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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

La conduite des programmes d’armement en coopération

Jeudi 6 juin 2013

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 40

Présidence de M. Alain Claeys, Président

– Audition de l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, sur le thème : « la conduite des programmes d’armement en coopération »

M. Alain Claeys, président. Cette mission d’évaluation et de contrôle de la commission des finances a pour but d’évaluer la conduite des programmes d’armement menés en coopération. Dans cette perspective, nous entendrons aujourd’hui l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées, M. Daniel Verwaerde, directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Mme Astrid Milsan, sous-directrice des services de l’aéronautique et de la défense au sein de l’Agence des Participations de l’État. Cette mission ayant pour objet d’analyser la conduite de ces programmes aux niveaux politique, industriel, technique, et financier, nos auditions de ce matin nous permettront de connaître plus précisément la teneur et la portée des programmes d’armement.

Amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées. Pour le militaire que je suis, les programmes d’armement en coopération n’étant qu’un moyen et non une fin en soi, j’aborderai ici la coopération sous un angle général. Je rappellerai en outre à titre liminaire que contrairement à une opinion assez répandue, si les militaires ont toute leur importance au cœur de ce dispositif, la Direction générale de l’armement (DGA) est la première concernée.

La DGA et les forces armées doivent aujourd’hui composer avec les effets d’une crise économique durable, qui nous impose plus que jamais d’optimiser la conduite de nos programmes d’armement. Les industriels de la défense sont eux-mêmes confrontés à des difficultés très lourdes, mais dont les enjeux sont d’une autre nature et parfois contradictoires.

La coopération internationale est présentée comme incontournable, essentiellement en raison des avantages économiques qu’elle présente en termes de partage des coûts. Dans le secteur spécifique des programmes d’armement, à la croisée d’enjeux stratégiques, politiques, opérationnels, économiques et industriels, cette coopération doit être repensée à la lumière des contraintes économiques et financières actuelles, des exigences de nos partenaires et de concepts rénovés tels que le partage et la mutualisation capacitaire. Il y va en effet de la place de la France dans le monde, de sa souveraineté, du succès opérationnel de ses armées, et de la prospérité – voire de la survie – de ses industries.

Afin de cerner cet enjeu dans sa globalité, j’aborderai six points. D’ordre général, les trois premiers viseront à préciser quelles sont les principales caractéristiques des programmes d’armement, quelles opportunités nous sont offertes par les coopérations et quelles en sont les conditions de succès. D’ordre plus pratique, les trois points suivants auront pour objet d’expliciter les domaines dans lesquels il convient de coopérer, avec qui et comment. J’ai pour ma part acquis près de trente ans d’expérience en la matière puisque c’est en 1984 que je fus envoyé pour la première fois à Hambourg en Allemagne comme représentant de la marine française au sein d’un programme de coopération.

Quelles sont, en premier lieu, les cinq caractéristiques des programmes d’armement ?

Ces derniers répondent, tout d’abord, à un besoin exprimé par les armées et relèvent à ce titre du domaine régalien – celles-ci n’étant qu’un instrument au service de l’État.

Deuxième caractéristique : ces programmes sont par nature spécifiques. Car même s’ils s’appuient de plus en plus sur des technologies duales, leur finalité est militaire : c’est celle du combat et de son environnement – c’est-à-dire principalement la maintenance, la logistique et la simulation. Ce besoin implique des savoir-faire et des processus particuliers, mis en œuvre à la fois par des services étatiques et par l’industrie de défense.

Troisième caractéristique : ils recouvrent une grande diversité de matériels, allant de la puce électronique jusqu’au porte-avions à propulsion nucléaire, c’est-à-dire du composant d’un système au système de systèmes. Ils peuvent de fait mobiliser plusieurs centaines d’entreprises, et parfois même plusieurs milliers.

Quatrième caractéristique : ils s’inscrivent aujourd’hui dans le temps long, du fait de leur complexité – et donc leur coût – ainsi que de leur modularité – et donc de leur potentiel d’évolution. De fait, il s’écoule généralement plusieurs décennies depuis les premières esquisses d’un programme jusqu’à son démantèlement. Ainsi, par exemple, la première fiche programme de l’A-400, dont le premier exemplaire rejoindra bientôt notre armée de l’air, fut rédigée en 1984, soit il y a près de trente ans. De même, le premier vol du démonstrateur du Rafale date de 1986. Le premier avion de ce type a été admis au service opérationnel en 2000 dans un standard incomplet ; le premier standard complet, dit « F3 », n’est arrivé qu’en 2008. Et nous utiliserons cet avion au moins jusqu’à 2035 ou 2040.

Cinquième caractéristique : ces programmes sont dès l’origine appréhendés par le ministère de la défense de manière globale, c’est-à-dire en termes de développement, d’utilisation, de soutien et d’environnement. Dans ce contexte, nos ressources humaines constituent donc un élément central de l’équation puisqu’il nous est nécessaire d’anticiper et de décliner nos besoins en termes de recrutement, de formation et d’entraînement – s’agissant en particulier du volet de simulation dont l’importance va croissant.

Quelles sont, en second lieu, les opportunités offertes par ces coopérations ? Tout programme d’armement est destiné à satisfaire un besoin opérationnel, et donc à respecter un certain nombre d’exigences définies en termes de performances, de coûts et de délais – triptyque infernal bien connu de tous ceux qui, comme moi, ont été officier de programme. La question de l’adéquation des programmes à nos besoins opérationnels est d’autant plus prégnante que, dans cette période de construction de la loi de programmation militaire, nos ressources sont comptées.

