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No 1200

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 juin 2013.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur
l’approfondissement démocratique de l’Union,

ET PRÉSENTÉ

PAR Mme Danielle Auroi,

Députée

——

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Danielle AUROI, présidente ; Mmes Annick GIRARDIN, Marietta KARAMANLI, MM. Jérôme LAMBERT, Pierre LEQUILLER, vice-présidents ; MM. Christophe CARESCHE, Philip CORDERY, Mme Estelle GRELIER, M. André SCHNEIDER, secrétaires ; MM. Ibrahim ABOUBACAR, Jean-Luc BLEUNVEN, Alain BOCQUET, Emeric BREHIER, Jean-Jacques BRIDEY, Mme Nathalie CHABANNE, M. Jacques CRESTA, Mme Seybah DAGOMA, M. Yves DANIEL, MM. Charles de LA VERPILLIÈRE, Bernard DEFLESSELLES, Mme Sandrine DOUCET, M. William DUMAS, Mme Marie-Louise FORT, MM. Yves FROMION, Hervé GAYMARD, Mme Chantal GUITTET, MM. Razzy HAMMADI, Michel HERBILLON, Marc LAFFINEUR, Mme Axelle LEMAIRE, MM. Christophe LÉONARD, Jean LEONETTI, Arnaud LEROY, Michel LIEBGOTT, Mme Audrey LINKENHELD, MM. Lionnel LUCA, Philippe Armand MARTIN, Jean-Claude MIGNON, Jacques MYARD, Michel PIRON, Joaquim PUEYO, Didier QUENTIN, Arnaud RICHARD, Mme Sophie ROHFRITSCH, MM. Jean-Louis ROUMEGAS, Rudy SALLES, Gilles SAVARY, Mme Paola ZANETTI.

SOMMAIRE

___

Pages

RÉSUMÉ DU RAPPORT 7

SUMMARY OF THE REPORT 14

INTRODUCTION 21

I. SE SAISIR AVEC AUDACE DU DÉBAT SUR L’AVENIR DE L’EUROPE 25

A. ÉVITER DE FAIRE DE L’EUROPE LE BOUC ÉMISSAIRE DE NOS DIFFICULTÉS 25

1. Sans l’Europe, les Etats auraient subi une crise plus violente encore 26

2. La crise européenne de 2010 est la crise des égoïsmes nationaux 27

a) Une Union économique et monétaire interrompue à mi-chemin 28

b) Des nations qui hésitent à laisser l’Europe se saisir d’enjeux éminemment politiques 30

3. La sortie de la crise passe par plus d’Europe, et en particulier par une Europe de l’énergie et du climat 31

B. S’ARMER POUR RÉUSSIR LE GRAND DÉBAT SUR L’EUROPE 33

1. Sortir des faux débats et des faux semblants. 33

a) La querelle désuète de la souveraineté 33

b) La prétendue neutralité des règles 34

c) Le mythe de l’unanimité 35

d) Se résigner au statu quo, c’est accepter de continuer de mener une politique concentrée sur le seul grand marché 36

2. Formuler des propositions audacieuses pour s’approprier le débat sur l’avenir de l’Europe 36

II. UNE EUROPE ANCRÉE DANS LA DÉMOCRATIE ET ADOSSÉE À SES PARLEMENTS 37

A. QUE FAIRE ENSEMBLE ? UNE EUROPE COALISANT LES FORCES DES NATIONS ET PRENANT TOUTE SA PART POUR RÉPONDRE AUX DÉFIS DU XXIE SIÈCLE 37

1. Stopper la défiance en fondant notre union monétaire sur une solidarité sans faille 37

2. Garantir la convergence des politiques par la délibération démocratique au sein d’un parlement des parlements 41

a) Sortir du piège d’une gouvernance arc-boutée sur des règles punitives 41

(1) Les règles rigides et le risque d’une « Europe gendarme » 41

(2) Les contrats et la menace d’une « Europe maison de redressement »
43

b) Construire un gouvernement économique qui prenne en compte tous les éléments du bien-être commun 44

(1) Valoriser les biens publics européens financés par les États et lutter contre tous les dumpings 44

(2) Ancrer le Gouvernement économique dans la démocratie, en y associant les parlements nationaux 46

3. L’Europe doit prendre le relais des Etats pour assumer des missions que ceux-ci ne peuvent remplir seuls 46

a) Fonder les services publics européens de l’énergie et de la transition écologique, de l’aménagement des territoires et de l’industrie 46

b) Asseoir l’action européenne sur des financements innovants, l’impôt européen sur la fortune et la contribution énergie climat 48

B. COMMENT RENOUER AVEC LES PEUPLES ? LA CLARIFICATION DES RESPONSABILITÉS ENTRE DES INSTITUTIONS COMMUNES LIBÉRÉES DE L’EMPRISE DES NATIONALITÉS ET LA CRÉATION D’UNE ASSEMBLÉE DE PARLEMENTS NATIONAUX 50

1. Des institutions qui ne disposent pas aujourd’hui d’une légitimité à la mesure de ce qu’implique l’union politique 52

a) Une complexité et une confusion ne permettant plus d’encourager la formulation d’une vision ambitieuse et de programmes clairs pour l’Europe 52

b) L’impasse de l’intergouvernemental 54

2. Pour une Union puisant ses forces dans la démocratie parlementaire 57

a) Constituer rapidement un gouvernement économique européen, doté de son indispensable volet parlementaire 57

(1) Bâtir à partir d’une zone euro ouverte aux volontaires 57

(2) L’indispensable pendant parlementaire, construit à partir de la Conférence budgétaire 58

b) Insuffler la démocratie à tous les Etats d’une Union clarifiée 61

(1) Conforter les institutions chargées de représenter “le” peuple européen 62

(a) Un Parlement « des Européens » 62

(i) Réussir les élections de 2014 pour que les citoyens aient un réel choix sur l’avenir de l’Europe 62

(ii) Un vrai parlement fondé sur le principe « une personne une voix » et doté du droit d’initiative 63

(b) Recentrer la Commission européenne sur son rôle de force de proposition en la faisant procéder directement du peuple européen 63

(2) Instituer une assemblée des parlements pour représenter “les” peuples des Etats membres 64

TRAVAUX DE LA COMMISSION 67

Examen du présent rapport d’information 67

Communication de la présidente Danielle Auroi sur la mission effectuée par le Bureau de la commission à Bruxelles les 3 et 4 décembre 2012 70

Audition de M. Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, professeur associé à l’IEP de Paris, sur les défis d’une intégration européenne renforcée et de l’approfondissement démocratique de l’Union 76

Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères, de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, sur l’avenir de l’Europe 86

Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères et avec la commission des Affaires européennes du Sénat, de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre des affaires étrangères, chargé des affaires européennes, et de M. Michael Link, ministre délégué aux affaires européennes d’Allemagne, sur les conclusions du Conseil européen 106

Table ronde, conjointe avec la commission des affaires européennes du Sénat et avec les membres français du Parlement européen, sur l’approfondissement démocratique de l’Union et l’intégration solidaire, avec la participation de M. Jean Arthuis, M. Daniel Cohn-Bendit, Mme Agnès Bénassy Quéré, M. Jean Pisani-Ferry et M. Yves Bertoncini 120

Audition de M. Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, gouverneur honoraire de la Banque de France 142

Audition de M. Thomas Piketty, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire 155

Audition de M. Serge Guillon, secrétaire général des affaires européennes 165

Communication de la Présidente Danielle Auroi sur la mise en place de la Conférence budgétaire, prévue par l’article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance 179

Table ronde sur l’avenir de l’Union européenne, avec la participation de Mme Cynthia Fleury, professeur de philosophie politique, vice-présidente d’EuropaNova ; Mme Françoise Vergès, politologue ; M. Patrick Viveret, philosophe et essayiste ; M. Guillaume Duval, économiste, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques ; M. François Hartog, historien 182

ANNEXE : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
PAR LA RAPPORTEURE 201

RÉSUMÉ DU RAPPORT

La Commission des affaires européennes conduit depuis l’automne 2012 des travaux sur l’approfondissement démocratique de l’Europe.

Dans ce cadre, la rapporteure a souhaité dessiner dans le présent rapport d’étape quelques grandes propositions sur ce qui pourrait constituer une nouvelle vision pour notre Union. Leur ambition est d’inviter à la discussion, de nourrir le débat, d’encourager chacun à prendre sa part dans la grande réflexion sur l’Europe de demain.

Le nécessaire débat sur l’avenir

Ce rapport est fondé sur la conviction que le débat sur l’avenir de l’Europe ne peut plus être différé, que le fonctionnement de l’Union, aujourd’hui, peine à répondre aux attentes citoyennes. Si l’Europe continue ainsi, si nous demeurons figés à regarder l’Union abîmer irrémédiablement son lien avec ses peuples, les pires démagogues risquent de confisquer à leur profit le scrutin européen de 2014. Et les résultats seront un coup de tonnerre, mais un coup de tonnerre dans un ciel depuis bien longtemps orageux.

Si l’on veut que l’Union joue la part que les peuples attendent d’elle, si l’on veut sortir du piège de l’austérité, ce poison lent qui paralyse nos économies et ronge nos sociétés, si l’on veut se donner une chance de peser collectivement demain dans le monde, nous devons refonder l’équilibre des pouvoirs à Bruxelles. Nous devons remettre entre les mains du peuple, le seul légitime à agir, la détermination des choix fondamentaux.

Pour y parvenir, il importe d’abord de se débarrasser de quelques faux débats et faux-semblants.

Le premier piège de tout débat sur l’Europe réside dans la notion de souveraineté.

Elle fige artificiellement les positions selon des points de vue artificiels et périmés, opposant des « souverainistes » arc-boutés sur des souverainetés que, bien souvent, les nations ont dans les faits perdues depuis longtemps et des « fédéralistes » qui ne peuvent raisonnablement songer que l’on confie des compétences décisives à un « Bruxelles » qui n’a actuellement pas la légitimité pour les exercer. Car, sur l’essentiel et singulièrement en matière économique, il n’y a que des souverainetés d’ores et déjà partagées, où les décisions se prennent, notamment en matière économique, dans une zone mêlée où se rencontrent, interagissent et se contrôlent mutuellement les souverainetés nationales et européennes.

L’enjeu est donc moins de partager telle ou telle souveraineté que de clarifier les choses en fixant clairement qui fait quoi, et par conséquent en donnant la possibilité au peuple de contrôler et de changer de politique. À défaut, souveraineté partagée signifie souvent défaussement de responsabilités, chaque niveau trouvant dans l’autre le prétexte utile à son indécision ou son impuissance.

La prédilection pour des règles, à l’image du fétichisme des 3 %, est aussi dangereuse, en particulier dans le champ de l’économie. Elle donne l’illusion que les nations pourraient se contenter du respect de quelques principes simples pour être ensuite libres de faire dans leur coin ce qui leur chante. Cela s’apparente à l’ambition de fonder un code de la route sur l’unique principe que l’on doit s’arrêter au feu rouge.

Une autre notion à contester est l’illusion de l’unanimité indépassable, le mythe qu’il faut obligatoirement être 28 pour avancer. Or l’Union a toujours trouvé les moyens de laisser les plus déterminés aller de l’avant.

Et un dernier préjugé doit être rejeté : le sentiment que le combat serait perdu d’avance, que toute nouvelle ambition serait vouée à coaliser les forces conservatrices de l’Europe. Mais se résigner à l’Europe telle qu’elle est, c’est accepter qu’elle soit avant tout un grand marché obsédé par la concurrence.

Une vision pour l’Europe de demain

Débarrassé de ces préjugés, il est possible de dessiner à grand trait une vision pour l’Europe de demain.

Un gouvernement économique où les efforts des nations sont coalisés et mis en cohérence

L’urgence commande d’abord de stopper la défiance. Pour cela il faut mettre fin à la fragmentation des marchés financiers et des dettes souveraines des États de la zone euro qui les offrent en pâture à la spéculation et aux paniques épisodiques de la finance mondialisée.

L’union bancaire a, dans cet esprit, fait des progrès considérables, et l’essentiel est bien qu’à terme les États soient libérés de la redoutable hypothèque du financement isolé de risques bancaires qui dépassent très largement leurs moyens.

Mais, même libérés des risques des sauvetages des systèmes financiers, les États demeureront exposés aux dangers mortels du financement de leurs dettes publiques sur les marchés. La banque centrale a fait beaucoup en imposant, dans les faits, un plafond aux taux que les marchés peuvent facturer aux États. Toutefois, cette solution n’est que provisoire.

Il faudra bien avancer vers des eurobonds, ne serait-ce que pour avoir quelque visibilité sur les taux à long terme. Il est possible de formuler dès à présent des propositions précises, assises sur le projet des experts de la Chancellerie allemande d’un fond d’amortissement collectif des dettes supérieures à 60 % du PIB.

Il en va de même pour l’institution rapide d’un mécanisme de compensation des chocs asymétriques, par exemple fondé sur les assurances chômage, sur lequel il faudra tôt ou tard avancer si l’on veut que notre zone euro ait quelque chance de durer.

En contrepartie de ces solidarités assumées, les politiques économiques nationales devront être responsables et plus disciplinées, mais aussi plus convergentes.

Pour y parvenir, il est infiniment préférable de mettre en place des procédures de décision efficaces et transparentes, aptes à créer une réelle confiance entre les partenaires, plutôt que de s’en remettre à des règles rigides.

Le fétichisme des chiffres, qui caractérise les pactes de stabilité sans cesse révisés, s’est en effet révélée être une impasse. L’idée des contrats doit aussi être explorée avec prudence. Ces contrats risquent fort d’être une occasion de plus pour les Gouvernements de se défausser sur l’Europe de toutes les mesures douloureuses, opportunément couchées noir sur blanc dans de nouveaux diktats transformant notre Union en une maison de redressement qui s’aliénera un peu plus ses peuples.

Tournant le dos à ces procédures disciplinaires, il est possible de parcourir un chemin plus audacieux, et plus démocratique, où les grands choix économiques communs, comme la surveillance régulière des politiques nationales, seraient effectués dans l’enceinte légitime pour le faire, une assemblée issue des parlements dont la Conférence budgétaire serait l’embryon.

Surtout, les choix à terme effectués par cette assemblée seraient faits à partir d’une évaluation étendue et non biaisée de tous les aspects et de toutes les conséquences des politiques nationales.

Ainsi les intérêts facturés aux États sur les eurobonds pourraient être majorés ou minorés, en fonction des éléments « négatifs » qui affectent les conditions de vie communes, les dumpings fiscaux, sociaux et environnementaux au même titre que les dérapages budgétaires, et des éléments « positifs », les biens publics européens comme la défense, le soutien aux énergies renouvelables, la sauvegarde d’une base industrielle…, par lesquels un État finance seul des éléments qui ensuite profitent naturellement à tous.

Des services publics européens

Mais l’Europe doit aussi prendre le relais des États pour assumer des missions que ceux-ci ne peuvent remplir seuls.

Ces missions devront être claires et précises. L’Union devra disposer de tous moyens financiers et humains nécessaires à leur satisfaction, pour rompre avec la suspicion qui entoure l’usage des fonds communautaires par les autorités nationales et permettre aux peuples de juger et sanctionner l’efficacité de l’Europe. Parmi ces missions, trois sont prioritaires.

D’abord, l’institution d’un service public de la transition énergétique et de l’environnement permettrait de vite concrétiser l’Europe de l’énergie réclamée depuis longtemps. La logique voudrait que, progressivement mais rapidement, l’essentiel des incitations et des régulations applicables aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique, qui exigent des investissements d’une ampleur considérable, soient unifiées puis déterminées au niveau européen.

Deux autres missions pourraient efficacement être assumées par l’Europe : l’aménagement des territoires à l’échelle du continent, tant on sait combien le marché unique pèse sur la localisation des activités et sur l’emploi des travailleurs les moins qualifiés, et le soutien à l’industrie, dont l’échelle pertinente dépasse désormais nos nations.

Ces missions exigeront des moyens, donc un budget. Nous devons réfléchir à deux pistes d’avenir. Elles offriraient l’occasion de saisir deux bases fiscales qui ont échappé à nos États et qui jouent un rôle décisif dans les désordres économiques actuels : la richesse, en particulier mobilière, à travers un impôt européen de solidarité sur la fortune, et la mondialisation dérégulée, à travers une indispensable contribution climat énergie.

Quelles institutions pour l’union politique ?

Les nouvelles compétences dont l’Europe se saisit modifient radicalement les attentes que l’on peut légitimement former à l’égard de ses institutions.

Elles touchent en effet à la racine historique de la souveraineté, puisque le gouvernement économique européen exerce un impact sur le budget, donc sur le consentement à l’impôt, mission originelle de nos parlements.

Il est très improbable que ce chemin soit parcouru à 28, ce qui exerce de redoutables conséquences sur des institutions conçues aujourd’hui pour représenter tous les États membres de l’Union.

Dans ce contexte, l’union politique est une chimère si l’on ne change pas le mode actuel de décision de l’Europe.

Les institutions actuelles ne disposent ni de l’efficacité, ni de la légitimité nécessaire pour trancher sur des questions aussi importantes que la fiscalité, la protection sociale… Surtout, en l’état, elles se révèlent incapables de formuler des visions claires et alternatives, entre lesquelles le peuple puisse trancher, ce qui constitue le fondement même de la démocratie. Cela est particulièrement vrai pour le Conseil européen, dont l’hégémonie contraste avec le fait qu’il soit l’institution la moins transparente, la moins capable de fonctionner selon la ligne claire d’une majorité et d’une opposition, et la moins apte à fournir une vision ambitieuse pour l’Europe.

Une action efficace fondée sur ces compétences nécessairement partagées repose sur une étroite imbrication des niveaux européens et nationaux, qui implique pleinement les architectes quotidiens des politiques économiques que sont les parlements nationaux.

C’est pour répondre à ces deux objectifs que la principale proposition du présent rapport est la création d’une Assemblée des peuples européens, constituée de représentants des parlements nationaux. Elle disposerait notamment du pouvoir de co-décision sur toutes les matières liées à la gouvernance économique, en complément du Parlement européen.

Cette nouvelle institution permettrait en effet de refonder les institutions chargées d’incarner « le » peuple européen, en les libérant de l’exigence sclérosante de la représentation égalitaire des États.

La Commission, avec un effectif rationalisé par la fin du système « du » commissaire par État, serait librement composée par son Président. Lui-même serait clairement choisi par le peuple si chaque parti politique joue le jeu de désigner « son » candidat, dès les élections de 2014, et si les chefs d’État et de gouvernement respectent l’esprit du traité en soumettant au Parlement le chef de la coalition victorieuse.

Cette Commission ainsi relégitimée, avec la fusion des fonctions de son président avec celle du Président du Conseil européen, serait en mesure de reprendre sa mission historique : porter des propositions concrètes formant une vision ambitieuse pour l’Europe.

En face d’elle, on pourrait envisager l’élection d’un Parlement européen sur la base démocratique d’une personne une voix, par exemple en passant par la mise en place de listes transnationales pour une partie de ses membres. Ce Parlement mieux légitimé devrait pouvoir recouvrer la plénitude de ses attributions traditionnelles, avec un droit d’initiative et le dernier mot, avec l’Assemblée des peuples, sur certaines décisions, par exemple la détermination du cadre financier pluriannuel.

Une telle évolution institutionnelle suppose bien sûr de réviser les traités et soulève les naturelles appréhensions nourries par quinze longues années d’hésitations institutionnelles. Mais, là encore, si les partis politiques européens parviennent, l’année prochaine, à donner aux citoyens des alternatives claires sur l’avenir de l’Union, et par conséquent à conforter par le poids des suffrages des projets précis sur les questions institutionnelles, le texte de la future Convention sera dicté par le peuple, et il sera très difficile de s’y opposer.

SUMMARY OF THE REPORT

The Essential Debate on the Future of Europe

The debate on the future of Europe can no longer be postponed. Nowadays, the modus operandi of our Union does not appear to live up to the expectations of its citizens. If Europe remains on this present path, if we continue to observe as passive on-lookers the Union inexorably destroy its links with its peoples, the most dangerous demagogues of all could take full advantage of the European elections in 2014. Such an outcome could represent a real earthquake in a landscape which has been relatively troubled for some time now.

If we wish the Union to play the role which its peoples require of it, if we wish to escape the trap represented by austerity, this slow poison which paralyses our economies and eats away at our social systems, if we wish to regain a chance of having a certain weight in the future, then we must create a new balance of power in Brussels and return to the people, who are the only legitimate source of action, the power to decide on the basic choices carried out in its name and on its future, in Brussels.

To achieve such an objective, we must first of all set aside a number of spurious discussions and smokescreens

The first trap in any debate concerning Europe is that surrounding the idea of sovereignty. This notion artificially sets the playing field using positions from long out-dated debates. It opposes the “sovereignists” who are obsessed with the various aspects of sovereignty which frequently, in reality, nations have lost for some time now, to the “federalists” who cannot reasonably admit that important fields of decision-making can be granted to Brussels which has clearly not, as yet, the legitimacy to carry them out.

In fact, on the major issues and in particular those of an economic nature, almost all aspects of sovereignty are already shared and in these areas, decisions are taken in a zone which is to some extent

mixed and in which the notions of national and European sovereignty meet, interact and mutually monitor each other.

The major issue is thus less a question of transferring such and such an element of sovereignty but more one of clarifying the situation by clearly setting down who does what and thus providing the people with the power to monitor, challenge and modify policy.

Failing this, shared sovereignty often means abandoning one’s responsibilities with each side finding in the other’s apparent inaction a pretext for its own lack of decision or impotence.

The predilection for regulations, e.g. the obsession with 3 % etc., must be fought against strongly, notably in the economic field. It stokes the illusion that nations can get by with the compliance to certain simple principles in order to be free to do whatever they feel like in their own backyard. This looks like an attempt to base a Highway Code on the single principle that one must stop at a red light.

Another dangerous idea is that contained in the illusion of unanimity. This is based on the myth that for any decision to be taken, then all 28 members must be in agreement. This notion is already enough to stop the most ambitious members in their tracks as soon as they conceive of an original idea. But this myth is indeed a myth. The Union has always found the means necessary to allow its most determined members to progress when they were decided to do so.

There is a final received idea which must be overcome. This is the notion based on the fact that any battle will be lost in advance and that any new, ambitious project for Europe will naturally come up against the allied conservative forces of the Union. This implies resigning oneself to Europe as it stands. It means accepting that Europe relies entirely upon the dynamics created by the treaties and upon which the balance of power has been built. It is based on the concept that, above all else, the Union should remain a great market obsessed by competition.

A vision for tomorrow’s Europe

If we jettison such ideas, then we can begin to sketch out a vision for tomorrow’s Europe

An economic Government in which each nation’s efforts are brought together and balanced

The most urgent item to be dealt with is the current terrifying climate of distrust, i.e. to bring an end to the fragmentation of the financial markets and the sovereign debts of states of the Eurozone which have offered them up to the forces of speculation and to the episodic panic of the global financial markets.

Banking union has, in this field, led to considerable progress and the most important thing is the fact that in the long term states can be freed of the heavy burden of individually covering banking risks which are well beyond their means.

However, even if they are freed from the risk of rescue measures concerning the financial systems, states remain exposed to the deadly dangers of financing their public debts on the markets. The Central Bank has made enormous progress by imposing, in real terms, a ceiling on the rates which markets can charge states. Nonetheless this solution remains provisional.

We need to move towards Eurobonds even if only to get visibility on long-term rates. It is possible at the present moment to define a certain number of precise proposals based on the project of the experts at the German Chancellery to set up a collective repayment scheme on debts exceeding 60 % of GDP.

The same goes for the urgent establishment of a compensation mechanism for asymmetric shocks which could be based, for example, on unemployment insurance, and which must, sooner or later, be implemented if we wish our Eurozone to stand any chance of surviving.

The counterbalance to such new forms of solidarity requires national economic policies to be more disciplined as well as adopting a more convergent approach.

In order to reach this goal, it is clearly preferable to implement decision-making procedures which are efficient and transparent and which help create real trust between the partners rather than relying on rigid rules.

The road of imposing obsessive figures that has been stubbornly taken in the various stability pacts which are incessantly revised, has proved to lead to a dead-end. The notion of contracts between Member States and the EU on economic policies must also be dealt with very carefully. Such contracts run the risk of providing another opportunity for governments to pass onto to Europe the responsibility for all the painful measures. This would be far too easy as such measures would be precisely set down in new diktats and would transform our Union into a penitential institution which would further alienate its peoples.

If we set aside such disciplinary procedures, it is possible to follow a more audacious and more democratic path. On this path, the major mutual economic decisions, such as those concerning the regular monitoring of national policies, would be taken by the only body with a genuine legitimacy to do so i.e. an Assembly emanating from the parliaments. The Budgetary Conference represents the first step towards such a body.

Most importantly, the decisions which would be taken by this Assembly would be based on a broad and unbiased assessment of all the aspects and all the consequences of national policies.

Consequently, Eurobonds could be charged to states according to higher or lower rates, taking into account the “negative” elements which affect communal conditions such as fiscal, social and environmental dumping in addition to fiscal slippages, as well as the “positive” elements, common European matters such as defence, support for renewable energies, the safeguarding of an industrial base etc, through which a state finances alone the items which naturally then benefit all.

European public services

In addition Europe must intervene in order to carry out missions which each individual state cannot deal with alone.

These missions should be, in addition, clear and detailed and the Union should possess all the necessary human and financial means in order to accomplish theM. This should be done in such a way so as to clearly demonstrate the fallacy of any suspicion concerning the use of community funds by national authorities. It should also allow the people to judge and challenge the efficiency of Europe. Three such missions should have priority.

Firstly, the establishment of a European public service for energy transition and the environment would allow the notion of an energy sustainable Europe to be set up quickly. This would mean that, progressively but rapidly, the majority of incentives and regulations concerning renewable energies and energy efficiency which require such massive investment would be regrouped and then decided upon on the European level.

There are two other missions which could only really be taken on efficiently by Europe and no other entity : a) large-scale regional development and planning especially when one considers the impact of the single market on the location of economic activities and on the jobs and wages of most under qualified workers, b) support for industry whose scale now goes way beyond the remit of individual nations.

These missions will require a budget and thus funding. We must reflect upon two future tracks which would provide the opportunity to take advantage of two taxation bases which have so far escaped our states and which play a decisive role in the economic disorder of this century : wealth, in particular real estate, through a European solidarity tax on wealth and deregulated globalization through an urgent energy/climate contribution.

Which institutions for political union ?

The new powers which Europe is taking on radically change the nature of the expectations that one could legitimately have concerning its institutions.

They actually touch the historical root of sovereignty since whatever its form may take, European economic government has an impact on the budget and thus upon consent to taxation which is at the very basis of our parliamentary systems. They call into play highly charged political issues since any economic policy decision imposes choices and thus creates losers and winners.

In the end, it is highly unlikely that this path will be taken by all 28 member states and this will have significant consequences for the institutions which are conceived today in order to represent all the member states of the Union.

In such circumstances, political union is impossible within the current model of decision-making in Europe.

The current institutions do not have the necessary high public profile, nor do they possess the necessary efficiency or legitimacy, to adjudicate on issues as important as taxation or social protection. In addition, in current circumstances they are incapable of proposing a clear vision or a series of alternatives amongst which the people could choose. On top of this, the hegemonic institution which is the European Council, is precisely the least transparent, the least capable of working along the clear lines of a ruling majority and an opposition as well as being the least suited to providing an ambitious and active vision for Europe.

Finally, efficient action in the shared fields of competence is based upon close connections between the European and the national levels and this must fully involve the daily builders of economic policies – the national parliaments.

It is precisely in order to reply to these two aims that the main proposal of the present report is the setting-up of an Assembly of European Peoples which would be made up of representatives of national parliaments and which would, in particular, have the

power of co-decision over all matters linked to economic governance.

This new institution would have the effect of re-founding the bodies supposed to incarnate ‘the’ European people and would free them from the paralyzing requirement of equal representation of nations.

The Commission with its membership rationalized by the end of the ‘one’ commissioner per state rule, would thus be freely constituted by its President, him/herself clearly chosen by the people if the political parties play the game and put forward ‘their’ candidate as of the elections of 2014 and if the Heads of State and of Government respect the spirit of the treaty by putting forward to Parliament the head of the winning coalition.

Such a Commission, with a new legitimacy which would also include the combining of the offices of its President with that of the President of the European Council, would be in a position to reassume its historic mission : to come up with and to deliver an ambitious vision for Europe.

In parallel, it would be possible to propose the election of a European Parliament on the democratic basis of one person, one vote. One could also suggest that a certain number of its members could be elected from transnational lists. Such a more legitimate Parliament would better be able to carry out its traditional powers including the right to initiate law and to have the final say. It could share these powers with the Assembly of the Peoples in certain fields such as the drawing-up of any medium-term financial framework plans.

Such institutional development would clearly entail revising the treaties and would raise natural worries fed by fifteen long years of institutional introspection. But once again, if the European political parties manage, next year, to provide citizens with clear alternatives on the future of Europe and thus to gain support through the ballot box for precise plans on institutional questions, then the text of the future Convention will be written by the people. Thus it will be very difficult for the traditional conservative forces to dampen the most enthusiastic hopes.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Il faut avancer sans tarder vers une véritable union politique.

L’Europe ne peut continuer d’assister, impuissante, aux dévastations provoquées par une crise venue d’ailleurs mais dont elle subit aujourd’hui le coût principal, parce que ses hésitations, ses atermoiements et ses égoïsmes nationaux ont fait d’elle la proie aisée de marchés financiers paniqués.

L’Europe ne peut continuer de regarder, consternée, se creuser l’effroyable empreinte de la crise : des taux de chômage inconnus depuis soixante-dix ans (55 % des jeunes Espagnols), une explosion de la pauvreté à une vitesse fulgurante (un doublement en trois ans), le retour dans les pays les plus meurtris de maladies d’un autre âge, et des scènes que l’on n’aurait jamais cru revoir – des saluts nazis dans le parlement du foyer de la démocratie !

L’Europe ne peut continuer de laisser, indifférente, le vaste ressentiment des peuples se cristalliser sur ses fragiles institutions, parce qu’incapables de forger des armes à la hauteur de la crise, elles ont accepté de revêtir le masque de l’austérité.

D’Athènes à Lisbonne, des peuples subissent en son nom une crise d’une violence qui nous replonge aux heures les plus sombres de notre histoire.

D’Anvers à Helsinki, des citoyens sont tentés de se détourner d’une solidarité qu’ils perçoivent comme un fardeau, aveugles au prix exorbitant de leur égoïsme.

Dans un tel contexte, les élections européennes de 2014 s’annoncent comme un coup de tonnerre, mais dans un ciel depuis longtemps orageux.

Si l’Europe continue sur cette pente, si nous demeurons figés à regarder l’Union abîmer irrémédiablement son lien avec ses peuples, les pires démagogues confisquerons à leur profit un scrutin si crucial pour la respiration démocratique du continent.

La plus belle et la plus audacieuse aventure collective du siècle dernier, la rédemption exceptionnelle d’un continent dont les folies ont failli emporter le monde, l’instrument inattendu de la renaissance de nos peuples sur les ruines du premier XXe siècle, apparaît aujourd’hui plus fragile que jamais.

Cette fragilité est paradoxale. L’Union européenne n’était pas populaire il y a quelques décennies, elle était, globalement inconnue. Si elle prend désormais une telle place dans le regard des peuples, c’est parce qu’elle concentre toutes les attentes.

Parce que les peuples attentent d’elle qu’elle les aide. Parce que chacun commence à comprendre que face à l’épuisement de notre modèle productiviste, face aux forces de désintégration sociale de la mondialisation, face à la menace mortelle du changement climatique, nos États seront suicidaires s’ils restent en compétition les uns face aux autres. Désunis, ils demeureront impuissants.

Désormais que chacun voit bien la part que l’Europe prend à notre avenir, la voici soumise à l’épreuve, légitime et saine, du jugement des citoyens.

Or, dans son état actuel, l’Union n’a pas les moyens de répondre à ces attentes.

Elle ne dispose que de moyens financiers dérisoires – moins du centième de notre richesse annuelle collective. Son mode de décision, d’une complexité exceptionnelle, bloque plus qu’il n’encourage l’émergence de réponses audacieuses ou nourrit une vision pour l’avenir. Pire, prostrée dans un silence découragé sur son avenir depuis l’échec du référendum français de 2005, l’Europe n’ose même plus formuler un projet.

Or si l’on veut que l’Union joue la part que les peuples attendent d’elle, si l’on veut sortir du piège de l’austérité, ce poison lent qui paralyse nos économies et ronge nos sociétés, si l’on veut se donner une chance de peser demain, nous devons accepter de refonder l’équilibre des pouvoirs sur le continent.

Nous devons commencer sans tarder par le gouvernement économique européen, dans toutes les directions – la fiscalité, le social, la solidarité, la nouvelle politique de l’énergie…

Nous devons en tirer toutes les conséquences, en remettant dans les mains du peuple, le seul légitime à agir, la détermination des choix fondamentaux. L’Europe a besoin d’un gouvernement pour le peuple européen et par le peuple européen.

La conviction que la sortie de crise passera par une union plus étroite, et que cette union plus étroite est inséparable de l’approfondissement démocratique de l’Europe, a animé les travaux engagés dès l’été 2012 par votre Commission des affaires européennes.

L’audition de nombreuses personnalités, à Paris comme à Bruxelles, en présence de nos collègues des autres commissions de l’Assemblée, de la commission des Affaires européennes du Sénat ou du Parlement européen, nous ont permis d’aborder les grands enjeux, et les nombreuses facettes de cette question démocratique européenne. Une question démocratique, non un « déficit », car la démocratie n’est pas une donnée comptable que l’on peut mesurer, c’est un fait, brut et éloquent, qui existe ou n’existe pas, lorsque le peuple peut, ou ne peut pas, choisir les politiques qui façonnent son destin.

À partir de ces premiers débats, la Rapporteure a souhaité dessiner à grand trait quelques grandes propositions sur ce qui pourrait constituer une vision pour notre Union. Leur seule ambition est d’inviter à la discussion, de nourrir le débat, d’encourager chacun à prendre sa part dans la réflexion sur l’Europe de demain.

I. SE SAISIR AVEC AUDACE DU DÉBAT SUR L’AVENIR DE L’EUROPE

A. Éviter de faire de l’Europe le bouc émissaire de nos difficultés

L’Europe paie aujourd’hui le plus lourd tribut à une crise pourtant née dans le dévoiement de pratiques financières largement étrangères à ses traditions (les dettes globales dépassaient ainsi en 2007 225 % du PIB aux États-Unis et au Royaume-Uni et 320 % au Japon lorsqu’elles n’atteignaient pas 190 % dans la zone euro).

Elle concentre aujourd’hui les inquiétudes de la planète alors même qu’elle a conservé tout au long de la dernière décennie d’honorables performances économiques (avec en particulier un emploi (+15 %) deux fois plus dynamique et une industrie (16 % de la valeur ajoutée) continuant de peser le double de celle des États-Unis) et surtout humaines (avec notamment un taux de pauvreté de moitié inférieur à celui des pays anglo-saxons) et environnementales (avec par exemple une réduction de près de 10 % des gaz à effet de serre par rapport à 1990).

Elle est dénoncée comme « l’homme malade » de l’économie mondiale au mépris d’une évidence : aucune autre société n’offre un équilibre aussi ambitieux entre le dynamisme économique, la garantie des libertés, la force des solidarités et le respect de l’environnement.

Il n’en demeure pas moins que, depuis 2010, l’Union peine manifestement à répondre aux défis qui se succèdent. Elle semble comme frappée par une malédiction d’échecs, comme incapable de penser son avenir.

Ainsi, à peine récoltait-elle les premiers fruits d’une relance laborieusement mais réellement concertée face au désastre de l’automne 2008 qu’elle se fourvoyait dans la crise grecque. Elle a mis deux ans pour donner la réponse qui aurait permis d’éviter la crise de dette souveraine : aucun État ne sortira de la zone euro et ses partenaires et ses institutions feront tout pour s’en assurer.

C’est ainsi que le grand geste de solidarité grâce auquel les uns prêtent désormais près de 3 % de la richesse commune à leurs concitoyens plus vulnérables a été gâché par l’extraordinaire complexité des réponses apportées dans cette course effrénée derrière les marchés où l’Europe a pris le risque de perdre en chemin ses propres citoyens. Et où elle a réussi l’exploit de s’imposer comme un bouc émissaire accusé tout à la fois d’imposer ici, par idéologie, les diktats de l’austérité et du libéralisme aveugles et de dilapider là, par laxisme, les efforts laborieux des peuples plus prévoyants.

■ Puis, à peine la dramaturgie anxiogène des sempiternels sommets de la dernière chance parvenait-elle à forger les outils de la solidarité que l’Europe commettait la folie de s’infliger, sur les braises encore chaudes d’une crise à la mesure de 1929, la plus forte dose d’austérité jamais administrée à une économie (près de cinq points de PIB de contraction budgétaire en deux ans).

L’expérience montre que l’austérité, lorsqu’elle est violente et massive, exerce un impact dévastateur sur les économies anémiées où des agents surendettés sont incapables de prendre le relais de l’État. Les multiplicateurs budgétaires y tournent à plein régime, précipitant les économies dans un cycle dépressif et augmentant le prix à payer pour atteindre des objectifs budgétaires sans cesse éloignés par la récession.

Pire, loin d’être un mauvais moment à passer, l’austérité et son cortège d’investissements interrompus, de générations abîmées par le chômage de masse, et de retards fatals dans le combat contre le réchauffement climatique meurtrit durablement les sociétés.

■ Enfin, à peine comprenaient-ils que cette voie est une impasse en acceptant de ralentir le rythme de « l’assainissement budgétaire », que les chefs d’État et de gouvernement, utilement concentrés sur les ressorts à long terme de notre prospérité – pacte pour la croissance et pour l’emploi, sommets européens consacrés à la lutte contre l’évasion fiscal et à l’Europe de l’énergie, donnaient-ils de nouveaux et désastreux témoignages de leurs impuissances, échouant à rapidement faire le ménage dans les paradis fiscaux ou à mobiliser les maigres moyens communs pour relayer des efforts d’investissements que ses États exsangues ne peuvent plus consentir.

Mais que l’Europe soit le foyer de ces crises et le théâtre de ces impuissances ne signifie pourtant pas qu’elle en soit responsable, tant il existe une profonde part d’injustice dans le procès fait aux institutions européennes.

1. Sans l’Europe, les États auraient subi une crise plus violente encore

Avec ou sans l’Union européenne, aucune économie industrielle irriguée par les flux de la finance mondiale hypertrophiée n’aurait pu échapper au tsunami de la crise de 2008.

Avec ou sans l’Union européenne, aucun État n’aurait pu s’abstraire du choc dramatique de l’extinction des marchés interbancaires à l’automne 2008 et n’aurait pu s’épargner l’indispensable mais dispendieux sauvetage de l’activité en 2009.

Avec ou sans l’Union européenne, aucun pays de taille modeste n’aurait pu s’isoler des raids spéculatifs de marchés affamés par la brutale disparition des subprimes.

Avec ou sans l’Union européenne, aucune nation étouffée par sa dette publique n’aurait pu s’exonérer des mouvements de paniques financières qui, avec ou sans l’Union européenne, auraient mis à genou les plus vulnérables d’entre elles et les auraient soumis, sous le contrôle des traditionnels experts du FMI, aux brutales cures déflationnistes qui jalonnent l’histoire des crises financières.

A l’inverse, sans l’euro, il est probable que nous aurions ajouté à ce choc des dettes publiques une probable guerre des monnaies à l’intérieur de l’union comparable à celle qui avait précipité le continent au bord du gouffre en 1993.

Car, de la même manière qu’ils démontrent combien l’austérité est dangereuse, nombre d’économistes enseignent que l’ajustement des monnaies demeure un processus violent, instable et totalement déconnecté des fondamentaux de l’économie.

Sans l’euro, une guerre entre nos monnaies n’auraient fait qu’ajouter à la crise, précipitant les plus faibles dans l’engrenage fatal des dévaluations incontrôlées, qui appauvrissent violement leurs populations, et les plus forts dans le piège de la surévaluation monétaire, qui condamne des pans entiers de leurs industries.

C’est l’un des grands paradoxes de cette crise, qui mérite que l’on s’y arrête. Un seul acteur y a en effet joué sans fausse note sa difficile partition.

La Banque centrale européenne a fait preuve d’une créativité salutaire, prenant rapidement la mesure des risques et menant dans les faits la politique monétaire la plus expansionniste jamais observée dans l’histoire européenne. Elle a même assumé la plus large part dans ce qu’il faut bien appeler le sauvetage de la monnaie unique à l’été 2012. Il est peu probable que dix-sept banques centrales autonomes, parmi lesquels la plus influente n’était pas, loin s’en faut, la mieux prête aux innovations monétaires indispensables pour survivre dans cette crise, auraient atteint un bilan aussi positif.

2. La crise européenne de 2010 est la crise des égoïsmes nationaux

Si l’Europe a pêché dans la crise, c’est avant tout d’avoir tant tardé pour fédérer efficacement les efforts des États.

C’est de les avoir laissé exposés, fragiles et en ordre dispersé, aux assauts d’une spéculation d’autant plus triomphante qu’elle pouvait aisément sauter de proies en proies au rythme erratique des réponses communes.

C’est d’avoir mis tant de temps à faire taire les marchés en brandissant devant eux l’arme d’une solidarité inflexible.

Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir considérablement évolué.

Bien peu sont ceux qui auraient cru, il y a seulement trois ans, que les États de la zone euro débattraient aujourd’hui en commun des détails de leurs politiques économiques.

Qu’ils assumeraient dans leurs budgets nationaux le coût et les risques de garanties accordées à leurs partenaires pour près de 3 % de la richesse européenne.

Que les taux d’intérêt pratiqués à tous les pays de la zone euro seraient, de fait, plafonnés par l’assurance que la Banque centrale interviendra immédiatement s’ils dépassent un niveau qu’elle juge incompatible avec la survie de l’union.

Ce chemin, parcouru bien vite à la mesure du tempo de la construction européenne, est pourtant manifestement insuffisant.

Cela montre à quel point l’Europe partait de loin.

a) Une Union économique et monétaire interrompue à mi-chemin

La première erreur qui a failli nous emporter est d’avoir cru que l’on pouvait tirer collectivement tous les avantages de la monnaie unique sans que personne n’en assume jamais les inéluctables charges.

Nous avons d’abord estimé possible de jouir d’une monnaie commune sans qu’il soit nécessaire de coordonner, voire même de débattre sérieusement de nos politiques économiques respectives, sans parler de bâtir un gouvernement économique, élément clé d’une union politique.

Tirant les bénéfices immédiats de la convergence des taux d’intérêt liée à l’introduction de l’euro, qui tout à la fois allégeait soudainement le financement des États, garantissait une irrigation ininterrompue en capitaux et relâchait la contrainte de la balance extérieure, les nations de l’euro ont ainsi mené tout au long des années 2000 des politiques économiques indifférentes à leur conséquence sur leurs voisins, qu’elles pêchent d’ailleurs par laxisme budgétaire ou à l’inverse qu’elles affaiblissent durablement leurs partenaires par un effort déflationniste isolé.

Ces stratégies désordonnées ont alimenté un cercle vicieux par lequel les excédents financiers conquis par les États s’imposant une sévère cure d’austérité salariale, ne trouvant pas à se placer dans des économies nationales anémiées, ont nourri des bulles spéculatives, en particulier immobilières, dans les pays les plus dynamiques et les plus vulnérables.

Au début de l’été 2007, au même moment et sans éprouver la nécessité ne serait-ce que d’en informer Bruxelles, l’Allemagne, aux brillantes performances extérieures, a ainsi décidé de brider un peu plus sa demande intérieure avec une hausse de trois points de sa TVA pendant que l’Espagne, où le déficit commercial et les prix immobiliers atteignaient des records, introduisait des prêts hypothécaires à 50 ans et que la France s’aventurait dans une redistribution fiscale au profit des plus riches, s’estimant soudainement déliée de ses engagements européens.

L’interruption brutale des flux de crédits à l’automne 2008 a sifflé la fin de ce jeu-là, mettant un terme au recyclage des excédents dans la zone euro et précipitant l’éclatement des bulles au moment précis où les États consentaient le lourd effort du soutien à l’activité.

Un effet château de cartes a rapidement conduit chaque nation à mener précipitamment « sa » politique d’austérité sans comprendre qu’additionnées, « ces » politiques s’apprêtaient à tuer la croissance sur tout le continent.

Cette panique trouve sa source dans le second grand vice de construction de l’Union monétaire.

Privé de tout mécanisme de solidarité entre les États et du parachute que constitue l’intervention en dernier recours de la Banque centrale, l’euro a été bâti sans aucun instrument efficace pour faire face à la moindre crise l’affectant.

Le compromis de 1992, par lequel l’Allemagne n’a consenti à partager les fruits de la solidité de sa monnaie qu’à la condition que chacun reste seul responsable de son destin économique et budgétaire, a en effet écarté les deux traditionnelles soupapes de sécurité des zones monétaires.

L’interdiction de la monétisation des dettes publiques a privé l’euro d’un prêteur en dernier recours, une Banque centrale forte de sa capacité illimitée de créer de la monnaie et apte à acheter des titres publics des États acculés à la faillite par l’explosion des taux d’intérêt provoquée par la panique des marchés.

La clause de non renflouement a en parallèle interdit que les États vulnérables puissent bénéficier d’une quelconque assistance de la part de leurs partenaires.

Ces deux freins cumulés étaient tellement excessifs qu’ils ne furent jamais pris au sérieux par les acteurs économiques.

Ils reposaient sur le principe, absurde dans une union où nos destins sont inextricablement liés, qu’un État victime d’une forte vague de défiance pouvait être mis en faillite.

Et ils découlaient du postulat, déraisonnable dans une économie aussi intégrée que l’Union européenne, que les partenaires d’un État en faillite pourraient s’abstraire des conséquences d’une faillite de l’un des leurs.

Privé d’une solidarité, même minimale, contre la défiance, dépourvu de la soupape de sécurité, même encadrée, du financement de la Banque centrale contre les assauts de la spéculation, démuni d’outils, même embryonnaires, pour coordonner les efforts des États dans le paroxysme d’une crise globale, l’euro s’est révélé extraordinairement vulnérable au pire moment.

b) Des nations qui hésitent à laisser l’Europe se saisir d’enjeux éminemment politiques

Cette incomplétude presque fatale, cette Union dangereusement figée dans une forme inachevée, vient de loin.

Elle découle du brusque ralentissement de la marche européenne dans le courant des années 1990. À partir de 1992, en effet, les États ont refusé tout transfert significatif de souveraineté – et notre pays porte une responsabilité cardinale à cet égard. Ils ont reporté leur énergie sur une interminable introspection institutionnelle pour adapter, sans grand succès, le fonctionnement des institutions à la nouvelle donne liée à l’élargissement. L’approfondissement de l’Union – si souvent évoqué – ne s’est jamais réalisé, alors que l’élargissement s’est vite concrétisé, sous la pression légitime des États libérés du totalitarisme.

Mais l’incomplétude actuelle plonge ses racines plus profondément encore, rejoignant l’une des tendances les plus constantes de la construction européenne.

Les nations ont toujours répugné à confier à l’Europe des compétences autres qu’essentiellement techniques et fonctionnelles, se refusant à lui faire franchir la « porte sacrée de la politique », c’est-à-dire à lui confier un rôle décisionnaire dans des domaines au cœur des contrats sociaux noués avec leurs peuples.

Dès après l’échec de la Communauté européenne de Défense, les pères fondateurs ont ainsi adopté une approche pragmatique et économique, consistant à déléguer à des institutions à la légitimité essentiellement technicienne (la Haute autorité de la CECA puis la Commission européenne en coopération et sous le contrôle d’un Conseil rassemblant des ministres agissant ici dans la sphère étroitement administrative de leur mandat) des matières à faible intensité politique (à l’exemple du désarmement tarifaire des années 60). Seule la politique agricole aurait pu nourrir de réels débats politiques si elle n’avait pas été si manifestement construite pour apaiser les répugnances françaises à s’engager dans l’aventure européenne.

Les compétences européennes ont certes acquis au fil des années une dimension politique prégnante. Mais elles l’ont fait presque par hasard, loin des intentions de leurs inventeurs, lorsque la politique commerciale a pris une importance décisive dans la mondialisation ou lorsque la politique de la concurrence est devenue l’instrument privilégié du renouveau libéral.

Même les grands instruments de la relance communautaire du tournant des années 1980, le marché unique et l’euro, en dépit de leur importance politique, ont été présentés comme neutres et dépolitisés, dans le mythe qu’il est possible de mener une politique monétaire « objective », concentrée sur le critère « technique » de la stabilité des prix et indifférente à ses conséquences sur les citoyens.

Dans le même esprit, les compétences reconnues à l’Union depuis 1992 dans les matières sensibles de la coopération civile, judiciaire et policière, se sont concentrées sur l’établissement, politiquement consensuel, d’un espace commun facilitant la vie et les déplacements des citoyens.

De telles préventions historiques éclairent les fortes réticences des États à donner à l’Europe une capacité de décision dans les matières essentielles que forment les politiques budgétaires, les choix fiscaux et les conséquences sociales des grandes orientations imprimées aux politiques économiques.

3. La sortie de la crise passe par plus d’Europe, et en particulier par une Europe de l’énergie et du climat

■ Ce raidissement devant tout partage de souveraineté explique aussi la prédilection des États, peu désireux d’assumer devant leurs peuples les avancées de l’intégration, à mettre en place des mécanismes complexes, opaques et soustraits au contrôle démocratique.

En définissant des mécanismes européens de stabilité financière aux subtilités incompréhensibles pour les opinions publiques, les dirigeants européens ont ainsi réussi l’exploit de nourrir les fantasmes opposés de ceux qui critiquent le laxisme de l’Europe (et il est vrai que les partenaires assument la garantie collective des prêts accordés aux plus vulnérables) et de ceux qui dénoncent la violence de ses diktats (tout comme il est vrai que ces prêts sont assortis de conditions draconiennes privant leurs « bénéficiaires » de toute marge de manœuvre économique).

Dans un esprit comparable, les inéluctables sujétions imposées par la mise en cohérence des politiques économiques ont pris la forme, parfaitement technocratique, des « recommandations » sur les programmes économiques et budgétaires des États membres. Rédigés en hâte, au début de l’été, par la Commission européenne, ces avis européens sur les projets économiques nationaux ne font jamais l’objet d’un débat démocratique dans une enceinte parlementaire. Et personne ne rappelle que ces recommandations sont en fait des proposions débattues par le Conseil des ministres, qui seul dispose de la prérogative de les adresser ensuite aux États.

■ En pensant, par ces subtilités, éviter toute avancée spectaculaire de l’intégration européenne, les États ont surtout pris le risque d’écarter durablement l’Europe de ses peuples. Et ils persistent à se priver des seuls instruments dont ils pourraient disposer pour exercer une prise sur leur futur.

Qui peut raisonnablement croire qu’un État, même de la taille des premières économies européennes, peut réellement agir à contre-courant en engageant des relances budgétaires isolées lorsqu’entre le quart et la moitié de son économie est relié à ses partenaires ?

En parallèle, instruit des expériences irlandaises ou chypriotes, qui peut aujourd’hui légitimement prétendre que les choix économiques fondamentaux effectués par une nation appartenant à une zone monétaire intégrée ne regardent en rien ses partenaires ?

Qui peut penser qu’un pays européen, seul, pourrait aujourd’hui se libérer de l’étreinte des marchés ?

Nous ne pourrons sortir du piège fatal de l’austérité et continuer de peser qu’ensemble, en nous donnant les moyens de mener une politique globale et cohérente.

Ce raisonnement s’étend d’ailleurs bien au-delà des données financières.

Comment nos nations seules pourraient-elles protéger efficacement notre modèle social et environnemental contre les assauts de la mondialisation, lorsque les nouveaux Géants qui émergent jouent avec autant d’aisance de nos divisions, à l’image des atermoiements récents face au dumping chinois sur les panneaux photovoltaïques ?

De manière plus offensive encore, nous savons bien que les défis devant nous, le creusement des inégalités, les comportements égoïstes des plus riches et les dangers du réchauffement climatique, ne pourront être résolus qu’à l’échelle européenne.

Il en va jusqu’au rôle historique de l’Europe, modèle de construction de la paix entre ennemis d’hier, modèle de créativité dans la constitution d’une société plus humaine et respectueuse de l’environnement, et modèle de gouvernance dans un monde multipolaire.

Après la communauté du charbon et de l’acier, après la politique agricole commune, il est temps de réaliser une troisième étape. Celle-ci sera l’Europe de l’énergie et de l’environnement, qui nous permettra de répondre aux défis de la transition énergétique, du développement soutenable et de la lutte contre le changement climatique.

B. S’armer pour réussir le grand débat sur l’Europe

1. Sortir des faux débats et des faux semblants.

Réussir le débat sur l’avenir de l’Europe impose au préalable de le libérer des notions qui le prennent généralement en otage.

a) La querelle désuète de la souveraineté

Le concept le plus dépassé est celui de souveraineté, dans la dimension exclusive qu’il comporte dès que l’on aborde les questions européennes où se figent les fronts artificiels des « souverainistes » et des « fédéralistes ».

■ On l’a vu, des éléments décisifs de la plupart des « souverainetés » que l’on garde jalousement, la monnaie, le budget, la fiscalité, notre modèle social, ont, dans les faits ou en application des traités, échappé depuis longtemps aux États. Pour autant, il ne saurait être question de les transférer de manière brutale à un niveau prétendument fédéral dont chacun reconnaît qu’il ne dispose pas à ce jour de la légitimité pour les absorber.

En pratique, les décisions se prennent aujourd’hui dans une zone en quelque sorte mêlée où se rencontrent, interagissent et se contrôlent mutuellement les légitimités nationales et européennes.

Cette sphère partagée occupe en particulier l’essentiel du champ économique et financier. Elle recouvre des décisions, prises au niveau national mais sous l’influence ou dans les bornes fixées par les règles ou les préoccupations européennes. Elle embrasse aussi ces nombreuses politiques européennes qui aménagent une très forte marge d’appréciation et de liberté aux États chargés de les mettre en œuvre.

Si elle concentre de plus en plus de choix décisifs, cette sphère est toutefois très mal connue, les médias traditionnels lui préférant la dramaturgie plus spectaculaire des élections nationales où les candidats prétendent s’abstraire des contraintes européennes.

