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Commission des affaires économiques

Mercredi 2 mars 2016

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 53

Présidence de Mme Frédérique Massat, Présidente

– Présentation par M. Pascal Terrasse de son rapport au Premier ministre sur l’économie collaborative

– Informations relatives à la commission

La commission a procédé à l’audition de M. Pascal Terrasse sur son rapport au Premier ministre sur l’économie collaborative.

Mme la présidente Frédérique Massat. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Pascal Terrasse qui a remis au Premier ministre, le 8 février 2016, son rapport sur l’économie collaborative, thème que notre commission a eu l’occasion d’aborder à plusieurs reprises dans le cadre d’une forte actualité législative. Ce rapport constitue une première étape dans l’identification de ce phénomène en plein essor, que vous distinguez de l’« ubérisation », monsieur le rapporteur.

Je rappelle que le 30 septembre dernier, une table ronde réunissant les fondateurs et les présidents d’entreprises françaises de l’économie numérique, telles que Blablacar, Deezer et Leetchi, nous a permis d’aborder le cadre législatif, la réglementation européenne et la valorisation de ces réussites françaises. Notre commission, saisie pour avis, a examiné le projet de loi pour une République numérique. Mardi prochain, nous organiserons une table ronde sur la numérisation de l’économie, qui sera suivie le 22 mars d’une deuxième table ronde visant à étudier l’impact de la numérisation de l’économie sur le secteur du bâtiment. Enfin, nous nous saisirons pour avis de l’avant-projet de loi relatif aux nouvelles protections pour les entreprises et les salariés.

Les enjeux liés à l’émergence des plateformes collaboratives sont importants au regard du bouleversement des pratiques des acteurs par rapport à l’économie traditionnelle. Les problématiques sont nombreuses : valorisation de ces nouvelles dynamiques ; concurrence déloyale ; responsabilité des plateformes ; définition du nouveau statut de l’utilisateur ; application du droit de la consommation ; réglementation des flux financiers ; précarisation, absence de protection de certains travailleurs…

Nous avons bien conscience que le temps législatif n’est pas le temps de l’économie collaborative. Devant un phénomène fortement évolutif, il nous appartient d’être réactifs afin d’adapter la législation.

Monsieur Pascal Terrasse, je vous félicite pour ce travail important et je vous laisse la parole.

M. Pascal Terrasse. Par lettre du 30 septembre dernier, le Premier ministre m’a chargé d’une mission sur l’économie collaborative, ce qui m’a amené à travailler avec l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale des finances.

Pour mener cette mission, nous avons procédé à de nombreuses auditions – 78 au total – durant lesquelles nous avons entendu des responsables de plateformes, des représentants des administrations, des organisations professionnelles et des organisations syndicales. Nous avons également ouvert une plateforme de consultation en ligne, ce qui nous a permis de recueillir plus de 250 contributions de citoyens.

Conformément à la demande du Premier ministre, mon rapport est construit autour des cinq thématiques suivantes : définition de l’économie collaborative ; protection des consommateurs ; développement de l’économie collaborative ; droit et protection des offreurs – d’où mes propositions ayant vocation à alimenter le projet de loi dit « El Khomri » – ; contribution de l’économie collaborative à la charge publique, d’où mes propositions appelées à nourrir le collectif budgétaire qui sera examiné au mois de juin.

Avant toute chose, je tiens à dire que l’économie collaborative n’est pas une zone de non-droit. Comme je l’écris dans mon rapport, ce n’est pas l’« ubérisation » – terme marketing qui renvoie à une société tirée vers le bas et à une économie du low cost non protégée. L’économie collaborative a toujours existé : échanger des services et des biens n’est pas nouveau. En milieu rural, par exemple, on aide à ramasser des fruits et on reçoit de la confiture en contrepartie ; le système d’échange local (SEL) est pratiqué dans nombre de territoires.

Néanmoins, ces services d’échange et de troc, jusqu’ici organisés à une échelle locale, se sont massifiés avec l’avènement du numérique. Blablacar n’invente rien d’autre que l’auto-stop organisé. Ainsi, cette intermédiation mise en place grâce au numérique permet à des services d’être aujourd’hui largement répandus, mais elle ne crée pas de nouveaux métiers.

Cette économie n’en est qu’à ses débuts : dans un contexte de transition numérique, elle a vocation à se développer fortement dans les années à venir. Jeremy Rifkin, spécialiste américain de prospective économique, pense que l’avenir repose entre autres sur l’économie collaborative, économie « disruptive » qui aura des impacts majeurs en Europe, en Asie et aux États-Unis. Un certain nombre de startups affichent des taux de croissance de 20 % à 30 %, voire de 200 % pour certaines.

Le temps économique n’est pas le temps politique, avez-vous précisé, madame la présidente. Je dirai que si le temps politique est déjà en retard vis-à-vis de l’économie traditionnelle, il est totalement « largué », si vous me permettez cette expression, en matière d’économie numérique car, face à des évolutions très rapides, les dispositifs législatifs sont toujours mis en œuvre avec retard.

Dans le domaine de la culture et du divertissement, Deezer et Spotify n’existaient pas il y a quelques années, les droits d’auteur étaient très compliqués, les échanges de pair à pair posaient problème au regard de la législation. Pour autant, ni le cinéma, ni les concerts ne se sont effondrés depuis l’avènement du streaming musical ; les CD ont certes disparu, mais le streaming est un nouveau support musical qui a le vent en poupe.

L’émergence de l’économie collaborative peut se révéler anxiogène pour certains. Mais si nous sommes capables d’accompagner ce développement, elle pourra créer de la richesse, de l’emploi et de la valeur.

Mon rapport distingue économie du partage et économie d’intermédiation. L’économie du partage n’appelle pas de financiarisation, contrairement à l’économie des plateformes d’intermédiation. Je fais donc la différence tout au long de mon rapport entre, d’une part, le particulier, qui se sert occasionnellement de plateformes pour offrir une prestation, et, d’autre part, le professionnel, qui souvent contourne les dispositifs légaux pour s’installer sur une plateforme et exercer une concurrence déloyale par rapport aux acteurs traditionnels. J’essaie ainsi de trouver un juste équilibre entre le prestataire professionnel et le particulier.

L’économie collaborative concerne tous les secteurs d’activité : la culture, avec le divertissement ; les déplacements, avec les VTC, le covoiturage, l’auto-partage, la location de véhicules, de camping-cars ou de bateaux, et même les taxis avions ; la location touristique et la location partielle ; la restauration ; la finance, avec le crowdfunding ; l’assurance ; l’entraide ; la formation ; ou encore la silver économie.

