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Mission d’information sur les coûts de production en France

Jeudi 24 janvier 2013

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 21

Présidence de M. Bernard Accoyer Président

– Audition, ouverte à la presse, de MM. Dominique Seux, rédacteur en chef « France et international » des Échos, éditorialiste économique à France Inter et Guillaume Duval, rédacteur en chef d’ « Alternatives économiques ».

La mission d’information a entendu MM. Dominique Seux, rédacteur en chef « France et international » des Échos, éditorialiste économique à France Inter et Guillaume Duval, rédacteur en chef d’ « Alternatives économiques ».

M. Laurent Furst, président. Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Bernard Accoyer retenu par des obligations dans sa circonscription.

Nous accueillons ce matin – grâce à une heureuse initiative de notre rapporteur Daniel Goldberg – deux journalistes économiques, M. Dominique Seux, rédacteur en chef « France et international » du quotidien Les Échos, éditorialiste économique à France Inter, et M. Guillaume Duval, rédacteur en chef du magazine Alternatives économiques.

M. Dominique Seux, rédacteur en chef « France et international » des Échos, éditorialiste économique à France Inter. Je ne veux pas assommer La mission avec des chiffres. Je voudrais plutôt vous présenter quelques idées que je tire de mon expérience : Les Échos publient chaque jour une centaine d’articles, dont 60 % portent sur des entreprises, et nous essayons en permanence de croiser micro et macroéconomie.

Nous sommes frappés de la vitesse à laquelle le monde change, de la rapidité avec laquelle l’Occident perd le monopole de la puissance économique. Les mouvements qui affectent les entreprises sont bien plus vifs que le débat politique, ou même la macroéconomie, ne le laissent penser. Mais la capacité de rebond des grands pays occidentaux est tout aussi impressionnante, notamment aux États-Unis, où les industries se réimplantent - The Economist en a longuement parlé cette semaine – ou en Allemagne.

En France, nous nous sommes collectivement trop focalisés sur la politique macroéconomique, sans regarder suffisamment ce qui se passait vraiment dans les entreprises. Dans les années 70 et 80, l’ajustement de l’économie française s’est fait par la dévaluation monétaire ; ensuite, il s’est fait par la dette et la dévaluation fiscale. Aujourd’hui, nous sommes au bout de ce chemin : le mouvement fiscal est en train de s’inverser ; devrons-nous en arriver à une politique de dévaluation salariale – ce qu’évidemment personne ne souhaite – ou bien arriverons-nous à sortir de nos problèmes par le haut, par la qualité ?

La question des coûts de production est presque une obsession pour les entreprises françaises – pour la plupart en tout cas. Certaines, dont les produits sont compétitifs, ne s’en préoccupent guère : parmi les entreprises que je connais, je pense notamment à un sous-traitant important du secteur automobile, qui compte parmi ses clients tous les grands constructeurs mondiaux, à l’exception de Honda, et dont les coûts salariaux ne représentent que 12 % des coûts, ou à une entreprise dont le chiffre d’affaires s’élève à une centaine de millions d’euros, et qui – grâce à ses ingénieurs ultra-qualifiés – vend à ses clients des économies d’énergie. Mais, pour la grande majorité des entreprises, les coûts salariaux posent bien problème – problème qui a longtemps été nié, à droite comme à gauche, ce qui a contribué à le rendre plus pressant.

Nous avons donc besoin d’un choc de compétitivité, et surtout d’un choc psychologique sur les coûts de production. Lorsqu’un patron paye un salaire de 100, le salaire direct en France se situe entre 40 et 50 : aucun autre pays ne connaît de tels écarts. C’est très loin d’être anodin. Il est ainsi devenu très difficile de fabriquer certains produits, quand le coût de la main-d’œuvre est très important dans le coût total – batteries de voiture ou poulets. Vous avez donc raison de vous interroger sur les coûts de production. Le Gouvernement a opéré un virage à 180 degrés sur cette question et il a eu raison.

L’état d’esprit a heureusement commencé à changer. Dès juin 2011, un rapport qui reconnaissait la perte de compétitivité de l’économie française et le niveau élevé des coûts de production avait été cosigné par la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC et le patronat. Le rapport de Louis Gallois – chef d’entreprise internationalement reconnu et classé à gauche – a contribué également à ce changement des mentalités, de même que l’accord national interprofessionnel signé le 11 janvier dernier et l’accord en cours de négociation chez Renault.

