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Mission d’information sur les coûts de production en France

Jeudi 15 novembre 2012

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 9

Présidence de M. Bernard Accoyer Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Saint-Etienne, Professeur titulaire de la Chaire « Jean-Baptiste Say » d’économie industrielle au CNAM.

La mission d’information a entendu M. Christian Saint-Etienne, Professeur titulaire de la Chaire « Jean-Baptiste Say » d’économie industrielle au CNAM.

L’audition débute à neuf heures dix.

M. le président Bernard Accoyer. Nous auditionnons ce matin M. Christian Saint-Étienne, professeur titulaire de la chaire « Jean-Baptiste Say » d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). C’est aussi en sa qualité d’ancien membre du Conseil d’analyse économique (CAE) dont il a démissionné l’été dernier, que nous l’écouterons sur les coûts de production en France, un thème indissociable de la compétitivité de notre économie dans la zone euro et au-delà, et enfin sur le rapport de Louis Gallois ainsi que sur le Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi récemment présenté par le Président de la République et le Gouvernement. Cette question est centrale pour l’avenir économique et social du pays, compte tenu de sa situation financière et de la succession de crises dont nous ne sommes pas encore sortis.

M. Christian Saint-Étienne, professeur titulaire de la chaire « Jean-Baptiste Say » d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Les coûts de production et la compétitivité sont intimement liés, et il est ridicule d’opposer – comme on l’a entendu lors de la dernière campagne présidentielle – la compétitivité-coût à la compétitivité-hors coût, laquelle exige des entreprises des investissements d’innovation extrêmement lourds qui ne sont possibles qu’une fois qu’elles ont réalisé des bénéfices. Ainsi notre faible compétitivité-coût entraîne-t-elle une dégradation des marges des entreprises qui les empêche d’investir pour demeurer dans la course internationale. Ce sont donc les deux faces d’une même pièce.

Nous sommes certes quelque peu aveuglés par le CAC 40. Cependant, même si les entreprises qui y sont cotées sont déterminantes pour la structuration des filières, elles ne représentent plus l’économie française : les trente-cinq entreprises industrielles figurant au CAC 40 effectuent les deux tiers de leur activité et les trois quarts de leurs profits hors de France. Certaines d’entre elles ont moins de 20 % de leur activité en France et un actionnariat étranger à plus de 50 %. Cela ne signifie pas qu’il faille en perdre le contrôle : bien au contraire, il convient de tout faire pour que ces entreprises gardent l’envie de rester sur notre territoire. À trop les stigmatiser, on risque de les faire fuir et même de déstabiliser les filières à la tête desquelles elles se trouvent.

L’économie française proprement dite compte 400 000 entreprises qui sont essentiellement de très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME). Et hors CAC 40, la France est aujourd’hui celui des grands pays industriels qui a le secteur productif le moins rentable : si l’on applique le taux de marge de l’Allemagne tel qu’il est mesuré par Eurostat, à la valeur ajoutée française, il manque 105 milliards d’euros d’excédent brut d’exploitation dans nos comptes, soit un tiers en moins. En conséquence, notre taux d’autofinancement n’est que de 60 %, alors qu’il est supérieur à 100 % dans tous les autres pays – une situation absolument dramatique mise en évidence par le rapport Gallois.

Entre 1999 et 2011, l’effondrement a été continu, sous la droite comme sous la gauche. Trois chiffres-clefs résument la situation. Avant de les commenter, je précise qu’étudiant ces sujets depuis une trentaine d’années, je doute même de l’utilité de cette audition et de votre rapport d’information. Notre situation est au-delà du rationnel mais tout le monde s’en moque ! Les Français sont incapables de faire le lien entre leur intérêt personnel et l’intérêt collectif. Seule une gifle colossale pourrait nous réveiller ! J’essaye donc de trouver des expressions qui frappent les esprits.