Au regard de telles exigences, la conduite de programmes en coopération nous offre trois opportunités.

La première, celle de partager les coûts non seulement de conception, de développement et d’industrialisation, mais aussi, éventuellement, ceux d’utilisation et de soutien. Il s’agit en effet de disposer à plusieurs d’une capacité que l’on ne peut développer seul en raison des masses financières que cela implique et, quelquefois, des accès technologiques concernés.

Les bienfaits attendus de la coopération doivent toutefois faire l’objet de l’analyse la plus fine possible, de telle sorte que la complexité de la conduite à plusieurs d’une opération d’armement n’engendre ni surcoûts, ni perte de performance, ni retard prohibitif. Le programme Joint Strike Fighter (JSF) d’avions dits de cinquième génération que mènent les Américains est un exemple particulièrement parlant de ce genre de dérives, puisque tant son coût d’acquisition que les coûts totaux du programme ont doublé.

Vous n’êtes pas sans ignorer la loi en vertu de laquelle l’écart entre le coût global d’un programme en coopération et celui d’un programme national s’obtient en calculant la racine carrée du nombre de partenaires impliqués : ainsi, lorsqu’un programme en coopération associe deux partenaires, son coût est multiplié par 1,4. Dès lors que ce coût est également réparti entre eux, chacun n’aura à payer que 0,7 fois ce coût, soit une économie de 30 %. En présence de trois partenaires, ce coût sera multiplié par 1,7. Chacun n’aura donc à financer que 0,6 fois ce coût, soit une économie de 40 %. Il faut bien entendu que la répartition soit équitable, ce qui n’est pas toujours le cas : c’est un enjeu fondamental pour des pays comme le nôtre – qui sont souvent moteurs.

Deuxième opportunité : ces coopérations favorisent le renforcement des liens entre États partenaires. Le secteur de la défense étant régalien par nature, la coopération en ce domaine correspond donc à l’expression d’une forte volonté politique de rapprochement – a fortiori dans la durée – dont les conséquences sont particulièrement intéressantes, qu’elles se traduisent par la convergence des doctrines d’emploi et des savoir-faire opérationnels ou par la structuration des industries de défense.

Dernière opportunité, enfin : ces coopérations facilitent l’interopérabilité opérationnelle et logistique, ce qui peut ouvrir plus aisément la voie à des mutualisations ou à des partages capacitaires dans les domaines des opérations, de la formation, de l’entraînement ou du soutien. L’A-400 devrait d’ailleurs nous en fournir un bon exemple. Si l’interopérabilité est pour nous primordiale, c’est que nous ne sommes pas les États-Unis et qu’il nous est par conséquent difficile de tout faire tout seuls partout. La nécessité de coopérer s’illustre d’ailleurs aujourd’hui au Mali.

Quelles sont, en troisième lieu, les conditions de succès de ces programmes ? Leur conduite nécessite trois prérequis que j’exposerai en allant du plus complexe au plus simple à obtenir.

Il faut, d’abord, – et c’est le plus compliqué – définir un montage industriel satisfaisant les différentes parties en présence, montage dont la donnée d’entrée doit être la compétence et non le work sharing politique. Les risques ici encourus sont essentiellement d’ordre technique et économique, compte tenu de la nécessité de garantir un juste retour des investissements. Ils sont aussi d’ordre industriel, le but étant d’optimiser les savoir-faire nationaux – voire de réacquérir des savoir-faire perdus comme dans le cas de l’A-400. Dans tous les cas, le nombre de partenaires impliqués dans le programme constitue un facteur déterminant, tant de ses chances de succès que de sa complexité – que je souhaite bien évidemment limiter autant que possible.

Il faut ensuite une forte volonté politique, et donc un engagement identique de tous les États parties sur toute la durée de vie du programme. Cet engagement se décline en trois volets principaux : l’entretien de la confiance entre les États partenaires, le soutien des industriels et l’implication des armées.

Il faut, enfin, – c’est le plus facile à obtenir, contrairement à ce que beaucoup croient – s’entendre sur le besoin opérationnel, et donc sur les spécifications de la capacité à développer – en termes de coûts, de délais et de performances. Une telle exigence réduit ainsi les risques technologiques et opérationnels – la non-satisfaction du besoin – à condition qu’il y ait préalablement convergence de vue sur les doctrines d’emploi. Il en existe bien entendu des contre-exemples célèbres comme celui du pétrolier ravitailleur tel que vu par la Marine française d’une part, et la Marine britannique d’autre part. Mais cette situation résulte davantage d’une histoire multiséculaire que de la mise en œuvre de doctrines divergentes.

En quatrième lieu, dans quels domaines faut-il ou peut-on coopérer ? La coopération est aujourd’hui envisageable dans tous les domaines, à l’exception de certaines « niches » touchant les fondements de notre souveraineté opérationnelle – en particulier dans le domaine de la dissuasion – ou technologique, celles que l’on qualifie du point de vue industriel de « capacités du premier cercle ». Notre coopération avec les Britanniques relève néanmoins davantage de ce premier cercle que celle que nous entretenons avec d’autres pays.

La coopération est plus aisée s’agissant des capacités du deuxième cercle, c’est-à-dire celles que l’on envisage de développer dans un cadre européen, voire de celles du troisième cercle, qui sont ouvertes au marché mondial – même s’il existe des coopérations dans le domaine de la dissuasion nucléaire pour certains équipements de la force de frappe et de l’environnement des forces, ainsi que dans certains domaines réservés comme la simulation laser mégajoule et la simulation à l’aide de machines à rayon X. Il reste que dans ces domaines, le nombre de partenaires possibles se compte sur les doigts de la main, tant la coopération est difficile.