On considère généralement que le coût du travail est à peu près le même en France et en Allemagne, mais que nous n’avons pas les produits de nos coûts. Toutefois, comme l’a montré Henri Lagarde, les comparaisons internationales ne tiennent pas compte de certains coûts – une dizaine de taxes, dont la taxe éco-emballages, par exemple. Quant à la durée du travail, elle serait également similaire, et l’on entend souvent que la France n’a pas grand-chose à envier aux autres pays sur ce plan-là : c’est faux ! En effet, si l’on considère les seuls salariés à temps plein, la France a bien la durée du travail la plus basse en Europe, avec 1 679 heures seulement, soit 225 heures de moins que les Allemands, comme l’a montré une étude de COE-Rexecode. Les macro-économistes rétorquent qu’il y a en Allemagne beaucoup plus de salariés à temps partiel, et que ce n’est là au total que le reflet d’un choix collectif de répartition de l’effort. Cela ne me semble pas pertinent : les emplois à temps partiel sont concentrés dans certains secteurs, notamment le commerce et les services à la personne ; les grands secteurs industriels – qui sont ceux qui nous importent quand on s’intéresse à la compétitivité externe – privilégient largement les emplois à temps complet. Or les salariés à temps complet, et notamment les cadres, travaillent bien moins que d’autres dans un certain nombre de pays.

Ensuite, on vante souvent une productivité française qui serait la plus élevée du monde ; mais cette statistique n’est là encore pas pertinente, puisqu’en France les plus jeunes et les plus âgés, qui ne sont pas les plus productifs, sont éliminés du marché du travail ; la base de comparaison est donc faussée. La productivité française est bonne, certes, mais elle n’est pas exceptionnelle.

Il faut également évoquer les coûts financiers indirects tenant, en particulier, aux délais et aux normes. Le Président François Hollande, devant l’Association des Maires de France, donnait lui-même récemment l’exemple suivant : en France, il faut en moyenne 184 jours pour construire un entrepôt, contre 97 en Allemagne et 27 aux États-Unis. Autre exemple, en 2009, une commune proche de Roissy a lancé une procédure d’aménagement de 70 000 mètres carrés de bureaux : à cause des nécessaires vérifications archéologiques, environnementales, juridiques, le premier coup de pioche est attendu en 2015 ! On pourrait encore citer les tours Hermitage à La Défense. Il faut en France plus de temps qu’ailleurs pour mener des projets économiques.

Ces contraintes pèsent lourdement sur la vie économique. Le droit, en France, c’est 26 millions de mots – 58 codes, 2 000 lois, 26 000 décrets, 400 000 normes. Ces chiffres, Les Échos les ont trouvés dans un projet de relevés de conclusions du récent conseil interministériel pour la modernisation de l’action publique ; ils avaient disparu de la version finale…

Une grande banque voulait récemment filialiser ses services informatiques : ceux-ci demeuraient dans le même bâtiment, les salariés conservaient le même contrat de travail ; il s’agissait seulement de créer une nouvelle structure juridique. Mais, pour mener à bien le projet, il aurait presque fallu un plan de sauvegarde de l’emploi, qui aurait permis aux salariés voulant partir d’être licenciés, ce qui à cinquante-huit ou cinquante-neuf ans peut être intéressant. Ce sont là des coûts indirects colossaux.

C’est peut-être pour toutes ces raisons que les relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants sont si difficiles dans notre pays, contrairement à ce qui se passe en Suisse, en Allemagne ou en Belgique : les prix finissent par constituer la variable d’ajustement quasi unique. On peut le reprocher aux donneurs d’ordre, mais il faut tout de même s’interroger sur cette spécificité française.

L’échec de notre système éducatif à répondre aux besoins de l’économie constitue un vrai problème. On voit au contraire l’importance portée à l’apprentissage en Allemagne et dans les pays nordiques.

Cela dit, il ne faut pas se montrer trop pessimiste : beaucoup d’entreprises s’en tirent bien, et l’économie française peut rebondir. Mais nous avons un problème fiscal et social, et nous ne prêtons pas assez d’attention à la micro-économie – la presse économique est moins lue qu’ailleurs, ce qui dit quelque chose de la façon dont l’économie est perçue.

Pour conclure, j’insisterai sur un point : une vraie différence de mentalités sépare la France de l’Allemagne. Cette dernière rencontre, certes, des difficultés, symbolisées notamment par les minijobs, et elle devrait vraiment montrer l’exemple en adoptant un salaire minimal obligatoire ; mais son succès économique depuis dix ans est remarquable. Or, en Allemagne, le centre de gravité du débat politique, économique, médiatique, c’est l’ouvrier de l’industrie automobile ; en France, ce serait plutôt un salarié du secteur public, probablement un cadre territorial. Je n’émets là absolument aucun jugement de valeur ; mais c’est une profonde différence.

