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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

Mercredi 10 février 2016

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 6

Présidence de M. Jean-Claude Buisine, rapporteur

La transparence et la gestion de la dette publique

– Audition, ouverte à la presse, de M. Benjamin Lemoine, chargé de recherches en sciences sociales au Centre national de la recherche scientifique, auteur d’une thèse sur la mise en marché de la dette publique française intitulée Les valeurs de la dette. L’État à l’épreuve de la dette publique.

M. Jean-Claude Buisine, rapporteur. La mission d’évaluation et de contrôle poursuit ses travaux avec l’audition de M. Benjamin Lemoine. Cette audition permettra de mettre en perspective le sujet de notre mission, puisque vous avez étudié le passage d’une dette administrée dans le cadre du circuit du Trésor à une dette de marché, ainsi que la transformation de la dette en une contrainte avec laquelle la décision politique doit composer.

Vos travaux pourront utilement nous éclairer sur les questions suivantes : comment la solution du recours au marché s’est-elle imposée, et quelles ont été les conséquences de cette décision ? Comment apprécier le rôle des grandes banques spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) ? Le fait que la dette de l’État soit désormais majoritairement détenue par des non-résidents constitue-t-il un atout ou un handicap ?

M. Benjamin Lemoine, chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique. Les recherches que je vais vous présenter font suite à une enquête historique, sociologique et économique, que j’ai conduite pour ma thèse de doctorat. Il s’agit de comprendre comment la dette de marché, avec laquelle nous vivons aujourd’hui, est progressivement devenue normale et s’est substituée à l’ancien système. Cette plongée dans les expériences du passé permet d’éclairer sur les possibilités et les marges de manœuvre qui ont été progressivement écartées.

Aujourd’hui, la technique dominante est celle de l’endettement de l’État sur les marchés financiers, assuré par l’Agence France Trésor (AFT) qui émet une dette reconnue pour sa liquidité. Cette gestion fait ses preuves vis-à-vis de la communauté financière internationale.

Cette technique offre un certain nombre d’avantages, notamment celui de pouvoir emprunter à un taux d’intérêt très faible. Mais beaucoup de commentateurs rappellent que ce phénomène est réversible et soumis à de nombreux aléas. Cette configuration de marché, avec tous ses avantages, emporte aussi une série de contraintes à respecter pour entretenir la qualité de la signature de la République française. Cette gestion de la dette implique une manière de présenter ses comptes — ainsi, des techniques de comptabilité financière privée ont progressivement été introduites, notamment avec la loi organique relative aux lois de finances — et aussi une façon d’organiser et de penser les politiques économiques et financières.

Dans ma thèse, je défends l’idée qu’une différence politique cruciale se niche dans ces modalités concrètes par lesquelles l’État se finance et émet sa dette ; en somme, dans la nature des techniques de souscription elles-mêmes.

Il ne s’agit pas d’une histoire propre à la France. Ce qui importe au niveau mondial, c’est de comprendre les rapports entre sphère publique et sphère privée qui sont induits par cette technique de financement, c’est-à-dire les rapports entre, d’une part, une sphère d’administration des activités bancaires et financières par la loi et le règlement, et, d’autre part, une sphère d’accumulation individuelle de ces actifs financiers libérés de ces contraintes réglementaires et administratives.

On trouve quelques données chiffrées dans une étude du Fonds monétaire international publiée en septembre 2014 par le département « Fiscal Affairs » et intitulée : « La composition de la dette souveraine dans les économies avancées : une perspective historique. » Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, deux types de dette publique coexistent : la dette dite « non négociable », régie par des règlements administratifs et politiques et la dette dite « négociable » — on pourrait dire marchande — c’est-à-dire émise, vendue et distribuée conformément à des procédures de marché. La part de la dette non négociable, non marchande, était très largement dominante en Allemagne, en Italie et en France. Au Royaume-Uni, elle était émise à parts égales avec la dette négociable.

La dette marchande est passée, au Royaume-Uni, de 51 % de la totalité de la dette émise en 1945 à 82 % en 1993. En Allemagne, le grand bond vers le marché est considérable, la dette marchande passe de 8 % en 1953 à 81 % en 1993.

Les Trente glorieuses ont été des années d’expérimentation de financement de l’État en dehors des procédures de marché. Pendant une courte parenthèse historique, de 1944 à la fin des années soixante en France, le Trésor pouvait se financer de façon administrée en dehors des procédures de marché. Ces modes de financement ont été un instrument, parmi d’autres, qui a favorisé cette période de forte croissance, en permettant l’investissement public dans l’économie et un certain nombre de retours sur investissement pour les finances publiques. Jusqu’aux années soixante-dix, ces instruments administrés ont constitué une part dominante de la dette, mais, dès 1987, cette proportion s’est inversée, puisque les instruments négociables sont devenus omniprésents : plus de 90 % des instruments émis étaient alors négociables.

On associe la naissance de la dette publique au déséquilibre budgétaire, qui apparaît en 1974. La chronologie que je propose est un peu différente : en s’intéressant aux évolutions des instruments de financement, on voit apparaître les premiers changements dès le milieu des années soixante, avec des réformes successives du système administré. Les premières expérimentations commencent en 1963, et un coup d’arrêt important sera porté aux mécanismes administrés entre 1966 et 1968, lors du passage au ministère des finances de Michel Debré, accompagné de son conseiller Jean-Yves Haberer. Ces éléments sont très bien documentés, notamment par le comité d’histoire économique et financière du ministère des finances.