Compte tenu du coût des programmes d’armement modernes et de la multinationalisation croissante des industriels du secteur, la coopération reste une voie à privilégier – sous les réserves précédemment décrites – lorsqu’elle ne s’impose pas de fait. Elle doit en tout cas être systématiquement recherchée pour toutes les capacités nécessaires mais inaccessibles au niveau national pour des raisons de coût ou de savoir-faire technologique ou industriel que d’autres maîtrisent déjà. Parmi celles-ci, les capacités garantissant notre autonomie stratégique ou celles nous permettant de jouer en coalition un rôle conforme à l’ambition que nous avons définie dans le Livre blanc constituent la première priorité. À court terme, les moyens de renseignement stratégique comme les futurs satellites d’observation Musis, successeurs d’Helios, et les capacités d’entrée en premier comme les missiles de croisière de type SCALP, ou leur équivalent britannique Storm Shadow, et les missiles air-air à moyenne et longue portée Météor en sont des exemples.

À cet égard, ce sont évidemment les programmes « à effet majeur » – aussi bien en termes militaires qu’en termes de masses financières et de capacité technologique et industrielle à mobiliser – qui sont les plus délicats. Pour autant, environ 30 % de nos investissements, hors dissuasion, sont réalisés en coopération : outre l’A-400, on citera notamment les hélicoptères Tigre et NH-90, les frégates multi-missions (FREMM) et le missile Météor. De plus, les composants de ces programmes sont propices aux coopérations : c’est le cas, entre autres, de l’électronique, des communications ou encore des armements embarqués.

Cependant, le fait qu’ils soient aussi les plus emblématiques du savoir-faire industriel national complique – voire interdit – certains montages industriels multinationaux. Le domaine de l’aviation de combat en est un exemple éloquent puisque l’on recense sur le même créneau trois chasseurs européens ne relevant néanmoins pas de la même catégorie : le Rafale, l’Eurofighter Typhoon, et le Gripen américano-suédois.

D’autres programmes se prêtent difficilement aux coopérations, pour des raisons de confidentialité – les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) – ou d’ambitions peu partagées – le porte-avions. Par ailleurs, les États ne disposant pas de l’industrie de défense nécessaire privilégient l’achat sur étagère – où qu’elle se situe, et pas seulement en Europe – ou en seconde main : il est certain que pour les Danois, par exemple – qui sont pourtant de grands combattants et qui nous aident systématiquement dans nos opérations –, il est absolument équivalent d’acheter un armement à Londres, Paris ou Washington.

En cinquième lieu, avec qui coopérer ? Pour répondre à cette question, quatre critères me semblent devoir être pris en compte.

Premièrement, le partenariat doit être gagnant. Les gains attendus peuvent porter sur le programme lui-même, mais il n’est pas forcément nécessaire que chaque programme pris individuellement soit gagnant. Il importe en revanche que la coopération avec un pays soit gagnante dans sa globalité – cela permet de gagner sur d’autres secteurs tels que le commerce, l’industrie ou les investissements. C’est bien là la vision que nous essayons de partager avec les Britanniques : trouver un équilibre global sur un ensemble de programmes –anti-navire léger (ANL), rénovation du SCALP-Storm Shadow et système de lutte anti-mines futur (SLaMF) –, ensemble auquel on peut d’ailleurs ajouter notre coopération en matière de simulation nucléaire, ce n’est pas faire du 50-50 dans tous les domaines.

Deuxièmement, coopérer crée une interdépendance qui doit être assumée. Le choix des partenaires doit donc intégrer l’histoire de la relation bilatérale dans son ensemble et ses perspectives à court, moyen et long termes, compte tenu de l’évolution prévisible des grands équilibres internationaux – qui sont aujourd’hui plus instables et plus évolutifs. D’où l’intérêt et l’importance de la mise à jour régulière de l’état du monde et des ambitions d’un pays dans le cadre de nos livres blancs successifs.

Troisièmement, la coopération doit être opportuniste, et pas forcément exclusive. Il s’agit en effet de choisir nos partenaires avec pragmatisme, en fonction des domaines où cette coopération sera gagnante. Leur volonté de coopérer, leur fiabilité à l’horizon envisagé et leur potentiel réel ou raisonnablement prévisible sont des critères primordiaux.

Enfin, du point de vue opérationnel, la perspective d’une coopération programmatique est d’autant plus robuste qu’elle nous associe à un allié historique ou à un véritable partenaire stratégique, avec lequel nous conduisons des opérations ou des exercices conjoints, ou avec lequel nous sommes liés par des accords de défense et de coopération. La nature de ces coopérations opérationnelles oriente de plus celle des coopérations programmatiques, comme l’illustrent l’ouverture sur Weimar et la tentative de rapprochement avec la Pologne.

Dans ce cadre, l’espace européen et, plus généralement, l’espace transatlantique constituent un vivier privilégié, d’autant plus qu’ils sont dotés d’organisations aptes à structurer les coopérations : l’Agence européenne de défense (AED) pour l’Union européenne et le Commandement de la transformation (SACT) pour l’OTAN, basé à Norfolk et commandé par un Français. Il convient cependant de se garder de tout angélisme : dans chaque domaine de coopération retenu, y compris dans nos opérations militaires, seuls comptent les alliés qui veulent et qui peuvent.