Notre modèle présente des atouts – son haut niveau de services publics notamment –, mais il faut le réformer profondément.

M. Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques. Mon point de vue ne sera pas si différent de celui de Dominique Seux que l’on pourrait se l’imaginer. À Alternatives économiques, nous essayons, nous aussi, de mêler micro et macroéconomie. Pour ma part, je suis ingénieur de formation, et j’ai travaillé quinze années dans l’industrie, notamment en Allemagne, avant d’en venir au journalisme.

Nous ne faisons pas partie de ceux qui sous-estiment ou relativisent le problème : celui-ci est vraiment très grave. La désindustrialisation a été accélérée par la crise et nous approchons, pour certaines branches et pour certains territoires, du point de non-retour, quand il n’est pas déjà atteint. Pour les produits manufacturés, notre déficit extérieur s’élève à 40 milliards d’euros, et pour l’énergie à 60 milliards. Certes, notre tourisme est excédentaire, mais de 7 à 8 milliards seulement : il va falloir accueillir vraiment beaucoup plus de touristes si l’on veut arriver à l’équilibre !

Les problèmes de coûts de production jouent manifestement un rôle majeur.

Je voudrais insister sur la question du taux de change de l’euro, qui est absolument centrale : l’euro valait 0,9 dollar en 2000, et 1,6 en 2008. Cette hausse représente un choc de compétitivité gigantesque ! Elle est pourtant rarement évoquée dans le débat public, peut-être parce que l’on considère que l’on n’y peut pas grand-chose.

Pourtant, cela veut dire qu’une heure de travail aux États-Unis, qui valait en 2000 14 % de plus qu’une heure de travail en France, en valait 14 % de moins en 2010. Il en va de même avec le Japon : une heure de travail japonais dans l’industrie manufacturière valait 18 % de plus qu’une heure de travail française en 2000, mais 21 % de moins en 2010. C’est phénoménal. Et c’est tout aussi vrai vis-à-vis des pays émergents : une heure de travail en Corée valait 46 % d’une heure de travail en France en 2000, et 41 % en 2010 ; une heure de travail à Taïwan valait 34 % d’une heure de travail en France en 2000, et 21 % en 2010. Les salaires dans les pays émergents ont pourtant augmenté, mais l’effet de cette hausse a été plus que compensé pour l’industrie européenne par la hausse de l’euro. Une des seules bonnes nouvelles de la crise, c’est donc la – légère – chute du cours de l’euro, qui est aujourd’hui à 1,30 dollar. Mais on peut craindre que ce cours ne remonte.

On pourrait pourtant agir. Les traités prévoient la possibilité d’une politique de change ; pour les Allemands, je le sais bien, ce n’est pas un sujet, et cela ne doit pas le devenir. Mais je suis surpris de la timidité des pouvoirs publics français sur ce point, dont Louis Gallois a pourtant souligné l’importance.

Certes, une baisse du cours de l’euro ne serait pas indolore : les consommateurs y perdraient du pouvoir d’achat – ils trouvent leur compte au cours élevé de l’euro, et c’est peut-être d’ailleurs pour cela que l’on ne s’en plaint pas trop – et notre facture énergétique augmenterait. Malgré les problèmes qu’elle pose, notamment pour nos finances publiques, il est donc plus urgent que jamais d’accélérer la transition énergétique : nous ne pouvons espérer une réindustrialisation que si le cours de l’euro baisse, et cette baisse ne se fera sans trop de perte de pouvoir d’achat et sans trop de difficultés de tous ordres que si nous importons moins de pétrole et moins de gaz.

On nous répond d’habitude que l’Allemagne a elle aussi adopté l’euro, et qu’elle fait pourtant exception. C’est vrai : le cours trop élevé de notre monnaie a profondément déstabilisé toute l’industrie européenne, sauf l’industrie allemande. Pourquoi ?

La réelle modération salariale des années 2000 n’est pas, je crois, le facteur déterminant. C’est certes une question controversée, mais les chiffres donnés par le Bureau of Labor Statistics américain continuent de montrer une différence de 10 % du coût du travail dans l’industrie – une heure de travail coûte 40 dollars en France, contre 44 dollars en Allemagne. Dans l’automobile, le coût annuel d’un employé était en 2008 de 62 700 euros en Allemagne, et de 52 100 euros en France. Une forte différence demeure donc, et ce n’est pas parce que le coût du travail serait devenu inférieur en Allemagne que celle-ci s’en sort si bien.