Il faut reconnaître que l’exercice de ces compétences partagées tend à brouiller les responsabilités en dissimulant les ressorts exacts de la décision. Il contrevient directement au principe fondamental de la démocratie qui exige que le peuple puisse choisir les politiques qui encadrent son destin.

– La démocratie impose d’abord que l’on sache clairement qui fait quoi.

Ainsi, s’il est absurde de prétendre délimiter de manière rigide des compétences qui relèvent nécessairement de niveaux distincts, il importe d’expliquer clairement aux citoyens qui prend quelle part dans la décision finale.

A défaut, compétence partagée signifie souvent défaussement de responsabilités, chaque niveau trouvant dans l’autre le prétexte utile à son indécision ou à son impuissance.

– Ensuite, pour que le peuple décide, il faut que lui soient présentées, en termes clairs, des alternatives concurrentes.

L’aventure européenne est depuis son origine menacée par le fléau de la pensée unique, qui fait croire aux institutions communes qu’elles incarnent « le » choix raisonnable contre les jeux mesquins et rétrogrades des théâtres politiques nationaux.

Cette pensée unique, aujourd’hui incarnée par le triomphe technocratique des impératifs libéraux de la concurrence « bonne par essence » pour les économies et de la compétitivité « saine » quel qu’en soit son coût social et environnemental, s’impose surtout lorsqu’elle ne rencontre pas en face d’elle des adversaires résolus, confortés par une vision alternative cohérente de ce que peut être une Europe différente.

– Enfin, la démocratie repose sur la possibilité pour le peuple de sanctionner ses dirigeants, en leur retirant sa confiance si nécessaire.

Et sur ce front aussi, l’Europe demeure fragile.

Qui sanctionner en cas d’échec ? Un Parlement européen fonctionnant le plus souvent dans le silence des médias et selon des jeux politiques complexes ? Un président de l’Europe qui borne ses ambitions à accoucher des compromis entre des chefs d’État et de gouvernements intraitables ? Un président de la Commission européenne souvent figé en directeur général de services administratifs, animé d’une idéologie qui ne dit pas son nom ? Ou, lorsque le folklore des présidences tournantes trouve un terreau favorable, un chef d’État qui s’improvise pendant six mois grand leader du continent ?

b) La prétendue neutralité des règles

Le deuxième grand mythe qui obère toute discussion réaliste sur l’Europe de demain, c’est l’illusion de l’omnipotence des règles, notamment dans le domaine économique. La prétention qu’il suffirait de fixer quelques règles simples au niveau européen, de dresser quelques « bornes » infranchissables, pour que les nations s’estiment quittes de leurs obligations européennes et puissent, dès lors qu’elles respectent quelques critères, jouir de la plénitude de leur souveraineté.

Cette conception est inefficace. Imaginer que quelques règles simples suffisent à solder nos responsabilités les uns envers les autres est aussi dangereux que de fonder un code de la route sur le seul principe que l’on doit s’arrêter au feu rouge.

Ce credo des règles s’est heurté au réel avec le pacte de stabilité, qui faisait croire que les États pouvaient être efficacement contrôlés à partir du seul critère des 3 % de déficits. De même, l’inanité et les insuffisances notables des deux grands principes de non renflouement des États et de l’interdiction de tout financement d’État par la Banque centrale européenne ont été remis en cause dès qu’est apparu clairement ce qu’ils signifiaient : que l’on pouvait laisser un pays s’effondrer et entraîner tous ses partenaires dans sa chute.

Mais il existe une deuxième limite à la gouvernance par les règles.

Les règles n’ont que l’apparence de la neutralité et de l’objectivité. Elles sont le reflet, le symptôme et l’acteur d’une politique.

Ainsi, le pacte de stabilité, même réformé, dès lors qu’il se borne à fixer une limite aux déficits publics – et non, par exemple, au taux de chômage, ou à l’importance de la pauvreté…, favorise de manière disproportionnée les politiques de restriction budgétaire et fait de l’assainissement budgétaire la priorité des politiques économiques.

Dans un esprit comparable, l’indépendance de la Banque centrale européenne colore nécessairement la politique monétaire, puisqu’un organe technique et sans responsabilité politique est naturellement porté à conduire des stratégies à faible intensité politique.

c) Le mythe de l’unanimité

Un troisième mythe entrave les débats européens. C’est l’illusion de la Grande Europe unanime, la conviction sclérosante que l’on ne peut avancer qu’à vingt-huit et au même rythme.

Une telle approche, verrouillée dans l’exigence d’unanimité pour modifier, puis ratifier les traités, interdit dans les faits toute avancée significative de l’intégration, puisqu’un seul pays de 400 000 habitants peut prendre en otage plus de 500 millions d’Européens.

Pour autant, cet argument est historiquement infondé.

En pratique, l’Europe n’a jamais avancé à l’unanimité.

Les traités ont toujours aménagé des exceptions, comme les « opt out » britanniques ou le format réduit de la zone euro. De la même manière, les États déterminés à avancer ont toujours su imaginer des procédures pour avancer, empruntant souvent, lorsque le chemin des traités européens était bloqué, la voie des accords inter-gouvernementaux.

Il est tout aussi faux de prétendre qu’un État peut, seul, faire dérailler le fruit de longues années de négociations, comme peuvent en témoigner les Irlandais.

d) Se résigner au statu quo, c’est accepter de continuer de mener une politique concentrée sur le seul grand marché

Le dernier préjugé à combattre est le sentiment que le combat serait perdu d’avance, que toute nouvelle ambition européenne serait vouée à se heurter aux forces rétrogrades de l’Union.

Mais ne pas proposer de nouvelles idées, se résigner à l’Europe telle qu’elle est, c’est accepter qu’elle repose toute entière sur la dynamique à laquelle les traités ont donné le plus de force : la concurrence et le marché unique. C’est laisser se déployer la logique des institutions actuelles, organisées de manière à ce qu’aucune d’entre elles ne s’imposent aux autres et à ce qu’il soit très difficile d’adopter des politiques constructives et ambitieuses. Il est en effet impossible de dissocier les politiques du système institutionnel qui les forge.

2. Formuler des propositions audacieuses pour s’approprier le débat sur l’avenir de l’Europe

Dans un contexte clarifié par ces quelques précisions préalables, l’objet du présent rapport d’étape est d’encourager l’Assemblée nationale à se saisir du débat sur l’avenir de l’Europe et, en relais des propositions ambitieuses formulées par le président de la République, de dessiner les contours d’une union politique correspondant aux aspirations de notre nation et des peuples européens.

Nous disposons pour cela d’une fenêtre de tir, étroite mais réelle, dès l’année prochaine.

En 2014, les élections européennes nous offrent l’opportunité de conduire un vaste débat sur l’avenir de l’Union.

En 2014, une conjoncture politique à vrai dire rare devrait permettre aux deux grands inspirateurs traditionnels de l’Europe, l’Allemagne et la France, d’avancer, confortés par l’onction récente du suffrage universel.

En 2014, il sera plus que temps de s’atteler à l’indispensable réforme de l’Europe. Il importe que la France, si elle veut peser, soit en mesure de poser sur la table une proposition claire et soutenue par son peuple. En cette Année de la citoyenneté européenne, il est de la responsabilité de la Représentation nationale de s’emparer de ce débat avec enthousiasme et avec imagination.

II. UNE EUROPE ANCRÉE DANS LA DÉMOCRATIE ET ADOSSÉE À SES PARLEMENTS

A. Que faire ensemble ? Une Europe coalisant les forces des nations et prenant toute sa part pour répondre aux défis du XXIe siècle

La crise de 2008 a dissipé les dernières illusions. Il n’est plus possible de feindre de croire que nos nations, désunies, disposent des armes suffisantes pour protéger leurs peuples dans une mondialisation désormais dictée par l’émergence des nouveaux Géants.

Tous les efforts doivent être consentis pour en finir avec ce redoutable sentiment d’impuissance qui mine la confiance que les citoyens accordent non seulement à l’Europe, mais à l’ensemble de leurs représentants.

Acceptons de voir qu’il est des défis, de plus en plus considérables, que nos États seuls ne peuvent prétendre affronter. Acceptons de prendre la mesure de nos fragilités. Si cette lucidité nous conduit à conclure que seule l’Europe peut efficacement agir, acceptons de lui confier les outils nécessaires.

Il ne saurait pour autant être question de confier des blocs de compétence entiers à une Union dont la légitimité demeure aussi fragile.

C’est dans une étroite association entre les États et l’Union, dans une souveraineté partagée, mais où les choix sont clairement débattus et assumés, que se dégagent les voies de l’avenir.

1. Stopper la défiance en fondant notre union monétaire sur une solidarité sans faille

L’urgence commande tout d’abord de combler les failles de notre union monétaire.

Avec dix-sept marchés financiers dont les mécomptes demeurent à la charge exclusive des nations, avec dix-sept dettes publiques morcelées soumises aux mouvements erratiques des marchés, nos États sont autant de proies offertes à la spéculation des marchés.

Il importe désormais d’achever le vaste édifice de solidarité entrepris depuis près de deux ans.

■ Un premier pilier est l’union bancaire.

L’Europe ne recouvrera pas l’indispensable confiance nécessaire à la circulation normale de l’épargne dans l’ensemble de la zone euro tant que des doutes demeureront sur la fragilité de tel ou tel système financier national.

Les États les plus vulnérables ne se verront pas facturer des taux d’intérêt acceptables tant que planera au-dessus d’eux la menace mortelle de la défaillance de leurs établissements de crédits nationaux.

L’union bancaire doit dans ces conditions tisser rapidement les filets de sécurité européens. Ceux-ci montreront à chacun que l’éventuelle apparition de difficultés dans un système financier particulier se heurtera au bouclier de la solidarité européenne. Ils éviteront ainsi qu’elles ne dégénèrent en acculant un État à la faillite. Ainsi, et seulement ainsi, pourront être écartés les risques de faillite et de contagion à d’autres États membres.

En cohérence, une solidarité commune implique une surveillance commune.

La première étape de l’union bancaire, désormais engagée sur de solides rails, vise ainsi à confier la supervision des établissements bancaires européens, directement pour les plus importants d’entre eux et indirectement pour les autres, à la Banque centrale européenne.

Cette surveillance est le préalable naturel de la mise en place d’un mécanisme commun de résolution des crises bancaires, c’est-à-dire la définition de règles précises et communes à suivre en cas de difficultés.

Les débats sont ici plus vifs, en particulier pour désigner l’autorité qui décidera du moment où cette mise en résolution est nécessaire et les modalités selon lesquelles elle devra être financée.

La logique toutefois voudrait que cette responsabilité soit confiée à l’institution chargée de contrôler les banques, c’est-à-dire à la Banque centrale elle-même. Dans le même esprit, le coût de l’amortissement des défaillances bancaires devra bien entendu être couvert par une contribution assise sur le secteur lui-même, dans un esprit de solidarité européenne. Et, à plus long terme, l’union bancaire devra être logiquement parachevée par une garantie commune des dépôts européens.

Pour autant, même libérés de l’hypothèque des risques portés par les systèmes financiers, les États demeureront exposés au danger du financement de leurs dettes publiques sur les marchés.

■ S’impose ici l’enjeu des eurobonds.

Les dix dernières années ont démontré que les marchés sont parfaitement incapables de réguler convenablement les taux d’intérêt par lesquels les États se financent.

Ils ont en effet d’abord fait preuve d’un laxisme absolu, facturant les mêmes taux à des pays aux politiques budgétaires aussi différentes que l’Allemagne et la Grèce, avant de sombrer dans une panique tout aussi déraisonnable, exposant des États solides à la faillite pure et simple.

Cette inégalité de force entre des marchés financiers mondialisés et des États isolés n’est pas acceptable. Comment justifier en effet que l’on demande à nos concitoyens de fournir de tels efforts d’assainissement, lorsqu’une étincelle allumée par une institution financière à l’autre bout du monde peut réduire à néant des services publics entiers ?

Une grande partie du chemin menant à des obligations communes a déjà été parcourue.

Les mécanismes européens de stabilité financière, qui mobilisent désormais près de 3 % du PIB de la zone euro, ont permis de sortir des griffes des marchés les États les plus vulnérables, qui empruntent désormais à leurs partenaires à des taux raisonnables.

Prenant le relais de ces instruments limités par les garanties chichement accordées par les États, la Banque centrale européenne a décidé avec audace au début de l’automne 2012 d’intervenir elle-même sur le marché – secondaire – des dettes publiques – à court terme – dès lors que les primes de risque exigées par les créanciers à un État lui apparaissent de nature à remettre en cause l’union monétaire. Elle a ainsi créé l’équivalent pratique d’obligations de court terme commune, les eurobills, et institué une première forme de solidarité posant des limites aux conditions de financement facturées par les marchés à un État.

Toutefois, ces instruments ne sauraient constituer des alternatives crédibles et durables aux eurobonds.

Les prêts collectifs du MES et l’intervention éventuelle de la BCE fonctionnent en effet au cas par cas, dépendant de la bonne volonté de leurs créditeurs. Ils sont par ailleurs extraordinairement contraignants puisqu’ils ne peuvent être sollicités qu’après que l’État « bénéficiaire » a consenti à la mise en œuvre d’un programme d’ajustement dont l’expérience montre qu’il peut être raisonnable de s’en préserver.

Cette incertitude contredit l’ambition des eurobonds de donner aux États une indispensable visibilité sur les taux d’intérêt. En outre, ces interventions insuffisantes maintiennent sur les marchés des inégalités inacceptables dans les taux pratiqués aux nations européennes. On ne peut accepter que certains pays bénéficient de l’éclatement des taux et de la fuite vers les valeurs « refuges », c'est-à-dire tirent parti des difficultés de leurs partenaires. Cela heurte le principe de solidarité sur lequel repose notre union.

La question n’est dès lors pas de savoir s’il y aura des bons du trésor européens, mais si la perspective tangible de leur création interviendra suffisamment tôt pour donner une chance à la zone euro de sortir rapidement de la crise de défiance dans laquelle elle s’enfonce.

Et cette solution devra sans doute être bâtie à partir de l’initiative – allemande, car formalisée par les experts de la Chancellerie dès décembre 2011 – du Fonds de rédemption, grâce auquel serait soumise à une émission commune, via une Agence commune de la dette, la fraction des dettes supérieures à 60 % du PIB qui, pour l’essentiel, représente le coût de la crise de 2008 sur les finances publiques de chaque État.

Une telle solution offre un double avantage.

En ne créant pas de mécanisme permanent, la dette mutualisée étant limitée et progressivement liquidée, il est possible de plaider qu’elle ne requiert pas une modification des traités, à l’image du premier fond de stabilité financière créé en 2010 jusqu’en 2013.

En laissant à chaque État la responsabilité de financer la majeure partie de sa dette publique sur les marchés, elle perpétue le principe de discipline voulant que chaque nation demeure responsable de ses choix budgétaires.

■ Mais union bancaire et eurobonds ne suffiront pas à remédier aux lacunes immédiates de l’union monétaire.

Privés de l’instrument – à l’efficacité contestable – de la dévaluation et désormais dépourvus de l’arme – émoussée par le surendettement – de la politique budgétaire, les États de la zone euro ne disposent plus des moyens de faire face rapidement à une dégradation brutale et isolée de leur situation économique.

La voie des violentes et rapides déflations salariales est pour sa part une impasse qui risque fort de tuer le « malade », l’expérience le montre depuis 2010.

Dans ce contexte indispensable il est indispensable de doter la zone euro d’un mécanisme de compensation des chocs asymétriques qui joue un rôle au moins comparable aux fonds fédéraux qui amortissent les crises localisées dans toutes les zones monétaires unifiées du monde.

Il est généralement admis que pour parvenir à amortir correctement les différences de conjoncture dans un espace européen dans lequel les cycles demeurent étroitement coordonnés, un budget mutualisé de la zone euro d’au moins 2,5 points de PIB est nécessaire.

Un tel mécanisme d’assurance serait en outre parfaitement équitable.

Une application rétrospective montre ainsi qu’un fond apte à compenser les écarts observés au cours de la dernière décennie dans les pays de la zone euro entre la croissance constatée et son potentiel aurait été totalement équilibré. L’Allemagne aurait ainsi reçu, et donné, autant que l’Espagne ou même la Grèce.

C’est dans cette perspective cohérente que s’inscrit notamment la proposition de mutualiser une fraction des assurances chômage à l’échelle de la zone euro, par exemple à partir du socle minimal qui garantit partout dans l’Union monétaire un taux de remplacement de 50 % du dernier salaire pour les 9 premiers mois d’inactivité.

2. Garantir la convergence des politiques par la délibération démocratique au sein d’un parlement des parlements

a) Sortir du piège d’une gouvernance arc-boutée sur des règles punitives

Eurobonds et budget de la zone euro impliquent que les États respectent une réelle discipline commune.

Cela signifie que l’Union sera appelée à jouer un rôle beaucoup plus important dans la détermination des politiques économiques et dans la fixation des grandes orientations et des équilibres budgétaires.

Et cela rend absolument incontournable un profond renforcement de la légitimité démocratique de ses institutions.

L’Europe ne dispose toutefois pas, à la différence des États fédéraux, d’un budget d’une taille suffisante pour mener par elle-même une politique économique efficace. Dès lors, la discipline commune impose nécessairement l’étape d’une confrontation entre des grandes directions données au niveau européen et leur concrétisation par les acteurs nationaux qui seuls disposent des ressources pour agir.

(1) Les règles rigides et le risque d’une « Europe gendarme »

Faute de s’appuyer sur une solide confiance entre les partenaires et dans le contexte d’une sanctification de l’idée de concurrence entre les États, l’Union s’est enfermée dans l’illusion que quelques règles simples permettraient de baliser effectivement les errements des États, d’écarter les divergences les plus dangereuses, tout en laissant les nations « libres », dès lors qu’elles se seraient acquittées de leurs obligations comptables minimales, de mener toutes les politiques qui leur apparaîtraient opportunes.

Cette conception a inspiré le premier pacte de stabilité, arc-bouté sur le respect du seul plafond des 3 % de déficit, qu’il s’est d’ailleurs révélé parfaitement impuissant à faire respecter. Le « second » pacte de stabilité de 2010-2012 (constitué du « six pack » durci et sanctuarisé par le traité sur la stabilité et complété par une surveillance renforcée des procédures budgétaires nationales au second semestre de l’année issue du « two pack ») a certes fait preuve de plus de lucidité dans le choix des critères et d’autorité dans les procédures garantissant leur application. Mais, brutalement résumé, il se contente d’interdire aux États de franchir un plafond de déficit, désormais utilement calculé en tenant compte de la situation conjoncturelle de l’économie, à 0,5 point de PIB. Il prévoit aussi une application presque mécanique des sanctions en cas de dépassement des bornes de 3 % de déficit nominal et d’un rythme satisfaisant de réduction de l’endettement vers les 60 % du PIB.

Or, cette gouvernance par des règles présente d’importantes difficultés et recèle de redoutables pièges.

– En premier lieu, il est parfaitement illusoire de prétendre résumer l’ensemble des obligations mutuelles qu’impose le partage d’une monnaie à quelques critères, aussi perfectionnés soient-ils.

Comme il a été vu supra, le fétichisme des 3 % sur lequel les institutions européennes ont focalisé toute leur attention dans les années 2000 a ainsi laissé la porte ouverte aux politiques économiques nationales les plus désordonnées et les plus dangereuses, nourrissant des bulles spéculatives, en particulier immobilières, au sein même des États les plus rigoureux sur le plan des déficits publics. A cet égard, il importe de souligner que le deuxième pacte de stabilité a introduit une surveillance des déséquilibres, sous la menace (allégée, car soumise au filtre d’une décision du Conseil à la majorité qualifiée) de sanctions.

– En second lieu, la fixation ex ante de règles incontournables et suffisantes tend en pratique, dans un second temps, à exonérer ceux qui les respectent de toute responsabilité supplémentaire à l’égard de leur partenaire. La tentation fut grande, et beaucoup y cédèrent, de s’estimer quitte de ses devoirs envers l’Europe dès lors que l’on respectait, d’autant plus aisément que la conjoncture demeurait favorable, les sacro-saints « 3 % ».

– En dernier lieu, le degré d’efficacité des règles est étroitement corrélé au degré de légitimité de l’autorité chargée de les appliquer.

En limitant les compétences décisionnaires de l’Union à celle d’appliquer des « règles », assorties de la menace de « sanctions », elle l’enferme dans la posture du gendarme qui n’est pas la plus efficace pour s’attacher ses peuples.

Cette posture de contrôleur rigoureux est par ailleurs paradoxale. Elle prive un peu plus les institutions européennes d’une légitimité pourtant indispensable pour prétendre imposer les sanctions démesurées (0,2 à 0,5 point de PIB, soit le cinquième du produit de l’impôt sur le revenu en France !) sur lesquelles est bâtie l’autorité du pacte.

(2) Les contrats et la menace d’une « Europe maison de redressement »

Pour pallier ces difficultés, le Conseil européen de décembre 2012 a mis à l’étude la proposition de son président d’instituer des « contrats » dans lesquels les États s’engageraient formellement auprès de l’Union à mettre en œuvre des engagements précis de politiques économiques et budgétaires en contrepartie d’incitations appropriées.

Cette idée doit être abordée avec prudence.

– D’abord, il est illusoire de prétendre trouver des incitations à la hauteur des sacrifices qui seront demandés si ces contrats se résument au bréviaire habituel et stéréotypé des « politiques structurelles » qui mettent en cause des éléments au cœur des contrats sociaux des nations.

– Ensuite, le risque est considérable que les contrats offrent l’occasion aux États de se défausser un peu plus sur l’Europe de la responsabilité des mesures douloureuses, opportunément couchées noir sur blanc dans les « diktats » imposés par Bruxelles.

Et le danger n’est pas moins grand que les mesures négociées dans ces contrats soient à géométrie variable, entre des conditions léonines faites aux États les plus fragiles et des dispositions plus conciliantes pour des nations mieux aptes à imposer leurs préoccupations.

– Surtout, la logique des contrats est contaminée par les intentions de ses principaux défenseurs, qui apprécient surtout dans cet instrument nouveau son caractère plus aisément contraignant, le contrôle de l’exécution des dispositions des contrats ayant vocation à leurs yeux à être confié à la Cour de justice de l’Union.

Une telle approche est fortement contestable.

Elle le serait parce que les dix dernières années d’expérience de la surveillance économique par les institutions européennes ont démontré qu’il est déraisonnable d’envisager de fixer quelques politiques stéréotypées susceptibles, dès lors qu’elles seraient inscrites dans des contrats, de solder les responsabilités des États les uns envers les autres.

Mais surtout des contrats pluriannuels contraignants constitueraient de véritables leurres démocratiques. Ils laisseraient en apparence les politiques économiques toutes entières dans le giron national. Mais, en figeant des choix décisifs dans un texte immuable, ils priveraient de fait les parlements nationaux de la possibilité d’en infléchir la direction pendant leur durée d’application. Dans ce contexte, peut-on raisonnablement envisager qu’un gouvernement nouvellement élu se voit contraint d’appliquer des orientations politiques fondamentales négociées et contractualisées par son prédécesseur ?

b) Construire un gouvernement économique qui prenne en compte tous les éléments du bien-être commun

Entre l’illusion des règles intangibles et le laisser-aller général existe une voie médiane, qui repose sur une réforme importante des institutions européennes.

L’indispensable prise en compte des incidences des choix économiques nationaux sur la situation de leur partenaire et la nécessaire convergence des efforts pour atteindre des objectifs communs appellent des réformes plus ambitieuses que quelques engagements généraux contractés à plus ou moins long terme.

La zone euro ne peut se passer d’une discussion publique et argumentée entre tous les partenaires pour bâtir des politiques nationales efficaces parce qu’acceptées et relayées par chacun.

(1) Valoriser les biens publics européens financés par les États et lutter contre tous les dumpings

■ Un gouvernement économique permanent devrait d’abord fonder cette discussion publique sur une appréciation pertinente de la situation des économies et des attentes des peuples que les politiques économiques ont pour vocation de satisfaire.

Le pacte de stabilité réformé repose sur une vision biaisée de l’économie. Il réserve en effet ses procédures les plus dissuasives (c’est-à-dire les plus automatiques, avec l’application du principe de majorité qualifiée inversée) au respect des limites de déficits publics et de dettes publiques. Mais il prive de réelles sanctions la surveillance plus subtile qu’il étend à quelques indicateurs macroéconomiques traditionnels (balance des paiements, solde des investissements, parts de marché, dette du secteur privé, etc.).

Il est indispensable d’aller beaucoup plus loin en s’assurant que l’Europe prend en compte tous les éléments qui affectent notre destinée commune. Il s’agit d’élargir le champ de la gouvernance économique partagée, tout en assurant la légitimité démocratique.

– D’un côté, en effet, les dumpings fiscaux, sociaux et environnementaux, l’abri accordé par certains au cœur même de notre maison commune à l’intolérable évasion fiscale, minent l’union monétaire plus dramatiquement encore que quelques libertés prises avec la borne arbitraire des 3 % de déficit.

En brisant les ressorts de la solidarité, en privant les États de précieuses ressources, en mettant gravement en cause les piliers de notre modèle social et par conséquent en fragilisant les fondations de nos démocraties nationales, la concurrence débridée entre les pays de la zone euro est une menace bien plus dangereuse que les déséquilibres provisoires du financement de nos économies.

– De l’autre, la faille la plus étonnante de la coopération économique européenne est qu’elle ne fait aucune place aux comportements vertueux assumés par certains au profit de tous. De nombreux éléments de nos politiques, en particulier en matière de lutte contre le réchauffement climatique, d’indépendance, de sécurité et de pérennité énergétique, de conservation d’une base industrielle sans laquelle l’innovation est condamnée, de protection militaire et de défense des intérêts communs… ont la particularité de profiter à l’ensemble des partenaires alors même que leur financement n’est assumé que par un seul.

Ces « biens publics » européens, par lesquels les citoyens d’un Etat assument seuls le financement de décisions dont les fruits sont, par essence, partagés par tous les Européens, ne sont jamais pris en compte à Bruxelles. Pire, puisque leur financement grève le budget national, ils peuvent même faire l’objet de sanctions en vertu des procédures de discipline budgétaire.

■ L’ensemble de ces éléments doit peser sans tarder dans le jugement formulé par l’Union sur nos choix nationaux.

Pour garantir qu’ils soient pris en compte par les États, il serait possible de dessiner une procédure articulée à la mise en œuvre des eurobonds. À cet effet, des taux d’intérêt facturés aux nations à partir des émissions communes seraient modulés en fonction de la qualité de leur coopération. Les pays qui ne jouent pas le jeu de la coopération paieraient ainsi une surprime, reversée sous la forme d’une décote d’intérêts pour les États plus vertueux.

– Un tel système pourrait être construit sur une logique de socles sociaux et environnementaux. De la même manière que les États dont le déficit dérape sont placés sous surveillance renforcée, les nations qui échoueraient à satisfaire à certains droits irréfragables étendus le plus rapidement possible au respect de la transparence fiscale, à la mise en œuvre d’un salaire minimum, à des investissements dans la lutte contre le changement climatique, aux respects de règles syndicales et du droit de travail, au respect des directives sur l’eau et l’environnement etc., feraient l’objet de procédures d’alerte, et seraient automatiquement sanctionnées par une hausse des taux sur leur part des eurobonds. Ces socles seraient ensuite harmonisés, permettant à l’Union de s’incarner aussi dans de nouveaux droits accordés aux citoyens. Ces droits auraient vocation à s’étendre, à partir des réflexions abondantes dans de nombreux pays de l’Union, jusqu’à la mise en œuvre d’un revenu minimum universel.

– En sens inverse, les efforts consentis par les États dans le financement des biens communs pourraient utilement être valorisés par une sous-facturation des intérêts des eurobonds ou par leur soustraction du calcul du déficit soumis aux règles du pacte de stabilité réformé.

(2) Ancrer le Gouvernement économique dans la démocratie, en y associant les parlements nationaux

La surveillance commune ne peut recueillir l’assentiment des peuples que si elle est assumée, pleinement, sous l’autorité d’institutions perçues comme légitimes.

Pour ce faire, les grandes directions imprimées aux politiques économiques nationales doivent faire l’objet de débats réguliers, transparents, ouverts au jeu démocratique et impliquant tous les acteurs directement concernés.

Pour garantir que les souverains budgétaires, les parlements nationaux, tiennent compte des choix européens avec loyauté et sans arrières-pensées, il est indispensable qu’ils participent à leur élaboration.

Cette double nécessité d’une convergence réelle et disciplinée des politiques nationales et d’une démocratisation affirmée des directions fixées par l’Europe rend incontournable la constitution d’un Gouvernement économique, assis sur une légitimité qui ne pourrait être que parlementaire, sous la forme de l’institution d’une assemblée réunissant des représentants qualifiés des parlements nationaux (voir infra), complémentaire du rôle du Parlement européen.

3. L’Europe doit prendre le relais des États pour assumer des missions que ceux-ci ne peuvent remplir seuls

a) Fonder les services publics européens de l’énergie et de la transition écologique, de l’aménagement des territoires et de l’industrie

En parallèle de cette mise en cohérence des efforts nationaux au moyen d’un gouvernement économique parlementaire, il importe que l’Europe prenne sa part à l’action, lorsqu’en particulier il est établi que les États ne peuvent, seuls, satisfaire les légitimes attentes de leurs peuples.

L’efficacité exige que les domaines d’action prioritaires de l’Union soient toutefois très clairement fixés, afin qu’elle se préserve de l’écueil traditionnel du saupoudrage.

Sur ce fondement, l’Europe doit disposer de tous les moyens pour piloter, financer et agir sur le terrain. L’expérience de trente années de fonds structurels cogérés avec les États a montré les limites d’une trop grande liberté accordée aux niveaux délégués.

Elle doit enfin bénéficier de marges de manœuvre financières lui permettant d’atteindre la taille critique nécessaire pour obtenir des résultats probants.

■ La première grande mission pourrait être l’édification d’un service public européen de l’énergie et de la transition écologique, aux externalités positives si importantes, qui concrétiserait la Communauté européenne de l’énergie aujourd’hui largement plébiscitée.

La logique voudrait que, progressivement mais rapidement, l’essentiel des incitations et des régulations applicables aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique soit unifié et déterminé au niveau européen. Elles dépendent d’investissements d’une ampleur telle qu’ils sont incompatibles avec l’instabilité des financements et des règles nationales, tout en étant décisifs pour l’emploi et le développement économique. Leur importance vitale rend inacceptables les atermoiements et les concurrences mesquines entre nos États.

A terme, l’indispensable unification européenne s’étendra naturellement à la fourniture de l’énergie. L’importance de notre dépendance énergétique rend absolument absurde le fait de continuer à négocier chacun de son côté avec des fournisseurs tout puissants.

Elle devra embrasser, à plus longue échéance, l’équilibre des choix de production énergétique des États, tant il est vrai que les frontières ne signifient rien lorsqu’il s’agit du coût et du risque environnemental d’une énergie, qu’il s’agisse du nucléaire, des hydrocarbures de schiste ou des agrocarburants.

■ Une deuxième grande mission européenne pourrait bâtir, sur les acquis mais aussi les limites et les insuffisances de l’expérience de trente années de fonds structurels, une réelle politique d’aménagement du territoire à l’échelle de l’Union.

Il faut en effet souligner que l’édification du marché unique n’a pas eu les mêmes conséquences pour tous les territoires et pour tous les travailleurs de l’Europe.

Cette unification économique a exercé des effets désintégrateurs au détriment :

– des économies périphériques, négligées par des entreprises qui tendent à s’installer au cœur de la zone, surtout si celui-ci est constitué, comme en Europe, des économies les plus dynamiques ; car, on l’oublie souvent, les choix de spécialisation dangereux pour les économies situées aux marges de l’Union ont répondu à des difficultés réelles exacerbées par l’unification du marché unique ;

– des travailleurs les moins qualifiés, soumis à la concurrence d’abord de leurs concitoyens européens venant des régions les moins favorisées, puis à celle des pays émergents.

Cette question territoriale et sociale, qui touche tous les citoyens européens, doit trouver une réponse commune. Celle-ci pourrait prendre la forme de fonds structurels profondément renouvelés et renforcés, en particulier grâce à une concentration des moyens sur les actions les plus indispensables (lutte contre le chômage des jeunes, incitation à l’implantation d’entreprises innovantes, revalorisation urbaine, développement du ferroutage, etc.) et sur les régions les plus durement frappées par la crise (dans une logique équitable où seraient sélectionnées celles affectées par la pauvreté la plus forte non en terme absolu mais en terme relatif, comparativement à leurs voisins, tant il est vrai que le grand danger contemporain est le décrochage de territoires entiers au cœur même des frontières nationales).

■ La troisième grande mission européenne se concentrera sans doute sur l’industrie, avec ses nouvelles dimensions écologiques, bien mal défendue aujourd’hui dans le cadre trop étroit des États. Nous savons que la relance de la politique industrielle européenne, les protections nécessaires face aux concurrences déloyales, la stabilité réglementaire et fiscale indispensable aux lourds investissements dans les activités de demain et l’encouragement à l’innovation ont pour niveau pertinent l’échelle du continent tout entier.

b) Asseoir l’action européenne sur des financements innovants, l’impôt européen sur la fortune et la contribution climat énergie

Ces services publics européens exigeront des ressources financières sans commune mesure avec le budget presque confidentiel – moins de 1 % du PIB ! – que lui accordent, chichement, les États membres.

Pour pouvoir agir, l’Europe devra disposer d’un budget d’une taille beaucoup plus significative et par conséquent de réelles ressources propres aptes à l’extraire de l’incertitude et des mesquineries des négociations intergouvernementales qui, depuis l’origine, obèrent ses moyens d’agir.

Ces ressources pourraient s’appuyer sur une fiscalité originale, donnant à la puissance publique une prise nouvelle sur des activités dont la mobilité empêche aujourd’hui les États de les saisir efficacement.

■ À l’origine de l’hypertrophie des systèmes financiers dans les années 1990 et 2000 réside l’explosion mondiale des inégalités de salaires et de richesse. Les exigences d’une consommation débridée, privée du moteur de salaires durablement comprimés, ont en effet trouvé leur principal carburant dans un surendettement nourri, en haut de l’échelle des revenus, par un solide stock d’épargne. Dans ce contexte, les inégalités de patrimoine ont retrouvé les niveaux qu’elles atteignaient en 1913, compromettant la promesse républicaine d’une réelle égalité des chances entre les citoyens.

Or, le considérable patrimoine financier européen – le plus élevé du monde – a acquis dans le même temps, grâce notamment au marché unique, une forte autonomie à l’égard des gouvernements. Sachant jouer des divisions nationales dans une union accueillant en son sein des paradis fiscaux, certains ont pu s’arroger la possibilité de s’exonérer de l’effort national grâce l’évasion fiscale. En parallèle, les États ont perdu toute possibilité de drainer leur épargne nationale vers les investissements les plus productifs. Et leur base fiscale s’est de plus en plus resserrée sur les acteurs les moins mobiles, c’est-à-dire bien souvent les plus modestes.

Seule l’Europe dispose des moyens de mettre fin à cette sécession fiscale. Une avant-garde audacieuse a commencé à le faire au travers de la taxe sur les transactions financières. Elle pourrait utilement persévérer dans cette voie en s’attaquant au stock de richesse, via ce qui pourrait constituer un impôt européen de solidarité sur la fortune.

■ Dans un même esprit, une mondialisation sans frein expose nos entreprises, soumises aux légitimes exigences sociales, sanitaires et environnementales qui fondent le véritable bien-être de nos sociétés, à la concurrence quotidienne déloyale de compétiteurs bien moins respectueux de leurs obligations envers leurs peuples et envers la planète ou de multinationales dont le siège se trouve en Europe mais qui profitent d’un certain vide juridique pour violer en toute impunité les conventions internationales sur le travail ou saccager l’environnement.

Ici encore, la justice la plus élémentaire pourrait prendre la forme initiale d’une contribution climat-énergie aux frontières. Son institution rapide serait un symbole éclatant de notre volonté de nous attaquer avec audace aux défis du XXIe siècle.

B. Comment renouer avec les peuples ? La clarification des responsabilités entre des institutions communes libérées de l’emprise des nationalités et la création d’une assemblée de parlements nationaux

■ Les nouvelles compétences dont l’Europe se saisit progressivement modifient la nature même de son action.

Elles touchent, en premier lieu, à la racine historique de la souveraineté. En effet, quelles qu’en soient ses formes, le gouvernement économique européen exerce immanquablement un impact sur le budget et sur le consentement à l’impôt, missions originelles de nos parlements.

Elles mettent en jeu, en second lieu, des enjeux à forte incandescence politique, puisque toute politique économique, et ses indispensables dimensions fiscales et sociales, implique de trancher entre des intérêts contradictoires, de demander des efforts aux uns et de porter assistance ou encouragement financier aux autres. Cela induit un complet changement de logique institutionnelle.

– Les Communautés européennes se sont en effet construites selon un processus négatif, un « fédéralisme technocratique » destiné à faire disparaître les obstacles entre les États (la libre circulation, le commerce…) en les dépolitisant et en confiant leur gestion à une instance dont la légitimité n’était que technicienne (la Commission européenne où les États n’envoyaient guère de personnalités à forte dimension politique). Cette étape, sans doute nécessaire, ne répond plus aux besoins de l’Union. Construire, agir, forger des politiques concrètes impose de recourir à des instruments profondément différents.

– Il est improbable que ces nouveaux champs soient parcourus à vingt-huit. Si l’on veut avancer, il faut accepter que certains, les moins nombreux possibles, suivent avec quelque retard. Ces choix ont des implications fortes sur nos institutions communes, qui fonctionnent aujourd’hui exclusivement sur le principe de la représentation de tous les membres de l’Union.

■ Réussir un tel saut qualitatif impose de renouveler en profondeur l’ancrage démocratique de l’Europe.

– L’union politique est une chimère dans le mode actuel de décision de l’Europe. Les institutions communes actuelles ne disposent en effet ni de l’efficacité, ni de la légitimité nécessaires pour trancher sur des questions aussi importantes que la fiscalité, la protection sociale

La réaction des opinions publiques aux récentes propositions de recommandations formulées, dans le plein respect de son mandat, par la Commission européenne sur des sujets aussi décisifs que l’avenir des retraites ou le salaire minimum montre sans ambiguïté que les peuples ne lui reconnaissent pas à ce jour l’autorité pour se prononcer sur ces enjeux décisifs.

– Dans un esprit comparable, les institutions européennes, même renforcées, ne pourront prétendre se saisir seules du destin économique, social et environnemental des peuples. Comme il a été vu supra, une action efficace et réaliste repose sur une étroite imbrication des niveaux européens et nationaux, où chacun prend pleinement en compte les préoccupations de l’autre, où l’action commune bénéficie des forces de la cohérence mais où les prérogatives de chacun sont clairement fixées, où le partage de souveraineté ne dégénère pas en dilution des responsabilités.

– Enfin, et c’est l’essentiel, l’Europe n’aura de légitimité pour décider de la répartition d’un budget commun d’une taille conséquente, pour lever des ressources propres directement auprès des citoyens et pour infléchir la direction des politiques économiques nationales, que si l’on parvient enfin à créer l’indispensable débat public, dans lequel différentes alternatives sont clairement formulées et, in fine, tranchées par le peuple, et grâce auquel l’action de tous les dirigeants fait en permanence l’objet d’un contrôle transparent et exigeant.

■ Il est possible de satisfaire à toutes ces exigences sans bouleverser radicalement l’équilibre communautaire. Un nouveau compromis entre la représentation des États et celle de l’Union peut être trouvé, fondé sur l’exigence démocratique d’un débat public, c’est-à-dire sur un fonctionnement parlementaire où les arguments se confrontent et où les décisions sont pleinement assumées par les majorités, sous le regard du peuple.

– Les contraintes induites par la représentation des États sur la composition des institutions « du » peuple européen, la Commission européenne et le Parlement européen, pourraient être assouplies. Elles étouffent en effet la première dans un collège pléthorique et sans cohérence et elles obèrent la légitimité du second en surreprésentant certains pays.

Une telle évolution renforcerait en outre leur légitimité à jouer pleinement leur rôle dans les coopérations renforcées où les États volontaires acceptent aujourd’hui de mauvaise grâce l’intrusion d’institutions faisant une telle place aux représentants des pays qui ont choisi de ne pas avancer.

– En parallèle, les États seraient pleinement et légitimement représentés dans une seconde chambre, l’Assemblée « des » peuples, qui réunirait des représentants des vingt-huit parlements nationaux. Cette Assemblée permettrait de faire entendre une autre voix dans les domaines, comme l’union économique, qui requièrent une étroite convergence des politiques nationales.

1. Des institutions qui ne disposent pas aujourd’hui d’une légitimité à la mesure de ce qu’implique l’union politique

a) Une complexité et une confusion ne permettant plus d’encourager la formulation d’une vision ambitieuse et de programmes clairs pour l’Europe

Le système institutionnel européen est aujourd’hui à bout de souffle.

■ Sa complexité a atteint les limites de l’acceptable.

Car faute de savoir qui décide, le peuple a le sentiment de n’avoir aucune prise sur l’Europe.

Il est difficile pour nos concitoyens de savoir aujourd’hui qui fait quoi, entre une Commission européenne qui semble toujours en retard d’une bataille, des États qui s’affrontent au sein du Conseil sans que jamais une majorité claire n’émerge et ne dure, et un Parlement européen légitime mais inaudible dans les médias et l’opinion.

De manière d’ailleurs paradoxale, le traité de Lisbonne, sous prétexte de donner une voix à l’Europe élargie, a aggravé les difficultés en organisant un véritable démembrement de l’exécutif européen entre un – nouveau – président du Conseil européen, dont l’autorité politique a peu de chance de se mesurer à celle des chefs d’État et de gouvernements, et les – anciens – président de la Commission européenne et chef de gouvernement des États qui exercent la présidence semestriel du Conseil.

■ Personne ne semble en mesure de porter, ou même de proposer, une vision pour l’Europe.

– Cette mission était celle de la Commission européenne, chargée par les traités d’identifier et de défendre l’intérêt général européen. C’est précisément parce qu’on attendait de cette institution qu’elle s’acharne, seule, à défendre l’idéal européen que les traités fondateurs lui ont confié le monopole de l’initiative – qui signifie qu’aucun texte ne peut être adopté à Bruxelles s’il ne vient pas d’elle – et un rôle décisif dans la négociation entre les deux législateurs, le Parlement européen, qui représente les peuples, et le Conseil qui réunit les États.

Or, depuis une dizaine d’années, la Commission est inaudible sur le terrain, pourtant essentiel, de la vision à long terme. Il lui a ainsi fallu deux ans de crises des dettes souveraines pour mettre sur la table une initiative, d’ailleurs mollement défendue, visant à créer les indispensables eurobonds. Puis, au cœur d’une récession creusée par l’austérité tous azimuts qu’elle avait encouragée, la Commission a décidé de jouer le peu de capital politique qu’elle conservait pour batailler, de toutes ses forces, en faveur… d’un traité de commerce avec les États-Unis dont on devine qu’il va poser des questions politiques d’une ampleur comparable à la célèbre directive services, que la précédente Commission avait jugé opportun de discuter en plein débat français de ratification de la Constitution européenne.

La liste des occasions manquées par la Commission pour s’attacher l’estime des peuples européens est longue et cruelle, au diapason des réticences et du manque de vision des Etats.

Elle aurait pu être le fer de lance d’une union économique et monétaire mieux intégrée. Elle aurait pu, au sein des troïkas dans les pays sous assistance financière, s’imposer comme le défenseur et le porte-parole des plus vulnérables face aux approches techniciennes du FMI. Elle aurait pu poser sur la table des élections de 2014 une vision large et ambitieuse de l’Europe de demain…

– Le Parlement européen pour sa part, en dépit de ses riches débats d’idées, est limité par l’étroitesse de ses prérogatives institutionnelles, en particulier son incapacité juridique à formuler des propositions.

– Et il est illusoire d’attendre du Conseil européen, le lieu de la confrontation la plus brutale et la moins transparente des intérêts nationaux, l’émergence d’un agenda cohérent et de long terme pour l’Europe.

■ Cette situation doit beaucoup aux contraintes qu’a fait peser sur des institutions conçues pour six membres l’élargissement à désormais vingt-huit nations, dont une majorité aujourd’hui est d’autant plus attachée à sa souveraineté qu’elle ne l’a recouvrée que récemment.

On peut même parler d’une embolie des institutions, sous la pression des États.

– Cela est particulièrement clair pour la Commission européenne, dotée d’un effectif pléthorique parce qu’elle doit compter autant de commissaires que d’États membres.

Il est vrai que le traité de Lisbonne prévoyait la réduction de ce nombre à deux tiers des nations, choisis sur le fondement d’une rotation égalitaire et géographique, tout en laissant la possibilité aux États de conserver une Commission représentant tous les États par l’adoption d’une décision à l’unanimité. C’est cette dernière option qu’a retenue le Conseil européen le 22 mai 2013, conformément à un engagement pris après le « non » irlandais sur le Traité de Lisbonne.

Une Commission à vingt-huit, dans laquelle le tiers des membres, issus des pays de l’élargissement, représentent moins de 17 % de la population et 10 % du PIB, et dont le fonctionnement demeure strictement collégial, ne peut être une institution dynamique et ambitieuse.

Pire, la soumission du choix de ses membres – et par conséquent l’équilibre de ses portefeuilles – aux arbitrages nationaux par lesquels chaque État désigne dans les faits « son » Commissaire mine sa cohérence politique et sa capacité à formuler et à concrétiser une vision audacieuse de l’Europe.

– Le Parlement européen demeure tout autant pris en otage par la surreprésentation des nations.

Il est vrai que dans leurs travaux quotidiens, les eurodéputés parviennent de mieux en mieux – mais pas toujours – à s’abstraire de considérations trop strictement nationales pour se conformer au clivage plus naturel de majorités et d’oppositions d’idées et, de plus en plus, d’une majorité et d’une opposition globales.

Mais il n’en demeure pas moins que leurs élections s’organisent bien plus en une addition de vingt-huit campagnes locales qu’en un vaste débat transeuropéen.

Le principe de la proportionnalité dégressive fixé par les traités (et dont les conséquences ont été aggravées par la nouvelle répartition des membres de la législature 2014-2019 décidée par le Conseil européen du 31 mai 2013, sur l’initiative du Parlement européen et avec son approbation, qui accentue les divergences de représentation démographique afin d’éviter qu’aucune délégation ne perde plus d’un membre) permet qu’un eurodéputé français puisse représenter près de 800 000 habitants tandis que son voisin luxembourgeois se limite à 70 000 personnes.

La coexistence d’un seuil élevé de représentation minimale des États (six) et d’un plafond global de parlementaires (751) empêche manifestement le Parlement européen de s’approcher du principe démocratique de représentation « une personne égale une voix ». La composition de l’assemblée européenne est d’ailleurs l’un des éléments décisifs qui empêche la Cour constitutionnelle allemande de considérer l’Union européenne comme une « démocratie », et par conséquent d’accepter que l’Allemagne puisse consentir à tout transfert significatif de souveraineté supplémentaire.

b) L’impasse de l’intergouvernemental

La complexité, la lenteur du fonctionnement et les failles de légitimité des institutions proprement européennes expliquent que lorsque la crise a rendu nécessaires que soient prises des décisions fondamentales et rapides, le pouvoir a trouvé des enceintes mieux appropriées à cette inflation des enjeux.

Faute de concurrents sérieux, les grands États se sont imposés au cours des dernières années pour prendre en charge l’agenda européen et installer l’hégémonie de leurs institutions propres : le Conseil, qui réunit les ministres, et surtout son instance d’arbitrage et d’appel, le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État et de gouvernements.

Aujourd’hui, force est de constater que le Conseil, l’incarnation du Concert des nations, s’impose désormais comme le chef d’orchestre de la partition européenne, dictant non seulement les priorités de l’action commune, mais aussi, de plus en plus, faisant trancher par les chefs des exécutifs nationaux toutes les difficultés, jusqu’aux plus insignifiantes, qui apparaissent dans la marche de l’Union. Il ne peut sortir de là que des compromis entre intérêts nationaux – souvent étroits et fragiles – et non des politiques communes ambitieuses.

La préfiguration du gouvernement économique européen, née notamment des initiatives françaises, prend dès lors immanquablement la forme du sommet de la zone euro, version du Conseil européen limitée aux dix-sept membres de l’union économique et monétaire introduite par le traité sur la stabilité. Et le degré d’intensité souhaité pour la convergence des politiques se mesure en pratique à la fréquence proposée pour le nombre des réunions de ce conclave.

Cette méthode intergouvernementale qui triomphe comporte d’importantes limites.

■ Tout d’abord, les organes intergouvernementaux sont, par essence, incapables de porter une vision de long terme.

Réunissant des gouvernements changeants et principalement préoccupés par la défense de leurs intérêts nationaux, parfois dépendantes de leurs administrations puissantes, les rencontres de ministres ou de chefs de gouvernements demeurent essentiellement réactives à l’actualité et ne sont guère propices au suivi d’une action cohérente, appuyée sur une majorité stable.

Même les chefs d’État et de gouvernement auxquels les traités ont confié le soin de trancher sur les grandes orientations et priorités européennes ont rapidement été happés par les difficultés quotidiennes, les ministres prenant vite l’habitude de renvoyer à leur supérieur la responsabilité de trancher sur toute question un tant soit peu polémique. Ce n’est pas dans ce contexte que l’on peut espérer voir surgir des initiatives européennes de grande ampleur.

■ Ensuite, la méthode intergouvernementale est structurellement versatile.

On l’a vu, les majorités en son sein sont d’autant plus changeantes qu’elles ne reposent pas sur des débats d’idées mais sur des confrontations d’intérêts et qu’elles dépendent de cycles électoraux nationaux totalement désynchronisés en Europe.

En conséquence, s’est développée au sein du Conseil une réelle répugnance à « voter », à accepter de faire jouer les règles de majorité déterminées par le traité afin d’éviter de placer tel ou tel État en minorité – dans l’espoir de ne pas être à son tour mis en minorité plus tard. Les négociations durent dès lors plus longtemps qu’il ne faut de temps pour atteindre la majorité qualifiée, tandis que de plus en plus de sujets mineurs remontent jusqu’au Conseil européen, qui statue, en vertu des traités, par consensus.

En outre, l’adoption d’une décision au niveau intergouvernemental ne signifie pas, comme on le croit trop souvent, que les choses soient définitivement jouées.

Il existe dans l’immense majorité de l’Union des régimes parlementaires où les Gouvernements, peu assurés de leur majorité ou issus de coalitions complexes, ne disposent pas toujours de l’autorité politique pour engager définitivement leur pays.

Ensuite, l’hégémonie du Conseil européen sur l’agenda de l’Union est en parfaite contradiction avec la faiblesse de ses capacités, notamment administratives, de suivi, générant une attention à éclipses qui est le plus sûr moyen de décevoir les attentes et de démobiliser les acteurs européens.

■ En dernier lieu, et c’est l’essentiel, Conseil et Conseil européen sont les deux organes européens les moins démocratiques. Leur fonctionnement rejette presque naturellement la transparence et l’affichage clair, public et argumenté d’alternatives débattues. Ces organes échappent par ailleurs au regard des citoyens puisqu’on ne sait jamais qui, en leur sein, est responsable de telle ou telle décision.

L’exemple de la coopération économique est à cet égard éclairant. En confiant au Conseil européen, une instance par définition peu transparente et non structurée selon les critères démocratiques d’une majorité et d’une opposition, le monopole de la détermination des grandes orientations communes des politiques économiques nationales, le semestre européen a introduit une confusion dangereuse.

De même, les recommandations adressées dans un second temps, sur le fondement de ces orientations, par l’Union à chaque État, ne sont que trop rarement débattues dans une instance parlementaire, seule apte à organiser un débat transparent autour d’alternatives de nature politique.

Dans ce contexte, comment les citoyens peuvent-ils peser sur des décisions qui engagent les directions fondamentales des actions économiques ? Et par conséquent, de quelle légitimité l’Europe peut-elle se prévaloir pour imposer ces orientations aux choix nationaux, qui eux bénéficient de la légitimité d’un débat parlementaire, d’une attention médiatique et de la constitution d’alternatives tranchées entre une majorité et une opposition ?

Au total, la lucidité impose de dire que les institutions actuelles sont à bout de souffle, qu’elles ne donnent pas à l’Europe la capacité de répondre aux enjeux cruciaux auxquels sont confrontés collectivement les peuples européens. Des politiques audacieuses supposent, qu’on le veuille ou non, des institutions solides.

2. Pour une Union puisant ses forces dans la démocratie parlementaire

Franchir une nouvelle étape vers l’union politique exige de clarifier les missions des institutions européennes en garantissant que les acteurs « exécutifs » fassent l’objet d’un contrôle parlementaire, sous le regard et l’autorité des peuples.

a) Constituer rapidement un gouvernement économique européen, doté de son indispensable volet parlementaire

(1) Bâtir à partir d’une zone euro ouverte aux volontaires

Le chantier prioritaire, déjà bien engagé, est la constitution rapide d’un gouvernement économique chargé de débattre et de trancher sur toutes les questions relatives à l’intégration renforcée imposée par l’union économique et monétaire. L’essentiel des avancées qui pourraient utilement le conforter peut être accompli à traité constant.

■ La question des membres de l’union renforcée présente moins de difficultés qu’il n’y paraît.

On doit partir de la zone euro, c’est-à-dire des États qui, en partageant leur monnaie, ont fait le choix de lier leur destin économique. Pour autant, figer dès à présent les avancées les plus décisives dans le cercle des dix-sept risque fort d’être contreproductif. Une vision trop exclusive de l’avant-garde alimenterait en effet les craintes de marginalisation chez ceux qui aspirent à rejoindre l’union monétaire tandis qu’il étofferait les troupes de ceux qui veulent ralentir la marche commune.

Il serait possible de partir du principe que l’intégration renforcée rassemble toutes les nations déterminées à rejoindre l’euro. Cette volonté pourrait être concrétisée par l’engagement solennel de solliciter de leur peuple ou de leur parlement l’entrée dans la zone euro dans un délai maximal de cinq ans.

