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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

La conduite des programmes d’armement en coopération

Jeudi 23 mai 2013

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 35

Présidence de M. Alain Claeys, président

– Audition des attachés de défense et d’armement de l’ambassade de France à Berlin, général Philippe Chalmel et ingénieur en chef de l’armement Yves-Marie Gourlin

M. Alain Claeys, président. Nous entendons aujourd’hui des attachés de défense et d’armement de nos ambassades à Berlin, Londres et Rome. L’objectif de la mission est d’analyser la conduite des programmes d’armement du point de vue politique, industriel, technique et financier. Les auditions auxquelles nous allons procéder ce matin devraient nous permettre de connaître plus précisément la teneur et la portée des programmes actuellement menés en coopération avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie, ainsi que les attentes de nos principaux partenaires européens en matière de défense.

M. le général Philippe Chalmel, attaché de défense près l’ambassade de France à Berlin. Monsieur le président, Messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs, c’est toujours un plaisir et un honneur que d’avoir à s’exprimer devant la représentation nationale, surtout, pour nous, militaires en poste à Berlin, en ces temps de profondes réformes, où sont remises en cause, de part et d’autre du Rhin, nombre de réalités et de certitudes politiques, géostratégiques, opérationnelles, financières et culturelles, en matière de politique européenne de défense et de sécurité.

Votre sujet peut sembler relativement technique, mais, aussi techniques que les rouages de la coopération puissent être, ils tournent dans un bain d’huile fait de toutes ces réalités.

Je vais donc vous fournir d’abord quelques éléments de mise en perspective afin d’expliquer, pour pasticher notre ministre des affaires étrangères, en quoi un Allemand, qu’il soit homme politique, militaire ou industriel, n’est pas un Français qui parle allemand. Il est en effet capital de comprendre nos profondes différences afin de coopérer plus efficacement, en faisant de ces différences des sources de complémentarité plutôt que d’opposition. Car nombreux sont les exemples d’échecs ou de difficultés ayant simplement résulté d’un problème de forme, d’un manque d’empathie culturelle chez l’un des deux acteurs ou de leur part à tous deux.

Notre responsabilité principale consiste à comprendre ce qui se passe d’un côté du Rhin et à le faire comprendre de l’autre côté suffisamment tôt pour laisser à chacun le temps de s’approprier l’information. Souvent, lorsque je propose de faire progresser la coopération, je me heurte d’un côté de la frontière à un : « la situation est assez compliquée comme cela, on ne va pas la compliquer plus avec les Allemands », et de l’autre à la question suivante, en allemand dans le texte : « Quel est l’agenda caché de la grande nation ? »

Les différences « génétiques » dont il faut tenir compte sont nombreuses et, le plus souvent, incidentes à votre réflexion. La première, et la plus importante, est sans nul doute le rôle du « facteur temps » dans la prise de décision politico-militaire, et politico-industrielle. Dans ce domaine, en Allemagne, le sommet de l’État s’organise d’abord autour d’une loi électorale obligeant le gouvernement à gouverner en coalition ; or qui dit coalition dit consensus, qui dit consensus dit discussion, et qui dit discussion dit temps. Bien souvent, c’est la volonté française d’aller vite, facilitée par un système constitutionnel différent, qui, d’emblée, pose en croix les rails de la coopération.

Nous en avons vu récemment un exemple lorsque nous, Français, avons voulu étendre la logique du commandement européen du transport stratégique, au ravitaillement en vol. Soucieux de respecter une échéance politique – le conseil des ministres franco-allemand du 6 février 2012 –, nous avons voulu « tordre » en quelques jours le bras de nos amis allemands, qui, alors qu’il n’existait aucune divergence quant au fond, se sont aussitôt interrogés sur nos raisons et nous ont soupçonnés, à tort, de chercher à leur faire acheter des Airbus MRTT. Un mois de préavis aurait suffi à la machine décisionnelle allemande pour s’adapter et pour saisir nos intentions. Je précise que les conclusions de ce conseil des ministres franco-allemand demeurent à mes yeux une feuille de route valable pour nos actions de coopération, en matière d’armement comme dans les autres domaines.