Il faut ajouter que cette modération salariale est due non pas principalement aux politiques menées par le gouvernement de Gerhard Schröder, mais plutôt à la faiblesse de la démographie allemande. L’économie allemande a en réalité tiré bénéfice de ce qui constituera pour elle un grave problème à l’avenir. En effet, avant que les enfants ne deviennent des citoyens productifs, il faut les nourrir, les éduquer, les loger, et cela coûte très cher. Il y a déjà, en Allemagne, plus de personnes âgées qu’en France, mais il y a tellement moins de jeunes qu’il y a au total moins d’inactifs par actif. Et cela joue tant sur les dépenses publiques que sur les dépenses privées.

Il existe surtout aujourd’hui un écart fantastique des prix immobiliers, ce qui a des conséquences pour les entreprises comme pour les particuliers. L’Allemagne a perdu 400 000 habitants depuis 2000 alors que la France en a gagné 5 millions dans le même temps. Ces évolutions se traduisent notamment par une différence en termes de pression sur les prix de l’immobilier : ces derniers n’ont pas bougé depuis quinze ans en Allemagne, et ils ont été multipliés par 2,5 en France, c’est-à-dire presque autant qu’en Espagne et dans les pays qui ont connu les bulles immobilières les plus importantes. En 2011, le prix moyen d’un logement était en Allemagne de 1 300 euros le mètre carré, contre 3 800 euros le mètre carré en France, soit un écart de un à trois !

L’écart des loyers est moindre, mais il demeure important. Ainsi, selon Eurostat, le poste « logement » dans la consommation des ménages était, en 1999, en Allemagne de 18 % supérieur à la moyenne européenne, et en 2011, il était devenu inférieur de 1 %. En France, il est resté stable, à environ 10 % au-dessus de la moyenne européenne. De tels chiffres expliquent pourquoi la modération salariale a été bien acceptée !

La France gagnerait donc à dégonfler sa bulle immobilière. Certes, cela ne serait pas indolore non plus, puisque cela reviendrait à appauvrir les ménages : le Crédit suisse a ainsi calculé que la France possède le quatrième patrimoine mondial, et que ce patrimoine est immobilier aux trois quarts. C’est un vieux problème français : on privilégie, historiquement, la rente foncière par rapport au capital productif ; et psychologiquement, c’est une question très sensible. Mais ce serait sans doute le levier interne le plus efficace pour rediriger l’épargne vers la production et relancer l’industrie.

L’Allemagne a aussi beaucoup bénéficié de la chute du Mur de Berlin : l’intégration dans l’Union européenne des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), dont les niveaux de salaire sont cinq fois inférieurs aux nôtres, lui a permis de gagner énormément en compétitivité, sans effriter sa base productive propre – cette transition a été très intelligemment gérée grâce au management des entreprises allemandes et à la place qu’y occupent les syndicats de salariés. Ce mouvement a permis à l’Allemagne de gagner énormément en compétitivité-coût : aujourd’hui, les Allemands désinvestissent en France – leur ancien pays à bas coût – et investissent dans les PECO.

L’Allemagne profite enfin énormément du positionnement de son industrie : elle maîtrise en effet l’industrie des biens d’équipement. Vous avez sans doute beaucoup entendu parler des entreprises de taille intermédiaire allemandes, le fameux Mittelstand : si elles sont si florissantes, c’est surtout parce qu’elles appartiennent à ce secteur des biens d’équipements où, avec 300 salariés, vous pouvez exporter partout parce que vous êtes le meilleur pour un type particulier de machine. L’Allemagne – 18 % des emplois européens – est présente à hauteur de 32 % dans le secteur des machines, contre 8 % pour la France qui représente -12 % des emplois européens. Dans ce secteur, elle pèse donc quatre fois moins que l’Allemagne. Or on ne peut garder une industrie que si on garde les machines qui vont avec ! En France, on achète aujourd’hui des machines allemandes, même dans des secteurs comme l’agroalimentaire. Or, cette spécialité a correspondu depuis dix ans aux besoins en forte expansion des pays émergents ; même quand Renault s’implante à Tanger, elle installe des machines allemandes. Il en va de même des voitures haut de gamme, domaine où cela fait bien longtemps que l’industrie automobile française a perdu pied.

Ce sont là les causes fondamentales de la réussite allemande ; si l’Allemagne s’en sort aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’en sept années de gouvernement de gauche « rose-vert », elle est devenue un pays plus inégalitaire que la France, avec plus de pauvres !

Sur le temps de travail, Dominique Seux a raison de dire qu’il faut distinguer temps complet et temps partiel ; mais il faut comprendre que c’est bien un choix de société. L’industrie allemande profite en effet pleinement d’un retard énorme de la société allemande, où les femmes ont toujours une place très subordonnée sur le marché du travail. Nous avons fait un tout autre choix, plus égalitaire entre hommes et femmes : cela représente sans doute des inconvénients, mais je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient essayer d’inverser la tendance.

