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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

Mercredi 9 mars 2016

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence de M. Nicolas Sansu, rapporteur

La transparence et la gestion de la dette publique

– Audition de M. Jacques de LAROSIERE, président du comité stratégique de l’Agence France Trésor, président de EUROFI.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. Cette mission d’évaluation et de contrôle se penche sur la question de la transparence et de la gestion de notre dette publique. Nous avons souhaité vous entendre en raison de vos responsabilités en tant que président du comité stratégique de l’Agence France Trésor (AFT).

M. Jacques de Larosière, président du comité stratégique de l’Agence France Trésor, président d’EUROFI. Le comité stratégique est une instance qui siège auprès de l’Agence France Trésor, sans en faire partie. Il comprend dix personnalités très diverses, mais qui exercent toutes des fonctions financières internationales. Il se réunit deux fois par an.

Parmi ces dix personnes, il y a, outre votre serviteur, des émetteurs de dette : M. Günther Braünig, membre du conseil d’administration de KfW, et M. Bertrand de Mazières, directeur général des finances à la Banque européenne d’investissement (BEI). Il y a aussi des gens de marché : M. Marc-Antoine Autheman, président du conseil d’administration d’Euroclear, et M. René Karsenti, président de l’International Capital Market Association (ICMA). Il y a enfin une majorité d’acheteurs de dette : M. Lim Chow Kiat, directeur des investissements du Government of Singapore Investment Corporation (GIC), le fonds souverain de Singapour, Mme Satu Huber, directrice générale de Elo Mutual Pension Insurance Company, fonds de pension finlandais, M. Assaad J. Jabre, membre du conseil d’administration d’Ecobank Transnational Incorporated, banque africaine, M. Dino Kos, directeur des Global Regulatory Affairs de la société financière américaine CLS, et M. Yong Yin, directeur général du centre de gestion des réserves de la State Administration of Foreign Exchange (SAFE), c’est-à-dire la banque centrale chinoise.

Nous comptions parmi nous un économiste de grande valeur et de grand avenir, Thomas Philippon, mais il a dû renoncer et nous cherchons à le remplacer.

Le comité compte donc six Européens – quatre Français, un Allemand, une Finlandaise –, un Américain, deux Asiatiques et un Africain. Ce caractère international est pertinent : la dette publique française est en effet détenue aujourd’hui par des non-résidents à plus de 60 %.

Ce comité n’exerce pas de micro-management de l’Agence au quotidien. Son rôle est de tester les initiatives et plus généralement l’activité de l’AFT, en soulevant des questions : venant de personnes très informées et très compétentes, elles amènent l’AFT à réagir. Le comité stratégique est en quelque sorte comparable à un conseil de surveillance.

J’ai repris les procès-verbaux de nos dernières séances pour récapituler les questions posées.

M. Nicolas Sansu, rapporteur. J’aurais quelques questions préalables sur les orientations préconisées par le comité stratégique. Je souhaiterais également savoir si ses membres sont-ils rémunérés. Y a-t-il des jetons de présence ? Et quels sont concrètement vos liens avec l’AFT ?

M. Jacques de Larosière. Il n’y a ni rémunération, ni jetons de présence. Il est possible de demander un défraiement pour les frais de transport, mais – renseignement pris –nous n’avons depuis cinq années remboursé que 10 000 euros : cette somme très faible montre que les membres du comité stratégique profitent de nos réunions pour mener d’autres activités … et font prendre en charge leur déplacement par d’autres organisations.

Quant aux orientations préconisées, il est très difficile de les décrire. Nous nous coulons dans le moule de l’AFT : nous ne réinventons pas une stratégie d’émission de la dette publique française. Concrètement, nous posons des questions, nous soulevons des problèmes : dans un monde où les conditions du marché changent de jour en jour, la stratégie suivie est-elle la bonne ou doit-elle être modifiée ?

