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Mission d’information sur les immigrés âgés

Jeudi 24 janvier 2013

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 2

Présidence de M. Denis Jacquat,

Auditions, ouvertes à la presse, de

– Mme Françoise Bas-Théron, membre de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)

– Mme Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Centre de recherche fondamentale en sciences sociales de l’international (CERI)

– Présences en réunion

La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

La mission d’information entend Mme Françoise Bas-Théron, membre de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS).

M. le président Denis Jacquat. Nous recevons aujourd’hui madame Françoise Bas-Théron, membre de l’Inspection générale des affaires sociales et co-auteure, avec M. Maurice Michel, d’un rapport fondateur sur les immigrés vieillissants. Dans cette étude, parue en 2002, tous deux présentaient de manière transversale les difficultés auxquelles sont confrontés les immigrés âgés, en s’appuyant sur des cas concrets rencontrés lors de leurs visites de foyers, d’hôtels meublés, d’hôpitaux et de maisons de retraite.

Les travaux de madame Bas-Théron et de M. Michel portaient sur des personnes de plus de cinquante-cinq ans. Notre mission d’information a retenu le même seuil. En revanche, conformément à la commande ministérielle de l’époque, ils avaient restreint leurs investigations aux étrangers vieillissants, quelle que soit leur nationalité, tandis que notre mission examine la situation des immigrés originaires des pays tiers à l’Union européenne, dont 45 % ont acquis la nationalité française.

Ce rapport a également eu le mérite de traiter de questions fondamentales telles que l’accès aux soins, au logement et à l’ensemble des droits sociaux, l’isolement et le maintien des liens avec le pays d’origine, et de formuler des propositions destinées à améliorer la prise en charge globale de ces personnes.

Mme Françoise Bas-Théron, membre de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Je suis honorée de l’occasion qui m’est donnée de rendre compte du travail que j’ai effectué il y a dix ans avec Maurice Michel, aujourd’hui à la retraite.

N’ayant pas eu le temps d’actualiser les données relatives à un sujet aussi vaste, je vous présenterai succinctement les constats que nous avions faits à l’époque, avant de vous livrer quelques réflexions complémentaires, appuyées sur un dossier de l’IGAS et sur les enseignements tirés de quelques-unes des missions que j’ai effectuées sur des thèmes connexes de ceux qui vous intéressent aujourd’hui.

La mission de 2002 avait effectivement restreint le champ de nos investigations aux immigrés étrangers en situation régulière et vivant seuls dans un foyer, un hôtel ou un garni. La population qui vit en dehors des foyers est en effet beaucoup plus difficile à appréhender, compte tenu des règles, posées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), interdisant de prendre en compte la nationalité des personnes. Il en est résulté pour notre étude quelques incertitudes d’ordre statistique.

Pour ce qui est de l’aspect qualitatif, les difficultés sont encore plus grandes, d’autant que nous avons affaire à une population très « silencieuse » et, même si nous les avons lus et consultés, les sociologues sont sans doute mieux placés que moi pour vous éclairer à cet égard.

Nous avons donc étudié une population masculine, originaire du Maghreb, issue de l’immigration de travail et qui a atteint l’âge de la retraite. En dépit des nombreuses réserves méthodologiques que je viens d’évoquer, nous avons évalué à quelque 40 000 le nombre de ces étrangers maghrébins, âgés de soixante ans et plus, vivant isolés, en foyer ou non.

Nous avons essayé, sans disposer des outils de l’Institut nationale de la statistique et des études économiques (INSEE), de cerner l’importance du phénomène qui, selon nous, devait culminer dans la décennie 2010-2020. Nous sommes en 2013. Si l’INSEE confirme notre pronostic, votre mission est donc particulièrement bienvenue.

Nous avons étudié les voies d’accès aux droits sociaux des immigrés vieillissants, notamment en matière de pension. Le risque de perte de ces droits est élevé pour ces populations généralement peu formées et qui ont occupé des emplois peu qualifiés ou non déclarés, ce qui a souvent conduit à des carrières erratiques. En outre, certains ont égaré leurs papiers et l’insuffisance des liens entre les caisses de base de la sécurité sociale et les régimes complémentaires, par exemple entre l’Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (ARRCO) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), accroît encore ce risque.

Cependant, le constat est le même pour toutes les populations fragiles – je pense aux ouvriers agricoles – et n’est donc pas spécifique aux immigrés résidant sur le territoire français, même si, pour ces derniers, s’ajoutent les difficultés liées à la langue et à l’isolement.

Quant à la santé de ces personnes, elle est évidemment précaire, du fait de leurs conditions de vie et de travail antérieures et de leur isolement. Ceux qui parviennent à un âge avancé vivent dans des foyers peu adaptés à une prise en charge optimale de la dépendance.

En 2002, les immigrés vieillissants nous ont semblé très mal connus des institutions de droit commun – organismes de sécurité sociale, centres locaux d’information et de coordination gérontologique (CLIC), etc. Ils n’étaient pas pris en compte dans les schémas gérontologiques départementaux. En revanche, les institutions spécifiquement dédiées à cette population comme le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), devenu l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSé), les foyers, l’Union professionnelle du logement accompagné (UNAFO) ou encore la commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI) les connaissaient bien.

Notre rapport avançait des propositions plutôt simples, tendant à une meilleure utilisation des dispositifs existants. Nous préconisions ainsi d’améliorer l’articulation entre les caisses de retraite et les caisses complémentaires et, au sein d’une caisse de retraite, entre le service des prestations légales et le service d’action sociale, afin que les intervenants aient accès à la totalité des informations relatives à une personne. Nous suggérions aussi d’établir des passerelles entre les organismes qui connaissent bien les immigrés et les autres, de manière à mieux les prendre en charge, à les intégrer et à faciliter leur accès aux droits sociaux.