Toujours dans le droit-fil de ce que souhaitaient les Alliés en 1945, les contraintes de la coalition sont amplifiées par un système politique qui place le Parlement au centre de la décision, selon la logique de ce que l’on appelle à Berlin l’« armée parlementaire ». Chaque engagement doit ainsi être précédé du vote d’un mandat par la majorité la plus consensuelle possible. Il est intéressant de noter que les exportations d’armement relèvent toutefois de la responsabilité d’une commission spécialisée ad hoc placée sous l’égide de la chancelière, sans que le Parlement prenne véritablement part à la décision. On peut donc distinguer « l’hypercontrôle » parlementaire en matière d’opérations, d’une forme de distanciation démocratique s’agissant des exportations d’armement.

Au facteur temps, s’ajoute la farouche indépendance constitutionnelle des ministères, notamment, ceux des affaires étrangères, de la défense, de l’industrie et de l’économie. S’y ajoute le fait que, depuis la création de la République fédérale allemande, le ministre des affaires étrangères a presque toujours été le leader du parti faible de la coalition, dépourvu de cohérence partisane avec le chancelier ou la chancelière comme avec le ministre de la défense. C’est le cas de M. Westerwelle aujourd’hui. De plus, il n’existe pas en Allemagne d’organisme supra-ministériel comparable à notre Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, qui puisse amener ou contraindre les ministères à coordonner leurs points de vue. Et, le plus souvent, la chancelière, contrainte par la nécessité de préserver la cohérence de la coalition, refuse d’imposer une ligne directrice contraignante à tel ou tel ministère.

Voilà qui explique en grande partie pourquoi l’Allemagne, malgré les récents bouleversements contextuels, n’a pas remis à jour son Livre blanc de 2006. Seules des « lignes directrices pour la défense » ont été rédigées pour donner, en une vingtaine de pages, une apparence de cohérence à la réforme en cours, laquelle consiste avant tout à revoir les structures et les procédures et à faire œuvre d’harmonisation, bien loin de la réforme de fond que l’on aurait pu attendre. Même ses motivations restent floues. Au départ, M. zu Guttenberg devait réaliser une économie de 8 milliards d’euros, puis cette contrainte financière a laissé la place à une contrainte démographique : il n’était plus question que de l’armée dont l’Allemagne pouvait disposer en termes de ressources humaines.

La Bundeswehr reste présente sur toute l’étendue du spectre capacitaire, en contrepartie d’une incapacité à durer qui n’est pas gênante dès lors que l’armée peut s’en remettre à cet égard à la coalition au sein de laquelle elle agit systématiquement. Quant à la réduction des parcs, elle n’a pas obéi à une contrainte financière mais visait à adapter aux ambitions du pays les maquettes régissant les ressources humaines et l’équipement.

Les « lignes directrices pour la réforme » laissent tout de même apparaître des nouveautés importantes, ainsi la formalisation de la notion « d’intérêt national », dont la protection des voies de communication et d’approvisionnement fait, par exemple, partie.

Le cas particulier de la marine allemande est intéressant : c’est, sans doute, cette armée qui a connu le plus de bouleversements ces dernières années, passant du statut de « marine de la Baltique » dont elle était dotée sous la guerre froide – aux capacités parfaitement cohérentes avec son contexte d’emploi –, à celui de « marine océanique », mais sans que cela n’ait jamais été formalisé par une refonte complète et officielle de sa stratégie, ni de ses moyens.

En outre, le ministre de Maizière dessine progressivement les contours d’un nouveau positionnement politico-stratégique, par exemple en affirmant que « la prospérité crée la responsabilité » sur la scène internationale. Il ne s’écarte toutefois pas clairement de la doxa allemande habituelle qui, toujours conformément aux vœux des Alliés en 1945, relègue l’action militaire au rang d’ultime recours au sein d’une approche plus globale de la prévention et du traitement des crises, théorisée par le ministre des affaires étrangères Westerwelle sous le nom de vernetzte Sichereit, que l’on peut traduire par « défense en réseau interministériel » ou par « défense globale civilo-militaire » – nettement plus civile que militaire.