C’est ainsi que nous avons interrogé l’AFT sur la possibilité d’émettre dans des devises autres que l’euro – en renmibi, par exemple. Le risque de change avec l’euro pourrait être facilement couvert, et il n’y a aucun obstacle juridique – les Italiens, par exemple, le font – mais l’AFT n’y est pas favorable.

M. Charles de Courson. Pourquoi ?

M. Jacques de Larosière. Des émissions en devise pourraient être perçues par les marchés comme la marque d’une difficulté de l’AFT à se financer uniquement par des émissions en euros. Or ce n’est pas du tout le cas ; le marché de l’euro est tout à fait suffisant. Ces émissions répondraient plutôt à une volonté stratégique de s’implanter sur des marchés financiers nouveaux, actifs. L’AFT estime aujourd’hui que ce n’est pas une raison suffisante pour se lancer dans cette entreprise.

Le comité a posé d’autres questions. Ainsi, vous savez que le compte du Trésor auprès de la Banque de France n’est pas rémunéré, ce qui est naturel et conforme aux règles de Maastricht ; mais, actuellement, il est même « dérémunéré » puisque taxé par un taux d’intérêt négatif. Est-il normal, avons-nous demandé, de payer pour un surcroît de trésorerie ? Mais, pour corriger ce que nos amis du Trésor perçoivent également comme une anomalie, il faudrait lancer une procédure contre la Banque centrale européenne (BCE) afin d’obtenir une exception pour les trésors nationaux par rapport aux banques ; cela donnerait sans nul doute l’impression que le Trésor demande un privilège. Dans la situation actuelle des marchés, il semble qu’il vaille mieux se soumettre à la loi commune. Cela oblige l’AFT à être extrêmement méticuleuse et active pour n’être ni débiteur, ni créditeur !

Nous nous interrogeons également très régulièrement sur la durée moyenne de la dette de l’État. Avec des taux très faibles, il paraît naturel de vouloir allonger cette durée moyenne, afin de profiter des taux d’intérêt bas et de se prémunir contre une éventuelle hausse des taux. Certains, dont je fais partie, ont développé ce raisonnement – qui n’est pas loin d’être partagé par nos amis du Trésor. La durée de la dette a d’ailleurs augmenté en 2015.

Mais il apparaît qu’on ne peut aller beaucoup plus loin ; personne ne suggère de racheter toute la dette. La France est en effet un très gros emprunteur, ce qui lui impose de ne pas pénaliser les gens qui lui font confiance, ni même de donner cette impression. Nous sommes dans une situation où il ne faut pas être trop opportuniste – au sens de ce mot dans le jargon des banquiers – car cela serait mal vu par ceux qui détiennent de la dette française depuis longtemps, à des taux relativement élevés.

L’AFT estime donc, de façon raisonnable, qu’elle doit agir de façon flexible, mais pas radicale : elle doit être prévisible. C’est, au sein du comité stratégique, un débat récurrent, mais nous soutenons l’action de l’AFT, qui ne doit pas scier la branche sur laquelle elle est assise.

Nous nous interrogeons aussi sur la liquidité des marchés. C’est un point essentiel : la dette doit pouvoir être vendue par ses acheteurs. Il est donc très important que le marché secondaire soit actif. Or, depuis un ou deux ans, la liquidité du marché se restreint : les acteurs principaux sont beaucoup moins présents, car la régulation financière des marchés désincite les banques, les fonds de pensions et les compagnies d’assurances à intervenir sur ces marchés secondaires. Les spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) sont des banques, et sont moins à l’aise pour intervenir. Ces marchés sont donc moins profonds, et de plus en plus volatiles en cas de forte demande ou d’offre de titres.

Nous posons aussi des questions sur la soutenabilité de la dette de certains pays européens – vous savez qu’elle dépasse parfois 100 % du PIB – ou sur les problèmes qui naissent de la concentration des actifs souverains dans les portefeuilles bancaires. Certaines banques de certains pays détiennent en particulier d’importantes quantités de dette de leurs propres pays. C’est une facilité pour les gouvernements, qui savent pouvoir compter sur leurs banques, mais c’est une vulnérabilité pour celles-ci : il y a un risque de cercle vicieux, dans lequel les marchés pourraient commencer à se méfier de ces banques trop engagées vis-à-vis de leur propre pays, les gouvernements étant à leur tour obligés de les refinancer. C’est un phénomène que l’on observe dans certains pays du sud de l’Europe, mais aussi en Allemagne – mais ce dernier pays pose peu de problèmes de stabilité financière.