Dominique Seux a également eu raison d’aborder la question de l’éducation, centrale dans nos difficultés.

Enfin, le management à la française, autoritaire et hiérarchique, avec un PDG tout-puissant, est une spécificité qui coûte sans doute très cher à l’industrie. Le passage de M. Messier à la tête de Vivendi en est un exemple. Si l’on veut réindustrialiser, si l’on veut que les entreprises aient une logique de long terme, il faut revenir sur ce système. L’accord interprofessionnel du 11 janvier aborde un peu le problème, mais il faut changer beaucoup plus profondément qu’il ne le prévoit : il faut systématiser la structure à conseils de surveillance et directoires, il faut donner comme en Allemagne la moitié des postes aux salariés dans les conseils d’administration et des pouvoirs très étendus aux comités d’entreprise. En Allemagne, l’accord du comité d’entreprise est indispensable pour toute restructuration ! Les syndicats français ne sont pas plus idiots que les syndicats allemands : s’ils étaient dans la même situation, s’ils jouissaient des mêmes prérogatives, ils adopteraient également une attitude constructive et responsable.

M. Laurent Furst, président. Merci, Messieurs, pour ces interventions très riches.

Monsieur Duval, vous évoquez le cours de l’euro. Mais la France n’a-t-elle pas la mauvaise habitude de chercher des causes extérieures à ses problèmes endogènes ? Le commerce extérieur européen est resté à l’équilibre : il existe donc clairement une spécificité française. De plus, une forte part de notre commerce se fait avec d’autres pays de la zone euro : le taux de change n’a dans ce cas pas d’influence.

Vous avez l’un et l’autre beaucoup parlé de l’Allemagne, mais ne faudrait-il pas sortir de ce face-à-face pour voir comment s’en sortent d’autres pays ? On verrait alors apparaître une fracture entre le nord et le sud de l’Europe, avec une France au milieu du gué : les économies de l’Autriche, des Pays-Bas, du Danemark sont plutôt prospères.

M. Jean-René Marsac. Pensez-vous qu’il serait judicieux de développer des politiques industrielles ciblées, pour avantager certaines filières comme les industries agro-alimentaires, la santé, l’eau, les activités ferroviaires ?

De même, pourquoi ne pas développer des politiques géographiques ? Les relations de la France avec l’Afrique ne sont pas toujours simples, pour des raisons historiques, mais ce continent a un fort potentiel de croissance. Or nous n’avons pas de stratégie économique pour développer nos liens avec, par exemple, les pays méditerranéens, notamment ceux du Maghreb. Comment construire un nouveau partenariat économique ?

M. Michel Lefait. On entend souvent dire que le paritarisme, issu du programme du Conseil national de la résistance, est à bout de souffle et pourrait même constituer un frein à l’amélioration de la gouvernance des entreprises. Partagez-vous cet avis ? Comment, selon vous, lui redonner une nouvelle jeunesse ?

Le gaz de schiste fait l’objet de violentes controverses. Un infléchissement de la position française en la matière pourrait-il avoir des conséquences fortes sur les coûts de production ?

M. Daniel Goldberg, rapporteur. L’Allemagne ne doit effectivement pas nous obnubiler : certes, nous avons fêté cette semaine le cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée, mais nous ne devons pas regarder seulement ce qui se fait Outre-Rhin. Y a-t-il d’ailleurs une exception française à l’échelle européenne, ou bien n’y a-t-il pas plutôt une exception allemande ?

Vous avez évoqué l’euro fort, que j’appelle pour ma part l’euro cher. Au-delà de la politique de change, ne faudrait-il pas soulever le problème du gouvernement économique de la zone euro ? Pour lutter contre une économie mondialisée totalement dérégulée, sans doute faut-il se moderniser et faire des efforts, mais sans gouvernement économique fort, avec des orientations économiques claires, ne perdrons-nous pas de toute façon la bataille de la compétitivité ?

On débat beaucoup aujourd’hui de la politique de la demande et de celle de l’offre. Toute action sur la demande doit-elle être proscrite ? Il est sans doute nécessaire d’avoir une politique de l’offre, mais est-ce suffisant ? Ne perdons pas de vue les liens entre niveau de la dépense publique et croissance, rappelés très récemment par des économistes du FMI.