Nous avions également proposé d’utiliser davantage le plan quinquennal de réhabilitation des foyers de travailleurs migrants, qui visait à transformer ceux-ci en résidences sociales. Hélas, ce plan a depuis été étalé sur dix ans, dans l’indifférence générale, de sorte que l’effort s’est dilué.

Nous nous étions heurtés, je l’ai dit, à des difficultés pour trouver des informations statistiques. Cependant, il semble que de gros progrès aient été réalisés à cet égard et la situation des immigrés vieillissants est aujourd’hui plutôt bien documentée sur le plan sociologique et qualitatif. Je citerai notamment une enquête que la CNAV a achevée en 2006, un livre sur le vieillissement des immigrés paru la même année, mais également l’enquête réalisée en 2008 par le Comité national des retraités et personnes âgées (CNRPA) auprès de ses comités départementaux (CODERPA) et les nombreux travaux de l’UNAFO et des associations de foyers, sans oublier le recensement de l’INSEE de 2012, qui apporte quelques éclairages quantitatifs.

Comme nous avons conduit cette mission il y a dix ans, que je n’ai plus eu à m’occuper du sujet depuis et qu’à l’IGAS, nous ne sommes pas chargés de suivre la mise en œuvre de nos propositions, vous auriez sans doute intérêt à vous tourner vers les « opérateurs » – ministères, directions de l’administration centrale, associations, gestionnaires de foyers, sécurité sociale… – pour savoir ce qu’ils ont fait de notre travail. En dix ans, la situation des immigrés vieillissants a sans nul doute évolué, même si je crois remarquer certains éléments de stabilité. D’autre part, il semble bien que nous ayons atteint le « pic » que nous avions prévu, sans que je puisse pour autant faire de projections pour l’avenir.

Du point de vue qualitatif, l’enquête du CNRPA, réalisée six ans après notre rapport et portant sur beaucoup plus de départements, confirmait nos observations, qu’il s’agisse de l’analyse des difficultés rencontrées par les immigrés âgés ou de la variété des actions menées sur le terrain par les institutions spécifiques. Mais, ce qui était nouveau, elle notait un début de frémissement de la part des institutions de droit commun, notamment de celles qui interviennent dans le cadre des schémas gérontologiques.

Je précise que le problème des immigrés vieillissants ne concerne pas l’ensemble des départements français car ces personnes vivent essentiellement en Provence-Alpes-Côte d’Azur, en Île-de-France et dans l’est de la France – on trouvait toutefois, en 2002 en tout cas, quelques foyers dans des régions comme le Massif central, héritages d’une activité industrielle aujourd’hui oubliée.

La question de la légitimité du maintien en France des immigrés vieillissants retraités est toujours d’actualité. En effet, pourquoi ces personnes, après une vie de labeur dans des conditions souvent difficiles, font-elles le choix de rester en France – sachant que certaines d’entre elles ne réclament même pas leurs droits ? Je précise que l’expression de « vieillesse illégitime » que nous avons employée dans notre rapport était empruntée à une étude sociologique parue dans la revue Plein droit : nous ne l’avons donc pas inventée.

La question de l’accès des immigrés aux soins et au logement est une question transversale, qui ne peut relever du seul ministère des affaires sociales et de la santé. Elle renvoie en effet à des notions juridiques très complexes : celles de résidence et de nationalité. La résidence est un élément important dans le champ social, mais d’une appréciation variable selon les prestations, d’autant qu’à la réglementation nationale se superpose la réglementation européenne. Je vous invite donc à consulter sur le sujet les représentants du ministère des finances et de la direction de la sécurité sociale.

Quant à la législation sur la nationalité, c’est un véritable millefeuille comme j’ai pu m’en apercevoir en 2008 quand j’ai travaillé sur l’accès aux soins des pensionnés d’un régime de retraite français résidant à l’étranger. Cette étude m’a d’ailleurs donné l’occasion de retrouver les immigrés vieillissants qui avaient choisi de rentrer au Maghreb. En 2002, 10 % des pensionnés de la CNAV résidaient à l’étranger – pour moitié dans un pays d’Europe, pour un peu moins au Maghreb – mais la proportion n’a fait que croître depuis, avec le développement de la mobilité géographique à l’échelle de la France, de l’Europe et même du monde. Quoi qu’il en soit, nous sommes confrontés en la matière à des réglementations communautaire et nationale qui obéissent à des logiques différentes et parfois difficiles à concilier. La logique européenne de libre circulation s’oppose à celle des accords bilatéraux de coopération conclus avec les pays d’origine des immigrés et à celle de notre politique d’immigration qui, prenant en compte des enjeux stratégiques mais aussi les risques d’appel d’air, va parfois à l’encontre des traités, accords et conventions que nous avons signés. Dans le rapport qu’il a rédigé en 1996, votre ancien collègue Henri Cuq a été l’un des premiers à soulever cette question.

Il n’est donc pas facile de concilier les différents aspects d’une question éminemment transversale, dont les enjeux sont certes d’ordre social et sanitaire mais sans que les solutions dépendent du seul ministère des affaires sociales : elles relèvent aussi des ministères de l’intérieur et des finances. Dans notre conclusion, nous expliquions d’ailleurs que nous n’avions pas traité de certaines questions au fond, estimant que les réponses dépendaient de décisions politiques. Il est bon par conséquent que le Parlement se saisisse de ce dossier.

M. le président Denis Jacquat. Votre rapport a eu le mérite d’aborder un problème dont on parlait peu à l’époque et de nous fournir de la situation d’alors une photographie d’où nous pouvons partir.

M. Alexis Bachelay, rapporteur. Vous indiquiez, en préambule de ce rapport, que ce problème des immigrés vieillissants était appelé à prendre de plus en plus d’acuité. Dix ans plus tard, force est de constater que leur situation n’a guère évolué. Notre mission consiste à faire en sorte que ces personnes puissent « vieillir dignement en France », comme vous l’avez écrit.