Nos partenaires et clients arabes, asiatiques, sud-américains, maghrébins et africains offrent également des perspectives contrastées, qu’il convient systématiquement d’étudier au cas par cas. Seuls les plus riches d’entre eux rentrent dans les critères d’une coopération stricto sensu. Toutefois, le cheminement allant de l’acquisition d’armements au transfert de technologies puis aux développements conjoints correspond à une forte volonté – et à une réalité –, en particulier pour les pays émergents, et notamment pour le Brésil. Le cas du contrat Rafale pour l’Inde, avec production sur place, est à cet égard symptomatique. En tout état de cause, le rôle du soutien à l’export est déterminant, au moins à moyen terme.

Quelles doivent être les modalités de ces coopérations ? L’industrie de défense mondiale est aujourd’hui marquée par plusieurs tendances : la longévité des programmes d’armement, l’augmentation sensible de leurs coûts de développement et de possession et la rationalisation des industriels du secteur entraînent une forte tension sur le marché qui est de plus en plus concurrentiel. Les Américains ne pouvant plus vivre uniquement sur leur marché, cela amplifie le phénomène dans des proportions considérables. Ainsi MBDA avait-il quasiment signé un contrat de plus de 2 milliards de dollars avec Oman en janvier, qui a ensuite été attribué à Raytheon à la suite d’un voyage du secrétaire d’État américain John Kerry. C’est là la grande agressivité commerciale des Américains : ce ne sont plus les acheteurs qui vont chez les Américains ; ce sont les Américains qui vont chercher les clients.

Comme, par ailleurs, les pays occidentaux connaissent une nette contraction de leurs budgets de défense, cela se traduit par une réduction des cibles et un étalement, voire un abandon des programmes. Pour certains, les renoncements capacitaires induits sont assumés. C’est le cas de la plupart de nos partenaires européens, qui misent sur l’OTAN pour assurer leur défense.

Ailleurs dans le monde, et en particulier dans les pays émergents, le secteur de la défense est au contraire en expansion – seuls les États européens diminuent leurs budgets de défense. On y constate ainsi une montée en puissance militaire ouvrant les perspectives du marché, un développement du tissu industriel – notamment en Afrique du Sud, État en passe de devenir un grand exportateur – et une prise de compétence dans les technologies de pointe, avec une forte volonté de s’appuyer sur des transferts de technologie.

Un tel essor exacerbe la concurrence, puisque de plus en plus de produits sont disponibles à meilleur coût – songez notamment aux « offres chinoises » sur le marché des avions de combat et des drones. D’un point de vue militaire, les risques s’en trouvent augmentés par la fourniture de capacités plus nombreuses, plus diversifiées et de meilleure qualité. En contrepartie s’accroît également le niveau d’exigence de nos clients, qui disposent parfois ou qui pourraient disposer d’un matériel français plus performant que le nôtre : Mirage 2000-9 émirien et versions du Rafale export.

Cette conjoncture risquant d’être durable, nous devrons nous y faire. Plus que jamais, les coopérations doivent donc être utiles et rentables. Il y va des capacités militaires nécessaires à nos armées comme de la survie de certaines entreprises du secteur de la défense. Dans ce contexte, notre approche des coopérations doit être renouvelée.

Les perspectives de mutualisation et de partage capacitaires, qu’elles soient portées par SACT ou par l’AED, qu’elles se nomment « Smart Defence » ou « Pooling and Sharing », sont une opportunité à saisir, mais il ne s’agit là ni de l’alpha ni de l’oméga, encore moins de la panacée. Sans doute conviendrait-il de favoriser la convergence des besoins ainsi que la rationalisation des capacités dans un cadre multinational – et ce, pour tous les volets d’une capacité. En tout état de cause, l’intérêt d’un partage ou d’une mutualisation se mesure à l’aune de la garantie d’accès à la capacité qu’elle offre en temps, en nombre et en qualité requis, sans restriction d’utilisation imposée par le partenaire autre que celles ne faisant pas obstacle à votre besoin politique.

Les spécifications doivent donc obéir, encore plus que pour les programmes nationaux, au principe de réalisme, et être fondées sur le juste besoin capacitaire et le recours à des technologies maîtrisées, ce qui relève non pas d’une question militaire, mais d’un problème d’ingénieurs. Ces derniers adorent faire de la recherche et du développement alors que nous préférons avoir un matériel simple et rustique. Si nous laissons faire les ingénieurs, nous aurons des choses formidables, mais en trop petit nombre et trop tard. L’immaturité technologique conduit à des dérives préjudiciables, qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause l’avenir même d’un programme, comme l’illustrent les difficultés rencontrées dans le passé avec l’A-400 ainsi que les problèmes actuellement posés par le JSF – la Chambre des représentants américaine ayant failli avant-hier remettre en question le financement d’une partie de ce programme.

Le retour industriel calculé sur un seul programme ne doit plus constituer une clef d’entrée systématique, comme ce fut trop longtemps le cas. De ce point de vue, les règles de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr) permettent désormais d’envisager un retour sur plusieurs programmes sur une base pluriannuelle. Les industriels choisis doivent l’être en fonction de leur maîtrise effective des technologies mobilisées et non pas du désir de l’industriel ou de l’État d’acquérir cette autonomie pour ensuite devenir un concurrent – comme on l’a notamment constaté en Italie.

Les « grandes multinationales de la coopération » sont séduisantes mais hasardeuses, comme nous le rappellent les cas de l’A400 ou du NH90, programme de l’OTAN comprenant vingt-quatre versions pour dix-sept pays.