Le Gouvernement a fait un geste important, puisque le crédit d’impôt recherche sera dorénavant plus tourné vers l’innovation. Qu’est-ce qui pourrait permettre aujourd’hui aux entreprises d’innover plus, d’aller vers les secteurs les plus porteurs ? Vous avez parlé des normes en matière de bâtiment – le rapporteur budgétaire pour avis sur le logement que je suis compte bien mettre ce problème en avant lors de la discussion de la prochaine loi sur le logement, au printemps prochain –, mais il ne faut pas oublier que nous perdons des batailles sur le terrain des normes européennes.

Il faut effectivement une adéquation entre l’appareil de formation et les besoins de l’économie. Que faire pour adapter notre système de formation professionnelle ? C’est un budget très important, plus encore que celui de la défense nationale, et cela mériterait sans doute une enquête parlementaire !

Enfin, que pensez-vous de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier ? Pensez-vous que le fait que deux syndicats importants ne l’aient pas signé aura des conséquences sur la façon dont il sera appliqué sur le terrain ? Il prévoit un accord majoritaire dans les entreprises pour déroger au contrat de travail, et en cas d’absence d’accord majoritaire, une « phase d’homologation ». Quelle voie privilégieront les entreprises, selon vous ? Pensez-vous que les services de l’État disposeront des capacités d’expertise nécessaires ?

M. Dominique Seux. Je commencerai par rappeler qu’un journaliste n’est pas un expert ; c’est un généraliste. Restons humbles !

Sur l’euro, j’approuve les propos de Guillaume Duval : le cours de l’euro est un point essentiel. La Banque centrale européenne (BCE) a commencé par construire sa crédibilité internationale. Elle est allée jusqu’aux frontières de son mandat pour sauver les pays en difficulté, et on peut saluer le rôle qu’elle a joué dans la crise. Mais nous entrons aujourd’hui dans une guerre des changes, lancée par le Japon et les États-Unis, et nous verrons quelle sera son action.

On peut regretter que l’Eurogroupe ne soit pas une instance plus puissante, qui pourrait sinon s’imposer face à la BCE, tout au moins dialoguer avec elle. On a appris qu’en deux ans, l’ancien secrétaire au Trésor américain Timothy Geithner n’avait quasiment jamais appelé Jean-Claude Juncker : il a eu des contacts nourris avec la BCE, avec les ministres des finances français et allemand, mais il n’a pas éprouvé le besoin de contacter l’Eurogroupe. C’est dire le faible rôle de celui-ci.

L’euro est effectivement surévalué. Toutefois, la majorité de notre commerce extérieur se fait avec la zone euro.

S’agissant de l’Allemagne, je suis un peu gêné : la tentation est forte en France de la désigner comme coupable. L’Allemagne a eu de la chance : elle présentait, au bon moment, les bonnes spécificités. Ainsi, elle fabriquait des voitures haut de gamme quand l’élite chinoise s’est enrichie et a voulu, pour symboliser son nouveau statut, s’acheter des voitures qui correspondaient à cette richesse nouvelle. Inversement, la France a misé sur les services dans les années 80 et 90, ce qui s’est révélé une erreur collective.

Je ne suis pas spécialiste des filières économiques, mais il n’est pas normal que les industries agro-alimentaires allemande et néerlandaise puissent payer des ouvriers à des tarifs polonais ou tchèques. Quant à la filière nucléaire française, elle s’est livrée à des guéguerres internes qui l’ont beaucoup desservie. En matière de télécommunications, je suis inquiet de voir qu’Alcatel ne bénéficie pas d’une protection européenne équivalente à celle dont se sont dotés les États-Unis face aux équipementiers chinois. En matière d’automobile enfin, il est indéniable que nos entreprises ont commis des erreurs stratégiques ; mais est-il aujourd’hui simplement possible de fabriquer ou même d’assembler, dans un pays développé, des véhicules de moyenne gamme ? Ce n’est pas certain.

La situation du paritarisme est effectivement inquiétante. Il faut, certes, saluer la signature de l’accord du 11 janvier ; mais il est très ennuyeux que FO et la CGT, qui traversent il est vrai des turbulences internes, soient restées à l’écart. Et, si cette négociation avait eu lieu dans deux ou trois ans, nous n’aurions peut-être pas eu d’accord du tout ! J’espère que les négociations au sein des entreprises ne refléteront pas ce qui se passe au niveau national – certaines organisations, très protestataires nationalement, sont souvent infiniment plus réalistes localement.

Le gaz de schiste est devenu très important pour les États-Unis. Notre filière énergétique demeure puissante, mais les discours tenus en France ne sont pas engageants : cela ne l’aide sans doute pas à exporter. Il faut souligner la responsabilité des politiques de droite ou de gauche sur ce point.