Évoquons tout d’abord la désindustrialisation massive de la France : entre 1999 et 2011, la part de la valeur ajoutée industrielle dans le produit intérieur brut (PIB) a diminué de 30 %. En d’autres termes, nous avons défait en douze ans le tiers des acquis des Trente Glorieuses. Si, de nation vaincue et écrasée en 1944, la France est repassée au quatrième rang des puissances industrielles du monde, c’est que par miracle, pendant toute cette période, nous étions tous d’accord pour reconstruire nos infrastructures énergétiques et physiques, conformément à la politique définie par le Conseil national de la Résistance (CNR). Les effets en ont été d’autant plus massifs que, disposant d’excellents ingénieurs, nous avons opté pour un modèle de rattrapage par rapport aux États-Unis. L’État a joué un rôle-clef, nous nous trouvions aussi en économie fermée jusqu’aux années 1980, si bien que, jusqu’en 1974, nous bénéficiions de circuits de financement internes au Trésor : il puisait directement auprès des banques pour financer une grande partie de l’effort d’investissement. À l’époque, tout le monde comprenait la nécessité de reconstruire un système productif compétitif, mais aujourd'hui ce n’est plus le cas. Du fait d’un triple échec du politique, des médias et de l’éducation, l’opinion ne perçoit plus le lien entre l’argent perçu et le système productif. Et l’on a beau lui expliquer que le PIB est la somme des valeurs ajoutées des entreprises, et que, sans elles, nous pouvons faire une croix sur notre protection sociale, elle continue à croire que, pour résoudre tous les problèmes, il suffit d’aller chercher quelque part des richesses extraordinaires.

Ensuite, nous perdons massivement des parts de marché au niveau mondial depuis 1998 et de façon quasi constante jusqu’en 2007. La rupture de 1998 a été masquée par la plongée de l’euro qui, étant donné l’hypersensibilité des exportations françaises au taux de change, nous a permis de maintenir à niveau notre commerce extérieur et d’afficher une balance courante et une balance commerciale excédentaires entre 1999 et 2001. Quelque peu freinée de 2007 à 2009, notamment du fait de la contraction du commerce international en 2008-2009, la tendance a repris en 2010 et s’accélère encore aujourd’hui. Nos parts de marché à l’exportation ont reculé de 42 %, soit la plus forte baisse en France depuis la Seconde Guerre mondiale et, en temps de paix, depuis la révolution industrielle. Cette crise colossale menace l’indépendance et l’existence même de notre nation, ainsi que notre capacité à mener une politique internationale : qu’il s’agisse de l’intervention de la France en Libye, qui a coûté 1,2 milliard d’euros ; des 50,3 milliards d’euros généreusement accordés par la France – sur un total européen de 503 milliards, dont 250 déjà déboursés – aux quatre pays européens en difficulté dans la zone euro ; ou encore du déplacement du Président de la République au Laos en vue d’une conférence internationale, toutes ces dépenses ont été financées par emprunt. Un ministre socialiste a d’ailleurs fait remarquer que toute la paie des fonctionnaires est empruntée !

Enfin, notre taux de marge, hors CAC 40, est inférieur d’un tiers non seulement à celui de l’Allemagne, mais aussi de l’Italie, du Royaume Uni, des États-Unis, du Canada, et bientôt de l’Espagne. Depuis dix-huit mois, des trois grands pays du Sud que sont l’Italie, l’Espagne et la France, seule cette dernière n’a pas regagné pas de parts de marché à l’exportation. En Espagne, le coût du travail a tellement diminué que les constructeurs automobiles s’y implantent, comme Ford qui y a délocalisé son usine belge, ou Renault qui y a beaucoup investi. À activité équivalente et dans le même système de production, un salarié « chargé » coûte à Renault 30 000 euros en Espagne contre 50 000 euros en France. L’écart est colossal ! Notre manque de compétitivité est devenu une question stratégique et existentielle.

Or, souvenez-vous, en 1997-1998, c’était l’Allemagne qui, en grande difficulté, s’inquiétait pour son avenir et enviait la France qui, elle, bénéficiait alors d’excédents extérieurs et d’un bilan démographique positif, et dont les entreprises gagnaient de l’argent. Mais nous avons tout démoli en une petite quinzaine d’années.

Que s’est-il passé ? Quelles décisions la France a-t-elle, ou n’a-t-elle pas, prises pour être aux abois quatorze ans plus tard ? À partir de 1993, face aux difficultés économiques de leur pays, les Allemands élaborent le Standard Deutschland, se donnent pour objectif de redevenir un site industriel compétitif et, à cette fin, mettent en oeuvre une politique coordonnée entre employeurs, employés et État. À l’époque, tout le monde chez nous explique que les Allemands n’ont rien compris, que l’on est entré dans une ère postindustrielle et post-travail, qu’ils sont par conséquent en retard d’une guerre et qu’ils se feront écraser.