Je conclurai par ce qui constitue à mon sens le premier des intérêts nationaux pour l’Allemagne, même s’il demeure tacite : la vitalité de son économie nationale, notamment industrielle, et de son principal ressort, la capacité du pays à exporter. Toute discussion, toute coopération, notamment dans le domaine qui nous intéresse, doit être éclairée par la conscience de cette réalité primordiale dans la société et dans la politique allemandes.

M. Yves-Marie Gourlin, ingénieur en chef de l’armement, attaché d’armement près l’ambassade de France à Berlin. La coopération européenne est un élément central de la politique allemande d’acquisition d’armement. Il existe cependant une grande différence en Allemagne entre le domaine des systèmes aériens et des missiles, où la quasi-totalité des programmes font l’objet de coopérations, et les domaines terrestre et naval, dans lesquels les coopérations sont plutôt l’exception.

EADS est le réceptacle principal des coopérations européennes menées par l’Allemagne – Eurofighter, A400M, Tigre, NH90, Meteor, Taurus, Trigat, etc. Les contrats conclus par l’intermédiaire des différentes branches d’EADS représentent environ 70 % de la dépense d’armement allemande. L’Allemagne mène également certains programmes en coopération transatlantique, mais les deux les plus emblématiques sont en passe d’être arrêtés : il s’agit du système de défense anti-aérienne MEADS, qui devrait être stoppé à la fin de son développement, et du programme de drones de renseignement Eurohawk, qui fait actuellement les gros titres de la presse allemande.

J’aborderai brièvement les trois questions suivantes : l’Allemagne veut-elle coopérer ? Pour quels futurs grands programmes d’armement ? Avec quels partenaires ?

L’Allemagne se perçoit comme l’une des trois grandes nations de l’armement en Europe, au même titre que la France et que le Royaume-Uni, et elle entend conserver ce rang. Conscience de ne pas être présente dans certains secteurs – nucléaire, capacités aéronavales –, elle occupe, grâce au niveau technologique élevé et à la diversité de son industrie, une position de force dans d’autres secteurs – matériaux, composants, sous-ensembles – qui contribuent à ses performances à l’exportation.

L’Allemagne se conçoit en outre comme un pilier de la coopération européenne en matière d’armement. Nation fondatrice de l’OCCAr, l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement, elle est habituée à inscrire son action dans un cadre multilatéral. Elle ne dispose pas d’un véritable domaine de souveraineté comparable au nucléaire pour la France, mais exprime des préoccupations stratégiques à propos, par exemple, de la cryptologie, craignant de tomber dans une dépendance unilatérale vis-à-vis de pays dotés en ce domaine. Toutefois, l’Allemagne reste solidement positionnée dans certains secteurs, en particulier le terrestre et les sous-marins classiques, qu’elle exporte avec succès sous couvert de coopération – en Espagne pour les chars ou en Italie pour les sous-marins.

Par ailleurs, en Allemagne, une large part de l’innovation et de l’initiative est directement portée par l’industrie, qui perçoit les logiques de coopération différemment des administrations. Ceci explique que les autorités soient souvent en retrait vis-à-vis des nouveaux programmes en coopération.

En somme, l’Allemagne est une nation très ouverte à la coopération, qui entend la mener au plus haut niveau en Europe, avec la France et les États-Unis, mais conserve certaines préventions vis-à-vis de certains de ses aspects.

Quels pourront être les futurs grands programmes d’armement en Allemagne ? L’Allemagne cherche aujourd’hui à nouer des partenariats avec ses voisins à l’Est, en particulier avec la Russie ; en d’autres termes, elle ne se voit plus d’ennemi manifeste. En outre, elle ne possède aucune culture expéditionnaire. Ceci rejaillit directement sur son appétence envers de nouveaux programmes d’armement coûteux – à l’image de ceux qui concernent les drones de combat en France –, lesquels ne sont pas toujours suffisamment consensuels au sein de la société allemande.