Quels sont, selon vous, les principaux obstacles auxquels se heurtent les immigrés âgés pour bénéficier d’une pension contributive de retraite ou d’une allocation non contributive ?

Quel est l’impact des politiques publiques qui leur sont dédiées ? Avez-vous évalué la contribution des associations ? Parviennent-elles à les joindre, puis à les accompagner efficacement ?

Mme Hélène Geoffroy. Je vous remercie de nous avoir présenté de façon très complète la mission que vous avez conduite il y a dix ans.

Dans quels départements avez-vous conduit votre étude ? Avez-vous constaté des différences liées à l’histoire ou aux caractéristiques de chaque territoire ?

Savez-vous pourquoi certains de ces immigrés font le choix de rentrer dans leur pays d’origine tandis que d’autres demandent la nationalité française ?

M. le président Denis Jacquat. Quelles pathologies avez-vous constatées ? Y en avait-il de spécifiques aux personnes vivant en foyer, liées par exemple à l’isolement ou à la surface insuffisante des logements ?

Construits par les entreprises pour accueillir cette main-d’œuvre, ces foyers pour immigrés existaient depuis longtemps en 2002. Dénonçait-on déjà leur inadaptation ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Tout se passe comme si la population que vous avez étudiée était uniquement masculine. Mais aujourd’hui, on côtoie à Paris des femmes immigrées âgées. Quelles sont leurs difficultés propres ?

M. le président Denis Jacquat. Je vous rappelle, chère collègue, que madame Bas-Théron n’a plus travaillé sur le sujet depuis 2002…

Mme Françoise Bas-Théron. Madame la députée a raison de poser la question. Les hommes que nous avons rencontrés étaient pour beaucoup, non célibataires, mais « célibatairisés » : ils avaient une famille qu’ils avaient laissée au Maghreb. Parvenus à l’âge de la retraite, ils faisaient des allers et retours entre la France et leur pays. Mais, déjà, nous avions commencé à entendre parler des problèmes concernant les femmes qui avaient rejoint leur mari. Le phénomène a vraisemblablement gagné en ampleur depuis. Nous rencontrons en effet à Paris des femmes maghrébines, très peu qualifiées, dont on peut penser qu’elles sont venues en France dans le cadre du regroupement familial et qui, lorsqu’elles se retrouvent seules, n’ont aucun droit à pension et éprouvent des difficultés à accéder aux prestations auxquelles elles pourraient prétendre. Cela conduit à des situations dramatiques.

Monsieur le rapporteur, je pense que les obstacles rencontrés par les immigrés pour bénéficier d’une pension contributive tendent à s’amenuiser dès lors que les caisses disposent d’un dossier complet – une fois surmontés les obstacles dont j’ai rappelé qu’ils étaient largement communs à toutes les populations fragiles. Le versement de cette pension peut faciliter le retour dans le pays d’origine dans la mesure où, contrairement à ce qui se passe pour les pensions non contributives, il n’est soumis à aucune condition de résidence et échappe donc aux difficultés juridiques que je mentionnais.

Je ne saurais répondre à votre question concernant l’impact des politiques publiques, n’ayant pas étudié cette question dans un passé récent.

Les associations et des organismes tels que l’UNAFO ou le FASILD démontraient en 2002 une capacité effective à accompagner ces travailleurs âgés et l’enquête du CNRPA recensait encore un grand nombre d’initiatives et d’actions concrètes. Tout donne à penser qu’il en est encore de même, ce dont il faut se féliciter car ces acteurs jouent un rôle d’aiguillon.

M. le rapporteur. Mais les personnes qui vivent dans des logements locatifs privés ou sociaux n’ont pas la chance d’être accompagnées et suivies par ces institutions ou associations, qui en outre n’interviennent pas de façon égale sur l’ensemble du territoire. L’ex-SONACOTRA, aujourd’hui ADOMA, essaie de développer un accompagnement social au sein des foyers et des cafés sociaux se sont ouverts à Paris où la municipalité soutient des actions associatives, mais il n’en va pas de même en banlieue et en province.

Mme Françoise Bas-Théron. Le champ social se caractérise en effet par la très grande diversité de ses acteurs, qu’ils soient de fait, comme les gestionnaires de foyers, ou de droit, comme les collectivités territoriales. Les prises en charge sont dès lors très variables. D’où l’idée que nous avions eue, reprise ensuite par le CNRPA, de recenser les bonnes pratiques pour essayer de les faire connaître, dans l’espoir qu’elles se généralisent.

Je l’ai dit : il nous a été extrêmement difficile d’appréhender la situation des personnes qui ne vivent pas en foyer. Peut-être la CILPI pourrait-elle vous en dire plus à leur sujet ? Quoi qu’il en soit, l’ouverture des cafés sociaux ou d’autres lieux où ces immigrés isolés peuvent se retrouver ne peut être que positive – à condition que les intéressés acceptent l’assistance qui leur est proposée, ce qui n’est pas toujours acquis.

M. le président Denis Jacquat. Il faut aussi distinguer, parmi les immigrés arrivés à l’âge de la retraite, entre ceux de la « première génération » et les suivants. Les premiers, surtout originaires d’Afrique du Nord, sont arrivés avec l’assurance d’avoir un travail et un logement, l’Office des migrations internationale (OMI) se chargeant de leur accueil. Les autres, plus souvent originaires d’Afrique centrale, en particulier du Mali, ont dû chercher du travail et ont connu des situations plus précaires. On les trouve en général dans la région parisienne. Arrivés peu avant que ne soit institué le revenu minimum d’insertion (RMI), ils n’ont pu percevoir que des revenus d’assistance.

Mme Françoise Bas-Théron. En 2002 déjà, nous commencions à rencontrer ces immigrés, ouvriers du bâtiment et des travaux publics ou de l’industrie, qui avaient eu des carrières « hachées » en raison de longues périodes de chômage. Ils craignaient de ne pas percevoir de retraite contributive et d’être contraints de se contenter de prestations de solidarité.