Les Français, qui vont bien, se convainquent collectivement – la gauche comme la droite, et avec le soutien du monde intellectuel – que le monde est entré dans l’ère post-industrielle, post-travail. En 1996, le livre de Jeremy Rifkin intitulé La Fin du travail est traduit en français et il se vend mieux chez nous nous qu’aux Etats-Unis. La France est aussi le seul pays à mettre en oeuvre la mesure qu’il préconise. L’auteur est d’ailleurs revenu à la charge avec la troisième révolution industrielle et l’énergie, vendant à très haut prix des services dont je vous conseille vivement de faire l’économie ! Nous définissons donc une stratégie d’accélération de notre entrée dans cette nouvelle ère – stratégie dont les 35 heures ne sont pas la cause mais l’effet. Supérieure à 70 % dans l’économie française et d’environ 80 % dans les principaux pays développés, la part des services dans notre économie conforte encore cette vision.

Dès lors, et pendant quatorze ans, nous qui avions une grande tradition industrielle avons laissé chuter notre industrie. Nous n’avons plus traité les fermetures d’usines que sous l’angle social et non plus stratégique, d’aucuns les considérant même comme un moyen de prendre de l’avance sur les Allemands ! Cela ne signifie pas non plus qu’aucune mesure de politique industrielle n’a été prise. Les gouvernements s’inquiètent à partir de 2005 – Christian Blanc publie un rapport sur le sujet, on crée les pôles de compétitivité, on aménage le crédit d’impôt recherche, on réforme les universités – mais l’on considère qu’il ne s’agit que d’un sujet technique et annexe, intéressant les économistes, les industriels et les spécialistes de la compétitivité, mais non pas d’un problème stratégique et vital.

C’est en comprenant comment la France s’est elle-même convaincue de son entrée dans le monde post-industriel post-travail que nous pourrons nous en sortir. Nous daterons sans doute du rapport Gallois le changement de cap, mais nous n’en sommes qu’au tout début. Or il est très important que les chiffres que j’ai cités et qui figurent dans le rapport Gallois deviennent la doxa parce que c’est dans les dix-huit mois qu’il faut réagir. Nous n’en aurons plus forcément les moyens dans cinq ans.

Quatorze ans plus tard, voici les faits. Selon les statistiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2011, les produits manufacturés représentaient plus de 80 % des exportations mondiales de produits et services des dix premières puissances commerciales de la planète, parmi lesquelles se trouvent tous nos grands concurrents. Incidemment, aucune d’entre elles n’est exportatrice de produits énergétiques ou de matières premières à titre principal. Si ce chiffre n’avait été que de 50 %, aujourd'hui l’Allemagne serait à terre tandis que la France triompherait. Ensuite, au niveau mondial, 85 % de la recherche-développement des entreprises productives, qui est la clef de l’innovation, est industrielle. Autrement dit, sans industrie, il n’y a ni exportations, ni innovation privée, la condition même de la compétitivité « hors-coût », si importante aux yeux de certains que Louis Gallois et Jean-Marc Ayrault – à qui l’on attribue des malheurs plutôt dus à François Hollande – ont eu au moins le mérite de tenter de dessiller.

De fait, le déficit extérieur est beaucoup plus grave que notre déficit interne – même si le Président de la République a raison de vouloir le réduire en priorité, mais pas par des hausses d’impôt ! – car le double déficit signifie que le déficit public est financé, non par l’épargne française, mais par la finance internationale, dont la France n’a jamais été aussi dépendante.

En résumé, il y a quatorze ou quinze ans, nous nous sommes trompés de vision du monde. Avant même les lois Aubry, la loi Robien sur la réduction du temps de travail dans l’industrie, fut un signe de ce choix, même si le dispositif était plus subtil en raison de son caractère facultatif. Dans le même temps, nous avons également expérimenté une TVA sociale, mais sans le savoir, puisqu’Alain Juppé a augmenté le taux normal de 2 points pour réduire notre déficit – une mesure que j’avais d’ailleurs critiquée, comme tout le monde à l’époque. En contrepartie, il avait diminué de nombreuses cotisations sociales. La France a de fait regagné des parts de marché à l’exportation en 1996-1997, l’impact de la mesure a donc été similaire à celui observé en l’Allemagne en 2007.

Encore une fois, la situation est extrêmement grave ! La France a toutes les capacités nécessaires pour changer de stratégie, mais encore faut-il que le pays se convainque, comme l’ont fait les Allemands et les Néerlandais, que, s’il ne reconstruit pas un système productif compétitif, doté d’un noyau industriel extrêmement puissant, il mourra. Si cette idée traverse les strates de notre système de communication jusqu’à parvenir au cerveau des électeurs, notre environnement en sera peut-être modifié. Cela requiert un énorme effort pour convaincre les journalistes de ce que je viens d’expliquer sans quoi, en l’état actuel des choses, François Hollande et les politiques ne pourront pas suivre la direction indiquée par le rapport Gallois sans chuter dans les sondages.