Toutefois, les industriels qui vendent bien leurs produits – sous-marins, chars – à l’export veilleront à renouveler leurs gammes et chercheront pour cela le soutien du gouvernement. Ils pourront accorder de l’importance aux perspectives de coopération afin d’assurer un soutien politique plus large à de tels programmes et de conserver des séries significatives. Dans le domaine terrestre, le business case est tombé de plusieurs milliers de blindés à plusieurs centaines. Les ventes allemandes de matériel d’occasion, notamment de Léopard 2, restent significatives mais les ventes de matériel neuf sont rares.

L’Allemagne semble veiller à maintenir son budget de défense à un niveau comparable – hors nucléaire – à ceux de la France et du Royaume-Uni : ni supérieur, car elle ne veut pas s’afficher comme la première puissance militaire européenne, ni sensiblement inférieur, car elle n’entend pas être reléguée dans le deuxième peloton alors que sa force économique est éclatante. Elle devrait donc conserver la capacité de financer des programmes d’armement ambitieux aux côtés des partenaires européens qu’elle aura choisis.

Aujourd’hui, Berlin identifie deux grands domaines susceptibles de donner le jour à des coopérations industrielles majeures en Europe : les drones MALE et la défense anti-missiles. L’observation satellitaire est également importante, mais, dans ce domaine, la coopération est considérée comme capacitaire plutôt que comme véritablement industrielle.

Quels seront les partenaires de l’Allemagne à l’avenir ? Dans son histoire, le pays en a eu principalement quatre : la France, les États-Unis et le couple formé par le Royaume-Uni et l’Italie, essentiellement dans le cadre des programmes Tornado et Eurofighter. Or la coopération avec les États-Unis est actuellement ternie par la décision américaine d’arrêt du MEADS et par l’impossibilité de certifier en Europe le drone Eurohawk, qui a conduit à stopper le programme éponyme. L’Allemagne pourrait donc avoir quelques réticences à travailler avec ce partenaire au cours des années à venir. Par ailleurs, ayant perçu le traité de Lancaster House comme potentiellement exclusif, elle a veillé courant 2012 à relancer les perspectives de coopération franco-allemande.

La nouvelle place, centrale, que prend l’Allemagne dans une Europe élargie se traduit également par la conclusion de partenariats avec les pays qui l’entourent, dont les Pays-Bas pour les systèmes terrestre et naval ou la Suède pour les missiles. La Pologne et la Turquie semblent également considérées par Berlin comme des partenaires potentiels, mais, dans les deux cas, les frontières entre coopération et export sont floues.

En conclusion, l’Allemagne conserve les moyens financiers de nourrir une industrie d’armement au plus haut niveau. Son tissu industriel très riche contribue à en faire un partenaire de premier plan. Elle persistera à lancer de grands programmes d’armement qu’elle cherchera le plus souvent à mener en coopération, pour des raisons tant politiques que financières et industrielles. Elle continuera de veiller à bâtir des coopérations avec la France, notamment dans le domaine aérospatial, où nous sommes son partenaire naturel par l’intermédiaire du groupe EADS. La coopération franco-allemande peut aussi s’étendre à d’autres domaines – terrestre, naval –, dans la mesure où ils permettront des partenariats « équilibrés » bâtis sur une « confiance réciproque », deux concepts essentiels, notamment pour Berlin.

M. Jean Launay, rapporteur. Merci de votre exposé, qui dépasse le strict cadre de notre mission en évoquant, au-delà du bilan, les perspectives d’avenir. Cette approche nous montre comment articuler l’analyse du passé, à la mise en perspective. Nous mesurons en outre, à vous écouter, combien le rythme auquel les développements industriels débouchent sur une décision politique varie selon les pays, ce qui complique concrètement la mise en œuvre des programmes d’armement.

Les auditions que nous avons déjà menées m’ont conduit à m’interroger sur l’OCCAr – son action, son rôle, auquel l’Allemagne est apparemment très attachée, la façon de le gérer. Ma première impression était que le recours à cet outil avait quelque peu compliqué le lancement des programmes. Comment l’utiliser à l’avenir au service des grands programmes d’armement, en tenant compte du contexte politique propre à chaque pays ? Pour le dire de manière très directe, est-ce un point de passage obligé ?

