à la fois illicite et fragile qui ne permet pas, sur le long terme, de parer au déséquilibre structurel entre producteurs et distributeurs. Pour répondre à ces défis, mieux vaut encourager le regroupement à la loyale, en privilégiant la consolidation – qui permet la constitution d’acteurs de taille plus importante – et la création d’interprofessions. Mais comme pour le dopage, il faut éviter de traiter l’insuffisance de compétitivité de nos entreprises par l’incitation aux ententes ou l’absolution de ceux qui se livrent à ces comportements.

S’agissant des hôtels, monsieur Tardy, nous sommes parvenus à une bonne solution avec Booking.com, au terme d’une discussion menée en coordination avec la Commission européenne et les autorités de concurrence suédoises et italiennes. Cette approche a permis de favoriser une réponse européenne dont d’autres pays – le Royaume-Uni, la Belgique ou le Danemark – comptent s’inspirer. Booking.com s’engage à modifier ses clauses à l’égard de l’ensemble des hôtels installés en France, quelle que soit l’origine des clients – nationaux ou étrangers. Enfin une clause de réexamen prévoit de faire le bilan de ces engagements avant le 1er janvier 2017 afin de vérifier qu’ils ont conduit à une baisse des commissions, à une meilleure compétition entre plateformes et à l’enrichissement de l’offre hôtelière. À partir de ce bilan, toutes les options restent ouvertes.

En matière de transports, nous étions favorables à l’élargissement du rôle de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) à la route. L’Autorité de la concurrence avait formulé cette proposition dans son avis sur les autocars, puis l’a reprise dans celui sur les autoroutes. Nous pensons que la création d’un régulateur intermodal représente un progrès, rail et route étant concurrents, mais aussi complémentaires. Cette réforme va donc dans le sens de nos préconisations.

Le sujet de l’open data excède quelque peu notre compétence et si j’y réponds, vous m’accuserez peut-être du péché de gourmandise… Aujourd’hui, le transport doit être envisagé sur toute la chaîne, les voyageurs exigeant des informations non seulement sur les horaires de train, mais aussi sur ceux des modes de transports urbains qui en prennent le relais : le métro, le bus, la location de voitures ou de vélos. L’open data permettra au consommateur d’avoir accès au maximum de données pour constituer sa demande de voyage et choisir son mode de transport, d’un bout à l’autre du parcours, sans s’arrêter à la gare. Aucun opérateur ne doit être favorisé ; dans notre avis sur les gares de voyageurs, nous alertons ainsi les pouvoirs publics sur l’importance de ne pas donner à la SNCF, qui détient les gares, un pouvoir d’orientation du transport en fonction de données – horaires, correspondances, etc. – qu’elle serait la seule à détenir.

Madame Massat, en 2010, nous avons sanctionné les onze principales banques françaises pour avoir créé une commission injustifiée sur le traitement du chèque. La Cour d’appel a émis un avis différent, considérant que les banques n’avaient pas commis d’infraction ; l’arrêt vient d’être annulé par la Cour de cassation à la suite d’un pourvoi formé par l’Autorité. Cette affaire importante sera rejugée par la Cour d’appel, mais dès le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, l’Autorité a demandé aux banques de rendre les plus de 300 millions d’euros qui leur avaient été restitués.

Cet argent, monsieur le président, va au budget général de la Nation et n’alimente en rien celui de l’Autorité. Ces amendes sont bien payées – souvent dans un délai de trois semaines à un mois –, le taux de recouvrement atteignant 97 %. C’est le président de l’Autorité de la concurrence qui, en tant qu’ordonnateur principal de ses dépenses, émet l’ordre de reversement.

En matière d’énergie, monsieur Baupin, vous avez raison de rappeler la décision rendue par l’Autorité en décembre 2013, qui a sanctionné EDF à hauteur de 13,5 millions d’euros pour avoir favorisé de manière abusive sa filiale active sur le marché émergent du solaire photovoltaïque au détriment d’une PME concurrente, Solaire Direct. Nous avons estimé qu’EDF avait abusé de sa position dominante en créant une confusion regrettable dans l’esprit du consommateur et en mobilisant tous les moyens du service public – la facture bleu ciel, les centrales téléphoniques, la connaissance du fichier clients – pour orienter la demande des consommateurs vers son offre. EDF aurait dû faire sa diversification d’une manière claire et transparente, sans donner au consommateur le sentiment que sa filiale solaire relevait du service public. Nous avons sanctionné cet abus et EDF a fait l’effort de rétablir l’égalité des conditions entre son offre et celles des concurrents.

