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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

La conduite des programmes d’armement en coopération

Mardi 2 juillet 2013

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 44

Présidence de M. Alain Claeys, Président

– Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, sur le thème : « la conduite des programmes d’armement en coopération »

M. Alain Claeys, président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous approchons de la conclusion de nos travaux relatifs à la conduite des programmes d’armement en coopération, avec l’audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense.

Nous sommes très honorés, Monsieur le ministre, de vous recevoir aujourd’hui pour tenter d’établir avec vous un bilan des actions menées en commun en matière de programmes d’armement et esquisser ensemble quelques voies pour l’avenir.

L’intérêt des nombreux programmes en coopération dans lesquels notre pays est engagé, parfois depuis de longues années, nous est apparu clair : ces programmes répondent à des considérations désormais incontournables de coût mais aussi à des exigences d’interopérabilité. Pourtant, les demandes de spécifications nationales comme d’un juste retour industriel en affaiblissent souvent la portée et les organisations de coopération semblent insuffisamment efficientes.

Notre mission réfléchissant à la conduite des programmes en coopération, nos questions sont nombreuses et nous vous remercions d’avoir accepté d’y répondre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Merci Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, vous avez déjà reçu ceux qu’on appelle « les grands subordonnés », qui vous ont donné beaucoup d’informations. Je voudrais me limiter à quelques propos d’ordre politique et général, quitte à répondre ensuite à des questions plus précises. Cinq raisons me paraissent justifier la nécessité de poursuivre des programmes d’armement en coopération et singulièrement au niveau européen.

La première raison, vous l’avez évoquée, Monsieur le président, est une raison financière. Puisqu’il n’est pas possible de dépenser plus, il faut dépenser mieux alors que les défis sécuritaires sont toujours plus grands. La coopération en matière d’armement permet d’utiliser au mieux les investissements consentis par les États au profit de la défense, à travers la mutualisation, le partage de nos capacités de défense, dans le respect de nos souverainetés respectives. Dans le contexte actuel de crise et de contrainte budgétaire, l’enjeu est d’éviter les réflexes de repli sur soi et de voir dans l’Union européenne des possibilités d’optimisation.

Le deuxième point, tout aussi important et parfois sous-estimé, tient à la nouvelle stratégie des États-Unis qui implique un repositionnement au profit de la zone Asie-Pacifique. De plus, le budget de la défense américain est et sera soumis à des contraintes budgétaires très significatives, de l’ordre de mille milliards de dollars pour les dix prochaines années, soit une baisse de cent millions de dollars par an en moyenne. Ces réductions vont inciter les industries de défense américaines à être d’autant plus agressives sur les marchés mondiaux, et notamment européens. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas souhaité, et nous ne sommes pas les seuls, que la défense soit concernée par les négociations commerciales à venir avec les États-Unis : le sujet, initialement inclus, en a été retiré.

Troisième point, il nous faut éviter les ruptures technologiques, maintenir les emplois et les compétences. Face à des technologies de plus en plus sophistiquées, il est de plus en plus difficile, pour les nations européennes, d’atteindre seules des volumes de commandes permettant de maintenir des bases industrielles de défenses nationales. Il importe que la coopération permette de répondre à cette nouvelle donne, technologique, financière et industrielle et d’assurer les efforts de recherche et d’innovation indispensables.

Quatrième raison, l’exportation. Quand on produit un équipement en commun, on est beaucoup plus convaincant à l’export, c’est un argument commercial de poids, de même que l’utilisation en commun d’un équipement, par plusieurs États. Exemple très significatif, mais on pourrait en citer d’autres, l’hélicoptère NH 90, produit par cinq pays européens, a pu être vendu dans neuf autres pays. Le Tigre, produit par la France, l’Allemagne et l’Espagne seulement, vient de trouver une capacité à l’exportation en Australie, et ce n’est sans doute qu’un début.