■ Ce gouvernement économique prendrait la forme d’une rencontre régulière des chefs d’État et de gouvernement et embrasserait tous les sujets opportunément identifiés par la France et l’Allemagne dans leur contribution du 30 mai 2013 : le marché du travail, le chômage et l’inclusion sociale, les politiques de retraite, le marché des produits, la fiscalité, le secteur public et l’innovation et l’éducation…

Toutefois, pour lui permettre d’exercer efficacement sa mission de surveillance et de coordination des choix économiques nationaux, ce gouvernement devra être doté :

– d’une force d’organisation, de proposition, de suivi et d’incarnation, via la nomination d’un « ministre de la zone euro », cumulant les fonctions de président de l’Eurogroupe (qui rassemble aujourd’hui les ministres de l’Economie des Dix-sept) et de commissaire européen aux affaires économiques et financières (afin de garantir la cohérence entre les actions de la zone euro et les travaux de l’Union à vingt-huit). Ce président disposerait d’une capacité technique et administrative comparable aux services de la Haut Représentante pour la politique étrangère et de sécurité commune. Il serait destinataire de toutes les mesures économique et budgétaire significatives projetées par les États, fixerait l’ordre du jour des sommets et garantirait le suivi de ses travaux ;

– d’une gouvernance complète, libérée de la tutelle des ministères des Finances, ce qui implique de compléter l’actuel Eurogroupe par des « Eurogroupe sociaux », réunissant les ministres des affaires sociales, des « Eurogroupe environnementaux », avec les responsables des transitions écologiques...

(2) L’indispensable pendant parlementaire, construit à partir de la Conférence budgétaire

L’importance des sujets abordés par ce gouvernement économique rend indispensable qu’il soit relayé par un volet parlementaire ambitieux et cohérent.

Il n’est en effet pas envisageable de priver les parlements nationaux des éléments essentiels de leur souveraineté en confiant à une instance européenne non transparente le soin de décider, de façon discrétionnaire, des politiques qui affectent aussi manifestement et directement la vie des citoyens qu’ils ont pour mission de représenter.

En outre, les sommets de la zone euro et leur pendant ministériel des Eurogroupes spécialisés se révèleront incapables de structurer un réel débat démocratique entre des choix concurrents, reproduisant le sentiment de confiscation technocratique qui fait tant pour décrédibiliser la gouvernance européenne aux yeux des peuples.

Il est urgent d’instituer une assemblée parlementaire apte à débattre puis à contrôler et à décider dans l’ensemble des sujets du gouvernement économique européen.

■ Cette assemblée pourrait être construite à partir de la Conférence budgétaire, dans la création de laquelle l’Assemblée nationale française a joué un rôle décisif.

On peut en effet rappeler que c’est à l’initiative de la France, sur une proposition de l’Assemblée nationale – à l’initiative de la commission des Affaires européennes - que l’article 13 du traité sur la stabilité, entré en vigueur le 1er janvier 2013 a prévu que « le Parlement européen et les parlements nationaux des parties contractantes définissent ensemble l’organisation et la promotion d’une conférence réunissant les représentants des commissions concernées du Parlement européen et des parlements nationaux afin de débattre des politiques budgétaires et des autres questions régies par le présent traité ». Afin d’accélérer sa concrétisation, l’Assemblée nationale a ensuite adopté au cours de la ratification du traité sur la stabilité, à l’unanimité en séance publique le 27 novembre 2012, une proposition de résolution européenne présentée par M. Christophe Caresche et approuvée par la Commission des affaires européennes le 25 septembre, puis par la Commission des affaires étrangères le 26 septembre, formulant des recommandations précises propres à engager les débats sur les formes qu’elle pouvait revêtir. Grâce notamment à la détermination du président de l’Assemblée M. Claude Bartolone, cette conférence interparlementaire a été instituée dès la Conférence des présidents des Parlements de l’Union européenne de Chypre des 22 et 23 avril dernier, sa première réunion étant fixée au second semestre de cette année, en Lituanie.

Cette mise en œuvre dans des délais exceptionnellement rapides (lorsqu’il avait par exemple fallu plus de trois ans pour mettre en place une conférence réunissant les parlements autour des questions pourtant décisives de la politique étrangère, de défense et de sécurité commune) s’est faite au prix de quelques imprécisions dans son mandat et son organisation.

A ce stade, en effet, il est simplement convenu qu’elle se réunisse deux fois par an, dont une fois au sein du Parlement européen, qu’elle débatte de « tout sujet relevant de l’union économique et monétaire » et qu’elle rassemble des délégations nationales et du Parlement européen dont la taille et la composition seront librement fixées par chacun d’entre eux.

■ À moyen terme toutefois, cette Conférence devrait évoluer vers un organe parlementaire du gouvernement économique européen, et devenir un Parlement de l’Union monétaire.

– À cette fin, il sera essentiel qu’elle se saisisse rapidement des deux temps forts de la convergence des politiques économiques : la détermination, en mars, par les chefs d’État et de gouvernement des priorités communes pour les politiques économiques et l’adoption, en juin, par le Conseil sur proposition de la Commission européenne, des recommandations adressées à chaque État sur ses projets économiques et budgétaires pour les trois années qui suivent.

Les grandes lignes de l’action commune devront en effet faire l’objet d’un réel débat démocratique, dans lequel chaque nation pourra exprimer l’ensemble de ses préoccupations et de ses contraintes.

De même, si l’on veut que les engagements pris à Bruxelles aient quelque chance d’être concrétisés dans les procédures budgétaires nationales qui les suivent immédiatement, il faut que les parlements chargés de le faire prennent part à leur formulation et à leur discussion. L’exemple du rejet unanime par le Parlement de Nicosie des contreparties à l’assistance financière exigées par l’Eurogroupe à Chypre ou ceux des retards pris dans les augmentations successives de la taille de nos pare-feux communs en raison de difficultés de ratification apparus dans tel ou tel parlements montre combien il est dangereux de bâtir une gouvernance économique qui ignorerait ostensiblement ses acteurs les plus décisifs.

En conséquence, la Conférence budgétaire, qui entendrait utilement le ministre de la zone euro, le président de la Commission et toute autre personnalité utile, serait chargée de débattre des projets de priorités communes préparés par le premier, avant leur adoption par le Conseil européen, puis de discuter de chacune des recommandations nationales sur le fondement des propositions déposées par la Commission européenne.

– Dans un second temps, la Conférence, mieux organisée autour de représentation plus paritaire des États (par exemple fixées à six membres afin de garantir la représentation des oppositions nationales) pourrait acquérir une capacité décisionnaire, en exprimant par exemple des « conclusions », majoritaire (les droits de vote de chaque délégation étant fixés en fonction de critères économiques et démographiques). Elle étendrait progressivement son contrôle à tous les sujets qui engagent les politiques économiques et les finances publiques nationales.

– Compte tenu de l’ampleur des engagements financiers qu’ils mobilisent, il serait cohérent que la conférence aborde les questions relatives à la mise en œuvre des mécanismes européens de stabilité financière, dans un format limité à la représentation des seuls États qui y participent.

À cet effet, une commission de la zone euro instituée en son sein pourrait se prononcer sur toute proposition visant à créer un programme d’aide financière, de tout projet de modification des protocoles d’accord correspondant et de tout versement de tranche d’aide d’un montant significatif dans le cadre de ces programmes.

La Conférence plénière débattrait pour sa part chaque année du fonctionnement de ces instruments, en examinant en particulier les modalités d’application des contreparties exigées aux bénéficiaires, offrant l’indispensable tribune grâce à laquelle les parlements des Etats « sous-programme » pourraient exposer à leurs partenaires l’état précis de leur situation et de leurs efforts.

– La Conférence pourrait enfin opportunément entendre le président de la Banque centrale européenne exposer annuellement son action, comblant l’un des principaux trous noirs de la démocratie européenne en soumettant la politique monétaire à l’écoute attentive des préoccupations et des attentes des représentants des peuples.

b) Insuffler la démocratie à tous les États d’une Union clarifiée

Sur ces fondements, il est possible de bâtir un ouvrage plus ambitieux encore, rééquilibrant les institutions européennes en libérant de la contrainte étouffante des nationalités celles d’entre-elles qui sont chargées de représenter « le » peuple européen en contrepartie de l’émergence d’une représentation parlementaire, donc pleinement démocratique, « des » peuples, c’est-à-dire une chambre des parlements nationaux.

L’ampleur de ces changements exige bien sûr la convocation d’une Convention, par exemple dès l’automne 2014.

Or, pour avoir quelque chance de succès, l’expérience montre qu’il n’est plus possible de courir le risque qu’un seul État remette en cause tout l’édifice laborieusement construit. Pour se dégager de cette contrainte, une double démarche est possible.

– Il convient d’abord de donner la force des suffrages à la vision que l’on souhaite porter pour l’avenir de l’Europe.

Les projets ambitieux et détaillés, comportant notamment une ébauche claire des réformes institutionnelles souhaitables, autour desquels les partis politiques européens parviendront à recueillir une majorité des voix des citoyens l’an prochain, seront déterminants dans la future Convention.

Plus les élections européennes de 2014 tourneront autour de visions audacieuses et précises de l’Europe de demain et plus il sera difficile aux traditionnelles forces du conservatisme et du repli d’éteindre les espoirs des plus enthousiastes.

– Il serait tout aussi possible d’annoncer dès à présent que le projet issu de la future Convention, ainsi dotée d’une mission « constituante », sera soumis le même jour à référendum dans l’ensemble de l’Europe. Il serait opportun de fixer au préalable le principe que les États dans lesquels une majorité se dégagerait pour le non seraient ensuite invités à se prononcer sur leur maintien dans cette union politique renforcée.

(1) Conforter les institutions chargées de représenter “le” peuple européen

Cette nouvelle donne institutionnelle pourrait d’abord passer par une profonde modernisation des institutions chargées de représenter directement l’Union.

(a) Un Parlement « des Européens »

La première priorité est d’ancrer le Parlement européen au cœur de la démocratie commune.

(i) Réussir les élections de 2014 pour que les citoyens aient un réel choix sur l’avenir de l’Europe

La difficulté majeure à laquelle demeure confrontée l’Europe est qu’elle ne parvient pas à organiser l’émergence d’un vrai espace public commun, dans lequel les citoyens comprennent et exercent une prise sur les enjeux européens.

Or, l’espace public ne peut se créer que par la dramaturgie de la distribution du pouvoir par des élections. Cela suppose que les électeurs disposent de choix clairs, concurrents, et, une fois tranchés, appliqués avec détermination par la majorité élue. Cela impose aussi que le pouvoir soit incarné, c'est-à-dire que les citoyens identifient les responsables des politiques menées.

Ces exigences démocratiques font peser une lourde responsabilité sur les partis politiques et sur les dirigeants européens afin de réussir les élections de 2014, qui sont peut-être notre dernière chance pour insuffler un espoir proprement européen à nos peuples en crise.

Les partis, d’abord, doivent désigner, de Lisbonne à Vilnius, « leur » chef de file, leur candidat à la présidence de la Commission européenne, chargé d’animer la campagne et d’incarner leurs grandes propositions pour l’Europe utilement synthétisées dans de véritables programmes de législature.

Les chefs d’État et de gouvernement, quant à eux, doivent prendre l’engagement de proposer à l’investiture du Parlement européen le candidat du parti majoritaire de la coalition arrivée en tête aux élections, conformément à l’esprit du traité de Lisbonne qui dispose que le Conseil européen doit « tenir compte » du résultat des élections européennes.

(ii) Un vrai parlement fondé sur le principe « une personne une voix » et doté du droit d’initiative

À plus long terme, il nous faut renforcer le Parlement européen en levant les deux principaux freins qui fragilisent aujourd’hui sa légitimité.

– Comme il a été vu supra, la surreprésentation de certains Etats n’aurait plus aucune justification dans un système mieux équilibré où les nations trouveraient dans une Assemblée des parlements leur représentation légitime.

Libéré de cette contrainte, le Parlement européen pourrait être élu sur une base parfaitement démographique, selon un système mêlant idéalement une fraction de députés élus dans des circonscriptions démographiquement homogènes (avec un seuil par exemple fixé à un député pour 700 000 habitants) et une autre fondée sur des listes transnationales, avec une exigence stricte de parité.

– Le Parlement européen mieux légitimé devrait recouvrer progressivement les instruments traditionnels du pouvoir parlementaire.

Dès lors que sa représentation l’affranchirait de la suspicion de promouvoir les seuls intérêts nationaux, il n’existerait plus aucune raison justifiant de le priver du droit d’initiative aujourd’hui réservé à la seule Commission. Dans un même esprit, le Parlement européen devrait débattre publiquement de toutes les initiatives citoyennes qui, en vertu du traité de Lisbonne, permettent à un million de citoyens dans au moins un quart des États membres de proposer des actes législatifs européens, et qui sont aujourd’hui examinées par la seule Commission européenne.

En cohérence avec son droit de dernier mot sur les budgets annuels reconnus par le traité de Lisbonne, le Parlement devrait acquérir le dernier mot sur les perspectives financières pluriannuelles, qui fondent pour cinq années les moyens et les ambitions de l’Europe.

(b) Recentrer la Commission européenne sur son rôle de force de proposition en la faisant procéder directement du peuple européen

Dans un esprit comparable, il importe de renforcer la cohérence de la Commission européenne et de lui donner les moyens d’incarner et de mettre en œuvre une vision pour l’Europe.

À cet effet, le président de la Commission européenne, désigné par les citoyens par l’intermédiaire des élections européennes, doit disposer d’une réelle liberté (sous le contrôle du Parlement européen qui continuera d’auditionner chaque commissaire « pressenti » et d’investir l’ensemble du Collège) dans l’attribution des portefeuilles des commissaires européens.

La remise en ordre d’un organe aujourd’hui pléthorique passe aussi par une meilleure hiérarchisation des responsabilités, par exemple grâce à l’institution de commissaires délégués placés sous l’autorité de leurs collègues disposant d’une délégation plus générale.

Pour garantir que le Président dispose de l’autorité politique nécessaire pour s’imposer à l’appareil administratif de la Commission et pour jouer son rôle irremplaçable entre les grandes institutions concurrentes du Parlement et du Conseil, il importe d’avancer dès l’année prochaine vers la fusion des postes de président du Conseil européen et de président de la Commission que le traité de Lisbonne a choisi de ne pas interdire.

(2) Instituer une assemblée des parlements pour représenter “les” peuples des États membres

À côté de ces institutions renouvelées et mieux enracinées dans la légitimité démocratique « du » peuple européen, les représentations nationales devront elles aussi trouver une place plus adaptée dans le mode de décision européen.

Le Conseil demeure bien sûr un outil décisif pour garantir que les choix européens respectent les volontés et les capacités nationales à les assumer.

Mais, pour les raisons exposées supra, il ne peut prétendre constituer l’indispensable seconde chambre de l’Union.

Il nous faut construire un espace où les États expriment les préoccupations fondamentales de leurs peuples, débattent des grandes directions de l’action commune qui requièrent la conjonction des efforts européens et nationaux, garantissent la cohérence entre ce qu’on projette à Bruxelles et ce qu’on décide et applique dans les capitales, et dessinent, dans une discussion transparente et politique, les grands axes des alternatives offertes aux citoyens européens.

Et cet espace doit aussi intégrer toute la diversité et la vitalité démocratique des nations, c’est-à-dire garantir la représentation non seulement de leur majorité mais aussi de leur opposition. Dans un horizon transnational plus ambitieux encore, cette assemblée pourrait même préfigurer une chambre des régions ancrée dans la diversité des territoires et des citoyens.

A cette fin, une représentation permanente, à Strasbourg, des parlements nationaux, les maillons séculiers qui relient le peuple dans la diversité de ses opinions et dans la profondeur de ses ancrages territoriaux à la loi, offrirait des avantages considérables.

– Elles permettrait de garantir qu’au sein de l’Union les préoccupations quotidiennes de nos peuples, qui sont si différentes et si particulières à chacune de nos nations multiséculaires, soient pleinement entendues et débattues. En outre, il est probable que l’émergence dans le jeu décisionnel européen de personnalités politiques jouant un rôle décisif dans nos systèmes parlementaires nationaux serait de nature à faire basculer au-delà de nos frontières l’attention médiatique, aujourd’hui trop exclusivement concentrée sur l’exercice national du pouvoir.

– En sens inverse, elles encourageraient la prise en compte, dans nos parlements, de l’indispensable dimension européenne de nos choix nationaux, qui ne peuvent plus être pris sans considération des conséquences qu’ils emportent sur nos partenaires.

Cette Assemblée des peuples prendrait le relais et la succession du Parlement de l’Union monétaire décrit supra, avant d’acquérir, progressivement, un pouvoir d’adoption conforme de toutes les mesures engageants les éléments essentiels des souverainetés partagées, des matières économiques, fiscales financières et sociales aux enjeux relevant du droit civil, familial et pénal en passant par les questions de défense et de politique étrangère.

La création de cette nouvelle institution permettrait enfin, en contrepartie, de lever l’exigence d’unanimité au Conseil sur des pans entiers de l’action européenne qu’elle condamne à l’impuissance aujourd’hui.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Examen du présent rapport d’information

La Commission s’est réunie le mardi 25 juin 2013, sous la présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente, pour examiner le présent rapport d’information.

L’exposé du rapporteur a été suivi d’un débat.

« M. Jérôme Lambert. D’emblée, je n’ai pas du tout l’intention de « martyriser » ce texte qui contient beaucoup d’idées intéressantes, que beaucoup d’entre nous pourraient reprendre à leur compte. En particulier, il y a deux points avec lesquels je suis en plein accord : il serait important que l’architecture, restée la même depuis cinquante ans, évolue et qu’à côté du Parlement européen, une deuxième chambre représente les citoyens des États à travers leur Parlement ; ce serait une nouvelle chance pour l’Union européenne. De la même manière, il est nécessaire qu’un impôt européen voit le jour pour clarifier le débat et que le citoyen sache ce que coûte l’Europe. Le choix de l’impôt est la base de la démocratie.

Sur l’idée de plus de démocratie, beaucoup de Français ont un problème avec le mode d’élection à la proportionnelle du Parlement européen qui coupe le lien avec la population, qui ne connaît pas son député européen. Une démocratie représentative s’appuyant sur des députés, dont les citoyens ne connaissent pas l’action qu’ils conduisent, pose un problème. La situation me semble différente aux Etats-Unis, où les élus sont plus proches de la population. Cette remarque vaut également pour les conseillers régionaux qui sont inconnus de leurs électeurs. Nous redonnerions du sens à la démocratie si les élus portaient un mandat établi sur une base territoriale.

M. Michel Piron. Je suivrai volontiers notre présidente, qui a très bien articulé son propos avec un constat et des propositions. Toutefois je ferai quelques remarques. Vous avez évoqué la révolution française mais laquelle ? Celle de 1789, révolution territoriale, c’est-à-dire de la subsidiarité, ou celle de 1793 plutôt totalitaire ? La question de la conception du grand marché doit être posée, il ne s’agit pas d’en sortir, mais de mieux définir les conditions de son exercice. C’est la question de la régulation. Nous sommes en face d’un énorme déficit politique d’une Europe manifestement sous-gouvernée mais sur-administrée qui, de ce fait, manque de légitimité. Le vrai problème est celui de la légitimité. Un terme majeur qui doit constituer un fil conducteur de notre réflexion est celui de la subsidiarité. En particulier pour l’aménagement du territoire ou l’énergie. Les questions de politique économiques ne doivent pas être regardées exclusivement avec le prisme de la concurrence libre et non faussée, conduisant à examiner toutes les questions sous cet angle et non celui de la politique industrielle. Cette vision administrée de l’Europe est étriquée, elle vise à instaurer un maximum de concurrence dans l’Europe au lieu d’avoir une politique de l’Europe à l’égard du monde. Pouvons-nous faire également l’économie d’une gouvernance différente pour la zone euro et les autres pays ?

M. Christophe Caresche. J’ai écouté avec beaucoup d’attention cette communication très intéressante. Nous ferons des remarques précises à la réception du rapport.

M. Didier Quentin. J’abonderai à 100 % dans le sens de Jérôme Lambert. Nous avons un problème majeur avec le Parlement européen qui n’a plus aucune légitimité, les listes régionales cumulant tous les inconvénients. Au moins avec des listes nationales il y avait un débat. Moins de 1 % de la population, et encore, connaît son député européen. Je note d’ailleurs que dans une récente interview, le Président Valéry Giscard d’Estaing est revenu sur l’opportunité de l’élection du Parlement européen au suffrage universel, qu’il avait initiée. Dernière chose, il faut prendre conscience que l’Europe ne suscite plus de l’hostilité mais plutôt de l’indifférence. L’Europe peut-elle être attractive et non systémiquement coercitive ou normative. Nous avons une part de responsabilité en attribuant facilement toutes les difficultés à l’Europe. Mais je redoute l’an prochain un tsunami populiste.

M. Philip Cordery. Je remercie la présidente pour ce rapport et je ferai trois remarques :

– pour ancrer la démocratie, nous ne pouvons pas nous passer de parler de la consolidation des valeurs européennes. Nous avons tendance à oublier les critères démocratiques d’accession à l’Union européenne dès lors qu’un pays l’a intégré. Le fait que le gouvernement hongrois dispose de la majorité des deux tiers permet par exemple de modifier sa loi fondamentale en bafouant les critères démocratiques. Je suggère qu’une partie du rapport traite de ce point ;

– je plaide depuis longtemps pour l’existence de circonscriptions, comme cela a existé autrefois en Grande-Bretagne, avec de vrais députés du terrain. Mais on peut parallèlement européaniser le scrutin en rattachant clairement les candidats à des partis européens pour qu’il y ait une politisation de l’élection.

– je suis sceptique devant toute modification des traités, comme cela est suggéré dans votre conclusion, car il est probable que nous nous heurterons à des votes négatifs, alors que l’on peut faire beaucoup de choses dans le cadre actuel des traités.

La Présidente Danielle Auroi. Plusieurs points ressortent de vos interventions et je vous remercie pour les propositions constructives que vous pourriez m’adresser. Je relève que pour les élections européennes, la question revient souvent. Nous avions commencé à réfléchir sur le principe « une voix, un élu » et à des circonscriptions nouvelles, qui devraient avoir au moins 800 000 habitants, et à des listes transnationales. Je crois en effet qu’une des solutions à laquelle nous devrions réfléchir est d’avoir des logiques transnationales pour faire en sorte que toutes les populations se sentent représentées. Nous essayons d’y réfléchir. Cela permettrait également de renforcer le parlement européen, car il s’agit de donner plus de place au législateur au niveau européen. J’ai été frappée par le sentiment dominant à la COSAC qu’il faudra modifier les traités. Mais il faut trois ans pour engager la révision des traités. Nous sommes d’accord également sur la question des valeurs. Attribuer les problèmes au grand marché est certes simplificateur, mais nous ne pouvons plus séparer la construction politique et sociale. »

Communication de la présidente Danielle Auroi sur la mission effectuée par le Bureau de la commission à Bruxelles les 3 et 4 décembre 2012

Compte-rendu du 11 décembre 2012

« La Présidente Danièle Auroi. Nos collègues Christophe Caresche, Philip Cordery et Marc Laffineur - qui remplaçait Pierre Lequiller -, et moi-même, nous sommes rendus les 3 et 4 décembre dernier, au nom du Bureau de notre commission, à Bruxelles auprès des institutions européennes. Reprenant une initiative décidée à l’automne 2011, ces missions du bureau de la Commission auprès des institutions européennes, qui permettent d’échanger sur les principaux dossiers d’actualité européenne et de nouer et d’entretenir des contacts étroits avec nos interlocuteurs naturels, ont vocation à se renouveler, sans doute à un rythme annuel.

Nous avons tout d’abord rencontré le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy, qui nous a notamment exposé les principales orientations du rapport sur l’Union économique et monétaire renforcée qu’il s’apprêtait à soumettre aux chefs d’État et de gouvernement. Soulignant l’amélioration du climat européen, puisqu’il intervenait avant les récents évènements italiens, il a estimé raisonnable d’envisager une amélioration sur le front économique au second semestre 2013 avec le retour progressif de la confiance, dont j’espère qu’elle ne sera pas ébranlée par l’actualité récente. Il a relevé que l’Union doit désormais s’attacher au moyen et long terme et trancher sur des questions décisives. Dans ce contexte, l’essentiel à ses yeux est d’avancer, même modestement, sur l’ensemble des sujets sur la table, pour montrer que l’Europe tire toutes les leçons de la crise.

L’union bancaire lui apparaît en bonne voie, les questions pendantes sur la supervision commune - relations entre les 17 et les 27, agenda de mise en place - étant en passe d’être tranchées. L’essentiel est désormais que la Commission européenne assume pleinement son rôle moteur en déposant des propositions précises, sans tarder, sur les prochaines étapes de l’union bancaire, la garantie commune des dépôts et le mécanisme de résolution des crises.

Le Président Van Rompuy a ensuite estimé que les progrès seront plus difficiles sur l’union budgétaire. Il a relevé que l’Union est déjà « allé très loin » sur la discipline budgétaire, le 2-pack lui apparaissant notamment ambitieux. En parallèle, il a estimé que peu d’avancées sont envisageables à court terme sur la question de la mutualisation des dettes, qu’elles prennent la voie des obligations communes à court terme (« t-bills ») ou à long terme (eurobonds) opportunément proposées par la Commission européenne le 28 novembre, dans sa feuille de route pour l’UEM, dans la mesure où de telles initiatives requiert, à ses yeux, une modification des traités et surtout l’accord des États membres. Dans un même esprit, la perspective de la constitution d’une capacité budgétaire de la zone euro ne doit surtout pas être abandonnée, qu’elle permette, par des incitations appropriées, d’« encourager » les réformes structurelles ou qu’elle compense les chocs asymétriques, via par exemple l’idée française d’une mutualisation des assurances chômage, qui soulève toutefois de très complexes difficultés d’harmonisation entre des régimes nationaux très disparates.

Abordant les discussions sur le cadre financier pluriannuel, il a indiqué ne pas voir, à ce stade, de « volonté très nette d’aboutir » à très court terme, bien que la position de certains États, en particulier la France et l’Italie qu’il estime tout à fait méritoires à ne pas demander de rabais et à porter une ambition pour le budget européen, puisse permettre de débloquer les choses. Rien ne serait plus dangereux, à ses yeux, que de distraire le Conseil européen par des marchandages annuels sur les budgets européens, ce qui implique de rapidement se doter des perspectives pluriannuelles consensuelles.

De manière plus générale, sur l’union économique, c’est-à-dire la plus étroite coordination des politiques économiques nationales, M. Van Rompuy nous a présenté sa proposition d’« engagements contractuels », reprise par la feuille de route présentée par la Commission, grâce à laquelle les États membres s’engageraient auprès de l’Union sur des politiques économiques précises, en contrepartie d’incitations appropriées, l’essentiel étant de trouver des mécanismes « positifs » pour s’assurer que les pays mettent en place des mesures bénéfiques à toute la zone.

Sur la légitimité démocratique, le président du Conseil européen a souligné que la méthode intergouvernementale, fortement sollicitée pendant la crise, atteint sans doute ses limites, exigeant le relai rapide de procédures plus communautaires. De manière générale, il a estimé que les contrôles démocratiques devaient être renforcés à leur niveau naturel : les parlements nationaux contrôlant les décisions de leurs gouvernements et le Parlement européen débattant des sujets proprement européens. Une coopération interparlementaire réunissant ces deux acteurs serait aussi utile, M. Van Rompuy ayant manifesté un important intérêt pour les propositions de l’Assemblée nationale relatives à la Conférence budgétaire.

Le vice-président de la Commission européenne chargé des relations interinstitutionnelles, M. Maroš Šefčovič, que nous avons rencontré mardi matin, nous a à son tour fait part de l’importance que revêt aux yeux de la Commission une pleine implication des parlements nationaux dans les affaires européennes, d’ailleurs en progrès constants dont témoignent la croissance des opinions transmises à la Commission par le parlements, de 600 en 2011 à 700 depuis le début de l’année 2012. Il nous a confirmé la disponibilité de l’ensemble des Commissaires à participer à nos travaux, au moment les plus opportuns : par exemple lors de la transmission des recommandations de la Commission sur les programmes de stabilité et de réforme, en juin, ou de la présentation du programme de travail annuel de la Commission, en novembre. Dans cet esprit, il a salué la résolution de l’Assemblée nationale sur la conférence budgétaire, estimant toutefois que sa concrétisation implique de délicates négociations afin de trouver un « équilibre acceptable » entre les préoccupations des parlements nationaux et du Parlement européen.

Sur le cadre financier pluriannuel, se félicitant du soutien de notre Commission des affaires européennes aux propositions initiales de la Commission européenne, « très raisonnables » à ses yeux en ce qu’elles se contentaient de prolonger, sans l’augmenter, le budget atteint en 2013, il a regretté la surenchère de « coupes aveugles » à laquelle se livrent de nombreux États, relevant en particulier dans les critiques relatives aux dépenses de fonctionnement des institutions, pourtant limitées à 6 % et assises sur des efforts d’économies très substantielles liées notamment à la réforme du statut des fonctionnaires européens qu’il a proposé - dont certaines mesures, liées à l’augmentation du temps de travail à 40 heures ou au passage à la retraite de 65 à 67 ans, suscitent pourtant mon inquiétude - une volonté d’« affaiblir les institutions communes ».

Présentant la feuille de route de la Commission européenne pour l’UEM, présentée le 28 novembre, M. Šefčovič a notamment plaidé pour que la zone euro se dote rapidement d’une capacité budgétaire apte à absorber les chocs asymétriques et soutenir les États menant des réformes structurelles ambitieuses. Il a souligné qu’un tel budget devra reposer sur des ressources propres, ce qui suppose que les États consentent à donner à l’Union les moyens d’agir. L’expérience de la future taxe sur les transactions financières, dont il estime que le tiers des recettes pourrait opportunément abonder le budget européen, sera extrêmement instructive à cet égard.

Le Commissaire a enfin convenu que le risque principal auquel est aujourd’hui confronté le Collège est ce qu’il a qualifié d’« étiquette de l’austérité » collée, à ses yeux injustement, aux actions portées par la Commission. Il a ainsi indiqué que, dans les faits, son institution a une approche beaucoup plus nuancée que les médias ne veulent bien le dire, luttant par exemple, au sein des « troïkas » chargées d’évaluer les progrès des États bénéficiant de l’assistance financière européenne, pour atténuer la rigueur de mesures âprement demandées par des institutions pourtant plus prompte publiquement à flétrir l’austérité. De même, il a indiqué, ne citant toutefois explicitement que le Portugal et l’Espagne, que la Commission est disposée à prolonger les délais de retour des finances publiques sous le plafond des 3 % de déficits si la conjoncture se dégrade.

Au nom de notre bureau, j’ai invité le commissaire Šefčovič à venir devant notre commission dans le courant du printemps.

Nos échanges avec les représentants du Parlement européen nous ont enfin permis de constater une très forte appétence pour un travail plus étroit entre eurodéputés et députés nationaux, ainsi qu’une forte prise de conscience de la nécessité pour l’Europe de franchir un nouveau cap dans l’intégration politique et économique.

Sur le cadre financier pluriannuel, l’ensemble de nos interlocuteurs a regretté le manque d’ambition du Conseil européen, Mme Isabelle Durant - vice-présidente du Parlement européen, appartenant au groupe Europe Ecologie Les Verts - soulignant en particulier la nécessité d’introduire une clause de renégociation à moyen terme dans les perspectives financières pour pouvoir abonder les ressources de l’Union lorsque la conjoncture économique se sera redressée et MM. Guy Verhofstadt (président de l’ADLE) et Jean-Paul Besset - Europe Ecologie Les Verts - confirmant la volonté du Parlement européen de peser de tout son poids dans les négociations en refusant, si nécessaire, d’approuver des perspectives financières qui se révèleraient trop éloignées des besoins de l’Union.

Sur le renforcement de l’UEM, M. Guy Verhofstadt a estimé que l’on était loin d’être sorti d’une crise qu’il estime essentiellement politique, tant que ne seront pas abordées les questions vitales pour l’Union et que ne sera pas tracé un cap vers une union politique approfondie.

Pour MM. Guy Verhofstadt et Jean-Paul Besset, l’urgence commande de mettre rapidement fin à la dérive mortelle des taux d’intérêt dans les États les plus vulnérables, le premier plaidant pour la constitution rapide d’un fond d’amortissement des dettes accumulées depuis 2008 abondé par de réels eurobonds.

De même, l’Europe n’a aucune chance de lutter efficacement contre les failles de son union monétaire sans se doter d’une réelle capacité budgétaire. Or, une capacité budgétaire suppose des ressources pérennes, et propres. Pour débuter, M. Guy Verhofstadt a estimé ainsi décisif de s’assurer que le budget européen soit financé essentiellement par des recettes propres, via par exemple l’affectation directe d’une fraction de la TVA sur le modèle de ce qui se passe aux États-Unis aujourd’hui. Dans un esprit comparable, il lui apparaît essentiel que la taxe sur les transactions financières soit perçue au niveau européen, afin de constituer l’ébauche d’une trésorerie commune.

Ces progrès n’impliquent en rien une modification des traités, dès lors que les instruments mis en place sont, comme le FESF, « temporaires ». Il sera ensuite temps, « probablement en 2015 », de convoquer une Convention, dont la nécessité a été confirmé par M. Jean-Paul Besset et Mme Isabelle Durant. Le nouveau traité ainsi défini n’a toutefois de chance d’être adopté, pour M. Guy Verhofstadt, que si l’on s’écarte de la voie des ratifications unanimes, par exemple en organisant un référendum commun dans toute l’Union, les États dans lesquels la majorité aura voté « non » devant ensuite se prononcer sur la sortie de l’Union.

S’agissant enfin de la coopération entre le Parlement européen et les parlements nationaux, et particulièrement la concrétisation de la Conférence budgétaire, M. Jean-Paul Besset a relevé le risque que fait peser à l’Europe une différentiation institutionnelle trop marquée entre la zone euro et l’Union à 27, l’ensemble des interlocuteurs convenants toutefois de l’importance de rapprocher les acteurs parlementaires pour peser sur une coordination économique européen trop exclusivement intergouvernementale.

Enfin plusieurs parlementaires européens du groupe Europe Ecologie les Verts, que j’ai rencontrés mardi matin, m’ont redit leur attachement à un renforcement de la coopération avec l’Assemblée nationale. Ils ont notamment évoqué les réformes envisagées dans le domaine des transports et de la politique régionale.

M. Philippe Cordery. Vous avez fait un bon résumé. Il est clair qu’à partir du Conseil européen de juin 2012, la volonté du Gouvernement français de réorienter la politique européenne n’a pas atteint tous les cercles de l’Union européenne. La priorité du Conseil reste l’union bancaire. La mutualisation de la dette n’est pas véritablement à l’ordre du jour. On note un manque d’entrain, tant de la part du Conseil que de la Commission, sur le Pacte de croissance.

Il serait également nécessaire de se pencher davantage sur la question de la contractualisation. Il faut parvenir à une vision d’ensemble des États pour ce qui concerne la coordination économique, au moins au niveau de la zone euro.

La coopération fiscale n’est pas à l’ordre du jour non plus, mais il y a une réelle inquiétude concernant la taxe sur les transactions financières : plus le projet avance, plus son assiette se rétrécit.

La rubrique no 5 – les dépenses de fonctionnement de l’Union européenne – ne représente pas un gros budget : 6 % du total. Le vice-président Maroš Šefčovič a souligné certaines régressions – la semaine de 40 heures, le relèvement à 67 ans de l’âge de la retraite – mais ce qui est proposé par certains États membres est pire. Enfin, il faut arrêter de stigmatiser les fonctionnaires européens et en finir avec ces fantasmes les concernant. Ils apportent une collaboration très utile. Il faut maintenir ce budget et s’il y a plus de coupes financières à effectuer, faisons-le plutôt sur certaines agences.

M. André Schneider. Merci, Madame la Présidente. Je regrette de n’avoir pas été des vôtres. Mais j’accompagnerai volontiers mes collègues français au Parlement européen quand ils viendront à Strasbourg. Dans les coupes budgétaires, on vise Strasbourg ! Or, il faut soutenir tous ensemble notre capitale européenne.

La Présidente Danielle Auroi. Je crois pouvoir affirmer qu’à aucun moment il n’y a eu, dans les propos que nous avons entendus, de remise en cause de Strasbourg.

M. Christophe Caresche. Ce type de déplacement est très utile, tant pour nous que pour nos interlocuteurs. Il débouche sur des échanges fructueux.

Par ailleurs, je rejoins Philippe Cordery dans ses propos. Il est exact que l’agenda européen a tendance à se concentrer sur l’union bancaire et que la mutualisation des dettes n’est pas à l’ordre du jour. Il est difficile d’avancer sur ces questions et sur celle du budget européen. Des tentatives sont faites pour tourner cette difficulté, avec des discussions autour de la capacité budgétaire de la zone euro ou de la contractualisation entre États de la zone euro et la Commission. On s’oriente vers cela. C’est ce qui ressortait notamment des propos de M. Van Rompuy, lorsqu’il disait qu’il ne faut pas rester dans une logique de sanction, et adopter un rôle plus incitatif. Quoi qu’il en soit, sur ces questions, le calendrier c’est plutôt 2013-2014.

La Présidente Danielle Auroi. Il sera utile d’évoquer à nouveau ces sujets lors du « débriefing » commun du Conseil européen avec le ministre Bernard Cazeneuve. »

Audition de M. Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, professeur associé à l’IEP de Paris, sur les défis d’une intégration européenne renforcée et de l’approfondissement démocratique de l’Union

Compte-rendu du 12 décembre 2012, 8 h 30

« La Présidente Danielle Auroi. Je suis heureuse, cher Jean-Louis Bourlanges, de vous accueillir dans le cadre de la série d’auditions que nous avons entamée sur l’avenir de l’Union européenne.

L’austérité ne peut pas être le seul dogme sur lequel repose l’Union. Une telle logique ferait apparaître l’Europe, aux yeux des citoyens, dans sa seule dimension économique et dans ce qu’elle a de plus rigoureux. Elle ne peut suffire, à un moment où l’Europe doit faire face à une série de crises.

Nous devons tout d’abord mener un travail entre parlementaires. À l’initiative de M. Christophe Caresche, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité le 27 novembre dernier une résolution européenne formulant des recommandations précises pour concrétiser rapidement la conférence budgétaire qui associe les Parlements nationaux et le Parlement européen prévue par l’article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire. Le travail est donc engagé. Nous avons rencontré la semaine dernière à Bruxelles le président du Conseil européen M. Van Rompuy, ainsi que des membres de la Commission et du Parlement européen pour travailler avec eux sur ce sujet et plus largement sur l’avenir de l’Union.

Nous souhaitons, Monsieur Bourlanges, profiter de votre expérience de député européen et d’universitaire, pour mieux réfléchir aux propositions que nous pourrions formuler, s’agissant de la démocratisation de l’Union, à nos collègues parlementaires français, puis européens.

Je vous pose trois séries de questions préalables.

Premièrement, quelles doivent être les missions, le périmètre et le statut de l’Union européenne ? Quels choix politiques opérer et faire partager ? Quelles compétences convient-il de conserver au niveau de l’Union ?

En particulier, quelle est votre opinion sur l’union bancaire et les mécanismes de stabilité financière qui se mettent actuellement en place ?

Deuxièmement, il nous paraît difficile de poursuivre l’intégration économique sans modifier le cadre institutionnel. Comment clarifier les missions de l’Union et rendre son action plus démocratique ? Comment ses attributions doivent-elles évoluer ? Quelle méthode employer pour y parvenir ? Comment devons-nous nous adresser aux autres institutions, mais aussi aux citoyens ? Nous conservons un souvenir quelque peu pénible de la tentative de doter l’Union européenne d’une Constitution. Devons-nous, à l’issue des élections européennes de 2014, nous engager de nouveau dans une démarche analogue, comme l’a proposé M. Guy Verhofstadt la semaine dernière à Bruxelles ? Ou bien adopter une autre méthode ?

Troisièmement, dans le cadre d’une évolution démocratique de l’Union, quelle gouvernance et quels équilibres instaurer ? Quelle doit être, en particulier, la place des représentants des citoyens, c’est-à-dire des parlementaires nationaux et européens ?

M. Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen. À travers vos trois séries de questions, vous abordez, madame la présidente, l’ensemble de la problématique européenne. Je vais donc essayer de me concentrer sur l’essentiel.

Avant d’entrer dans le vif des problèmes qui nous sont posés en tant que « constructeurs » de l’Union économique et monétaire, j’estime, à titre liminaire, que le débat sur la démocratisation – sujet principal des consultations que vous menez – est traditionnellement très mal posé, que ce soit à Strasbourg, à Bruxelles ou dans les capitales nationales. En particulier, la notion de déficit démocratique me paraît très exagérée. Elle est reprise d’une époque où elle correspondait, en effet, à une réalité, mais nous sommes aujourd’hui confrontés à des problèmes – très graves – d’une autre nature.

Le système institutionnel antérieur à l’Acte unique européen et au traité de Maastricht, que l’on pouvait qualifier de « fédéralisme technocratique », était caractérisé par un véritable déficit démocratique. Il reposait sur une double dépossession : un nombre limité de compétences nationales, dépouillées de leur dimension politique, étaient transférées à des institutions elles-mêmes peu représentatives des équilibres politiques dans les différents États membres. C’était notamment le cas de la Commission, dont les membres étaient désignés – ils continuent d’ailleurs, officiellement, à l’être – sur le fondement de critères d’indépendance et d’expertise opposés à ceux qui prévalent dans le cadre national, où les élus ne sont pas choisis en fonction des diplômes qu’ils ont ou non obtenus, mais parce qu’ils sont représentatifs de la population.

Le système se distinguait, en outre, par l’absence de pouvoir parlementaire : le pouvoir consultatif des députés relevait de la théorie ; la Commission fonctionnait de manière totalement indépendante des élections et de la vie du Parlement. Quant au conseil des ministres, il était le lieu où s’opérait l’équilibre entre le pouvoir technocratique et le pouvoir politique. Ce système a d’ailleurs été très bien accepté par le Général de Gaulle et les responsables de la Ve République.

Les réformes commencées avec l’Acte unique, consacrées par le traité de Maastricht et poursuivies, dans une certaine mesure, par les traités d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne, l’ont profondément démocratisé : le Parlement européen est désormais élu au suffrage universel ; les calendriers de la Commission et du Parlement sont harmonisés ; la Commission est investie en deux temps – on retrouve presque la IVe République ! –, les nominations du Président proposé par le Conseil européen et de chacun des commissaires étant soumises successivement à l’approbation du Parlement.

Le Parlement peut d’ailleurs très bien remettre en cause une nomination : j’ai moi-même contribué, en ma qualité de président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, à écarter le candidat pressenti par M. Berlusconi pour le poste de commissaire chargé de la justice, des libertés et de la sécurité. L’intéressé estimait que l’homosexualité était un péché et avait voté contre l’inscription de la non-discrimination à raison de l’orientation sexuelle dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Jugeant cela problématique, le Parlement a engagé un bras de fer avec la Commission et contraint M. Barroso à modifier la composition du collège et à demander à M. Berlusconi de désigner une autre personnalité.

En outre, nous avons développé des procédures législatives de codécision, qui ressemblent à la navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat, à la différence près que le Parlement et le conseil des ministres de l’Union sont dans un rapport de stricte égalité. Enfin, le Parlement a exercé, ou peu s’en faut, son droit de censure à l’égard de la Commission présidée par M. Santer, qui a – tel Aristide Briand sous la IIIe République – démissionné avant même le vote de la motion.

Cet édifice relativement solide a cependant été profondément perturbé. Ainsi, l’exécutif communautaire a été progressivement démembré à partir du traité d’Amsterdam. Personne n’y comprend plus rien : nous avons une présidence semestrielle, un Président du Conseil européen, un président de la Commission, ainsi qu’un Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, vice-président de la Commission, qui préside une formation du conseil, dispose de moyens importants, mais n’a pas été est doté de compétences réelles. Cette confusion extrême représente un véritable recul fonctionnel et démocratique par rapport à la situation antérieure. Il y avait, du temps de M. Delors, un « Monsieur Europe » bien identifié. Il avait d’ailleurs noué avec le Parlement européen un dialogue précis, constructif et serein. Paradoxalement, ces réformes ont été réalisées au nom d’une nécessité, du moins présentée comme telle aux Français et aux Européens : celle de donner une seule voix à l’Europe. Le résultat va à l’encontre de l’intention affichée.

J’en viens aux problèmes auxquels l’Union européenne est confrontée.

Le premier concerne ses compétences. À la différence de nombreux commentateurs – qui ont inféré, à tort, d’une déclaration de Jacques Delors devant le Parlement européen que 80 % des normes nationales seraient désormais d’origine communautaire –, je maintiens que le domaine de compétence de l’Union est réduit et que l’essentiel des prérogatives demeurent nationales. Ainsi en va-t-il du budget, des impôts, de la sécurité sociale, du droit du travail, de la défense, de la politique étrangère, de l’organisation des collectivités territoriales, de l’éducation, etc. Les contraintes que nous avons tous, citoyens ou élus, l’impression de subir résultent de la mondialisation : nous ne pouvons plus agir à notre guise sous la surveillance des marchés. Ces contraintes ne sont d’ailleurs pas moins fortes, ni les marchés plus indulgents, pour les pays extérieurs à la zone euro, tels que le Royaume-Uni.

Lorsqu’on observe l’histoire de la construction européenne, on se rend compte qu’elle n’a jamais franchi ce que j’appelle la « porte sacrée » du politique. À l’exception de la politique agricole commune, si la Communauté économique ou l’Union ont fait de la politique, c’est plutôt par hasard. Ainsi, la politique commerciale n’a acquis une dimension politique que récemment, avec la mondialisation ; elle était auparavant considérée – notamment le désarmement tarifaire des années 1950 et 1960 – comme de nature technique. Tel est également le cas de la politique structurelle, à laquelle sont consacrés des montants dérisoires – 0,3 % du PIB européen – ou de l’essentiel de l’activité normative de l’Union, même si le droit de la concurrence peut toucher des questions politiques. D’une manière générale, les compétences de l’Union peuvent approcher ou empiéter légèrement sur le domaine politique, mais elles demeurent globalement techniques.

Quant à la création de l’euro, elle a été présentée, à tort – M. Pascal Lamy et moi avons combattu ce point de vue –, comme devant, par un effet d’engrenage ou de spillover, amener l’Europe à mettre en place une véritable politique économique et l’entraîner ainsi dans l’union politique. Il était pourtant clair que le traité de Maastricht dépolitisait la gestion monétaire et que, si l’on souhaitait une relance politique, il fallait la faire parallèlement en créant un choc initial.

Or, au moment même où elle mettait en place une forme de fédéralisme monétaire – avec le Conseil européen de Madrid de décembre 1995, dernier acte politique important de M. Felipe Gonzalez –, toute l’Europe basculait dans « l’euroscepticisme » : M. Aznar remplaçait M. Gonzalez ; M. Schröder succédait à M. Kohl à l’issue d’une campagne très hostile à la monnaie unique ; M. Berlusconi arrivait au pouvoir en Italie et le Président Chirac continuait à manifester, à l’égard des affaires européennes, une plasticité confinant à l’indifférence. Tous ces acteurs ont jugé qu’il ne fallait pas aller plus loin dans la construction européenne, suscitant dès lors un phénomène de ciseaux : d’un côté, l’Europe monétaire se développait rapidement ; de l’autre, la coordination politique et statistique marquait le pas. Bien que le président de la Banque centrale européenne, M. Trichet, ait multiplié, dans les années 2000, les mises en garde à l’attention du Conseil européen sur les difficultés financières dans certains pays ou la dérive des coûts salariaux en Espagne, rien ne s’est passé.

La véritable question consiste donc à savoir si nous voulons ou non faire de la politique. Les critères de Maastricht et le pacte de stabilité et de croissance sont symptomatiques du refus – en particulier allemand – d’instituer un gouvernement économique de la zone euro. La présentation qu’en avait faite M. Bérégovoy en son temps avait été, certes, maladroite : un tel gouvernement était nécessaire, selon lui, pour contrôler la Banque centrale européenne. On ne s’y serait pas pris autrement pour effrayer les Allemands ! Quoi qu’il en soit, ces derniers ont usé et abusé de cet alibi pour refuser tout gouvernement économique.

Voilà pourquoi on a imaginé ce système de critères chiffrés, reposant sur quelques principes très sommaires. M. Pascal Lamy l’avait qualifié de « code de la route qui ne comprendrait que trois articles ». C’était notoirement insuffisant : les problèmes budgétaires ne constituaient qu’un des types de difficulté auxquels pouvaient être confrontés les membres de la zone euro. Ainsi, des pays qui ont respecté ce cadre budgétaire, tels l’Espagne et l’Irlande, n’en ont pas moins subi de plein fouet des crises qui avaient une autre origine : un dérèglement du système bancaire ou une dérive des coûts de production. Deux pays connaissaient, de leur côté, des difficultés budgétaires : la Grèce, parce qu’elle ne parvient pas à recouvrer ses recettes, et la France, parce qu’elle dépense trop.

En réalité, nous avons instauré le pacte de stabilité parce que nous nous méfiions les uns des autres, alors même que la politique est affaire de confiance. Il est impossible de définir une politique économique pour l’éternité sur la base de simples critères. Il convient donc d’instaurer des procédures et de se faire mutuellement confiance. Or, les Allemands n’ont pas confiance dans leurs partenaires – pas nécessairement à tort, compte tenu de leurs performances à ce jour – et s’en tiennent à ces critères.

Cette situation n’est pas satisfaisante. L’Union souffre en réalité d’un déficit de compétence politique et de pouvoir d’arbitrage en matière budgétaire. Nous devrions être capables d’adopter des mesures de solidarité ou de relance conjoncturelle, le cas échéant dans certains pays et pas dans d’autres. Or, ces décisions sont à ce stade interdites dans le cadre de l’Union européenne. Il est essentiel d’attribuer de telles compétences à l’Union.

Le deuxième problème concerne le périmètre d’action de l’Union européenne. Je suis toujours agacé lorsqu’on évoque les coopérations renforcées comme une solution évidente. D’ailleurs, les stipulations des traités ont plutôt été conçues pour les empêcher que pour les favoriser : elles permettent aux États qui ne souhaitent pas s’engager dans une coopération renforcée de contrôler ceux qui en font partie. Le système Schengen, créé avant que n’existent les coopérations renforcées, n’en a pas moins fonctionné de manière plutôt satisfaisante, quoi qu’aient pu en dire certains commentateurs à mon sens exagérément alarmistes.

Surtout, les coopérations renforcées posent problème dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans le cadre institutionnel normal de l’Union européenne, qui a sa cohérence. Si vous vous engagez dans une coopération renforcée, vous cantonnez non seulement la politique correspondante à une zone donnée – ce qui exclut de fait les parlementaires et les commissaires extérieurs à cette zone –, mais vous recourez à la méthode intergouvernementale, ce qui constitue une régression fondamentale par rapport à la méthode communautaire. Cette dernière repose, je le rappelle, sur quatre mécanismes : une initiative prise par un organisme extérieur aux États – la Commission –, ce qui garantit la cohérence des propositions et leur caractère non suspect ; une décision prise par le conseil des ministres à la majorité qualifiée, non pas pour opposer une moitié de l’Europe à l’autre, mais au contraire pour réduire les divergences entre les deux camps éventuels – la majorité qualifiée s’analysant comme la poursuite du consensus par d’autres moyens que l’unanimité ; une procédure de codécision avec le Parlement ; un contrôle juridictionnel exercé par la Cour de justice.

Si, en revanche, vous cherchez à associer à tout prix les institutions européennes, vous risquez de rentrer dans le jeu de nos amis britanniques, qui rêvent de transformer l’Union européenne en India Office, c’est-à-dire une administration de 10 000 Britanniques qui dirige, à distance, 500 millions d’Indiens. Les fonctionnaires et parlementaires britanniques sont d’ailleurs très présents et font preuve d’une grande habileté au sein des institutions européennes.

En définitive, l’Union européenne dispose d’un système institutionnel très élaboré, mais elle n’est dotée que de compétences limitées. Pour l’Union économique et monétaire, le problème est inverse : les enjeux d’intégration sont très importants, mais les institutions n’existent pas.

Le troisième problème est donc celui de la démocratisation de la zone euro. Je ne comprends pas ceux – excepté les souverainistes, qui sont cohérents – qui s’inquiètent de voir un pouvoir commun décider des grands équilibres budgétaires de chaque État membre. Il est bien évidemment exclu de soumettre les Parlements nationaux – seule autorité compétente en matière budgétaire – à un quelconque oukase d’une institution européenne, pris sur la base de considérations technocratiques plus ou moins fondées. Il nous faut donc inventer des mécanismes de mise en commun beaucoup plus démocratiques. Une percée institutionnelle est indispensable pour permettre le pilotage de la zone euro.

Dans mes rares moments « d’euromélancolie », j’incline à donner de la zone euro la définition qu’Oscar Wilde donnait du mariage : « une tentative de résoudre ensemble les problèmes que vous n’auriez pas eus séparément ». Pour surmonter les problèmes auxquels ils sont confrontés ensemble, les membres de la zone euro doivent faire preuve de volonté politique et de solidarité. Nous n’échapperons pas, en outre, à des débats compliqués, compte tenu des désaccords sur la politique économique à mener en Europe. Alors que la période d’après-guerre avait été caractérisée par un consensus libéralo-keynésien – seuls les communistes se référaient à un système différent et facilitaient par là même l’accord entre tous les autres –, il est très difficile d’arbitrer entre les deux logiques, l’une keynésienne, l’autre ricardienne, qui s’opposent actuellement. Il faut pour cela des institutions et des décisions politiques.

Ce qui rend très difficile le fonctionnement institutionnel, ce sont les deux formes d’opposition qu’il rencontre de la part des souverainistes et de ce que j’appelle les « Bruxellois » qui ne veulent surtout pas que l’on touche à l’Europe à vingt-sept. La Commission est pourtant totalement déséquilibrée depuis le traité de Nice : 33 % des commissaires sont issus des anciens pays communistes tandis qu’ils représentent 19 % de la population et moins de 10 % du PIB européen. Le biais est considérable.

Pour surmonter l’obstacle, nous avons besoin d’un pouvoir de cohérence et d’un pouvoir de délibération démocratique. S’agissant du premier point, je serais favorable à un ministre européen de l’économie, l’équivalent, sur le plan économique et budgétaire, de lady Ashton, même si elle est un contre-exemple absolu car elle n’a pas de pouvoir ; mais le système est cohérent. Le titulaire présiderait la zone euro en remplaçant à la fois M. Juncker, M. Olli Rehn, et même le président semestriel de l’Ecofin. Il faudrait confier le poste à une personnalité très forte qui aurait l’oreille des marchés et de l’autorité sur les États, et sa fonction consisterait à mettre en place une politique commune, un objectif aujourd'hui complètement perdu de vue. Halte aux politiques nationales des membres de la zone euro qui s’ajustent à la marge ! Il faut procéder à des choix lourds de conséquences et très difficiles à mettre en œuvre. Il faut absolument partir d’un projet global, cohérent, qui serait ensuite modifié par le conseil des ministres. La zone euro a besoin d’une politique économique commune qui serait ensuite déclinée en politiques budgétaires nationales.