M. le général Philippe Chalmel. Je suis de plus en plus convaincu que toute action de coopération doit commencer par se donner un objectif, avant d’étudier les moyens d’y parvenir. On a trop souvent fait l’inverse. De l’extérieur, un Transall allemand et un Transall français semblent rigoureusement identiques alors qu’à l’intérieur, il ne s’agit pas du tout de la même machine. « Pour quoi faire ? – Pour répondre à une menace. – Laquelle ? », etc. : c’est sur ces questions qu’il faut se mettre d’accord au préalable.

Par ailleurs, pour qu’un programme parte sur de bons rails, il faut à mon sens qu’il réunisse à l’origine un petit nombre de partenaires – comme le permettent Lancaster House ou nos accords avec les Allemands – et que d’autres ne soient éventuellement invités à les rejoindre que dans un second temps. Il faut en effet éviter que le programme ne se dissolve dans des spécificités nationales qui en remettent d’emblée en cause le noyau dur, prolongeant les délais et accroissant les coûts.

M. Jean Launay, rapporteur. En d’autres termes, vous estimez qu’il faut commencer par des accords bilatéraux ?

M. le général Philippe Chalmel. C’est en effet mon opinion.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Notre mission a pour objet de dresser le bilan des actions de coopération en matière d’armement. La partie allemande a-t-elle la même perception que nous des limites, voire des défaillances des programmes ? Sur les trois matériels : l’A400M, le Tigre et le NH90, l’on pourrait tirer des conclusions différentes sur l’efficacité de notre coopération. Le passage du Livre blanc consacré à la coopération regrette comme nous l’absence d’objectifs clairement définis au départ et l’absence d’impulsion initiale d’un État ou d’un industriel capable d’inciter ses partenaires à développer l’armement conformément aux besoins des armées nationales.

M. le général Philippe Chalmel. Si les Allemands possèdent une vision de leur action à l’exportation, ils n’ont pas de vision des besoins de leur armée, faute d’une refonte stratégique telle que celle que propose le Livre blanc.

M. Alain Claeys, président. Soyons plus précis : les besoins allemands et français coïncident-ils ou non ?

M. le général Philippe Chalmel. Les deux nations ont exprimé leur volonté de rester présentes sur l’ensemble du spectre capacitaire. Dans tous les domaines, nous avons donc intérêt à nous mettre d’accord sur des matériels communs.

M. Yves-Marie Gourlin. En ce qui concerne l’OCCAr, il me semble qu’il est apprécié par les autorités allemandes. Il a fait ses preuves malgré des périodes difficiles, notamment au sujet de l’A400M. Les Allemands sont conscients du fait que ce genre de grand programme comporte des risques importants, notamment industriels, surtout lorsque plusieurs sont menés quasi simultanément, comme l’A380 et l’A400M. Même les programmes nationaux ou transatlantiques peuvent entraîner des difficultés, à l’instar d’Eurohawk, programme national allemand assis sur une plateforme américaine. L’Eurofighter a lui aussi connu des retards. La situation est différente pour le Tigre, très affecté par le changement stratégique intervenu après la chute du Mur et potentiellement inadapté aux scénarios d’emploi de demain.

Le mode de sélection de l’OCCAr, fondé sur la compétence des personnes recrutées et non sur leur seule nationalité, en fait un outil performant. Les méthodes de management y évoluent chaque année en fonction du retour d’expérience. Peut-être l’OCCAr pourrait-il actuellement trouver des limites dans les domaines qui nécessitent un niveau de secret très élevé.

M. Jean Launay, rapporteur. Comment l’action de l’ambassade, celle de l’Allemagne et celle de la DGA s’articulent-elles ? Dans les réponses que vous nous avez apportées par écrit, vous précisez que « [l]es directions de programmes et l’ambassade se tiennent informés en tant que de besoin » et que « l’ambassade concentre son action sur les tâches qu’aucune autre entité de la DGA n’est susceptible de réaliser ». Est-ce à dire que c’est la DGA, jouant son rôle de relais auprès des industriels, qui représente l’interlocuteur principal ? En d’autres termes, la communication franco-française, dont la nature rejaillit sur notre relation avec notre partenaire allemand, est-elle fluide ?