Il est intéressant de constater que ces changements ont toujours été analysés comme des développements naturels, comme s’il fallait se plier à la loi d’évolution de la contrainte internationale. À la lecture de ces études et des archives, on note cependant que, dès les années soixante, une critique des mécanismes administrés se développe, et qu’un débat s’installe au sein de la direction du Trésor pour rompre petit à petit avec ces mécanismes de financement de la dette en dehors des marchés.

Si la chronologie budgétaire commence en 1974 avec le premier budget exécuté en déficit, la chronologie des changements concernant les instruments de financement lui est antérieure d’une dizaine d’années. En 1968, la phase d’expérimentation initiale est achevée, comme le démontre l’étude du plancher des bons du Trésor. Cet outil de financement paraîtrait aujourd’hui totalement hétérodoxe vis-à-vis du système bancaire et financier, car il s’agissait d’un système réglementaire contraignant les banques à souscrire des titres d’État dans une certaine proportion de leurs actifs en portefeuille. Or, dans les années soixante, cette part réglementaire a été progressivement réduite, puis définitivement fermée.

Cette technique offrait une sécurité de financement pour l’État, puisqu’elle lui assurait des liquidités en toutes circonstances en fonction de l’évolution de la masse monétaire — des actifs que détenaient les banques en portefeuille —, mais elle se voulait aussi une expérience vertueuse sur le plan de la monnaie. On pourrait penser que ces mécanismes administrés étaient inflationnistes, mais, à l’époque, ils ont précisément été constitués comme une manière de contrôler la masse monétaire, permettant au Trésor de garder un œil sur ce que faisaient les banques de leurs liquidités et de geler certains actifs des banques, les empêchant de prêter plus encore à l’économie réelle.

De manière anachronique, on pourrait comparer cela à un système de réserves obligatoires, à cette différence près que ces réserves étaient placées en bons du Trésor. Ce système jouait donc un double rôle de contrôle de la politique monétaire et de financement de l’État. Ce dispositif était très original : le taux d’intérêt était fixé autoritairement par l’État, il n’y avait donc pas de prix de marché pour ces bons ; et il se voulait une expérience de contrôle centralisé de la politique monétaire.

Non seulement ces bons du Trésor ont disparu, mais un découpage institutionnel de toutes ces fonctions s’est peu à peu mis en place. Quand l’État était le grand banquier de l’économie, il fonctionnait comme une banque de dépôt, contrôlant la politique monétaire tout en se finançant. Progressivement, ces fonctions ont été dissociées, pour attribuer la politique monétaire exclusivement à la Banque de France — bien avant Maastricht et la construction européenne —, tandis que le Trésor se contentera d’émettre de la dette de marché sans se préoccuper de la question monétaire.

Un des résultats de ce découpage est que, aujourd’hui, l’État émet des obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation, ce qui protège les investisseurs. Si l’État s’autorise à émettre des titres de ce type, c’est qu’il parie sur le fait que la Banque centrale européenne appliquera une politique d’inflation contenue ; vous imaginez bien que, si l’inflation venait à déraper, le taux d’intérêt de ces titres exploserait.

Cet exemple démontre que le contrôle de la monnaie et le financement de l’État sont cloisonnés institutionnellement. L’inflation est presque devenue une donnée objective, sur laquelle le Trésor n’a plus aucun levier et que l’État délègue totalement à la Banque centrale européenne. Les investisseurs étant protégés de l’inflation sur la valeur de leurs titres, ils acceptent de prêter à l’État à un taux d’intérêt moins élevé. C’est donc bénéfique pour l’État, qui peut se financer à moindre coût ; néanmoins, il conforte cette politique anti-inflationniste. De nombreux économistes se demandent s’il faut préférer une inflation aussi faible ou une inflation légèrement plus élevée. Dans une certaine mesure, ces outils tranchent le débat : l’État émet des instruments qui induisent qu’une inflation basse est bonne ad vitam aeternam, que c’est la meilleure pour la politique économique.

Vous avez eu, à l’occasion de l’audition qui s’est tenue hier, une illustration du fonctionnement de l’État banquier, lorsque votre interlocuteur de la direction du budget a souligné que les collectivités locales déposaient leur trésorerie au Trésor de façon contrainte. D’une certaine manière, ce dépôt obligatoire des collectivités locales est le dernier résidu de ce que j’appelle le circuit du Trésor, qui était beaucoup plus étendu auparavant. Le nombre d’institutions contraintes de déposer leur trésorerie auprès de la direction du Trésor était alors bien plus élevé : étaient concernées la Caisse des dépôts et consignations, une série de banques publiques telles que le Crédit foncier, le Crédit national, le Crédit agricole, ainsi que le compte chèque postal, qui recueillait l’épargne des particuliers. Plutôt que de déposer leurs liquidités dans une banque, certains particuliers préféraient ainsi recourir à l’État et les déposer aux guichets du Trésor. Ces fonctions ont été définitivement démantelées dans les années 2000. La Banque de France a elle aussi géré pendant longtemps des comptes pour de la clientèle particulière.

Il est intéressant de garder cet élément présent à l’esprit dans le débat actuel : ces dépôts étaient en partie utilisés pour financer les écarts entre dépenses et recettes à court terme.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. C’est de la cavalerie !