Cette fonction n’aurait de sens que s’il existait, en face, des interlocuteurs. Puisque le pouvoir budgétaire appartient aux Parlements nationaux, je suggère donc une assemblée de parlementaires nationaux, composée de représentants des commissions compétentes en matière budgétaire de chacune des deux chambres, et de parlementaires européens, choisis parmi les membres des commissions des budgets, des affaires économiques et monétaires, et peut-être de l’emploi et des affaires sociales, de façon à préserver l’articulation avec les institutions européennes. Savoir s’il faut, ou non, se limiter aux membres de la zone euro est marginal, au fond. Ainsi s’établirait un dialogue entre le ministre et chacun des pays, et entre les pays eux-mêmes : entre Allemands et Espagnols, entre Italiens et Français. Il faut appliquer le précepte du grand poète belge Henri Michaux : « Ne désespérez jamais. Faites infuser. » Les procédures semestrielles laissent la place à des mouvements itératifs très en amont. Cette assemblée, de 150 membres tout au plus, se réunirait quelques jours tous les mois et demi pour suivre la politique de la zone euro.

Comment y parvenir ? Tant que les Anglais ne sont pas sortis, il faudrait procéder par accords inter-institutionnels, même si cette voie n’est pas possible pour instituer le ministre. Pour l’assemblée, on pourrait s’inspirer de ce qui a été fait pour la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l’union des Parlements de l’Union européenne – la COSAC. Et il vaudrait mieux appliquer la méthode retenue pour le TSCG, c'est-à-dire un traité entre États membres, plutôt qu’un traité de l’Union qui s’enliserait.

Cela dit, le problème est avant tout d’ordre politique : les peuples européens ne s’aiment plus même si les Français, malgré leurs rapports compliqués à l’Europe, sont moins affectés que d’autres. D’ailleurs, les partis à l’origine de la construction européenne soit se sont disloqués – telle la démocratie chrétienne et l’UDF – soit sont à la peine, comme les socio-démocrates. Un parti comme Die Linke, à la gauche du parti socialiste allemand, aurait été inconcevable il y a quarante ans. La crise, profonde, se traduit par une radicalisation à droite et à gauche partout en Europe. À la crise de l’euro, qui est économique, se superpose une crise de l’Europe, qui, elle, est politique. Tant qu’on n’aura pas retrouvé la volonté de faire l’Europe, elle devra faire des arbitrages douloureux et délicats entre ses pensées et ses arrière-pensées.

M. Michel Piron. Les secousses de la crise, notamment à ses débuts, ont pris au dépourvu certains membres de l’Union qui s’appliquaient à respecter la sacro-sainte règle de l’équilibre budgétaire, telles l’Espagne ou la Grande-Bretagne. Ils ont découvert tout à coup l’importance de la dette privée. Tout le monde ou presque avait oublié l’agrégat de l’endettement global.

Alors que la crise se prolonge, la question de l’Europe ne masque-t-elle pas les différences qui s’accusent au sujet de ce que les uns et les autres attendent, ou non, de l’État ? Au-delà de la gouvernance, comment décliner une politique commune dans des pays aussi complémentaires ?

M. Joaquim Pueyo. En tant que corapporteur d’une mission sur l’Europe de la défense pour la commission des affaires européennes, j’ai été très intéressé sur ce que vous avez dit des coopérations renforcées. La conférence de Lisbonne avait prévu une coopération structurée permanente dans le domaine militaire, mais elle n’a pas de périmètre si bien que se sont mises en place des coopérations bilatérales. Comment aller au-delà ?

Jacques Delors suggère de faire évoluer le mode de désignation des députés européens en proposant des listes au niveau européen, par exemple les socio-démocrates ou les écologistes. Ne serait-ce pas un pas décisif vers l’Europe politique que vous appelez de vos vœux ?

Mme Estelle Grelier. J’ai le sentiment que nous assistons au début de la fin de l’intégration européenne. On a élargi sans être capable d’intégrer. S’agissant du contrôle démocratique de l’intégration budgétaire de la zone euro, nous avons déjà du mal à contrôler notre propre budget, alors j’imagine difficilement qu’un Parlement budgétaire à 150 puisse exercer un droit de regard. De plus, si je comprends la nécessité d’intégrer plus avant des pays partageant la même monnaie, je ne vois pas comment le faire sans mettre à bas la solidarité communautaire. Que deviendraient les pays qui ne font pas partie de la zone euro ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Si j’appelle de mes vœux une assemblée qui réunirait les commissions des finances des Parlements de la zone euro, c’est pour discuter des hypothèses économiques qui sous-tendent les choix budgétaires nationaux, car, zone euro ou pas, les pays européens ne peuvent pas ne pas gérer ensemble les grands équilibres budgétaires, même si c’est très difficile pour certains pays, comme la Grèce qui n’aurait jamais dû entrer dans la zone euro. Il est indispensable que les politiques budgétaires allemande, française, espagnole et italienne soient cohérentes entre elles.

Cela étant, le problème n’est pas strictement budgétaire ; il est économique. L’Espagne a eu une gestion impeccable à l’aune des critères des Maastricht, mais elle a commis deux erreurs massives : la bulle spéculative de l’immobilier, le type même du choc asymétrique qui ne frappe qu’un pays ; et une dérive inadmissible des coûts de production – contre laquelle Jean-Claude Trichet n’a cessé de protester – qui s’est soldée par une crise des exportations. Pour redresser la situation, il faudra rétablir les flux d’investissement du Nord vers le Sud. On en est loin ; c’est pourquoi il faut faire de la politique, pour recréer les conditions de la solidarité c'est-à-dire un destin commun. Et, sur ce point, on bute sur les réticences allemandes. Les Allemands ne sont pas du tout impérialistes, mais ils sont gagnés par le pharisaïsme. Il est donc nécessaire de réfléchir à la compétitivité coûts, la compétitivité prix, la recherche…

Qu’est-ce qui ne va pas dans la zone euro ? Dès les années 1990, elle a été en butte à deux critiques : l’une pseudo-keynésienne venant surtout de la gauche, qui y a vu une machine à austérité. À tort. Le pacte a été au contraire une machine à laxisme, à cause du niveau très bas des taux d’intérêt. Quant aux 3 %, ils ont fonctionné comme un plancher et non comme un plafond, même en période de croissance, si bien que, quand la conjoncture se retournait, on dépassait ce seuil en prétendant se garder d’une politique procyclique. Conclusion, le pacte de stabilité n’a pas marché. À Romano Prodi qui avait déclaré que le pacte de stabilité était stupide, son frère Vittorio avait rétorqué que c’était exactement le contraire, que le pacte de stupidité était stable ! La zone euro était aussi sous le feu des tenants d’une politique à la Greenspan dont Henri Weber, situé à la gauche de la gauche, faisait autrefois l’éloge. Elle s’est terminée par une catastrophe alors que celle de Trichet, même si elle n’était pas exempte d’erreurs, était plus raisonnable.

Les détracteurs du second type dénonçaient l’hétérogénéité des économies. Comme on ne fait pas la même chose dans la Ruhr et sur la côte Cantabrique, il y a des risques de choc asymétrique. Dans ce cas, les solutions résident dans la dévaluation, le chômage, la migration ou la solidarité financière. La première est impossible, les deux suivantes ne séduisent guère à notre époque ; reste la dernière, mais elle n’était pas prévue. L’hétérogénéité des économies recouvre aussi des différences dans les mécanismes de formation des prix. Or, le taux de change de l’euro a tenu compte des différences de compétitivité entre les pays, même si l’Allemagne et l’Italie étaient un peu défavorisées, mais pas de celles liées aux structures, comme les modes de distribution. Il aurait fallu engager des actions structurelles très importantes, et c’est là que se trouve la cause des maux de l’Europe du Sud, les problèmes bancaires mis à part.

Indépendamment de l’euro, la constitution même du marché unique était potentiellement créatrice de déséquilibres, au détriment des économies périphériques. Un homme politique, aujourd'hui extrêmement décrié, l’avait bien vu, je veux parler de feu Andreas Papandreou – le père. Au moment où la Grèce a rejoint l’Union européenne, il avait écrit un réquisitoire brillant expliquant que son pays ne pourrait pas résister. C’est la raison pour laquelle je suis assez indulgent envers le dumping fiscal irlandais. L’existence de mécanismes de compensation est une question de survie pour les pays périphériques, à quelques exceptions près, car l’existence d’un vaste marché conduit à une concentration des moyens au cœur de la zone. Ces pays ont besoin de solidarité mais sous une forme qui reste à trouver car le quadruplement des fonds structurels, auquel je ne suis pas étranger, n’a pas marché. Il ne sert à rien de financer comme en Espagne, et même un peu partout, des routes désertes reliant des villes sans habitant à des aéroports fermés. L’effet levier qui était escompté n’a pas eu lieu.

Je conclurai sur une note moins pessimiste. Pendant les années 1990, on a cru l’Europe inutile sous l’effet d’une triple illusion : l’hyperpuissance américaine qui rendait vaine toute politique européenne extérieure et de sécurité, la fin de l’Histoire avec l’avènement programmé de la démocratie, et la mondialisation heureuse. Gordon Brown est le seul à l’avoir dit, mais tous les autres l’ont pensé. Les années 2000 ont achevé de nous détromper. Dès lors, le besoin d’Europe renaît, parce que nous sommes les dépositaires de valeurs démocratiques et libérales, de laïcité, d’un modèle social qui se révèle précaire et que le bouclier américain ne nous préserve que très partiellement des menaces géopolitiques qui se précisent. À nouveau, le besoin d’Europe renaît. Je terminerai en citant le titre d’un ouvrage de Joseph Bialot, qui vient de disparaître : C’est en hiver que les jours rallongent.

La présidente Danielle Auroi. Nous vous remercions et nous ferons sûrement de nouveau appel à vous. »

Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères, de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, sur l’avenir de l’Europe

Compte-rendu du 12 décembre 2012, 9 h 45

« La Présidente Élisabeth Guigou. Je remercie vivement le Président Jacques Delors d’avoir répondu à l’invitation conjointe de la commission des affaires étrangères et de la commission des affaires européennes. C’est un immense privilège pour nos deux commissions que de pouvoir l’entendre ce matin sur l’avenir de l’Union européenne.

Nous sommes à un moment-clé en Europe. En effet, il y a deux jours, l’Union européenne recevait le prix Nobel de la paix, récompensant tout ce qu’elle a accompli par le passé et qui fut une aventure sans équivalent dans l’histoire. Et nous sommes à la veille d’un Conseil européen qui doit fixer la feuille de route pour renforcer l’union économique et monétaire dans une zone euro en crise depuis trois ans maintenant.

Il y a une crise de confiance dans la zone euro : sera-t-elle capable de surmonter les chocs qu’elle a subis ? La crise financière américaine en a révélé la fragilité, plus exactement celle de son pilier économique car l’euro en lui-même, deuxième monnaie mondiale de réserve, est une monnaie solide. Il y a également une crise de confiance entre États membres qui ont du mal à se mettre d’accord.

À cette crise de confiance, s’ajoute une crise politique. Les États membres se sont abrités derrière l’euro pour éviter de respecter les disciplines qui étaient inéluctables. Et on peine aujourd’hui à sortir rapidement et durablement de la crise, faute des structures institutionnelles adéquates mais aussi par manque de volonté politique.

Beaucoup a été accompli depuis trois ans. L’institut de recherche européen Notre Europe-Institut Jacques Delors, dont vous avez été le fondateur, Monsieur le Président, a publié plusieurs textes déterminants. Je pense notamment à la préface au rapport Padoa-Schioppa, signée conjointement de vous-même et de Helmut Schmidt – ce rapport a préfiguré beaucoup des mesures aujourd’hui en discussion dans l’Union. Je pense aussi à votre récent discours devant le comité européen d’orientation de Notre Europe.

Que faut-il faire pour renforcer l’union économique et monétaire, au-delà de l’union et de la supervision bancaires ? Comment articuler ce renforcement avec celui de l’Union européenne élargie ? Quelle architecture faudrait-il ? En effet, il ne suffit pas de pompiers, il faut aussi des architectes…

La Présidente Danielle Auroi. À mon tour, je vous remercie chaleureusement, Monsieur le Président, d’être parmi nous ce matin. Le moment ne pouvait être mieux choisi. Les chefs d’État et de gouvernement sont appelés dès demain à se prononcer sur la décision, trop longtemps reportée, d’une intégration plus étroite de la zone euro. Leur ambition sera, je l’espère, de conforter l’histoire de la construction européenne dans laquelle vous avez, Monsieur le Président, joué un rôle éminent, et qu’a récompensée le prix Nobel de la paix remis à l’Union lundi dernier.

Pour autant, Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, que nous recevions ce matin, nous disait que l’Europe n’a toujours pas « franchi le portail sacré de la politique ». Partagez-vous cet avis ? Si oui, serait-ce le moment de franchir ce portail ?

Dans votre discours du 7 décembre dernier devant le comité européen d’orientation de Notre Europe, vous avez plaidé en faveur d’un approfondissement de la zone euro par une coopération renforcée. Nous aimerions beaucoup vous entendre sur le sujet. Comment analysez-vous la crise actuelle de l’exécutif européen ?

Notre commission des affaires européennes a lancé un long cycle de réflexion et de propositions sur l’intégration solidaire et l’approfondissement démocratique de l’Union. Le premier résultat en a été l’adoption à l’unanimité en séance publique le 27 novembre dernier d’une proposition de résolution de notre collègue Christophe Caresche sur l’ancrage démocratique du gouvernement économique européen. Le projet de Conférence budgétaire s’appuie sur l’article 13 du traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (TSCG) pour essayer de lier le travail du Parlement européen et des parlements nationaux. L’ancien ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer déclarait récemment que comme le Parlement européen n’avait pas le pouvoir de décider du budget de l’Union puisque ce sont les parlements nationaux qui votent la contribution de leur pays à ce budget, sans en avoir comme lui la vision globale, il n’y avait d’autre solution que de les faire travailler ensemble. Partagez-vous cet avis ?

Les questions institutionnelles n’ont de sens que si l’on s’accorde préalablement sur ce que l’on attend concrètement de l’Europe. Quelles formes devraient, selon vous, prendre la zone euro renforcée ? Quel devrait en être le périmètre et quelle pourrait en être l’architecture institutionnelle ?

Comment prôner la solidarité tant que les États membres se livrent entre eux à un dumping fiscal, social et environnemental ? Comment parvenir à une harmonisation ?

La situation dans laquelle certains États membres bénéficient de taux d’intérêt très favorables car dans le même temps, d’autres acquittent une facture disproportionnée est-elle tenable encore longtemps ? Ne faut-il pas davantage de justice ?

Nous serions très intéressés par vos réflexions et propositions pour avancer dans la voie des eurobonds, alors que le Président Van Rompuy semble très réservé sur la possibilité de progresser vite sur cette question. Comment le convaincre, ainsi que l’Allemagne ?

Nous savons tous que l’Europe protège la prospérité de ses peuples, mais ceux-ci ne le perçoivent plus aujourd’hui, non par manque d’institutions démocratiques, mais à cause du diktat de l’austérité qu’ils n’acceptent pas. Si l’Europe se dote de moyens financiers adéquats, peut-on espérer restaurer la confiance des peuples ou, une fois encore, le diable ne se cachera-t-il pas dans les détails ? Ne faut-il pas s’interroger davantage sur les ressources ?

Les crises ont ébranlé l’ancrage démocratique de l’Union. La nouvelle structuration de l’exécutif a apporté de la complexité. Il ne faudrait pas que le millefeuille européen soit encore plus épais que le millefeuille français. Comment faire pour que les structures soient plus lisibles ? « L’assemblée commune » des députés européens et des parlementaires nationaux des Dix-Sept que vous proposez est un premier format. Quelles pourraient être ses prérogatives et quelles initiatives pourrait-elle développer ?

M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne. Mesdames les présidentes, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. C’est la preuve que vous ne fermez pas la porte au quatrième âge et je vous en sais gré. (Sourires).

Il n’est pas inutile de rappeler les critères retenus par le Comité du prix Nobel pour attribuer le prix Nobel de la paix à l’Union, car des remarques insidieuses ont parfois pointé derrière les marques de satisfaction. M. Jagland, Président du Comité, les a exposés : la paix, l’ouverture aux autres, le sens du compromis, la grande Europe. La paix, cela va de soi. L’ouverture aux autres, on pourrait en multiplier les exemples. Quant au compromis, s’il n’a pas bonne presse en France, c’est par lui qu’on avance en Europe. Enfin, le projet de la grande Europe, porteur de paix et de démocratie, doit se poursuivre. On le voit, ce qui a motivé l’octroi du Nobel peut aussi servir de guide discret pour l’avenir.

Ma conviction est qu’il faut à la fois consolider l’union économique et monétaire et « positiver » la grande Europe. Non seulement il existe de sérieuses difficultés entre les Dix-sept, non seulement il y a un problème avec la Grande-Bretagne, mais les pays non membres de la zone euro craignent de devenir des passagers de seconde zone. La crise de l’euro a occulté le reste des problèmes européens pour l’opinion publique. Il est essentiel de remettre en lumière le rôle qu’a à jouer la grande Europe.

On ne pourra concilier ces deux préoccupations que si, comme je l’ai toujours défendu lorsque j’étais aux affaires, on accepte la différenciation dans la construction européenne. Il n’est pas possible de faire avancer au même rythme tous les pays européens. Le ministre allemand des affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, disait qu’aucun pays ne pouvait empêcher les autres d’avancer mais que ceux qui avançaient devaient aussi comprendre la situation des autres. Sans différenciation, il n’y aurait eu ni Schengen, ni l’euro.

Les problèmes sont considérables. La mondialisation, le bouleversement des valeurs, les contraintes nouvelles de la vie politique rendent la situation difficile. L’ambiance est plutôt à un nationalisme rampant, honteux, dans beaucoup de pays.

Premier objectif : consolider l’union économique et monétaire. L’absence de coordination des politiques économiques a été un vice de construction alors que le rapport du comité Delors de 1989 prévoyait un équilibre entre les aspects économiques et monétaires. Des décisions funestes ont été prises en 1997, sans que la France ne réagisse beaucoup d’ailleurs. L’euro nous a protégés, y compris de nos bêtises, et c’est à l’intérieur de la zone euro, qui profitait de taux d’intérêt faibles, que des pays comme l’Espagne, l’Irlande, la Grèce, le Portugal, ont, chacun à leur manière, fait des folies, sur lesquelles le Conseil de l’euro, obsédé par le seul pacte de stabilité, s’est tu. Le gouverneur de la banque d’Espagne, membre du comité directeur de la Banque centrale européenne, n’a pas signalé par exemple que se constituait dans son pays une bulle spéculative immobilière comme aux États-Unis.

La crise financière advenue, les gouvernements ont réagi trop tard et trop peu. Que de souffrances pour les peuples ! Comment dans les difficultés économiques, sociales et humaines que vivent tant de millions d’Européens, expliquer aujourd’hui la construction européenne ? Avec ou sans Europe, quand les gouvernements font des bêtises, ce sont toujours les peuples qui trinquent.

Je ne reviens pas sur la chronologie des événements. La réaction a eu lieu en plusieurs étapes. La position de l’Allemagne a évolué. Il faut rendre hommage à la Banque centrale européenne : son président a fait plusieurs fois le voyage de Berlin pour y faire accepter les mesures proposées.

Les Quatre feront demain des propositions au Conseil européen. N’étant pas au pouvoir et n’étant donc pas directement confronté aux difficultés, j’ai beaucoup de respect pour eux. Pour autant, ce qu’ils proposent est-il réaliste et vient-il en temps utile ? Je ne le crois pas. Le saut doit être plus rapide, plus net et surtout plus compréhensible par les opinions.

Une réforme plus radicale exigerait une réforme institutionnelle. Je comprends que les gouvernements soient lassés de ces réformes qui donnent lieu à des discussions difficiles, suivies de référendums. Le traité de Lisbonne a prévu un mécanisme de coopération renforcée, c’est-à-dire la possibilité pour certains pays d’aller plus loin tout en respectant les règles du contrat de mariage à vingt-sept. C’est cette coopération renforcée qu’il faudrait mettre en œuvre, avec une union bancaire comportant un fonds d’assurance mutualisé financé par les banques elles-mêmes, des moyens budgétaires à portée conjoncturelle et structurelle, et des éléments de politique commune.

L’un des enseignements de l’euro est qu’une monnaie unique, à cause des facilités qu’elle a procurées et en dépit des efforts de cohésion économique et sociale, a plutôt accru les disparités entre les pays. Il faudrait que la coopération renforcée dispose d’un outil comparable à celui de la politique de cohésion, valant pour les Dix-sept et permettant d’aller au-delà des réformes structurelles – lesquelles sont une obsession dans les propositions des Quatre. Or, à force de se concentrer sur les réformes structurelles, on risque de proposer aux Dix-sept le même costume, alors qu’il faudrait pour chacun du sur-mesure. Par exemple, on ne peut pas traiter, comme l’a fait de manière technocratique la Commission, des problèmes de retraite de la même façon dans un pays en recul démographique et dans un pays en progression démographique. En dépit de leur éminente qualité, méfions-nous de ce que proposent parfois les hauts fonctionnaires européens !

Peut-on mutualiser la dette publique ? Le rapport Padoa-Schioppa a proposé la création d’un fonds d’assurance mutuelle et d’une agence européenne de la dette. La première de ces idées a été reprise par le Président Van Rompuy et ses collègues, pas l’autre. Dans l’hypothèse où les pompiers continueraient à écarter l’incendie et à prévenir le risque de sa reprise, une agence de la dette serait bienvenue. Bien entendu seule une partie de la dette, 30 % par exemple, pourrait être financée par des eurobonds. L’idée n’est pas nouvelle puisque déjà en 1993, j’avais proposé des euro-obligations pour financer des actions communes ! Cela aurait deux avantages. D’une part, l’euro serait conforté par ce marché obligataire. D’autre part, une partie des transactions financières qui s’effectuent actuellement à Londres serait rapatriée au sein de la zone euro. Ne voyez là aucun mauvais esprit de ma part, le gouverneur de la Banque de France lui-même y a fait allusion.

En ce qui concerne les institutions de cette coopération renforcée, certains, et non des moindres, considèrent qu’il faut gérer l’union économique et monétaire en-dehors de la méthode communautaire – laquelle a d’ailleurs été largement contournée – et créer un secrétariat général particulier de la zone euro. C’est une vraie question. Certains chefs d’État, de façon injuste et inélégante, ont abusé des critiques à l’encontre de l’Eurogroupe et de son président, M. Juncker.

Il faut aussi assurer l’ancrage démocratique du gouvernement économique et monétaire. Comment transférer une partie de la maîtrise budgétaire sans associer les parlements nationaux ? Dans la coopération renforcée, il faudrait sinon donner un droit de veto à « l’assemblée commune » réunissant les députés européens et les parlementaires nationaux des Dix-sept, du moins rendre obligatoire sa consultation en amont. Ce lien manque cruellement pour expliquer l’Europe à nos concitoyens. La démocratisation de l’Europe, que nous appelons de nos vœux, passera par les Parlements nationaux. Si la presse et les médias en général s’en font le relais, on pourra améliorer la connaissance de l’Europe, la transparence et la responsabilité démocratique.

En même temps qu’on consolide l’union économique et monétaire, il faut relancer la grande Europe, faute de quoi il y aurait des blocages, de la part de pays comme la Pologne ou la Hongrie. Un retour aux sources est nécessaire. Avant la crise de l’euro, tous les spécialistes des relations internationales citaient l’Union européenne comme un exemple possible de communauté de nations, où chacune avait conservé sa personnalité. Les pays d’Asie et du Pacifique nous consultaient souvent pour voir comment ils pourraient s’inspirer de notre exemple. Les pays d’Amérique latine l’avaient fait auparavant sans parvenir à réaliser leur projet.

La grande Europe a ses objectifs et ses finalités : la paix et la démocratie, la solidarité, le marché unique qui en constitue le ciment, la cohésion économique et sociale qui en est la pierre angulaire, une politique commerciale commune.

Mais soyons réalistes. En dépit des grands discours et des effets d’annonce, il faut se rendre à l’évidence : les choses n’avancent pas en matière de politique étrangère et de défense commune. Un test qui lierait à la fois les problèmes domestiques et les problèmes extérieurs pourrait concerner l’énergie et l’environnement, sujets que l’époque invite à traiter ensemble. Avec le président du Parlement européen, nous avons proposé la création d’une Communauté européenne de l’énergie – nous avons choisi le mot « communauté » par référence à l’ancienne communauté du charbon et de l’acier, la CECA. Elle aurait deux avantages : tout d’abord, elle maximiserait notre effort sur le plan intérieur ; ensuite, elle permettrait de cesser d’aller quémander auprès de M. Poutine. Les relations actuelles entre l’Union européenne et la Russie sont désolantes. Nous devrions avoir vis-à-vis de la Russie une attitude à la fois plus virile et plus solidaire.

J’en viens aux moyens budgétaires. Permettez-moi d’être indigné pour deux de mes enfants. Le programme Erasmus manque de crédits pour boucler l’année. En diminuant la contribution communautaire, on renforce les inégalités entre pays riches et pays pauvres. Quant au programme d’aide aux plus démunis, bien connu et qui montrait que l’Europe avait au moins du cœur, il risque de s’arrêter. Quelle étrange idée que de renvoyer « à chacun ses pauvres » ! Le problème aujourd’hui est qu’il n’existe plus, comme à l’époque où le programme avait été créé, d’excédents agricoles. Il faut dès lors un poste budgétaire.

Pour ce qui est de la discussion budgétaire actuelle, la situation est dramatique. Notre ancien président Tommaso Padoa-Schioppa l’avait dit mieux que quiconque : « aux États membres, l’indispensable rigueur, à l’Union, la relance ». La relance est nécessaire pour ouvrir un chemin, pour donner de l’espérance, pour justifier l’existence même de l’Europe. Or, actuellement, les dépenses qui permettraient de conforter la croissance de demain, la croissance verte notamment, ne représentent que 10 % du budget européen, soit 1 % du PIB européen. En doublant ce chiffre, on pourrait conduire des actions communes en matière d’innovation, de recherche, de lutte contre le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Il n’en est hélas pas question. L’idée selon laquelle puisqu’il faut faire des économies au niveau national, il faut en faire aussi au niveau européen détruit chaque jour davantage l’espoir que pouvait donner l’idée européenne.

En matière de ressources, il faudrait un « mix » de contributions nationales, de TVA et d’impôts verts. Il est impensable que l’Union européenne, qui a joué un rôle majeur dans les négociations internationales sur le climat, ne se dote pas d’un instrument, acceptable de tous, visant à un développement plus respectueux de l’environnement, de la qualité de la vie, de l’équilibre entre les villes et les campagnes – que cet équilibre ait été négligé coûtera très cher à la France.

Loin pourtant d’avoir traité de tout et bien qu’ayant fait l’impasse sur de nombreux obstacles, j’ai déjà trop longuement parlé. Je ne dirai qu’un mot de la Grande-Bretagne. Le problème est aujourd’hui plus grave que du temps de Mme Thatcher. Si nous n’y prenons garde, la Grande-Bretagne affaiblira constamment l’Europe par les concessions qu’on lui fera, au risque que l’Europe ne soit qu’une « loose confederation », pour reprendre le terme des Anglais eux-mêmes. C’est cela qu’il faut éviter et sur quoi il faut avoir une discussion de fond.

L’important aujourd’hui est la dialectique entre la relance de la grande Europe et la consolidation de l’union économique et monétaire.

La Présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie, Monsieur le Président, de cet exposé.

Comment articuler précisément le renforcement de l’union économique et monétaire et la relance de la grande Europe ? Quelle devrait être la capacité budgétaire respective de la zone d’union renforcée et de l’Union élargie ? Quelles ressources seraient affectées à quelles initiatives ?

Si la Grande-Bretagne choisissait de prendre ses distances avec l’Union européenne, ce que je ne souhaite pas, ne faudrait-il pas recourir à une solution comme l’espace économique européen, que vous aviez proposé comme sas d’entrée pour les pays d’Europe centrale et orientale mais qui comprend aujourd’hui l’Islande, la Norvège et la Suisse ? Peut-on concevoir un dispositif à trois étages, toujours inclusifs bien sûr ?

M. Jean-Luc Bleunven. L’Europe traverse une crise identitaire, dont attestent les multiples revendications régionalistes. Comment faire leur place aux identités régionales ? On se sent européen parce que l’on est culturellement et affectivement attaché à l’Europe. Or, aujourd’hui, les peuples se défient de l’Europe, qu’ils ne sentent pas proche. Ne faudrait-il pas renforcer le rôle du Comité des régions ? Comment l’Europe pourrait-elle s’enrichir de ses différences culturelles et linguistiques ?

M. Jacques Myard. Monsieur le Président Jacques Delors, à vous entendre, m’est venue à l’esprit la phrase de Hegel : « Et la chouette ne prend son envol que le soir… », tant est grande la sagesse de vos propos.

Il y a quelques mois, vous aviez déclaré ne pas croire à l’Europe-puissance, ce que vous venez de redire en peu de mots. Il est évident qu’il n’y aura jamais de politique européenne extérieure commune.

Il faut aujourd’hui choisir entre une idéologie intégriste et la souplesse. Une Europe à vingt-sept, mais c’était déjà le cas d’une Europe à six, est nécessairement très diverse. Je ne crois pas à l’intégrisme idéologique de l’union économique et monétaire car une loi d’airain veut que l’union monétaire entre des pays à l’économie divergente ne puisse aboutir qu’à une union de transfert. Dans une excellente note, l’économiste Patrick Artus écrit que pour maintenir le système, l’Allemagne devrait chaque année transférer 12 % de son produit intérieur brut. Le XXe siècle a vu disparaître 59 monnaies, dont bon nombre de monnaies uniques. L’Europe a péché par utopie. La dette n’est pas la cause de notre perte de compétitivité, mais sa conséquence. Toutes les études montrent que nous devrions dévaluer d’au moins 30 % à 40 % par rapport à l’Allemagne, et ne parlons pas de la Grèce qui devrait dévaluer de 70 %.

La souplesse que je prône n’exclut pas que l’on s’entende par exemple en matière de politique commerciale – à condition que nous ne nous voilions pas la face sur la réciprocité ou la politique industrielle –, ou d’économie durable car ce sont là des besoins. Mais de grâce, sortons de l’utopie.

M. François Loncle. Merci, cher Jacques Delors, de la clarté et de la lucidité de vos propos. Certains considèrent que la Grande-Bretagne doit quitter l’Union européenne, d’autres qu’elle doit impérativement y rester. Quel est votre avis ?

M. Lionnel Luca. Le rejet du traité constitutionnel n’a pas empêché que son clone, le traité de Lisbonne, soit soumis à l’approbation des seuls parlements, dont les élus sont souvent en décalage par rapport à l’opinion. De même, lorsque le résultat des référendums a été négatif, on ne les a pas validés mais recommencés, comme en Irlande, jusqu’à ce que le oui l’emporte… Ces aberrations dans la construction européenne ont marqué les opinions.

Les peuples, qui souffrent de la crise, s’inquiètent de l’opacité des décisions européennes, avec des technocrates et des lobbies qui remettent en cause les traditions et les modèles nationaux – comme en France notre protection sociale. L’Europe s’est convertie à un libéralisme à tout crin ayant pour seuls préceptes libre-échange et libre concurrence, qui dépasse celui de pays pourtant libéraux comme les États-Unis. L’Europe est aussi ressentie comme impuissante à apporter de la protection.

Face à ce grave déficit démocratique, on ne peut se contenter de dire que les parlements nationaux devraient jouer un plus grand rôle – ce qui, soit dit au passage, signifie que l’élection du Parlement européen au suffrage universel n’était donc pas la bonne solution et que la solution antérieure de délégués nationaux était au moins aussi valable. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ces sujets ?

Vos conceptions économiques, Monsieur Delors, étaient minoritaires au parti socialiste. On a l’impression aujourd’hui que l’Europe sert de levier à ce parti pour se convertir malgré lui au social-libéralisme, suscitant d’ailleurs de vives résistances. Quel est votre sentiment sur cette évolution, presque historique, pour notre pays ?

Une dernière question. Pourquoi le traité constitutionnel a-t-il été signé à vingt-huit, alors que la Turquie n’est pas encore, que je sache, membre de l’Union ?

Mme Chantal Guittet. Bien que le traité de Lisbonne ait visé à ce que l’Union européenne soit plus forte sur le plan international, celle-ci peine aujourd’hui à parler d’une seule voix. Ne risque-t-elle pas d’être marginalisée devant la montée de puissances comme la Chine et la Russie ? Que devrait-elle faire pour conserver toute sa place sur la scène internationale ?

M. Axel Poniatowski. Monsieur le Président, il m’a frappé que vous n’ayez pas dit un mot de la PAC, qui représente tout de même 40 % du budget européen et risque de servir de variable d’ajustement. Notre pays semble accepter que le montant en soit réduit de 7 % à 8 %. Quelle devrait être, selon vous, la position de la France sur la PAC ?

Vous n’avez pas parlé non plus de l’ouverture du marché européen, sans doute l’un des plus ouverts au monde – en tout cas beaucoup plus que celui des États-Unis, de la Russie ou des grands pays émergents comme la Chine ou le Brésil. Des pays dits libéraux se défendent beaucoup mieux que nous. Comment mieux protéger le marché européen, les entreprises européennes et, partant, les citoyens européens ?

Mme Pascale Boistard. Les citoyens européens, fragilisés par la crise économique, politique, sociale et environnementale qui sévit dans tous les pays, où elle conduit à une montée des nationalismes et des populismes, sont inquiets vis-à-vis de l’Europe.

Nous sommes à la croisée des chemins. Va-t-on s’orienter enfin vers une Europe politique qui prenne en compte l’avis des peuples ? Y a-t-il une voie pour redonner confiance en l’Europe et en faire une communauté qui sache pratiquer le juste échange entre États membres comme avec les pays tiers ? Le parti socialiste est attaché à la défense de ce juste échange, qui est le contraire du social-libéralisme évoqué par M. Luca.

M. Michel Piron. Monsieur le Président, vous déplorez la déconnexion entre les aspects monétaires et économiques ainsi que l’absence de coordination des politiques économiques au sein de l’Union. Chacun a en mémoire le remarquable diagnostic, porté en 1991 par Michel Albert, qui distinguait entre capitalisme rhénan et capitalisme anglo-saxon. Les questions soulevées alors se posent de manière encore plus aiguë dans l’Europe d’aujourd’hui.

Vous envisagez la création d’une communauté de l’énergie. En ce domaine, l’Union ne s’est-elle pas trop préoccupée de concurrence intra-européenne et pas assez de concurrence mondiale ? Au nom de la libre concurrence, elle a poussé jusqu’à démanteler la gestion des infrastructures dans les transports par exemple, mettant à bas le fruit de décennies d’intégration verticale en matière de politique industrielle – quelques mois suffisent, hélas, pour détruire ce qui a pris des décennies à se construire ! De grands groupes transnationaux auraient pu servir une grande politique industrielle. Mais sans doute une certaine Europe des marchands, qui demeure très puissante au sein de l’Union, ne le voulait-elle pas.

M. Jacques Delors. Madame la Présidente, pour articuler la coopération renforcée au sein de la zone euro et la grande Europe, il faut cesser de penser que l’euro sera la monnaie de tous. La monnaie n’est pas un outil anodin. C’est le réseau sanguin de l’économie mais c’est aussi bien davantage, c’est un symbole, une identité. Si j’avais eu mon mot à dire à l’époque, la zone euro ne compterait pas dix-sept membres aujourd’hui ! L’euro était une belle idée – puisqu’on m’avait demandé de présider le comité d’experts, j’avais indiqué à quelles conditions la monnaie unique me paraissait pouvoir être mise en œuvre.

Pendant des années, avant la crise, le conseil des ministres de la zone euro se réunissait seulement la veille au soir du conseil des ministres de l’économie et des finances des Vingt-sept, comme s’il ne faisait que préparer le reste. Or, la monnaie unique implique une coopération renforcée, un destin particulier. Si ce n’est pas possible, je crains que l’Europe ne s’enfonce dans des discussions sans fin, entretenues d’ailleurs par ceux qui y sont hostiles. Je ne crois pas à la politique des petits pas en ce domaine. Il faut demander clairement : êtes-vous pour ou contre l’euro, avec toutes les conséquences que cela emporte ? La réponse peut être non. Le problème est que si l’euro disparaît, l’autre pierre angulaire, le marché unique, craquera.

Monsieur Bleunven, ce qui a changé aujourd’hui par rapport au moment où j’ai quitté la présidence de la Commission, c’est que les gouvernements nationaux ont mis la main sur les fonds de cohésion, empêchant le dialogue direct entre les institutions européennes et les régions. Cela est bien dommage, plus en France encore qu’ailleurs où n’est jamais indiqué par exemple que tel ou tel projet a été financé par le Fonds européen de développement régional, ce qui permettrait à nos concitoyens de s’approprier plus concrètement l’Europe. L’important était que les institutions européennes, notamment la Commission, aient un dialogue constructif avec les autorités régionales– j’ai beaucoup appris en son temps des expériences bottom-up. Je ne vois pas quels pouvoirs supplémentaires on pourrait donner au Comité des régions sans compliquer encore le processus de décision. La solution ne réside pas dans un meccano institutionnel.

Monsieur Myard, pour vous rencontrer souvent, je connais votre point de vue. Je vous remercie de reconnaître que je ne suis pas un utopiste européen et que j’ai conservé, sans doute grâce à mes origines corréziennes, une parcelle de réalisme.

La monnaie est une question grave, j’en suis d’accord avec vous. Si nous réussissons la monnaie unique, nous aurons fait un pas important vers l’union politique. Comme vous le savez, je suis favorable à une fédération d’États-nations, et non à un État fédéral. Je suis convaincu en effet que les nations ont un avenir. Pour concilier les deux, il faut d’un côté, instaurer un processus de décision au sommet plus efficace – cela permettra que les présidents français, quels qu’ils soient, n’aient pas aussi souvent à taper sur la table ! -, de l’autre côté tenir compte de la diversité des pays. Au nom de la discipline budgétaire, la Commission a vivement critiqué par exemple l’indexation automatique des salaires en Belgique et veut obliger ce pays à changer sa façon de faire. Eh bien, il est un moment où il faut savoir s’arrêter et respecter la diversité, même si cela ralentit un peu l’allure du convoi.

Monsieur Loncle, l’adhésion de la Grande-Bretagne était considérée par M. Pompidou comme un moyen de rééquilibrage par rapport à l’Allemagne. La Grande-Bretagne était alors au cœur d’un triptyque États-Unis/Commonwealth/Europe et une plus grande puissance qu’aujourd’hui – tous les pays européens sont moins puissants aujourd’hui. Si elle figure parmi les meilleurs élèves en matière de transcription des directives européennes, elle est l’un des plus mauvais lorsqu’il s’agit de faire avancer l’Europe puisqu’elle freine tout. Au surplus, elle doit maintenant compter avec un parti nationaliste, l’UKIP (United Kingdom Independence Party). Alors qu’il cherchait à obtenir quelques marges de manœuvre, David Cameron a été battu récemment par une alliance de circonstance entre les conservateurs eurosceptiques et les travaillistes. Une autre préoccupation majeure pour la Grande-Bretagne est que si l’euro réussit, la place de Londres perdra de sa puissance et de son influence par rapport aux places de Francfort et de Paris. Pour avoir eu affaire avec Mme Thatcher pendant dix ans, j’ai le sentiment que les choses étaient plus faciles avec elle qu’avec M. Cameron.

Monsieur Luca, vous comprendrez que je m’interdise de m’exprimer sur le parti socialiste, dans lequel je n’ai aucune responsabilité. Je suis un simple citoyen qui, comme les autres, vote.

La Turquie a signé un accord d’union douanière avec l’Union en 1995. Je désapprouve l’attitude de ceux qui, comme l’ancien Premier ministre, ont dit « la Turquie dans l’Europe, jamais ! ». C’est une grave erreur psychologique. Il fallait laisser la porte ouverte à des discussions. Ce « jamais » a fait que l’Europe est désormais considérée comme un club chrétien par les pays musulmans, et vilipendée comme les chrétiens.

Le Parlement européen accomplit un excellent travail. Le taux de participation aux élections européennes est néanmoins faible et si aux prochaines élections de 2014, les grands partis européens ne proposent pas de listes européennes transnationales, un pas important n’aura pas été franchi. Si l’Europe est à ce point mal connue, c’est qu’on ne parle pas assez d’Europe dans la vie politique nationale des différents pays, notamment dans les parlements nationaux. Paradoxalement, c’est la Grande-Bretagne, la plus eurosceptique, qui se conduit le mieux en ce domaine, puisque le Premier ministre se rend devant la Chambre des communes avant et après chaque Conseil européen. Nous devrions nous en inspirer.

Madame Guittet, oui, le risque de marginalisation est réel. Aujourd’hui, ce sont les États-Unis, la Chine, le Brésil et l’Inde qui comptent à l’OMC. Première puissance commerciale mondiale, l’Union européenne n’a pas été capable de s’y affirmer. Il faut taper fort du poing sur la table, et c’est là que la France doit faire entendre sa voix sans pour autant passer pour protectionniste.

Monsieur Poniatowski, bien que je n’aie pas parlé de la PAC, sachez que j’en suis un défenseur intransigeant. Je critique la politique agricole menée en France depuis trente ans qui a conduit à la disparition des petites exploitations. Dans vingt ans, le déséquilibre entre la ville et la campagne sera dramatique dans notre pays et ce ne sont pas les résidences secondaires qui le réduiront ! Je connais bien la situation pour avoir deux cousins qui étaient exploitants. Croyant être des chefs d’entreprise, comme les y poussaient les directions départementales de l’agriculture et autres structures, les deux ont fait faillite. L’un d’eux a sombré avec l’élevage industriel de porcs qu’il avait créé alors qu’il s’en serait sorti s’il avait continué d’élever des veaux sous la mère. Dans la presse et les médias, il n’y en a que pour les villes et le milieu urbain. Or, la France vit aussi par ses campagnes. Si on y consacrait une étude, on s’apercevrait qu’il y a plus de pauvres en milieu rural qu’en milieu urbain.

La France est-elle le pays le plus ouvert au monde ? Je ne partage pas le discours réducteur de M. Montebourg sur le sujet. Nous pourrions toutefois agir davantage sur la réciprocité, notamment pour l’accès aux marchés publics. Quant à la politique européenne de la concurrence, elle ne devrait pas handicaper les champions européens. Il faut au contraire les favoriser, dût-on pour cela prendre quelques libertés avec la théorie orthodoxe du libre jeu de la concurrence. Lorsque j’étais président de la Commission, j’ai souvent sanctionné la direction de la concurrence pour des interventions que j’estimais déplacées et contraires à l’intérêt économique de l’Europe.

Madame Boistard, vous êtes pleine d’élan vis-à-vis de l’Europe. Il en faut car on n’avance pas avec un monde peuplé de sceptiques. La montée des populismes, qui explique certaines difficultés rencontrées par nos gouvernements, est liée en grande partie à la mondialisation, qui nous donne le sentiment d’avoir perdu notre identité et la maîtrise de notre destin. Ces populismes nourrissent le nationalisme rampant que j’ai évoqué tout à l’heure. Je n’en dirai pas davantage : à chaque gouvernement de faire son examen de conscience.

Monsieur Piron, en réalité, il y a trois grands modèles capitalistes en Europe – j’exclus le modèle anglo-saxon qui, même « blairisé », reste spécifiquement anglais. Il y a le modèle social-démocrate des pays de l’Europe du Nord, le modèle allemand de l’économie sociale de marché et le modèle des pays du Sud, avec, surtout en France, un État omniprésent et des relations patronat/syndicats indigentes – j’avais tenté de changer cela entre 1969 et 1972, mais l’effet a été de brève durée ! Il faut respecter cette diversité, j’en supplie tous ceux qui disent travailler au bénéfice de l’Union. Or, même la Cour de justice européenne ne le fait pas. Ainsi, alors qu’en Suède, une convention collective nationale a même valeur qu’une loi, elle a condamné un syndicat suédois pour avoir appliqué une convention comme s’il s’agissait d’une loi ! Comme quoi elle peut se tromper. Cela lui est d’ailleurs arrivé concernant les footballeurs, et c’est l’une des causes de l’afflux excessif d’argent dans le football par rapport aux autres sports.

Cette diversité ne doit pas être un prétexte à l’inaction mais les documents émanant du Parlement ou de la Commission en font trop souvent fi. On ne peut pas demander à tous les pays d’agir comme l’Allemagne ou la Suède !

Ce qui me déplaît dans le document qui sera discuté demain, c’est qu’il traite exclusivement de réformes structurelles, pas du tout de politique conjoncturelle. Or, les réformes structurelles ne peuvent pas avoir le même contenu dans tous les pays. De l’avis de certains économistes, pour que le capitalisme se porte bien, il suffirait que les travailleurs soient plus mobiles et moins payés. Ce genre de position simpliste ne fait pas avancer la discussion d’un iota.

La Présidente Danielle Auroi. Quel pourrait être le périmètre de la taxe sur les transactions financières et comment pourrait-elle être appliquée ? Qu’est-ce qui devrait relever respectivement des niveaux national et européen ?

En tant qu’écologiste, j’ai apprécié que vous mentionniez les impôts verts. Que penseriez-vous de l’institution d’une taxe carbone aux frontières de l’Union ?

M. Michel Destot. Je rentre du sommet Africités à Dakar, auquel participaient tous les protagonistes de la vie locale africaine ainsi que leurs partenaires des autres régions du monde. Tandis que l’Union européenne y faisait de la diplomatie, se disputant les zones d’influence francophones et anglophones, la Chine, mais aussi le Brésil ou la Turquie, faisaient du business. Pourquoi l’Union européenne ne conduit-elle pas d’actions communes au niveau mondial, de façon que nos entreprises cessent de perdre systématiquement des parts de marché ? Aucun pays européen ne pourra contrer seul l’influence économique des États-Unis, de la Chine, du Brésil ou de l’Inde demain. Une mutualisation est indispensable.

Maire de Grenoble, je conduis quantité de projets européens en direct au travers de ma commune – échanges universitaires, collaboration dans les pôles de compétitivité avec les universités de Dresde en Allemagne sur les nanotechnologies et d’Oxford au Royaume-Uni sur les biotechnologies. Cette coopération est plus riche qu’elle ne pourrait l’être au niveau de l’État. Le principe de subsidiarité devrait prévaloir également au niveau des régions et des grands pôles urbains.

M. François Rochebloine. Merci, Monsieur le Président, pour vos propos apaisants et votre grande sagesse.

Quel avenir pour la PAC ? Je partage votre sentiment sur la pauvreté dans le monde agricole. Certaines exploitations sont certes de véritables entreprises, qui d’ailleurs n’échappent pas aux difficultés. Mais beaucoup de petits agriculteurs se trouvent dans une situation critique et vivent en-dessous du seuil de pauvreté.

Le programme européen d’aide aux plus démunis reposait à sa création sur l’existence d’excédents agricoles. Ceux-ci ont disparu aujourd’hui. Mais la remise en question de cette aide serait catastrophique pour les associations caritatives. L’aide européenne représente 23 % du budget des Restos du cœur ! L’ancien ministre de l’agriculture, Bruno Le Maire s’était battu, avec succès, pour obtenir le maintien de ce programme. Qu’en sera-t-il demain ?

Alors que l’Europe est déjà tellement décriée, ce ne serait vraiment pas l’aider que d’évoquer de nouveau l’adhésion de la Turquie !

M. Jean-Louis Roumegas. C’est un immense privilège, Monsieur le Président, que de pouvoir vous entendre dans cette période de doute européen et votre parole fait du bien.

Le sommet international sur le climat qui s’est achevé la semaine dernière à Doha s’est soldé par un échec. Le navire sombre, et nous n’avons que des cuillers à café pour écoper ! Alors qu’elle devrait jouer un rôle moteur dans les négociations, l’Union européenne a étalé ses divisions avant même l’ouverture du sommet. Le dispositif d’échange de quotas au niveau européen est en panne, pour partie parce que l’allocation est vraisemblablement trop généreuse, pour partie parce que la demande est en baisse. La France s’est portée candidate pour organiser le prochain sommet en 2015. Il faut en profiter pour provoquer un sursaut et mettre enfin en place cette communauté européenne de l’énergie, dont vous défendez l’idée et qui devrait reposer, pour respecter les engagements européens à l’horizon 2020, sur la sobriété et l’efficacité énergétiques et le développement des énergies renouvelables, pensées comme des moteurs de la relance économique et de la création d’emplois ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Monsieur le Président, je vous trouve sévère avec votre créature si je puis m’exprimer ainsi. Vous faites preuve d’une grande sagesse quand vous reconnaissez que l’euro a accru la divergence des économies ou que « c’était une belle idée », – je souligne l’imparfait. Vous avez de même insisté à juste titre sur la diversité des situations démographiques, la nécessité du sur-mesure, le manque cruel d’investissements d’avenir…

Que les nations n’aient plus de prise sur ce système européen « hors sol » est la cause première des dérèglements. Ce ne sont pas de prétendus nationalismes qui sont responsables de l’échec de l’Europe. Au contraire, leur regain s’explique du fait que l’Europe s’est coupée des peuples et que le système la fait détester des Européens.

L’affaire de l’euro est tout à fait emblématique. Durant des années, on a fait croire que la situation de certains pays s’expliquait par des « folies » de leurs gouvernements. Même lorsqu’on aura effacé la dette de la Grèce, ce qui finira de fait par arriver, tout ne sera pas résolu pour ce pays, loin de là, car il ne s’agit pas seulement d’un problème de liquidités, mais bien de compétitivité. Étant donné leur productivité et leur compétitivité respectives, la Grèce et l’Allemagne ne peuvent pas avoir la même monnaie. Ce que je dis pour la Grèce vaut aussi pour le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la France dans une certaine mesure.

Jamais l’union de transfert ne se fera car jamais le peuple allemand n’acceptera de transférer cent ou deux cents milliards d’euros par an. Et les pays du Sud de l’Europe ne pourront pas soutenir le maintien d’une monnaie unique sauf à être plongés dans un assistanat total.

Quelle issue voyez-vous pour cette monnaie unique, selon moi sur sa fin, ce qu’on se refuse à voir parce qu’on en a fait un dogme ? Pourquoi la seule Europe qu’il ne serait pas possible de construire, qui serait pourtant indispensable face à des pays comme la Chine ou le Brésil, serait-elle une Europe des nations, démocratique, avec des coopérations d’État à État à la carte, sur le modèle d’Airbus ou d’Ariane, dans tous les domaines d’avenir ? Sur ce point, le retard européen est considérable.

M. Christophe Léonard. Pour ma génération, vous incarnez, Monsieur le Président Delors, l’Europe de la paix – souvenons-nous de François Mitterrand et Helmut Kohl ensemble à Verdun –, l’Europe de la croissance avec le marché unique, l’Europe du progrès économique et social, l’Europe de la puissance agricole comme elle l’était du temps des Douze, un idéal commun que servait un programme comme Erasmus. Ne disait-on pas : « La France est ma patrie, l’Europe est mon avenir. » ?

L’Europe traverse aujourd’hui une grave crise de modèle, par défaut d’harmonisation sociale, fiscale et environnementale. Nos concitoyens se demandent désormais à quoi elle sert. L’élargissement s’est traduit par une dilution plus qu’un renforcement. Que proposez-vous pour transcender cette perte de sens et retrouver un idéal qui nous conduise vers une Europe des peuples ?

Mme Marie-Louise Fort. Même au cœur de la crise et parce que je n’oublie pas que l’Union européenne vient de recevoir le prix Nobel de la paix, je voudrais dire un mot d’idéal et d’avenir. Bien que nous vivions à l’ère de la communication instantanée, c’est aussi le devoir des politiques de porter le regard plus loin. Ce nouveau souffle passera par la jeunesse. À cet égard, on ne peut que déplorer les graves difficultés financières du programme Erasmus.

Que devrait, selon vous, faire l’Union pour donner envie d’Europe à nos jeunes qui, aujourd’hui, soit la connaissent mal, soit en ont peur, et leur donner aussi une autre idée de la mondialisation ?

M. Gilles Savary. Je me défie des nationalismes, en général guerriers. Fondamentalement pro-européen, je m’inquiète de la divergence économique entre la France et l’Allemagne. Cette situation sera-t-elle tenable longtemps ?

La façon dont la Commission européenne traite la question du marché intérieur explique pour une large part l’europhobie. Le marché intérieur est le théâtre d’une guerre sociale interne, sorte de guerre civile, dans plusieurs domaines. La concurrence sociale ruine des pans entiers de nos économies. Ainsi, après que le cabotage a été autorisé, comment le secteur du transport routier pourrait-il résister en France à la concurrence de transporteurs dont les salaires sont de 80 % inférieurs aux nôtres ? Comment soumettre brutalement les économies à une telle concurrence interne, qui va d’ailleurs à l’encontre de l’idéal européen qui était d’être plus fort vis-à-vis de l’extérieur ? C’est de là que les classes populaires et les classes moyenne ont commencé à douter sérieusement de l’idéal européen de cohésion sociale.

Chaque pays invoque l’Europe sociale mais aucun n’envisage que ce ne soit pas son modèle social qui s’impose aux autres. Ne faudrait-il pas réintroduire des clauses de sauvegarde de façon à permettre la modulation nécessaire entre des pays divers et à rendre l’Europe plus empathique envers ses peuples, et donc plus appétente pour eux ?

M. Jean-Claude Guibal. L’élargissement s’est fait en direction de pays qui se trouvaient plutôt dans l’aire d’influence de l’Allemagne. Dans le même temps, les pays de l’Europe du Sud, « du club Med » comme on dit, se sont mis à avoir des difficultés. La France est entre les deux, point d’équilibre comme elle l’a toujours été entre le Nord et le Sud de l’Europe ainsi qu’entre les différents modèles. Peut-elle jouer un rôle de rééquilibrage à l’égard de ce qui pourrait apparaître comme une dynamique allemande ? L’Europe pourrait-elle devenir un jour un empire dominé par une nation ?