Cinquième raison, sur le plan opérationnel, la coopération en matière d’armement permet de fabriquer le ciment d’une véritable Europe de la défense, grâce à une réelle interopérabilité entre nos forces, à une capacité à conduire en commun des actions plus efficaces. C’est vrai dans le domaine de la formation, avec le centre du Luc dans le sud de la France, où l’Allemagne et la France forment en commun des pilotes d’hélicoptère Tigre. Cette interopérabilité dans les usages est un atout, alors que la brigade franco-allemande se déploie difficilement, la communication tactique entre les éléments n’étant pas interopérable. La coopération capacitaire est un facteur d’interopérabilité. Les actions menées avec les Britanniques ont permis de le constater : l’exercice maritime Corsica Lion a démontré que des progrès restaient nécessaires.

Pour tirer pleinement profit des avantages des programmes de coopération, le cadre institutionnel existe. La création de l’OCCAr en 1998 a marqué un tournant important. Elle permet la mise en commun de moyens support et l’établissement d’un référentiel commun pour conduire des programmes. L’OCCAr a un caractère explicitement européen, par l’importance donnée à la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne. C’est un acquis que je considère comme inestimable. Les six pays acteurs de l’OCCAr, France, Espagne, Italie, Allemagne, Belgique et Royaume-Uni - la Pologne n’en fait pas encore partie, mais s’interroge sur une adhésion - sont ceux dont l’industrie de défense est la plus développée. L’OCCAr a déjà conduit beaucoup de programmes, est ouvert à des participations au cas par cas et présente de nombreux avantages. Ses coûts d’intervention sont faibles (de l’ordre de 2 %), alors que ceux de l’Agence d’acquisition de l’OTAN s’élèvent à 9 %. De plus, il n’intègre pas le juste retour industriel sur un seul programme, mais cherche à assurer un équilibre sur l’ensemble des programmes, dans une conception plus large.

L’Agence européenne de défense (AED), de création plus récente, a une mission différente : elle doit faire converger l’expression de besoins opérationnels, en amont de l’OCCAr. La signature récente d’un arrangement administratif entre l’Agence et l’OCCAr a créé une dynamique qui permet la bonne coordination entre les deux organisations : à l’Agence, l’expression et la maturation du besoin opérationnel jusqu’à la décision de conduire un programme commun ; à l’OCCAr ensuite de conduire ce programme. Nous avons donc aujourd’hui tous les outils nécessaires pour mener des programmes en coopération.

Que peut-il se produire à l’avenir ? Comment concevoir la coopération pour le futur ? Nous avons les outils. Il faut agir avec volontarisme et pragmatisme. Une coopération dans le domaine de l’armement ne peut naître de rien. Elle doit reposer sur des convergences concrètes entre partenaires, s’agissant des besoins opérationnels comme du calendrier : à défaut, on perd du temps, de l’argent et les programmes peuvent même échouer, particulièrement en ces temps de contraintes budgétaires.

L’OCCAr et l’AED restent le meilleur outil institutionnel. Mais pour chaque projet, nous devons pouvoir retenir le cadre de coopération le plus adapté. À long terme, nous devons éviter les concurrences intra-européennes, qui nous pénalisent à l’exportation, je pense notamment aux avions de chasse. Le prochain avion de combat, avec ou sans pilote – et sans doute les deux – le prochain char, devront être européens. Nous devons déjà nous inscrire dans cette perspective, à défaut, les autres pays achèteront la nouvelle génération d’avions de chasse américains. En matière de coopération, les sujets les plus forts sont liés à l’aviation. Les domaines terrestre et naval ne sont pas encore au rendez-vous, à part notre coopération avec l’Italie pour les frégates, ce qui ouvre de vastes champs de coopération européenne à bâtir.