Dans ces conditions, il me semble préférable d’adopter une politique des « petits pas » qui soit pragmatique et progressive, à partir de projets bilatéraux ouverts, potentiellement inclusifs, ou bien de projets multilatéraux fondés sur une forte convergence du besoin et de l’agenda, éventuellement élargis à d’autres nations, une fois les modes de gouvernance consolidés. Dans l’affaire de la frégate Horizon, nous avons commencé par coopérer avec les Britanniques. Nous avons voulu faire entrer trop tôt les Italiens si bien que les Britanniques se sont retirés, ce qui nous a donc fait perdre du temps. La chronologie et l’instanciation des décisions sont par conséquent très importantes.

En conclusion, si la coopération me paraît intéressante – en tant que chef militaire –, c’est d’abord, parce qu’elle facilite l’interopérabilité. À l’heure des opérations interarmées, internationales et combinées, cette dernière est en effet une clef du succès, tant le fait de disposer de matériels communs, ou à tout le moins compatibles, conditionne la synergie en matière de doctrine et de procédures. Ma deuxième raison est d’ordre économique. Ce n’est pas le coût unitaire du matériel qui compte ; ce sont les investissements dans la conception et le développement, qu’aucun pays ne peut plus assumer seul, sauf sur de tout petits éléments. À cet égard, la coopération favorise l’accès aux matériels de forte capacité nécessaires à la diversité de nos missions et au rôle d’entraînement que nous entendons jouer sur la scène internationale.

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Quelle est l’articulation actuelle entre les différents acteurs en présence – industriels, DGA, état-major et politique ? L’organisation de votre état-major ainsi que la relation existant entre celui-ci et la DGA sont-elles suffisamment structurées pour nous permettre de bien traiter nos problèmes actuels et de repenser nos programmes de coopération dans le sens que vous indiquez ? Serait-il nécessaire de vous doter de nouvelles compétences pour vous permettre d’assurer un meilleur suivi des programmes ?

Quant à l’équilibre global dont vous nous parliez, l’une des innovations possibles en la matière ne consisterait-elle pas à envisager le retour industriel y compris sur des questions non militaires ?

M. Jean Launay, rapporteur. Vous avez insisté, à juste titre, sur les conditions nécessaires au succès des programmes d’armement en coopération. Permettez-moi par conséquent de souligner à nouveau l’importance de l’articulation entre le politique, le militaire et les ingénieurs de l’armement. Si nous nous interrogeons aujourd’hui sur ces questions, c’est parce que nous avons relevé des manques et des insuffisances en la matière – qu’il s’agisse de surcoût ou de prolongation des délais de livraison. Votre intervention nous confirme donc vers quel idéal il nous faut tendre tout en nous permettant de mesurer à quel point le passé et les évolutions géopolitiques actuelles peuvent peser sur les conditions de mise en œuvre de ces programmes.

Je souhaiterais pour ma part vous interroger sur le format « Weimar ». Ayant reçu la semaine dernière des sénateurs polonais également accueillis par notre Commission des affaires étrangères, j’ai eu l’occasion de m’apercevoir que lorsque l’on connaît mal l’histoire – notamment récente – de ce pays, il peut arriver de commettre des erreurs de langage qui obèrent ensuite nos conditions de dialogue. Cela dit, nos relations politiques avec la Pologne ont récemment repris un peu de force et nous nous trouvons désormais dans les conditions d’un véritable triangle isocèle, ce qui n’était pas le cas auparavant dans le cadre de l’axe franco-allemand.

Je poserai deux questions concernant la Pologne. Quant à la relance de la politique de défense européenne, le format de Weimar, qui est fondé sur une relation trilatérale, constitue-t-il une opportunité et une carte à jouer ? C’est peut-être en effet en ce domaine que nous parviendrons plus aisément à l’interopérabilité, à condition que l’envie de coopération – en particulier avec la Pologne – se fonde avant tout sur de véritables objectifs politiques. Si nous n’abordons en revanche notre relation avec les Polonais uniquement sous l’angle du vendeur de potentiel d’armement, nous échouerons. Qui connaît l’échiquier politique polonais s’aperçoit qu’une partie de celui-ci demeure méfiant sur ce sujet et se trouve davantage attiré par un travail partagé dans le cadre de l’OTAN. Cela étant, le fait que nous ayons réintégré le commandement militaire peut nous redonner des chances.

Que pensez-vous du regroupement des unités des trois pays depuis le 1er janvier 2013 dans le cadre de la force de réaction rapide de l’Union européenne – allant dans le sens non pas des programmes d’armement en coopération, mais de l’interopérabilité ?

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Vous avez insisté dans votre propos, amiral, sur l’importance de la coopération globale, voie qui n’est actuellement explorée qu’avec les Britanniques. Voyez-vous d’autres pays avec lesquels elle pourrait s’envisager ? Lors d’une audition précédente, l’un de nos attachés militaires à Rome avait indiqué que nos différences de vision stratégique avec l’Italie rendaient une telle coopération difficile, ce qui est regrettable, ce pays étant la quatrième puissance militaire de l’UE.

Ne pourrait-on pas passer d’une coopération globale à une coopération renforcée – terme utilisé au sein de l’UE dans d’autres domaines –, permettant de faire émerger une politique commune n’impliquant que des pays volontaires et constituant les prémisses de l’Europe de la défense, dont on parle depuis plus de cinquante ans sans obtenir d’avancées décisives ? Comment, enfin, préparez-vous le Conseil européen de la fin de cette année ?