Mme Françoise Imbert. Les peuples européens doutent de plus en plus des bénéfices d’une coopération européenne. Comment leur redonner espoir ? Comment transmettre une image positive et volontariste de l’Europe unie et solidaire que nous souhaitons tous ? Quelles priorités pour relancer cette Europe ? Selon quel agenda ?

M. Jean Glavany. J’ai un immense plaisir à vous retrouver ici, Jacques Delors. J’ai trouvé sévères vos propos sur la PAC. Tous les gouvernements de droite ou de gauche n’ont pas abandonné les petites exploitations : certains ont essayé de les soutenir.

Oui, il faut défendre la PAC, l’une des seules politiques communes à marcher à peu près parce qu’elle est intégrée depuis très longtemps, mais à condition de la réformer pour la rendre plus juste. Pour défendre les petites exploitations, il faut revoir totalement le système d’aides, dont 80 % profitent aujourd’hui aux 20 % des exploitations les plus grandes. Lors de leur mise en place il y a plus de quarante ans, les aides aux grandes cultures visaient à compenser les baisses de prix. Les producteurs de maïs de ma circonscription, dont les rendements ont atteint cette année le niveau record de 135 quintaux à l’hectare et dont la production a vu son prix doubler en moins de trois ans sur les marchés internationaux, touchent les mêmes aides qu’au début, quand les prix étaient bas. On gaspille l’argent public. Il serait mieux utilisé à aider les petites et moyennes exploitations ou financer des outils de régulation des marchés agricoles au niveau européen.

M. Jacques Delors. Monsieur Glavany, je maintiens ma sévérité. En 1994, ma dernière proposition en tant que président de la Commission a été de plafonner les aides, ce que les ministres de l’agriculture ont refusé.

Madame la Présidente Auroi, c’est un sujet complexe que la taxe sur les transactions financières. Il faut tenir compte de la concurrence internationale, de la liberté de circulation des capitaux… Il suffit de voir le soin que doit prendre le Gouvernement pour élaborer une réglementation bancaire empêchant la spéculation sans que cela n’affaiblisse nos banques. Mais pour instituer cette taxe, n’attendons pas que tous les pays du monde l’aient fait. Il faut prendre nos risques et nous lancer – après s’être assuré de la validité des modalités techniques.

Pour ce qui est de la taxe carbone, j’y suis favorable pas seulement aux frontières de l’Union mais aussi à l’intérieur. On ne pourra pas changer de modèle de développement en continuant à calculer notre PIB comme on le fait. Ainsi le coût des dommages à la nature, alors même qu’ils seront éventuellement supportés par les générations futures, n’est-il jamais évalué. De même, il est absurde que l’allongement du temps passé dans les déplacements domicile-travail – il a doublé en vingt ans – accroisse le PIB ! Notre manière même de mesurer le PIB nous empêche de relever les grands défis environnementaux, de l’équilibre ville-campagne et de la qualité de la vie. L’économiste Joseph Stiglitz a fait des propositions en ce sens.

Monsieur Destot, je suis comme vous navré que nous perdions nos positions concrètes en Afrique même si beaucoup de nos représentations diplomatiques sont encore satisfaites. Il faudrait regarder si nous ne pourrions pas nous appuyer sur la Banque mondiale, aujourd’hui très américanisée.

Monsieur Rochebloine, je ne reviens pas sur la PAC. Dussé-je être minoritaire sur ce point, je maintiens mes craintes pour le monde rural.

La Présidente Danielle Auroi. Ce point de vue est plutôt largement partagé.

M. Jacques Delors. S’agissant de l’aide aux plus démunis, c’est un scandale que de ne pas trouver au budget communautaire les 200 millions d’euros qui seraient nécessaires. Cela place les associations en grande difficulté. C’est le cas de la Banque alimentaire, qui fournit quantité d’associations plus petites qui, sur le terrain, réalisent un travail considérable auprès des personnes exclues.

Je n’ai pas dit que j’étais favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union, mais que je désapprouvais les mauvais bergers qui ont dit abruptement : « Non, jamais ».Il existe des formes intermédiaires de coopération possibles avec ce pays, tout comme demain avec la Grande-Bretagne si elle quitte l’Union. Une attitude de rejet renforce l’idéologie islamiste. Les chrétiens sont aujourd’hui persécutés au Moyen-Orient et en Égypte, sans que cela ne semble d’ailleurs émouvoir beaucoup nos chancelleries. Heureusement que les Églises s’occupent du problème ! Cela a sans doute échappé à Mme Duflot…

Monsieur Roumegas, vous souhaiteriez que la France et l’Union européenne jouent un plus grand rôle dans les négociations internationales sur le climat. L’échec du sommet de Copenhague a été une immense déception. L’Union, pourtant représentée par MM. Van Rompuy et Barroso aux côtés des chefs d’État, n’a pas réussi à être invitée à la table des négociations entre la Chine et les États-Unis. Elle doit se ressaisir.

Monsieur Dupont-Aignan, vous êtes en quelque sorte partisan d’un retour au traité de Westphalie et pensez que chaque pays devrait d’abord défendre ses intérêts, l’intérêt de tous résultant de la conjonction des intérêts de chacun. Je ne partage pas ce point de vue. Cent années de diplomatie cynique et intelligente ont provoqué les pires choses jamais advenues dans le monde.

M. Nicolas Dupont-Aignan. C’est une caricature !

M. Jacques Delors. Je ne me le permettrai pas. Je ne voudrais pas porter atteinte à votre fonds de commerce.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Vous ne m’avez pas répondu sur l’euro.

M. Jacques Delors. L’euro doit continuer. Depuis le début de la construction européenne, chaque fois qu’on a voulu faire un pas strictement politique, on a échoué. Il suffit de se rappeler le projet de Communauté européenne de défense (CED). L’Europe n’a jamais avancé que par l’économie, comme ce fut le cas avec la CECA, le marché commun, institué d’ailleurs sous la pression d’événements extérieurs. Souvenons-nous du contexte : la France et la Grande-Bretagne avaient participé à l’expédition de Suez, condamnées par l’Union soviétique comme par les États-Unis. C’est alors qu’on a décidé de faire l’Europe…

Si on n’avait pas avancé sur l’économie, où en serait-on aujourd’hui ? Mais l’économie a un inconvénient par rapport à la politique : elle pousse à l’élitisme et à la technocratie. N’allons pas croire que l’Europe était plus populaire il y a quarante ans qu’aujourd’hui. Simplement elle était alors inconnue. Après avoir critiqué la CECA, le général de Gaulle a accepté le traité de Rome et la France s’est modernisée en partie grâce à la stimulation qui en a découlé. L’économie éloigne les peuples de l’idéal européen que beaucoup disent avoir encore au cœur et le montrent d’ailleurs.

La Présidente Élisabeth Guigou. Je suis profondément navrée de ne pouvoir rester jusqu’à la fin de votre intervention, Monsieur le Président, et vous prie de m’en excuser. Mais je dois vous quitter pour accompagner le Premier ministre au Maroc.

(Mme Odile Saugues remplace Mme Guigou).

M. Jacques Delors. Depuis les années 70, nous sommes en Europe face à ce choix : la survie ou le déclin, et nous n’avons pas encore choisi. Chaque pays européen pourrait-il s’en sortir seul ? Voilà des questions qui me hantent depuis lors.

Monsieur Léonard, l’Europe traverse aussi une crise morale – laïque. L’impatience, l’intolérance face aux aléas, la volonté de trouver un responsable à tout, le goût du sensationnel, la pression des médias, le souci du buzz comme on dit maintenant, empêchent d’expliquer à nos concitoyens des projets de fond, de surcroît ingrats. Mme Fort a raison de demander comment retrouver l’idéal européen. La meilleure façon d’avancer est que les parlements nationaux parlent davantage d’Europe. Lorsque je présidais la Commission, j’avais demandé à chacun des commissaires de se rendre devant le Parlement de leur pays, mais jamais un commissaire ne parlera aussi bien d’Europe qu’un élu national.

Comme M. Savary, je pense qu’en matière de transport routier, il faudrait taper du poing sur la table. Si la fameuse directive Bolkestein a été aménagée, elle est aujourd’hui contournée pour revenir quasiment à sa version initiale. La France devrait proposer d’engager une réflexion sur le sujet au niveau européen.

M. Savary et M. Guibal m’interrogent sur la relation franco-allemande. Celle-ci n’a jamais été facile au cours des quarante dernières années. Les structures de pensée, les structures économiques et sociales sont si différentes entre les deux pays ! Cela n’a pas empêché Konrad Adenauer de suivre la proposition de Robert Schuman, non plus que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt de créer le système monétaire européen ni François Mitterrand et Helmut Kohl de progresser encore. Pourquoi l’Allemagne serait-elle aujourd’hui plus crispée ? Je reconnais qu’elle l’a été au début de la crise. Mais Mme Merkel a fait depuis lors plusieurs pas importants, notamment en proposant un renforcement de l’union. La France est-elle capable de lui dire : « Chiche » ? Les Français, de gauche comme de droite, se défient hélas des institutions communautaires et sont réticents à tout transfert de souveraineté.

Par le récent traité budgétaire, la France a implicitement perdu une partie de sa souveraineté budgétaire. Si le traité avait défini la souveraineté partagée, nous l’aurions acceptée explicitement et ainsi pourrions-nous mieux l’expliquer aux Français. L’allergie française aux transferts de souveraineté, liée sans doute à notre nostalgie d’une monarchie républicaine, constitue un handicap. Il est possible d’obtenir de Mme Merkel qu’on définisse mieux la souveraineté partagée, qu’on précise qui fait quoi et jusqu’où on peut aller, compte tenu de la diversité de nos modèles sociaux. Cela ne résoudra certes pas les difficultés de notre pays liées à sa compétitivité. Mais la France doit en finir avec son credo nominaliste « pas de transfert de souveraineté » et se rendre compte que des transferts implicites ont eu lieu qui lui ôtent une partie de son pouvoir. Des transferts explicites de souveraineté, et donc davantage de souveraineté partagée, permettraient d’avoir une Europe qui marche mieux. Dût-ce cette analyse choquer certains d’entre vous, j’en terminerai par là car telle est ma conviction profonde.

La Présidente Danielle Auroi. Merci, Monsieur le Président, pour vos réponses et vos éclairages. Merci de n’avoir pas hésité à nous caresser parfois à rebrousse-poil, ce qui est stimulant pour la réflexion.

Je partage pleinement votre avis s’agissant des transferts de souveraineté comme de la nécessité que les parlements nationaux parlent davantage d’Europe. Si tous nos collègues nous aident à ce qu’il en soit ainsi, en séance plénière notamment, nous ferons progresser l’idée européenne et rapprocheront l’Europe de nos concitoyens, qui la trouvent toujours éloignée.

Mme Odile Saugues, Présidente. Monsieur le Président, nous avons particulièrement apprécié votre liberté de parole, et les éclairages originaux que vous nous avez apportés. Le chemin sera encore long pour parvenir à une Europe plus cohérente et plus solidaire. »

Audition, conjointe avec la commission des Affaires étrangères et avec la commission des Affaires européennes du Sénat, de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre des affaires étrangères, chargé des affaires européennes, et de M. Michael Link, ministre délégué aux affaires européennes d’Allemagne, sur les conclusions du Conseil européen

Compte-rendu du 18 décembre 2012

« La présidente Danielle Auroi. Mes chers collègues, nous sommes très heureux d’accueillir M. Michael Link, ministre délégué aux affaires européennes d’Allemagne, et M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. Leur présence conjointe ici représente un symbole fort de la coopération entre nos deux pays, et nous sommes particulièrement satisfaits que les trois commissions les plus directement concernées – notre commission des affaires européennes, la commission des affaires étrangères et la commission des affaires européennes du Sénat représentée par son vice-président, M. Roland Ries – soient réunies pour les écouter et les interroger sur les conclusions du dernier Conseil européen.

Beaucoup doutaient de l’intérêt de ce Conseil, et je me réjouis que ses résultats soient aussi positifs. Des questions fondamentales – telles que l’avenir de la zone euro – y ont été abordées, et le chantier de l’union bancaire a connu une accélération décisive avec la perspective de la mise en place rapide d’une supervision efficace. La demande des colégislateurs a donc été entendue, et l’harmonisation des régimes nationaux de résolution des défaillances des banques et de garantie des dépôts pourra avancer de façon cohérente.

Le principe de contractualisation des réformes économiques, s’appuyant sur un fonds de solidarité, semble désormais acté. Cette évolution pose toutefois une série de questions au sujet desquelles nous aimerions connaître vos positions respectives. Il me paraît essentiel en particulier que les politiques concernées ne soient pas à sens unique, et que les contrats récompensent les efforts de nos pays en matière d’excellence environnementale, d’ambition sociale et de lutte contre le dumping fiscal.

Il est paradoxal de conférer à l’Europe une responsabilité sans cesse plus décisive dans la détermination de nos politiques nationales et dans le soutien à la croissance, sans lui en donner les moyens. Le budget européen reste, en effet, très modeste. Dans ses propositions de cadrage financier pluriannuel pour la période 2013-2020, notre commission des affaires européennes a suivi la proposition de la Commission européenne ; que penser des négociations et des perspectives dans ce domaine ?

Notre commission travaille actuellement, sous ma responsabilité, sur un rapport relatif à l’approfondissement de la démocratie au sein de l’Union européenne. Peu de progrès ont pour le moment été accomplis en cette matière, et différer le débat pour le faire coïncider avec l’échéance électorale de 2014 ne me paraît pas justifié. Le 27 novembre dernier, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité la résolution européenne de Christophe Caresche, visant à mettre en place dans les meilleurs délais la conférence budgétaire interparlementaire prévue par l’article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), et nous espérons que ce vote sera suivi de mesures concrètes. Où en sont les exécutifs européens sur cette question ? Leurs positions semblent manquer de cohérence, alors que les parlements nationaux ont besoin de leur aide pour rassurer le Parlement européen.

D’une manière plus générale, messieurs les ministres, je voudrais savoir comment vos pays – et notamment l’Allemagne – voient l’avenir de nos institutions et leur nécessaire démocratisation. Avec la crise, les citoyens perdent confiance dans l’Europe protectrice ; comment la leur faire retrouver ? Certes ce vaste débat ne saurait être réglé ce soir – ni même d’ici 2014 – mais serait utile de poser les premiers jalons de la réflexion.

La présidente Élisabeth Guigou. Je remercie à mon tour MM. Michael Link et Bernard Cazeneuve d’avoir accepté de commenter devant nous les résultats du dernier Conseil européen dont je tiens à souligner la qualité des travaux. À court terme, ses conclusions sont à la hauteur des attentes ; se tenant au lendemain de l’accord de l’Eurogroupe sur la création d’un mécanisme unique de supervision bancaire – première étape d’un cadre intégré pour le secteur financier –, le Conseil préconise notamment l’adoption, en juin 2013, de projets d’harmonisation complémentaires en matière de résolution des différends et de garantie des dépôts, ainsi que la création d’un mécanisme de résolution unique des défaillances bancaires. Une instance dédiée et un fonds de type assurantiel, alimenté par les contributions des banques, devraient être mis en place. Le Conseil européen demande également que le Mécanisme européen de stabilité (MES) puisse recapitaliser directement les banques.

En vue de sa réunion de juin 2013, le Conseil européen attend des propositions pour améliorer la coordination des politiques économiques au sein de l’Union économique et monétaire. Il s’agit de développer la coordination ex ante, conformément à l’article 11 du TSCG, mais également les arrangements institutionnels sous la forme de contrats de compétitivité et de croissance assortis de mécanismes de solidarité, et de promouvoir la dimension sociale de l’UÉM. Messieurs les ministres, que faut-il attendre de ces avancées dans les six mois qui viennent ?

Le Conseil européen presse les colégislateurs d’adopter le « two-pack », appelle à la poursuite de la coordination budgétaire dans le cadre du Semestre européen, et invite la Commission européenne à faire des propositions pour améliorer le marché unique et développer son potentiel de croissance. L’UÉM en création est donc sur la bonne voie ; sa consolidation demeure l’impératif premier pour que l’Europe sorte définitivement de la crise, même si les réformes ne doivent pas se limiter à ce seul aspect.

Au total, les résultats obtenus depuis six mois sont considérables. L’Allemagne a consenti des compromis notables, à la fois pour atténuer la pression des marchés sur la monnaie unique et pour alléger le fardeau des pays les plus en difficulté.

Cependant, dans une vision à plus long terme, les conclusions du Conseil européen en restent à la moitié du chemin. Une UÉM renforcée devra être complétée par un fonds de stabilisation incluant des mécanismes de transfert, comme dans tout État de type fédéral ; elle devra également développer des politiques économiques, fiscales et sociales communes. Cette troisième phase, qui figurait dans le document de la Commission européenne du 28 novembre et dans le rapport du président du Conseil européen Van Rompuy, n’est pas mentionnée dans les conclusions du Conseil européen de la semaine dernière. J’espère qu’elle n’est pas abandonnée, car une évolution de ce type serait souhaitable. Afin de ne pas continuer indéfiniment à creuser le déficit démocratique, elle devrait intervenir au terme d’un grand débat public, qui pourrait être lancé par les partis politiques européens à l’occasion des élections de juin 2014. Ces perspectives devraient figurer dans les conclusions du Conseil ; l’union économique, budgétaire et sociale que nous appelons de nos vœux resserrera notre union politique et apportera des remèdes au déficit démocratique qui éloigne trop les citoyens de l’Europe. Messieurs les ministres, quelle forme cette union pourrait-elle prendre à l’avenir ?

Le Conseil européen a enfin évoqué l’avenir de la politique européenne de défense, en proposant une nouvelle date butoir – décembre 2013 – pour en fixer les grandes orientations. Ses conclusions rappellent surtout la nécessité de développer et de maintenir des capacités civiles et militaires tournées vers l’avenir. Notre travail devra s’articuler autour de trois axes : une vision commune, sans laquelle on ne peut mener d’actions sur le terrain ; le développement des capacités militaires par le biais de leur mutualisation ; le partage et l’amélioration de nos coopérations industrielles – point par lequel nous devrions probablement commencer. Messieurs les ministres, pourriez-vous indiquer les progrès que l’on peut attendre sur cette question en 2013, et préciser le rôle que les formats « Weimar » et « Weimar + » sont appelés à jouer ?

M. Roland Ries, vice-président de la commission des affaires européennes du Sénat. Je vous prie d’excuser le président Simon Sutour qui m’a demandé de le remplacer.

Permettez-moi de me réjouir à mon tour du format de cette réunion qui rassemble les deux commissions des affaires européennes – de l’Assemblée nationale et du Sénat – et la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, et qui, au-delà du beau symbole qu’elle représente, donne aux parlementaires la possibilité d’avoir un échange direct avec un membre du gouvernement allemand. Le duo que forment MM. Link et Cazeneuve devient d’ailleurs habituel, puisqu’on l’a vu il y a quelques jours à Strasbourg où les deux ministres délégués ont solennellement annoncé le maintien dans cette ville du consulat d’Allemagne, un temps menacé.

Je me félicite également de la décision sans équivoque de la Cour de justice de l’Union européenne qui maintient les sessions du Parlement européen à Strasbourg. J’espère qu’elle fera cesser les controverses, mais j’invite à rester vigilant sur ce point.

En dépit des scepticismes, le Conseil européen a permis d’avancer considérablement sur la question de l’union bancaire. Messieurs les ministres, telle qu’elle se dessine actuellement, cette union nous met-elle dorénavant à l’abri d’une crise comparable à celle de 2008-2009, dont nous portons encore les séquelles ? Les avancées sont incontestables, mais constituent-elles une garantie totale ou partielle pour l’avenir ?

M. Michael Link, ministre délégué aux affaires européennes d’Allemagne. C’est pour moi un grand honneur de m’exprimer pour la première fois devant les élus de l’Assemblée nationale et du Sénat. Bernard Cazeneuve parlera du récent Conseil européen ; quant à moi, je me concentrerai sur les relations bilatérales franco-allemandes.

Le 22 janvier 2013, nous célébrerons à Berlin le cinquantenaire du traité de l’Élysée. Cet événement n’est pas réservé aux gouvernements ; la société civile, représentée par les Parlements, doit y participer. Le public allemand et français attend que nous donnions du sens, un nouvel élan et de nouvelles opportunités au couple franco-allemand, et le cinquantenaire est à cet égard une occasion unique. Beaucoup d’entre vous ont participé à la célébration du 40e anniversaire à Versailles ; le cinquantenaire doit égaler, voire dépasser ce succès, car le couple franco-allemand est plus que jamais indispensable à l’Europe. Il ne représente ni la nostalgie, ni une rhétorique, mais une stratégie capable d’apporter des réponses à l’actualité internationale et européenne en matière politique, économique et fiscale.

Je suis d’autant plus heureux d’être ici que je suis aux côtés de mon collègue et ami Bernard Cazeneuve. Alors que tant de voix, parfois mal informées – en particulier dans la presse –, regrettent les insuffisances du moteur franco-allemand, je tiens à réaffirmer solennellement le caractère unique de la relation qui lie nos deux pays et nos deux peuples. Aujourd’hui, Bernard Cazeneuve et moi-même tentons modestement de donner l’exemple en affirmant que la France et l’Allemagne ont besoin l’une de l’autre, et que dans le contexte européen actuel, tant la tâche qui nous incombe que la responsabilité qui est la nôtre sont immenses.

Cela dit, il est essentiel qu’au sein du couple que nous formons, nous fassions preuve de respect – entre nous, mais également envers nos autres partenaires européens. Ce respect, qui caractérise la relation privilégiée que nous entretenons depuis 1963, sera au cœur du cinquantenaire que nous célébrerons à Berlin dans quelques semaines. Le président Bartolone assure que la quasi-totalité des députés y assisteront, et c’est un grand honneur pour nous.

Les cinquante ans du traité de l’Élysée sont, en effet, une belle réussite. La densité et l’intensité de la coopération entre la France et l’Allemagne sont uniques. Ces deux pays restent le moteur de l’Union européenne et constituent un bel exemple de réconciliation entre les peuples, préservant l’espace culturel européen, main dans la main avec leurs partenaires. Dès le début, le traité de l’Élysée fut doté d’une vision européenne ; cinquante ans après sa signature, cette dimension est plus importante que jamais. L’Union européenne continue à être le garant indispensable de la paix et de la prospérité sur notre continent, comme en témoigne le prix Nobel de la paix qui vient de lui être attribué. La France et l’Allemagne ont bien souvent tracé la voie pour surmonter les divergences et trouver un consensus à l’échelle européenne, et je suis sûr qu’elles le feront encore à l’avenir.

L’Europe représente également notre réponse aux défis et aux chances de la mondialisation, qu’elle seule peut nous permettre de maîtriser. Le projet européen que nous portons, fragilisé par la perte de confiance des citoyens, se trouve aujourd’hui confronté à plusieurs défis. La crise de l’endettement et de la compétitivité, les menaces sur notre sécurité intérieure et extérieure, et l’émergence sur la scène mondiale de nouvelles puissances ont contribué à un rééquilibrage des forces en présence ; permettre à l’Europe de s’imposer face à la concurrence mondiale relève de la responsabilité commune de nos deux pays. Ce n’est qu’au sein d’une Europe unie et forte que nous réussirons à conserver notre modèle de société solidaire, tolérante, libérale et ouverte.

Afin de surmonter la crise de l’endettement qui nous frappe actuellement, l’union monétaire doit évoluer vers une union économique et politique. La France et l’Allemagne ont le devoir – et, j’en suis persuadé, le courage – d’initier ces mesures. Il leur incombe de donner le bon exemple en favorisant le consensus en matière politique, économique, sociétale et culturelle. Il nous faut réduire l’endettement public, tout en améliorant la compétitivité et en créant de la croissance. Toutes les propositions qui aboutissent à accroître la dette sans favoriser la compétitivité sont inutiles, voire contre-productives.

Contrairement à ce qu’on peut lire parfois dans la presse, l’Allemagne n’est pas encore en campagne électorale, et indépendamment des résultats du scrutin de septembre 2013, les grandes lignes de la politique allemande ne changeront guère. Le gouvernement de Mme Merkel restera actif jusqu’à la fin du mandat de quatre ans qui lui a été confié en 2009. Pour autant, il n’y a pas de modèle d’action unique, mais plutôt des objectifs communs, et pour les atteindre, nous, Allemands, devons aussi regarder ce qui se fait chez nos partenaires.

Ainsi l’Allemagne pourrait-elle davantage s’inspirer des réussites françaises, notamment de sa politique démographique qui permet de concilier vie familiale et vie professionnelle : l’indice synthétique de fécondité était de 2,01 en 2010 en France, pour seulement 1,39 en Allemagne. La France peut également être fière d’avoir contribué à la préservation d’un espace culturel européen et à la construction d’une identité européenne à travers la défense de sa langue et de sa production cinématographique. Nos deux pays sont, sur beaucoup de questions, complémentaires et non concurrents. Soyons fiers de nos différences, profitons de nos points forts respectifs et joignons nos forces en faveur de l’Europe. C’est ensemble que nous réussirons à atteindre les buts que nous nous sommes fixés.

Ce que nous avons accompli au cours des dernières décennies est remarquable ; l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), les projets industriels communs, la Brigade franco-allemande, la chaîne de télévision culturelle Arte, le manuel d’histoire franco-allemand n’en constituent que quelques exemples. Les milliers de jumelages entre villes ou écoles françaises et allemandes me sont particulièrement chers : j’ai passé plusieurs étés consécutifs à Béziers, jumelée avec ma ville natale de Heilbronn. Cette expérience a marqué ma vie, et la même possibilité doit être offerte aux jeunes d’aujourd’hui. À cette liste déjà impressionnante s’ajoutent les projets très concrets qui tissent la trame de la coopération transfrontalière et contribuent à rendre tangibles les liens entre nos deux pays.

L’amitié franco-allemande n’est cependant ni une évidence, ni un acquis immuable. Les témoins directs de la guerre et de la tyrannie ne représentent plus aujourd’hui qu’une minorité, et l’amitié entre nos pays doit être constamment renouée et renforcée, notamment parmi les jeunes générations. Les échanges entre nos parlements et gouvernements respectifs peuvent ainsi contribuer à une meilleure compréhension réciproque. Bernard Cazeneuve et moi-même nous connaissons bien, nous nous parlons très souvent et nous voyons régulièrement : j’ai eu le plaisir de venir en France à trois reprises depuis la mi-novembre, et je me félicite que Bernard Cazeneuve puisse, de son côté, se rendre à Berlin le 16 janvier 2013 afin de participer avec moi à une séance de la Commission des affaires européennes du Bundestag. Ces invitations croisées devraient devenir la routine du couple franco-allemand : vous devez pouvoir me poser des questions, et les parlementaires allemands doivent pouvoir en faire autant avec Bernard Cazeneuve.

Nous avons besoin de plus de communication et d’explications mutuelles. L’Europe est aujourd’hui un espace unifié de dialogue et de valeurs partagées, c’est pourquoi il est important que nous, Français et Allemands, expliquions à nos autres partenaires le sens de notre action commune. Il faut dissiper les malentendus, mettre un terme aux approximations et réaffirmer quelques vérités : non, le couple franco-allemand ne s’est pas banalisé ; oui, le moteur franco-allemand reste un concept pertinent dans l’Europe du XXe siècle. C’est pourquoi j’appelle à une concertation toujours plus étroite entre nos deux pays : expliquer toujours plus, se parler encore davantage, multiplier les échanges tels que celui que nous avons aujourd’hui.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre des affaires étrangères. Je vous remercie pour cette invitation conjointe qui nous permet d’évoquer la relation franco-allemande et la position de nos deux pays sur les sujets abordés dans les Conseils européens.

Le 50e anniversaire du traité de l’Élysée, sur lequel Michael Link est largement revenu dans son intervention, ne se résume pas, pour nous, à un exercice mémoriel. S’il nous offre l’occasion de rendre hommage au courage et à la vision des deux grands leaders européens que furent le chancelier Adenauer et le général de Gaulle, il nous permet surtout de dire ce que nous ferons ensemble demain, afin que l’amitié franco-allemande reste aussi forte dans les cinquante prochaines années qu’elle l’a été durant celles qui viennent de s’écouler. La grande manifestation du 22 janvier à Berlin doit indiquer les perspectives de notre relation en matière de politique industrielle et énergétique, de coopération transfrontalière, d’emploi et de formation professionnelle et universitaire. Il faut notamment réfléchir à l’articulation entre les actions de l’OFAJ et celles du Secrétariat général franco-allemand pour les échanges en formation professionnelle, mais également aux initiatives de politique culturelle à développer dans les prochaines années. Michael Link et moi travaillons ensemble sur toutes ces questions, dans nos fonctions de Secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande.

Mais la relation entre nos deux pays ne se résume pas aux perspectives du cinquantenaire du traité de l’Élysée ; elle s’élabore aussi dans les compromis qui se nouent à la faveur des Conseils de l’Union européenne et des Conseils européens. Tant Michael Link que moi-même lisons parfois dans la presse française et allemande, voire entendons dans les enceintes parlementaires, que notre relation serait devenue moins forte que par le passé, depuis que nous exprimons clairement nos divergences. Mais ceux qui pensent que cette franchise affaiblit notre amitié se trompent ; au contraire, la capacité à assumer nos positions respectives rend les compromis obtenus d’autant plus solides. En prenant le parti, lors de la préparation des réunions du Conseil européen, de ne taire aucun désaccord, Michael Link et moi avons fait le choix des compromis forts et durables ; c’est ce qui nous a permis, durant les six derniers mois, de progresser sur des sujets essentiels pour l’Europe.

Nous voulons ensemble assurer le redressement de l’Europe et sortir de la crise. Il est d’usage de dire que nos partenaires allemands privilégieraient, pour ce faire, la voie de la discipline et les Français celle de la croissance et de la solidarité. Une telle approche est trop sommaire : à en juger par ce que j’ai vu depuis six mois, l’Allemagne aussi est soucieuse de croissance et de solidarité, de même que la France est désireuse de rétablir ses comptes et sa compétitivité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des compromis ont été possibles et qu’un accord a été trouvé au mois de juin sur un plan de 120 milliards. Le conseil affaires générales discute de sa mise en œuvre.

La croissance doit être soutenue par un bon budget de l’Union européenne. Nous n’avons pas encore abouti sur ce point, mais les choses progressent et, contrairement à ce que j’ai pu lire, l’Allemagne et la France n’ont pas agi séparément. L’une et l’autre, chacune à sa place, se sont efforcées d’ouvrir la voie à un compromis ultérieur. Nous voulons la croissance. De ce fait, les budgets de la rubrique 1a, consacrés à la compétitivité pour la croissance et l’emploi, à l’innovation et aux transferts de technologie, augmentent de plus de 50 %, et le programme Connecting Europe de 400 %.

Parce que, comme nous, l’Allemagne est attachée à certains aspects de la politique de cohésion et de la politique agricole commune, nous devons continuer à cheminer jusqu’à parvenir à un équilibre favorable au compromis sans faire l’impasse sur les coupes budgétaires souhaitées par quelques membres. Là aussi, il faudra trouver un équilibre ensemble, comme nous l’avons toujours fait.

S’agissant de l’approfondissement du marché intérieur, nous avons réussi à trouver des accords sur la plupart des questions mises à l’ordre du jour du conseil compétitivité et du conseil affaires générales, en particulier sur les offres anormalement basses faites dans le cadre des marchés publics, et sur le juste échange. Bref, nous progressons.

À propos du deuxième sujet, l’union bancaire, que n’avons-nous entendu ! Ici même, on nous affirmait qu’aucun accord ne serait possible puisque nous nous divergions sur le périmètre de la supervision. Pourtant, nous avons trouvé un terrain d’entente. Il sera possible d’évoquer la situation de toutes les banques devant la Banque centrale européenne et les rôles seront répartis entre le superviseur intégré européen et les banques centrales des États. Ainsi, les préoccupations des uns et des autres ont été prises en compte. La supervision bancaire a été actée dans ses principes et son calendrier.

Il reste à réaliser les mécanismes de garantie des dépôts et de résolution des crises bancaires, mais, au Conseil européen, nous avons fixé le calendrier et la méthode, apportant la preuve que la France et l’Allemagne étaient capables de compromis, dans l’intérêt de l’Europe.

Un dernier mot de la solidarité, pour répondre aux présidentes des deux commissions. Certes, il y a des appréciations différentes concernant la contractualisation, le budget de la zone euro, la mutualisation de la dette ; nous ne le nions pas. Pourtant, Herman Van Rompuy s’est vu confier par la feuille de route trois questions à traiter en priorité : le périmètre de la contractualisation, la question sociale et la solidarité.

La contractualisation doit permettre d’allier croissance et compétitivité, de sorte que les réformes structurelles ne soient pas le seul instrument de convergence des politiques économiques. Il reste à nous mettre d’accord sur les moyens à utiliser pour atteindre la convergence.

La question sociale doit être replacée au cœur de nos préoccupations communes. Nous assumons cette prise de position. Il a donc été décidé de donner un contenu à l’agenda social dans un souci constant de pragmatisme et de compromis.

En matière de solidarité, plusieurs suggestions ont été avancées – le budget comme moyen d’amortir les chocs conjoncturels, la mutualisation de la dette – sans qu’un compromis ait été atteint. De toute façon, le contenu de cette politique ne peut être précisé par le Conseil sans un compromis préalable. Nous continuerons donc à débattre.

En somme, nous avons trouvé des accords sur la croissance, la supervision et l’union bancaires pour créer les conditions de recapitalisation des banques. S’agissant de la solidarité, les débats doivent se poursuivre mais il n’y a aucune raison que nous n’aboutissions pas à des solutions équilibrées.

Quels que soient les sujets, nous sommes capables de nous parler franchement, de définir ensuite la méthode qui nous permettra d’aboutir, et de créer les conditions du compromis politique. Ceux qui répètent en boucle que la relation franco-allemande n’est plus ce qu’elle était finiront par se rendre compte qu’elle n’a cessé de progresser et de s’approfondir car, sinon, il aurait été plus difficile encore à l’Europe de résoudre ses problèmes.

Mme Chantal Guittet. La France et l’Allemagne se sont engagées à mettre en place, dans le cadre d’une coopération renforcée, une taxe sur les transactions financières (TTF) mais son affectation reste incertaine. L’Allemagne est-elle d’accord pour qu’une grande partie des ressources ainsi collectées aille vers les pays les plus démunis ?

Quel est le point de vue allemand sur le fonds européen de développement ? L’aide aux pays très pauvres ne va-t-elle pas pâtir d’un budget européen trop contraint ?

M. Jean-Paul Bacquet. Le dernier sommet européen a apparemment relancé la coopération militaire franco-allemande. L’Europe peut-elle encore compter sur le parapluie américain ? Jusqu’où l’Allemagne accepterait-elle d’augmenter son budget de la défense ? Et serait-elle prête à utiliser ses forces dans des conditions normales, dans le cadre d’une coopération européenne de défense ?

Mme Seybah Dagoma. Nos marchés publics sont ouverts à 85 % contre 32 % aux États-Unis et 28 % au Japon. Quant aux émergents, ils n’ouvrent pas leurs marchés publics. Quand j’ai interrogé Mme la ministre du commerce extérieur sur la réciprocité, elle m’a répondu qu’il fallait « prendre son bâton de pèlerin » pour convaincre nos partenaires de sa nécessité. Pourquoi l’Allemagne, en particulier, est-elle aussi réservée à ce sujet ?

M. Christophe Caresche. Le dernier Conseil européen et les sommets qui l’ont précédé ont apporté des réponses plutôt convaincantes aux problèmes financiers, qu’il s’agisse du MES, de l’accord sur la Grèce, ou de l’Union bancaire. Les marchés en ont d’ailleurs tiré les leçons. Les progrès ne restent pas moins fragiles, notamment en raison de l’hypothèque que fait peser la croissance incertaine pour les deux années à venir. Dans ce domaine, deux conceptions existent – plus complémentaires qu’antinomiques – : l’une mise sur les réformes de structure, l’autre sur le soutien à l’investissement. Un compromis, vraiment indispensable, est-il possible à brève échéance ?

Par ailleurs, on dit que le périmètre de l’Union bancaire ne serait pas encore arrêté. La France et l’Allemagne sont-elles d’accord pour privilégier au moins dans un premier temps les relations au sein de la zone euro ?

M. Jacques Myard. Contrairement à ce qu’a dit Mme Guigou, le Conseil européen n’a pas été très bon. Il a seulement ouvert quelques portes. Monsieur le ministre Cazeneuve, vous nous aviez pourtant déclaré la dernière fois qu’un accord existait pour que l’ensemble des banques entre dans le champ de la supervision européenne. Or, celui-ci n’inclura que 200 banques systémiques et quelques autres qui auront reçu des aides européennes. Ensuite, nous n’avons pas aujourd'hui les moyens de recapitaliser des banques gavées de dettes souveraines. C’est une illusion de croire que le MES est un moyen de renflouement, et une imposture de vouloir couper le lien entre la supervision bancaire et les États. Si tel avait été le cas au moment de l’affaire Kerviel, la Société générale n’existerait plus.

M. Richard Yung, sénateur. Je suis évidemment en désaccord avec Jacques Myard. L’Union bancaire a beaucoup avancé même si on peut regretter que sa mise en œuvre ait été repoussée à mi-2014. Le périmètre de supervision me paraît suffisamment large et satisfaisant. En revanche, les propositions en matière d’union économique et financière figurant sur la feuille de route sont décevantes puisqu’il n’y a rien de concret.

Il faut avancer sur la voie d’un budget de la zone euro. Les réticences sont fortes de la part de l’Allemagne, et peut-être aussi de la France, mais ce serait la meilleure façon de progresser malgré le frein que représentent les pays qui ne font pas partie de la zone. L’Association bancaire européenne (ABE) est une véritable usine à gaz, il vaudrait mieux s’y prendre autrement.

S’agissant de contrôle démocratique, le TSCG prévoit d’associer les Parlements nationaux et le Parlement européen aux décisions en matière budgétaire mais qu’en est-il en matière de supervision bancaire ? Comment associer les Parlements nationaux au contrôle de cette architecture ?

M. Pierre-Yves Le Borgn’. En tant que président du groupe d’amitié France-Allemagne, j’ai été heureux que les ministres Michael Link et Bernard Cazeneuve soulignent le besoin de faire évoluer la relation entre nos deux pays dans un cadre citoyen. Nous devons dépasser la simple commémoration qui nous a beaucoup occupés ces cinquante dernières années et engager la transition vers une communauté concrète de projets, par exemple en élaborant un droit matériel de la famille franco-allemand. En partant du régime matrimonial franco-allemand qui va bientôt être ratifié par l’Assemblée nationale, on pourrait traiter du divorce, de la garde des enfants – un sujet lourd entre nos deux pays – et des successions.

Il faudrait également travailler à la formation professionnelle franco-allemande sous l’égide de l’OFAJ et étendre l’offre de l’université franco-allemande. Ce que nos jeunes souhaitent, qu’ils soient allemands ou français, c’est accéder à l’emploi.

M. Jean-Paul Émorine, sénateur. Pour rétablir la croissance, il y a cinq priorités, dont la modernisation de la fonction publique qui occupe chez nous 20 % des actifs, contre 10 % en Allemagne, alourdissant d’autant les prélèvements obligatoires.

Comment faire évoluer la politique européenne de défense, à laquelle je suis très favorable, en dépit de toutes les contraintes ?

M. André Gattolin, sénateur. Côté français, on parle surtout union économique, budgétaire, fiscale, sociale ; côté allemand, la Chancelière considère qu’on ne peut pas aller plus avant si on n’avance pas sur le plan politique. Monsieur le ministre Link, quel est donc ce projet d’union politique dont parle Mme Merkel ?

M. Michael Link. Membre du Bundestag depuis 2005, je me sens chez moi ici, parce que les débats vifs sont la marque d’un parlementarisme vivant.

L’article 13 du TSCG n’écarte pas les Parlements, mais c’est à ceux de prendre l’initiative, non aux Gouvernements.

Le Gouvernement fédéral est favorable à la taxe sur les transactions financières. Mon parti, le parti libéral y était opposé, mais nous soutenons le compromis auquel nous nous sommes ralliés. La Chancelière considère que la taxe sur les transactions financières doit alimenter les budgets nationaux en attendant une réforme de la zone euro. Il ne s’agirait donc pas d’une ressource propre de l’Union européenne. Nous conservons l’objectif de consacrer 0,7 % du PIB à la politique d’aide au développement. Pour nous, la qualité prime sur la quantité. Il faut aider efficacement, et ce n’est pas toujours une question de volume.

Le gouvernement allemand dit oui à l’Europe de la défense et à l’Europe de la sécurité car il s’agit d’un tout. Il faut prévoir à la fois la réaction militaire et la prévention civile de crise, qui est un point important. C’est ce que l’on appelle l’approche globale. Beaucoup de choses ont déjà été faites en Allemagne. La réforme de la Bundeswehr a permis de doubler et même davantage le nombre de soldats allemands engagés à l’étranger, et de professionnaliser l’armée. Ce sont des étapes indispensables pour préparer une politique de sécurité et de défense communes digne de ce nom. Mais, là encore, il ne suffit pas d’augmenter les budgets, il faut que les réformes se fassent pour que le pooling & sharing, c'est-à-dire le partage des compétences et des ressources, devienne effectif.

En matière de réciprocité, nous sommes prudents, en effet, et nous en discutons beaucoup, Bernard Cazeneuve et moi, car nos priorités sont différentes. Nous comprenons le point de vue français mais nous sommes contre le protectionnisme. Il ne s’agit pas de fermer nos marchés. Nous devrions même nous ouvrir davantage aux marchés d’Afrique du Nord, du Maroc à l’Égypte, si nous voulons nous y implanter plus. Quant aux États-Unis, au Japon et à la Chine, il y a des problèmes ponctuels et nous en parlons.

M. Le Borgn’ a soulevé des points intéressants, auxquels nous devons réfléchir. Nous travaillons à une déclaration concrète pour le 22 janvier et nous serons reconnaissants au groupe d’amitié France-Allemagne de ses initiatives. Tout ne va pas nécessairement pour le mieux, et beaucoup de choses peuvent encore être améliorées, notamment en matière de double imposition.

En ce qui concerne la surveillance des banques, nous avons montré concrètement que le compromis entre nous était possible. Nos positions différaient au départ et nous devions impérativement les rapprocher. Si l’Europe n’est pas capable d’agir rapidement, elle perdra de son influence. Nous avons finalement trouvé une solution fonctionnelle qui facilite la surveillance bancaire en se concentrant sur les banques systémiques, mais qui permet aussi de s’intéresser aux autres banques avec le droit d’évocation. Nous nous sommes mis d’accord sur une voie médiane, efficace parce qu’elle ne centralise pas trop, qui verra le jour à partir de 2014. Il faut encore que nous discutions des modalités.

Nous parlons clairement de nos divergences de vue, sur la mutualisation de la dette, sur la garantie des dépôts, mais ne pas être d’accord au départ n’a rien de catastrophique. Nous pouvons avancer les uns vers les autres et nous nous efforçons de trouver les réponses encore en suspens pour la surveillance bancaire.

En matière de garantie des dépôts, j’en appelle à une solution qui ménage les fonds publics. Il faut que les banques garantissent elles-mêmes leurs dépôts, mais les négociations se poursuivent au sein de l’Eurogroupe.

Nous finirons aussi par trouver une solution commune sur le cadre financier pluriannuel. Il va falloir que les différents points de vue bougent encore un peu, mais nous y arriverons.

L’union politique est un sujet qui nous tient à cœur parce que l’approfondissement actuel de l’union monétaire doit s’accompagner d’une réforme de la gouvernance de l’Union européenne. Il faut que les décisions soient prises à la majorité qualifiée dans un plus grand nombre de domaines, en particulier la politique extérieure ; et une Commission de 28 membres n’est guère compatible avec des institutions modernes. C’est pourquoi notre ministre des affaires étrangères, M. Westerwelle, avec dix de ses dix collègues, dont Laurent Fabius, a présenté un document pour la discussion. Nous ne sommes pas d’accord sur tout mais nous avons montré que nous voulions moderniser les institutions et que nous avions une vision de ce que pourrait être une union politique européenne. Il faut laisser du temps au temps mais, un jour ou l’autre, on devra modifier les traités dans le sens d’une plus grande intégration, par exemple en matière de politique extérieure et de sécurité, de commerce, de monnaie, de marché intérieur. En rendant l’union plus politique, le déficit démocratique, lorsqu’il existe, se comblera par un meilleur contrôle, au niveau européen, des gouvernements par le Parlement.

M. le ministre délégué chargé des affaires européennes. Nous avons décidé de mettre en œuvre la taxe sur les transactions financières sur la base d’une lettre conjointe franco-allemande adressée à chacun de nos partenaires européens. Nous avons abouti à une coopération renforcée entre douze États, peut-être treize, bien que nous ne soyons pas d’accord sur l’usage à donner à cette taxe. Nous souhaitons qu’elle aille au budget européen qui a besoin de ressources propres, mais je conviens volontiers avec Michael qu’il serait paradoxal que le produit de la taxe abonde le budget des Vingt-sept. Aussi préconisons-nous que les pays où elle est perçue l’affectent au budget européen, en déduction de leur contribution nationale, de façon à amorcer une dynamique qui pourrait gagner en ampleur. Quant à consacrer la TTF à l’aide au développement, le Président de la République a déclaré clairement que nous l’envisagions. L’aide au développement n’est pas qu’une question de volume, mais c’est aussi une question de volume. Tout est affaire d’équilibre. En tout cas, nous sommes d’accord sur le principe, sinon sur l’utilisation de la taxe, mais tout cela évoluera lorsque le dispositif aura été élargi.

La politique européenne de défense et de sécurité est pour nous une priorité absolue. Michael Link et moi avons rencontré notre homologue polonais Piotr Serafin dans le cadre du Triangle de Weimar. Les ministres des affaires étrangères et de la défense se sont réunis le 15 novembre au titre de « Weimar + », avec leurs homologues italiens et espagnols. Par ailleurs, une mission a été confiée à Mme Ashton en liaison avec l’Agence européenne de défense pour faire des propositions sur l’Europe de la défense d’ici à septembre 2013. Ce qui compte pour nous, c’est l’approche globale dont parlait Michael : capacité civile de prévention des crises mais aussi capacité d’intervention militaire là où des crises pourraient éclater et compromettre notre sécurité commune. À cet égard, la décision prise par le conseil des ministres des affaires étrangères le 10 décembre d’engager une action commune de formation des militaires maliens, dans la perspective et en complément d’une intervention qui serait décidée par le conseil de sécurité, est emblématique de ce que nous pouvons faire ensemble

Sur la croissance en 2013 et 2014, et une zone euro renforcée, le Président de la République française a exprimé clairement notre volonté de favoriser les solutions de sortie de crise et d’accélérer le redressement par une meilleure coordination des politiques économiques au sein de la zone euro. Il faut un dispositif permanent de pilotage de la zone euro et nous devons progresser dans cette direction.

Quant au budget de la zone euro, le sujet n’est pas mûr, pour plusieurs raisons.

M. Jacques Myard. Toutes mauvaises !

M. le ministre délégué chargé des affaires européennes. Il ne faudrait pas faire croire à Michael Link que les Français ont tous une approche brutale des sujets complexes, monsieur Myard ! C’est une question d’hospitalité.

M. Jacques Myard. Non. De confiance.

M. le ministre délégué chargé des affaires européennes. On ne construit rien dans la méfiance.

Nous souhaitons améliorer la gouvernance de la zone euro, renforcer son dispositif de pilotage, mais créer un budget de la zone euro maintenant ne serait pas opportun. Les négociations à vingt-sept sont déjà compliquées ; elles le seraient encore bien davantage. Nous n’avons pas vocation à rendre les compromis impossibles. Il nous faut nous mettre d’accord sur la méthode et le calendrier.

Monsieur Émorine, votre question n’aurait plus de raison d’être si la réforme avait été réalisée avant. Doit-elle être faite maintenant, en pleine récession ? Nous maîtrisons la dépense publique – en économisant 10 milliards cette année puis 10 milliards l’année prochaine –, mais nous ne voulons pas aggraver la conjoncture.

Nous étions favorables, monsieur Myard, à ce que le superviseur européen puisse superviser toutes les banques. Encore fallait-il que cette supervision soit effective. L’Allemagne souhaitait que les petites banques restent sous le regard du superviseur national et ne pas alourdir le dispositif de contrôle. L’articulation imaginée permet de concilier les deux, mais aucune banque ne pourra échapper à la supervision. Il n’est pas interdit d’être pragmatique pour être efficace.

L’union politique sera à l’ordre du jour en 2014. Nous en débattrons avant, dans la perspective des élections européennes, mais le sujet est si vaste que je vous donne rendez-vous pour en discuter plus amplement avec vos commissions respectives.

La présidente Danielle Auroi. Messieurs les ministres, nous vous remercions. »

Table ronde, conjointe avec la commission des affaires européennes du Sénat et avec les membres français du Parlement européen, sur l’approfondissement démocratique de l’Union et l’intégration solidaire, avec la participation de M. Jean Arthuis, M. Daniel Cohn-Bendit, Mme Agnès Bénassy Quéré, M. Jean Pisani-Ferry et M. Yves Bertoncini

Compte-rendu du 13 février 2013, 16 h 30

« La Présidente Danielle Auroi. Notre réunion d’aujourd’hui s’intègre dans la réflexion engagée par notre commission depuis plusieurs mois sur l’approfondissement démocratique et l’intégration solidaire dans l’Union européenne.

La crise, dont les douloureux effets frappent avec dureté nos concitoyens, place l’Union européenne au pied du mur. En dépit de l’urgence d’agir, les États membres, dont beaucoup s’acharnent à faire de l’austérité l’alpha et l’oméga de l’Union européenne malgré les dangers évidents de cette stratégie dont témoigne jusqu’au mea culpa du Fonds monétaire international, ont donné d’eux-mêmes une bien triste image de marchands de tapis lors de leurs récentes négociations au Conseil européen. Dans ces conditions, les peuples continuent à douter de l’Europe : en Grèce, en Hongrie et même dans des pays fondateurs comme la France, les replis nationalistes et le populisme alimentent le « chacun pour soi ».

Cependant, la situation n’est pas désespérée : l’impuissance des nations à relever les défis de la mondialisation et du réchauffement climatique rend le besoin d’Europe encore plus criant. Le moment est donc venu de doter l’Union européenne de nouvelles missions et des moyens adaptés à leur exercice, et d’aborder sans tabou les questions – trop longtemps différées – de la solidarité budgétaire et de l’approfondissement de la construction de l’Europe politique.

Après les élections italiennes et allemandes, on peut espérer que les gouvernements des grands États européens, dès lors tous confortés par l’onction du suffrage universel, seront prêts à franchir une nouvelle étape de notre intégration. La France y est prête, comme l’a montré, la semaine dernière, le discours enthousiaste du Président de la République au Parlement européen. L’Assemblée nationale est résolue à y jouer tout son rôle, comme l’a montré l’adoption à l’unanimité, le 27 novembre, une résolution de M. Christophe Caresche demandant la création rapide d’une conférence budgétaire réunissant les parlements nationaux et le Parlement européen afin de débattre de la nouvelle gouvernance économique européenne. Et depuis cet automne, je mène des auditions – souvent étendues à notre commission – dans la perspective du rapport que je présenterai avant l’été sur l’approfondissement démocratique et l’intégration solidaire.

Les intervenants que nous avons conviés à cette table ronde ont mené des travaux stimulants sur ces questions cruciales pour l’avenir de l’Union européenne : je rappellerai les contributions de Mme Agnès Bénassy Quéré, présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, sur la politique économique et monétaire ; le passionnant rapport de M. Jean Arthuis sur l’avenir de l’Union économique et monétaire ; l’ébouriffant ouvrage coécrit par MM. Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, intitulé Debout l’Europe !, qui dessine une perspective constituante pour la prochaine législature du Parlement européen ; l’expertise de M. Jean Pisani Ferry, de l’Institut Bruegel, sur la crise de l’euro ; et les contributions de M. Yves Bertoncini et de Notre Europe sur les défis institutionnels.

Je vous propose d’organiser notre réflexion autour de deux grands thèmes :

- celui des missions et des moyens de l’Union européenne, qu’il s’agisse de l’union budgétaire, de l’union de stabilité financière, de la supervision bancaire ou encore de l’union économique, qui suppose une harmonisation fiscale, sociale et environnementale ;

- et celui de l’organisation institutionnelle démocratique la plus apte à servir ces missions : comment associer le Parlement européen et les parlements nationaux à la nouvelle gouvernance pour parvenir, à terme, à un véritable bicamérisme ?

Le Président Simon Sutour. Confortant le travail commun aux commissions des affaires européennes de nos deux assemblées, cette réunion s’inscrit également dans le cadre de nos échanges trimestriels avec les députés français au Parlement européen. Je remercie les personnalités ici présentes d’avoir accepté notre invitation.

Nous nous trouvons face à plusieurs chantiers difficiles. Si le Conseil européen a fini par trouver un compromis sur le cadre financier pluriannuel, encore faut-il que le Parlement européen l’approuve. Nous comptons fortement sur les députés européens pour en combler les insuffisances. La gouvernance de la zone euro a été rééquilibrée, la France ayant notamment fait accepter les mesures de son Pacte pour la croissance et l’emploi tandis que la Banque centrale européenne (BCE) adoptait enfin une position plus pragmatique. Il nous faut cependant aller plus loin en nous dotant d’une Europe qui réponde aux attentes de ses citoyens et dont les membres soient pleinement solidaires. C’est pourquoi le budget de la politique de cohésion, dont l’approbation est soumise à la procédure de codécision, doit être préservé. Le Président du Conseil européen, M. Van Rompuy, a quant à lui proposé de doter la zone euro d’une capacité budgétaire prenant la forme d’un mécanisme assurantiel entre les différents pays de la zone euro et pouvant servir de base à l’émission en commun de dettes sans recourir à la mutualisation de nos dettes souveraines. Enfin, le Conseil européen examinera en juin la dimension sociale de notre union économique et monétaire, qui ne peut se résumer à des restrictions budgétaires ni à des réformes structurelles.