Quant aux questions que vous m’avez posées par écrit, l’une d’elles portait sur les risques d’instabilité des marchés si les taux demeurent très bas. C’est une excellente question. Comme les langues d’Ésope, les taux bas sont à la fois la meilleure et la pire des choses. Bien sûr, c’est d’abord une bonne chose : c’est une lapalissade de dire qu’ils rendent beaucoup moins coûteux le financement de notre dette. Celle-ci dépasse maintenant les 2 000 milliards, et constituerait une charge considérable si nous ne la financions pas comme nous le faisons aujourd’hui à des taux de 0,5 % ou 0,6 % sur dix ans, ce qui est tout à fait inouï. Mais des taux trop bas, pendant trop longtemps, peuvent dissuader les investisseurs d’acheter la dette publique et les inciter à aller chercher ailleurs des rendements plus élevés. Les hommes sont des hommes, et recherchent de meilleures opportunités, qui rapportent davantage, quitte à être plus risquées. Plus les taux baissent, plus le risque de désaffection augmente. Nul ne sait si cette période sera longue.

Dans cette mer agitée, l’AFT tient la barre de façon très ferme. L’agence veut maintenir la liquidité de la dette publique française et préserver le contact avec les acheteurs : ils entretiennent donc des relations très proches avec les SVT et avec l’ensemble des investisseurs. S’ils réussissent à instiller l’idée qu’ils ont une stratégie stable alors les investisseurs continueront de leur faire confiance. Pour le moment, cela fonctionne bien. La stabilité de la stratégie d’émission de l’AFT contribue à la stabilité des marchés : les deux vont de pair.

Si les taux montent – c’est une autre lapalissade – la dette coûtera plus cher. La pression qui s’exercera pour que notre pays mène une réforme budgétaire et inverse la courbe de sa dette sera en conséquence plus forte. C’est un risque réel, mais qui ne touchera pas le stock de dette, puisque notre pays a la chance d’émettre à taux fixe.

M. Charles de Courson. … Ou du moins en grande partie à taux fixe.

M. Jean-Pierre Gorges, rapporteur. Cette question des taux fixes est importante : on dit souvent qu’une hausse des taux de 1 point coûterait de l’ordre de 20 milliards d’euros.

M. Charles de Courson. Vous avez trop vécu, monsieur le président, pour ignorer combien tout cela est précaire. Combien de temps les taux peuvent-ils rester si faibles ?

M. Jacques de Larosière. Si vieux que je sois, je n’ai jamais vu une politique monétaire comme celle que mène aujourd’hui la BCE !

Il peut être difficile de sortir d’une politique de très bas taux et de création massive de liquidités. C’est un phénomène que l’on observe aujourd’hui aux États-Unis, où a été lancée il y a quelques années cette politique de création monétaire presque sans limite dans le but de financer l’économie : avant de faire remonter leurs taux, ils ont prévenu, averti, préparé les marchés … Vont-ils poursuivre la normalisation ? Cela reste à voir.

La plus grande prudence doit être de mise. En effet, si les taux remontent, les portefeuilles qui sont principalement en valeurs de marché – ce qui est souvent le cas – y perdent beaucoup, puisqu’il devient alors possible d’obtenir des taux trois ou quatre fois supérieurs avec d’autres instruments.

Je n’emploierai pas, pour décrire la période que nous vivons, les termes de « bulle obligataire ». Mais nous vivons une situation tout à fait exceptionnelle, dans laquelle il faut éviter les à-coups.