Amiral Édouard Guillaud. Monsieur Cornut-Gentille, notre articulation interne doit être compatible avec celles de nos partenaires. Le système allemand s’organise en tuyaux d’orgue comme le démontre la problématique du drone Euro Hawk. À la suite du traité de Londres signé à Lancaster House, nous avons découvert que l’organisation britannique était également très différente de la nôtre. Ainsi, la fonction de DGA stricto sensu n’existe pas au Royaume-Uni, car elle a été externalisée ; on en mesure les conséquences avec les urgences opérationnelles qui coûtent plusieurs centaines de millions d’euros par an contre quelques dizaines de millions d’euros pour nous.

Nous devons également maintenir notre compatibilité avec l’UE et avec l’OTAN. Des bureaux à l’état-major des armées sont chargés de cette mission. Comme toujours, le point délicat réside dans l’articulation entre le client final – les armées – et le fournisseur étatique – la DGA ; une instruction – n° 1516 – régit cette relation en mettant en place la gestion du triptyque « coût, délai, performance ». Le militaire est intéressé par la performance du matériel dont la qualité technique et technologique est définie par la DGA, le délai relevant de la responsabilité de tous, militaires, DGA et industriels. Ces trois acteurs assument successivement le premier rôle dans la vie d’un programme, ce dont il n’y a pas à s’offusquer. Nous pouvons néanmoins réaliser des progrès dans les relations entre l’état-major des armées et la DGA. Cette coopération étroite – qui avait fait émerger la notion d’équipe de programme intégrée – est mise en œuvre par les architectes de systèmes de force de la DGA et, dans l’état-major des armées, par les officiers de cohérence opérationnelle pour les capacités du programme et par les officiers de cohérence de programme pour le contenu et la soutenabilité humaine et financière du projet par rapport aux ressources disponibles. Nous continuons de progresser, même si des améliorations sont encore possibles. Comme la coopération est indispensable à la conduite de l’essentiel de nos programmes, nous devons développer une organisation globale qui soit compatible avec celle de nos partenaires, celle de l’UE – avec l’Agence européenne de défense et l’OCCAr, plus ancienne et plus vaste que l’UE, qui suit les programmes une fois ceux-ci lancés par l’AED – et celle de l’OTAN. Cette dernière – créée en 1949 et dont nous avons rejoint le commandement intégré – n’est pas forcément plus efficace dans ce domaine malgré sa plus grande ancienneté ; la principale difficulté réside dans le nombre des membres de ces organisations : vingt-sept pour l’UE et vingt-huit pour l’OTAN.

Le ministère de la défense exprime des besoins que les ingénieurs satisfont, les choix étant effectués par les responsables politiques : ainsi, Mme Michèle Alliot-Marie engagea la construction de frégates multi-missions (FREMM) en coopération avec l’Italie, ce programme se révélant une réussite paradoxale puisque peu d’éléments – à part la coque des bateaux – sont communs aux deux pays. La frégate française fonctionne bien, les Italiens rencontrent quelques complications, mais nous avons gagné en expérience sur la coopération pluriannuelle grâce à ce programme. En revanche, nous nous retrouvons désormais en compétition frontale avec l’Italie à l’exportation, puisque nous vendons un matériel qui porte le même nom.

La volonté politique a soutenu l’anti-navire léger (ANL), qui impose désormais au DGA et à moi-même de trouver des solutions non pas techniques, mais d’allocation des crédits dont nous disposons, même si ce programme répond à un besoin militaire avéré. Les responsables politiques n’interviennent donc pas uniquement pour définir les grandes orientations. Le type de contrat et le nombre d’acteurs qui y souscrivent ont une influence sur la gestion des surcoûts : le régulateur du moteur de l’avion A 400M a été élaboré par des entreprises au Royaume-Uni et en Allemagne, ce qui a engendré un retard de trois mois pour le prototype du régulateur et de trois ans pour sa fabrication. Qui est responsable de ce surcoût et qui l’assume ? En revanche, le moteur de l’A 400M a été, à l’origine, produit par Rolls-Royce et par Snecma : il s’agit du plus gros turbopropulseur du monde – les Américains pensaient que cela ne marcherait jamais. Son succès résulte de la volonté sincère de coopérer de seulement deux industriels qui ne cherchaient pas à « pomper » le savoir faire de l’autre.

S’agissant du Triangle de Weimar, vous avez parlé, monsieur Launay, d’objectifs politiques communs. Depuis quelques années, l’ancien ministre de la défense polonais, M. Radoslaw Sikorski, et les actuels président et ministre des affaires étrangères ont impulsé une évolution dans leurs relations avec la Russie et l’Ukraine. Mon homologue polonais m’a ainsi appelé la semaine dernière pour m’informer que les Ukrainiens demandaient à participer à l’opération European Union Training Mission (EUTM) Mali, bien qu’ils n’appartiennent pas à l’UE. Favorable à cette initiative, j’ai mis au point avec mon alter ego polonais une proposition que l’Ukraine déposera à Bruxelles. Ce genre de dialogue était impensable il y a quelques années. Le repositionnement de la politique de défense américaine influe aussi. Ainsi, depuis plus d’un an, la Pologne se trouve presque systématiquement en accord avec nos positions à l’UE et nous devons saisir cette opportunité. En octobre prochain a lieu un exercice de l’OTAN : tout le monde a refusé d’y participer, parce qu’il fallait y envoyer des hommes. Seule la France y fournira un contingent important. Cet engagement a un coût, mais j’ai décidé de le maintenir – malgré nos difficultés budgétaires actuelles et alors que j’ai annulé deux exercices aux Etats-Unis et au Brésil – au nom du Triangle de Weimar. La prise d’alerte du groupement tactique (GT) de Weimar –un GT de l’UE – s’achève le 1er juillet prochain. Comme tous les GT, il coûte cher et nous n’avons pas encore réussi à le déployer – même en exercice –, mais on se rendra compte de son utilité pour l’interopérabilité. Cela pourrait déboucher sur une coopération en matière d’armement dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Où pourrait-on les déployer ? Au Kosovo, mais également en Afrique. L’intervention au Mali mobilise l’équivalent de trois GT de l’UE, qu’il a fallu déployer en quelques jours, alors que quelques mois sont nécessaires lorsque l’on passe par la commission européenne. Mais l’important est d’utiliser les forces de coopération – « use it or lose it » comme le disent les Britanniques –, ce qui est ardu à Bruxelles où la règle du consensus donne à chacun un droit de veto. Or je souhaiterais que l’on avance sur certains sujets et que l’on installe un GT au Kosovo pour y prendre la suite de l’OTAN : le Kosovo, c’est quand même en Europe !