M. Benjamin Lemoine. À l’époque, c’était considéré comme de l’orthodoxie budgétaire. Ce n’était pas le seul mode de financement, mais c’était l’un des moyens de financer la trésorerie de l’État. L’emprunt n’a pas disparu pendant cette période, mais il n’était qu’une technique parmi d’autres. Ce qui a disparu aujourd’hui, c’est la pluralité des moyens de financement, il ne reste aujourd’hui qu’un instrument exclusif.

En 1955, ces mécanismes faisaient du Trésor le premier collecteur de fonds de l’économie, Banque de France mise à part. À lui seul, il recueillait plus de capitaux que le secteur bancaire : le Trésor recueillait 695 milliards de francs contre 617 milliards pour le secteur bancaire. Il en redistribuait également davantage : 783 milliards. L’argent était donc marqué du sceau de l’administration publique. Cela allait de pair, à l’époque, avec la nationalisation des banques et du crédit.

Aujourd’hui, on peut tenter d’imaginer ce que serait un Trésor européen. Pourrait-on imaginer des dispositifs analogues permettant de coordonner le contrôle de la politique monétaire et le financement d’un Trésor européen, tout en réglementant le système bancaire à l’échelle européenne ?

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Dans les années quatre-vingt, les collectivités locales se sont surtout financées avec des prêts structurés, ce qui a permis de faire baisser le coût de l’argent. Ce système a été très efficace jusqu’à ce que la complexité de ces produits soit telle qu’ils en deviennent toxiques. Mais les taux sont passés de 15 % à des niveaux très bas, proches de 2 %. Les collectivités sont donc sorties des emprunts à taux fixes sur des périodes bien tenues pour adopter une gestion plus dynamique de la dette. Après les Trente glorieuses, l’État est entré dans ce dispositif et se fournit sur le marché. Pour vous, une telle gestion de la dette a-t-elle permis de gagner de l’argent ? Le coût a-t-il diminué par rapport à la période précédente, lorsque les mécanismes n’étaient pas négociables ? Peut-on craindre qu’une forme de toxicité ne se soit aussi installée dans la gestion de la dette ?

Par ailleurs, pensez-vous que ce sont nos politiques publiques qui influencent la dette ou que, à l’inverse, la dette influence nos politiques ? Nous entendons lors de chaque campagne électorale les engagements des uns à baisser les impôts, des autres à baisser la TVA : tout le monde finance ses rêves électoraux avec de la dette. On s’en rend compte en permanence au sein de la commission des finances : ceux qui proposent des mesures de réduction des déficits sont capables de proposer en même temps des baisses de recettes, ce qui entretient la dérive du système : le déficit structurel est de plus de 70 milliards et la dette ne fait que grandir.

Enfin, quel est le lien entre le coût de l’argent et le montant de la dette ?

M. Benjamin Lemoine. Il ne faut pas pousser trop loin l’analogie entre les différents émetteurs de dette. L’Agence France Trésor regroupe une concentration d’expertise assez forte. Dans la configuration de marché, l’État continue de fonctionner avec le souci de l’intérêt général, de se placer au service du citoyen en finançant la dette au meilleur coût tout en gardant le souci de la stabilité de cette émission à long terme.

Cela veut dire que l’État refuse de prendre des risques inconsidérés. Les produits structurés auxquels certaines collectivités locales ont souscrit étaient connus du Trésor, et, s’il avait pu conseiller les collectivités locales, il leur aurait fortement conseillé de ne pas y souscrire. Le Trésor se refuse à ce genre de pratiques risquées.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Dans les emprunts toxiques, on recherche le degré de responsabilité respectif des communes, des banques et de l’État. L’État s’est toujours désengagé en s’abritant derrière le principe de libre administration des collectivités locales, et il lui a été reproché de ne pas offrir ce niveau de conseil.

M. Benjamin Lemoine. Pour ce qui concerne la gestion de la dette de l’État, il est évident que le Trésor ne rentrera pas dans ce modèle de gestion risquée.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Si nous sommes passés des emprunts structurés aux emprunts toxiques, c’est pour faire face à un besoin d’argent. Les 4 000 collectivités qui ont souscrit le même type d’emprunt au même moment avaient deux types de préoccupations : alléger le poids de leur dette et financer leurs projets. Si le marché pour financer la dette française vient à s’assécher, on inventera peut-être des mécanismes pour continuer de vivre à crédit, et c’est alors que le risque de toxicité peut survenir.

M. Benjamin Lemoine. Il y a une histoire de la mise en marché de la dette des collectivités locales, à laquelle ont participé Dexia et un certain nombre d’institutions qui étaient publiques, et qui ont progressivement adopté des modèles de gestion calés sur la finance de marché. L’administration publique a été liée à la promotion du modèle de la finance de marché pour les collectivités locales. En ce sens, on peut y trouver une forme de responsabilité des pouvoirs publics.

S’agissant de la toxicité, mon hypothèse est différente. Si nous reprenons l’exemple des obligations indexées sur l’inflation, il s’agit d’un produit considéré comme sécurisé, mais il emporte une série de contraintes radicales sur la façon de penser les politiques économiques. Par exemple, il incite à privilégier la lutte contre l’inflation plutôt que le plein-emploi.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. C’est une forme de toxicité.

M. Benjamin Lemoine. Libre à vous de le qualifier ainsi. En tout cas, c’est une contrainte, un verrou sur la manière d’envisager les politiques économiques. Il n’est pas seulement dans la pensée des acteurs, mais il se concrétise dans des instruments de financement : des choix sont faits sur les politiques économiques à venir.