Dans ce contexte de mutations, il est impératif de mieux associer les parlements européen et nationaux à la gouvernance de la zone euro. L’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté des résolutions en ce sens. Des réunions ont été organisées – à l’initiative du Parlement danois, tout d’abord, puis à Luxembourg, le 11 janvier dernier. Au cours de cette dernière réunion, les représentants des parlements des six pays fondateurs et du Parlement européen ont élaboré un texte sur la mise en œuvre de l’article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) qui servira de fondement aux discussions des présidents des parlements des États membres de l’Union européenne au cours de leur conférence annuelle qui se tiendra à Nicosie en avril prochain. Afin d’obtenir l’accord du représentant du Parlement européen sur ce texte, il nous aura fallu renoncer à mentionner à ce stade la création d’une commission spécifique à la zone euro en son sein. Il est donc impératif de créer rapidement la conférence interparlementaire prévue par l’article 13.

M. Jean Arthuis. Nous nous trouvons à un moment important de la construction européenne, qu’avive l’adoption par le Conseil européen du cadre budgétaire pour la période 2014-2020. Il est d’ailleurs bien étrange que cette procédure intervienne un an avant le renouvellement du Parlement européen !

Si l’Union européenne a plusieurs missions – tirer les conséquences de la mondialisation, aller jusqu’au bout du projet entrepris et, enfin et surtout, nous sortir de la crise –, je me suis, pour ma part, surtout préoccupé de la gouvernance de la zone euro. Je m’étais impliqué dans le passage à l’euro lorsque j’étais ministre, entre 1995 et 1997 : en l’absence d’État européen, il nous fallut établir un règlement de copropriété pour cette monnaie orpheline. Espérant de l’euro qu’il leur apporterait la prospérité, les États ont formalisé leurs engagements dans un Pacte de stabilité qu’ils se sont empressés de transgresser. L’audace étant à l’œuvre, la Grèce, qui ne remplissait nullement les critères de convergence, a néanmoins été admise dans la zone euro. Et pendant les dix premières années de son existence, la monnaie unique a fait office d’anesthésiant pour les États, les marchés et les agences de notation qui ont cru jusqu’à la fin de l’année 2009 que la zone euro était de fait un espace fédéral. C’est ainsi que le jour où la Grèce fut admise dans la zone euro, le taux de ses émissions de dette publique tomba de 15 % au même niveau que celui des Allemands ! Dans cette allégresse, la Commission européenne se montra pusillanime à l’égard des chefs d’État et de gouvernement qui arguèrent de la bonne santé de l’économie, les taux d’intérêt étant quasiment au plancher. En dépit d’une gouvernance dérisoire et honteuse, tout fonctionna en apparence : l’Europe traversant la crise en évitant le pire, on considéra que l’euro avait rempli sa mission.

Ce n’est qu’à la fin de l’année 2009 que l’on prit la mesure de la réalité de la situation. Eurostat ne disposant d’aucun pouvoir de contrôle, les États, qui se font mutuellement confiance, étaient considérés comme souverainement sincères dans la présentation de leurs comptes publics. Ce n’est que lorsque la crise des dettes souveraines survint que les chefs d’État et de gouvernement se réunirent pour la première fois à dix-sept – succédant aux ministres de l’économie et des finances de l’Eurogroupe, qui, enclins à la complaisance réciproque, avaient désigné comme président celui d’entre eux qui avait le plus de conflits d’intérêt et d’imagination en matière de rigueur fiscale : le ministre des finances du Luxembourg ! Les chefs d’État et de gouvernement multiplient les réunions et les déclarations fracassantes non suivies d’effets, faisant la démonstration de l’absence de pilotage de la zone euro. Mais c’est la Commission européenne qui aurait dû mesurer à temps à quel point la croissance espagnole était artificielle et s’interroger sur la crédibilité du contrôle prudentiel des banques irlandaises – sans parler de Chypre !

Il n’était pas question néanmoins, en 2009, de laisser tomber la Grèce ou tout autre membre de la zone euro, mais ce ne sont ni l’Union européenne ni le Parlement européen qui viennent à leur secours mais bien les États membres de la zone, en leur consentant des prêts bilatéraux et en mettant à contribution leurs finances publiques nationales au profit du mécanisme européen de stabilité. On voit donc se constituer au sein de l’Union européenne, parallèlement au budget des États membres du marché intérieur, un second budget de solidarité au niveau de la zone euro, beaucoup plus conséquent. Ce sont les parlements nationaux qui inscrivent en loi de finances les crédits nécessaires à la constitution du capital social du mécanisme européen de solidarité, et ce sont les garanties des États membres de la zone euro qui sont mises en jeu lorsque ce mécanisme emprunte sur les marchés.

Il est donc impératif de doter la zone euro d’un gouvernement économique, budgétaire et financier digne de ce nom. Afin que nous assumions le partage de souveraineté que représente la monnaie unique, afin de rendre la gouvernance de la zone euro plus lisible et plus cohérente et d’en assurer la légitimité démocratique, je conclus mon rapport par les onze propositions suivantes :

- doter Eurostat d’un véritable pouvoir d’investigation et en faire une agence statistique européenne indépendante certifiant la sincérité des comptes publics des États membres ;

- normaliser, homogénéiser et agréger ces comptes publics afin de mieux coordonner les actions publiques ;

- assurer l’indépendance des prévisions macro-économiques – une mission qui sera assurée en France par le Haut conseil des finances publiques, présidé par le Premier président de la Cour des comptes ;

- substituer aux sanctions financières qui ne font qu’accroître les difficultés des États déficitaires et qui contraignent au bout du compte leurs partenaires à leur prêter de l’argent pour les payer, un système de sanctions politiques graduées, consistant à assurer la publicité de leur situation puis à les priver de droits de vote ; 

- associer les directeurs du budget des États membres de la zone euro aux travaux des conseils Ecofin et de l’Eurogroupe – les présidents des banques centrales nationales et les directeurs du trésor y ayant été seuls admis jusqu’à ce jour pour des raisons historiques et de hiérarchie interne ;

- adopter un programme de consolidation budgétaire quinquennal visant le retour à l’équilibre dans la zone euro, et associé à des initiatives de croissance ;

- fusionner les fonctions de président du Conseil européen et de président de la Commission européenne – le doublon actuel compliquant l’identification de l’autorité européenne ;

- officialiser l’Eurogroupe en en faisant un véritable gouvernement économique, financier et budgétaire prenant en charge une union bancaire qui devra s’étendre aux sociétés d’assurance ;

- charger de la coordination budgétaire, à titre permanent, un ministre de l’économie et des finances indépendant de tout conflit d’intérêt, qui pourrait être nommé vice-président de la Commission européenne ;

- créer un véritable secrétariat général du Trésor européen : je m’étonne que Mme Ashton ait 3 000 collaborateurs à sa disposition pour une politique extérieure peu visible alors que Jean-Claude Juncker prenait appui sur son directeur du Trésor pour assurer le secrétariat de l’Eurogroupe ! Il ne s’agira nullement d’une scission entre l’Union à 27 et les 17 membres de la zone euro puisque tous les membres de l’Union ont vocation à la rejoindre ;

- créer un conseil de supervision ou de surveillance, compte tenu de l’implication des finances nationales dans le mécanisme européen de stabilité et des risques encourus en cas de sinistre de l’un des membres de la zone euro : ce conseil serait constitué de représentants des parlements nationaux des États membres de la zone euro et de parlementaires européens élus dans des pays de la zone, dotés non pas de pouvoirs législatifs mais de pouvoirs d’investigation. Loin de servir d’alibi démocratique, ils devraient être entièrement impliqués dans leur tâche et disposer des mêmes prérogatives de contrôle que les membres du Parlement afin de s’assurer que la gouvernance de la zone euro est rigoureuse et efficace. Un tel conseil pourrait répondre aux exigences de l’article 13 du TSCG.

Tels sont, Mesdames et Messieurs, les principaux éléments de ma contribution en faveur d’un véritable pilotage de la zone euro.

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie, Monsieur le Ministre. Monsieur Daniel Cohn-Bendit, vous qui coprésidez le groupe écologiste au Parlement européen, pourriez-vous nous indiquer si les réflexions de Monsieur Jean Arthuis vont dans le même sens que les propositions que vous avez formulées avec Guy Verhofstadt ?

M. Daniel Cohn-Bendit. Ma position diffère quelque peu de celle de Guy Verhofstadt sur le sujet, ce dernier étant plutôt favorable aux propositions de Jean Arthuis. J’estime pour ma part que la zone euro a vocation à être constituée de toute l’Union européenne moins le Danemark et la Grande Bretagne. Je reprendrais donc volontiers à mon compte les propositions de Jean Arthuis, à condition de ne pas faire la distinction – inutile à mes yeux – entre les dix-sept membres de la zone euro et les autres États de l’Union européenne qui ont vocation à y entrer. Et les structures qu’il propose pourraient très bien être intégrées au Parlement européen, ce qui permettrait à des États comme la Pologne de ne pas se sentir exclus du dispositif. Les pays souhaitant entrer dans la zone euro doivent faire converger leur économie vers celle des pays qui en font déjà partie. Il ne restera alors qu’à signer un accord avec le Danemark puisque la Grande Bretagne se sera probablement retirée de l’Union européenne.

Je reconnais que la structure actuelle de gouvernance de l’Union européenne est tout à fait aberrante ! Cependant, et c’est là l’ironie de l’histoire, il est une institution qui a joué un rôle dans cette gouvernance, après avoir été, aux yeux de toutes les gauches européennes, le « totem et tabou » de l’Europe, l’ennemi public no 1, le château à détruire, le mal absolu, symbole du néolibéralisme en raison de son indépendance : je veux parler de la BCE. Les gouvernements se montrant impuissants face à la crise, c’est Jean-Claude Trichet qui, endossant le rôle d’un Trésor européen, rachète les dettes souveraines, tout en insistant sur la nécessité d’organiser le fédéralisme européen nécessaire à la gestion de la crise. Puis, lorsque Goldman Sachs prend le pouvoir à la BCE, toutes les gauches européennes l’accusent, baïonnette à la main, de vouloir tuer nos États ! Cependant, les dix-sept gouverneurs de la BCE décident par un vote de poursuivre cette politique. Et non seulement le gouvernement allemand ne peut s’y opposer étant donné l’indépendance de la banque, mais cela lui évite même d’avoir à se poser la question de la mise en commun des dettes européennes ! Face à la passivité des gouvernements, la BCE fut donc la seule instance exécutive à réagir à la crise et à réfléchir à sa gouvernance européenne. On se souvient notamment qu’Angela Merkel a écarté la question du soutien à la Grèce à chaque élection locale allemande, ce qui nous a coûté des milliards d’euros et n’a d’ailleurs pas empêché son parti de les perdre, l’une après l’autre !

Mais l’on ne saurait distinguer l’enjeu – bien réel – de la gouvernance européenne de celui de son contrôle démocratique. Car, comble des aberrations, le seul parlement à avoir exercé un véritable contrôle sur l’aide européenne accordée à la Grèce fut le Bundestag – soit un parlement national ! Si tous les parlements nationaux avaient donné leur avis, cela eût été ingérable ! La seule institution qui doit avoir compétence pour exercer un réel contrôle démocratique sur ce type de politique d’aide financière est le Parlement européen.

M. Jean Arthuis. Mais ce sont les parlements nationaux qui ont payé !

M. Daniel Cohn-Bendit. Certes ! Mais ce sont également eux qui paient le budget européen.

M. Jean Arthuis. C’est autre chose …

M. Daniel Cohn-Bendit. Pas du tout ! C’est la même logique ! Il est vrai que techniquement, ce sont les finances publiques nationales qui sont mises à contribution. Mais la question qui se pose ici est exactement la même que pour la BCE, dont les dix-sept pays de la zone euro n’ont pu contester les décisions, étant donné son indépendance, alors même que si elle avait fait faillite, ce sont leurs finances publiques nationales qui en auraient subi toutes les conséquences. Je reconnais que le financement par les budgets nationaux du soutien économique aux États endettés est une erreur et qu’il devrait émaner d’un budget européen. Cette remarque me conduit à évoquer le débat budgétaire européen.

Il est absolument aberrant de discuter d’un cadre financier pluriannuel d’une durée de sept ans, ce qui correspond à deux mandats européens ! Dans de telles conditions, à quoi bon organiser d’ici 2020 le moindre débat politique au Parlement européen puisque tout aura déjà préalablement été décidé par d’autres ? Autre aberration, le TSCG repose, lui aussi, sur des accords intergouvernementaux assortis de financements nationaux contrôlés de manière inéquitable par les gouvernements nationaux, sans la moindre régulation démocratique européenne. On ne peut poursuivre éternellement dans cette logique a-démocratique !

Et contrairement à ce que disait le Président de la République, le compromis budgétaire européen – qui a été décidé de la manière la plus opaque qui soit – est très mauvais, même s’il était sans doute le seul que puissent trouver les gouvernements nationaux. Pour y parvenir le Président du Conseil européen a commencé par négocier avec David Cameron sur le rabais britannique, puis avec François Hollande sur la politique agricole commune (PAC), puis avec le Premier ministre du Danemark, trop riche pour bénéficier de fonds structurels, sans pouvoir être éligible à la PAC non plus, et ainsi de suite avec tous les États membres. C’est ainsi que chaque pays a obtenu son rabais : il existe en effet plus d’une cinquantaine d’exceptions au budget européen. Cette logique financière aberrante est incontrôlable !

Les gouvernements disposent donc désormais d’un budget de 960 milliards d’euros de crédits d’engagement, mais de seulement 910 milliards de crédits de paiement, ce à quoi personne ne comprend rien. L’article 370 du Traité de Lisbonne dispose que le budget européen ne peut être déficitaire ? Peu importe ! Le budget de 2012 l’est de 16 milliards d’euros, si bien que pendant près d’un mois, la Commission européenne a été incapable de payer quoi que ce soit, ce qui n’a pas empêché l’Europe de donner des leçons d’austérité à tout le monde ! Et voilà qu’à présent, on projette un budget déficitaire de 60 à 70 milliards sur sept ans.

Surtout, notre cadre budgétaire pluriannuel est structurellement réactionnaire et conservateur. Il maintient le statu quo, et à l’exception d’ITER, il a réduit de moitié les crédits de tous les investissements d’avenir en faveur de la recherche, de l’éducation et de Connecting Europe ! Les gouvernements ont également refusé d’abandonner le système des contributions nationales pour créer un véritable budget européen doté de ressources propres. Quant au budget de la politique agricole commune, et c’est là l’œuvre de la France, il prévoit que 20 % des exploitations agricoles touchent 80 % des aides. Car en refusant de plafonner les aides aux grosses installations, on joue le jeu de l’agrobusiness et l’on désertifie les campagnes de ses millions d’exploitants ! Pourquoi n’organise-t-on aucun débat public sur le sujet ? On subventionne largement la Reine d’Angleterre, la Reine de Hollande et le Prince de Monaco ! À l’inverse, 165 000 petites fermes toucheront moins de 5 000 euros par an et 85 000, moins de 1 250 euros. Ce n’est donc pas pour la France que l’on a sauvé la PAC mais pour un millier d’exploitations !

De deux choses l’une : soit le Parlement européen refuse pour la première fois de son histoire ce budget pluriannuel qu’il trouve mauvais, et tous les gouvernements comprendront que l’Europe dispose d’une véritable instance de contrôle démocratique, soit il l’adopte, et les gouvernements continueront à piétiner la démocratie européenne au cours des sept prochaines années, comme ils l’ont fait lors de la décennie qui vient de s’écouler. C’est la gouvernance démocratique de l’Europe qui est en jeu dans cette discussion budgétaire.

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie. Chers collègues, je vous propose d’ouvrir un premier débat avec nos deux premiers intervenants, avant que nos trois autres invités nous apportent ensuite leur éclairage sur les nombreuses questions liées à l’avenir de l’Union et de l’euro

M. Christophe Caresche. Nous déplorons tous les conditions dans lesquelles le budget européen a été adopté. Notre Commission des affaires européennes avait d’ailleurs apporté un soutien fort aux orientations de la Commission européenne et du Parlement européen sur ce point. Cela étant, pour trouver les bonnes solutions, il me semble que nous devons réformer le fonctionnement institutionnel de l’Europe, au-delà même de ses perspectives financières.

Premièrement, à la différence des États-Unis, l’Union européenne ne dispose d’aucun budget fédéral. Sa coordination budgétaire s’effectue donc au niveau de budgets nationaux aujourd’hui fortement contraints par le semestre européen, le « Two Pack », le « Six Pack » et le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance. Dans ces conditions, je vois mal comment on pourrait ne pas associer les parlements nationaux à la définition des orientations budgétaires européennes qui leur sont ensuite imposées, et renvoyer le contrôle à une instance fédérale ! C’est pourquoi j’ai proposé à notre assemblée d’appeler à la création rapide de la conférence interparlementaire prévue par l’article 13 du TSCG.

Deuxièmement, comme l’a souligné Jean Arthuis, nous devons assumer l’existence de zones distinctes en Europe : les États qui utilisent la monnaie unique ont des responsabilités et sont liés par des solidarités qui différent de celles des autres États de l’Union européenne. Sans doute ces derniers craignent-ils d’être exclus des institutions que nous souhaitons renforcer mais nous n’avons d’autre choix si nous souhaitons avancer. C’est pourquoi je déplore que, lors de la réunion de janvier dernier entre les représentants des parlements des six pays fondateurs et du Parlement européen, la solution d’institutions spécifiques à la zone euro ait été écartée à ce stade.

M. Jean-Luc Bleunven. Ma question porte sur la place de l’économie sociale et solidaire dans l’approfondissement européen. On recense 207 000 coopératives dans l’Union européenne, principalement dans l’agriculture, le commerce, et le logement. Ces coopératives regroupent 108 millions de coopérateurs et emploient 4,7 millions de salariés. La définition d’un statut européen des coopératives a constitué une réelle avancée pour l’économie sociale et solidaire qui joue un rôle important dans la vie des citoyens européens. La Commission européenne a fait une communication en octobre 2011, visant à promouvoir l’entrepreneuriat social dans le marché unique en le rendant éligible à des financements fléchés. L’Union européenne entend-elle confirmer ce statut particulier ? Est-il prévu de légiférer sur ces questions ? Il conviendra de ne pas opposer les coopératives aux sociétés commerciales classiques.

M. Richard Jung, sénateur. J’ai bien entendu la charge de Jean Arthuis contre la gouvernance « pusillanime et honteuse » des États européens. Mais à vrai dire, non seulement les gouvernements mais les parlements eux-mêmes y sont favorables ! Les parlements nationaux devraient donc commencer par prendre leurs responsabilités dans les différents processus de décision européens dont ils sont pour l’instant totalement absents. Ainsi, nous gagnerions par exemple à nous inspirer de nos homologues du Bundestag qui ont déjà auditionné Mario Draghi à deux reprises. De surcroît, personne ne comprend rien au « Two Pack », au « Six Pack » ni au TSCG. Il est impératif que le Parlement français – qui se contente pour le moment d’assister passivement à une partie de ping-pong – débatte des propositions que la Commission européenne fera d’ici quelques semaines, auditionne les commissaires européens et prenne des positions fortes.

Par ailleurs, si je partage en grande partie les propos qui ont été tenus sur le budget européen, je note que l’idée de ressources propres a été complètement écartée. Il est notamment impossible de faire de la taxe sur les transactions financières une ressource propre du budget communautaire – plutôt qu’une recette venant en diminution des contributions nationales – dans la mesure où elle n’a été instaurée que dans quelques États.

M. Pierre Lequiller. Tout d’abord, je suis tout à fait d’accord avec la proposition, énoncée par Jean Arthuis, de fusionner les fonctions de président du Conseil européen et de président de la Commission européenne – proposition que j’avais moi-même défendue lors de la Convention sur l’avenir de l’Europe. À un an de la fin du mandat de M. Van Rompuy, voici le moment opportun pour le faire, ce qui permettra au citoyen d’identifier beaucoup plus facilement le Président de l’Europe.

Et si je comprends les critiques de Monsieur Cohn-Bendit à l’encontre du système budgétaire européen, comment le Parlement européen seul pourrait-il légitimement contrôler des ressources fournies par les budgets nationaux précisément votés par nos parlements ? C’est bien pour cette raison que Christophe Caresche et moi-même défendons avec conviction l’instauration d’une conférence budgétaire interparlementaire réunissant le Parlement européen et les parlements nationaux.

Mme Marietta Karamanli. Il existe bien un problème institutionnel. Le Parlement européen ne dispose d’aucun pouvoir d’initiative ni d’exécution. A l’inverse, la Commission européenne, qui les détient, n’est pas élue et souffre donc d’une légitimité plus fragile. Quant au Conseil européen, il fonctionne comme un conclave. Il n’existe donc aucun pouvoir politique qui soit démocratiquement fort face à une BCE qui cherche sans cesse à accroître son pouvoir et son indépendance. C’est pourquoi le Parlement européen et les parlements nationaux doivent se regrouper pour consolider, par la force de leur union, un vrai pouvoir de contrôle démocratique.

Quant à la méthode retenue par la Commission européenne pour traiter du cas grec, elle mériterait d’être revue car on ne saurait construire l’Europe à coups de sanctions ! Bruxelles s’est en effet contentée d’appliquer des sanctions économiques et financières à cet État en difficulté au lieu de chercher à l’accompagner au préalable.

Mme Pervenche Berès, députée européenne. Si je reconnais que la BCE a mieux réagi que la Fed ou la Banque d’Angleterre, elle ne l’a pas fait de manière aussi parfaite que Daniel Cohn-Bendit l’affirme : elle s’est notamment bien gardée d’alerter les gouvernements entre août 2007 et septembre 2008, alors qu’elle ne pouvait affronter seule les risques en présence. Je songe notamment aux produits toxiques. En injectant du sang neuf et en mettant sous perfusion les malades, elle a évité aux gouvernements – et ce à leur grande satisfaction – de prendre leurs responsabilités.

Par ailleurs, l’état de la zone euro s’explique en partie par nos contradictions françaises. Certes, je suis d’accord avec Jean Arthuis lorsqu’il affirme que l’euro induit une intégration à marche forcée dont la crise nous oblige à prendre la mesure. Mais dans ces conditions, la mise en place d’un mécanisme européen de stabilité fondé sur la négociation intergouvernementale plutôt que sur un véritable budget communautaire me paraît une erreur. Et renationaliser le contrôle de ce mécanisme de solidarité me paraît en contradiction avec les autres propositions que formule Monsieur Arthuis dans son rapport !

M. Pierre Bernard-Reymond, sénateur. Je souscris à l’essentiel des propos tenus par les deux orateurs. J’estime aussi qu’il aurait mieux valu mettre en place un système de ressources propres avant de débattre du budget européen des sept années à venir. On ne saurait faire évoluer l’attitude des chefs d’État et de gouvernement sans renoncer à l’obsession délibérée des « justes retours ». Et disposer de ressources propres permettrait d’alléger d’autant les contributions nationales. De surcroît, s’il est normal d’accorder une priorité à la réduction de la dette au niveau national, au niveau européen, en revanche, c’est la relance que nous aurions dû privilégier. Ne disposer que d’un budget européen d’1 % du PNB nous ridiculise au niveau international ! Sans aller jusqu’à imiter les États-Unis, dont le budget fédéral se situe entre 23 et 25 % du PNB, j’ai proposé son doublement au cours des sept ans à venir.

Enfin, à court terme, la fusion des fonctions de président de la Commission européenne et de président du Conseil européen pourrait mettre en péril l’existence de la Commission, alors que c’est là une création essentielle des pères fondateurs.

M. Jean Bizet, sénateur. Je m’associe tout à fait aux propositions de Jean Arthuis. Les défauts originels de la zone l’euro sont connus. Mais au-delà de cette union monétaire, l’union économique et budgétaire vers laquelle il nous faudra tendre à marche forcée suppose que nous entreprenions des réformes structurelles importantes au niveau national.

Et le temps économique n’étant pas celui du politique, c’est sans doute la dernière fois que nous assistons à l’élaboration d’un cadre financier pluriannuel de ce type. Si les investisseurs ont besoin de stabilité et de sécurité, il nous faudra à l’avenir assouplir ce cadre budgétaire, en l’assortissant de clauses de revoyure tous les deux ou trois ans.

Enfin, concernant la PAC, je ne partage absolument pas les propos de Daniel Cohn-Bendit, qui n’a fait que reproduire les arguments d’un syndicat agricole minoritaire ! Veut-on une politique sociale à destination des petits agriculteurs ou une politique visant une agriculture compétitive sur les marchés, sachant que l’industrie agro-alimentaire est pourvoyeuse d’emplois non délocalisables sur nos territoires ?

La Présidente Danielle Auroi. Chers collègues, je vous remercie de vos interventions. Madame Bénassy Quéré, pourriez-vous à présent nous éclairer sur tous ces enjeux et en particulier la question décisive des capacités budgétaires de l’Union ?

Mme Agnès Benassy-Quéré. Je voudrais, en vous présentant quelques réflexions d’économiste, tenter d’éclairer un peu ce débat sur l’union budgétaire, qui est souvent très confus.

Il existe, pour simplifier, trois conceptions pour une union budgétaire : une conception allemande, assise sur la centralisation de la décision et le renforcement de la discipline, afin que les règles soient véritablement appliquées ; une conception française, qui insiste sur la mutualisation des dettes nationales, en stock ou en flux – et cette question demeure en filigrane des débats puisque la crise des dettes souveraines n’est pas finie ; les braises étant encore très chaudes ; et enfin une conception plus ambitieuse encore fondée sur un budget propre à la zone euro, qui semble toutefois avoir disparu à peine après avoir été envisagée.

Pour comprendre à quoi pourrait servir un budget de la zone euro, je rappellerai d’abord les trois fonctions de l’action publique : l’allocation, c’est-à-dire la production de biens publics qui ne sont pas produits par le secteur privé et la correction de défauts de marché ; la stabilisation ; la redistribution. Même si l’Union s’y essaye, il n’est pas évident que l’allocation doive se faire au niveau européen ; la stabilité financière est sans doute le sujet qui pourrait le mieux justifier l’intervention de la zone euro, puisque c’est effectivement un bien public. Quant à la stabilisation, pour qu’une action en la matière ne soit pas négligeable, c’est-à-dire pour mener de véritables politiques contracycliques, il faudrait un budget mobilisant plusieurs points de pourcentage de PIB. Enfin, la redistribution, la fameuse « union de transferts », demeure totalement taboue.

Les trois conceptions de l’union budgétaire que je citais ne sont pas exclusives les unes des autres, même si la mutualisation est sans doute exclusive de l’instauration d’un budget de la zone euro.

Ces solutions impliquent toutes un degré supplémentaire de centralisation. Nous disposons déjà d’une centralisation par les règles, que nous pourrions nous contenter d’appliquer strictement : ce serait, sur le plan économique, insuffisant pour envisager une stabilisation ; ce serait tout aussi insuffisant pour aller soit vers la mutualisation, soit vers un budget de la zone euro.

On pourrait aussi imaginer une solution à l’américaine, avec une règle d’or extrêmement stricte, et donc la disparition de filets de sécurité protégeant les États des faillites : cela impliquerait l’existence d’un vrai budget de la zone euro, voté par un Parlement européen dans une formation « zone euro », et donc la mise en place de ressources fiscales propres, par le biais d’un impôt à forte externalité. La difficulté, ce serait la taille de ce budget : sommes-nous prêts à un tel saut fédéral ?

Il existe une solution intermédiaire : une autorité centrale – sur l’identité de laquelle je reste volontairement très floue – pourrait autoriser, pays par pays, des déficits qui seraient financés par des euro-obligations, avec une garantie conjointe des États membres. Les parlements nationaux paient, il est donc normal qu’ils soient impliqués ; mais le Parlement européen assure, en apportant une garantie : il devrait donc être impliqué également.

Toutes ces discussions rencontrent un même obstacle : la règle de non-renflouement. De jure, elle est très stricte, fondée sur l’article 125 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui a suscité de très nombreux commentaires ; la Cour constitutionnelle allemande considère que cet article autorise un renflouement, mais que celui-ci doit être limité en volume et en durée. De facto, toutefois, cette règle est assez lâche : l’engagement de maintenir l’intégrité de la zone euro revient, en réalité, tant que l’on ne peut pas restructurer une dette souveraine, à un engagement de renflouement, direct ou indirect, d’un État qui en aurait besoin.

Dès lors, au lieu de nous trouver systématiquement placés devant le fait accompli et de devoir renflouer des États ex post, nous devrions plutôt nous organiser, en renouant avec un processus d’intégration par étapes. Cela suppose un projet, qui ne saurait se limiter à la suppression de l’article 125. Cela suppose aussi une mise en ordre de la situation des banques. Il faudrait alors imaginer dès maintenant un modèle – États-Unis d’Europe ou autre – vers lequel nous choisirions d’aller, même si le chemin doit être long.

M. Jean Pisani-Ferry. Trois réformes importantes ont été menées depuis le déclenchement de la crise.

Tout d’abord, un mécanisme de gestion de la crise a été mis en place, alors même que le traité de Maastricht ne reposait que sur la prévention, qui plus est conçue de façon étroite. Il faut souligner que le mécanisme créé est hétérogène par rapport au reste des institutions communautaires : le mécanisme européen de stabilité (MES) est une institution au plein sens du terme, avec un système de gouvernance et de représentation à part ; il faudra donc gérer cette dualité. A cet égard, le travail sur la gestion des crises n’est certes pas fini, mais il a été largement commencé.

Le mécanisme de prévention a également été réformé : il était très insatisfaisant, puisqu’il ne comportait par exemple aucun diagnostic de vulnérabilité. De plus, le traité de Maastricht avait complètement laissé de côté les risques induits par les dettes privées. On a donc construit des mécanismes partiels de prévention, avec un volet macro-prudentiel, qui concerne plutôt les banques centrales, et un volet qui concerne la Commission, avec l’instauration de procédures pour déséquilibre excessif : ces mécanismes n’ont pas encore été testés, mais ici aussi ils existent.

Enfin, une union bancaire se met en place. Ce sera extrêmement important, si le travail est mené jusqu’au bout. L’autorité européenne aura des pouvoirs très larges pour résoudre les crises : elle pourra changer les dirigeants d’une banque, voire fermer un établissement qui aurait failli à l’observation des règles communes. Cela aura de grandes conséquences sociales, mais aussi budgétaires : n’oublions pas que la crise bancaire a coûté à l’Irlande 40 % de son PIB ! À cet égard, Thomas Philippon a judicieusement défini l’union bancaire comme une « union budgétaire hors bilan » grâce à laquelle on mutualise le risque.

Ces trois actions étaient nécessaires ; elles ne sont pas suffisantes.

D’abord, l’ajustement des pays du Sud, très douloureux, est loin d’être achevé, parce que la stratégie européenne a beaucoup trop insisté sur les efforts individuels des pays concernés et pas assez sur une action commune de rééquilibrage.

Ensuite, demeurent des imperfections systémiques. Si l’union bancaire protègera les États des vulnérabilités bancaires, elle compliquera ainsi l’accès des États à leur système bancaire national : c’est un canal de financement privilégié, et très sollicité dans la crise, qui disparaîtra. Comment protégera-t-on alors la capacité d’emprunt d’États surendettés, et donc comment assurera-t-on leur stabilisation ? Je rappelle que les montants des titres de l’État espagnol détenus par les banques sont passés de 70 milliards en juin 2007 à 250 milliards en juin 2011.

En troisième lieu, l’hypothèse d’une l’union budgétaire a effectivement disparu, et je le regrette. Comme l’a noté Daniel Cohn-Bendit, le budget européen ne remplit pas vraiment de fonction économique : il résulte de négociations politiques. La PAC est aujourd’hui une politique sociale, de plus en plus difficile à justifier comme politique commune : elle pourrait en réalité être ramenée au niveau des États. De même, on peut se demander à quoi sert la politique régionale telle qu’elle est menée, puisqu’elle répond avec nécessité d’un compromis passé il y a maintenant trente ans. La réalité, c’est que nous avons un budget des années 1980, qui se survit sans être jamais réexaminé. En 2005, Jacques Chirac et Tony Blair s’étaient certes mis d’accord pour réanalyser à froid le budget européen ; toutefois, cette analyse n’a jamais eu lieu.

Enfin, quant à la gouvernance, il est vrai – et c’est effectivement un point essentiel – que le système de gestion des crises repose sur les contributions nationales, à la différence des aides apportées aux États non membres de la zone euro, comme la Hongrie ou la Lettonie, qui répondent à une logique communautaire. Le mécanisme européen de stabilité financière (MESF) avait un temps sollicité une – légère - garantie communautaire, mais celle-ci a disparu par la suite.

Une telle logique, assise sur les budgets nationaux, devrait conduire à confier de nouvelles responsabilités aux parlements nationaux, mais alors comment s’organiser ? Si chacun défend son intérêt national, cela ne pourra pas fonctionner. Le seul stimulant encourageant la prise en considération de l’intérêt collectif européen, aujourd’hui, c’est la crise.

Les parlements nationaux doivent en conséquence absolument s’impliquer, mais de façon collective : ne pourrait-on pas imaginer une commission des finances européenne qui réunirait des représentants des parlements nationaux et du Parlement européen, et à laquelle de vraies responsabilités seraient confiées ?

M. Yves Bertoncini. La logique du budget de l’Union européenne répond, en réalité, à la logique historique des étapes de la construction européenne. Il y a d’abord eu le compromis fondateur entre la France, qui a obtenu la PAC, et l’Allemagne, qui a développé le marché intérieur pour son industrie. Puis les paquets Delors ont mis en place les fonds structurels pour accompagner les premiers élargissements et aménager la transition dans un marché commun relancé. Dans ce contexte, chaque État calcule ce que ce budget lui rapporte et passe des compromis dans cette logique. La fonction d’allocation déjà mentionnée, que Jacques Delors avait essayé de promouvoir, est absente de ces calculs : il faudrait à l’évidence la développer.

La zone euro est un tout autre univers. Elle induit là une forme d’intégration solidaire, une dialectique inédite entre solidarité européenne et contrôle. Cette solidarité a été sciemment exclue au départ de peur de nourrir l’aléa moral et à inciter les États à abandonner les efforts budgétaires nécessaires sous le paravent protecteur d’une garantie commune implicite. Toutefois, comme on l’a vu, ces efforts n’ont de toute façon pas été consentis car les marchés n’ont jamais cru au non-renflouement.

La crise nous a poussés à agir. Et on doit bien constater quelques faits évidents. La BCE, qui a agi dans le sens de la solidarité, est une institution fédérale. Le MES, mécanisme de solidarité, représente un petit saut fédéral. Nous sommes donc déjà dans une fédération d’États-nations. Cette dialectique entre solidarité et contrôle s’appliquera, de même, en matière d’union bancaire : puisque l’Europe va devenir solidaire des banques, elle devra les contrôler directement.

Comment aller plus loin ?

Ce sont les pays qui ne sont pas sous programme qui posent les plus grands problèmes. Sur ce sujet, puisque ceux qui sont sous programme ont de facto perdu leur souveraineté. Puisque la crise a mis en évidence une interdépendance de nos pays, ne faudrait-il pas mettre en place un contrôle européen plus poussé ? Il faut trouver les éléments d’un compromis entre les différentes solutions rappelées par Agnès Benassy-Quéré. On parle souvent par exemple de mutualiser l’émission des dettes : c’est sans doute lorsqu’on aura décidé de cette mutualisation – ce ne sera pas facile – que la logique « qui paie contrôle » pourra s’appliquer.

J’appelle votre attention sur l’existence d’un autre mécanisme de mutualisation : celui de l’assurance. Dans le cadre du groupe de travail « Tommaso Padoa-Schioppa », Notre Europe a suggéré par exemple la mise en place d’un fonds d’assurance cyclique bien construit, qui assurerait une fonction de stabilisation cyclique. Or, contrairement aux préjugés, nos calculs montrent qu’un tel fonds, qui amortirait par des transferts, les écarts observés dans les pays entre leur croissance constatée et leur potentiel, aurait, pour les quinze dernières années, été équilibré : tous les pays auraient pu payer lorsque leur situation était bonne, et recevoir lorsqu’elle l’était moins. L’Allemagne aurait ainsi reçu, et donné, autant que la Grèce.

Pour assurer correctement un contrôle politique et démocratique de ce qui se passe dans la zone euro, il faut bien distinguer différentes fonctions, sans rentrer tout de suite dans une logique institutionnelle.

Il y a quatre grandes fonctions. La première, la gestion de crise impose le Conseil européen, mais aussi aux parlements nationaux, qui ont dû débloquer les fonds tous d’origine nationale et adopter des réformes structurelles. La deuxième, la définition des grandes orientations de la construction européenne et de la gouvernance de la zone euro, concerne le Conseil européen, mais aussi la Commission et le Parlement européen. La troisième relève du domaine normatif : il faut préserver l’application de la méthode communautaire, c’est-à-dire que la Commission propose, le Conseil des ministres et le Parlement européen décident.

La quatrième fonction, c’est le contrôle de trois fonctions décisionnelles que je viens de définir. Comment l’assurer ?

Il faut d’abord que les parlements nationaux exercent un contrôle sur les gouvernements nationaux, lorsque ceux-ci prennent des décisions au niveau européen. Notre Europe a réalisé, avec la Trans European Policy Studies Association (TEPSA), une étude qui sera prochainement rendue publique : elle confirme la très forte hétérogénéité des pratiques en ce domaine. Les parlements allemand et danois exercent un contrôle beaucoup plus fort que le Parlement français par exemple. Il faudrait y remédier, car c’est là l’une des sources du déficit démocratique ressenti dans la zone euro.

Le Parlement européen joue évidemment un rôle majeur dans le contrôle démocratique des décisions : il contrôle les nominations à la Commission européenne, il peut censurer la Commission… Il faut d’ailleurs souhaiter que les partis qui sortiront en tête des élections de 2014 puissent peser sur la désignation du candidat à la présidence de la Commission comme cela peut être fait à traités constants. Notons en outre que le Parlement européen contrôle également la Banque centrale européenne.

Il existe enfin un registre interparlementaire. Dans une fédération d’États-nations comme la nôtre, les parlementaires nationaux et européens, qui sont tous pleinement légitimes, doivent agir ensemble. Pour savoir qui doit contrôler et comment, il faut d’abord s’interroger sur l’objet du contrôle : le fait que les fonds qui permettent la solidarité financière émanent des budgets nationaux suppose une implication forte des parlementaires nationaux. Si l’on veut que le contrôle soit effectif, visible, il faut que les parlementaires nationaux s’impliquent, parce qu’ils sont beaucoup plus proches de leurs électeurs. Et pour que les parlementaires nationaux s’impliquent, il faut que leurs travaux aient une visibilité . Cela implique donc l’institution d’une structure permanente clairement identifiée et médiatisée. Une telle enceinte pourrait prendre la forme de la Conférence parlementaire de la zone euro proposée par Jean Arthuis dans son rapport.

M. Christophe Cavard. Je suis, comme nous tous je crois, très dubitatif sur les résultats du sommet européen qui vient de se tenir. Ses limites nous poussent à nous poser des questions sur le fonctionnement de l’Europe. Parmi celles-ci, comment organiser le contrôle de l’exécutif européen ? Comment rapprocher les politiques européennes de la réalité de leur application dans nos territoires ? Si l’on veut éviter les problèmes de la PAC bien décrits par Daniel Cohn-Bendit, il faut en effet imaginer une Europe décentralisée.

M. Henri Weber, député européen. La leçon du dernier sommet européen, c’est que le système de financement de l’Union européenne est mourant. C’est pour le moins préoccupant. Nous avions par exemple élaboré une politique commune très ambitieuse pour les réseaux énergétiques, numériques et de transports : il faudrait investir 1 500 milliards d’euros d’ici à 2020. De là, la Commission avait proposé cinquante petits milliards comme capital d’amorçage. Même cette somme insuffisante a été sabrée ! Dans une Europe sans croissance, de telles décisions sont lourdes de conséquences, nous en sommes tous d’accord.

Il faut donc proposer d’autres solutions. On ne peut plus se contenter de slogans sur les ressources propres : étudions de près quelles pourraient être ces ressources, afin de proposer des projets sérieux et crédibles.

Je suis très content d’avoir entendu dire que de grands progrès ont été accomplis depuis dix-huit mois, et que nous sommes vraiment une fédération d’États-nations. Vous parlez de conférence interparlementaire : débattre, échanger, contrôler même, d’accord, mais à la fin, qui décide en cas de désaccord ? Qui a détiendra le pouvoir ?

M. Gilles Savary. À la faveur de la crise, ne nous sommes-nous pas engagés sur un chemin nouveau, et sans retour, vers de nouvelles institutions plus intergouvernementales, plus régulatrices, au lieu d’aller vers plus de politiques communes, plus de démocratie et de fédéralisme ? Ne laissons-nous pas péricliter les institutions traditionnelles que sont le Parlement européen et la Commission ?

Nous bégayons le même budget depuis 1962. Sur celui qui vient d’être proposé, quel est l’état d’esprit des parlementaires européens, des différentes délégations nationales et des différents partis ? Que fera le Parlement européen ?

M. Liêm Hoang-Ngoc, député européen. Les rapports de la Commission et du Parlement proposent des hypothèses pour une future union économique et monétaire : c’est un compromis entre les trois scénarios dessinés par Agnès Benassy-Quéré, puisque nous aurions une contrainte d’équilibre des finances publiques, un fonds de rédemption pour financer certains États par des euro-obligations, et enfin un budget de la zone euro, financé par de nouvelles ressources propres.

Ce saut fédéral doit naturellement s’accompagner d’un saut démocratique, sur lequel je partage les préoccupations de Daniel Cohn-Bendit. Le principe à retenir, c’est que chaque niveau doit avoir son contrôle démocratique : les parlements nationaux devraient avoir le contrôle des budgets nationaux – et je regrette que sur ces sujets les programmes nationaux de réforme (PNR) et les programmes nationaux de stabilité (PNS) ne constituent pas des actes législatifs nationaux, comme tels soumis à votre droit d’amendement. En parallèle, nous, parlementaires européens, devons faire de l’examen annuel de croissance le moment d’une délibération législative au niveau de l’Union. Or lorsque le budget sera fédéral, c’est bien sûr le Parlement européen qui devra se prononcer.

Mme Françoise Castex, députée européenne. Le semestre européen pose de façon brûlante la question du contrôle démocratique.

Je suis sans doute encore un peu naïve, mais je suis persuadée que l’Europe est en train d’inventer son bicamérisme : le Conseil européen défend les intérêts particuliers des territoires, quand le Parlement européen, qui représente les citoyens sur une base politique, essaye de transcender les intérêts particuliers pour rechercher l’intérêt général.

Nous avons renforcé ce bicamérisme en étendant les champs de la codécision. Le Parlement européen est devenu, au fil des traités, un acteur majeur. Il reste des domaines à conquérir – et la gestion des crises en est un d’importance.

Vous semblez vouloir substituer les parlements nationaux au Parlement européen. Ce serait un retour de trente ou cinquante ans en arrière. Les parlements nationaux sont redondants par rapport au Conseil. En accroissant leur rôle, on renforcerait encore la juxtaposition des intérêts particuliers, les négociations que nous connaissons, et on abandonnerait tout espoir de construire une institution démocratique qui tente de confronter des orientations politiques pour définir l’intérêt général.

La Présidente Danielle Auroi. Il serait regrettable d’opposer Parlement européen et parlements nationaux. Si nous voulons renforcer l’ancrage démocratique de l’Europe, grâce à un volet parlementaire indispensable, nous devons unir nos forces, pas les épuiser dans des querelles d’un autre âge.

Mme Françoise Castex, députée européenne. Je ne les oppose pas. Il me semble que les parlements nationaux doivent se concerter sur leur rôle : le contrôle démocratique du Conseil européen.

Mme Agnès Le Brun, députée européenne. Il faut réaffirmer que la somme des intérêts nationaux ne fera jamais l’intérêt européen. Et à cet égard, le spectacle des négociations sur le budget européen est évidemment désolant.

Je voudrais dans cet esprit insister sur la PAC, qui est très révélatrice des processus en cours. Une renationalisation serait tout à fait impossible ! N’oublions pas les objectifs de cette politique – l’autosuffisance et la sécurité alimentaires notamment. N’oublions pas les emplois créés.

Monsieur Cohn-Bendit, vous avez d’ailleurs tort sur la reine d’Angleterre : la nouvelle PAC, en redéfinissant l’« agriculteur actif », mettra fin aux regrettables excès du passé. Nous avons essayé de reconstruire la PAC selon l’intérêt général.

Quant à l’état d’esprit des parlementaires européens, c’est plutôt d’essayer de nous élever vers l’intérêt général – sans toujours y réussir peut-être – et donc, en l’occurrence, de voter contre ce budget européen qui ne nous convient pas.

M. Jean Arthuis. J’ai intitulé mon rapport sur la zone euro L’intégration politique ou le chaos, car nous sommes entrés dans un processus irréversible. Le risque systémique est tel que nous n’avons pas d’autre choix que de mettre en place des institutions et un vrai pilotage de la zone euro.

Il y a une spécificité de la zone euro, et elle peut devenir le noyau de cristallisation du fédéralisme européen, puisque tous les États de l’Union ont vocation à la rejoindre. Veillons aussi à ce que la zone puisse fonctionner d’un point de vue économique et social ; et nous devons bien dire que l’élargissement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui pose problème. Je m’étais même permis de dire qu’il faudrait sans doute suspendre la fonction de commissaire à l’élargissement et imaginer un statut intermédiaire pour les candidats à l’avenir.

Il faut donc trouver un vrai pilotage, non seulement pour régler les problèmes de la Grèce mais aussi pour susciter de la croissance. Le vrai budget public est aujourd’hui dans les États membres : il faudrait pétrir ensemble, au niveau européen, tous ces budgets. Le budget européen est aujourd’hui l’appendice des budgets nationaux : on verse de l’argent, et on récupère. Comme dans un casino, chacun vient avec son argent ; on donne 7 % au croupier, et ensuite chacun essaye de gagner le maximum : il y a des gagnants, il y a des perdants. On ne peut pas continuer comme ça !

Nous devons nous préparer à mieux associer les parlementaires européens et les parlementaires nationaux, pour réfléchir au budget, pour aider la croissance, pour veiller à ce que les États à la traîne rattrapent le niveau nécessaire de compétitivité.

La mondialisation change tout. Si nous voulons que l’Europe retrouve sa place, si nous voulons que l’Europe soit à la hauteur des attentes des Européens, il n’y a pas d’autre issue que la construction européenne.

Jean Monnet a écrit : « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité, et ils ne voient la nécessité que dans la crise » ; tâchons de faire un bon usage de cette crise, et profitons-en pour donner à l’Europe la gouvernance démocratique qu’elle mérite.

M. Daniel Cohn-Bendit. Le problème, c’est que ce sont les gouvernements qui doivent décider de mettre en place des ressources propres. Nous, nous l’avons écrit dans d’innombrables résolutions… Au départ, la taxe sur les transactions financières figurait dans ce budget : elle en a disparu ! Le peu qu’il en reste n’engage pas du tout la mise en place de ressources propres.

Pour trouver ces fameuses ressources, les solutions sont nombreuses : taxe sur les entreprises, taxe climat-énergie, taxe sur la téléphonie mobile… Le problème est éminemment politique : la fin d’un budget européen fait de contributions nationales, c’est la fin du pouvoir exclusif du Conseil !

L’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, qui n’est pas un grand révolutionnaire, pense aujourd’hui que le Parlement européen doit faire un putsch. Nous sommes dans une situation aberrante, et le débat doit, au-delà du cadre financier pluriannuel, porter sur la redéfinition du processus et du contrôle démocratique.

Aujourd’hui, ce budget n’a pas de majorité au Parlement européen. S’il est cohérent avec lui-même, le Parlement européen ne peut que dire non. Mais vous connaissez tous la capacité des gouvernements à « acheter » des votes délégation par délégation – les socialistes français, puis les conservateurs allemands. On verra bien !

Il est faux, me dites-vous, que la reine d’Angleterre ne touchera plus de fonds de la PAC. Mais votre affirmation ne pourrait être prouvée que grâce à l’introduction d’un plafonnement constamment refusé. Ils changeront la définition des agriculteurs actifs, voilà tout.

Quant à l’agro-alimentaire, attendez que le scandale de la viande de cheval dans les lasagnes éclate vraiment – ce sont des entreprises françaises qui sont concernées. Tout le problème de cette industrie, et de la façon dont elle s’impose sur le marché mondial, sera posé.

M. Jean Pisani-Ferry. Sur quelles dépenses y a-t-il motif à dépenser conjointement ? Cette question doit être posée régulièrement ; aujourd’hui, il me semble que les raisons pour lesquelles la PAC est devenue un élément central du budget communautaire doivent être réexaminées. Ce n’est plus une politique de marché, mais une politique de redistribution, avec des contraintes particulières destinées à empêcher les pays qui comptent le plus d’agriculteurs de recevoir l’essentiel du budget. Et elle est mal conçue, de façon inévitable, puisqu’elle superpose des éléments historiques et des éléments objectifs actuels.

Aujourd’hui, les États-membres sont probablement plus différents les uns des autres en matière agricole que pour n’importe quel autre domaine : qu’est-ce qu’une politique commune de soutien à la production pour des pays si différents ?

Le problème des ressources propres n’est effectivement pas un problème technique ; c’est un problème politique. Il faut seulement prendre une décision.

Enfin, le réalisme politique oblige à prendre en considération le fait que la Cour constitutionnelle allemande considère que l’Union européenne n’est pas une démocratie, et qu’en conséquence le Parlement européen n’est pas légitime. Cela met un frein à de nouveaux transferts de compétences.

M. Yves Bertoncini. Le Parlement européen doit prendre ses responsabilités : il n’est pas question de nier l’ancrage démocratique des chefs d’États et de gouvernement, mais ils agissent selon des logiques nationales ; les parlementaires européens ont un autre ancrage démocratique, paneuropéen. Il faut donc un compromis. Entre 2005 et 2006, le cadre financier pluriannuel avait été renégocié : il peut l’être à nouveau.

S’agissant de l’articulation entre les parlements nationaux et le Parlement européen, ce n’est pas un retour en arrière que nous proposons : les parlements nationaux ont accompagné la marche en avant qui s’est faite, puisque les aides ont été essentiellement bilatérales. Dès que les aides pourront être européennes, le Parlement européen et la Commission joueront à nouveau tout leur rôle ; mais, d’ici là, le contrôle parlementaire doit être effectué par les parlements nationaux aux côtés du Parlement européen.

Je suis frappé par le fait que l’ancrage démocratique de la zone euro est beaucoup plus solide aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Lorsqu’ils ont accepté l’euro, les citoyens – et sans doute les hommes d’État – n’ont pas mesuré les conséquences de l’union monétaire en termes de solidarité et de discipline. Des débats acharnés ont eu lieu dans tous les parlements à ce sujet. Mais dans aucun pays de la zone euro une majorité ne s’est dégagée en faveur d’une sortie de la zone euro : le maintien dans la zone euro, comme l’acceptation de la solidarité – mais aussi des disciplines ô combien douloureuses –, sont toujours demeurés majoritaires. L’ancrage démocratique de la zone euro s’est donc renforcé, même s’il y a eu de profonds dégâts collatéraux, notamment sociaux, dont nous continuerons à payer le prix au cours des prochaines années.

Le Président Simon Sutour. En guise de conclusion trop rapide, je commencerai par approuver les propos de Daniel Cohn-Bendit sur la PAC. Le sénateur Christian Cointat cite souvent son père, ministre de l’Agriculture de Georges Pompidou : « la PAC, c’est donner une Cadillac à celui qui en a déjà une ». Les choses n’ont pas beaucoup changé ! De plus, pour la PAC, les productions de nos départements méridionaux – vigne, fruits et légumes – ne représentent rien : c’est une autre injustice.

Madame Castex, le Parlement européen et les parlements doivent travailler ensemble ; c’est seulement comme cela qu’ils arriveront à peser vis-à-vis du Conseil.

Je ne serai pas plus long, sauf pour souligner que ces réunions trimestrielles réunissant les commissions des affaires européennes de l’Assemblée nationale et du Sénat et la délégation française du Parlement européen prennent aujourd’hui un nouveau départ : continuons à travailler ensemble.

La Présidente Danielle Auroi. Merci à tous. Je me pose encore plus de questions à l’issue de cet échange de vues que je ne m’en posais en arrivant, mais j’ai aussi plus d’espoir. Nous nous sommes parlé et nous nous sommes écoutés.

Si l’on pouvait, comme l’a proposé Daniel Cohn-Bendit dans son livre, commencer par évoquer l’Europe sur les billets de banque autrement que de façon totalement abstraite, ce serait un beau symbole. Notre continent a compté pour cela suffisamment de personnalités marquantes, à commencer par Jean Monnet !

Il nous reste à construire le projet démocratique qui rendra confiance à nos concitoyens. Nous avons du pain sur la planche. »

Audition de M. Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, gouverneur honoraire de la Banque de France

Compte-rendu du 20 février 2013

« La Présidente Danielle Auroi. Nous sommes heureux, Monsieur le Président, de vous accueillir aujourd'hui. Votre longue expérience en matière économique et financière donne un intérêt particulier à ce que vous pourrez nous dire sur les récentes évolutions de l'union économique et monétaire et sur les perspectives nécessaires.

Votre gestion de la monnaie unique, à la tête de la BCE, au moment de la crise, a fortement contribué à la sauvegarde de l'euro. La semaine dernière, au cours de la table ronde sur l’approfondissement démocratique de l’Union et l’intégration solidaire qui s’est déroulée en nos murs, l’action de la BCE a été en particulier saluée.

J’évoquerai rapidement les sujets sur lesquels il serait intéressant que vous nous donniez votre sentiment. Il y a, en premier lieu, les récentes étapes franchies par l'Union pour approfondir l'union économique et monétaire, avec les propositions du rapport Van Rompuy au Conseil européen et celles de la Commission européenne ; je pense en particulier aux propositions visant à la mutualisation de la dette et au projet de budget de la zone euro. Un budget de la zone euro vous semble-t-il nécessaire ? Quelles mesures vous sembleraient propres à assurer un véritable gouvernement économique de l'Union, en particulier de la zone euro ?

Notre commission entendrait aussi avec intérêt votre avis sur l'approfondissement démocratique de l'Union, dans le contexte de cette intégration économique et budgétaire accrue. La question du rôle que pourraient jouer les parlements nationaux, de manière complémentaire au Parlement européen, nous paraît essentielle et vous savez combien nous est cher le projet de Conférence budgétaire prévue à l’article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). M. Christophe Caresche, qui est notre rapporteur sur ce sujet avec M. Michel Herbillon, ne manquera pas de vous interroger à ce sujet.