Mon rapport décline 19 propositions, dont je vais vous présenter les grandes lignes.

J’indique d’abord qu’il est très difficile d’apporter une définition de l’économie collaborative, tant elle est large aussi bien dans sa dimension économique que dans son acception juridique. L’économie sociale et solidaire bénéficie d’un cadre juridique renforcé depuis la loi de 2014 ; la silver économie est l’économie au service des personnes âgées ; quant à l’économie verte, il s’agit en réalité d’un terme marketing. Selon le Sénat, l’économie collaborative est un système mettant en relation un offreur – prestataire – et un client – consommateur – par l’intermédiaire d’une plateforme numérique. Or cette définition exclut du champ de l’économie collaborative une forme d’économie traditionnelle que j’ai évoquée. Je pense aux « communs », ces grandes plateformes ne mettant pas en relation offreurs et consommateurs, le meilleur exemple étant Wikipédia qui permet l’enrichissement par la collectivité d’un bien commun dont tout le monde peut se servir, sans échanges monétarisés. Au-delà, je pense à la chaîne de blocs (blockchain) avec ces plateformes d’intermédiation et de sécurisation des relations financières qui appartiendront, non à un bénéficiaire de parts sociales – comme Airbnb ou Uber –, mais à tout le monde. Ainsi, d’ici à quatre ou cinq ans, les grandes plateformes connues en France, en Europe et dans le monde, sont susceptibles d’être « ubérisées », si vous me permettez cette expression, au profit de plateformes qui appartiendront à tout le monde.

L’économie collaborative remet en cause une série de principes sur l’organisation économique de la société, car elle présente la particularité d’être très horizontale : elle renverse l’ordre des choses en matière de décisions. À terme, le risque est de voir disparaître les emplois intermédiaires, le plus souvent occupés par des femmes – 7 à 10 millions d’emplois seraient détruits en Europe, selon des prospectivistes présents au sommet de Davos.

Comme l’a montré le Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (PIPAME), l’économie collaborative est une pratique majoritairement plébiscitée par les catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+) et les consommateurs de moins de trente-cinq ans. Ces consommateurs se fient aux avis en ligne : 80 % des achats sont réalisés à partir de notations. Or il faut savoir que 50 % des avis en ligne sont faux – ils permettent simplement d’améliorer son e-réputation.

C’est pourquoi la première proposition de mon rapport consiste à fiabiliser les conditions de référencement des offres. Le législateur est déjà intervenu pour exiger des plateformes une information loyale et transparente dans leurs modalités de référencement des contenus : la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques en avait posé le principe, le projet de loi pour une République numérique précise cette obligation. Ma deuxième proposition vise à fiabiliser les avis en ligne en imposant aux plateformes d’informer sur le fait que les avis ont fait l’objet d’une vérification et, le cas échéant, d’en préciser les modalités. L’article 24 du projet de loi pour une République numérique impose aux plateformes de délivrer aux « consommateurs une information loyale, claire et transparente sur les modalités de vérification des avis mis en ligne ». Dans le même esprit, ma troisième proposition tend à créer un « espace de notation » des plateformes, construit par les contributeurs eux-mêmes.

La quatrième proposition de mon rapport vise à offrir aux consommateurs une information claire, lisible et accessible sur les responsabilités de la plateforme, la qualité de l’offreur et les garanties associées à son statut. Les plateformes devraient indiquer pour chaque prestation s’il s’agit d’un acte d’achat ou d’un usage au profit d’un particulier ou d’un professionnel. En effet, la protection et les garanties dont bénéficie le consommateur s’il s’adresse à un professionnel n’existent pas dans le cadre d’une relation de particulier à particulier. Cette information, les plateformes devraient la mettre en évidence.

L’économie collaborative concerne environ 15 000 entreprises, hors taxis. Si j’ai fait partie de ceux qui pensaient possible d’imaginer un troisième statut, à côté des indépendants et des salariés, je me suis très vite rendu compte que ce statut « hybride » induirait des incidences sociales très fortes – aucune organisation professionnelle ni aucune organisation salariale n’y sont d’ailleurs favorables. Ma proposition n° 5 vise donc à poursuivre la trajectoire de convergence entre la protection sociale des indépendants et celle des salariés. En découlent mes propositions suivantes, n° 6 à n° 10 : mobiliser le compte personnel d’activité (CPA) pour instaurer une véritable portabilité des droits ; prendre en compte les périodes d’activité sur les plateformes dans le cadre de la procédure de validation des acquis de l’expérience (VAE) ; définir clairement les conditions de rupture des relations avec les prestataires ; développer des sécurités annexes pour favoriser l’accès au logement, sécuriser l’accès au crédit et améliorer la couverture sociale des utilisateurs ; et organiser des actions de formation pour les prestataires. Ce dernier point est très important car, pour fournir de bonnes prestations, les plateformes doivent jouer le jeu de la formation. La proposition n° 8 tend à mieux définir les conditions de rupture des contrats avec les prestataires, car des indépendants peuvent du jour au lendemain se retrouver déréférencés et risquer de perdre leur activité.

Sur la contribution des plateformes, je suis heureux de constater que le fisc français réclame 1,6 milliard d’euros à Google. J’invite le Gouvernement à engager la mise en œuvre du projet BEPS (base erosion and profit shifting) de lutte contre l’érosion de la base fiscale et le transfert de bénéfices élaboré par l’OCDE et entériné par les chefs d’État et de Gouvernement lors du G20 d’Antalya. Les grandes entreprises étrangères du numérique doivent payer leurs impôts dans les pays où elles opèrent. Assurer la contribution des plateformes aux charges publiques en France, telle est ainsi ma onzième proposition.