Vous m’interrogiez sur l’influence des politiques publiques sur la dette, et inversement. Il faut rappeler que cette politique de mise en marché de la dette a été un projet d’État. Il y a même consacré des moyens considérables : en 1987, pour faire la promotion de ses nouveaux titres, l’État a recruté une société de communication et loué des plages à la Régie française de publicité. Un clip a été diffusé sur FR3, dans lequel Paul-Loup Sulitzer vantait les mérites de la nouvelle dette d’État mise sur le marché. Il y a donc eu une stratégie d’État de commercialisation de la dette, ce sont les pouvoirs publics qui ont décidé, au nom de l’intérêt général, parce que le recours au marché coûterait moins cher, d’adopter et de faire leurs un certain nombre de contraintes. Il a décidé de jouer de ces contraintes, et de faire les politiques qui feraient de nous le bon élève aux yeux des investisseurs financiers.

C’est une stratégie : l’Agence France Trésor se pense aujourd’hui comme éminemment technique, mais l’histoire longue nous montre que cette technique est le produit de choix de politiques publiques de financiarisation des techniques d’alimentation de la trésorerie.

Vous m’avez interrogé sur la différence de coût d’une période à l’autre ; au début des années soixante, l’équivalent de l’Agence France Trésor, alors appelé « Bureau A1 de la trésorerie et du financement de l’État », s’opposait par la voix de son directeur de l’époque, Maurice Pérouse, au retour du mécanisme de marché pour l’émission de bons du Trésor. Selon lui, l’adjudication provoquerait un renchérissement considérable pour le Trésor du coût de ses opérations et se traduirait du même coup par un « enrichissement sans cause » pour les banques. Il pointait également les risques de réaction de la presse et de l’opinion difficilement contrôlables, et le fait que cette procédure ferait échapper au contrôle du ministère des finances une des vannes qui contribuaient alors à l’alimentation de la trésorerie. Les services du Trésor s’inquiétaient même des taux obtenus sur les marchés, qu’ils ne maîtrisaient plus. Selon une note du Trésor de l’époque : « Par l’incidence de mesures délibérées prises dans le cadre de notre politique monétaire générale, les baisses successives du “plancher” de bons du Trésor des banques depuis deux ans (ramené en un an de 25 % à 15 % des dépôts) ont non seulement tari, mais transformé en charge un mécanisme qui assurait jusqu’alors à la trésorerie des ressources pratiquement indexées sur l’évolution des dépôts bancaires. » En résumé, on a créé une contrainte et un coût là où de l’argent arrivait quasiment sans coût.

Pour être objectif, il faut expliquer la philosophie qui sous-tendait ces réformes. En s’attaquant à ces mécanismes administrés, on escomptait réduire l’inflation, car on pensait que cela réduirait la part de création monétaire imputable à l’État. À l’époque où l’on va réformer ces instruments, l’inflation avait été contenue à 6 % en moyenne de 1950 à 1960. On a donc accusé le système de bons du Trésor d’être responsable de l’inflation, mais elle était à peu près contenue au cours de ces années. Ce n’est que dans les années soixante-dix que l’inflation a fortement augmenté pour passer à des taux à deux chiffres, et cela s’explique par des facteurs internationaux.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Vous nous expliquez que, afin de rendre la dette un peu plus efficiente, nous en avons perdu le contrôle. La mission d’évaluation et de contrôle s’intéresse à la gestion et à la transparence de la dette. En ce qui concerne sa gestion, nous avons compris qu’un type de structure de dette induira un certain type de contraintes sur les politiques publiques. Vous nous avez dit que l’État continuait à faire de la maîtrise de l’inflation la priorité absolue, comme en témoigne l’émission de titres indexés sur l’inflation. L’Agence France Trésor propose ce type de titres, mais je crois qu’ils sont largement minoritaires.

M. Benjamin Lemoine. Je les citais pour illustrer mon propos, mais, en effet, ils ne constituent pas le cœur de la stratégie de financement de l’État.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. D’autres pays n’ont pas du tout la même structure de la dette. On parle toujours de la dette publique phénoménale du Japon, détenue en grande partie par les Japonais eux-mêmes. Aujourd’hui, comment explique-t-on que la part de la dette française détenue par les ménages soit si faible, puisqu’elle s’élève à seulement 260 millions ?

En ce qui concerne la transparence, il a été envisagé de constituer un cadastre de la dette. Pensez-vous qu’il serait utile de mettre en œuvre quelque chose de ce type pour mieux connaître la dette et nous permettre d’agir plus facilement ?

Les propos de Maurice Pérouse contre l’adjudication m’inspire d’autres questions. Quelles sont actuellement les parts respectives de l’adjudication et de la syndication ? Il me semble que l’adjudication est devenue quasi systématique dans les procédures. Pourriez-vous aussi décrire les relations qui existent entre les SVT, c’est-à-dire les établissements désignés par l’AFT comme ayant le droit d’émettre des titres, et l’AFT ? Maurice Pérouse n’a-t-il pas eu raison : certains établissements bancaires gagnent en fait beaucoup d’argent sur les émissions de titres de dette grâce aux mécanismes d’adjudication ?