Quelle est votre opinion sur les décisions du Conseil européen de décembre relatives à la supervision bancaire unique, et notamment sur le rôle prévu dans ce cadre pour la BCE ? Quelle analyse faites-vous des propositions du rapport Liikanen sur la réforme de la structure des banques ? Pensez-vous nécessaire de renforcer la responsabilité pénale des dirigeants des banques, et la transparence ? Peut-on imaginer s’inspirer de la proposition allemande de création d'un délit de mise en danger d'une entreprise du secteur financier ?

M. Jean-Claude Trichet. Je vous remercie d’avoir mentionné le rôle joué par la Banque centrale européenne, qui a en effet été conduite à prendre dès le mois d’août 2007 des décisions extrêmement importantes, et notamment de donner de la liquidité de manière illimitée pour maintenir la cohésion de la zone euro. Après quoi, toutes les grandes banques centrales européennes ont pris à leur tour des décisions extraordinaires, qui ne figuraient dans aucun manuel, mais qui étaient à la hauteur des défis que devaient relever les pays avancés.

C’est que nous connaissons la plus grave crise d’adaptation structurelle depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’Europe en est l’épicentre parce que la crise financière s’est transformée en crise des risques souverains, puis en crise budgétaire, ce pourquoi aucune complaisance n’est permise, mais la crise est mondiale et tous les pays avancés doivent aussi prendre garde à la valeur de leur signature et à leurs grands équilibres.

Dans ce contexte, il est normal que les Européens se soient interrogés sur leur propre gouvernance - budgétaire et, plus largement, économique. Le plus important est que toutes les décisions aient été prises d’une part pour renforcer le pacte de stabilité et de croissance, d’autre part pour instituer la procédure, jusqu’alors inexistante, des déséquilibres excessifs. C’est le suivi, pour chaque pays, de l’évolution de ses coûts, de ses revenus et de l’inflation domestique nominale, et de leurs conséquences sur le déficit externe et sur la balance des paiements courants.

La France connaît bien cette procédure, puisqu’au cours des années 1980 et 1990 elle avait suivi, pour préparer le passage à l’euro, une stratégie pluri-partisane, très attentive, de suivi de l’évolution des revenus et des coûts, qui a été gagnante. Mais depuis la création de l’euro, il n’y avait pas de règle collective à ce sujet ; elle a été introduite à l’occasion de la crise. Dans mon esprit, l’absence de contrôle de ces évolutions en Grèce, en Irlande et dans d’autres pays a été presque plus importante que le drame budgétaire. Dans une zone de monnaie unique, le suivi de l’évolution des indicateurs de compétitivité est indispensable, sous peine de perdre, année après année, cette compétitivité, que l’on aura ensuite le plus grand mal à rattraper.

La crise a montré aussi qu’il convenait d’en venir à l’union bancaire. Elle a révélé qu’en raison de la fragilité du système financier, les gouvernements et les contribuables étaient malheureusement les seuls capables d’éviter l’effondrement du système financier ; il existe de ce fait une corrélation très étroite entre la qualité de la signature d’un État et celle de l’ensemble des institutions financières de la place. Ce phénomène a été observé aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe. Cependant, dans la zone euro, cela conduit à un grand écart entre, d’une part, des États dont le manque de crédibilité atteint par contagion le système bancaire, cette faiblesse aggravant à son tour la vulnérabilité des pays considérés et, d’autre part, des États qui participent d’un cercle vertueux par lequel signature publique et signatures privées se renforcent mutuellement. Cet écart complique considérablement les problèmes nés des défauts de gestion budgétaire et de compétitivité.

C’est pourquoi il faut créer l’union bancaire le plus vite possible. Une décision importante a été prise avec la création d’un organe de supervision européen très proche de la BCE, ce qui est une bonne chose. Mais de vastes chantiers restent à mener, ceux de l’organisation de la résolution des crises et de l’harmonisation des garanties de dépôts.

Je souhaite que l’on parvienne à progresser, comme cela a été décidé, dans ces trois domaines : la coordination budgétaire au niveau européen, la surveillance stratégique lucide des indicateurs de compétitivité et des grands déséquilibres, l’union bancaire enfin. À mesure que l’on avance, il faut renforcer les procédures démocratiques correspondantes.

Je considère aussi que, dans un second temps, il faudra aller nettement plus loin. Cela suppose que nos démocraties politiques y soient prêtes, la nôtre comme toutes les autres, ce qui rend les choses assez compliquées.

S’agissant de l’approfondissement de la démocratie au sein de l’Union européenne, un des éléments nouveaux est la création de la Conférence mentionnée à l’article 13 du TSCG. Je sais les avantages et les inconvénients d’un tel organe, et que certains députés européens la perçoivent comme signalant la réduction de l’influence et de l’autorité du Parlement européen par une instance très étendue dont il sera difficile d’empêcher que les réunions se transforment en grands-messes. C’est incontestable. Cependant, mon point de vue d’ancien responsable « central » m’a permis de constater combien il est important que chacun comprenne bien ce qui se passe au niveau d’un continent entier, et combien il est difficile de parvenir à cette compréhension dans chaque capitale. Aussi, à la réflexion, l’idée de la Conférence me semble très bonne, mais il faudra être attentif à ne pas confondre les responsabilités inaliénables des parlements nationaux et celles du Parlement européen, qui devront encore progresser. Tout bien pesé, il peut y avoir des effets très positifs à la confrontation des points de vue entre les vingt-cinq signataires du traité.

Que je sois conduit à parler du Traité à Vingt-Cinq dit par ailleurs que le concept pertinent, quand on parle de renforcer la gouvernance de la zone euro, est bien celui des « Vingt-Sept moins » et non des Dix-Sept : que l’on s’en tienne aux dix-sept pays de la zone euro ne correspond pas au souhait de ceux de nos partenaires qui, parce qu’ils la rejoindront demain ou après-demain, considèrent avoir toute légitimité à être associés aux discussions.

S’agissant du statut des banques, je constate un certain paradoxe. Si trois rapports ont été publiés - ceux de M. Vickers au Royaume-Uni, de M. Volcker aux États-Unis et de M. Liikanen en Europe -, les Américains et les Britanniques n’envisagent de modifier leur législation qu’à partir de 2017 ou de 2019 ; les rapports Vickers et Volcker ne sont donc que des pré-rapports de beaucoup antérieurs à ce qui sera fait. Et, au sein de l’Union européenne, la France est la première à se lancer, ce qui nous oblige à décider dès maintenant ce que nous allons faire pendant qu’ailleurs en Europe, on réfléchit encore.

Le texte présenté par le ministre des finances m’est apparu bien conçu. Il fallait en effet prendre en considération tous les éléments du dossier et notamment permettre à notre secteur financier de continuer à financer notre économie. J’appelle l’attention sur le fait que la structure du financement des entreprises diffère singulièrement selon les pays : aux États-Unis, plus de 80 % de l’économie est financée par le marché financier et 20 % seulement par les banques. En France, c’est l’exact inverse, le financement bancaire dominant de loin. On peut penser que les entreprises françaises auront davantage accès au marché à l’avenir. Cela signifie que le marché doit fonctionner correctement et c’est à quoi s’est attelé le Parlement français - car si le market making n’est pas efficace, nous risquons de ne pouvoir financer aussi complètement que possible l’économie française et, plus largement, l’économie européenne.

M. Joaquim Pueyo. J’aimerais connaître votre opinion sur le rôle que devrait jouer la BCE quant à la valorisation de l’euro. Le taux de change est actuellement de 1,35 dollar pour un euro, ce qui traduit une appréciation de 12 % depuis l’été 2012. Or, un euro trop élevé est considéré comme l’un des principaux coupables du déficit commercial de la France. Le rapport de M. Louis Gallois sur la compétitivité dans l’industrie fixe expressément la fourchette du taux de change souhaitable entre 1,15 et 1,20 dollar pour un euro, jugeant qu’au-delà la compétitivité de nos entreprises est mise en péril. Le Président de la République a réclamé devant le Parlement européen une politique de change, que pourrait mettre en œuvre la BCE. Il s’agirait d’engager une réforme du système monétaire international visant à ce que les efforts de compétitivité réalisés par un pays de la zone euro ne soient pas annihilés par la valorisation de sa monnaie. L’un des objectifs de la politique de la BCE devrait-il être le taux de change de l’euro ?

M. Lionnel Luca. En votre qualité de gouverneur de la Banque de France, puis de président de la BCE, vous avez multiplié les arguments en faveur du franc fort puis de l’euro fort. Cette « obsession » de la monnaie forte, même si l’économie était faible, par le maintien de taux élevés, a été souvent contestée ; n’a-t-elle pas été l’une des causes importantes de l’effondrement de pans entiers de certaines économies européennes, dont la nôtre ? La BCE a une autre obsession presque maladive : la lutte contre l’inflation – c’est son péché originel –, au motif que ce serait la meilleure manière de lutter contre le chômage. Alors que la politique menée par les États-Unis a montré que l’on peut être un peu plus souple, la BCE doit-elle continuer de nourrir cette obsession ?

M. Gilles Savary. Les statuts et les missions de la BCE sont d’inspiration friedmanienne, ce que traduit une très forte indépendance de la Banque à l’égard de tout pilotage politique. Vous avez pris la responsabilité de passer du rôle « diabolique » que vous incarniez à celui de sauveur de l’euro, mais il s’est agi d’une décision individuelle qui ne répondait à aucune régulation politique. Le diagnostic étant aujourd’hui posé des limites des politiques monétaristes extrêmement rigoureuses, n’est-il pas temps de donner aux statuts de la Banque une orientation nouvelle de défense de la croissance et de la monnaie, en privilégiant une approche qui ne soit pas uniquement restrictive ? Par ailleurs, la compétitivité des économies réelles européennes n’est-elle pas divergente au point que le pilotage monétaire soit voué à d’autres difficultés et que l’euro reste en danger ?

M. Christophe Caresche. Le poste d’observation exceptionnel qui était le vôtre au moment où l’euro était menacé de disparaître, vous permettra sans doute de nous dire quelle est, selon vous, la capacité de l’Allemagne à accompagner un processus positif pour toute l’Union et pour toute la zone euro alors que plusieurs décisions prises par la BCE, dont la dernière, l’ont été avec l’opposition du représentant allemand. Je rejoins par ailleurs mon collègue Gilles Savary pour vous demander si les écarts de compétitivité entre les pays de la zone euro ne sont pas tels qu’ils rendront la convergence difficile sans transferts importants. Enfin, des décisions positives ont été prises au sujet de l’union bancaire ; mais, à voir la manière dont les discussions s’orientent – des problèmes que l’on pensait tranchés étant à présent remis sur la table, précisément par l’Allemagne –, ne risque-t-on pas l’enlisement ?

M. Michel Piron. Le magazine Le Nouvel Économiste évoquait récemment une étude relative au taux de change de l’euro vis-à-vis du dollar que peuvent supporter l’économie allemande et l’économie française pour rester compétitives ; l’écart est considérable. Je fais donc mienne la question de Gilles Savary. Mais la compétition entre les pays tient aussi aux marchés vers lesquels ils sont tournés – on peut difficilement s’attendre que le tourisme ait la même part dans l’économie de Hambourg que dans celle de la Grèce – et des secteurs économiques. Comment mener une politique monétaire harmonisée avec une telle hétérogénéité, au sein de la zone euro, entre les pays du Nord et du Sud ? S’agissant enfin de la relation entre politique monétaire et économie réelle, où est l’œuf et où la poule ?

Mme Marietta Karamanli. La BCE, forte de la stabilisation des marchés financiers et de l’économie dans la zone euro, devrait, selon les analystes, laisser son taux directeur inchangé. Mais la stabilisation économique ne signifie pas la reprise ; selon l’Office européen des statistiques, la zone euro s’est d’ailleurs enfoncée dans la récession au quatrième trimestre 2012, avec un produit intérieur brut en recul de 0,6 % alors que la plupart des prévisionnistes tablait sur un repli de 0,4 %. Par ailleurs, en six mois, l’euro s’est apprécié de 11 % face au dollar. Dans ce contexte, certains considèrent que la zone euro court un risque si la BCE persiste à ne pas réagir face à cette perte de compétitivité. La zone euro a-t-elle matière à craindre la surévaluation de sa monnaie ? Dans un autre domaine, quelles leçons tirez-vous de la crise grecque et de la manière dont elle a été gérée au sein de l’Union européenne ?

M. Jean-Claude Trichet. L’un des thèmes abordés de manière récurrente est celui du change. Il n’est facile ni pour les banquiers centraux, ni pour les économies réelles, ni pour les entrepreneurs, ni pour les ouvriers, ni pour les employés de vivre dans un monde de change flottant. Dans ce monde, qui est celui où nous sommes depuis presque un demi-siècle, les fluctuations peuvent être très importantes. Mais permettez-moi de rappeler que, sous la présidence Carter, le taux de change du dollar a été, à son plus bas, d’un peu moins de quatre francs français, et que le dollar a atteint le pic de sa valeur à l’époque de Ronald Reagan : il valait alors plus de onze francs français. La fluctuation a donc été de 1 à 3 et cela, bien avant l’euro. Ce qui valait pour le franc valait aussi, bien entendu, pour le deutsche mark, le florin et les autres monnaies européennes. Ces fluctuations considérables posent d’énormes problèmes à tous car nous sommes dans un univers de très grandes incertitudes.

Depuis l’entrée en vigueur de l’euro, les mouvements de change significatifs ont été les suivants : lors de sa création, un euro valait 1,17 dollar américain ; au plus bas, il a valu 0,83 dollar et 1,59 au plus haut. L’écart est donc plutôt de 1 à 2. C’est bien trop, je le concède, mais bien moins qu’à l’époque du franc. J’ajoute que, depuis l’introduction de la monnaie unique, il n’y a plus aucune fluctuation sur un très vaste marché antérieur, alors qu’elles pouvaient être considérables, entre les monnaies européennes, auparavant.

La stratégie gagnante, celle que l’Allemagne a conduite depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est d’avoir une monnaie nominalement forte et réellement compétitive - c’est-à-dire, en réalité, faible. On y parvient en étant très attentif à l’évolution nominale, aux augmentations de coûts – particulièrement des coûts unitaires de production – et en s’efforçant de réaliser le plus de progrès de productivité possible, de manière que l’ensemble des entreprises et notamment les entreprises exportatrices soient compétitives. C’est la stratégie pluripartisane qu’a poursuivi la France au cours des années 1980 et 1990 sous le nom de « désinflation compétitive ». Elle consistait à contrôler l’inflation nationale et os coûts, et nous avions pris l’engagement de ne pas réaligner le franc au sein du mécanisme de change. Cette stratégie a réussi : lors de l’introduction de l’euro, la France connaissait un excédent de la balance de ses paiements courants, contrairement à l’Allemagne qui accusait un déficit pour avoir dû faire face au défi d’une réunification qui avait provoqué une hausse des coûts rendant son économie non compétitive.

Le paradoxe de la situation tient à ce que, après l’introduction de l’euro, les Allemands ont contenu attentivement leurs coûts unitaires de production, regagnant année après année en compétitivité - grâce, aussi, à des réformes structurelles. Nous-mêmes avons considéré que l’objectif central, la stabilité monétaire grâce à l’euro, était atteint, et nous avons un peu perdu de vue le fait que même dans une zone à monnaie unique, il faut toujours faire très attention à sa compétitivité. Le fait est que la législation secondaire du traité de Maastricht ne comprenait pas d’indicateurs de suivi des indicateurs de compétitivité ; ils existent désormais, car ce manque est l’une des grandes leçons de la crise.

S’il existe une grande distance entre la compétitivité des différents pays, c’est que la valeur implicite des monnaies est elle-même assez différente ; la zone euro a une monnaie nominale unique, mais elle n’a pas une monnaie réelle unique. Voilà pourquoi l’Allemagne, dont la monnaie réelle est très compétitive, a des excédents colossaux cependant que nous avons plus de problèmes. Cela se traduit dans l’évolution comparée des coûts unitaires de production. Il en résulte que tous les pays de la zone euro doivent s’engager dans une stratégie de stabilité compétitive pour être sûrs de regagner, année après année, une compétitivité réelle. L’idée d’un « choc de compétitivité » est excellente, mais il faut l’envisager, en quelque sorte, comme le coup de talon nécessaire, puis se remettre à agir comme nous l’avons fait au cours des années 1980 et 1990. En réalité, nous avons une monnaie unique depuis janvier 1987, date du dernier réalignement des taux pivots au sein du système monétaire européen.

Toute la question est de savoir si la perspective, en termes de change, est acceptable pour les 333 millions d’habitants de la zone euro. Cette question doit s’apprécier collectivement, sinon tel pays se dira satisfait et tel autre pas du tout, ce qui aurait un effet troublant pour l’extérieur puisque l’euro ne peut évidemment avoir qu’une seule valeur face au dollar ou au yen. Une réforme du système monétaire international serait probablement souhaitable. C’est une thèse constante de la France, qui a la nostalgie d’un système fixe – lequel n’est pas sans contraintes comme le montre celui dans lequel nous sommes. Mais peut-être ne les avions-nous pas bien perçues.

Vous savez quel ardent partisan j’ai été de la désinflation compétitive, c’est-à-dire d’une monnaie qui soit réellement compétitive, et non, seulement, nominalement forte. J’ai plaidé en permanence pour les deux : une inflation faible et une monnaie réellement compétitive.

La Banque centrale européenne n’est pas « obsédée » par l’inflation. Elle fait ce que les démocraties européennes lui ont demandé de faire. J’observe d’ailleurs que, lorsqu’ils sont interrogés sur ce point, nos concitoyens se prononcent à une majorité écrasante en faveur de la stabilité des prix. Plus, même : ils critiquent la BCE, comme ils critiquaient auparavant la Banque de France, de ne pas suffisamment l’assurer. Ce sentiment est partagé, en France comme en Allemagne.

Est-ce que être obsédé par la stabilité des prix provoque le chômage ? Observons nos voisins. L’Allemagne, comme le Pays-Bas et d’autres, est quasiment en train de vaincre le chômage de masse. Se dit-on, dans ces pays, « plus il y a d’inflation et mieux cela vaut » ? Non. En Allemagne, l’inflation est un peu plus faible que la nôtre parce que le pays a contenu attentivement ses coûts, si bien que son inflation nationale est, année après année, inférieure à la moyenne européenne. Je ne veux pas faire l’éloge d’un seul pays, et je pourrais d’ailleurs en mentionner d’autres. Je souhaite souligner d’une part que c’est une erreur de penser que nos concitoyens n’approuvent pas la stabilité des prix ; d’autre part que, lorsque l’on prend garde à contenir les coûts, cette stabilité n’est pas un inconvénient mais un avantage dans la lutte contre le chômage. Bien entendu, je me garderai de tout simplisme : il faut aussi faire la part de bien d’autres éléments, dont la créativité, l’innovation et l’ensemble de la compétitivité hors coûts.

S’agissant de l’indépendance de la BCE, je le redis, nous sommes entre les mains des démocraties européennes. Les peuples d’Europe ont défini la charte de la Banque, une charte qui la dit indépendante, chargée d’assurer la stabilité des prix et, sous cette réserve, d’accompagner les autres politiques, et de prendre les décisions appropriées dans les périodes difficiles. Je suis fier qu’au cours de la crise, en dépit de toutes les crispations, y compris en son sein, la BCE ait constamment pris les décisions extrêmement audacieuses requises par les circonstances. Lorsqu’elle a éclaté, la crise a été imputée, peut-être à juste titre pour une part, au laxisme de certaines politiques menées précédemment. J’ai d’ailleurs constaté un retournement d’opinion en France, certains de ceux qui étaient très favorables au laxisme budgétaire et monétaire plaidant alors en faveur de la stabilité et d’une politique économique plus prudente.

L’opposition que manifeste l’Allemagne en certains domaines mérite une analyse. Pendant huit ans, à Francfort, j’ai observé un consensus multipartisan sur la nécessité de regagner la compétitivité perdue et de créer des emplois par un suivi très attentif des coûts. L’opinion allemande est sous l’influence dominante des ouvriers, employés et cadres du secteur exportateur, qui font un lien direct entre leur compétitivité et la création d’emploi. Dans d’autres pays, l’influence dominante est plutôt celle du secteur non exportateur, du secteur public au sens large. Dans ce cas, on ne fait pas le lien entre sa propre compétitivité et l’emploi puisque l’on n’est pas soumis à compétition, et il est important d’expliquer que si l’économie tout entière perd en compétitivité, une crise s’ensuivra que l’on payera cher. C’est ce qui justifie l’introduction des indicateurs européens de suivi de la compétitivité. Ils ne sont pas vraiment utiles pour les pays qui, tels les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche ou la Finlande sont très ouverts sur l’extérieur et dont la culture est spontanément exportatrice, mais ils peuvent être extrêmement utiles en Grèce ou au Portugal. Ils devraient permettre d’éviter des écarts de compétitivité monumentaux qui constitueraient la réelle menace pour la cohésion de l’Union européenne, vos questions l’ont souligné.

L’opposition n’est pas tant, au sein de la zone euro, entre les pays du Nord et les pays du Sud qu’entre les pays à l’économie ouverte ou très ouverte et ceux dont l’économie est assez fermée. C’est ce qui conduit à des décisions, à une appréhension des problèmes et à des négociations entre les partenaires sociaux assez différentes.

Il va de soi que si l’Europe n’était pas à l’épicentre de la crise mondiale des risques souverains, notre économie irait mieux. Le problème est que nous sommes en voie d’ajustement. Cet ajustement, heureusement, se fait : si l’on considère l’ensemble constitué par les pays qui ont été attaqués par l’environnement financier international - l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal –, on constate que le déficit de la balance de paiements courants, qui était de 8 % du PIB, est passé à 1,2 ou 1,3 % du PIB sur les douze derniers mois. Pour certains coûts unitaires de production, l’Espagne a regagné une compétitivité remarquable, et l’Irlande presque toute celle qu’elle avait perdue au pire de son dérapage incontrôlé ; le Portugal fait d’importants efforts également. Ce qui est lamentable, c’est que cet ajustement ait lieu lors d’une crise très grave dont la zone euro est le centre mondial. Pour éviter à tout prix de nous retrouver dans pareille situation, nous devons mettre en œuvre rigoureusement les dispositifs élaborés à la lumière de l’expérience tirée de la crise.

À propos de la politique de la BCE, j’appelle l’attention sur le fait que, comme nous donnons des liquidités de manière illimitée et à un taux fixe très bas, il y en a en abondance, si bien que le niveau des taux observés sur le marché monétaire est lui-même extrêmement bas. C’est ainsi que se traduit l’accompagnement de la BCE à l’économie européenne. C’est la décision du Conseil des gouverneurs, et la Banque a montré être capable, en temps de crise, de prendre des décisions non conventionnelles, tout en donnant aux 333 millions d’Européens la stabilité des prix en moyenne - ce qui a été fait depuis la création de l’euro. Le mandat premier donné par les démocraties à la BCE, et confirmé par toutes les enquêtes d’opinion, a été respecté.

La Présidente Danielle Auroi. Jugez-vous correct le retard avec lequel l’Union européenne a traité les difficultés de la Grèce ? Quel est votre sentiment sur la mutualisation des dettes ? Vous avez dit considérer qu’il faut aller plus loin en matière d’union économique et monétaire ; qu’entendez-vous par là ?

M. Jean-Claude Trichet. En Grèce, les choses ont été rendues très complexes par la négligence qui a caractérisé la période qui s’est écoulée entre la création de l’euro et le début de la crise des risques souverains. En raison de très graves défauts d’enregistrement statistique – qui devaient être absolument corrigés pour rétablir la crédibilité et de la Grèce et de l’Union –, les données budgétaires présentées par la Grèce n’étaient pas inquiétantes, mais la BCE et les ministres des finances avaient sous les yeux, mois après mois, certains indicateurs de compétitivité qui montraient une évolution extrêmement dangereuse. Malgré cela, une négligence coupable a prévalu, et les marchés eux-mêmes ne signalaient pas que le risque grec les inquiétait. Ensuite est survenue la crise, et un problème doctrinal s’est posé. Lors de la création de la monnaie unique, les « meilleurs Européens » avaient spécifié que l’on fusionnait les monnaies mais qu’il était hors de question de fusionner les budgets, chaque pays membre de la zone euro demeurant responsable du sien. Cette promesse politique allait au-delà du Traité, qui précise qu’il ne doit y avoir ni transferts ni subventionnements par d’autres pays – c’est la clause dite du « no bailing out » – mais qui n’interdit pas les prêts avec intérêts à un pays. La promesse avait été : « Pas un centime, même sous forme de prêt », et l’opinion était sur cette ligne dans plusieurs pays.

Par ailleurs, il était assez difficile à certains pays de se dire qu’ils étaient réputés riches alors que les augmentations de salaires y avaient été très inférieures à la moyenne de la zone euro et que, parce que réputés riches, il leur faudrait paradoxalement aider des pays réputés pauvres mais où les augmentations de salaires avaient été de quatre à cinq fois supérieures aux leurs, voire davantage. La France aurait pu avoir la même réaction mais ce n’a pas été le cas parce que nous avons un côté compassionnel : nous avons jugé qu’il fallait aider des gens dans la difficulté.

Certains pays ont donc éprouvé une réelle difficulté à comprendre l’aide qui leur était demandée, et cette réaction a été partagée par les parlementaires et par l’homme de la rue. Je me suis trouvé devant le Bundestag pour expliquer que nous connaissions un problème très grave, qui devait être traité comme tel. Mais comment faire comprendre qu’un pays incroyablement mal géré, qui s’était en quelque sorte distribué de l’euro sans mesure, puisse tendre la sébile à d’autres Européens qui, eux, avaient été très économes pendant une décennie ? Il y avait là une difficulté extrême, qui explique que les choses se soient déployées lentement, beaucoup trop lentement de mon point de vue, au regard de la rapidité des marchés financiers mondiaux. Nous avons payé cette lenteur assez cher. Finalement, des décisions ont été prises, y compris par ceux des pays qui avaient une conception très ferme du « no bailing out ». Et c’est ainsi qu’a été adopté le Traité créant le mécanisme européen de stabilisation, instrument de gestion de la crise qui est un exemple de mutualisation. Dans le même ordre d’idée, les project bonds, obligations destinées à financer de grands projets, sont considérées comme acceptables par l’ensemble des Européens.

Cela étant, il faut mesurer exactement ce que mutualisation veut dire : si un pays prend en charge les dépenses d’un autre pays, il doit aussi en contrôler les dépenses. La conséquence de la mutualisation serait que le Parlement français ne déciderait plus les dépenses. Une extrême prudence s’impose donc sur ce point, mais il faut considérer qu’une forme de mutualisation existe fort heureusement déjà et qu’une autre est acceptée par tous, sur la base de projets européens. On pourrait imaginer, pour aller plus loin, un embryon de budget de la zone euro, à condition qu’il ne soit pas conçu pour permettre des transferts mais pour absorber les chocs asymétriques, de manière à lisser les cycles économiques. À ce stade, il n’y a pas de consensus sur des transferts permanents lesquels, d’ailleurs ne sont pas sains parce qu’ils supposent que certains pays ne sont pas capables d’être compétitifs, ce qui est faux : il suffit d’ajuster son niveau de vie à son niveau de productivité.

J’ai une autre idée, très audacieuse, qui donnerait de la substance à l’idée d’une fédération budgétaire et économique. À ce jour, les sanctions prévues dans les textes sont des amendes. Ce système, qui n’a jamais été appliqué, ne fonctionne pas : que signifie imposer des amendes, en période de crise, à un pays qui se gère très mal ? On ne peut rien attendre de pratique de cette disposition.

Voyons ce qui s’est passé en Grèce. En ne respectant pas les règles et en refusant, soit par mauvaise volonté, soit par incapacité, de rétablir l’équilibre budgétaire, de 10 à 15 millions d’habitants créent de graves problèmes à 320 millions d’autres Européens. Au lieu d’envisager une amende, on pourrait décider d’activer une procédure au niveau central. La Commission européenne proposerait par exemple une augmentation de la TVA et le gel de certaines dépenses publiques ; après que le Conseil, agissant comme une sorte de « super Sénat » européen, aurait avalisé cette proposition, elle serait soumise au Parlement européen, en liaison, éventuellement, avec les parlements nationaux – mais c’est bien au Parlement européen qu’il reviendrait de prendre la décision ultime et non à la Conférence. Une architecture de cette sorte garantirait la démocratie, la légitimité puisque tous les Européens concernés par le problème seraient consultés, et le principe de subsidiarité enfin, puisque l’on ne retirerait leurs prérogatives aux pays considérés qu’en cas de menace grave et immédiate pour l’ensemble de la zone euro. Cette procédure - l’activation d’une fédération économique et budgétaire par exception - n’aurait lieu que pour éviter la déstabilisation de la zone euro dans son ensemble.

Je sais l’objection qui va m’être faite : c’est une atteinte à la souveraineté d’un pays. C’est vrai, mais c’en est une aussi d’imposer une amende lorsqu’on n’est pas satisfait de la décision prise par un parlement national.

M. Christophe Caresche. Le dispositif du « Two-Pack » ressemble à celui que vous avez décrit.

M. Jean-Claude Trichet. Le schéma que je viens de définir va nettement plus loin.

Mme Marietta Karamanli. Je note qu’il s’agit à nouveau d’une procédure de sanction. Mais que fait l’Union en amont ? Je ne saurais dire si la Grèce a provoqué la crise ou si elle a été attaquée car elle était le maillon le plus faible. Quoi qu’il en soit, qu’a-t-on fait avant ? Rien ! On a laissé filer, sans processus d’intervention ou d’accompagnement obligatoire. Faut-il en rester là sur ce point, et se limiter à un nouveau système de sanction ?

M. Christophe Caresche remplace Mme Danielle Auroi à la présidence.

M. Gilles Savary. Toutes les décisions prises actuellement font péricliter la voie originelle de l’Union européenne, c’est-à-dire la voie communautaire - Parlement européen compris. Dans la voie, plausible, que vous tracez, à quoi servira le budget européen ? Comment revenir devant le Parlement européen, dans une quête de légitimité, alors qu’on affaiblit le germe fédéral en multipliant les structures confédérales réglementaires hétéroclites ? Ce porte-à-faux est permanent ces derniers temps. Ne serait-il pas préférable de créer l’équivalent d’un « euro-CFA » pour les pays en difficulté ? Ils seraient alors face à eux-mêmes, sans qu’une supranationalité trop violente leur soit imposée. Le problème des sanctions, c’est l’appréciation de leur légitimité politique, de ce que le peuple fera dans la rue en cas de sanctions fortes imposées unilatéralement par la Commission européenne.

M. Christophe Caresche, président. Vous aviez aussi proposé la nomination d’un ministre européen des finances ; ce pourrait être une piste de solution institutionnelle.

M. Jean-Claude Trichet. La bonne configuration pour faire progresser la zone euro sans lâcher la rampe des autres pays membres de l’Union, ce sont les Vingt-Sept. Le TSCG a été signé par tous, à l’exception de la République tchèque et du Royaume-Uni. Le pacte de stabilité et de croissance s’applique aux Vingt-Sept, mais les sanctions aux seuls membres de la zone euro ; il en va de même pour le noyau central du suivi des indicateurs de compétitivité. Je partage votre opinion, il faut prendre garde à l’articulation entre tous les pays de l’Union. Les membres de la zone euro ont opté pour un destin commun, comme la crise l’a montré, qui a conduit au partage des difficultés. Certes, la Grèce était de loin le pays le plus vulnérable. Ensuite venaient l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, car les signatures, publiques et privées, sont toujours classées par le marché financier dans un ordre décroissant de vulnérabilité. Cela ne signifie pas que les pays qui, en se signalant comme les plus vulnérables, ont servi de détonateurs de la crise, n’ont pas de responsabilité.

Vous avez parlé d’« euro-CFA ». Deux pays baltes sont dans cette situation : ils ne sont pas encore membres de la zone euro mais ils adopté l’euro comme monnaie de référence, ce que les a contraints, pendant la crise, à des ajustements. Les Européens se sont accordés pour dire que le périmètre de la zone euro devait pour l’instant demeurer inchangé. La question de savoir si et comment gérer un élargissement potentiel est délicate. Avant toute chose, nous devons être absolument sûrs que notre gouvernance interne fonctionne bien et permet d’éviter toute nouvelle faiblesse majeure. Certains pays, tels la Pologne, sont très désireux, et ils ont raison, de rejoindre la zone euro le moment venu. Si celle-ci veut préserver sa cohérence et sa visibilité internationale, elle doit être une entité solide, ce qu’elle a prouvé être en traversant la crise économique et financière la plus grave connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale en préservant son unité. Mais tout n’est pas gagné et aucune complaisance n’est permise. Or, le risque est que lorsque la crise s’estompe, on perde en ardeur politique alors qu’il faut rester déterminé.

J’ai esquissé devant vous une architecture d’exception dans laquelle la Commission européenne devient un gouvernement, le Conseil une Chambre haute européenne et le Parlement européen reste ce qu’il est, la Chambre basse qui a le dernier mot. Avoir un commissaire européen qui concentrerait une très large part des responsabilités opérationnelles de la zone euro serait à mon sens très utile. Il surveillerait, avec l’ensemble du Conseil, les questions relatives au suivi du pacte de stabilité et de croissance, aux grands déséquilibres, aux indicateurs de compétitivité, et serait le gestionnaire du mécanisme de stabilisation européen. Il serait bon de rassembler toutes ces responsabilités ; on éviterait la dualité actuelle, personnifiée par le président de l’Eurogroupe et le commissaire chargé des finances. Cela contribuerait à simplifier l’articulation complexe des institutions européennes.

M. Arnaud Richard. Considérez-vous que les cours des comptes doivent intervenir dans l’activation d’une fédération économique et budgétaire « par exception » ?

M. Jean-Claude Trichet. Toutes les institutions nationales exerçant ce type de surveillance ont un rôle préventif extraordinairement utile, précisément pour éviter qu’un pays se trouve dans la situation relevant de l’activation de ce mécanisme. Mais si la procédure est activée, elle conduira à une décision « centrale ».

M. Christophe Caresche, président. Je vous remercie. »

Audition de M. Thomas Piketty, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire

Compte-rendu du 13 mars 2013

« La Présidente Danielle Auroi. Nous sommes très heureux de vous recevoir ce matin, Monsieur Piketty, au sein de notre commission, pour recueillir votre point de vue sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire (UEM). Les prochains choix budgétaires peuvent en effet renforcer ou, au contraire, fragiliser la démocratie européenne, dans le contexte d’une intégration budgétaire accrue.

Nous nous interrogeons sur la complémentarité des rôles des parlements nationaux et du Parlement européen en matière budgétaire pour éclairer, contester ou fortifier le travail de la Commission européenne et du Conseil. Le renforcement des règles européennes de discipline budgétaire – notamment au sein de la zone euro, avec le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le Six-Pack et le Two-Pack – apparaît comme un corollaire nécessaire de la monnaie unique, partagée par dix-sept des vingt-sept États que compte l’Union européenne (UE). Comment assurer une meilleure coordination budgétaire dans la zone euro ? Une intégration budgétaire accrue limiterait l’autonomie des États en la matière, ce qui suscite des réticences… Quel est votre point de vue sur le sujet ?

Les parlements nationaux peuvent jouer un rôle positif pour assurer le caractère démocratique de cette intégration budgétaire. Représentants des citoyens, ils peuvent, avec le Parlement européen, se faire leurs porte-parole au sein de l’Union. Dans cet esprit, nous avons proposé la création d’une Conférence budgétaire rassemblant, à échéances régulières, des représentants des parlements nationaux et du Parlement européen. Cette conférence figure à présent dans le texte du TSCG. Notre collègue Christophe Caresche a proposé une résolution à ce propos, prenant appui sur l’article 13 du TSCG. Votée à l’unanimité par notre Commission, elle vise à décloisonner les débats budgétaires nationaux et européen, car il nous apparaît impossible d’en rester à la donne actuelle après l’adoption du TSCG, du Two-Pack et du Six-Pack.

Nous serions également heureux de connaître vos réflexions sur l’évolution de la gouvernance économique de l’UE et de la zone euro dans la crise. Quelles étapes nouvelles vous paraissent nécessaires pour renforcer l’UEM ? Nous avons pour notre part réfléchi à plusieurs options : mutualisation des dettes, institution d’un budget propre à la zone euro, harmonisation fiscale et sociale, désignation, suggérée par M. Jean-Claude Trichet, d’un ministre des finances de la zone euro… Un accroissement des pouvoirs de contrôle de l’UE sur les budgets nationaux vous paraît-il possible ? En d’autres termes, faut-il aller plus loin dans le partage de souveraineté en matière de politique économique et budgétaire ? Quelle forme devrait prendre, à terme, l’articulation entre la zone euro – dont l’intégration serait accrue – et le reste de l’UE – qui ne cesse d’accueillir de nouveaux membres, le prochain étant la Croatie en attendant les autres pays des Balkans ? Comment renforcer l’implication des parlements nationaux dans le contexte d’une intégration budgétaire plus étroite ? Cette dernière nécessite-t-elle la création d’un parlement de la zone euro ? Une telle mesure serait-elle utile économiquement ? Comment conjuguer efficacement la réduction des déficits avec le soutien à la croissance, sachant que les peuples – italien dans les urnes, espagnol et portugais dans les rues – ont manifesté leur rejet des politiques d’austérité ? Enfin, quelle appréciation portez-vous sur le compromis obtenu au Conseil européen des 7 et 8 février sur le cadre financier pluriannuel ?

M. Thomas Piketty. Mon propos pourrait être résumé en quelques propositions : une monnaie unique ne peut pas fonctionner très longtemps avec dix-sept dettes publiques différentes ; il convient dès lors de mutualiser ces dettes et donc le vote du déficit, ce qui suppose plus qu’une conférence budgétaire consultative : un parlement budgétaire de la zone euro, s’appuyant sur les parlements nationaux et issu d’un changement de traité.

Jusqu’en 2009, les taux d’intérêt appliqués au remboursement de la dette étaient identiques dans tous les pays de la zone euro. Cela a contribué à faire naître l’impression que la dette publique était commune, conviction qui s’est subitement effondrée lorsque les marchés sont entrés dans une spirale de panique nourrie par des interrogations sur la capacité de chaque pays à faire face à sa dette. C’est à partir de 2009 que les taux ont commencé à diverger, les écarts ne cessant de se creuser les années suivantes. Cette situation perdure et l’on risque fort de ne pas en sortir. Il faut se rendre compte de l’ampleur du coût et de l’incertitude que cela représente pour les États, qui ont vu leur taux d’intérêt croître fortement : lorsque la dette publique atteint 100 % du PIB, selon qu’on la rembourse à un taux de 3, 4 ou 5 % comme l’Italie et l’Espagne ou qu’on bénéficie d’un taux de 0, 1 ou 2 % comme la France et l’Allemagne, cela fait une différence considérable dans un budget, cependant que ne pas connaître le taux d’intérêt à deux points près rend très difficile la conduite d’un effort d’assainissement budgétaire. En effet, il est délicat d’expliquer à l’opinion la nécessité de réaliser des économies portant sur quelques centaines millions d’euros – déjà très ardues à trouver – lorsque plusieurs dizaines de milliards d’euros dépendent de la charge d’intérêt de la dette et du taux qui lui est appliqué.

Le cas de l’Italie est emblématique à cet égard : alors que le pays se trouve en excédent budgétaire primaire de 2,5 points de PIB – ce qui signifie que les Italiens paient en impôts 2,5 points de PIB de plus qu’ils ne reçoivent en dépenses publiques –, le déficit secondaire atteint 2,5 points de PIB, car la charge de remboursement de la dette s’établit à 5 points de PIB. L’Italie possède une grande habitude de payer des intérêts élevés depuis quarante ans car elle a commis l’erreur d’avoir laissé monter sa dette mais, jusqu’à l’instauration de l’euro, il lui était possible de stimuler la machine économique en dévaluant sa monnaie. La solution n’avait rien d’agréable mais elle permettait de relancer l’activité en favorisant les exportations et en créant une inflation modérée – instrument utilisé par tous les pays au XXe siècle, à commencer par l’Allemagne, pour soulager le poids d’une dette excessive. La nouveauté de la situation actuelle réside dans la perte de souveraineté monétaire. L’option de la dévaluation de la monnaie ayant disparu, il ne subsiste, pour améliorer la compétitivité du pays, que la dévaluation interne, qui consiste à réduire les salaires et les prix à l’intérieur du pays, mais qui se révèle toujours douloureuse, car elle peut durer une dizaine d’années et provoquer une rupture avec l’opinion publique.

Pour compenser cette perte de souveraineté monétaire, il faut ouvrir la possibilité d’une mutualisation des dettes publiques, permettant de bénéficier d’un taux d’intérêt bas et, surtout, prévisible car il importe avant tout de pouvoir anticiper.

Comme les dettes publiques des États membres de l’UE sont d’une taille très modeste par rapport aux bilans des grandes banques internationales et aux masses financières qui s’échangent sur les marchés financiers, il suffit d’un léger dérèglement, d’une vague spéculative ou d’une appréciation négative portée sur la dette d’un pays par une poignée d’opérateurs pour que les taux d’intérêt s’envolent et qu’une économie soit plongée dans le désastre. Plusieurs dizaines de thèses de sciences politiques seraient nécessaires pour calculer la probabilité de défaut sur la dette de tous les pays du monde et les traders, incapables d’effectuer cette estimation, feignent d’y arriver en décidant arbitrairement que le différentiel de taux entre deux pays doit s’établir à trois points, et non à six ou à deux. Il s’agit, non d’un complot de leur part, mais d’un jeu de hasard et les dirigeants allemands – et parfois français – se trompent lorsqu’ils affirment que le bas niveau des taux d’intérêt est conforme à la justice et à la morale, et consacre leur bonne gestion des finances publiques. Ces taux ne résultent en réalité que de calculs de coin de table que les marchés financiers peuvent revoir du tout au tout en quelques mois. La France et l’Allemagne se trouvent actuellement du bon côté de la barrière, mais cela ne tient pas à la qualité des politiques conduites. En fait, les niveaux des taux d’intérêt et la construction de l’UEM dans son entier reposent sur du sable, ce qui comporte de nombreux dangers et empêche l’UE d’avancer sur des sujets importants.

Résoudre ce problème dans le cadre des institutions actuelles me paraît impossible. Si l’on veut mutualiser la dette publique au sein de la zone euro – du moins entre les pays qui le souhaitent –, il faut accepter que la quantité d’émission de cette dette commune ne puisse être arrêtée à l’échelle des États, ce qui implique le vote en commun du niveau de déficit, et donc la création d’un parlement. Plutôt que de créer une chambre dévolue à la zone euro à l’intérieur du Parlement européen – option qui impliquerait un trop grand contournement des parlements nationaux –, la solution avancée ici et là consiste à créer un parlement budgétaire de la zone euro, réunissant des députés des parlements nationaux au prorata de la population de chaque État. Elle s’inspire de l’article 13 du TSCG – qui prévoit « l'organisation et la promotion d'une conférence réunissant les représentants des commissions concernées du Parlement européen et les représentants des commissions concernées des parlements nationaux afin de débattre des politiques budgétaires » –, à ceci près que ce parlement disposerait d’un pouvoir de décision au lieu d’être une institution seulement consultative.

Que voterait ce parlement exactement ? Je ne prétends pas avoir de solution complète, et la construction européenne n’ayant pas d’équivalent dans l’Histoire, nous sommes réduits à inventer. Il est toutefois clair que ce parlement devrait au minimum fixer le niveau du déficit, chaque parlement national restant libre d’établir le montant des dépenses et des recettes budgétaires. Ensuite, il est possible d’envisager que des instruments fiscaux et budgétaires soient mis en commun, mais il s’agit d’une autre étape sur laquelle je ne me prononce pas à ce stade.

Conférer à un parlement de la zone euro le vote en commun du déficit entraînerait un changement profond et indispensable pour mettre en œuvre certaines propositions, comme celle du fonds de rédemption de la dette publique, émise par le conseil des experts économiques de la chancellerie allemande en décembre 2011. Cette idée, très intéressante bien qu’imparfaite, a été reprise dans de nombreux rapports – dont celui du Parlement européen sur les eurobonds, rédigé par Mme Sylvie Goulard, qui qualifie de première urgence la constitution de ce fonds de rédemption. Elle repose sur la mise en commun de toutes les dettes publiques dépassant 60 % du PIB – le premier contributeur serait l’Italie, du fait du montant de sa dette, et le deuxième serait l’Allemagne en raison du niveau élevé de son PIB, puis viendraient la France et l’Espagne. Ce projet a été refusé par Mme Merkel, mais il a été soutenu par les sociaux-démocrates allemands et par les centristes au Parlement européen. Il comporte une lacune, que le rapport de Mme Sylvie Goulard ne comble pas : tout se passe comme si, une fois ces dettes mises en commun, cet ensemble devait être géré en « pilotage automatique » jusqu’à son extinction, prévue au bout de vingt-cinq ans. Chaque État rembourserait l’équivalent de la quantité de dette placée dans le fonds ; cet amortissement s’effectuerait à un taux d’intérêt commun lié à l’émission annuelle de dette rendue nécessaire par l’arrivée à échéance des titres en cours. Après vingt-cinq ans, chaque État n’aurait plus à supporter qu’une dette représentant 60 % de son PIB. Le schéma peut apparaître séduisant, mais il est impossible de décider du rythme de désendettement annuel des vingt-cinq prochaines années car trop de facteurs, dont la conjoncture économique, entrent en jeu.

L’idée de créer un fonds de rédemption est donc bonne, mais il reste à concevoir le volet politique de ce projet : qui décidera chaque année de l’intensité du désendettement et donc du déficit annuel de ce fonds ? C’est pour cela que la viabilité de cette proposition dépend de la création d’un parlement budgétaire de la zone euro. Le Conseil des chefs d’État et de gouvernement ne peut plus constituer l’unique organe de décision, réuni en permanence dans des sommets de la dernière chance qui aboutissent à des proclamations de sauvetage de l’UE en fin de nuit sans que les citoyens – voire les dirigeants eux-mêmes – sachent ce qui a été décidé. Cette Europe-là ressemble davantage à celle du Congrès de Vienne qu’à une union démocratique ! J’insiste sur ce point, car nous avons longtemps vécu dans l’illusion – présente lors du débat sur le traité constitutionnel de 2005 – que la création d’un parlement budgétaire ou d’une deuxième chambre du Parlement européen serait inutile puisque Parlement et Conseil aboutissaient déjà à une forme de bicaméralisme, le premier représentant les peuples et le second les États, à l’image de la Chambre des représentants et du Sénat américains. Or un organe seulement constitué de vingt-sept membres, et dans lequel deux d’entre eux – le chef d’État français et la chancelière allemande – pèsent bien davantage que les autres, ne ressemble pas à une chambre haute d’un parlement, dont les débats sont publics et débouchent sur un vote et sur des décisions connues de tous.

Vingt membres – ou plus – de chaque parlement national composeraient le parlement budgétaire de la zone euro et voteraient souverainement le déficit chaque année, des rectifications pouvant être décidées en cours d’exercice. Une telle architecture devrait également comprendre un ministre des finances de la zone euro qui, désigné par exemple par le parlement budgétaire et par les chefs d’État et de gouvernement, recevrait la mission de soumettre des propositions à ce parlement. Que chaque pays émette, de son côté, sa propre dette resterait envisageable, mais celle-ci ne bénéficierait d’aucune garantie collective et risquerait donc d’être lourde à supporter, situation que connaissent certains États fédérés aux États-Unis.

Comme les apports de chaque État dans le fonds commun de dette seront inégaux, les pays devront faire face à des obligations financières différentes, ce qui rendra le vote collectif dépendant des clivages nationaux. Ce défaut sera toutefois moindre qu’aujourd’hui, où les décisions prises par le Conseil des chefs d’État et de gouvernement sont la résultante de l’affrontement des intérêts de chacun. Des coalitions politiques transnationales pourront en effet émerger lors de votes sur la définition du rythme de désendettement. La démocratie parlementaire tranchera et un tel mécanisme, malgré ses imperfections, sera toujours préférable au système actuel car il sera mieux à même de faire converger les taux d’intérêt entre les grands pays de la zone euro, facilitant ainsi un assainissement budgétaire qui apparaît impossible dans la situation présente. Même si l’existence de la zone euro ne semble pas en jeu, les Italiens et les Espagnols étant très attachés à l’euro, ne pas s’engager dans cette voie nous ferait perdre beaucoup de temps dans la construction d’un système politique, économique et financier qui soit à la hauteur de notre modèle social, le meilleur du monde.

M. Joaquim Pueyo. L’Union européenne tente d’harmoniser les politiques budgétaires dans le cadre de la monnaie unique, mais la concurrence fiscale subsiste, certains pays s’adonnant même au dumping en la matière. Le Président de la République a affirmé que l’harmonisation fiscale devait revenir à l’ordre du jour des discussions européennes. Ne pensez-vous pas que traiter cette question permettrait de renforcer l’intégration et d’améliorer la lisibilité du projet européen ?

M. Christophe Caresche. La France a plaidé pour la mutualisation de la dette, mais elle s’est heurtée à un refus catégorique de l’Allemagne – bien que cette proposition provienne d’outre-Rhin. Ce projet constitue néanmoins la perspective la plus souhaitable. Le Parlement européen, dans le cadre de ses discussions avec le Conseil et la Commission sur la mise en œuvre du Two-Pack, souhaite qu’une étude soit conduite sur le sujet par un groupe de haut niveau, qui se saisirait notamment de la proposition de créer un fonds de rédemption. Peut-être pouvons-nous par conséquent espérer une avancée…

En attendant, lors du Conseil du mois de juin dernier, l’Italie et l’Espagne ont présenté l’union bancaire comme un moyen de couper le lien entre les États et les banques afin d’alléger le poids qui pèse sur les premiers. Que pensez-vous de cette idée ?

Autre idée actuellement en discussion : la création d’une capacité budgétaire interne à la zone euro. L’Allemagne ne veut y voir qu’un moyen d’accompagner des réformes structurelles alors que la France, qui tente de faire prévaloir ce projet, le conçoit aussi comme un instrument de relance économique. Quelle est votre propre position ?

Je suis tout à fait favorable à l’institution d’un parlement de la zone euro, mais le Parlement européen s’y opposera sans doute dans la mesure où il est déjà hostile à une conférence budgétaire, craignant que son existence ou son identité ne soient remises en cause. À mon avis à tort, puisqu’il ne possède pas la compétence de porter une appréciation sur les budgets nationaux qui sont, en l’absence de budget « fédéral », les seuls instruments de régulation disponibles. Et nous ne pouvons lui conférer cette possibilité de supervision, en écartant les parlements nationaux !

M. Éric Alauzet. Si, dans un système où la dette serait mutualisée, les États conservaient, comme vous l’avez suggéré, la responsabilité de fixer le niveau des dépenses et des recettes budgétaires, n’y a-t-il pas un risque de divergence accrue des régimes fiscaux ? Autrement dit, la mutualisation de la dette empêcherait-elle – ou, au contraire, faciliterait-elle – l’harmonisation fiscale ?

M. Thomas Piketty. Monsieur Caresche, pour ma part, je n’ai entendu aucune proposition française publique en faveur d’une mutualisation de la dette. On ne peut donc pas prétendre que les Allemands nous auraient opposé un refus sur ce point. Cela dit, parler de mutualisation de la dette sans savoir qui décide du niveau du déficit commun, c’est une gigantesque blague ! Le président de la Bundesbank a eu raison de répondre au Monde, en avril dernier : « On ne confie pas sa carte de crédit à quelqu'un si on n'a pas la possibilité de contrôler ses dépenses. » Prenons donc les Allemands au mot en faisant une proposition publique sur le mode de gouvernance qui permettrait de décider du montant du déficit ! Ils répondront tout aussi publiquement et, en tout état de cause, cet échange permettra de prendre date et, éventuellement, d’avancer.

Si les membres de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée le pensent, il me semble important qu’ils écrivent noir sur blanc que seul un parlement souverain sera en mesure de se prononcer sur le niveau de la dette commune ou sur de mesures fiscales essentielles. Certes, votre Commission a appelé à la réunion d’une conférence budgétaire, mais celle-ci n’aurait qu’un caractère purement consultatif, ce qui n’est pas satisfaisant. Il faut affirmer que cette conférence ne peut constituer qu’un premier pas vers la création d’un parlement budgétaire souverain de la zone euro. Dire les choses permet au moins de donner un peu d’espoir – denrée qui se fait rare par les temps qui courent.

Dans cette perspective, monsieur le député, vous avez raison de constater que le Parlement européen pose un problème d’autant moins négligeable que les responsables politiques les plus favorables à l’Europe, qui y siègent, ont tendance à défendre les prérogatives de l’institution – ce qui peut entrer en contradiction avec leur désir de voir progresser l’union budgétaire. J’imagine très mal que l’on donne un jour au Parlement européen dans sa configuration actuelle le pouvoir de voter le niveau du déficit public des pays de la zone euro. Nous continuerons donc à tourner autour du pot tant que nous n’assumerons pas le fait que la création d’une chambre parlementaire budgétaire est nécessaire.

Après tout, cette solution n’est pas si originale : de nombreuses fédérations pratiquent déjà le bicaméralisme. Pour ce qui est de l’articulation entre les deux chambres, le dernier mot concernant le déficit devrait revenir au parlement budgétaire de la zone euro issu des parlements nationaux, même si l’on peut imaginer une sorte de navette sur le modèle français – le Parlement européen tel que nous le connaissons jouant le rôle du Sénat. L’actualité tend en effet à montrer qu’un droit de veto attribué aux deux chambres sur le modèle nord-américain pourrait poser certains problèmes. Cela dit, les comparaisons sont vaines, chaque construction politique fédérale de cette taille étant un cas unique. Le jeu reste donc très ouvert.

Aujourd’hui, l’urgence, c’est la crise de la dette. Le niveau des taux d’intérêt, souvent considéré comme une donnée abstraite, peut transformer la situation budgétaire d’un État. Ainsi, si le remboursement de leurs dettes n’est pas pris en compte, l’Italie et même la Grèce sont aujourd’hui en excédent primaire : leurs dépenses publiques sont inférieures à leurs rentrées fiscales. Néanmoins, les Italiens ont payé l’année dernière des impôts très élevés pour constater à la fin de l’année qu’en raison de l’énormité de la charge de la dette, leur pays restait en déficit. Les Européens félicitent Mario Monti pour sa politique mais ses concitoyens se demandent à quoi a servi leur argent en période de récession puisque le déficit ne diminue pas.