M. Jean-Claude Buisine, rapporteur. Pouvez-vous préciser comment fonctionnent les taux négatifs ?

M. Jacques de Larosière. Les taux négatifs, je le souligne à nouveau, constituent pour nous un phénomène entièrement nouveau – encore plus nouveau qu’une BCE qui achète pour 60 milliards de titres publics et privés chaque mois pour assurer la liquidité des marchés.

Offrir des taux négatifs, cela revient à réprimer l’épargne au point de la taxer ! Voilà encore quelque chose que je n’avais pas vécu jusqu’ici. À mon sens, les taux d’intérêt positifs constituent un repère fondamental pour nos sociétés, et conserver pendant longtemps des taux négatifs serait une erreur majeure. Dire aux gens qui font l’effort de mettre de l’argent de côté en prévision des aléas de la vie, pour leur vieillesse, pour leurs enfants… qu’ils vont y perdre, c’est renverser les lois sociales, un peu comme si nous vivions en apesanteur !

M. Jean-Pierre Gorges. Pour ceux qui courent un risque sur les devises, c’est aussi une façon de garantir un capital en euros – quasiment 100 % du capital déposé !

M. Jacques de Larosière. On peut dire les choses comme cela…

M. Charles de Courson. Vous avez pourtant connu une période pendant laquelle, en raison d’une inflation élevée, les taux d’intérêt – non pas nominaux, mais réels – étaient négatifs. C’était une grande période de spoliation de l’épargne populaire !

M. Jacques de Larosière. C’est exact, et je vous assure que je m’en suis rendu compte – et plus encore, nos parents et nos grands-parents. Mais les taux nominaux étaient positifs, même si les taux réels ne l’étaient pas. La vision monétaire de l’épargnant, c’est que s’il dépose 100 sur un compte, et qu’on lui rend 95 ou 96, il se sent spolié – quelque soit par ailleurs le niveau de l’inflation. C’est un repère important pour la société. A-t-on raison de mener cette politique ? Certains le pensent, en faisant le même raisonnement que vous : l’inflation étant très basse, les gens ne sont pas volés, le taux est juste proche de zéro. On peut le dire, c’est grammaticalement correct, mais est-ce correct en termes d’équilibre social ? Je n’en suis pas sûr.

M. Charles de Courson. Pourtant, lorsque les taux d’intérêt réels étaient négatifs, on payait de surcroît des impôts sur ces revenus négatifs : il y avait une double spoliation ! C’est heureusement un problème auquel nous avons remédié, même si il reste la question de la taxation des moins-values.

M. Jacques de Larosière. Il faut, je crois, raisonner de façon plus globale. Dans la période que vous citez, les salariés ont énormément bénéficié de l’inflation, parce que les salaires ont également augmenté. Or ils représentent une part importante de la population. L’inflation forte a certes pénalisé les revenus de l’épargne mais a favorisé les revenus du travail.

Aujourd’hui, à l’inverse, les salariés sont victimes de la déflation, ou de la très faible inflation. Voilà une vérité économique très problématique : les salaires n’augmentent plus, et ce depuis des années. C’est l’une des explications majeures de la morosité de la croissance des économies occidentales.

Certains s’accommoderaient très bien de taux négatifs sur une longue période. À mon sens, cela revient à briser un repère fondamental de la société, et à rompre l’équilibre entre l’épargne et l’investissement : n’oublions pas que l’épargne des ménages finance 80 % de notre économie.

Je me demande d’ailleurs quelle serait l’attitude des acheteurs des titres émis par l’AFT si les taux demeuraient négatifs.

M. Nicolas Sansu. Il y a quand même beaucoup de demandeurs, malgré les taux très bas. Comment l’expliquer ?

Une dernière question avant de clore notre entretien. Peut-on imaginer une renationalisation de la dette ? Aujourd’hui, la dette n’est quasiment plus détenue par les particuliers.

M. Jacques de Larosière. Ce sont d’excellentes questions, qu’il faut poser, mais sur lesquelles je préférerais ne pas m’exprimer publiquement.

——fpfp——