Oui, monsieur Bridey, nous pouvons développer une coopération globale avec d’autres pays que le Royaume-Uni, mais pas forcément avec les États importants auxquels on pense habituellement. Comme vous l’avez dit, il faut d’abord une vision stratégique commune. La vision italienne reste avant tout centrée sur l’alliance américaine mais l’Italie dispose de capacités financières, économiques, industrielles, et technologiques, de ressources humaines et en matériel performantes et de connaissances utiles de leurs anciennes colonies que sont la Libye, la Somalie et l’Ethiopie.

En dehors du cas spécifique de la Pologne que nous venons d’évoquer, le seul autre grand pays avec lequel nous partageons une vision stratégique commune est l’Espagne. Les Espagnols connaissent certes une situation économique catastrophique, mais ils ont la même vision globale du monde que la nôtre et ils nous permettent de mieux comprendre l’Amérique du Sud. Trois pays de plus petite taille, situés en Europe du Nord – le Danemark, la Norvège et la Suède –, pourraient également développer un ensemble d’idées proches des nôtres.

Le Danemark fut le premier pays à nous rejoindre en Libye et au Mali – en moins de vingt-quatre heures dans les deux cas. Malgré leur positionnement actuel de neutralité, les Suédois se projettent dans de nombreux théâtres d’opération. Nous réussissons également à mener des actions de coopération de niche avec la Norvège. Ces trois pays font presque toujours front avec nous, dans l’UE comme à l’OTAN – s’ils sont membres de ces organisations bien entendu. Le Portugal pourrait devenir un partenaire semblable à ces pays nordiques.

Je suis favorable à l’idée des coopérations renforcées qui permettent une « politique des petits pas », initiée à deux ou trois pays et ouverte aux autres. Le Danemark souhaite ainsi s’associer à certains aspects de la force expéditionnaire interarmées conjointe (Combined Joint Expeditionary Force ou CJEF) de Lancaster House et nous y sommes favorables.

Quant au Conseil européen, le ministère de la défense – représenté par le cabinet du ministre, la délégation aux affaires stratégiques (DAS), la DGA ou l’état-major des armées – participe à plusieurs groupes de travail. Mais pour avancer, encore faut-il que les autres en manifestent l’envie !

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Quels risques pèsent sur la coopération franco-britannique ? Existe-t-il des opportunités à saisir et à quelles conditions pourront-elles l’être ?

M. Jean Launay, rapporteur. Nous résisterons à la tentation de rejeter sur les experts militaires et industriels la responsabilité d’éventuelles dérives dans les programmes de coopération passés ou futurs, puisque l’on a bien compris que le poids de la décision politique était important – que ce soit pour les FREMM, pour l’ANL auxquels vous avez fait allusion, mais également pour le récent achat de drones sur étagère. Amiral, quelle devrait être l’articulation entre les politiques, les militaires et les ingénieurs de l’armement ?

Amiral Édouard Guillaud. Monsieur Cornut-Gentille, la coopération franco-britannique connaît des hauts et des bas, mais même durant les périodes moins favorables, la tendance reste positive. Rapidement après le traité de Lancaster House, la guerre en Libye nous a contraints de mettre entre parenthèses certaines de nos demandes.

Un senior level group – situé à Downing Street et à l’Élysée –, la Letter of intent entre mon homologue britannique et moi-même, des groupes travail animés par nos adjoints et des high level working groups – présidés par le DGA et son homologue – permettent de faire fonctionner cette coopération et de réaliser des avancées. Si le projet de l’ANL n’avait pas abouti, des doutes se seraient exprimés sur l’état de notre entente, mais nous nous connaissons de mieux en mieux ; ainsi, nos deux pays échangent des officiers insérés – qui ne sont pas seulement des officiers de liaison, car ils remplacent des officiers nationaux – et des informations, notamment sur l’Afrique où nous profitons de leur expertise sur l’Afrique anglophone et eux de la nôtre sur l’Afrique francophone.

L’organisation actuelle, née à Lancaster House, fut initiée par Gordon Brown et elle a été poursuivie par David Cameron, alors que cette continuité n’allait pas de soi. Je ne crains donc pas de retour en arrière, même si les menaces existent : elles sont avant tout de nature économique et si l’un de nos deux pays restait plus longtemps en crise, l’autre pourrait s’en désintéresser. Afin de préserver l’avenir de notre association, nous acceptons ainsi d’assumer une charge plus lourde que la Grande-Bretagne dans notre coopération bilatérale.