Mme Michèle Bonneton. Le rapport Gallois indique que le niveau de l’euro par rapport au dollar a un effet déterminant sur notre déficit extérieur. Quant à Jeremy Rifkin, il affirme que la transition énergétique peut être une planche de salut pour notre économie. Qu’en pensez-vous ? Que proposez-vous pour reconstruire le pôle industriel puissant dont nous avons absolument besoin ?

M. Michel Lefait. Nous sommes un certain nombre ici à être convaincus depuis longtemps de la nécessité de remuscler nos industries. Or certains pays émergents sont nos concurrents directs du fait du bas coût de leur main-d’œuvre et de leur spécialisation dans certains secteurs de production. Afin d’atteindre le cap que vous fixez, seule voie de salut pour la reconquête de notre industrie et de notre indépendance nationales, dans quels secteurs devons-nous intensifier nos efforts ?

M. Christian Saint-Étienne. L’euro a joué un rôle parce que, à l’exception de quelques sous-secteurs industriels, notre industrie se situe dans les gammes moyennes et que l’élasticité-prix de nos exportations est très forte, contrairement à celle de l’Allemagne. En 1999-2000, la faiblesse de l’euro a joué en notre faveur. En revanche, lorsque l’euro monte, nous nous trouvons en compétition extrêmement violente avec les pays émergents qui, de surcroît, ont énormément progressé au cours des quatorze dernières années. Pour s’accommoder d’un euro adapté à l’Allemagne, puisque c’est elle qui décide pour l’instant, la France doit massivement remonter en gamme.

Néanmoins, il ne faudrait pas exagérer l’importance du rôle de l’euro. Au cours de la période 1999-2011, nous avons perdu 42 % de nos parts de marché à l’exportation, et 25 % de nos parts de marché à l’intérieur de la zone euro – et ce n’est pas uniquement l’Allemagne qui a récupéré nos marchés, c’est aussi l’Italie et l’Espagne. Le cœur de notre problème de compétitivité réside donc dans nos échanges avec les autres pays de la zone euro. L’effondrement français est interne à la zone car le déficit de la France en dehors de la zone euro s’est plutôt amélioré depuis une dizaine d’années. Notre compétitivité s’est donc beaucoup dégradée non seulement avec l’Allemagne mais aussi avec l’Italie et l’Espagne.

La crise de la zone euro s’explique par l’existence de deux zones euro. L’une regroupe les pays ayant un excédent extérieur, l’autre les pays ayant un déficit extérieur. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée y est beaucoup plus élevée chez les premiers que chez les seconds. La France se trouve dans une situation particulière puisque tout en ayant encore le niveau de vie d’un pays du nord, elle est le pays qui s’est le plus désindustrialisé. Son déficit extérieur considérable ne se réduit pas, ce qui l’apparente à un pays du sud de la zone.

L’activité économique de la zone euro va très vraisemblablement baisser au premier semestre 2013, et la crise s’aggraver, lorsque les effets des décisions prises en Italie, en Espagne et en France se feront pleinement sentir, d’autant que l’économie allemande est en train de ralentir. En 2012, notre activité économique a diminué de 0,2 %. En rythme annuel, l’évolution de l’activité au premier semestre 2013 sera de – 0,4 % ou – 0,5 %. En l’absence de nouveau choc, l’économie redémarrera très doucement à l’été 2013.

Reste le problème de la double zone euro. L’Allemagne traverse une crise sociale significative avec une société qui se segmente entre ceux qui travaillent dans l’économie internationalisée de premier rang, bénéficiant de très bons salaires et de six semaines de congés, d’une part, et ceux dont les salaires s’élèvent de 400 à 600 euros par mois. Il n’en demeure pas moins que le modèle allemand est un succès puisque l’Allemagne a pris le leadership de l’Europe et se trouve en situation d’excédent commercial.

Je rappelle que François Mitterrand avait demandé à Helmut Kohl de partager le mark, et que ce dernier n’avait accepté qu’à la condition de limiter le cercle à la France et au Benelux. De peur de se retrouver en tête-à-tête avec une Allemagne en position de domination, le Président français avait proposé de faire adhérer d’autres pays. L’Allemagne accepta sous réserve qu’ils en soient capables. C’est l’origine des critères de convergence économique, mais les Allemands en oublièrent un, pourtant essentiel : la balance courante, si bien que l’on a admis au sein de la zone euro des pays souffrant de déficits extérieurs considérables.