Douzième proposition : clarifier la doctrine de l’administration fiscale sur la distinction entre revenu et partage de frais et celle de l’administration sociale sur la notion d’activité professionnelle. Un professionnel doit s’inscrire dans les démarches fiscales traditionnelles. Mon rapport ne préconise aucunement la création d’une nouvelle taxe, il indique que la loi fiscale doit s’appliquer. À titre d’exemple, la location par un particulier de sa résidence principale pendant trois semaines par an ne donne pas lieu au paiement de l’impôt, car une loi prévoit des abattements, voire des franchises ; par contre, la location par un particulier de sa résidence secondaire huit semaines par an est considérée comme une location de meublé – au même titre qu’un gîte ou une chambre d’hôte – et elle est donc fiscalisée. Mon rapport rappelle d’ailleurs l’ensemble des dispositifs existants en matière de BNC ou de BIC. Autre exemple : les revenus tirés de la vente d’appareils ménagers ou de véhicules, grâce à la plateforme Leboncoin par exemple, sont exonérés d’impôt dès lors qu’ils n’excèdent pas 5 000 euros ; par contre, quelqu’un qui vend régulièrement des voitures est un garagiste, il est donc assujetti à l’impôt. Vous l’avez compris, l’objectif est de garantir l’absence de concurrence déloyale entre des « faux particuliers » et des professionnels. D’ailleurs, je n’ai pas retenu l’idée d’une franchise de 5 000 euros pour tous, proposée par les sénateurs Michel Bouvard et Albéric de Montgolfier dans leur rapport sur l’économie collaborative, car un tel dispositif aurait des incidences négatives pour l’activité de certaines plateformes.

En matière de formation, j’encourage notre pays à développer des dispositifs car nombre de startups françaises cherchent à embaucher des développeurs, des web designers ou des codeurs. Faute de trouver ces professionnels dans notre pays, plusieurs d’entre elles envisagent même de partir à l’étranger. Le Gouvernement a lancé la « grande école du numérique ». Dans mon département de l’Ardèche, le territoire du Cheylard a mis en place, avec l’État, l’école du numérique qui permet à des anciens travailleurs du textile de se former pendant dix-huit mois au codage et au développement informatique, ce qui donnera la possibilité à ces personnes de travailler à domicile pour le compte de startups. Cette piste permet de maintenir l’emploi dans les territoires. En matière de formation informatique, il faut bien reconnaître que la France est très en retard. C’est pourquoi la proposition n° 13 de mon rapport vise à répondre aux difficultés de recrutement de professionnels du numérique dans le secteur de l’économie collaborative.

Proposition n° 14 : s’engager avec les plateformes dans une démarche d’automatisation des procédures fiscales et sociales. Je considère que, dans deux à trois ans, les plateformes auront l’obligation de transmettre à tous les prestataires le montant des transactions le concernant. Il reviendra ensuite au prestataire de faire sa déclaration. D’ores et déjà, un salarié reçoit de son employeur les éléments à déclarer au fisc ; votre banque vous envoie tous les ans les éléments à déclarer au titre de vos placements financiers. À terme, il faudra arriver à un dispositif où les plateformes elles-mêmes fourniront ces éléments aux administrations compétentes en vue de fiabiliser les déclarations des contribuables, dans l’esprit du rescrit fiscal.

Quinzième proposition : simplifier la démarche entrepreneuriale en permettant aux plateformes d’agir comme tiers de confiance.

Autre sujet important : l’inclusion numérique. La fracture numérique se résorbe grâce à l’essor du FTTH (Fiber to the Home), qui amène la fibre optique directement chez l'abonné. Néanmoins, il existe une fracture des usages, les personnes de plus de quarante-cinq ans se trouvant totalement « larguées » face aux dispositifs des plateformes. Il faut y remédier, d’où ma proposition n° 16 : prendre en compte le développement de l’économie collaborative dans le cadre des politiques d’inclusion numérique.

Ma proposition n° 17 vise à créer un observatoire de l’économie collaborative. Il existe en effet un fort décalage entre le temps politique et le temps de l’économie. Cet observatoire permettrait à l’État de mesurer les conséquences sociales, en termes de créations d’emplois, et les nouveaux potentiels économiques de l’économie collaborative. Il pourrait être amené à diffuser de l’information juridique et fiscale sur ce phénomène de disruption. En travaillant avec d’autres observatoires européens, il permettrait de faire émerger un écosystème européen, face à la Chine et aux États-Unis qui sont très en avance sur nous.

Proposition n° 18 : promouvoir des territoires collaboratifs expérimentaux. Il s’agirait de créer une trentaine de territoires collaboratifs, dans le cadre d’appels à projet. Le Gouvernement, en lien avec les collectivités territoriales, pourrait identifier un certain nombre de territoires pour mener des actions cohérentes en matière de formation, d’usage ou de développement.

Enfin, la proposition n° 19 vise à favoriser le développement du travail à domicile et à sécuriser les droits et devoirs des télétravailleurs.

M. Yves Blein. Merci, cher collègue, pour la qualité de votre travail.

Il manque une chose à votre réflexion : la distinction entre les entreprises de l’économie sociale et les entreprises classiques du système capitaliste. Ce matin, dans le cadre du travail du groupe d’études sur l’économie sociale et solidaire, M. le président de la chambre française de l’économie sociale et solidaire se désolait de la confusion entre économie collaborative et économie sociale. Or l’une et l’autre n’ont rien à voir, même si l’économie sociale comporte de très belles startups de l’économie collaborative. Avez-vous abordé ce sujet dans le cadre de votre mission ?

M. Alain Suguenot. Je félicite M. Pascal Terrasse pour ce travail qui était loin d’être simple.

Selon le cabinet PwC, le marché de l’économie numérique pourrait atteindre 270 milliards d’euros d’ici à 2025, or la France est probablement l’un des pays les plus en pointe sur ce marché. Pouvez-vous développer ce point ?

Je vois par contre deux dangers. Le premier est que les entreprises traditionnelles sont progressivement remplacées par des services numériques, ce qui risque de générer des drames, y compris sociaux, si des solutions de transition ne sont pas mises en place. Le deuxième danger est que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les motivations individuelles de l’économie sociale sont souvent utilitaristes avec des comportements orientés vers des modèles serviciels – on le voit déjà avec des offres du domaine strictement concurrentiel. À cet égard, des garde-fous sont nécessaires, vous avez raison de le souligner, tout en préservant un espace de liberté afin de ne pas tuer l’outil. Le déréférencement ne sera-t-il pas demain un moyen de pression pour que des groupes puissent intervenir ?

Enfin, concernant votre proposition n° 18 visant à promouvoir des territoires collaboratifs expérimentaux, je fais partie des candidats. Il est important d’apporter de vraies réponses à l’échelle des territoires – nous avons tous créé notre petit FabLab ; nombreux sont ceux qui ont essayé de trouver quelques geeks pour créer des startups… Parallèlement, la formation est essentielle sur nos territoires. Ces territoires collaboratifs expérimentaux pourraient dissiper les craintes que je viens d’évoquer.

Mme Jeanine Dubié. Monsieur Pascal Terrasse, votre rapport formule des propositions équilibrées qui permettent d’envisager un modèle économique adapté et certainement plus responsable et plus vertueux.