Des coopérations sont possibles ou en gestation, soit dans le cadre de l’OCCAr, soit dans le cadre de discussions avec nos partenaires. Dans le cadre de l’AED, je pense au ravitaillement en vol, à la surveillance maritime (avoir des images instantanées sur l’ensemble des flottes, comme le prévoit le programme Marsur constituerait une grande avancée), à la gestion militaire du ciel unique européen (trop souvent oubliée, ce dont l’Allemagne a été victime, pour l’achat de drones), au spatial et à la succession de satellites Hélios, ou à la question des drones.

Nous avons trois préoccupations, du fait des avancées insuffisantes en matière de coopération, à l’exception de nos actions avec les Britanniques. Il s’agit d’abord des drones tactiques, qui ont fait l’objet de discussions et d’un accord de bon emploi, pour Watchkeeper, avec les Britanniques ; ensuite, de la définition par Dassault et BAE d’un modèle expérimental pour le futur drone de combat européen, et du démonstrateur NEURON ; enfin, des drones d’observation MALE : en attendant cette nouvelle génération, nous devons utiliser provisoirement un drone américain.

Il y a donc là toute une série de perspectives potentielles de nouveaux programmes à entreprendre en commun, ce qui suppose à la fois pragmatisme et volonté. C’est aussi un moyen d’avancer vers l’Europe de la défense. Le Conseil européen qui va se consacrer aux questions de défense à la fin de l’année 2013 sera le premier organisé depuis 2003. Il serait bien inspiré d’aborder la coopération en matière d’industries de défense. C’est aussi un bon moyen d’agir sur les exportations. Il y a, je pense, une perception de cette nécessité de la part des acteurs. Il faut maintenant concrétiser cette coopération, même si les intérêts sont parfois divergents, car les résultats sont généralement à la hauteur des espérances, à l’instar de l’A 400 M qui est une vraie réussite.

M. Jean Launay. Ainsi que vous l’avez souligné, au-delà des simples raisons financières, la coopération en matière d’armement s’inscrit également dans une perspective politique : il convient en effet d’éviter tout réflexe de repli national. Au-delà de simples économies, c’est la recherche d’une plus grande efficacité dans les programmes qui est en jeu, avec la nécessité de trouver des convergences et des partenaires qui soient sur la même ligne de volonté et de pragmatisme.

Je souhaiterais vous interroger sur l’articulation du cadre institutionnel, c’est-à-dire entre l’OCCAR et l’AED : cette dernière regroupe l’ensemble des partenaires européens, ce qui n’est pas le cas de la première.

Etant président du groupe d’amitié France-Pologne, je souhaitais également vous entendre sur le cas de la Pologne qui n’est pas membre de l’OCCAR. Y a-t-il des raisons à cette absence de participation ?

En matière de coopération avec les Britanniques, les accords de Lancaster House ont été structurants. Qu’est ce qui a conduit, dans le dossier du missile anti-navire léger (ANL), à une accélération de la décision française ? Ce choix a-t-il été de nature à conforter les accords passés avec les Britanniques ?

L’hélicoptère NH 90 est un succès, commandé par beaucoup de pays. Mais le grand nombre de versions différentes atténue la portée et l’efficacité de ce programme. N’est-il pas contreproductif, sur les plans financier, opérationnel et commercial, de vouloir prendre en compte toutes les spécificités réclamées par les divers utilisateurs ? Le NH 90 est-il un contre-exemple ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Nous souhaitons renforcer notre partenariat avec la Pologne et nous avons entrepris depuis un an avec ce pays des relations de rapprochement très significatives. À titre d’exemple, depuis septembre dernier, j’ai rencontré mon collègue polonais six fois, ce qui est plus que mes collègues allemand ou britannique. Même si cela ne s’est pas encore manifesté par des projets, il y a une série d’échanges notamment bilatéraux qui paraissent très prometteurs. Les Polonais manifestent une volonté capacitaire en matière d’hélicoptères. Nous sommes également en pourparlers en matière de sous-marins, mais en concurrence avec l’Allemagne. Sans que ce soit de la coopération, nous sommes dans une phase de rapprochement politique et stratégique.