Le modèle allemand étant une réussite, Mme Merkel nous exhorte de l’adopter, mais dans le cadre d’une gouvernance punitive qui est en train de se mettre en place. Le bloc France-Italie-Espagne-Portugal, dont le PIB représente plus de 50 % de celui de la zone euro, risque en effet de subir trois années de croissance nulle, pour se rapprocher le plus possible du modèle allemand. Or, quand l’Allemagne a mis en place son modèle, l’heure était à la croissance et elle était seule à suivre une telle politique. Elle ne nous fera sûrement pas le cadeau que nous lui avons fait en négligeant la compétitivité de notre propre industrie. Ce fut donc un pas de deux : le rebond allemand s’est fait en partie grâce à l’effondrement français. La stratégie allemande nous a coûté 0,4 point de croissance par an pendant dix ans car, comme l’Allemagne, qui constituait notre plus gros marché, a gelé les salaires, nous n’avons pas pu continuer à lui vendre nos produits.

La crise de l’euro est donc loin d’être terminée, elle peut même rebondir et on pourrait passer d’une double zone euro à deux euros… Je préférerais comme issue la « fédéralisation » autour d’un noyau dur, comme je l’ai préconisé dans mon ouvrage paru en mai dernier, Le Joker européen.

Paradoxalement, les Allemands paraissent plus préoccupés que nous de la situation dans laquelle nous sommes… Même s’ils ne peuvent l’admettre, ils ont commandé un rapport sur notre compétitivité. Dans leur propre intérêt, certains courants réfléchissent à l’Allemagne de 2030. Ils considèrent que l’avenir passe par un noyau fédéral avec la France et trois ou quatre autres pays, de façon à assurer un marché intérieur puissant pour les entreprises allemandes. Encore faudrait-il que la France soit suffisamment forte pour vendre l’idée à l’opinion allemande.

Quant à la transition énergétique, les entreprises allemandes spécialisées dans l’énergie éolienne ou solaire, dont nous étions extrêmement jaloux du succès il y a cinq ans, sont en train de s’effondrer. S’apercevant que la transition énergétique qu’ils envisageaient il y a deux ans est quasiment impossible à mettre en œuvre dans les délais impartis et dans les enveloppes prévues, les Allemands pourraient bien recourir au charbon importé, au gaz de schiste polonais et au gaz russe : une telle sortie du nucléaire ne sera donc pas forcément favorable à une croissance verte.

La France, qui jouit d’une grande tradition industrielle dans ce domaine, doit rester vigilante. Ainsi, les grands acteurs du gaz de schiste aux États-Unis sont français. Si nous avions traité la question du gaz de schiste il y a vingt ou trente ans, à la manière gaullienne et avec le culot qui a rendu possible la construction du Concorde alors que nous sortions écrasés de la Seconde Guerre mondiale, nous aurions cherché des technologies propres pour exploiter une énergie apparemment très abondante. Disposant des meilleurs spécialistes au monde, nous aurions investi 3 milliards d’euros dans un programme d’urgence quinquennal, quitte à abandonner les recherches en cas d’échec. Il serait dangereux de s’interdire une telle avancée.

Comment redevenir compétitifs malgré la présence des pays émergents, la crise de l’euro et le risque de perdre notre autonomie de décision ? Le rapport Gallois était déjà sorti en janvier, puisqu’il reprend mon ouvrage publié à cette date, L’Incohérence française, qui m’a valu deux prix, mais moins de retentissement médiatique... Ayant beaucoup travaillé sur le sujet, mon obsession consiste à faire comprendre la situation à l’opinion. La France a toute l’intelligence nécessaire pour rebondir, une fois qu’elle aura compris…

Combler notre écart de rentabilité suppose que nous diminuions de 50 milliards d’euros les prélèvements obligatoires grevant les entreprises et que les chefs d’entreprises aillent récupérer, à la pointe de la baïonnette, les 50 autres milliards. L’effort doit être partagé. Les prélèvements obligatoires doivent diminuer de 30 milliards d’euros immédiatement, puis de 5 milliards d’euros supplémentaires par an, car cette baisse immédiate ne se produira ses effets que dans trois ans. La situation va tellement se dégrader – les instituts de conjoncture annoncent 40 000 à 50 000 chômeurs de plus par mois – qu’il y aura d’autres « plans Hollande ». Au mois de mai prochain, on risque d’être au bord de la rupture : cela doit être anticipé dès à présent et le Président de la République devrait d’ailleurs se rapprocher de l’opposition afin d’éviter de perdre le contrôle de la situation, au détriment de tous. Le 3 janvier prochain, je publierai un ouvrage intitulé France, État d’urgence, dans lequel j’évoque un certain nombre de solutions.