Les revenus générés par l’économie collaborative impactent les activités traditionnelles dans nos territoires, notamment l’hôtellerie et la location de meublés. La loi de finances pour 2016 impose aux plateformes de fournir pour chaque transaction une information loyale, claire et transparente. Vous proposez que les plateformes communiquent aux prestataires le montant des revenus générés. Est-il possible d’aller plus loin, avec une déclaration aux services fiscaux, comme le font les employeurs ?

Vous proposez, en outre, le rattachement des droits de la protection sociale à la personne au travers du compte personnel d’activité. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Est-il possible d’élargir l’assiette de financement de la protection sociale, en ne taxant plus seulement le travail, mais aussi les revenus générés par ces transactions ?

Enfin, où se situe selon vous la frontière entre économie de partage et économie collaborative ?

M. André Chassaigne. Monsieur Pascal Terrasse, vous l’avez noté, il existe une frontière entre l’économie numérique collaborative et l’économie numérique dévorée par la seule logique du profit. En effet, l’hyper domination de grands groupes est à l’opposé des principes d’émancipation et de construction commune de l’économie collaborative telle que vous la décrivez. Nos comportements, nos relations, tout ce que l’on peut faire, notamment via internet, sont créateurs de valeur économique. L’enjeu pour les e-prolétaires que nous sommes est la mobilisation indispensable dans le cadre d’une nouvelle forme de lutte des classes ! (Sourires.)

Face à l’absence de moyens financiers de l’État, de la difficulté à répondre aux besoins des habitants, Evgeny Morozov évoque à propos d’internet le risque d’en arriver à « célébrer la débrouillardise et l’adaptabilité de l’individu » – ce qu’il appelle le « solutionnisme » –, au détriment de la recherche de solutions politiques et collectives. Le risque est réel, en effet, d’appréhender toute chose à travers le prisme d’internet, au détriment de réponses collectives aux besoins des habitants.

Enfin, quand on cherche sur la toile une place d’hôtel pour se rendre dans tel ou tel pays, on est ensuite harcelé par des promotions en tout genre ! Il s’ensuit un phénomène de dépendance et d’exploitation. Il faut contrôler tout cela.

Mme Michèle Bonneton. Merci, monsieur Pascal Terrasse, pour votre travail.

Des mutations profondes s’opèrent dans les façons de travailler, et l’économie collaborative recèle un fort potentiel de développement. Plusieurs des principes fondateurs de cette nouvelle économie sont liés à des fondamentaux défendus depuis longtemps par les Écologistes. Cette économie concerne aussi bien l’énergie (coopération dans la production énergie, achat groupé, etc.), que la mobilité (auto-partage, covoiturage), l’alimentation et l’agriculture (circuits courts, coopératives) ou la réparation et la fabrication d’objets. Pour autant, elle n’est pas sans poser des questions fondamentales, comme celles tout à fait pertinentes de notre collègue André Chassaigne, auxquelles il faudra bien apporter des réponses.

Plusieurs des propositions du rapport concernent le référencement et la transparence des avis. Il y a un vrai problème de sincérité en la matière. Pouvez-vous développer quelques solutions ?

Il est toujours difficile en ligne de savoir si l’on a affaire à un particulier ou à un professionnel. N’est-il pas temps d’imposer aux uns et aux autres de préciser qui ils sont ?

Enfin, les chauffeurs de taxi, les artisans du bâtiment, les TPE de services, etc., considèrent que l’économie collaborative est source de concurrence déloyale. Quelles solutions peuvent être envisagées pour éviter cette concurrence déloyale et faire en sorte que ces pratiques ne conduisent pas à une baisse de recettes pour les finances publiques ?

M. Franck Reynier. Je salue le travail de notre collègue Pascal Terrasse sur ce sujet important.

Face à un secteur du numérique en forte croissance, nous ne pouvons pas ne pas être présents. Paradoxalement, il est difficile de le réglementer à cause de la rapidité des innovations, des initiatives et des découvertes.

L’accès au numérique sur l’ensemble de nos territoires est essentiel. Or sur de nombreux territoires, tout près de chez nous, il y a encore de grandes difficultés d’accès. Il faut y remédier.

De nombreux talents fuient notre pays. Il importe d’apporter des réponses pour les encourager à s’installer et à développer leur activité sur nos territoires, ce qui leur garantirait un rayonnement à l’international. Ainsi, régulation et souplesse permettraient aux acteurs économiques du numérique de s’adapter à des marchés très larges.

Notre société évolue très rapidement. Les actions sur les territoires sont importantes : cher Pascal Terrasse, le territoire drômois sera aux côtés du territoire ardéchois pour porter des initiatives.

Mme Marie-Hélène Fabre. Merci, monsieur Pascal Terrasse, de votre travail.

Une enseigne de bricolage s’est associée à une entreprise de l’économie collaborative permettant aux particuliers de proposer leurs savoir-faire à ceux qui ne savent pas bricoler. Le service Frizbiz met ainsi en relation, via internet, des particuliers – environ 100 000 par jour – pour la réalisation de petites prestations, le coup de main étant échangé contre une rémunération modique. De telles pratiques constituent une concurrence déloyale pour les professionnels soumis à des obligations administratives et financières, auxquelles échappent les particuliers. Face à la généralisation de ce type de services dans l’ensemble des secteurs, quelles seraient vos propositions pour protéger au mieux les artisans qui paient impôts et cotisations et font vivre le système de protection sociale ?

M. Éric Straumann. Je m’associe aux félicitations qui vous sont adressées, monsieur Pascal Terrasse.

Je voudrais vous interroger sur le cas Airbnb. Cette plateforme n’a rien inventé, l’hébergement chez l’habitant existe depuis toujours. Simplement, ce phénomène explose, la France étant devenu le premier marché étranger de cette plateforme. Nous connaissons tous dans nos circonscriptions des hôteliers qui s’en plaignent, considérant que cette activité constitue une concurrence déloyale. Le site d’Airbnb indique que les taxes sont de 14 % pour le District de Columbia, de 14,5 % en Inde et même de 14 % dans la ville de San Francisco, siège historique de cette plateforme. Vos propositions n° 11, consistant à assurer la contribution des plateformes aux charges publiques en France, et n° 14, tendant à s’engager avec la plateforme dans une démarche d’automatisation des procédures fiscales et sociales, vont-elles se traduire rapidement dans notre pays par la mise en place d’une fiscalité ? Dans le contexte budgétaire actuel, il est en effet dommage que la France abandonne ce type de recettes.