Bien sûr, les politiques de rigueur menées depuis deux ans ont été trop fortes, trop massives, mais – c’est toujours le débat entre macro et microéconomie – je considère pour ma part qu’une politique keynésienne, dont les effets sont positifs à court terme, coûte très cher à long terme. J’ai un regret : nous aurions en effet sans doute pu négocier avec les Allemands, au mois de juin dernier, un assouplissement des critères s’il n’y avait pas eu d’incertitudes sur la ratification du pacte budgétaire ! Cela dit, nous ne respecterons pas les 3 % – nous serons probablement à 3,5 % – et ce ne sera pas un drame, mais cela ne m’empêche pas de souligner encore une fois, comme Les Échos le font depuis dix ans, que le niveau de la dépense publique en France n’est pas tenable.

M. Guillaume Duval. Oui, c’est vrai, le commerce extérieur de l’Europe est équilibré : d’une part, l’Allemagne exporte beaucoup en dehors de l’Europe, et d’autre part, l’Europe est en récession, et importe donc peu.

En fait, la Chine est le seul pays avec lequel notre commerce extérieur est extrêmement déséquilibré. Nous sommes en excédent vis-à-vis de nombreux pays du Sud, mais en déficit très fort vis-à-vis de la Chine. Et nous avons un vrai problème d’action collective face à ce pays : chaque dirigeant européen va faire sa cour à Pékin, qui pour vendre des centrales nucléaires, qui pour vendre d’autres produits industriels, et personne ne hausse le ton – à l’inverse de ce que font les États-Unis.

On peut bien sûr sortir avec profit du face-à-face avec l’Allemagne, mais, monsieur le président, les pays que vous avez cités ne sont pas les bons ! Les Pays-Bas vont très mal, économiquement et politiquement – eux non plus n’atteindront d’ailleurs pas les 3 %. L’extrême-droite y est aux portes du pouvoir, et l’ambiance y paraît parfois proche de la guerre civile. Croire que les politiques de rigueur excessives ne touchent que les pays du Sud pour épargner les pays riches qui semblent être le cœur stable de l’Europe serait une lourde erreur !

Quant au Danemark, c’est un des pays qui a le plus souffert de la crise ; la flexisécurité ne l’a absolument pas protégé et il a connu aussi une bulle immobilière très importante.

Je suis, par principe, très méfiant vis-à-vis des politiques par filières. Les facteurs qui concourent au succès du secteur industriel sont extrêmement divers ! En Allemagne, les filières s’organisent d’ailleurs elles-mêmes, sur le plan social en particulier, mais plus généralement aussi, et c’est sans doute une des choses que ce pays fait bien. Je ne suis pas sûr qu’un nouveau Plan calcul soit la solution miracle pour redresser notre industrie. Il vaudrait mieux que l’État s’occupe plus efficacement d’éducation, de cadre général.

La question des cibles géographiques est évidemment très intéressante. Le Gouvernement parle maintenant de « colocalisation » : nous pouvons agir avec le Maghreb pour essayer de bénéficier du même type d’avantages que ceux de l’Allemagne avec les PECO, même si cela se révélera sans doute plus difficile. À moyen terme, cela peut certainement constituer une bonne stratégie non seulement économique, mais aussi politique et sociale dans la mesure où cela aidera ces pays à se stabiliser. En ce sens, la relocalisation des centres d’appel ne paraît pas forcément une idée très pertinente, même si je peux comprendre les motivations des hommes politiques qui la proposent.

Faut-il exploiter le gaz de schiste ? Nous n’avons ni gaz ni pétrole, et c’est bien sûr une faiblesse ; mais c’est aussi une chance. La Corée ou le Japon ne disposent d’aucune ressource énergétique, et ce sont les pays qui se sont le plus développés ces dernières décennies. Disposer de ressources énergétiques, c’est souvent aller vers une économie de la rente, c’est souvent souffrir de problèmes de corruption – même les États-Unis n’y échappent pas. Couvrir la région parisienne de derricks ne résoudrait probablement pas nos problèmes économiques : il vaut sans doute mille fois mieux accélérer la transition énergétique, et dépenser moins d’énergie.

Quant au paritarisme, je ne crois pas qu’il soit à bout de souffle. Depuis la loi Larcher, les tentatives pour faire naître de nouvelles relations entre les partenaires sociaux ont été nombreuses ; l’accord du 11 janvier est en lui-même très important. Je ne partage d’ailleurs pas le pessimisme de Dominique Seux à son sujet : si la négociation avait eu lieu l’an prochain, un accord serait intervenu aussi, quoique différemment. Il est difficile, aujourd’hui, d’apprécier quelle sera concrètement la portée de cet accord, même si l’on peut sourire à l’idée que les partenaires sociaux se sont entendus pour rétablir l’autorisation administrative de licenciement.