Le mécanisme proposé par François Hollande, qui s’appuie sur la masse salariale en France et qui rapportera 20 milliards d’euros dans trois ans, doit être conservé car il a été bien conçu et à un bon rythme, à condition que ses contreparties ne soient pas trop nombreuses. Simplement, il est insuffisant et doit être complété par un effort supplémentaire de 20 à 30 milliards d’euros à fournir immédiatement, qui comme a bien fait de le souligner M. Arnaud Montebourg, ne doit pas non plus se faire sans contrepartie.

L’Europe n’est pas solidaire et ne le sera jamais, les Anglais ayant fait inscrire dans le traité de Maastricht le principe de concurrence fiscale et sociale, qui nous menace bien davantage que celle de la Chine ou de l’Inde. Dès lors, appliquer un taux d’imposition sur les sociétés à 20 % sur les bénéfices réinvestis tout en vérifiant, comme le préconise Arnaud Montebourg, que c’est bien en France qu’ils le sont, peut permettre la reconstitution rapide des fonds propres des entreprises et leur redonner les moyens d’investir. Cela nous coûtera 5 à 6 milliards d’euros.

On n’échappera pas non plus à une réforme du financement de la branche famille dont les entreprises supportent actuellement les charges à hauteur de 30 milliards d’euros : ce mécanisme mis en place en 1945 alors que la France était en économie fermée et qu’il n’existait alors d’autre source de financement que les salaires, n’est plus justifié aujourd’hui.

Les socialistes n’aiment pas la TVA, à tort, mais il conviendrait d’y ajouter des mesures portant sur la TVA et la CSG.

Les 30 milliards d’euros supplémentaires à dégager peuvent se décomposer en 5 à 7 milliards d’euros de baisse du taux d’imposition sur les sociétés et de 20 milliards d’euros de baisse de charges immédiate, en contrepartie d’une stratégie globale permettant de porter le nombre d’apprentis de 400 000 à 1,2 million, à un rythme de 100 000 à 150 000 apprentis supplémentaires par an. La France ne compte en effet que 400 000 apprentis ; même si elle ne peut espérer en avoir 2 millions comme en Allemagne, il n’est pas déraisonnable de vouloir tripler leur effectif chez nous.

N’oublions pas, et les travaux de l’INSEE de 2009-2010 l’ont montré, que la crise actuelle est payée par les jeunes. Jamais la dégradation de la situation économique et sociale des moins de 35 ans n’a été aussi forte en France depuis trente ou quarante ans, alors que les plus de 35 ans qui ont un emploi s’en sortent bien. Jusqu’à quand peut-on accentuer un tel divorce ? La stratégie de revitalisation industrielle est donc essentielle à notre compétitivité économique mais aussi sur le plan social, afin d’offrir des emplois aux jeunes. Sinon on risque l’explosion, la vraie : on peut très bien assister à un nouveau mai 1968, non pas gentil comme dans les films, mais extrêmement violent, à la grecque. Cet hiver va donc être tout à fait passionnant car le Gouvernement sera obligé de prendre de nouvelles mesures pour faire face à la situation.

La part de produits manufacturés dans l’industrie est tombée à 10 % de la valeur ajoutée totale en France, contre 16 % en Italie et 22,6 % en Allemagne. Si elle était de 15 %, nous n’aurions plus de déficit extérieur et donc plus de problème. Il nous suffirait de regagner 1 % par an au cours des cinq prochaines années – ce qui serait cohérent avec l’augmentation du nombre d’apprentis de 100 000 à 150 000 par an et demanderait des investissements considérables aux entreprises. Cela supposerait aussi qu’elles disposent des capitaux suffisants. Il s’agit donc d’une stratégie globale, à laquelle gauche et droite doivent se tenir pendant dix ans, comme en 1945.