Vous avez évoqué la question de l’indépendance d’ERDF par rapport à EDF ; compte tenu du reproche de mauvaise coordination entre les autorités de régulation et l’Autorité de la concurrence, je me bornerai à dire que c’est à la CRE qu’il revient d’en juger. Conformément au mandat qu’elle a reçu du Parlement, la CRE est en train d’examiner les logos des deux entreprises pour vérifier qu’ils maintiennent une identité suffisamment distincte et autonome aux yeux des concurrents et des consommateurs.

M. Denis Baupin. C’est juste une question de logo ?

M. Bruno Lasserre. Non, il y a bien entendu aussi une question de pouvoir ! Mais le sujet relève des prérogatives de la CRE et je lui laisse le soin, une fois son rapport publié, de faire les préconisations qui s’imposent.

Enfin, madame Erhel, à la fin du mois d’octobre dernier, nous avons subordonné la fusion entre SFR et Numericable à quatre grands engagements, parmi lesquels la cession des activités mobiles détenues par Numericable en matière d’offre mobile outre-mer ; Outremer Telecom à la Réunion et à Mayotte devra ainsi être vendu, sans quoi la part de marché du nouvel ensemble serait trop importante – plus de 60 % à la Réunion et quasiment 90 % à Mayotte. Le processus de cession est en cours et nous allons agréer le repreneur à la fin du mois de mai. Nous avons également demandé à SFR-Numericable d’ouvrir l’accès à son réseau câblé aux acteurs qui souhaitent y recourir pour proposer des offres quadruple play associant internet, téléphonie fixe, téléphonie mobile et télévision. L’offre de référence, qui sera proposée à tous ceux qui souhaitent accéder à l’offre de gros sur le réseau câblé, est en cours de constitution ; nous avons testé les parties intéressées et attendons leur retour pour corriger la copie proposée par SFR Numericable. Je n’insiste pas sur les deux autres engagements que je suis prêt à vous détailler. Nous restons vigilants sur le respect de ces engagements. Ainsi, l’Autorité de la concurrence s’est saisie d’office pour vérifier si la cession des activités mobiles outre-mer avait été correctement appliquée. En effet, en décembre 2013, Outremer Telecom a annoncé des hausses très importantes des forfaits à la Réunion et à Mayotte, qui s’appliquaient non seulement aux forfaits futurs, mais également aux forfaits en cours – chose inhabituelle et rarissime –, tout en permettant au consommateur, compte tenu de la loi Hamon ou Châtel, de résilier l’abonnement. Or SFR-Numericable s’était engagé à ne pas dévaloriser l’actif qu’il devait céder et son attractivité économique et financière, et cette annonce, sur laquelle SFR-Numericable est finalement revenu à la suite de la procédure que nous avons ouverte, pouvait produire cet effet. L’affaire est en cours d’instruction. Je ne peux pas parler de la seconde affaire, mais Mme Beaumeunier pourra confirmer que des visites et saisies ont également été réalisées pour vérifier si SFR-Numericable n’avait pas, contrairement aux textes, anticipé sur le feu vert de l’Autorité pour mettre en route la fusion et construire des offres communes proposées aux consommateurs.

Quant à l’affaire Alcatel-Nokia, elle sera soumise à la Commission européenne et non à l’Autorité française. Nous donnerons notre avis lorsque se réunira le comité consultatif qui associe l’ensemble des autorités nationales. Je serais très intéressé d’entendre les points de vue des acteurs français à cette occasion, mais a priori le dossier ne sera pas traité à Paris.

M. le président François Brottes. Le 16 juin, nous auditionnerons Nokia et Alcatel sur ce projet de fusion. Monsieur le président, je vous remercie pour vos explications précises. Votre éclairage est particulièrement utile à un moment où l’on examine beaucoup de textes qui concernent la consommation, le pouvoir d’achat et l’économie en général.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 6 mai 2015 à 16 h 15

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Daniel Fasquelle, M. Antoine Herth, Mme Annick Le Loch, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Éric Straumann, M. Lionel Tardy

Excusés. - Mme Jeanine Dubié, M. Joël Giraud, Mme Pascale Got, M. Jean Grellier, M. Thierry Lazaro, M. Bernard Reynès, Mme Béatrice Santais

Assistait également à la réunion. - M. Patrick Hetzel