M. le général Philippe Chalmel. Ce que vous décrivez correspond aussi à nos relations avec l’état-major des armées. Notre rôle n’est pas de nous substituer à la multitude de canaux, de ponts, d’organisations de coopération efficaces instaurés depuis le traité de l’Élysée, en 1963, mais de repérer, à l’avance, ce qui risque de ne pas fonctionner pour des raisons de forme, de percevoir de part et d’autre du Rhin la tension potentielle pour mieux la désamorcer. L’EMA et le ministère allemand de la défense, la DGA et son homologue allemand entretiennent des relations de travail qui ne passent pas nécessairement par l’ambassade. En revanche, celle-ci contribue à préparer chaque rencontre importante entre les deux nations et y assiste.

M. Yves-Marie Gourlin. Il y a dix ans, il y avait cinq ingénieurs français au titre de la mission armement en Allemagne. Nous ne sommes plus que deux et nous nous concentrons nécessairement sur les relations avec les autorités gouvernementales, notamment au niveau ministériel. Il existe déjà des comités de programme au sein desquels les éventuelles difficultés sont débattues par les directions nationales de programme. Nous pouvons être amenés à y participer, mais de manière limitée puisque d’autres sont missionnés pour le faire et que nous sommes nous-mêmes attendus ailleurs, dans un contexte de réduction des ressources humaines pour des raisons – au demeurant tout à fait valables – de diminution de la dépense publique.

L’ambassade et la DGA échangent des informations, mais surtout sur les sujets qui peuvent poser des problèmes. À l’ambassade, nous travaillons essentiellement sur les perspectives de nouveaux programmes avec la direction allemande de l’armement, qui s’occupe de préparer l’avenir tandis que l’agence qui passe les contrats, le BAAINBw -- anciennement BWB – se consacre aux programmes en cours. S’agissant de ces derniers, sauf si des difficultés se présentent qui sont du ressort de l’ambassade, les directions de programme communiquent directement.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. L’Allemagne, disiez-vous, tient à rester l’une des trois grandes puissances militaires du continent, au côté de l’Angleterre et de la France. Compte tenu des problèmes qu’elle rencontre, notamment démographiques, cela ouvre-t-il la voie à une inflexion de sa stratégie qui remettrait en cause le principe de non-intervention du corps expéditionnaire ? L’Allemagne serait-elle prête à s’investir davantage dans l’Europe de la défense, qui fera l’objet d’un Conseil européen à la fin de l’année ? Comment cette inflexion stratégique se prépare-t-elle le cas échéant ?

M. Alain Claeys, président. Quels sont selon vous les leviers d’une coopération européenne renforcée en matière de défense ? Le rôle de l’agence européenne de défense et celui de l’OCCAr peuvent-ils être étendus ? Quelle est la position de l’Allemagne sur ces points ?

M. le général Philippe Chalmel. Depuis près de quatre ans, depuis la démission de Horst Köhler, une véritable révolution est en marche, par petites touches impressionnistes. C’est M. zu Guttenberg qui a mis ce processus en marche : il y a cinq ans, qui aurait pu imaginer que l’on suspendrait la conscription ? Il a ensuite été remplacé, pour les raisons que l’on sait, par M. de Maizière, connu, au sein du gouvernement et plus largement en Allemagne, pour son sens de la méthode et sa rigueur, qui a mis la réforme sur les rails parce que « la prospérité créant la responsabilité » l’Allemagne doit s’investir davantage à l’extérieur. Simplement, la doctrine n’est pas exprimée clairement et officiellement, sous la forme d’un Livre blanc.

Un Livre bleu fournirait une occasion idéale d’agir ensemble. La France et l’Allemagne se sont reconnu des intérêts stratégiques communs : la protection des voies de communication, la lutte contre la piraterie ; l’approvisionnement en drogue depuis l’Amérique du Sud pourrait également être concerné. Pourquoi une marine nationale ? Au nom de quels intérêts stratégiques communs ? Ne pouvons-nous nous entendre sur le matériel permettant de réagir à ces menaces, par exemple une frégate 124 pour lutter contre le trafic de drogue dans la mer des Caraïbes ? Sur ces questions, une réflexion très riche reste à mener.