Madame Geoffroy, nous n’avons pas eu la prétention de donner une représentation statistiquement exacte des diverses situations. Nous avons visité des foyers à Paris, en région parisienne, dans le Rhône et à Marseille ; pour d’autres, nous avons rencontré leur directeur ou pris connaissance d’un dossier. Mais nous nous sommes également rendus dans des hôtels garnis de Marseille, proches du Vieux-Port, où nous avons pu constater les conditions de vie sordides imposées par les marchands de sommeil. La surface dont chacun disposait était si réduite qu’il eût été inimaginable d’y faire venir une infirmière ou une aide ménagère, si le besoin s’en était fait sentir.

Nous avons effectivement rencontré dans les foyers des pathologies spécifiques, liées aux métiers physiquement éprouvants exercés par ces immigrés, et on nous a signalé d’assez nombreux cas de dépression. Même là, les chambres, souvent occupées par deux personnes, sinon trois, sont trop petites pour qu’une aide ménagère puisse venir aider les personnes dépendantes. Or une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère de la santé montre que les immigrés tombent dans la dépendance plus tôt que la moyenne de la population française. Et l’on sait aussi que la fréquence des problèmes de santé comme l’espérance de vie dépendent beaucoup de la catégorie socioprofessionnelle à laquelle on appartient : de nombreux immigrés disposant d’un niveau d’éducation et de revenus faibles, ils plus exposés que d’autres à la maladie et souffrent d’une prise en charge sanitaire insuffisante.

L’assistance de personnes extérieures ne se heurte pas seulement à la taille insuffisante des logements : s’y ajoutent la barrière de la langue et des différences culturelles, ainsi que la réticence traditionnelle des personnes âgées à laisser un intrus pénétrer chez elles – réticence encore plus forte chez cette population. En effet, les foyers apparaissaient déjà inadaptés en 2002 et c’est pourquoi nous avions souligné l’intérêt du plan de transformation des foyers en résidences sociales, même s’il avait déjà pris du retard. Cependant, pour la raison que j’ai dite, je ne suis pas certaine que les résultats aient été à la hauteur des ambitions affichées.

M. le président Denis Jacquat. Et les ambitions étaient déjà loin des besoins !

M. le rapporteur. Le fait de rester en France après la retraite résulte-t-il d’un choix ou est-il l’effet d’une nécessité – par exemple, de la condition de résidence imposée pour le versement de certaines prestations ? Quelle attitude adopter à l’égard du va-et-vient entre le pays d’origine et le pays d’accueil ? Faut-il envisager sur ce point des évolutions législatives ou réglementaires ?

Vous aviez souhaité que les politiques sociales de droit commun à destination de ces populations soient plus précisément encadrées à l’échelle nationale, notant en particulier une certaine timidité des caisses d’assurance vieillesse du régime général. Qu’est-ce qui, selon vous, devrait changer du côté des opérateurs ?

Mme Françoise Bas-Théron. Nous avons en France de nombreux outils, peut-être même trop et le problème souvent est de parvenir à les mobiliser. Il faut donc une volonté politique forte, mais il faut surtout affirmer des priorités, sachant que nous ne pourrons tout faire en même temps, en cette période de contraintes budgétaires. D’où la nécessité d’encadrer les politiques au niveau national : les opérateurs sur le terrain ont besoin de savoir quelles sont les priorités et c’est donc une bonne chose que le Parlement s’intéresse au sujet.

Les immigrés âgés restent-ils en France par choix ou par nécessité ? C’est une question très complexe à laquelle on ne peut donner qu’une réponse très nuancée. L’accès aux soins pèse certainement lourd dans la décision, ce qui est tout à fait légitime. À titre personnel, je ne suis pas persuadée que rester soit un choix, hormis pour ceux qui n’ont plus de famille au pays. On peut penser qu’il n’est pas facile pour un homme qui a passé trente ans seul, qui n’a pas vu grandir ses enfants, se contentant d’envoyer la moitié de sa paie à sa famille, de revenir dans un pays où les repères culturels ont changé, où tout le monde s’est débrouillé sans lui…

Comment mieux prendre en compte cette question de la relation au pays d’origine ? Il faut sans doute s’attaquer aux obstacles juridiques que j’ai signalés, mais nous avions également posé la question de la carte de séjour « retraité » du ministère de l’intérieur, qui a l’inconvénient de ne pas donner accès aux soins.

Je pense que les immigrés qui ont fait le choix de la nationalité française ont des attaches dans notre pays, par exemple des enfants. Mais il faudrait sans doute prendre en compte aussi la législation des pays d’origine, que je connais mal…

Mme Danièle Hoffman-Rispal. C’est sans doute pour les immigrés venus de pays qui n’acceptent pas la double nationalité que les choses sont les plus difficiles : abandonner sa nationalité d’origine n’est pas anodin, car c’est rompre avec sa culture. Mais pour beaucoup, arrivés tout jeunes en France, leur vie est ici.

M. le président Denis Jacquat. Je vous remercie, madame Bas-Théron, pour cette contribution.

Puis, la mission d’information entend Mme Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Centre de recherche fondamentale en sciences sociales de l’international (CERI).

M. le président Denis Jacquat. Mes chers collègues, nous recevons madame Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et, plus précisément, au Centre de recherche fondamentale en sciences sociales de l’international (CERI). Vous avez été, madame, consultante pour divers organismes, dont l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), la Commission européenne, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et le Conseil de l’Europe. Membre du comité de rédaction des revues Hommes et migrations, Migrations et sociétés et Esprit, vous avez notamment publié une enquête pionnière intitulée La Beurgeoisie, en 2007, et, en 2008, Pour un autre regard sur les migrations. Construire une gouvernance mondiale.

Parce que vous avez mené de nombreuses enquêtes de terrain sur les relations entre les migrations et la politique en France, il nous a semblé particulièrement utile de vous entendre à propos du vieillissement des immigrés. Vous avez d’ailleurs coordonné un numéro récent, très intéressant, de la revue Gérontologie et société, consacré aux liens entre vieillissement et migrations.