M. Benjamin Lemoine. Les titres indexés sur l’inflation représentent effectivement une faible part des émissions. L’exemple visait à montrer que l’arbitrage entre inflation, conjoncture économique et financement de l’État n’est plus coordonné par les pouvoirs publics. Il a persisté dans les années 1970, malgré la réforme du circuit du Trésor, qui dosait en quelque sorte son financement monétaire en fonction de la conjoncture, considérant qu’une petite part de financement monétaire était nécessaire, notamment en période de relance de l’économie. Cette fonction de coordination entre la politique monétaire et le financement de l’État a totalement disparu avec l’indépendance de la banque centrale : on délègue désormais à des experts et on se refuse à toute forme d’intervention du politique. C’est un gage de qualité des politiques économiques.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Les titres de dette sont différents selon les objectifs recherchés. Qui donne le feu vert à l’émission de tel ou tel type de titres ? Le ministre ou le directeur de l’AFT ? Le politique doit-il donner son aval ou la décision est-elle du seul ressort de l’administration ?

M. Benjamin Lemoine. Les OAT indexées, que j’ai déjà évoquées, ont été émises avec l’aval de Dominique Strauss-Kahn et portaient même son nom : sur la place financière, on parlait des « DSK bonds » — des obligations DSK. C’est un exemple parmi d’autres.

J’en profite pour répondre à une autre de vos questions sur la détention de titres par les ménages. Edmond Alphandéry, ministre de l’économie d’Édouard Balladur de 1993 à 1995, avait tenté de renouer avec la souscription en direct par les ménages d’obligations appelées OAT particuliers. Pourquoi cette souscription a-t-elle été un échec ? Il faudrait poser la question au Trésor. Le système bancaire a-t-il mal joué son rôle de relais dans la diffusion de ces produits ? L’année de son lancement, cette nouvelle formule à l’usage exclusif des ménages portait sur un volume de 10 milliards de francs pour un programme global d’émissions du Trésor de 500 milliards de francs. La même année, la part réservée aux particuliers se limitait à 2 % de la dette publique, tous titres confondus, et à environ 4 % des obligations émises ; il faut en effet distinguer les obligations des bons du Trésor qui sont des titres à court terme.

Pour expliquer cet échec, on rappelle souvent que ces OAT particuliers impliquaient un taux d’intérêt plus élevé que celui du marché — c’est sans doute la réponse que fournira l’AFT. Néanmoins, parlementaires et gouvernants peuvent considérer qu’il est légitime d’avoir une politique qui développe cette souscription en direct, notamment pour une raison simple : la politique économique sera moins sous pression. Si l’on propose un produit assorti d’un bon taux d’intérêt, l’épargne des Français s’y placera bien volontiers a priori et l’on ne sera pas obligé de changer le logiciel des politiques économiques. Encore une fois, il s’agit d’un arbitrage entre les taux d’intérêt et la liberté accordée aux politiques économiques.

Venons-en au cadastre de la dette. Il faudrait l’envisager comme un cadastre de l’épargne et de sa circulation. Comment l’épargne est-elle répartie socialement ? Quelles catégories sociales peuvent épargner ? Comment cette épargne est-elle intermédiée ? Le changement fondamental est que l’épargne est désormais gérée par des investisseurs institutionnels qui sont les clients finaux de la dette publique. L’un des enjeux du débat est d’identifier les canaux par lesquels circule cette épargne. Ce sont des questions politiques fondamentales. À partir de la répartition sociale de l’épargne, on peut faire des hypothèses sur la détention indirecte de la dette publique par les épargnants.

Tout d’abord, on peut se demander pourquoi la détention directe n’est pas davantage valorisée. Ensuite, on peut chercher à identifier les détenteurs indirects de la dette publique via les investisseurs institutionnels. Le Parlement pourrait prendre l’initiative d’une enquête sur la répartition de l’épargne par catégorie sociale et par ménage.

Qui a la capacité d’épargner et donc de bénéficier éventuellement de ces placements en titres d’État ? La question s’est posée en Grèce : on a constaté une mise en concurrence entre deux types d’acteurs : d’un côté, les épargnants – internationaux en l’occurrence – qui détiennent des titres de dette, et, de l’autre, les victimes des politiques d’austérité. Ces derniers n’ont pas la capacité d’épargner, vivent grâce aux minima sociaux ou aux pensions de retraite, et ne sont bénéficiaires, si l’on peut dire, que d’une dette sociale ou de la dépense sociale. Pour que les épargnants puissent être rémunérés par le biais des taux d’intérêt sur les obligations du Trésor, les pouvoirs publics doivent revoir à la baisse les promesses qu’ils ont faites – sous forme de dépenses sociales, de sécurité sociale, de régimes de retraite – à ceux qui ne peuvent épargner.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. J’en reviens à la discussion que nous avons eue sur les taux. Pour vous, y a-t-il des risques de taux ? Sommes-nous actuellement dans le piège des taux bas ? Je suis membre de la commission des finances depuis 2002, à une époque où la dette était d’environ 1 500 milliards d’euros. Nous avons bien travaillé, en quelques années… On s’accorde à dire que, si les taux augmentent d’un point, la dette s’accroît de 20 milliards d’euros. D’où peut venir le risque de taux ? Vous dites qu’une faible partie de la dette est indexée sur l’inflation, ce qui est une forme de maîtrise. Mais il y a aussi le piège des taux bas : nous sommes dopés à la dette.