Il est vrai que les dix-huit mois qui viennent de s’écouler n’étaient guère propices à la concertation : se sont succédé la campagne électorale française et l’élaboration de notre Livre blanc, avant que ne débute la campagne électorale allemande. Mais M. de Maizière semble véritablement désireux de regarder vers l’avenir, et de le faire en coopération.

M. Yves-Marie Gourlin. L’Allemagne envisage d’acquérir deux joint support ships – équivalents des BPC, ou bâtiments de projection et de commandement – à l’horizon 2025 ; c’est un signe concret du fait que cette inflexion stratégique est possible. Il témoigne d’une volonté de développer l’armement selon un modèle pouvant déboucher sur une force expéditionnaire, ce qui n’appartient pas à la tradition allemande. On l’oublie en effet trop souvent, l’Allemagne n’a pas la même histoire que la France et la Grande-Bretagne, qui mènent des opérations extérieures depuis cinq cents ou six cents ans, partout dans le monde, ensemble ou l’une contre l’autre. Il s’agit en l’occurrence pour l’Allemagne d’un profond changement, qui se concrétise avec la suppression du service militaire et se développe avec l’arrivée de nouveaux cadres au sein des forces armées. Ceci a un impact sur l’armement, comme par exemple au sujet des capacités du Tigre allemand conçu pour servir au combat à l’Est contre les chars russes et moins adapté que son homologue français à des scénarios expéditionnaires.

Toutefois, la société civile n’a pas nécessairement le même point de vue que ceux qui, au sein de l’appareil politico-militaire, sont de plus en plus conscients de la nécessité de s’engager au côté des grands partenaires européens de l’Allemagne. Celle-ci n’en aura que davantage intérêt à passer par des coopérations pour développer ses nouveaux programmes, qui seront alors plus faciles à défendre auprès de l’opinion publique.

M. Jean Launay, rapporteur. Président du groupe d’amitié France-Pologne, j’aimerais savoir sur quels programmes nouveaux la relance du triangle de Weimar pourrait déboucher.

M. le général Philippe Chalmel. Aux principaux dossiers mis en avant lors du Conseil des ministres franco-allemand du 6 février 2012 et que M. Gourlin a évoqués, il convient d’ajouter la réflexion – qui progresse à son rythme, mais qui progresse – sur les armements terrestres futurs. Mais si l’on demande à des Allemands et à des Français quels engins terrestres ils souhaitent, les seconds répondront : « On peut discuter de tout, sauf d’une chose : ils seront à roues ! », les Allemands assurant quant à eux que tout est négociable mais qu’ils seront à chenilles. Cela s’explique. Pour les Allemands, le « proche étranger » européen se situe logiquement dans un espace qui s’étend, du grand Nord jusqu’au Kosovo en passant par la Baltique, la Pologne et le triangle de Visegrád. Notre vision est bien différente, incluant la Méditerranée et nos territoires d’outre-mer. Tout l’intérêt d’un travail binational, auquel pourrait en effet se joindre la Pologne, est de rapprocher ces points de vue afin que l’Europe ait une vision globale de ses intérêts.

En ce qui concerne le triangle de Weimar, il me paraît cohérent de commencer par la France et l’Allemagne puis, une fois que les rails sont posés, d’inviter tous ceux qui le souhaitent à monter dans la locomotive, et d’abord, bien entendu, les Polonais. L’axe nord-est-sud-ouest s’ouvrirait ensuite vers l’Italie et l’Espagne pour s’étendre à Weimar +.

M. Yves-Marie Gourlin. Parmi les domaines pouvant être développés dans le cadre du triangle de Weimar, les Allemands s’intéressent à la défense anti-missiles. Mais, en la matière, les capacités industrielles de chacune de nos trois nations sont assez diverses. Un dialogue bilatéral, voire trilatéral en associant l’Italie, notre partenaire à tous deux – pour l’Aster s’agissant de la France, pour le MEADS s’agissant de l’Allemagne –, paraît donc nécessaire avant d’aller plus loin avec la Pologne.