Mme Catherine Troallic. Je m’associe aux félicitations de mes collègues. Ce rapport dresse un état des lieux clair de l’économie collaborative, qui trouve ses racines dans les pratiques de nos ancêtres.

Monsieur Pascal Terrasse, vous allez dans le sens d’une clarification, d’une meilleure régulation, notamment en matière de protection sociale, ce qui est une bonne chose. Cependant, l’économie collaborative a pu se développer grâce à un espace de liberté, permettant aux plateformes d’offrir aux utilisateurs quelque chose de simple. Ne craignez-vous pas qu’en imposant trop de contraintes aux plateformes et aux utilisateurs, on n’aboutisse à briser ce mouvement ?

Vous soulignez à plusieurs reprises dans votre rapport combien nous sommes dépendants de l’avancement des travaux de la Commission européenne pour légiférer sur ce sujet. Vous indiquez que les plateformes doivent être régulées dans leur rôle de prescripteur, mais également que définir un régime de responsabilité propre au droit français risquerait de nuire à la compétitivité des opérateurs français.

L’engagement avec les plateformes dans une démarche d’automatisation des procédures fiscales et sociales – c’est votre proposition n° 14 – est mis en œuvre aux États-Unis. C’est une très bonne idée, à condition de mettre en place un système simple pour tous et de faire en sorte que les autres pays nous suivent. En effet, imposer une transmission à l’administration fiscale pose la question des plateformes domiciliées à l’étranger. Où en est le travail sur ce sujet au niveau européen ? Que pouvons-nous attendre de la Commission européenne et dans quel délai ?

M. Jean-Claude Mathis. Monsieur Pascal Terrasse, vous soulignez dans votre rapport que les plateformes doivent contribuer à la solidarité nationale. Dans ce cadre, l’administration doit faire une nette distinction entre les particuliers et les professionnels, mais également clarifier les obligations de chacun. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Combien de plateformes de ce type sont en place ?

Mme Pascale Got. Merci, monsieur Pascal Terrasse, pour ce rapport.

Vous envisagez la constitution de territoires collaboratifs expérimentaux. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les modalités de leur mise en œuvre ? Faut-il aller plus loin que le coworking ? Quelles seraient les conditions d’éligibilité ? Et dans quel délai ces expérimentations pourraient-elles être menées ?

Pour les locations via les plateformes, il y a une forte demande d’immatriculation pour l’identification et le contrôle. Cela est-il adapté à l’économie collaborative ?

Enfin, les prélèvements à la source existent déjà en matière de taxes de séjour pour certaines plateformes étrangères. Avez-vous renoncé au prélèvement fiscal à la source ?

Mme Laure de La Raudière. Merci, monsieur Pascal Terrasse, de ce travail.

Vos premières propositions s’inscrivent dans une logique de réglementation franco-française. Je ne pense pas que ce soit la bonne méthode à l’ère du numérique, car réglementer a priori risque de tuer de potentielles innovations dans notre pays. La proposition n° 4, par exemple, risque d’aboutir à brider l’économie. Dans un domaine où les utilisateurs s’approprient très largement les innovations, il faudrait passer de cette logique de réglementation a priori à une logique de contrôle a posteriori. Avez-vous mené une étude d’impact des mesures proposées dans votre rapport ? Avez-vous réalisé un benchmark en matière de réglementations européennes, notamment au regard des nouvelles dispositions du projet de loi pour une République numérique ?

M. Hervé Pellois. Cher collègue, merci pour ce rapport.

Vous estimez nécessaire, d’une part, de prendre en compte les périodes d’activité sur les plateformes dans le cadre de la validation des acquis de l’expérience, et, d’autre part, de faire évoluer le télétravail – les droits des télétravailleurs, leurs obligations, le droit à la déconnexion. Cela nécessiterait des discussions avec les partenaires sociaux, notamment dans le cadre des réflexions sur le code du travail. Des travaux, sur lesquels pourraient s’appuyer les véhicules législatifs à venir ; ont-ils été réalisés en ce sens ?

Mme Marie-Lou Marcel. À mon tour, monsieur Pascal Terrasse, je tiens à souligner la qualité de votre travail.

Une part importante de votre rapport est consacrée au statut des acteurs de l’économie collaborative. Votre proposition n° 5 consiste à poursuivre la convergence entre la protection sociale des indépendants et celle des salariés. Vous évoquez le rapport de nos collègues Fabrice Verdier et Sylviane Bulteau sur le fonctionnement du régime social des indépendants (RSI), en rappelant deux propositions : l’extension du temps partiel thérapeutique aux travailleurs indépendants et la suppression des cotisations minimales d’assurance maladie. Vous suggérez d’aller plus loin afin que le niveau des garanties sociales ne constitue pas un frein aux mobilités professionnelles entre activité salariée et activité indépendante. S’il est important de renforcer les droits des indépendants et de les aligner sur les droits des salariés, n’y a-t-il pas un risque de voir des salariés perdre certains de leurs droits au nom de cette mobilité entre activité salariée et activité indépendante ? Quel est votre point de vue sur ces questions de l’harmonisation des droits et de la mutation du salariat et du travail indépendant ?

M. Jean-Pierre Le Roch. Monsieur Pascal Terrasse, je tiens à saluer la qualité de votre travail.

Bien que les usages dont nous parlons se développent majoritairement dans les zones urbanisées, je suis convaincu qu’ils constituent une véritable opportunité pour les territoires ruraux à condition que le très haut débit soit déployé sur ces territoires. Je souhaiterais donc vous interroger sur le rôle des collectivités territoriales dans le développement de cette économie collaborative. Les services locaux de consommation collaborative peuvent-ils fonctionner aux côtés de plateformes nationales, voire internationales ? Quelles actions faut-il mettre en place pour éviter que les populations les plus isolées ne se voient davantage exclues de ces nouveaux services ? Certaines collectivités territoriales se saisissent de ces nouveaux usages ; en témoignent les nombreux sites de covoiturage gérés par les conseils départementaux. Quelles sont selon vous les pistes pour développer ces initiatives ?