Toutefois, il faut souligner que l’accord ne contribuera en rien à inverser la courbe du chômage cette année – malgré d’infinies discussions entre spécialistes, on peut d’ailleurs considérer que la flexibilité ne permet guère de faire diminuer le chômage. Pour faire reculer celui-ci, il faudrait réussir à négocier pour de bon une relance économique en Europe. Nous en avons les moyens : nos comptes sont équilibrés, et nos dettes bien moins importantes que celle des États-Unis. L’Allemagne connaît actuellement, elle aussi, un fort ralentissement économique, mais on ignore quelle sera sa réaction : au lieu d’accepter une relance, elle risque de se crisper encore davantage.

Cette bataille pour la relance est un enjeu central, et je suis déçu que le Gouvernement ne la mène pas avec plus de vigueur. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec Dominique Seux s’agissant du traité et de sa ratification.

L’une des questions essentielles pour l’Europe d’aujourd’hui, c’est celle de l’évasion fiscale des entreprises : même s’il est difficile d’en évaluer le montant exact, elle contribue sans doute fortement à déséquilibrer les finances publiques de notre pays. Or rien, absolument rien, n’a été fait pour lutter contre le dumping fiscal depuis 2008. Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) – auquel ne participent pourtant pas les Anglais – ne comporte aucune avancée en matière d’harmonisation fiscale ! Pourtant, les entreprises utilisent énormément divers mécanismes pour déplacer leurs profits vers les juridictions qui ne les taxent que faiblement voire pas du tout – notamment l’Irlande. Cela fait mécaniquement baisser les marges des entreprises en France.

Ainsi, si l’on regarde les statistiques, un Français produirait annuellement 75 000 euros de richesses en moyenne, contre 63 000 euros pour un Allemand et 89 000 euros pour un Irlandais – soit 17 % de plus qu’un Français ! Mais cela n’a aucune réalité ! Cette statistique ne reflète que le dumping fiscal auquel ont notamment recours des entreprises américaines installées en Irlande. Je suis toujours très surpris de la faiblesse de l’intervention des pouvoirs publics français sur cette question.

Quant aux politiques de l’offre ou de la demande, il faut évidemment allier les deux. La bonne politique, c’est à mes yeux celle qui a été menée entre 1997 et 2001 : non seulement un fort soutien à la demande, grâce aux 35 heures, mais aussi un soutien intelligent à l’offre.

S’agissant de la formation professionnelle, l’apprentissage à l’allemande ne fonctionne que parce qu’il n’est pas une impasse – il faut en être conscient ! – : on peut être apprenti et devenir par la suite avocat ou PDG de son entreprise – l’ancien patron de Daimler, Jürgen Schrempp, a débuté comme apprenti-mécanicien dans l’entreprise. Si, en France, l’apprentissage demeure une voie de garage, il continuera à ne pas fonctionner.

L’accord du 11 janvier aborde la question de la formation, mais le niveau horaire du compte de formation y demeure très insuffisant. La question, c’est en effet celle de la possibilité pour les salariés de se former véritablement, d’acquérir de nouvelles qualifications, tout au long de leur vie. Nous restons pour notre part partisans de la réduction de la durée du travail – ce sera la seule façon de s’attaquer vraiment au chômage de masse –, mais sous une forme nouvelle : on pourrait imaginer qu’un salarié ait droit à un congé sabbatique payé de six mois tous les cinq ans, ou d’un an tous les dix ans, qui lui servirait à se former.

Je veux enfin souligner que les privatisations ont joué elles aussi un rôle négatif pour l’industrie en orientant le capital privé vers des activités rentières – on « plume » facilement l’usager de l’autoroute et du téléphone – alors qu’il faudrait plutôt le diriger vers la production et l’innovation.

M. Dominique Seux. Les privatisations, cela représentait 100 milliards au total, alors que l’assurance maladie, c’est 1 400 milliards !

M. Laurent Furst, président. La diversité des opinions est une richesse : merci d’avoir pris de votre temps pour répondre à nos questions.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les coûts de production en France

Réunion du jeudi 24 janvier 2013 à 9 heures

Présents. - Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Laurent Furst, M. Daniel Goldberg, M. Michel Lefait, Mme Annick Le Loch, M. Jean-René Marsac

Excusés. - M. Bernard Accoyer, M. Olivier Carré, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, M. Jean Grellier, M. Claude Sturni, M. Olivier Véran