Peut-on imaginer de revenir à un système où une banque centrale nous financerait à des taux très bas ? Depuis l’époque de Pompidou, les banques font le marché et vont chercher l’argent moins cher auprès de la banque centrale. Il faut diminuer la masse de la dette régalienne en améliorant la gestion du pays. Mais on peut aussi agir sur la gestion financière. En tant que maire, j’ai un fournisseur régalien pour construire des logements sociaux, puisque j’emprunte à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) à des taux très bas – 1,25 % – sur des durées très longues. C’est l’argent placé par les Français, que je récupère à des taux faibles pour faire des investissements productifs : des immeubles qui permettront aux gens de se loger moyennant le paiement d’un loyer, des équipements structurants. Sur le plan local, nous arrivons donc à emprunter de cette manière des sommes qui représentent tout de même quelques dizaines de millions d’euros. Au niveau national, ne serait-il pas possible d’avoir un mécanisme permettant de financer les opérations du pays à des taux bas, les banques restant sur le marché privé ? Dans ce cadre-là, l’épargne des Français pourrait être dirigée vers un système d’emprunts obligataires.

M. Benjamin Lemoine. Dans les années 1990, nous avons connu des épisodes de taux d’intérêt très élevés. Un comité d’audit, dont faisait partie l’économiste Henri Sterdyniak, entre autres, en a évalué les conséquences sur la charge des intérêts de la dette dans le budget de l’État, et a mis en évidence un effet boule de neige. Il y a effectivement une vulnérabilité aux taux d’intérêt.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Quel élément extérieur peut faire bouger ces taux ? Il existe une toxicité liée aux montages de produits financiers mais n’y a-t-il pas aussi une toxicité politique, un coût intermédiaire qui était apparu lors de la crise pétrolière de 1976 ? Il n’y a pas de coïncidence : quand le prix des matières premières varie, on commence à vivre en déséquilibre. Si un point d’inflation coûte 20 milliards d’euros en intérêts, deux points représentent 40 milliards d’euros et on arrive ainsi à plus de 100 milliards d’euros de déficit structurel. À ce rythme, nous pouvons très vite rattraper la Grèce.

Il faut que les Français soient informés de ce risque, il faut leur dire qu’il va falloir arrêter de vivre à crédit parce que l’argent coûte cher et qu’il faudra bien rembourser la dette. Après avoir été rapporteur de la commission d’enquête sur les emprunts toxiques, j’en suis venu à penser que cet épisode a été salutaire pour les collectivités locales : elles ont pris conscience des risques et vont se montrer plus prudentes au moment d’investir. On emprunte pour investir, mais, comme les charges de fonctionnement amputent les capacités d’autofinancement, on se retrouve à financer du fonctionnement par de l’emprunt. Il est nécessaire d’envoyer un message aux Français : ces 2 100 milliards d’euros de dette nous font courir un risque, alors arrêtons ! C’est pourquoi il me semble important de travailler sur les risques de taux et la toxicité politique.

M. Benjamin Lemoine. Libre à vous de rattacher ce risque de toxicité au fait que l’État vivrait à crédit pour des objectifs que vous jugez mauvais ou illégitimes. Votre parole de parlementaire est tout à fait cohérente. Je suis d’accord avec vous : il y a un risque politique sur les taux d’intérêt, mais on peut considérer qu’il empêche une autre politique de relance budgétaire encore plus importante.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Politiquement, il y a diverses façons de réagir face à la dette. Il y a deux extrêmes : d’un côté, Jean-Luc Mélenchon dit qu’il ne faut pas rembourser la dette ; de l’autre, le Front national dit qu’elle ne coûtera plus rien si nous sortons de l’euro parce que nous pourrons alors jouer avec la monnaie et faire des réévaluations ou des dévaluations. Ces propositions ne sont pas cohérentes, mais elles visent à faire croire aux Français que la dette n’est pas un problème, qu’on peut s’en sortir en ne la payant pas ou en la faisant disparaître grâce à la maîtrise de sa monnaie.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Il ne faut pas caricaturer. La question de la légitimité ou de l’illégitimité de la dette se pose toujours dans les pays qui sont très endettés. Cela a été le cas en Équateur, en Argentine, et même en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale ; c’est actuellement le cas en Grèce. Ne nions pas non plus les conditions historiques de la création de la dette qui conduisent à discuter de sa prise en compte partielle ou totale. Le problème des dettes souveraines se pose d’ailleurs dans tous les pays occidentaux, et pas seulement dans la zone euro.

On peut débattre du remboursement total ou partiel de la dette, mais aussi de sa sécurisation. Comme le relevait Jean-Pierre Gorges : les collectivités locales ont un prêteur public, pourquoi l’épargne des Français ne servirait-elle pas au financement de l’État ? Cela nous ramène au plancher des bons du Trésor tel qu’il se pratiquait jusqu’aux années 1970 et à l’idée de création d’un circuit du Trésor européen. Au lieu de distribuer des milliards d’euros aux banques privées, la BCE ne ferait-elle pas mieux de sécuriser des dettes publiques par le biais d’un plancher du Trésor européen, rémunéré à un taux administré et donc géré ?

Quelles pourraient être, selon vous, les conditions de création de ce circuit du Trésor européen ? D’aucuns voient dans l’instauration d’un tel système une manière de consolider les critères maastrichtiens au niveau européen — ce qui ne correspond pas à ma façon de voir les choses. Cela suppose un vrai débat entre tous les pays. Faut-il que les excédents allemands servent à diminuer les déficits français ou grecs ? Je caricature à l’envi pour expliquer que le déficit des uns permet à d’autres d’être en excédent. Quand on considère la zone euro dans son ensemble, on constate que le déficit total est bien moins élevé que la seule somme des déficits car se faisant on ne prend pas en compte les excédents.