Mme Audrey Linkenheld. Monsieur Pascal Terrasse, ce débat me rappelle celui que nous avons eu sur l’habitat participatif : de la même manière que le participatif n’est pas toujours synonyme de mixité, le collaboratif n’est pas toujours synonyme de solidarité. Pour autant, force est de constater que les points communs entre économie collaborative et économie sociale et solidaire (ESS) sont nombreux. Vous avez évoqué l’échange de services : comment ne pas penser aux mutuelles et aux coopératives ? Vous avez parlé d’horizontalité : comment ne pas songer à ces formes d’économies qui se sont créées il y a bien longtemps avec des gouvernances particulières ? Je souhaiterais vous réentendre sur ces sujets. Vous préconisez des territoires collaboratifs expérimentaux ; il existe d’ores et déjà des pôles de coopération en lien avec l’ESS. Au lieu de les renvoyer dos à dos, peut-être faudrait-il créer des passerelles entre ces deux mondes, ce qui permettrait à l’économie collaborative de garder les points positifs du solidaire et, comme vous le proposez, de tourner le dos aux points négatifs de notre monde capitaliste – « ubérisé ».

Mme Fanny Dombre-Coste. Monsieur Pascal Terrasse, je salue votre travail, non seulement sur la forme, car il a fait l’objet d’une forte participation citoyenne, mais aussi sur le fond, car il montre que si cette économie collaborative est une source de richesse et constitue un levier de croissance formidable, elle n’en pose pas moins des questions sur le juste équilibre à trouver entre, d’une part, l’encadrement des plateformes et leur contribution à la charge publique, et, d’autre part, la nécessaire liberté pour développer un écosystème.

Je souhaite revenir sur la distinction entre professionnel et usager occasionnel. Vous avez rassuré nos concitoyens en indiquant ne pas souhaiter la création d’une taxe supplémentaire pour les usagers occasionnels des plateformes. Néanmoins, la recherche de profits par certaines plateformes d’hébergement dans les centres urbains génère une tension sur le marché de la location, certains multipropriétaires préférant rentabiliser leur logement en le louant à la nuitée plutôt qu’à l’année. Cette dérive pose des difficultés sur le marché de la location longue durée. Qu’en pensez-vous ?

Mme Béatrice Santais. Monsieur Pascal Terrasse, merci pour votre rapport.

Nous avons beaucoup entendu parler de plateformes numériques et de consommateurs individuels. Pour ma part, je voudrais évoquer les plateformes technologiques, notamment les plateformes de mutualisation d’équipements industriels. Sur mon territoire, qui pourrait devenir un territoire collaboratif expérimental, on mutualise des « salles blanches » dans un équipement existant. Pour des petites entreprises qui manquent de moyens pour se développer, cette mutualisation de moyens technologiques, parfois de grande qualité, leur laisse espérer de nouveaux marchés et est susceptible de créer une véritable émulation entre elles. Ce très bel exemple d’économie collaborative devrait être développé sur les territoires.

M. Frédéric Roig. Monsieur Pascal Terrasse, je vous félicite pour cet excellent rapport qui montre que l’outil numérique révolutionne totalement les usages, les pratiques et les relations sociales et économiques dans nos territoires. Internet est en train de faire bouger les frontières traditionnelles de notre économie : la vente par correspondance et les comportements des consommateurs sont en pleine évolution, comme l’ont montré nos tables rondes. La qualité des prestations et la protection des consommateurs sont essentielles. Il existe des plateformes de mise en vente des produits du terroir ou encore de réservation dans le secteur du tourisme. Il faut sécuriser l’accès à ces plateformes, tout en maintenant la liberté de l’utilisateur et de l’usager. Votre rapport pointe la question de la qualité des emplois et du maintien des emplois ; il nous revient d’y réfléchir face au risque de disparition d’emplois. Il nous faut également réfléchir aux moyens de garantir la libre concurrence, tout en évitant la concurrence déloyale. Vos 19 propositions apportent des réponses pour trouver ce juste équilibre.

Mme Corinne Erhel. Merci pour ce rapport, monsieur Pascal Terrasse.

Le projet de loi pour une République numérique introduit le principe de la loyauté des plateformes. Le numérique doit être basé sur la confiance. Cela implique de placer le curseur au bon endroit, tout en évitant une réglementation franco-française. Quels regards portez-vous sur les dispositions introduites sur les avis en ligne et la notation des plateformes ?

Le numérique est une opportunité, et il faut veiller à ne pas le considérer comme destructeur d’emplois. L’adaptation des compétences au sein des entreprises et des administrations est fondamentale, car toutes les fonctions vont être impactées. Quelles sont vos propositions sur cette question importante ? De surcroît, il est nécessaire de développer les nouveaux emplois – codeur, data scientist, etc. Quelles nouvelles formations devraient être développées selon vous ?

M. Kléber Mesquida. Je vous remercie, monsieur Pascal Terrasse, de nous avoir présenté en 19 terrasses étagées la démarche consolidée de l’économie collaborative (Sourires). Selon le baromètre de l’institut de sondage OpinionWay, 74 % des internautes ont déjà renoncé à acheter un produit à cause d’avis négatifs. Comment contrôler les startups qui émettent des avis massifs – favorables ou défavorables – visant à favoriser ou à dissuader la fréquentation de tel ou tel site ?

L’économie collaborative n’est pas une zone de non-droit, avez-vous souligné. Est-ce à dire que des petits matériels mis en vente par des particuliers n’échapperaient plus à la fiscalité ? Une telle fiscalisation ne serait-elle pas néfaste à l’économie collaborative, que vous défendez et que nous soutenons ?

M. Philippe Kemel. Monsieur Pascal Terrasse, je vous remercie pour ce rapport exhaustif.

Il y a quelques années, les économistes parlaient d’économie fonctionnelle, c’est-à-dire de l’usage d’un bien au maximum de sa valeur. M. André Chassaigne a utilisé tout à l’heure le terme d’e-prolétarisation, ce qui renvoie à l’existence d’un bien qui est la propriété de ceux produisant le service, sous la dépendance d’organisateurs détenant les mécanismes du numérique et s’appropriant l’ensemble de la valeur. Avez-vous examiné les comptes de sociétés qui produisent de l’économie fonctionnelle et analysé la répartition de la valeur ? En effet, il existe certainement de profondes inégalités, car des revenus complémentaires sont perçus par des personnes qui n’ont déjà pas beaucoup d’argent ou qui vivent de revenus sociaux. Comment trouver le point d’équilibre entre le niveau de revenu qui génère un revenu social et les revenus complémentaires qui peuvent faire perdre ce revenu social ?

Vous avez évoqué l’économie collaborative sur les territoires. Des mécanismes pourraient-ils être envisagés pour revenir vers l’économie sociale grâce notamment aux coopératives de production et au contrat coopératif ?

M. Yves Daniel. Je souscris au propos de mes collègues sur les passerelles nécessaires entre l’économie sociale et solidaire et l’économie collaborative, afin de gagner en cohérence, en efficacité et en lisibilité pour l’ensemble des acteurs.