Mme Catherine Wihtol de Wenden. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation.

Les politiques migratoires n’avaient pas du tout prévu le vieillissement des immigrés. La plupart des immigrés âgés, qui ne représentent dans notre pays qu’environ 10 % des plus de soixante-cinq ans, sont en effet arrivés très jeunes. C’était durant les Trente Glorieuses, au cours des années soixante et soixante-dix, avant la suspension de l’immigration de travail, intervenue en 1974. Il s’agit d’hommes venus le plus souvent seuls et dont le logement était généralement lié à leur emploi : les fameux foyers de la Sonacotra pour les travailleurs sédentaires, les logements de type « Algeco » pour ceux qui devaient se déplacer au gré des chantiers. Travaillant dans les mines, dans l’industrie, dans l’agriculture ou dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, ils ont souvent été imprégnés de l’identité ouvrière – ainsi une enquête que j’ai menée en 1984-1985 chez Renault, à Billancourt, montrait-elle un nombre important de Maghrébins parmi les travailleurs à la chaîne, notamment sur l’île Seguin. Depuis l’âge de vingt ans environ, toute leur vie s’est construite autour du monde du travail : à l’usine, au café – tenu par des compatriotes –, en foyer, dans le cadre du syndicat, de l’association du pays d’origine, de l’amicale…

Certains sont repartis ; d’autres, à partir de 1974, ont fait venir leur famille, la fermeture de l’immigration ayant eu pour effet pervers l’accélération du regroupement familial. D’autres enfin sont demeurés célibataires de fait, parce qu’ils n’ont jamais fait venir leur femme de sorte que les liens se sont distendus, ou le sont redevenus en se séparant d’elle. Ils ont vieilli et sont restés là, entre eux, dans le foyer où ils ont fait leur vie, parfois isolés du reste de la société. Ces foyers ont dû s’adapter à leur âge, par exemple en organisant des animations pour eux – jeux de cartes, projections de films. D’autres structures leur offrent une assistance sociale, tel ce café municipal situé au métro Château-Rouge, dans le quartier de la Goutte d’Or, à Paris, et qui sert à la fois de lieu de sociabilité et de guichet d’aide sociale où on les aide à remplir les papiers qui leur permettent de bénéficier de la sécurité sociale ou de percevoir leur pension de retraite, puisque certains d’entre eux sont quasiment illettrés.

Mais ces immigrés-là ne représentent pas la majorité des cas. La plupart, parmi les Maghrébins tout au moins, passe une partie de l’année dans son pays d’origine et l’autre partie en France pour rendre visite aux enfants et consulter le médecin. Les immigrés ayant acquis la nationalité française ou disposant d’un titre de long séjour ont pu faire bâtir une maison, souvent dans leur région natale. Les immigrés âgés isolés, arrivés très jeunes dans un monde du travail qu’ils n’ont plus jamais quitté, restent donc minoritaires. Leur nombre est toutefois appelé à augmenter au cours des années à venir, pour des raisons démographiques puisqu’il s’agit de personnes qui avaient une vingtaine d’années en 1960. Il paraît donc bienvenu de les prendre en compte dans la réflexion globale sur le vieillissement.

J’ajoute qu’il y a maintenant une nouvelle raison d’associer les deux phénomènes : le vieillissement de la population française entraîne de nouvelles migrations liées aux métiers du care et qui concernent surtout les femmes. Il en va de même aux États-Unis, au Canada, au Japon et dans l’ensemble des pays d’Europe – en particulier en Espagne, au Portugal et, surtout, en Italie. Dans ce dernier pays où la prise en charge de l’âge et du grand âge est réduite malgré une longévité record en Europe – l’âge médian y atteint quarante-trois ans et demi, contre trente-neuf à quarante ans en moyenne chez ses voisins européens –, Silvio Berlusconi, répondant, semble-t-il, à une demande électorale, a ainsi régularisé la plupart des badanti, ces auxiliaires de vie qui s’occupent des personnes âgées. Les pays du sud de l’Europe – l’Espagne, le Portugal, la Grèce, la Bulgarie – et le Maroc tirent d’ailleurs profit de l’attractivité que ce phénomène leur confère et qui nourrit les migrations du Nord vers le Sud, en proposant aux seniors européens des formules d’installation qui peuvent inclure les soins. Quoi qu’il en soit, en Europe, cette prise en charge nourrit de nouveaux flux migratoires, provenant essentiellement des pays de l’Est mais aussi de pays plus lointains, comme les Philippines.

M. Alexis Bachelay, rapporteur. Vous l’avez dit, madame, les immigrés âgés, arrivés en France il y a quarante ou cinquante ans par le biais de l’immigration de travail peu qualifié, sont venus en masse travailler dans les mines, l’agriculture, l’industrie, la construction automobile et le bâtiment. Qu’est-ce qui les distingue spécifiquement des immigrés plus récents ? Vous qui plaidez dans vos travaux pour une gouvernance internationale des migrations, que pensez-vous des politiques menées en France et en Europe vis-à-vis des pays d’origine ? Quel sens donner, de ces deux points de vue, à la rupture de 1974 ?

Mme Hélène Geoffroy. Avez-vous pu analyser les raisons pour lesquelles on choisit de rester en France ou de rentrer au pays ? Comment s’organise la vie entre le pays d’immigration et le pays d’origine ?

Vous avez parlé des hommes ; j’aimerais vous interroger sur les femmes. Les immigrées plus récemment venues s’occuper de seniors sont-elles des femmes jeunes ? Viennent-elles avec leurs enfants ? Comment se construisent-elles une vie de famille ? Les réponses à ces questions nous éclaireront sur ce à quoi nous attendre au cours des années à venir.