Dans le domaine de la coopération, la Pologne s’interroge positivement sur son éventuelle entrée à l’OCCAR. Ce pays envisage également de solliciter l’Agence européenne de Défense (AED) pour la définition et éventuellement ensuite le partage des avions ravitailleurs. Il y a également avec la Pologne un champ de coopération potentiel en matière de défense sol-air qui s’inscrit dans un programme de modernisation des forces armées très ambitieux. La Pologne est l’un des rares pays à augmenter de manière significative son budget de la défense. Nous avons avec cet État des relations étroites qui devraient se traduire, je pense rapidement, par des décisions fortes. Toute aide de la part de la diplomatie parlementaire sera bienvenue.

La chaîne entre l’OCCAR et l’Agence européenne de défense s’amorce. Mais l’AED est handicapée par la modicité de ses moyens. En effet, les Britanniques refusent toute hausse de son budget, même pour compenser les effets de l’inflation. L’Agence joue pourtant son rôle sur la définition des concepts, des projets et des modèles de mutualisation. Ainsi, elle travaille à l’élaboration conceptuelle en matière de surveillance maritime ou de lutte contre les engins explosifs improvisés (IED). Le processus aboutit ensuite à la conceptualisation d’un projet qui peut être présenté à l’OCCAR. La différence majeure entre ces deux structures réside dans le fait que l’AED regroupe les futurs utilisateurs alors que l’OCCAR rassemble les futurs producteurs. Et il peut parfois y avoir contradiction entre les deux. Les grands pays producteurs d’armements participent à l’OCCAR, alors que l’AED compte quasiment tous les pays donc ceux ne disposant pas d’industrie d’armement. Il est donc nécessaire de créer la bonne articulation entre les deux outils, ce qui suppose un volontarisme fort.

La décision que j’ai prise d’inscrire dans le projet de loi de programmation militaire le missile anti-navire léger (ANL) répond d’abord à une préoccupation politique. En effet, les accords de Lancaster House prévoyaient des coopérations dans plusieurs domaines, y compris nucléaire ; cela se met en œuvre. Dans le domaine des capacités classiques, le projet qui devait aboutir à l’intégration de MBDA UK et de MBDA France nécessitait une mutualisation des potentialités de chacune des entités pour constituer One MBDA. Cela nous a conduits à accélérer la mise en œuvre d’un programme de missile anti-navire léger. Il s’agit d’un armement qui s’installe sous hélicoptère et peut être utilisé dans la lutte contre la piraterie contre des embarcations de taille moyenne. Bien qu’étant moins pressés que nos alliés, nous avons voulu montrer notre attachement à la coopération franco-britannique en réalisant un acte politique et en incluant ce programme dans l’accord de Lancaster House. À charge de revanche. Dans la lutte contre les mines mise en œuvre par drone naval et inscrite dans ce même accord, nous attendons un acte de la part de notre partenaire britannique.

Nous avançons également en matière capacitaire : nous menons chaque année entre nos deux pays un exercice important dans ce domaine et nous prévoyons, en 2016, la constitution d’un corps expéditionnaire conjoint. Nous effectuons également des exercices maritimes, terrestres et aériens. Cette collaboration se déroule bien et n’est pas contradictoire avec la coopération que nous menons avec les Allemands ou les Polonais.

En matière de drone, je considère que les actes que nous avons posés en juillet dernier avec les Britanniques sont anticipateurs de ce qui pourra se produire demain pour une vraie collaboration dans cette nouvelle capacité qui est essentielle à notre sécurité.

En ce qui concerne le NH 90, sans doute avez-vous raison : lorsqu’un programme est trop diversifié, cela peut induire du retard et des aléas techniques. C’est l’inconvénient d’engager un programme d’armement qui ne correspond pas à des principes simples, à commencer par une homogénéité de calendrier et de demande capacitaire. Je considère que les pays désireux de participer à un programme déjà engagé doivent se plier aux spécificités qui ont été retenues. Si l’on multiplie les variantes, cela entraîne des retards et, inévitablement, des surcoûts.