M. Pascal Terrasse. L’économie sociale et solidaire bénéficie d’un cadre juridique renforcé : elle a ses modes d’organisation, sa gouvernance et une fiscalité propre. Le champ de cette économie est très large en incluant aussi des organismes financiers – qui peuvent se cacher derrière ce joli terme d’économie sociale et solidaire. Elle se distingue certes de l’économie collaborative, mais une part de celle-ci concerne les structures de l’économie sociale et solidaire, qui elle-même peut concerner tous les secteurs d’activité. Ainsi, l’économie collaborative ne peut pas se réduire à l’économie sociale et solidaire.

Certaines plateformes sont, par nature, très capitalistiques, avec une valorisation boursière extrêmement importante sur un potentiel économique qui n’est pas défini. À titre d’exemple, Airbnb est très largement valorisée – plus que Hyatt et le groupe Accor réunis –, mais ne dispose d’aucune chambre en dur. Cette bulle spéculative autour de certaines plateformes est susceptible de poser problème, car il suffirait que l’Europe décide de mettre fin à l’activité d’Airbnb pour que le dispositif s’effondre. Ainsi, derrière l’économie collaborative, quelques bulles financières se sont créées sur des potentiels économiques. Les États-Unis sont allés beaucoup trop loin, si bien que nombreux sont ceux qui s’inquiètent des risques potentiels de crise financière. En Europe, y compris en France, il n’y a pas de difficulté. Les quelques grandes « licornes » dans notre pays ont été financées par des fonds étrangers – comme on l’a vu pour Blablacar récemment. Reste à savoir si nos propres organismes financiers ont, par l’intermédiaire de leurs filiales, financé des licornes américaines.

À tout moment, une innovation peut disparaître du circuit. Des plateformes sont valorisées parce que des opérateurs ont eu l’intelligence de créer des licornes, mais demain, c’est la blockchain qui va monter en puissance. À titre d’exemple, Uber sera peut-être demain une autre plateforme qui appartiendra à tout le monde, à l'instar de Wikipédia. Je pense donc que l’économie collaborative va muter à la faveur de plateformes qui n’appartiendront à personne. Cette transition risque d’entraîner des bouleversements économiques, et c’est la raison pour laquelle j’émets des craintes à l’égard de certaines innovations ou plateformes très largement valorisées sur des seuls potentiels économiques.

D’ailleurs, ces plateformes restent très discrètes sur leur chiffre d’affaires. En effet, si elles peuvent être valorisées à plusieurs dizaines de millions d’euros, leur chiffre d’affaires représente parfois à peine 2 à 3 millions d’euros en raison de leur valorisation sur un potentiel économique difficilement mesurable. Il y a en quelque sorte un jeu de chaises musicales : on crée sa plateforme, on la valorise en cherchant un maximum d’adhésions pour, ensuite, la revendre en faisant un beau coup financier.

À mon avis, une des plateformes dont on entendra parler, c’est Waze, petite plateforme israélienne toute récente, rachetée par Google, qui demain va changer la nature de nos modes d’organisation en matière de déplacements – plus que Blablacar, entreprise française –, en faisant de l’intrusion au travers de la communication et de la publicité. En utilisant Waze, vous saurez que vous devez vous arrêter à telle station-service si votre voiture n’a pratiquement plus d’essence ou que tel restaurant vous attend à tel prix car il est bientôt midi… Cette organisation, cette « toile », va changer la nature même de notre économie.

L’Europe, c’est 350 millions de consommateurs pouvant avoir accès à l’économie collaborative, la Chine et les États-Unis également. La Chine a su s’organiser et, contrairement à ce que l’on peut penser, il s’y passe des choses exceptionnelles, en particulier à Shenzhen. On a donc tort d’avoir toujours les yeux tournés vers les États-Unis. Le problème est que les Chinois ont un écosystème bien organisé, de même que les États-Unis – on le voit avec les grandes plateformes – et que l’Europe est très en retard en matière de numérique, que ce soit sur la notation ou la standardisation des modèles économiques. Sur ces sujets, l’Europe a besoin d’avancer, car les produits, les services et les usages venant d’Amérique et d’Asie pénètrent notre marché et vont accentuer notre retard. La transition numérique des entreprises traditionnelles en France pose problème, sans doute par crainte de la perte d’emplois et du problème de cybersécurité. Par conséquent, des formations et des reconversions seront nécessaires.

Pour autant, des entreprises classiques organisent aujourd’hui leur propre « disruption ». De grands groupes travaillent actuellement à leur réorganisation en interne car, comme ils me l’ont expliqué, soit ils restent dans l’économie traditionnelle au risque de mourir, soit ils effectuent eux-mêmes leur transition. Les deux grands groupes de location de matériels en France ont bien conscience qu’ils ne vendront plus, ou pratiquement plus, leurs produits dans quelques années. Je prends l’exemple de la perceuse. Un utilisateur moyen – comme moi qui ne suis pas un grand bricoleur – qui doit acquérir une perceuse dans une de ces grandes enseignes va l’acheter peu cher, car il sait qu’il ne va pas beaucoup l’utiliser : il s’en servira en moyenne huit minutes dans toute sa vie. Demain, ces entreprises pourront relocaliser des productions, c’est-à-dire proposer des perceuses de bonne qualité, au lieu de les faire venir à pas cher d’Asie. Certes, ces perceuses seront plus coûteuses, mais l’avantage est qu’elles seront valorisées grâce à la location. Ainsi, dans une économie circulaire, l’obsolescence des produits traditionnels disparaîtra dans le respect de l’environnement. Cette sobriété volontaire, comme le dit l’essayiste Pierre Rabhi, est bien plus intéressante dans une économie moderne, car mieux vaut être sobre dans ses usages et dans l’utilisation des produits qu’être propriétaire d’un bien. Grâce à ce changement d’organisation – vous avez parlé de coopération et de mutualisation –, notre société deviendra moins productiviste pour s’orienter vers plus de qualité. D’ailleurs, beaucoup d’entreprises mettent d’ores et déjà en place des dispositifs de maintenance, ce qui laisse présager des créations d’emplois. Pour autant, il y a de vraies interrogations, car si des emplois très qualifiés vont être créés – web designers, programmateurs –, ainsi que des petits emplois (coursiers, petite maintenance), les emplois intermédiaires risquent quant à eux de disparaître. À cet égard, les Pays-Bas nous fournissent un bon exemple.