À votre avis, ce circuit du Trésor européen devrait-il être adossé à un emprunt européen, à des dépôts bancaires obligatoires, ou reposer sur la création monétaire comme on le fait aujourd’hui avec la BCE ?

M. Benjamin Lemoine. On peut considérer qu’il y a deux définitions concurrentes de la toxicité politique des taux d’intérêt.

D’un côté, il y a celle que j’ai appelée budgétaire et qui correspond à ce que vous évoquez, monsieur Gorges. On la retrouve aussi dans l’expertise du rapport de la commission Pébereau qui va jusqu’à faire une analogie avec la drogue, comme vous l’avez fait vous-même. Pour résumer : les taux d’intérêt sont faibles, on s’endette facilement et cela se traduit par une forme de laxisme budgétaire.

De l’autre côté, on peut considérer qu’il y a une toxicité du financement par les marchés parce que ce mode de financement crée des verrous. Prenons un exemple : le rôle des agences de notation pendant le passage de la crise de la finance privée à la crise des dettes publiques. Le débat est souvent balayé d’un revers de main sur la base de l’argument suivant : les agences de notation ne déterminent pas les taux d’intérêt puisque ceux-ci restent stables même après la dégradation d’une note.

Il est intéressant de voir comment ces agences illustrent le consensus de la communauté financière. Pour mesurer les dettes publiques, elles cherchent à déterminer la capacité des États à rembourser leur dette et leur engagement dans ce processus. Elles se fondent sur des facteurs économiques et budgétaires, mais elles retiennent aussi des critères politiques. Leur grille de notation comporte en effet un facteur sociopolitique : la stabilité institutionnelle du pays. L’agence surveille par exemple le débat public sur des questions telles que l’indépendance de la banque centrale, la création monétaire ou l’inflation. Tout dérapage de ce critère institutionnel — selon l’appréciation de l’agence de notation — va être considéré comme le signe d’une mauvaise gestion de la dette publique. Il y a donc bien là un verrou sur l’organisation des institutions financières d’un État.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Vos propos me rappellent ce qui s’est passé à Chypre et me poussent à vous poser une question : les agences tiennent-elles compte de l’actif financier de la population du pays ? En 2004 ou 2005, j’avais rédigé une proposition de loi visant à ce que l’État présente des comptes en équilibre. Certains m’ont représenté que cela ne servait à rien puisque l’État est le dernier payeur. Mais peut-on rappeler aux Français que le dernier payeur, c’est eux ? Si, un jour, le pays ne peut plus payer la dette, elle sera couverte par l’actif financier des Français. Est-ce que ce critère intervient dans la notation ? Les Français, qui représentent l’État, possèdent un actif financier estimé à 4 500 milliards d’euros, c’est-à-dire deux fois supérieur à la dette. Il n’y a donc pas de risque de défaut de paiement dans ce pays et ce n’est pas la peine d’enlever des « A » : de toute façon, il y aura des gens pour payer. En fait, on peut dire aux Français : un jour, vous serez les payeurs directs de la dette par le biais de vos actifs ; on ne la fera pas payer par les générations futures.

M. Benjamin Lemoine. Pour la communauté financière, la référence aux générations futures ne veut rien dire. Les agences se posent une question : est-ce que l’État tient ses engagements sur ses contrats financiers ? Plus précisément, elles tracent une courbe d’évolution démographique pour détecter un vieillissement de la population et sa conséquence : les personnes vieillissantes vont exiger leur pension de retraite et venir concurrencer directement les possesseurs d’actifs financiers, donc les détenteurs de bons du Trésor.

D’une certaine manière, le monde financier est dans la lutte des classes. Vous parlez des Français qui possèdent des actifs, mais, en fait, il ne s’agit que d’une partie de la population : la catégorie sociale qui a pu épargner et placer en bons du Trésor, ce qui nous ramène à l’audit de l’épargne.

« Pour moi, le futur n’existe pas », a dit un jour le responsable d’une agence de notation. Tout est dans le présent, tout est question d’arbitrages entre différentes politiques publiques. Choisit-on de réformer l’État social pour aménager et payer la dette financière, tenir ses engagements, améliorer sa signature financière, être un bon élève des marchés financiers ?

En Grèce, Syriza a voulu procéder à un autre arbitrage en annonçant que le pays ne ferait pas défaut sur sa dette sociale. Puis est venue la vague de la contrainte, le verrou politique. La toxicité politique l’a emporté dans l’autre sens, et des sanctions progressives ont fini par étouffer cette tentative. Un éditorialiste politique peut analyser la situation en ces termes : on a réussi à ensevelir cette option de réarbitrage en faveur de la dépense publique. Cet épisode vient nuancer vos propos : le laxisme budgétaire n’est pas l’option qui triomphe perpétuellement. En fait, certains arbitrages tendent au contraire à défendre une politique favorable au maintien dans le temps du remboursement, du paiement des coupons d’intérêt, à la classe des personnes qui ont des revenus leur permettant d’épargner.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Le problème est le différentiel de vitesse entre la prise de conscience politique et l’accroissement de la dette. Nous voyons bien que la dette progresse plus vite que les réformes qu’on met en place.