Dans l’immédiat, à l’exception des drones, il n’y a pas d’apparition de nouveaux programmes capacitaires. Dans la loi de programmation qui sera soumise au Parlement, je vais donc poursuivre les engagements de mes prédécesseurs dont certains remontent à plusieurs décennies (Tigre, NH 90, A 400 M). En revanche, s’ouvrent à nous et à nos partenaires d’importantes possibilités de mutualisation capacitaires en matière de ravitaillement en vol, de transport ou de communications satellitaires. Dans les autres domaines, un travail prospectif reste à faire dès maintenant, sous peine d’aboutir ultérieurement à une concurrence intra-européenne suicidaire, dans l’aéronautique par exemple. Dans les domaines naval ou terrestre, les champs de coopération sont quasiment vierges.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Merci monsieur le ministre pour votre propos dans lequel vous soulignez que les conditions du succès en matière de coopération, principalement européenne, sont liées à trois facteurs : politique, industriel et militaire.

Le facteur politique est à prendre en compte sur le long terme et doit être partagé par l’ensemble des pays. Ce qui n’est peut-être pas le cas aujourd’hui, certains de nos interlocuteurs l’ont souligné. D’où notre inquiétude sur la véritable volonté politique en Europe d’avoir une coopération pour des futurs producteurs comme vous l’avez précédemment mentionné.

Le second volet est industriel. Des pans entiers européens de l’industrie de défense sont très compétitifs mais sont aussi parfois concurrentiels.

Enfin, sur le volet militaire, il arrive que les états-majors aient des exigences, des traditions, qui ne sont pas forcément les mêmes sur le terrain, ou sur la stratégie ; le programme FREMM l’a bien démontré puisqu’aujourd’hui, même si la coopération est franco-italienne, on a abouti à deux bateaux complètement différents.

J’ai une première question sur l’Europe et le Conseil européen. Deux pays, la Grande Bretagne et la France peuvent légitimement prendre une initiative en matière de défense. Y a-t-il une volonté de la France pour proposer de construire, étape par étape, une coopération renforcée en matière d’équipements militaires et peut-être de travailler sur l’interopérabilité de nos armées ?

Ma deuxième question porte sur l’OCCAr. Dans notre rapport, nous souhaitons une agence exécutive unique au niveau européen. Si c’est l’OCCAr, nous souhaitons un renforcement de son autonomie, car plusieurs de nos interlocuteurs ont évoqué des freins dans sa capacité d’intervention et une certaine inertie : comment y remédier et la France y est-elle favorable ?

Enfin, troisième question, concernant les traités de Lancaster House et le volet de dissuasion, on observe un début de coopération sur les capacités de « premier cercle », selon l’expression employée par l’amiral Édouard Guillaud : y-a-t-il ou non une volonté française de renforcer cette coopération en matière nucléaire ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Sur la dernière question, le projet de coopération qui se déroule à Valduc et concerne la simulation, n’est pas encore abouti mais il se déroule normalement. C’est un sujet neuf, tout à fait important pour lequel il faut respecter le calendrier. Les Britanniques souhaitent qu’il y ait une réciprocité localisée ensuite ; les discussions sur ce point ont débuté, mais je pense qu’il ne faut pas faire preuve de trop de volontarisme politique avant d’engranger les bénéfices de ce qui est déjà engagé. Sur la partie nucléaire, le sujet est sensible et nous devons être très vigilants. Le projet se déroule comme prévu ; c’est une coopération exemplaire sur les fondamentaux. Il faudra à l’avenir envisager une réciprocité de localisation, mais avançons pas à pas sur un enjeu essentiel.