Il y a une trentaine d’années aux Pays-Bas, les infirmières travaillaient à leur compte par quartier, puis l’administration décida de les regrouper. Pour ce faire, elle créa des services pour la gestion des ressources humaines, pour la formation, etc., et réorganisa le service des infirmières, ce qui généra quelques économies. En revanche, les prestataires et les salariés furent peu satisfaits du dispositif, car les infirmières n’avaient plus le temps de discuter avec les patients. Une plateforme a alors été mise en place pour rétablir à terme le travail indépendant. En fin de compte, la prestation est aujourd’hui de meilleure qualité et les salariées sont mieux payées, car les supports intermédiaires ont été supprimés – 400 emplois administratifs ont disparu. Pour revenir à l’économie collaborative, La Ruche qui dit Oui, par exemple, est un dispositif qui marche très bien : un producteur s’adresse à un consommateur en direct, sans aucun frais de marketing, de publicité ou de transport. Le consommateur est content car il connaît la provenance du produit, le producteur l’est aussi en étant mieux rémunéré.

Pour autant, je suis convaincu que de nouveaux emplois pourront être créés, mais peut-être moins que ce que l’on pourrait imaginer. À cet égard, je pense que le débat sur le revenu universel, sujet majeur s’il en est, devra être posé au moins dans les dix ans à venir car l’emploi salarié traditionnel sera amené à évoluer. D’ailleurs, un nombre croissant de personnes travaille d’ores et déjà une partie de la semaine comme salarié et l’autre partie comme indépendant. Cela étant dit, je n'ai pas voulu proposer à ce stade la création d’un troisième statut, car on m’aurait reproché le risque d’« ubérisation » des nouveaux emplois – fuite en avant dans le low cost, transferts d’emplois salariés, etc. Notons que des acteurs de l’économie traditionnelle sont en train de faire basculer les emplois vers des statuts tiers – un site médiatique dont je tairai le nom procède actuellement à des licenciements.

Sur la concurrence déloyale, il faut savoir de quoi l’on parle. L’activité occasionnelle d’un particulier sur les plateformes ne doit pas être fiscalisée. On ne peut pas tout fiscaliser : le troc ou l’échange ont toujours existé. Par contre, quelqu’un qui monte une cloison chez un tiers est payé : il est donc autoentrepreneur. Or les microentreprises paient des impôts et n’exercent pas une concurrence déloyale ! La question se pose de savoir si le plafond d'exonération du montant de la TVA fixé à 32 000 euros est le bon : c’est une norme européenne, et il serait stupide de faire payer la TVA à ces gens. Par contre, je suis favorable à l’accès pour tous au dispositif d’exonération de la TVA. Aux acteurs de l’économie – chambres de commerce et d’industrie, syndicats professionnels – qui se considèrent désavantagés par rapport à d’autres et réclament des normes pour ces derniers, je réponds qu’eux-mêmes réclament depuis toujours moins de normes et plus de dispositifs simplifiés. Cette nouvelle économie est une opportunité pour introduire la simplification.

Je m’empresse de dire que simplification n’est pas synonyme de déréglementation. Le numérique permet la simplification, et d’abord en matière fiscale. En effet, les paiements par carte bancaire via l’économie numérique permettent une traçabilité. Il appartient à l’État d’aller plus loin en distinguant activités professionnelles et activités occasionnelles. À terme, les plateformes devront transmettre à l’administration fiscale l’ensemble des données. Un rapport de force s’exerce actuellement avec les grandes plateformes américaines, mais la Ville de Paris a réussi à se faire verser 1,3 million d’euros de taxe de séjour ; d’autres villes devraient lui emboîter le pas.

En Europe, les dispositifs en matière de location d’appartements varient d’une ville à l’autre dans certains États – Barcelone n’a pas le même dispositif législatif que Madrid, par exemple. La France doit-elle appliquer une norme française ou une norme par ville ? Personnellement, je préfère la seconde option, pour diverses raisons : les tensions sur le marché de l’immobilier varient d’une ville à l’autre ; un locataire peut sous-louer à Airbnb, ce qui impose de clarifier le droit ; les copropriétaires doivent pouvoir donner leur avis – dans certaines villes européennes, des hordes de jeunes alcoolisés débarquent dans les immeubles... Une régulation s’impose donc : nous allons l’organiser, non pas contre, mais avec Airbnb, qui est prêt à parler avec nous.

Je n’ai pas réalisé d’étude d’impact, faute de moyens.

Enfin, l’observatoire de l’économie collaborative, dont je propose la création, serait un lieu ouvert où les organisations professionnelles, les organisations syndicales et l’administration produiraient « au fil de l’eau » de la règle et de l’information à destination de l’ensemble des acteurs. Car le temps politique est inadapté au temps économique, vous l’avez souligné en préambule, madame la présidente, mais il l’est davantage encore vis-à-vis de l’économie collaborative. Or cet écosystème, nous ne voulons pas le brider.

Mme la présidente Frédérique Massat. Merci, monsieur le rapporteur.

——fpfp——

Informations relatives à la commission

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 2 mars 2016 à 9 h 30

Présents. – Mme Brigitte Allain, M. Frédéric Barbier, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Bies, M. Yves Blein, Mme Michèle Bonneton, M. Marcel Bonnot, M. Christophe Borgel, M. André Chassaigne, M. Jean-Michel Couve, M. Yves Daniel, Mme Fanny Dombre Coste, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Christian Franqueville, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, Mme Pascale Got, M. Henri Jibrayel, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, M. Jean-Luc Laurent, M. Thierry Lazaro, M. Michel Lefait, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Jacqueline Maquet, Mme Marie-Lou Marcel, M. Philippe Armand Martin, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Hervé Pellois, Mme Josette Pons, M. Dominique Potier, M. Patrice Prat, M. Bernard Reynès, M. Franck Reynier, M. Frédéric Roig, Mme Béatrice Santais, M. François Sauvadet, M. Michel Sordi, M. Éric Straumann, M. Alain Suguenot, M. Lionel Tardy, M. Jean-Marie Tétart, Mme Catherine Troallic, M. Fabrice Verdier

Excusés. – M. Damien Abad, M. Bruno Nestor Azerot, Mme Ericka Bareigts, M. Denis Baupin, M. Thierry Benoit, M. Jean-Claude Bouchet, M. Dino Cinieri, M. Daniel Fasquelle, M. Jean Grellier, Mme Anne Grommerch, M. Germinal Peiro, M. Thierry Robert, M. Jean-Charles Taugourdeau, Mme Catherine Vautrin

Assistaient également à la réunion. – M. Pascal Terrasse, M. François Vannson