Mme Françoise Dumas. Les problèmes ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre. Nous connaissons, dans le Gard, les nouvelles vagues d’immigration que vous avez évoquées : de jeunes immigrés viennent s’occuper des habitants des « Villégiales », lieux de vie en commun, quelque peu autarciques, dans un cadre très sécurisé. Mais, ailleurs dans ma circonscription, les immigrés âgés vivent pour la plupart dans des logements sociaux, souvent de grands appartements où leurs enfants ont parfois habité avec eux avant de prendre leur indépendance. D’autres sont restés dans des propriétés agricoles où ils ont longtemps travaillé et où ils ont fait venir leurs enfants lorsque ceux-ci ont atteint l’âge de treize ans, les isolant de leur mère et d’un environnement familial souvent plus protecteur au Maghreb.

Même s’ils ont conservé un endroit où vivre dans leur pays d’origine, ces immigrés âgés ont le sentiment que le retour serait un échec : en faisant apparaître leurs conditions de vie réelles, qu’ils avaient cachées, il remettrait en cause un système familial fondé sur la puissance du père qui a réussi à l’étranger. À ces problèmes s’ajoutent les questions urgentes de protection sociale et de pensions, particulièrement aiguës dans le sud de la France où les populations concernées peuvent être victimes de rejet.

M. le président Denis Jacquat. Quels problèmes le vieillissement des immigrés pose-t-il dans l’espace urbain ordinaire, hors des foyers ? Si, comme vous le dites, les immigrées vieillissantes sont moins isolées qu’on ne le croit souvent, quels sont leurs modes de socialisation ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden. En ce qui concerne les différences entre les vagues migratoires ancienne et récente, l’immigration est tout d’abord beaucoup plus diversifiée aujourd’hui qu’hier. Pour la première fois, entre le recensement de 1975 et celui de 1982, la population immigrée d’origine non européenne est devenue numériquement supérieure à celle des immigrés venus d’Europe. Les Portugais sont demeurés la première nationalité représentée mais le nombre d’Italiens a baissé au profit des Maghrébins, des Turcs, des personnes originaires d’ex-Yougoslavie, d’Afrique subsaharienne et de nouveaux pays concernés par la migration d’asile, laquelle s’est beaucoup développée avec les crises des années quatre-vingt-dix.

Les immigrés sont aussi plus jeunes, ont le plus souvent été scolarisés, mais arrivent dans des conditions beaucoup plus précaires qu’auparavant. En effet, la suspension de l’immigration de travail salarié n’ayant épargné que les commerçants, les hommes d’affaires, les étudiants dans certaines filières et des personnes très qualifiées, les immigrés qui ne faisaient pas partie de ces catégories sont arrivés au compte-gouttes ou clandestinement. Parmi ces nouveaux migrants, beaucoup ont ainsi connu avant leur régularisation des parcours très complexes (demande d’asile, immigration clandestine).

Par ailleurs, ces nouveaux migrants ne viennent plus seulement du Sud – rive sud de la Méditerranée ou Afrique subsaharienne ; ils sont également originaires de pays de l’Est de l’Europe. Cependant, contrairement à ce qui avait été annoncé durant les années quatre-vingt-dix, cette dernière migration, apparue après la chute du mur de Berlin, n’a jamais été très nourrie et a plutôt pris la forme d’allers et retours : ces Européens, confiants dans les possibilités offertes à terme par leur pays d’origine, ne s’installent pas définitivement ici, d’autant qu’ils bénéficient de la liberté de circulation, d’installation et de travail. Cette mobilité, conséquence de la libre circulation qui a résulté des accords de Visegrád, en 1991, puis de l’adhésion des pays signataires à l’Union européenne – où ils ont été rejoints en 2007 par la Roumanie et la Bulgarie – distingue nettement ces migrants de ceux du Sud qui, entrés irrégulièrement dans le pays d’accueil, s’y installent durablement, pour y attendre des papiers mais aussi parce qu’ils ne pourraient y revenir s’ils le quittaient. À la sédentarisation aléatoire des immigrés en situation précaire s’oppose ainsi la mobilité des titulaires de titres de séjour de longue durée ou des personnes ayant acquis la nationalité française.

La France est par ailleurs redevenue le pays de transit qu’elle était à la fin du XIXe siècle. À l’époque, c’était de nos ports que partaient les grands paquebots à destination de New York ou de Buenos Aires. Des Polonais, des Allemands, mais aussi des Russes séjournaient temporairement en France le temps de se constituer un pécule leur permettant de se rendre outre-Atlantique Aujourd’hui, les Afghans, les Irakiens, les Kurdes viennent en France dans l’espoir d’en repartir pour le Royaume-Uni, leur destination finale. La France est aussi un pays de départ : parmi les nouveaux migrants, on trouve des Européens qui quittent l’Europe, dont des Français – ils seraient quelque 200 000 à Londres –, et qui vont débuter ou poursuivre leur vie professionnelle à l’étranger, non seulement aux États-Unis, au Canada ou en Australie, mais aussi dans les « BRICS ».

Les nouveaux profils de migrants sont donc extrêmement variés. Les migrations s’opèrent de l’est vers l’ouest, du sud vers le nord mais aussi du nord vers le sud. Les cartes sont rebattues dans le contexte de mondialisation de la migration.

S’agissant des points de rupture, tous les pays européens qui étaient déjà des pays d’immigration – la France, mais aussi le Benelux et l’Allemagne – ont suspendu les flux migratoires de travail en 1973 ou 1974, selon les cas, puisque il n’existait pas encore à cette époque de politique européenne commune en la matière. Cette date a marqué le coup d’arrêt de ce que l’on appelait la noria – les allers et retours –, au profit de la sédentarisation. Ne pouvant plus partir puis revenir en cherchant chaque fois un nouveau travail, les immigrés se sont installés, et ont fait venir leur famille : le regroupement familial a alors connu une accélération et les difficultés propres à la deuxième génération et liées aux banlieues sont apparues et avec elles les problèmes sociaux que nous connaissons aujourd’hui.