Pour répondre à votre question sur l’opportunité, vu de Berlin, de développer l’OCCAr : je crois que l’OCCAr est apprécié en Allemagne, il devrait être le véhicule naturel de ses futurs programmes en coopération. S’agissant de l’AED, pour les Allemands comme pour les Français, la question est plus complexe car les enjeux stratégiques sont plus sensibles. L’OCCAr sert surtout à passer des contrats et à les mettre en œuvre une fois qu’ils ont été décidés et lancés par un petit groupe de nations. Les aspects politiques et stratégiques y paraissent donc moins décisifs.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Y aura-t-il un Livre blanc en Allemagne après les élections et le Conseil européen sur la défense, afin de moderniser la vision stratégique allemande et de la rapprocher de celle de la France, du Royaume-Uni et même des pays du Sud en vue de construire l’Europe de la défense ?

M. le général Philippe Chalmel. L’évolution dont nous avons parlé n’est pas un changement complet de génération, bien que le taux de renouvellement du Bundestag à chaque élection soit très élevé. Cette tendance n’est pas générale même si elle est transpartisane – on la retrouve à la CDU, au SPD, chez les Verts. Un groupe de travail intégrant des fondations a été créé sous l’égide du ministère allemand des affaires étrangères pour réfléchir aux éléments d’un Livre blanc mais il semble que la réflexion ne soit guère concluante.

Le Conseil européen de fin d’année fournirait une belle occasion de relancer le processus.

M. Bruno Rémond, conseiller maître à la Cour des comptes. Puisque vous dressez le bilan des coopérations passées en matière d’armement, n’oublions pas que c’est avec l’Allemagne que nous avons le plus coopéré, en nombre de programmes comme en montant investi. Citons le programme Brevel, qui a malheureusement échoué du fait de la France, le Transall, le NH90, le Tigre, Hélios et l’A400M, auxquels s’ajoute la nouvelle torpille lourde actuellement en préparation.

En revanche, les coopérations n’ont guère existé dans les domaines terrestre et maritime, comme le rappelait le général Chalmel. En matière terrestre, c’est nous qui avons mis fin à la démarche entamée, afin de préserver Giat et Nexter. Dans le domaine maritime, alors que DCN n’était pas encore une société privée, les Français ont voulu se saisir du dossier de manière quelque peu martiale, si j’ose dire, ce qui n’a pas du tout plu aux autorités allemandes, notamment lorsque le chantier naval était à vendre, de sorte qu’il a d’abord été vendu à des Américains.

Le traité de Lancaster House, dont il a été précédemment question, n’a encore eu aucun effet concret si l’on excepte le programme Epure, qui bat d’ailleurs de l’aile. Du point de vue conventionnel, le traité n’a généré aucune coopération franco-britannique susceptible de concurrencer nos relations avec les Allemands.

Quant à l’OCCAr, c’est plutôt un agrégat de bureaux de programme gérés pour l’essentiel par les DGA et leurs équivalents. Il serait souhaitable qu’il devienne l’organe chargé de concevoir les programmes d’armement, de la manière la plus homogène possible, à la demande des armées des différents pays membres, mais il ne l’est pas encore.

M. le général Philippe Chalmel. Les partenariats stratégiques noués par les Allemands, dont ils n’ont pas souhaité pour l’instant nous communiquer la liste en réponse à votre questionnaire, les lient à tous les grands pays, notamment les BRICS, pour des raisons analogues à celles qui nous motivent. L’Allemagne entretient également des partenariats bilatéraux très importants avec tous les pays composant l’arc qui s’étend de leur grand nord-est à leur grand sud-est. Outre les motivations classiques, il s’agit de sécuriser son accès aux matières premières, dont les terres rares, essentielles à ses yeux. Elle cherche aussi en Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud de nouveaux bassins démographiques susceptibles de lui fournir de jeunes ingénieurs qui seront formés puis employés en Allemagne, pour remplacer ceux qui, après les ouvriers, commencent d’y faire défaut. Le ministre Westerwelle a formulé explicitement ce dernier objectif à plusieurs reprises.