Sur l’OCCAr, on ne m’a jamais signalé une inertie particulière dans son fonctionnement ou un manque d’autonomie. Mais je suis bien sûr favorable à l’autonomie de l’OCCAr. L’agence fonctionne avec un conseil de surveillance, auquel appartiennent la France et les autres pays membres, c’est un outil qui doit mettre en œuvre son programme et l’autonomie est évidemment nécessaire à son bon fonctionnement.

Sur la fusion AED-OCCAr, je n’ai pas de point de vue, mais je constate que l’OCCAr fonctionne plutôt bien dans son domaine et que l’AED est un très bon concept, même si, pour les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure, elle n’a pas encore pu aboutir à des projets significatifs de mutualisation. La fusion potentielle des deux mérite réflexion. Je souhaiterais que l’AED puisse aboutir sur un certain nombre de projets, ravitaillement en vol, Maritime Surveillance Project (MARSUR…), dans le cadre du « pooling and sharing », pour qu’elle soit renforcée. La France – mais également la Pologne – en sont des supporters actifs.

Sur l’initiative européenne, la France fera des propositions au Conseil européen de défense. Une façon d’aborder ce Conseil serait d’entrer dans une logique théorique qui consiste à redéfinir le concept de stratégie globale européenne de défense, comme cela a été le cas en 2008, certains pays (la Suède, l’Italie, la Pologne et l’Espagne) souhaitent aller dans ce sens. Selon moi, cette approche est utile et de toute façon indispensable mais il est préférable d’avancer de façon pragmatique par des réalisations concrètes, plus que par une articulation conceptuelle qui définirait les menaces et les risques au niveau européen. Car alors il faut indiquer les moyens pour y répondre, et si on présente les moyens prévus, on se trouve confronté à des différences d’appréciation selon les États. Cette situation a déjà été tentée et a échoué.

La position que je souhaite donc défendre est de donner, sur chacun des domaines, opérationnel, capacitaire, industriel, des orientations pratiques. Je donne trois exemples.

Dans le domaine opérationnel, faisons en sorte que le processus de gestion de crise soit beaucoup plus limpide et rapide. La situation au Mali est évoquée la première fois lors d’une réunion des ministres de la défense de l’Union européenne en septembre 2012 – date à laquelle l’accord pour agir est unanime. L’arrivée des premiers soldats qui font la formation de l’armée malienne à Bamako a lieu en avril 2013 c’est à dire six mois plus tard. Le processus est trop long, pas moins de sept échelons décisionnels ont dû être consultés.

Dans le domaine capacitaire, le bon objectif consisterait à renforcer le pôle de mutualisation du transport de ravitaillement, l’EATC (European Air Transport Command). Située aux Pays-Bas, cette structure s’organise entre cinq pays (la France, les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne et le Luxembourg) en donnant des droits de tirage mutuel sur nos capacités de transport. Il faudrait l’élargir, aussi bien géographiquement que techniquement, pour que ce ne soit pas uniquement le transport, mais également le ravitaillement en vol qui soit concerné. C’est une décision simple qui pourrait être soutenue par les Britanniques, les Polonais ou les Italiens.

Dans le domaine industriel, je pense aux drones. Question équipement, on est tous au même point, pas uniquement sur le drone tactique ou le drone de combat, mais également sur le drone d’observation. Les Britanniques sont équipés du Reaper américain, les Allemands sont en attente, les Italiens sont équipés du Predator, qu’il faudra renouveler, et nous-mêmes devrons nous doter d’équipements provisoires pour couvrir les besoins liés à la situation du Sahel. L’Europe de la défense doit se doter de moyens communs d’observation et a les capacités technologiques et industrielles pour le faire.

Dans les trois domaines, voici des propositions concrètes, qui peuvent aboutir et permettre à l’Europe de la défense de progresser. Cela n’empêche pas parallèlement l’élaboration d’une stratégie européenne de défense.