Monsieur Launay, le programme 146, « Équipement des forces », est coprésidé par le délégué général pour l’armement et le chef d’état-major des armées ; la DGA a résisté à ce partage des pouvoirs au moment de la mise en place de la LOLF, mais l’exigence de cohérence prima. Certains défendent encore l’idée d’une responsabilité unique de la DGA sur ce programme, ce qui déboucherait sur la fabrication de matériels sans doute performants, mais qui ne seraient pas pensés en fonction des besoins. Je reste donc attaché à la coprésidence, système qui paraît baroque, mais qui fonctionne. Pourquoi changer ce qui marche ?

M. Bruno Rémond, conseiller-maître à la Cour des comptes. L’exacerbation technologique – évoquée par l’amiral et déjà stigmatisée par l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre, le général d’armée. Bruno Cuche –, le décalage temporel, la dérive financière et, in fine, la réduction des cibles attendues par rapport aux objectifs initiaux affectent souvent la réalisation des programmes d’armement – qu’ils soient intégralement français ou effectués en coopération.

Il ne faut pas imputer à un mécanisme d’élaboration d’un projet des travers qui ne lui sont pas spécifiquement liés, mais qui découlent du programme global d’armement. Le comité des prix de revient des fabrications d’armement (CPRA) et la Cour des comptes ont constaté que les mêmes défaillances entraînant les mêmes conséquences, le dépassement identique des délais et les dérives financières comparables touchaient les programmes exclusivement français comme ceux réalisés en coopération. Si les programmes d’armement en coopération se révèlent insuffisants – malgré l’OCCAr, les objectifs d’absence de retour industriel, de diminution du coût des produits par extension des cibles et par homogénéisation des matériels n’ont pas été atteints –, ils ne sont pas plus défectueux que les mécanismes de fabrication des programmes d’armement français.

Amiral, vous nous avez affirmé que trois critères étaient nécessaires à la réussite d’un programme en coopération : un montage industriel satisfaisant, une forte volonté politique et une homogénéisation des caractéristiques. Pour le premier, vous avez cité l’exemple de l’A 400M : le montage industriel fut déficient puisque nous avons confié la totalité de ce programme si complexe à un seul responsable – Airbus –, ce qui a généré de grandes difficultés ; celles-ci ne sont donc pas dues aux mécanismes de coopération internationale. Vous avez indiqué que la troisième exigence était la moins difficile à remplir, ce que je ne crois pas ; au contraire, l’expérience nous montre qu’elle est la plus complexe à satisfaire, comme l’atteste l’exemple de l’hélicoptère NH 90 où les quatre États participant au programme ont développé des spécifications techniques répondant à des demandes particulières de leurs armées. On a rencontré les mêmes problèmes pour le Tigre, les FREMM et l’A 400M – l’armée française étant la seule à souhaiter que l’A 400M absorbe les véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI). Ce travers des programmes de coopération date de deux décennies ; auparavant, le Jaguar et le Transall avec les Britanniques ou les tripartites anti-mines avaient donné lieu à la fabrication de produits identiques pour chaque pays. À partir du moment où l’on a voulu répondre à des définitions opérationnelles et à des spécifications militaires différentes selon les États, on a grandement complexifié la réalisation des programmes.

Amiral, vous auriez pu évoquer la coopération étroite – presque secrète, mais très importante sur le plan scientifique et technologique – qui nous unit depuis bien longtemps avec les États-Unis en matière de dissuasion nucléaire.

Amiral Édouard Guillaud. S’agissant de la maîtrise d’ouvrage de l’A 400M, mon avis diverge du vôtre, monsieur le conseiller-maître : Airbus est l’unique maître d’ouvrage, car il convient qu’il n’y en ait qu’un pour un programme de cette taille, mais on ne lui a pas donné les moyens d’accomplir sa tâche. Il ne s’agit pas de défendre Airbus – qui a commis quelques erreurs dans la réalisation de ce projet –, mais si un maître d’ouvrage ne peut pas contraindre un pays ou son fournisseur sur les délais, il se retrouve quelque peu désarmé. Je vous assure en tout cas, ayant été officier de programme à deux reprises, qu’il ne faut qu’un maître d’ouvrage.

Je ne vous suis pas davantage sur les spécifications opérationnelles. Pour le Tigre, la différence de spécifications entre l’armée allemande et l’aviation légère de l’armée de terre française répond à une volonté non pas de l’armée allemande, mais de l’industrie de ce pays de fournir des matériels. Mon homologue allemand souhaiterait disposer de Tigre français et non de Tigre allemands qu’il vient à peine de pouvoir déployer en Afghanistan. Il est facile d’accuser systématiquement les militaires de se laisser aller à la surenchère ! Nous avons décidé de coopérer sur les drones tactiques : il n’a fallu que huit jours à l’armée de terre française pour relire la totalité des spécifications britanniques du Watchkeeper et les valider. L’accord sur l’ANL fut également très rapide. Nous agissons donc le plus simplement possible. En revanche, il arrive que l’on demande aux militaires de privilégier l’industrie nationale : ainsi, le radar de la version maritime du NH90 fut fourni, sur requête politique et industrielle de l’Italie, par une entreprise qui n’en avait jamais produit et qui dépassa le délai de quatre ans ; cela ne répondait pas à une volonté de la marine italienne ou française. De même, l’armée de terre britannique rêve d’acheter le VBCI, mais elle ne pourra pas l’acquérir pour des raisons de politique industrielle – qui peuvent par ailleurs se comprendre.

M. Alain Claeys, président. Amiral, nous vous remercions.