Deuxième moment de rupture : en 1992-1993, la « loi Pasqua » a intégré le dispositif européen relatif à l’immigration en droit français. Depuis, nous dépendons, pour ce qui touche à l’entrée, au séjour et à l’asile, de décisions prises pour l’essentiel à Bruxelles, même si elles sont adaptées à l’état de l’opinion et aux traditions de chaque pays. Tout ce qui concerne les flux relève de Bruxelles, la gestion des « stocks » ressortissant à la politique nationale au titre du principe de subsidiarité. Rappelons également, bien qu’elle soit moins décisive, l’instauration en 1985-1986 de la politique des visas et du passeport européen, qui a beaucoup nui par exemple à la ville de Marseille, où l’on pouvait jusqu’alors faire facilement halte, venant du sud de la Méditerranée, pour acheter des produits et rendre visite à sa famille.

Troisièmement, en 2006, la loi du 24 juillet relative à l’immigration et à l’intégration dite « loi Sarkozy » a mis fin au dogme de l’« immigration zéro » en France. Avant elle, l’Allemagne avait commencé de rouvrir ses frontières en 2000, en créant une green card qui n’a pas rencontré un grand succès, et surtout en 2005, en instaurant un permis à points sur le modèle du Royaume-Uni. Comme ce dernier dispositif, la « loi Sarkozy » permet une immigration sélective, en distinguant les personnes très qualifiées de celles qui ne le sont pas et dont le séjour ne peut être que saisonnier.

Malgré ces ruptures, l’immigration s’est poursuivie. Toutefois, l’effectif d’étrangers en France – 3,6 millions – est resté très stable depuis vingt ans, car le nombre de nouveaux Français, avant de tomber à 130 000 l’année dernière, a longtemps été égal au nombre d’entrées nettes, soit environ 150 000. La France est ainsi devenue le cinquième pays d’immigration en Europe après avoir longtemps été le deuxième : l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni sont passés devant nous, le premier rang étant occupé par l’Allemagne.

En matière de politique migratoire, il convient aussi de distinguer les textes de leur application. Celle-ci a pris depuis les années quatre-vingt-dix un tournant sécuritaire qui s’est beaucoup accentué au cours des dernières années et a entraîné des effets pervers. En particulier, le nombre de régularisations a été beaucoup plus restreint en France que dans les pays du sud de l’Europe et même qu’en Allemagne, où la plupart des étrangers en situation irrégulière ont été régularisés, fût-ce de façon discrète. En outre, le durcissement des critères de regroupement familial a développé la clandestinité. Enfin, on a assimilé à tort travail peu qualifié et travail saisonnier : une partie des migrants concernés s’installe, d’autres reviendront. Le fait de rester ou de repartir ne dépend en effet pas de la seule qualification. On ne peut opposer immigration de peuplement et immigration de travail comme on l’a fait depuis 1945, et décider que les uns deviendront de nouveaux Français tandis que d’autres ne seront considérés que comme de la main-d’œuvre : en la matière, aucune règle générale n’est applicable, les choses se décident au cas par cas.

À mon sens, la politique française a donc été beaucoup trop frileuse, sévère et sécuritaire. Le rapport entre le coût des politiques de reconduction à la frontière – qui varie pour un individu de 3 000 à 35 000 euros, record atteint à l’époque où M. Éric Besson était ministre de l’immigration – et leur effet est disproportionné puisque la politique de retour et de réinsertion est en échec depuis trente ans. De plus, l’exemple de nos voisins montre que nous aurions pu éviter certains gâchis. En 1991, la France a interdit aux demandeurs d’asile de travailler, afin d’éviter que cette procédure ne soit détournée aux fins d’immigration économique alors qu’au même moment, l’Allemagne prenait le parti inverse. La mesure n’a eu aucun effet dissuasif et a conduit à ce que les demandeurs, dont 80 % seront déboutés, restent à la charge de l’État, directement ou par l’intermédiaire des associations qu’il finance, ce qui ne les prépare guère à entrer sur le marché du travail. Ceux dont la demande est acceptée souffrent ensuite d’une sous-évaluation de leurs diplômes et d’un sous-emploi de leurs compétences professionnelles parce que l’on considère que l’obtention du statut de réfugié résout tous les problèmes. Enfin, il est regrettable que notre politique migratoire ait été à ce point orientée au cours des dernières années par l’espoir de reprendre des voix au Front national, ce qui a détourné de décisions plus rationnelles.

Ce sont plutôt des raisons familiales qui fondent le choix de l’installation définitive ou du retour. En général, ceux qui ont fondé une famille restent. Les femmes repartent également moins volontiers que les hommes, car elles craignent que leur condition empire au pays et répugnent à quitter leurs enfants, lesquels préfèrent rester à l’exception des plus qualifiés ou de ceux qui sont au contraire en échec grave. Cependant, la plupart des immigrés sont arrivés en pensant qu’ils allaient rentrer chez eux. Les hommes sont d’autant plus désireux de le faire qu’ils ont beaucoup économisé pour envoyer de l’argent au pays et y faire construire une maison, en consommant relativement peu ici. Il arrive ainsi que la femme reste seule en France, entièrement abandonnée, y compris financièrement, tandis que l’homme parvenu à l’âge de la retraite refait sa vie au pays avec une compagne plus jeune et plus soumise.

Le choix du retour dépend aussi du pays d’origine. Lorsqu’il est en plein développement, comme la Turquie, de jeunes gens qualifiés qui peinent à trouver du travail en France ou en Allemagne sont tentés d’y retourner, mais dans la capitale plutôt que dans le village de leurs parents. Ce phénomène a un peu touché le Portugal jusqu’en 2008 et s’étend aujourd’hui au Maroc, où l’on revient créer une petite entreprise ou, pour les plus diplômés, bénéficier de la politique d’aide à la réinsertion des élites menée par le gouvernement.