M. Benjamin Lemoine. Il serait intéressant d’aborder la question de la syndication et de l’adjudication avec l’AFT. Il y a toujours des syndications. Vous avez dit, monsieur Sansu, que les banques gagnent à l’adjudication. En fait, ce n’est pas le cas.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Ce n’est pas ce que j’ai dit, j’ai cité Maurice Pérouse.

M. Benjamin Lemoine. À l’époque, c’était vrai. Dans le système actuel, l’État met les banques en concurrence, si bien qu’elles ont plutôt tendance à perdre de l’argent sur ce segment d’activité sur le marché primaire, c’est-à-dire lors des adjudications mensuelles d’obligations du Trésor. Elles sont en concurrence les unes avec les autres et veulent apparaître comme de bonnes élèves aux yeux du Trésor. C’est aussi une question : pourquoi les banques cherchent-elles à être bien classées ? Le Trésor établit un classement des banques en fonction du volontarisme dont elles font preuve lors des adjudications et en fonction de critères qualitatifs.

Les banquiers se plaignent de perdre de l’argent sur ces adjudications, car les taux d’intérêt sont très faibles. Pour eux, ces opérations représentent un coût humain, puisqu’il faut payer un trader obligataire pour s’en occuper. Le trading sur les obligations d’État est une perte, disent-il mais certains d’entre eux expliquent que cette perte à court terme s’inscrit dans une stratégie à long terme : le fait de participer activement à ces adjudications permet d’obtenir des mandats sur les syndications où il n’y a pas de mise en concurrence des établissements bancaires. Lors d’une syndication, une même banque achète l’intégralité d’un certain montant sur un titre et se charge ensuite de le redistribuer aux investisseurs. D’une certaine manière, l’État paie la banque pour ce mandat particulier. Le Trésor recourt généralement à des syndications en cas d’innovation, comme ce fut le cas lors de la vente d’obligations indexées sur l’inflation. Il faudrait savoir s’il y a un débat sur les parts respectives de la syndication et de l’adjudication, si l’on pourrait se passer des syndications, si elles sont inscrites dans le service de la dette et, si c’est le cas, quel est leur coût estimé.

Monsieur Sansu, vous m’avez interrogé sur le système que l’on pourrait imaginer à l’échelle européenne. Effectivement, cela implique de repenser le système bancaire et financier à l’échelle européenne. Dans le cas des eurobonds dont il était question à un moment donné, il s’agissait en quelque sorte d’utiliser la qualité de la signature de l’Allemagne. Ces obligations européennes auraient pu financer certains États, mais avec des contreparties très fortes. D’une certaine façon, ils auraient pu servir d’outils de discipline budgétaire : puisque le modèle allemand permet d’obtenir des taux faibles, les États qui profiteront de ces obligations devront se plier à certaines contraintes. Ce système reproduisait la contrainte. Le circuit du Trésor n’est pas calé sur ce modèle des euro-obligations, ou alors sur un modèle impliquant un Trésor européen collecteur d’épargne, un pôle public bancaire. En fait, l’essentiel de l’arbitrage se joue sur le statut de cet argent, sur le rapport de force entre les circuits de l’argent géré publiquement et les circuits de l’argent privatisé.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Avez-vous travaillé sur la relation entre la dette et la sortie de l’euro ? Imaginons que, demain, nous revenions au franc, avec une parité de 1 franc pour 1 euro. Que se passe-t-il si, après-demain, le franc est à 0,80 euro ou à 1,20 euro ?

M. Benjamin Lemoine. Il ne faut pas oublier qu’il existait autrefois une autre contrainte, celle du franc, au nom de laquelle on opérait aussi des ajustements. Nous avons basculé de la contrainte de la valeur du franc à la contrainte des taux d’intérêt, mais il est intéressant de noter que, pendant les Trente glorieuses, les dévaluations étaient diplomatiquement négociées. Le pouvoir politique réfléchissait à ces questions monétaires qui sont à présent gérées par des instances techniques en relation avec des banques privées. D’une certaine manière, la parole démocratique n’est plus présente sur ces questions. Elles sont désormais réglées techniquement plutôt que politiquement. Vous devriez interroger des économistes qui réfléchissent à des modèles de sortie de l’euro et qui élaborent des scénarios.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Ce sera le débat en 2017 : certains expliqueront que tout se réglerait avec une sortie de l’euro, d’autres diront qu’il suffirait de ne pas rembourser la dette. À bas l’austérité, continuons de dépenser ! Ces positions sont partagées par près de la moitié de la population.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Le débat existe aussi aux États-Unis.

M. Benjamin Lemoine. C’est tout l’intérêt de votre mission. Aucune technique n’est neutre. Chaque choix sur les techniques de financement, sur la manière dont on réalise le crédit emporte des conséquences politiques. Le choix des techniques induit des conséquences lourdes, avec des avantages et des inconvénients. Vous allez apporter une contribution importante au débat démocratique pour 2017. Avant de mener des débats macroéconomiques sur la sortie de l’euro, il faut examiner tous les instruments intermédiaires pour voir que chaque choix, aussi modeste soit-il, sur des techniques de financement ou de réglementation bancaire et financière permet certaines choses et en empêche d’autres, crée des verrous, mais aussi des ressources. Il importe que ces arbitrages soient explicités dans l’espace public, ce qui n’est pas fait actuellement.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Aujourd’hui, on fait comme s’il n’y avait qu’une solution.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Il faut regarder aux limites, des deux côtés, et voir quel positionnement correspond à un pays comme la France.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Monsieur Lemoine, nous vous remercions.

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