M. Jean Launay, rapporteur. Le ministre a répondu à la préoccupation sous-jacente à nos travaux et aux auditions que nous avons menées, qui ont montré que nous étions au carrefour de ces trois domaines, opérationnel, capacitaire et industriel. Les auditions de l’Agence des participations de l’État (APE) et de la Direction générale de l’armement (DGA) ont montré l’importance de la décision et du contrôle politiques pour l’efficacité des programmes que la France impulse ou dans lesquels elle participe.

Vous avez montré que la construction de l’Europe de la défense pouvait se faire en utilisant les programmes d’armement en coopération comme d’un levier.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Je rappelle qu’au moment de la préparation des accords de Lancaster House, un autre processus était en cours au niveau européen qui s’était heurté à la question de l’état-major commun, blocage qui n’a pas été dépassé. Si on cherche à définir une stratégie définissant les risques, les menaces et les moyens pour y répondre, la même situation va se reproduire. D’où ma volonté de construire l’Europe de la défense par des actions concrètes.

M. Bruno Rémond, Cour des comptes. Je voudrais apporter quelques éléments complémentaires, sans faire référence à un passé ancien et glorieux (le Transall, le Jaguar, les mines tripartites,…) mais aux programmes d’armement initiés dans les années 1990 en faisant les remarques suivantes.

Premièrement, chacun de ces grands programmes a permis la conception et la réalisation de matériels militaires technologiquement très avancés dont nous souhaitions doter nos forces, si l’on excepte des échecs partiels comme les FREMM et les Horizon, ou totaux comme Brevel ou le PA2.

Deuxièmement, les programmes en coopération souvent sont conspués, car plus chers et plus longs que les programmes nationaux. Mais si on compare tous les programmes menés au niveau national avec les programmes menés en coopération, on s’aperçoit que les dérives temporelles et les dérapages financiers sont sensiblement de même ordre. Ce n’est donc pas le mécanisme de la coopération, même s’il n’est pas exempt de défauts, qui induit des difficultés, mais bien la complexité du matériel, la qualité des études de définition,…

Troisièmement, l’OCCAr est le bon outil et qu’il a besoin d’être conforté et développé. J’ai un doute sur la question de modifier l’articulation entre l’AED et l’OCCAr, compte tenu de deux différences entre ces entités. La première est d’ordre institutionnel : l’AED relève de l’Union européenne, l’OCCAr est un outil à la main de quelques États qui l’ont créé et qui le financent avec leurs propres ressources. La seconde est que l’AED est purement sur le champ conceptuel, tandis que l’OCCAr est un outil industriel. Sur la question de l’autonomie, il faut préciser que l’OCCAr n’a jamais lui-même conçu l’organisation industrielle et financière des grands programmes qu’il gère, puisqu’ils ont tous été lancés avant sa création, à l’exception du dernier d’entre eux. Il n’a pas encore été expérimenté une seule fois de donner l’organisation d’un projet à l’OCCAr.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Je partage complètement le point de vue de M. Rémond sur le rôle de l’OCCAr et la différence entre l’OCCAr et l’agence. En effet, l’arrangement que nous avons convenu entre l’OCCAr et l’agence date d’une année seulement et nous devons attendre encore un peu pour procéder à une évaluation. Concernant les coûts comparatifs entre les programmes réalisés en coopération et ceux qui ne sont pas réalisés en coopération, je prendrai l’exemple du C17 américain pour le comparer à l’A400 M. Le programme américain a connu les mêmes délais et les mêmes dérives de coûts. Nous sommes dans des domaines où la maîtrise des coûts n’est pas évidente.

À propos du porte-avions, le projet est resté au niveau de l’écriture. Là où la coopération avec les Britanniques a été la plus problématique, c’est plutôt sur la permanence du groupe aéronaval à la mer et sur le fait que cela supposait d’avoir la même technologie de porte-avions – technologie verticale ou catapulte. À partir du moment où les Britanniques n’ont pas retenu la même technologie, la France a considéré que cela contrevenait au traité de Lancaster House.