L’Institut Xerfi, groupe dont je fais partie, réfléchit aux questions industrielles et à ce que sera l’industrie de demain. Si, au sens des statistiques internationales, notre industrie manufacturière représente 10 % de notre PIB, on peut aussi retenir une autre acception, qui intègre toutes les activités à base de processus normés informatisés – ce qui fait voir les choses tout à fait différemment. Selon cette définition, l’industrie représente 40 % du PIB en France et la banque, l’assurance et l’audit en font partie. À cette aune, lorsque l’Europe abandonne toute la normalisation comptable et juridique aux Américains, elle abandonne un cœur du noyau industriel. C’est dans cette perspective qu’il nous faut reconstruire une industrie. La troisième révolution industrielle est portée, non pas par les énergies alternatives, comme l’affirme Rifkin, mais par l’électronique et l’informatique, appliquées à tous les domaines. Il n’y aurait pas de séquençage du génome sans ordinateur, et c’est grâce à des capteurs électroniques que la productivité des forages de gaz de schiste est en train d’être renforcée. Or, aucun des vingt-cinq produits électroniques les plus vendus en France aujourd’hui n’y est fabriqué. Pourtant la France a des atouts, mais elle les laisse partir. Nous sommes très doués dans la production de logiciels mais le monde entier – notamment les Japonais, les Américains, et les Anglais – vient faire son marché chez nous. Il faudrait mettre 30 milliards d’euros sur la table quand la capacité réelle d’investissement de la BPI n’est que de 3 à 4 milliards d’euros par an environ, soit deux à trois fois moins que ce qui serait nécessaire pour protéger toutes nos pépites. La France a pris un retard considérable dans la robotisation bien que certains des acteurs les plus avancés dans le monde soient français, et ils sont en train de se faire racheter par les Japonais, dans l’indifférence générale.

C’est donc la reconstruction de nos capacités d’ingénierie en électronique qui sera au cœur de notre redémarrage industriel et la réponse à la crise industrielle réside dans la reconstitution d’une fonction d’État stratège. Dans les années 1950-1960, l’État dépensait très peu mais était extrêmement stratège et volontariste. J’en appelle donc à un amaigrissement massif des dépenses publiques couplé à une consolidation extrêmement forte, volontariste et stratégique de notre État devenu le plus lourd et le plus « court-termiste » d’Europe. L’objectif est non pas à cinq ou sept ans, mais à six mois. Sinon, on traversera une crise aussi grave que les Espagnols, voire pire, étant donné notre record de dépenses publiques.

Nous nous trouvons à un moment critique et je suis heureux que la gauche ait évolué. Encore faut-il que la droite fasse de même. Au cours des dix années où elle a été au pouvoir, elle a accompagné la baisse décidée avant son arrivée, sans jamais remettre en cause le modèle post-industriel et post-travail mis en place au milieu des années 1990, ni annuler les 35 heures – qu’elle n’a fait que corriger à la marge. Ce modèle était donc partagé par la gauche et la droite.

M. Laurent Furst. Je suis surpris de vous entendre dire qu’il nous faut apporter 20 à 30 milliards d’euros aux entreprises alors que tout l’argent public que nous dépensons a été prélevé sur la richesse et la valeur qu’elles ont créées. Cessons donc de les ponctionner !

M. Thierry Benoit. Monsieur le professeur, vous nous avez expliqué que nos maux sont connus. Or, nous venons de créer une mission d’information dont les conclusions seront dans la continuité des rapports Blanc, Camdessus, Attali et Gallois et ... des publications de Christian Saint-Étienne !

Nous avons dilapidé l’héritage du pacte économique et social de l’après-guerre en douze à quatorze ans. Il y a eu un choc au milieu des années 1990 lorsque la France a fait le choix d’une réduction hebdomadaire du temps de travail. Elle a ainsi bouleversé la relation de la société au travail, aux entreprises et à l’industrie. Vous nous avez rappelé que le précédent Gouvernement a modernisé l’État, créé des pôles de compétitivité, élargi le crédit d’impôt recherche, et rénové nos universités, tandis que le Gouvernement qui se met en place propose un crédit d’impôt innovation et une TVA sociale. Ces mesures vont globalement dans la bonne direction s’il y a unité nationale.

Pourtant, en dépit de leur urgence, les allègements de charges de 20 à 30 milliards d’euros, qui sont nécessaires aux entreprises, n’ont toujours pas été annoncés, même à l’issue de la publication du rapport Gallois et des déclarations du Président de la République cette semaine. J’adresse donc ma question au Président de la République et au Premier ministre : quand ?

M. le président Bernard Accoyer. Tout en ayant affirmé le caractère déterminant de l’énergie en parlant des gaz de schiste, vous n’en avez pas évoqué le nucléaire. Pourquoi ?

M. Daniel Goldberg. Le modèle que vous proposez fonctionnerait-il dans l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui ? La question essentielle n’est-elle pas celle de la fédéralisation d’un noyau dur d’États, que vous appelez de vos vœux mais qui n’est pas encore, loin s’en faut, réalisée ?

M. Christian Saint-Étienne. Le redressement français est un préalable à une éventuelle fédéralisation européenne.

M. le président Bernard Accoyer. Ayant été à Berlin la semaine dernière, je confirme ce sentiment. Et je suis certain qu’au plus haut niveau, le débat est ouvert entre la Chancelière allemande et notre Président de la République sur ce sujet.