Certaines des femmes concernées par l’immigration liée au care sont jeunes, d’autres ont déjà élevé des enfants. Les premières considèrent leur emploi comme temporaire, surtout si elles sont en situation irrégulière. En revanche, les femmes plus âgées qui ont peu de qualifications à « vendre » dans le pays d’accueil y voient un moyen d’accéder à une rémunération relativement élevée, en étant logées et nourries, ce qui leur permet d’économiser davantage pour envoyer de l’argent chez elles.

Le phénomène d’isolement des immigrés âgés est moins répandu à Paris qu’en province. On assiste toutefois à des « retours-échecs » de personnes qui ne se sont jamais senties à leur place ici, parce qu’elles ont souffert de discriminations, ont échoué dans leur vie professionnelle ou commis des actes de délinquance. Certains immigrés souhaitent par ailleurs retourner vivre en terre d’islam. Mais ils ne sont pas très nombreux à agir ainsi, faute d’avoir conservé le même mode de vie que leurs contemporains restés au pays. Les retours sont plutôt vécus de manière positive : on rentre au pays au moment de la retraite parce que l’on a réussi en France. A contrario, nombre de chibanis restent parce qu’ils ont le sentiment d’avoir échoué : ils se cachent dans les foyers pour éviter d’affronter leur famille, parce qu’ils ont connu des difficultés sentimentales, qu’ils ont abandonné leur femme, cessé d’envoyer de l’argent ou négligé leurs enfants. Il y a donc aussi des « installations-échecs ».

Enfin, l’isolement des femmes dans l’espace urbain, peu étudié, paraît moins prononcé que celui des hommes. Elles sont souvent restées plus proches de leurs enfants que les hommes qui les ont abandonnées – car il s’agit surtout de femmes qui ont été mariées – et sont, par exemple, souvent sollicitées pour garder leurs petits-enfants.

Pour ces personnes, le droit de vote aux élections locales représenterait un progrès considérable, car il permettrait de les consulter sur les politiques qui les concernent, qu’elles émanent des communes, des départements ou des régions : l’aménagement des modes d’habitat, l’animation de la vie associative locale, les problèmes sanitaires, sociaux, l’aide sociale et administrative, etc. On peut supposer que les immigrés âgés seraient sensibles à cette mesure et participeraient beaucoup aux élections, comme les autres personnes âgées en France.

M. le rapporteur. Comment la prise en charge des immigrés sans famille par les foyers de travailleurs migrants a-t-elle évolué pour s’adapter à leur vieillissement ?

Le phénomène des chibanis isolés, dont vous dites qu’il est numériquement assez marginal, ne masque-t-il pas les difficultés d’une majorité d’immigrés vieillissants qui composent des ménages « ordinaires » ? Comment ceux-ci sont-ils aidés par les associations
– par exemple par les associations civiques que vous avez étudiées –, par l’administration, par les services publics, dans le tissu urbain dense où ils résident généralement ? Selon Mme Bas-Théron, que nous avons entendue avant vous, leur prise en charge par les grandes institutions que sont la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés et la Caisse nationale d’assurance vieillesse est pour le moins timide, faute de volonté politique.

Mme Catherine Wihtol de Wenden. Le fait que ces personnes ne votent pas n’incite pas les acteurs locaux à les prendre en charge, d’où le désert associatif et l’absence d’aide sociale à cet échelon.

Les couples immigrés sont parfois moins isolés que les couples français car ils ont souvent eu plus d’enfants. N’oublions pas que la transition démographique est toute récente. En revanche, les femmes répudiées connaissent des situations de détresse car elles dépendaient du salaire de leur mari et ne peuvent pas toujours compter sur leurs enfants, surtout lorsque, tombés dans la délinquance ou dans la violence, ils ne fréquentent plus leur famille. Elles vivent de la charité familiale et, souvent, dans une très grande indigence.

Dans l’espace urbain, peu de structures permettent d’accueillir ces personnes, dont le faible niveau ou l’absence de scolarisation compliquent considérablement la vie quotidienne, sociale et culturelle.

Mme Françoise Dumas. J’ajoute que la prise en charge est disparate car les systèmes de protection sociale et la politique d’action sociale varient beaucoup selon les professions.

Mme Catherine Wihtol de Wenden. Elle l’est d’autant plus que certains immigrés ont eu des carrières « en dents de scie », dans le bâtiment par exemple, alors que d’autres ont été longtemps salariés de grandes entreprises.

M. le rapporteur. Avez-vous étudié les politiques menées par les pays d’origine pour accompagner leurs ressortissants ou les réintégrer dans la communauté nationale ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden. Cette question constitue un angle mort des politiques de ces États, qui ont déjà du mal à s’occuper de ceux qui sont restés au pays et qui commencent seulement à s’intéresser à leurs migrants, longtemps considérés comme des « traîtres » ou des « indésirables ». Lorsqu’ils le font, ils privilégient les jeunes diplômés et les cadres associatifs et ne se tournent guère vers les immigrés âgés, sauf – c’est notamment le cas du Maroc et de la Turquie – pour les inciter à investir dans des habitats collectifs en zone touristique ou en milieu urbain, où ils loueraient leur bien pendant la période de l’année où ils sont en France. Mais cette politique ne donne encore que de maigres résultats, car il s’agit en majorité de ruraux qui préfèrent faire construire une maison dans leur village pour montrer leur réussite.

M. le président Denis Jacquat. Merci, madame, de votre analyse et de la précision de vos réponses. Par votre constat et vos propositions, vous nous avez donné des pistes pour élaborer une politique rationnelle.

La séance est levée à seize heures.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 24 janvier 2013 à 14 heures

Présents. - M. Alexis Bachelay, Mme Françoise Dumas, Mme Hélène Geoffroy, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Denis Jacquat

Excusés. - M. Pouria Amirshahi, M. Philippe Bies, Mme Kheira Bouziane, M. Matthias Fekl