M. Christian Saint-Étienne. Si l’Allemagne se trouvait dans la situation actuelle de la France, et vice-versa, la France ne souhaiterait pas s’allier avec elle. Notre pays est en effet une source d’inquiétude pour tous. Les Allemands, qui ont déjà leurs propres problèmes, ne souhaitent pas payer pour que les Français puissent partir à la retraite à 60 ans quand eux travaillent jusqu’à 67 ans. C’est en tout cas le raisonnement que fait l’homme de la rue. Et si une fédération européenne se constitue, ce sera non au sein de l’Union européenne mais plutôt entre huit ou neuf États – à cet égard, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) a ouvert la voie – car cette fédération ne fonctionnera pas si les Anglais continuent à vouloir donner leur avis. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à poser problème.

Quant à la question énergétique, même si l’énergie renouvelable, notamment éolienne et photovoltaïque, s’est effondrée provisoirement, ce secteur doit continuer à être exploré. À un moment donné, les ruptures technologiques seront telles que l’énergie solaire deviendra relativement moins coûteuse. On a pensé à tort pouvoir substituer l’énergie solaire à l’énergie nucléaire en cinq ou dix ans, il faudra plutôt une cinquantaine d’années. Étant moi aussi favorable au développement durable, j’estime qu’on ne pourra exploiter les gaz de schiste que si l’on est capable de le faire proprement. Quant au nucléaire, je suis pour aussi longtemps que sa sûreté progressera car il s’agit d’un secteur dans lequel on est performant. Le rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire a préconisé un effort d’investissement de 10 milliards d’euros à réaliser impérativement. Il ne serait pas gênant de compléter massivement le nucléaire par de l’électricité produite à base de gaz importé des États-Unis.

En tout état de cause, nous avons laissé chuter trop bas le taux de recouvrement de la consommation par la production et il faudrait le relever à 110 à 115 % et conserver une base nucléaire qui assurerait à terme 50 % de notre production électrique. On pourrait produire ou importer du gaz de schiste, à hauteur de 20 % tout en continuant à développer les énergies renouvelables, mais avec une vision de long terme à l’horizon de 2050. Si, aujourd’hui, la fédération se faisait et si un accord européen obligeait les Allemands à ne réaliser leur transition énergétique que d’ici à 2050, ils nous remercieraient car ils sont en train de s’apercevoir que leurs objectifs sont irréalistes.

Pour conclure sur une note optimiste, notre pays est extraordinaire mais il n’a pas compris le problème et ne le comprendra que lorsqu’un million de gens descendront dans la rue pour réclamer une politique industrielle. Si l’on fédéralise un noyau dur autour du Benelux, de l’Allemagne et de l’Autriche, et du bloc constitué de la France, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal – soit 300 millions d’habitants –, nous serons le seul grand pays libre à disposer d’une balance courante fortement excédentaire par rapport aux États-Unis. Nous deviendrons instantanément la deuxième puissance économique mondiale, la première puissance industrielle et la première puissance commerciale, ce qui changera non seulement la situation économique de l’Europe mais également la géostratégie mondiale et l’avenir de nos enfants. Avec l’apparition d’un véritable acteur européen, il n’y aura plus seulement deux acteurs, les États-Unis et la Chine, mais trois. La fédéralisation d’un noyau dur est donc un point-clef et le travail que vous abordez dans le cadre de votre mission est fondamental puisque c’est du redressement français – qui passe par une reconstruction industrielle au sens moderne – que dépend une éventuelle fédération franco-allemande dans laquelle doivent impérativement être présents les Italiens et les Espagnols, qui sont pour nous de gros concurrents.

Il nous faut agir vite, ensemble et avec une extrême lucidité !

M. le président Bernard Accoyer. Monsieur le professeur, nous vous remercions pour cet exposé particulièrement dense et intéressant qui constitue une contribution décisive à nos travaux.

La séance est levée à dix heures vingt-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les coûts de production en France

Réunion du jeudi 15 novembre 2012 à 9 h 15

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Thierry Benoit, Mme Michèle Bonneton, M. Olivier Carré, Mme Jeanine Dubié, M. Laurent Furst, M. Daniel Goldberg, M. Laurent Grandguillaume, M. Jean Grellier, M. Michel Lefait, M. Claude Sturni

Excusés. - Mme Marie-Anne Chapdelaine, Mme Annick Le Loch, M. Olivier Véran