La charge des intérêts de la dette, contractée en grande partie au sein même de l’Union, crée la spirale des déficits. Certes, le niveau élevé des taux d’intérêts est partiellement justifié par la mauvaise gestion passée, mais nous ne sortirons de cette spirale par le haut qu’en unifiant nos capacités d’emprunt. Cette solution se traduirait cependant par une perte de souveraineté, et l’Assemblée nationale devrait abandonner une partie non négligeable de ses prérogatives. Le niveau du déficit serait voté par un parlement budgétaire de la zone euro composé de membres des parlements français, mais aussi allemands – ils seraient même les plus nombreux –, italiens ou espagnols.

La question de la fiscalité se pose avec moins d’urgence que celle de la crise de la dette. Si, à long terme, nous imaginons atteindre un très haut degré d’intégration fiscale, aujourd’hui nous ne pouvons procéder à des harmonisations qu’instrument fiscal par instrument fiscal, en respectant le principe de subsidiarité. Les évolutions peuvent cependant être assez rapides : qui aurait cru, il y a quelques années, aux progrès actuels de la taxe sur les transactions financières ? L’harmonisation en la matière me semble toutefois moins urgente que celle de l’impôt sur les sociétés, qui, faute d’assiette et même de taux communs, fera l’objet de contournements de plus en plus massifs.

Alors que l’explosion depuis vingt ou trente ans du niveau des revenus des ménages les plus aisés constitue une caractéristique des États-Unis par rapport à l’Europe, celle-ci s’est distinguée au cours de la même période par une progression extrêmement forte du patrimoine immobilier et financier des ménages. Si l’on calcule en nombre d’années de PIB, ce patrimoine a retrouvé un niveau que nous n’avions pas connu depuis la Belle Époque. Il est donc autrement plus élevé que la dette publique, pourtant très lourde. Le total du patrimoine immobilier et financier détenu par les ménages de l’Union, net de toute dette, dépasse les 50 000 milliards d’euros, soit vingt fois toutes les réserves de la Chine. Le monde riche est riche : il y a en Europe beaucoup plus de patrimoine que de dettes, et beaucoup plus de patrimoine que partout ailleurs dans le monde.

De telles bases fiscales ne peuvent qu’inciter les gouvernants, quelle que soit leur orientation politique, à taxer ce patrimoine. En Espagne, Mariano Rajoy a ainsi réintroduit l’impôt sur la fortune que la majorité socialiste précédente avait pourtant supprimé. En Italie, Mario Monti a institué une taxe sur les biens immobiliers à un taux huit fois plus élevé que celui applicable aux actifs financiers susceptibles de fuir le pays. Mener isolément une telle politique fiscale n’est pas très satisfaisant, cependant : les patrimoines les plus élevés étant majoritairement composés d’actifs financiers, la taxation limitée au seul patrimoine immobilier crée un impôt régressif – ce qui a même conduit certains hommes politiques italiens à proposer de rembourser les taxes perçues à ce titre.

Sans harmonisation européenne, la souveraineté fiscale reste très limitée. À terme, les questions fiscales sont donc essentielles. Mais, je le répète, il faut déterminer des priorités et procéder instrument par instrument.

La Présidente Danielle Auroi. Le 13 février dernier, à l’Assemblée, salle Lamartine, lors d’une table ronde sur l’approfondissement démocratique de l’Union et l’intégration solidaire, M. Daniel Cohn-Bendit, qui réagissait aux propositions de M. Jean Arthuis sur la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro, considérait qu’à l’exception du Royaume-Uni et du Danemark, tous les membres de l’Union avaient vocation à rejoindre les dix-sept pays aujourd’hui concernés. Il souhaitait en conséquence que l’on raisonne au-delà des limites actuelles de la zone euro.

Dans la logique qui est la nôtre, inspirée par l’article 13 du TSCG, n’aurions-nous pas intérêt à avancer pas à pas ? La Conférence budgétaire constituerait une première étape ; le parlement budgétaire de la zone euro une seconde, et la prise en compte des vingt-cinq États membres concernés la troisième. Une telle progression vous paraît-elle satisfaisante ? La France peut-elle porter ce projet dans le contexte actuel ?

Je rappelle que le Parlement européen est vent debout contre les choix financiers du Conseil européen de février, et que ce dernier doit se réunir à nouveau dans quelques jours. Malgré la tension actuelle du débat, peut-on faire entendre une telle proposition ?

M. Thomas Piketty. À mon sens, l’Assemblée nationale et sa Commission des affaires européennes doivent faire entendre leurs voix. Les propositions que vous ferez auront d’autant plus de poids qu’en souhaitant la création d’un parlement budgétaire de la zone euro, vous ferez comprendre à vos interlocuteurs, en particulier aux députés européens, que vous êtes prêts à des abandons de souveraineté et que ne vous contentez pas de défendre les prérogatives des parlements nationaux – c’est le risque quand on met en avant la conférence budgétaire.

On considère souvent qu’au sein des fédérations, une chambre représente les citoyens et l’autre les États ; le parlement budgétaire composé des parlementaires des États représenterait en quelque sorte les États nations. Cela dit, tout reste à construire et il serait vain de vouloir transposer un système déjà en vigueur. La proposition relative au bicaméralisme permet en tout cas d’exprimer ce que tout le monde sait sans jamais oser le dire : le Parlement européen, aussi estimable soit-il, ne se substituera jamais complètement aux parlements nationaux en matière budgétaire.

D’ailleurs, dans la première partie de son rapport, Mme Sylvie Goulard défend le fonds de rédemption sans même imaginer que le Parlement européen puisse décider du rythme de son désendettement. Elle pense, comme les cinq « sages » allemands, que les choses se feront en pilotage automatique. Mais on ne peut tout de même pas continuer de laisser des chefs d’État prendre des décisions à huis clos lors de réunions qui se terminent au milieu de la nuit ! À mon sens, la forte réaction du Parlement européen après la négociation budgétaire du Conseil européen du mois dernier s’explique en partie par le caractère lamentable du mode de gouvernance actuel. Cette situation n’est pas tenable.

La Présidente Danielle Auroi. Je suggère que nous entendions très prochainement Mme Sylvie Goulard.

Monsieur Piketty, nous vous remercions vivement de tous ces arguments qui nous seront utiles pour faire avancer certaines idées que nous nous partageons. »

Audition de M. Serge Guillon, secrétaire général des affaires européennes

Compte-rendu du 3 avril 2013, 8 h 30

« La Présidente Danielle Auroi. Monsieur le secrétaire général, je vous remercie d’avoir accepté cette audition matinale. Nous sommes très heureux de vous accueillir pour la première fois dans notre commission afin de faire le point sur les principaux sujets de l’actualité européenne. Le SGAE est notre interlocuteur permanent pour toutes les informations dont nous avons besoin sur les questions européennes, nombreuses et variées, en particulier les textes de négociations en cours. Cette collaboration se déroule dans de très bonnes conditions et est très précieuse pour nous, autant que la réactivité de vos services à nos demandes, dont nous vous remercions.

Grâce à vos fonctions interministérielles et votre rôle de conseiller auprès du Premier ministre, vous êtes vous-même au cœur de l’actualité européenne. Il est important de vous entendre aujourd’hui dans ce contexte européen très chargé. Nous attendons de votre intervention qu’elle nous éclaire sur des sujets assez vastes, au premier rang desquels l’approfondissement démocratique de l’Union et la vision de l’avenir de l’Europe. En ces temps de crises multiples, nous avons besoin de porter notre regard sur l’horizon. L’année 2013 est celle de la citoyenneté européenne. Comment celle-ci s’incarne-t-elle et de quelle manière pouvons-nous y contribuer ? À quelques mois des échéances électorales européennes, comment aider les Français à mieux comprendre les enjeux de l’Union ?

Nous souhaitons aussi aborder des questions d’actualité, comme les suites du Conseil européen du mois de mars. Dans le cadre d’une proposition de résolution sur les priorités de la politique économique adoptée par notre commission, nous avons discuté hier au Sénat avec Alain Lamassoure et la commission des affaires européennes du Sénat sur les enjeux de la négociation actuelle sur le cadre financier pluriannuel. Alain Lamassoure a expliqué les raisons des décisions prises le 13 mars ainsi que sa vision de l’évolution de la situation. Nous aimerions également entendre à ce propos le point de vue du Gouvernement. Hier matin, la conférence des présidents a décidé d’inscrire un débat en séance publique sur ces programmes, le 23 avril prochain.

Dans le contexte général de l’approfondissement de l’union économique et monétaire, quel est l’état d’avancement de l’union bancaire et quelles sont les prochaines étapes ? Un budget propre de la zone euro ou, à tout le moins, un instrument de compétitivité permettant un peu plus de souplesse est-il envisageable ? Qu’en est-il de la contractualisation entre les États membres ?

La question chypriote et l’état de la mise en œuvre des décisions prises à son égard nous intéressent également, de même que l’articulation de ces décisions avec les situations de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne, qui connaissent toujours des difficultés.

Nous accordons beaucoup d’importance aux négociations sur le partenariat commercial avec les États-Unis. Notre commission doit prochainement examiner plusieurs propositions de résolution, dont l’une est relative à l’exception culturelle et s’articule avec le travail déjà bien entamé de nos collègues Marietta Karamanli et Rudy Salles sur le cinéma européen. On voit bien que le débat entre l’Europe et les États-Unis prend différentes formes. La culture fait partie du paquet transversal, dans le cadre duquel il est urgent de mieux affirmer la position européenne s’agissant de l’exception culturelle. Puisque ce paquet devra être traité dans son ensemble et que la commission des affaires étrangères et celle des affaires économiques sont aussi concernées, nous allons former un groupe de travail commun.

S’agissant des discussions sur la réforme de la politique agricole commune, que nous allons bientôt examiner en commission sur la base du rapport de notre groupe de travail, comment la France envisage-t-elle le trilogue ?

Enfin, notre commission a examiné récemment le quatrième paquet ferroviaire, sur lequel Gilles Savary nous a déjà soumis un premier rapport. Quelle est votre approche du calendrier de cette réforme ?

M. Serge Guillon, secrétaire général des affaires européennes. Mesdames, messieurs les députés, je suis d’autant plus honoré de me trouver devant vous que, parmi les orientations générales que j’ai données au SGAE, le développement des relations avec ses interlocuteurs institutionnels, en particulier avec le Parlement européen et le Parlement national, figure en bonne place. Dans ce cadre, nous allons veiller à instaurer une meilleure communication sur la suite réservée à vos résolutions puisque, comme je ne cesse de le dire à mes collaborateurs, elles constituent un des éléments de la définition des positions du Gouvernement, ce qui n’a pas toujours été le cas. Nos échanges ont ceci d’important aussi qu’ils nous permettent d’avoir un peu de recul par rapport aux événements qui se bousculent aujourd’hui.

Le développement de la réflexion stratégique est la deuxième orientation que j’ai fixée au SGAE. Le nouveau moment charnière de la construction européenne auquel nous sommes arrivés ne peut s’accommoder d’une réflexion à court terme. Il faut définir des orientations et de la doctrine pour l’avenir à moyen terme. Les difficultés que nous connaissons aujourd’hui ne doivent pas nous faire oublier les perspectives majeures. Au contraire, c’est en dessinant ces perspectives que nous surmonterons cette période difficile.

Quand on est plongé quotidiennement dans les négociations, prendre du recul et analyser les événements n’est pas aisé. Je vais néanmoins essayer. Il me semble que, aujourd’hui, les difficultés de l’Europe tiennent à ce que les trois types de ciments qui ont servi à la construction européenne menacent de s’effriter.

Il y a, d’abord, premier type de ciments, les ciments que je qualifierais d’invisibles et qui sont au nombre de trois : la volonté, la solidarité et la légitimité démocratique. C’est la grille de lecture sur laquelle je m’appuierai pour parler de Chypre et des problématiques d’approfondissement de l’union économique et monétaire. Il y a, en second lieu, les ciments institutionnels, ceux qui sont prévus par les textes et nous permettent d’avancer ensemble, tels le cadre financier pluriannuel ou certaines politiques. Enfin, les ciments les plus importants sont ceux de l’avenir. Ce sont les grands sujets essentiels que sont l’énergie, la défense, la reconstruction industrielle, la culture commune, la citoyenneté, entre autres. Si le président Van Rompuy a essayé de développer une approche thématique des conseils européens, c’est peut-être pour réfléchir à ces ciments de l’avenir qui permettraient de surmonter les crises et qui souffrent aujourd’hui d’une insuffisance d’Europe.

Je développerai des problématiques à partir de la situation de Chypre, non pas pour vous la décrire, car vous la connaissez, mais pour en tirer des leçons, notamment pour l’approfondissement de l’union économique et monétaire.

Première leçon à tirer : on ne doit jamais oublier que l’Union européenne est faite de pays qui ont une histoire, une spécificité, une originalité. Or la construction européenne s’est faite autour de l’harmonisation qui porte en elle le risque de la banalisation et donc l’oubli des particularités. Outre ses particularités économiques dont tout le monde parle, Chypre est le symbole d’un échec de l’Union européenne sur l’un de ses objectifs fondamentaux : la paix. Depuis quarante ans, la question chypriote n’est toujours pas résolue. Les Chypriotes ne l’oublient pas et rappellent que la partition de l’île est à l’origine d’une évolution économique structurelle : 60 % de l’industrie s’étant retrouvés au Nord, ils ont dû inventer un nouveau modèle économique qu’on leur reproche aujourd’hui. N’oublions pas non plus que certaines activités, tel le blanchiment, étaient connues et ont donné lieu à des discussions d’élargissement très compliquées. On ne peut donc peut-être pas exiger de certains pays ce qu’on exige d’autres. Ce sont les limites de nos approches globales et harmonisées.

Deuxième leçon, l’interdépendance entre les pays de la zone euro est une réalité. D’un pays dont le PIB est équivalent à celui du Limousin et la population égale à celle de Marseille, on pouvait penser le traiter indépendamment de tous les autres. Pourtant, l’interdépendance s’est manifestée sous deux angles. D’abord, la crise chypriote est le résultat de la restructuration de la dette grecque. Selon des chiffres de source chypriote – donc à prendre avec prudence –, le coût de cette dernière représenterait 5 milliards d’euros pour Chypre. Ensuite, on s’est aperçu à cette occasion qu’on pouvait avoir un effet systémique au sein de la zone simplement parce que les marchés considéraient que si nous n’étions pas capables de traiter la question chypriote, nous ne saurions pas mieux résoudre un problème de plus grande ampleur. Pour eux, il s’agissait d’un nouveau révélateur du déficit de solidarité au sein de la zone. En tout cas, c’est bien le signe de la réalité de l’interdépendance et de l’égale importance de tous les pays.

D’où la troisième leçon qu’on ne peut pas s’en sortir sans solidarité. Chypre était dans l’incapacité de résoudre seule ses difficultés. Les 10 milliards d’euros de mécanismes de solidarité déclenchés étaient incontournables, alors que, au début, certains pays considéraient qu’ils ne devaient pas jouer, sans voir que c’était courir des risques majeurs.

La quatrième leçon à tirer est que c’en est fini du recours au tout-contribuable pour financer la résolution d’une crise. Cette fois, on a considéré qu’il fallait partager le traitement, que ce n’était plus au seul contribuable européen de payer la facture mais que les banques et leurs déposants devaient en assumer une partie. C’est tout à fait nouveau et important. Longtemps, on a considéré que le problème de dette de la zone euro, dont on sait tous que sa valeur réelle n’est plus sa valeur faciale, ne devait pas être traité par restructuration mais par refinancement par le contribuable. On n’est plus tout à fait dans le même type de situation, le tout-contribuable est fini.

Cinquième leçon, la problématique de la gouvernance de la zone euro reste majeure. Dans le traitement de la question chypriote, on a pu constater une sorte de renoncement du Conseil européen ou du sommet des chefs d’État de la zone euro. Cette question a été déléguée aux ministres de l’économie et des finances, sans doute parce qu’on a considéré qu’elle n’était pas du niveau des chefs d’État et de gouvernement. Or, compte tenu de ce que j’ai dit précédemment, il me semble que la question se posait. Le problème a donc été traité dans le cadre de l’Eurogroupe et des nouvelles enceintes spécifiques de préparation, notamment l’Euro Working Group. Ce procédé a été critiqué, en raison notamment, il faut le reconnaître, du peu d’efficacité que la présidence de l’Eurogroupe a révélée, justifiant qu’on s’interroge à nouveau sur la nécessité d’une présidence stable pour cette instance qui, finalement, rassemble des États qui ont beaucoup de difficultés à pratiquer une véritable coordination de leurs politiques économiques et à avancer ensemble. Les trop nombreuses réunions nécessaires pour résoudre cette crise ont donc été un révélateur de nos problèmes de gouvernance.

La sixième leçon à tirer de l’épisode chypriote est qu’on ne peut pas faire fi de la démocratie, on ne peut pas nier le rôle d’un Parlement national et la nécessité de présenter un plan rendu légitime et acceptable par une validation démocratique. À l’avenir, il faudra changer de méthode pour ne plus se heurter à des rejets. Il est tout à fait nécessaire d’examiner tous les aspects soulevés dans les questions d’approfondissement.

Dernière leçon, l’élargissement de la zone euro mériterait de faire l’objet d’une véritable évaluation à l’aune de la crise chypriote. L’entrée de la Lettonie est la prochaine à être examinée. On peut tirer de Chypre la même leçon que l’on aurait déjà dû tirer d’autres pays : nos critères d’adhésion à la zone euro ne sont peut-être pas suffisants, il faudrait réfléchir à en ajouter d’autres. Peut-être aussi que la procédure retenue n’est pas la plus appropriée puisque la décision d’entrée dans la zone euro est prise à vingt-sept. Y sont associés des États qui n’en sont pas membres mais qui, désirant le devenir, vont éviter de bloquer telle ou telle adhésion. On devrait sans doute en tirer quelques conclusions et se poser des questions de fond. Faut-il faire une pause dans l’élargissement de la zone euro le temps de la consolider ? Faut-il, au contraire, considérer qu’une nouvelle adhésion serait un signe positif d’attractivité ?

À travers le prisme de ces leçons, quelle lecture peut-on faire du processus d’approfondissement et des sujets en cours de discussion, notamment les propositions des quatre présidents et la feuille de route adoptée pour le président du Conseil européen ?

L’union bancaire que nous avons lancée, qui est le premier étage de l’approfondissement, est-elle une réponse adaptée ? On peut dire que oui, la situation chypriote l’a démontré. Si l’on avait eu un superviseur unique, un mécanisme de résolution des crises, un fonds de garantie des dépôts, la crise chypriote n’aurait probablement pas eu lieu, en tout cas, elle n’aurait pas eu cette ampleur. Cela légitime tout à fait ce processus, même si, malheureusement, il avance lentement compte tenu des enjeux qu’il implique. Les deuxième et troisième étages vont être encore plus difficiles à mettre en œuvre. Quoi qu’il en soit, c’est probablement l’enjeu majeur.

L’option du tout-surveillance budgétaire et macroéconomique approfondie, qui est défendue par certains, est-elle la meilleure ? Cette question doit être évaluée à l’aune des dispositifs existants, dont la liste est impressionnante : processus de correction des déséquilibres macroéconomiques, pacte de stabilité et de croissance, Six Pack, Two Pack, TSCG. Le Two Pack comprend un contrat de partenariat dont on ne sait pas très bien ce qu’il veut dire aujourd’hui ; la politique de cohésion introduit une conditionnalité macroéconomique. On évoque maintenant des contrats de compétitivité que l’Allemagne, en particulier, envisage comme un étage supplémentaire de surveillance budgétaire. Ces dispositifs sont-ils compréhensibles et lisibles ? Sont-ils efficaces ? Ne sont-ils pas contradictoires ? Sait-on les mettre en œuvre ? Ce sont autant de questions légitimes. Avant d’envisager de passer à un étage supplémentaire de surveillance budgétaire, on devrait se poser deux questions : à quoi ça sert ? Est-ce la seule chose à faire ? On sait, par exemple, que ces dispositifs appliqués à l’Espagne auraient fait considérer sa situation comme satisfaisante. Toutefois, ils n’auraient pas permis de mesurer les fragilités de son économie, avec la bulle immobilière et autres. Plutôt que multiplier les étages sans jamais remettre en cause le précédent, mieux vaudrait procéder à une évaluation de l’efficacité et de la compréhensibilité de ces dispositifs. Le processus auquel nous sommes arrivés, il faut d’abord l’absorber, le comprendre et l’appliquer avant de le compléter.

Le semestre européen tel qu’il existe est-il une réponse adaptée à la crise ? Ne faudrait-il pas l’approfondir en en faisant un véritable processus de surveillance ? Pour l’instant, il est conçu comme un processus de réforme structurelle très orienté, guidé par des lignes directrices, des questions de la Commission européenne. Cette dernière, sur la base d’une doctrine unique, nous contraint à un exercice de programme national de réforme (PNR) qui donne lieu à un débat parfois limité et à des recommandations par pays qui sont régulièrement les mêmes. Il y a lieu de se demander si ce processus est réellement pertinent et efficace. C’est pourquoi le nouveau Gouvernement a développé un nouveau type de PNR ; dans une dizaine de jours, probablement, on vous présentera un document qui essaiera de mettre en perspective sa politique. Malgré tout, l’approche reste générale et, en dépit des nombreuses consultations, ce document est souvent considéré comme une contrainte, et non comme l’instrument d’une politique. Là aussi, je constate que la pertinence de l’outil est mise en question. Par exemple, s’il devait servir à définir des quasi-sanctions au cas où des recommandations pays n’étaient pas adoptées, n’y aurait-il pas contradiction avec l’objectif de légitimité démocratique déjà mentionné ?

J’en viens aux contrats de compétitivité et de croissance, qui suscitent chez nous, mais pas seulement, beaucoup d’interrogations. En fait, derrière l’expression, il y a des visions très différentes de l’outil. La rédaction des conclusions du Conseil européen qui en adoptent le principe est floue, précisément pour masquer des désaccords.

Quel pourrait être le contenu de ces contrats ? On pourrait imaginer qu’ils reprennent des recommandations pays de la Commission et mettent en place des mécanismes d’incitation à les suivre. Or les incitations ne seront jamais à la hauteur des réformes qui sont demandées. Ce ne sont pas les montants évoqués qui inciteront un pays à faire une réforme des retraites, par exemple. On pourrait imaginer aussi que ces contrats portent sur une seule grande réforme choisie par un pays et soutenue par une incitation. Ce n’est sans doute pas l’optique retenue, pourtant, en reposant sur deux volontés, ce serait la démarche la plus contractuelle. Parmi les pistes que nous explorons, nous réfléchissons beaucoup à celle qui impliquerait des objectifs ou des indicateurs beaucoup plus diversifiés. Ainsi, le contrat de compétitivité et de croissance pourrait porter sur les indicateurs budgétaires et macroéconomiques classiques, mais aussi sur des indicateurs sociaux. Après tout, la convergence doit être autant sociale que fiscale, strictement budgétaire ou macroéconomique. Certains indicateurs existent déjà, par exemple dans la stratégie 2020. D’autres pourraient être liés à la recherche, aux investissements, à l’effort de R&D, à l’effort d’investissements publics. On pourrait imaginer encore un contrat qui porte plus sur des engagements de qualité, plus difficiles à mesurer. Vous le voyez, le contenu des contrats ouvre beaucoup de pistes et de débats.

Les mécanismes incitatifs évoqués en même temps que les contrats dans le paragraphe 12 des conclusions du Conseil suscitent également de nombreuses interrogations. Ces mécanismes incitatifs, quels seraient-ils, comment seraient-ils alimentés et comment fonctionneraient-ils ? Prendraient-ils la forme d’un fonds ? De quel montant disposerait ce fonds ? Des chiffres ont circulé, de l’ordre de 15 ou 20 milliards d’euros. Ce fonds serait-il alimenté par une partie de la taxe sur les transactions financières ? Dans ce cas, les pays qui ne sont pas membres de la coopération renforcée devront-ils payer une contribution, volontaire ou obligatoire, et sous quelle forme ? Surtout, quel sera le lien entre les mécanismes incitatifs et le contenu des engagements : qu’est-ce qui sera financé et comment ? Devant une telle complexité, la plupart des pays s’interrogent, on le constate lors des réunions de sherpas, à l’exception peut-être de l’Allemagne et de ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un étage supplémentaire de surveillance, les contrats de compétitivité servant de cadre à des engagements pris sur la base de recommandations pays, le non-respect de ces engagements pouvant donner lieu à la saisine de la Cour de justice.

La zone euro a-t-elle les capacités budgétaires pour apporter des réponses adaptées à la crise ? On ne peut traiter cette question qu’en ayant identifié les fragilités d’origine ainsi qu’en examinant les choix qui s’offrent à nous.

D’une certaine façon, la zone euro est affectée d’une fragilité structurelle qui tient à ce qu’elle n’a pas été conçue pour répondre à de vrais chocs. Elle a été fondée sur une interdiction de solidarité à la fois entre États et entre banques centrales et États, ce qui nous rend totalement démunis en cas de crise. Ce faisant, nous nous sommes privés d’outils de réponse possibles. Le recours à des budgets nationaux contracycliques est peu efficace puisque, même s’il y a des souplesses, ils sont fortement encadrés. La Banque centrale européenne ne pouvait pas non plus constituer une réponse parce qu’elle n’a pas été conçue sur le même modèle que d’autres banques centrales, comme la Fed par exemple.

Privés de ces outils, nous pouvons agir de deux façons : en assouplissant les contraintes actuelles ou en évoluant vers des outils européens comme des instruments contracycliques de type eurobonds ou budget de la zone euro.

Cette dernière possibilité renvoie à des problématiques considérables. Les dernières études réalisées montrent qu’un budget de la zone euro devrait représenter aux alentours de 2,5 % du PIB pour être utilisé comme instrument de politique économique. Cela impliquerait au minimum de doubler la solidarité actuelle, alors que les débats sur le cadre financier pluriannuel sont déjà extrêmement difficiles. Tout aussi compliquée serait la question du mode de financement. Celui-ci ne pouvant être assuré que par de nouvelles ressources propres, cela promet un débat complexe à la clé et quelques problèmes de gouvernance. Dans tous les cas, donc, cette option d’outils européens n’est pas une perspective proche.

L’examen des faits aujourd’hui montre que la réponse passe par la première option, sauf que c’est une solution qui n’est pas avouée, et donc pas organisée. Il s’agit d’un assouplissement de fait des contraintes sur les budgets nationaux puisque de nombreux États sont dans l’incapacité de respecter les 3 %. Les quelques assouplissements auxquels a procédé la BCE n’ont pas été, de la même façon, annoncés, ou plutôt avoués. On est donc dans une situation de fait et pas dans un choix stratégique.

Les sommets de la zone euro qui vont être mis en place, dont le règlement intérieur a été adopté au dernier Conseil européen, constituent une innovation majeure. Le TSCG prévoit qu’il y en ait au moins deux ; la France souhaite qu’ils se tiennent plus régulièrement. Ces sommets, pourvu qu’ils soient vraiment institutionnalisés et aient lieu régulièrement, vont profondément changer la gouvernance européenne. D’abord, parce qu’on n’interdira pas aux chefs d’État et de gouvernement de la zone euro de traiter de sujets plus larges quand ils se retrouveront à dix-sept. Ensuite, parce qu’il faudra installer un président de ces sommets de la zone euro et que cette figure nouvelle pourrait être source d’innovation. Enfin et surtout, les processus de préparation vont s’en trouver restructurés. Dans le règlement intérieur, la France a obtenu que des réunions de ministres sectoriels dans le format zone euro puissent se tenir pour préparer ces conseils. De telles réunions pourraient être le moyen d’introduire une nouvelle dimension, notamment sociale, à la zone euro. Elles pourraient également favoriser toute une série d’innovations dans la préparation. Il ne faut donc pas négliger ce point.

Je n’ai pas traité du cadre financier pluriannuel, mais vous le connaissez à fond puisque vous avez eu des séances spécifiques sur le sujet. C’est un enjeu considérable et révélateur de beaucoup de problèmes.

Pour conclure, quelques mots sur les grands sujets d’avenir que j’ai évoqués. Le 22 mai, un sommet européen sera consacré à une politique européenne de l’énergie, qui est un enjeu majeur. D’ailleurs, le traité de Lisbonne prévoit un mécanisme de solidarité en cas de problème d’approvisionnement énergétique. Ce thème de l’énergie comporte différents aspects : la souveraineté énergétique de l’Europe, avec la problématique de l’approvisionnement ; l’accès pour tous à l’énergie, qui pose à la fois le problème de l’interconnexion des réseaux, des tarifs et de la lutte contre la précarité énergétique qui se développe en Europe ; l’environnement, avec les questions de compatibilité ; la compétitivité, l’énergie étant devenue, en la matière, un élément majeur pour nos entreprises, surtout dans un monde où la donne énergétique est en train de changer, les États-Unis redevenant une puissance grâce au gaz de schiste mais aussi à leur accession à la place de premier producteur de pétrole à échéance d’une vingtaine d’années.

Le Conseil européen de décembre aura pour objectif la défense. Toute absence de progrès dans ce domaine apparaîtra comme un échec européen, alors que l’environnement international, avec le Mali en particulier, montre qu’il s’agit vraiment d’un bien public européen. D’une façon générale, nos grands sujets d’avenir tournent autour de la problématique des biens publics européens. On parle des biens publics mondiaux, on n’utilise pas assez cette expression à l’échelle européenne. Or les enjeux qu’elle pourrait recouvrir sont nombreux : l’énergie, la défense, mais aussi les problématiques de culture dans l’environnement nouveau du numérique, qui fera, lui aussi, l’objet d’un conseil européen thématique, à l’automne.

Autre grand sujet d’avenir, la reconstruction industrielle, qui est très liée à l’innovation. Si on ne sait plus fabriquer, on ne sait plus innover. Longtemps, on a cru pouvoir faire une distinction, conserver la recherche et l’innovation et déléguer la fabrication. Aujourd’hui, on s’aperçoit que les deux sont indissociables. La liste serait encore longue de tous les enjeux qui sont, pour moi, les vrais ciments de l’avenir, ceux dont les citoyens peuvent percevoir les apports positifs dans leur vie quotidienne.

Il m’aurait fallu beaucoup plus de temps pour traiter tous les sujets, mais peut-être pourra-t-on en aborder quelques autres dans le cadre de vos questions.

La Présidente Danielle Auroi. Cela me permet de vous dire d’ores et déjà qu’il vous faudra revenir prendre quelques petits déjeuners avec nous.

M. Joaquim Pueyo. Yves Fromion et moi avons été désignés pour rédiger un rapport sur l’Europe de la défense. Le dernier Conseil européen des 13 et 14 décembre a appelé l’Union européenne à assurer des responsabilités accrues en matière de paix et de sécurité internationale. Force est de constater que, au Mali, l’Union européenne a fait le minimum en finançant la formation. Que pensez-vous de la mutualisation, de la solidarité, d’une stratégie de défense plus forte au niveau de l’Europe ? Quels sont les leviers qui vous paraissent utiles pour renforcer l’Europe de la défense, alors que les budgets de défense diminuent dans de nombreux pays, en dehors peut-être de celui de la Pologne qui a tendance à augmenter ?

Une observation peut-être utopique : l’État français dépense des sommes non négligeables pour la guerre au Mali alors que d’autres pays restent tranquilles. Il me paraîtrait de bon sens qu’elle puisse défalquer ces sommes de sa dette.

Mme Marietta Karamanli. Faute d’un plan de relance au niveau européen, les fonds structurels ont un rôle à jouer pour relancer l’économie. Si les effets levier qu’ils induisent peuvent être importants, ces fonds sont contraints sous la forme de subventions qui agissent uniquement comme cofinancement en contrepartie de contributions nationales publiques ou privées. L’exécution des dépenses sur les fonds structurels est-elle ralentie en France aujourd’hui du fait des cofinancements qu’ils impliquent ?

S’agissant de l’application du principe de subsidiarité, la commission des affaires européennes a exprimé en plusieurs occasions des interrogations sur l’application par la Commission dudit principe. J’en veux pour exemple la proposition de règlement relative au droit commun européen de la vente, plus particulièrement le vingt-huitième régime relatif au droit facultatif qui vise à mettre en place un mécanisme de droit optionnel. À chaque initiative relevant de la subsidiarité prise par des parlements nationaux, la Commission européenne a utilisé l’article 114 du traité. Quels sont les critères que le SGAE fait valoir en la matière ? Quels sont les dossiers sur lesquels le SGAE a fait valoir ce principe et obtenu satisfaction ?

M. Philip Cordery. J’insiste sur la remarque de bon sens de Joaquim Pueyo tendant à exclure des 3 % les budgets des opérations militaires, et je pense que cette demande se fera de plus en plus pressante dans l’avenir.

Vous avez mentionné à la marge le sujet central de la convergence sociale et fiscale. Quand on voit comment sont détournées les directives, notamment la directive relative au détachement des travailleurs et la directive services, dans les abattoirs en Allemagne, ceux-ci pratiquant une concurrence déloyale en embauchant des employés roumains et bulgares pour trois fois rien, on ne peut que vouloir une initiative forte. Sans convergence fiscale et sociale, il n’y aura pas de cohérence budgétaire.

On ne parle pas assez de ce qui se passe en Hongrie, où le Gouvernement est en train de défaire la constitution et toutes les bases démocratiques. La Belgique a pris une initiative. La France a-t-elle l’intention d’être plus audible sur ce sujet ?

Mme Estelle Grelier. La résolution du Parlement européen conditionne l’ouverture du mandat de négociation sur le cadre financier pluriannuel (CFP) au règlement de la situation budgétaire de 2013 dans l’Union, ce qui revient à demander aux chefs d’État et de gouvernement de mobiliser près de 11,2 milliards. On voit bien toutes les difficultés que cela va poser. Avez-vous une idée de la position française sur ce thème ? On nous dit que les Allemands seraient plutôt favorables à abonder le budget 2013 et à ne pas négocier notamment les questions de flexibilité sur le futur CFP, les Français inclinant plutôt à l’inverse. Ce point m’intéresse particulièrement.

S’agissant de notre position sur le traité de libre-échange avec les États-Unis, j’ai ressenti, lors d’une discussion avec Mme la ministre Bricq, quelque tiédeur sur les conditions que nous mettrions à notre accord, dont nous semblons avoir déjà fait communication. Nous avons intérêt à dire que, si nous obtenons telle ou telle mesure de réciprocité commerciale, nous validerons le traité, plutôt que de dire que nous le validons parce que nous les avons obtenues. Cela peut sembler un simple point de sémantique mais ces sujets sont assez prégnants chez nos concitoyens et ils attendent une attitude plus offensive.

M. Yves Fromion. On nous a beaucoup expliqué que le pacte de stabilité et de croissance comportait un volet croissance substantiel dont la France devrait être bénéficiaire. Peut-on avoir le détail de cette promesse et savoir très concrètement ce que la France a obtenu, quels ont été les points d’application, les volumes financiers dont notre pays est le bénéficiaire ?

M. Arnaud Leroy. Je m’associe également à la question de notre collègue Joaquim Pueyo s’agissant des 3 %. Qui plus est, je l’élargis à la prise en considération des investissements qui devront être faits dans le cadre de l’adaptation au changement climatique, qui représentent déjà un coût pour nombre d’États membres. Dans l’Europe, l’Espagne et le Portugal sont beaucoup plus victimes du changement climatique que d’autres États, ce qui leur cause des difficultés budgétaires. Je m’interroge sur ces 3 % qui finissent par ressembler à un dogme.

L’Europe bénéficie de l’intervention française au Mali sans en payer le prix. Cela commence à créer de vrais problèmes de distorsion.

M. Serge Guillon, secrétaire général des affaires européennes. L’Europe de la défense est un enjeu majeur qui recouvre trois aspects : la gouvernance et la gestion ; la capacité basique, notamment en avions ravitailleurs, drones et autres, qui confère la crédibilité et crée un ciment essentiel ; l’industrie. Cette vision n’étant pas partagée, cela complique les choses. On peut dire aujourd’hui que seuls quelques pays – la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne – font l’effort de défense pour les autres. Sur ces trois volets, il faut avancer. On travaille beaucoup sur les questions industrielles. Le président Barroso va présenter une communication de la Commission au mois de juin sur ces aspects industriels. La France a élaboré un non-papier qui a été piloté par le SGAE et diffusé à Bruxelles, et qui indique notre vision dans le domaine. On a fait passer beaucoup de messages aussi sur le sujet capacitaire, la gouvernance étant le sujet le moins difficile à traiter. La difficulté, effectivement, c’est que quelques pays seulement portent cet enjeu d’Europe de la défense, ce qui va poser assez rapidement la question de savoir si c’est un sujet qu’on continue à porter à vingt-sept ou dans un format de coopération renforcée plus limité.

S’agissant des 3 %, d’une façon générale, je ne crois pas qu’en sortir une catégorie de dépense ait la moindre chance d’aboutir dans les discussions européennes, quelle que soit la catégorie concernée. Qui plus est, ce serait perçu comme une façon de desserrer une contrainte, de s’endetter de façon encore plus importante. Reste qu’est ainsi posée – et je m’exprime là à titre purement personnel – la question d’une application relativement uniforme du critère de 3 % à des pays dont la participation au financement des biens publics européens n’est pas du tout la même. Sur le seul exemple de la défense, notre effort est supérieur de 0,45 point de PIB à celui de l’Allemagne. Mécaniquement, cela creuse donc notre déficit d’autant, ce qui n’est pas négligeable. Vis-à-vis des Pays-Bas, le rapport est quasiment du double. On pourrait également mettre en avant l’aide publique au développement, les investissements publics européens. Alors que notre part dans le financement de ces biens collectifs est très supérieure à celle d’autres pays, nous sommes traités de la même façon à travers ce critère. À titre personnel, je reconnais que cela pose question. Ce type de traitement ne peut qu’inciter les pays en difficulté budgétaire qui participent au financement des biens collectifs à remettre en cause leur financement et aboutit donc au résultat aberrant d’un moindre financement des biens publics européens. Plutôt que sortir une catégorie du critère de 3 %, peut-être pourrait-on obtenir une différenciation par une meilleure prise en compte de la situation de chaque pays. Je rappelle qu’il s’agit là d’un propos personnel et pas d’une position gouvernementale.

La convergence sociale et fiscale est un enjeu majeur. Au SGAE, j’ai lancé des groupes de réflexion stratégique interministérielle sur tous les grands sujets. Nous travaillons sur la question des convergences sociales avec pour objectif de produire de la doctrine française et des documents de stratégie. D’abord parce que, effectivement, nous n’aurons pas de convergence économique avec des divergences sociales qui se développeraient. Ensuite, parce qu’il y a des liens très étroits entre situation sociale et situation économique.

Le SGAE n’est pas impliqué directement dans les positions à adopter face à des situations comme celle qui existe en Hongrie, qui relèvent plutôt du ministère des affaires étrangères et de l’Élysée. C’est une vraie question qui est peut-être révélatrice de la situation actuelle de l’Europe.

S’agissant du budget rectificatif no 2 présenté par la Commission, sur les 11,2 milliards, 9 milliards seraient consacrés aux fonds structurels, au titre desquels la France a une facture impayée de 1,1 milliard. Elle aurait donc un intérêt dans l’opération en même temps toutefois qu’une difficulté en devant augmenter de 1,8 milliard le prélèvement sur recettes (PSR). La question n’est pas tant celle du montant que celle de l’imputation – tout sur 2013 ou plutôt un étalement ? Les pays ne se sont pas exprimés officiellement sur le sujet. Ce qui rend l’option 2013 compliquée, c’est que les budgets ont déjà été arrêtés, les prévisions déjà faites. Cependant, l’étalement n’est pas admissible juridiquement : cela reviendrait à mettre de la flexibilité entre deux cadres financiers pluriannuels alors que ce n’est possible qu’à l’intérieur d’un même CFP. Seule une disposition particulière dans l’accord interinstitutionnel pourrait le permettre. Pour l’instant, nous examinons toutes les options, nous avons des discussions informelles. Nous sommes bien conscients de l’enjeu, notamment du potentiel des fonds structurels comme instruments de croissance. Après tout, cela permettrait d’injecter 9 milliards de plus dans l’économie européenne et d’obtenir pour la France un remboursement de 1,1 milliard, très important pour les régions.

Le pacte pour la croissance et l’emploi comporte un volet financier mais aussi toute une série de mesures dont nous pourrions vous communiquer l’état d’avancement sous forme de tableau. Il s’agit de mesures structurelles de moyen terme dont le financement est assuré à travers la Banque européenne d’investissement (BEI) et les fonds structurels. L’augmentation de capital de la BEI devait se faire par dotations supplémentaires des États, à verser avant le 31 mars. Elle vient donc seulement d’avoir lieu. L’augmentation de 10 milliards permettra de financer 60 milliards de prêts BEI supplémentaires. La BEI finançant la plupart des projets à 50 %, ce sont 120 milliards d’euros de projets supplémentaires qui pourraient être engagés. Toutefois, des tracasseries de calendrier et de retour contrarient quelque peu cette perspective. Outre qu’il y a des délais d’instruction des projets par la BEI, encore faut-il être en mesure d’en présenter. À cette fin, nous avons mis en place tout un dispositif qui permettra, au mieux, de présenter les premiers projets à la fin de 2013 ou au début de 2014, quelques-uns pouvant peut-être bénéficier d’une procédure accélérée dans les mois qui viennent. Le processus prend un peu de temps. Bien que le terme de « retour » soit récusé par de nombreux responsables de la BEI – on n’a pas droit à un retour de la part d’une banque –, le président de la BEI a annoncé à l’Assemblée nationale que la France recevrait, en moyenne annuelle, sur les trois ans qui viennent, 7 milliards de retour sous forme de prêts, contre moins de 4 précédemment. Avec ce quasi-doublement de l’enveloppe, l’enjeu majeur est de développer des projets. Dans cette optique, la BEI restructure sa représentation en France afin de mieux se faire connaître des collectivités locales et des entreprises. Des textes sont en préparation entre Bercy, l’intérieur et Matignon sur le sujet. Au SGAE, j’ai lancé un comité de suivi qui se réunit tous les mois pour identifier d’éventuels points de blocage. Ont notamment été pointées les capacités d’endettement des hôpitaux ou des universités. Enfin, il faut également développer un autre type de relation entre les porteurs de projets et la BEI.

L’enjeu majeur aujourd’hui est donc d’être en mesure de présenter des projets. La France souffre de quelques difficultés structurelles liées à la taille de certaines collectivités locales qui ne leur permet pas de présenter des projets à la hauteur des minima souhaités d’environ 50 millions d’euros. Il faudra donc travailler autrement, mettre en place des collaborations, présenter des plans globaux, comme l’a fait la région PACA pour les lycées. La BEI a été très présente sur certains sujets, il faudra donc avoir le réflexe de la solliciter pour des projets similaires. Savoir, par exemple, que la moitié des tramways de France a bénéficié de financements BEI, pourrait ouvrir une perspective pour le Grand Paris. Autre projet envisageable, la rénovation des équipements universitaires, pour laquelle il faudra sans doute aussi inventer d’autres modes de collaboration et de fonctionnement, nombre de nos universités accusant un déficit de taille par rapport à celles d’autres pays. Enfin, et rapidement, d’autres pistes peuvent consister en une meilleure articulation de la BEI et de la Caisse des dépôts et consignations, avec éventuellement des procédures d’instruction commune, et une bonne articulation également de la BEI avec la BPI. Nous disposons d’une liste des projets concernés par la réorientation des fonds structurels. En cette dernière année de période programmation, l’opération est un peu compliquée. On nous a laissé entendre qu’il y aurait 2,5 milliards d’euros pour la France. Même si ce sont de simples indications à prendre avec prudence, nous avons bon espoir.

Dans la négociation sur l’accord Union européenne-États-Unis, nous avons une position assez dure, la plus dure même au sein du Conseil. Nous n’avons pas dit que nous ne voulions pas de l’accord, car nous aurions été bien seuls. La décision étant prise à la majorité qualifiée, nous n’avions pas de possibilité de blocage mais nous avons fait la demande de maints préalables, études et autres. Ensuite, dans le cadre de l’élaboration du mandat de la Commission, nous nous sommes battus pour obtenir des exclusions : culture et audiovisuel, préférences collectives en matière d’OGM, marchés publics de défense. Le Président de la République a appelé M. Barroso, il y a eu beaucoup d’interventions. La Commission s’est montrée inflexible, mais nous allons continuer de nous battre pendant les négociations. Nous n’avons cessé de dire que ces lignes rouges étaient majeures. Nous avons encore rendu un arbitrage en ce sens, il y a deux jours, avec une position très dure. Peut-être avez-vous entendu une expression moins inflexible, mais la position adoptée est bien celle-là.

Je finirai en vous proposant de vous communiquer un point sur la subsidiarité.

J’espère ne pas avoir oublié de question majeure. En voulant faire vite, j’ai été forcément elliptique. Pardonnez-moi.

La Présidente Danielle Auroi. Merci, monsieur le secrétaire général. Nous aurions, effectivement, de quoi vous relancer sur de nombreux sujets. Déjà, vous nous avez brossé un vaste panorama, ce qui va grandement nous aider. Si vous en êtes d’accord, nous n’hésiterons pas à vous solliciter à nouveau, en particulier une fois que le Conseil aura eu lieu. »

Communication de la Présidente Danielle Auroi sur la mise en place de la Conférence budgétaire, prévue par l’article 13 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance

Compte-rendu du 15 mai 2013

« La Présidente Danielle Auroi. Je souhaitais vous présenter très brièvement les résultats, tout à fait positifs, de la Conférence des Présidents des Parlements de l’Union qui s’est réunie à Nicosie les 21 et 23 avril dernier.

Comme vous le savez, notre Commission, fort préoccupée par la fragilité de l’ancrage démocratique de la nouvelle gouvernance économique européenne, a joué et continue de jouer un rôle décisif pour concrétiser la Conférence budgétaire et ainsi permettre aux parlementaires nationaux et européens de s’approprier les enjeux économiques et budgétaires dont l’Europe s’est saisie.

À cet effet, c’est à l’initiative de notre Assemblée, durant la précédente législature et à l’initiative de Pierre Lequiller, qu’avait été introduit dans le TSCG un article 13 posant le principe de son institution, soumise à l’accord unanime des quarante chambres nationales et du Parlement européen.

Par suite, au moment de la ratification du TSCG, notre Commission, sous le rapport de M. Christophe Caresche, avait déposé une proposition de résolution appelant à la concrétisation rapide de la Conférence, adoptée par l’Assemblée à l’unanimité en séance publique le 27 novembre 2012.

Nous y avions fixé quelques grands principes qui ont permis de lancer des débats féconds avec nos partenaires et sans nul doute contribué à faire avancer la question.

Tout d’abord, nous proposions à nos partenaires de se saisir sans attendre de l’opportunité offerte par l’article 13. C’est désormais le cas, puisque les conclusions de la Conférence des Présidents, relevant « l’importance vitale » d’associer les parlements nationaux au semestre européen et « l’occasion unique » qu’il offre pour « déterminer leur rôle en matière de garantie de la responsabilité démocratique et de la légitimité de l’Union », actent la création de la Conférence et confient l’organisation de sa première réunion à la future présidence lituanienne, au second semestre de l’année.

Ensuite, nous suggérions que le mandat de cette conférence demeure aussi étendu que possible. L’idée est en effet que cette Conférence se saisisse, progressivement, de tous les enjeux liés à l’édification d’un Gouvernement économique commun, allant des débats indispensables sur les grands équilibres budgétaires fixés par l’Europe au contrôle des instruments de solidarité et, à terme, je l’espère, des avancées de l’harmonisation fiscale, sociale, environnementale… Les conclusions de Nicosie vont là encore dans notre direction, ne fixant aucune borne aux sujets saisis par la Conférence budgétaire. Elles ne vont certes pas jusqu’à l’institution, en son sein, de la commission limitée aux Parlements de la zone euro et du Parlement européen que nous proposions pour discuter des enjeux relevant de ces seuls États, mais elles ne l’interdisent en rien, et nous pourrons donc y revenir à l’avenir.

Enfin, nous estimions indispensable que la Conférence évite l’écueil des discussions générales et imprécises, en se réunissant au plus près des étapes décisives de la coordination européenne. Dans cet esprit, la Conférence des Présidents a retenu notre idée d’organiser deux sessions annuelles, l’une dans un parlement national et l’autre dans le Parlement européen. Elle n’est pas allée jusqu’à imposer qu’une réunion soit organisée en juin, moment que nous jugions le plus opportun parce qu’il précède immédiatement l’adoption par le Conseil des recommandations budgétaires et économiques précises adressées par l’Union à tous les États, donc à tous les parlements, sur le fondement des propositions déposées par la Commission européenne en mai. Mais ici aussi, cette possibilité reste ouverte, ce qui est l’essentiel.

J’en termine sur les modalités pratiques, qui rejoignent là aussi les astucieuses recommandations que nous avait soumises Christophe Caresche. Chaque parlement sera libre de fixer la composition et la taille de sa délégation, les Présidents suggérant simplement, sans l’imposer, que les assemblées veillent à dépêcher des représentants des commissions « compétentes », donc les commissions des Finances, et qu’elles s’inspirent du compromis atteint pour la Conférence sur la politique étrangère, de sécurité et de défense commune.

Au total, vous le voyez, nous sommes parvenus à lancer un débat rapide et fructueux, puisque, à l’aune des précédentes créations de conférence interparlementaire, comme la Conférence PESD qui a mis trois années pour voir le jour, la concrétisation de la Conférence budgétaire est exceptionnellement rapide. Il conviendra maintenant de veiller à ce qu’elle apporte de réelles valeurs ajoutées et contribue efficacement à la résorption d’un déficit démocratique dont nous allons bientôt reparler, notamment lorsque je vous présenterai, le 18 juin prochain, mes premiers éléments de réflexion et de proposition sur l’approfondissement démocratique de l’Union.

M. Christophe Caresche. C’est en effet une étape importante qui vient d’être franchie, la question étant maintenant de s’assurer que la Conférence exerce bien ses attributions et se donne les moyens d’être le temps fort de la coopération interparlementaire.

M. Jérôme Lambert. Je me félicite aussi de cet heureux dénouement. Comment cette conférence s’intégrera-t-elle toutefois à l’édifice des organes actuels de coopération interparlementaire, en particulier la COSAC ?

La Présidente Danielle Auroi. La Conférence budgétaire aura vocation à embrasser l’ensemble des questions économiques, financières et, bien sûr, budgétaires. Elle formera ainsi le troisième grand pôle de la coopération entre les 28 Parlements nationaux et le Parlement européen, à côté de la COSAC, dédiée aux questions générales relatives à l’actualité européenne, et de la Conférence PESD sur les questions étrangères et de défense. »

Table ronde sur l’avenir de l’Union européenne, avec la participation de Mme Cynthia Fleury, professeur de philosophie politique, vice-présidente d’EuropaNova ; Mme Françoise Vergès, politologue ; M. Patrick Viveret, philosophe et essayiste ; M. Guillaume Duval, économiste, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques ; M. François Hartog, historien

Compte-rendu du 19 juin 2013

« La Présidente Danielle Auroi. Cette table ronde clôt la première étape des travaux que nous consacrons à l’approfondissement de l’Union européenne. Cet approfondissement est nécessaire : les récentes déclarations du commissaire européen au commerce extérieur, M. Karel De Gucht, selon lesquelles il pourrait faire fi des décisions des États membres dans la négociation qui va s’ouvrir avec les États-Unis, montrent en effet qu’il est impératif de rappeler les règles de la démocratie au sein de l’Union. Mais il est vrai aussi que la plupart des Européens, et sans doute avec eux beaucoup d’élus de ce pays, y compris d’élus nationaux, ne savent pas que l’année 2013 a été déclarée « Année européenne des citoyens ».

Pour nourrir sa réflexion sur la démocratisation et sur l’avenir de l’Union européenne, notre Commission a reçu nombre de personnalités très diverses, telles que M. Jacques Delors, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Thomas Piketty, M. Daniel Cohn-Bendit ou M. Jean Arthuis. Nous nous sommes également rendus à plusieurs reprises à Bruxelles pour interroger directement de nombreux acteurs quotidiens des institutions. Nous avons ainsi rencontré, en décembre dernier, le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy.

L’Assemblée nationale a d’ores et déjà obtenu que les parlementaires nationaux et européens puissent débattre ensemble, de façon transversale, des enjeux économiques et budgétaires auxquels est confrontée l’Union. En effet, notre Commission – M. Christophe Caresche en particulier – avait repris le combat mené en ce sens par mon prédécesseur, M. Pierre Lequiller, pour aboutir, le 27 novembre dernier, au vote à l’unanimité par notre assemblée d’une résolution sur l’ancrage démocratique du gouvernement économique européen. Finalement, la Conférence des présidents des parlements de l’Union européenne, qui s’est tenue du 21 au 23 avril dernier à Nicosie, a décidé la création d’une Conférence budgétaire réunissant des représentants des parlements nationaux et du Parlement européen qui se déroulera deux fois l’an – tantôt dans le pays qui préside l’Union, tantôt à Bruxelles. Il est en effet essentiel de faire se rencontrer les élus, de manière à les associer à toute évolution vers un gouvernement économique européen : un nouvel exécutif ne doit pas voir le jour sans qu’un pouvoir législatif le conteste et puisse débattre de choix qui engagent l’avenir de nos peuples.

Toutefois, la question de la démocratie ne se limite pas pour l’Europe au champ budgétaire. Même si l’argent est le nerf de la guerre et même si tout budget traduit des choix politiques, il s’agit d’une matière qui est loin de parler directement aux citoyens. La semaine prochaine, je présenterai un premier rapport d’étape en vue de dessiner notre vision d’une future Europe des citoyens qui étende ses ambitions au-delà des seuls champs économiques et financiers. Aujourd’hui, la citoyenneté européenne souffre d’un déficit de crédibilité qui nous inquiète particulièrement alors que les populations, soumises partout à l’austérité, ne voient de l’Union que ce qui les contraint, ce qui porte atteinte au modèle social de chacun des États. Il y a un besoin d’Europe, d’une Europe sociale et écologique qui soit celle des citoyens, mais, pour le satisfaire, nous avons encore bien des étapes à franchir.

Afin d’élargir notre champ de réflexion et de ne pas rester prisonniers de l’existant, nous avons tenu à organiser cette table ronde réunissant des personnalités extérieures à l’Union « officielle ». Construire l’Europe de demain demande en effet de sortir des sentiers battus et des solutions technocratiques qui sont en fait des choix conservateurs et traditionnels. Nous sommes donc heureux, mesdames et messieurs, que vous puissiez nous aider à trouver des pistes pour construire un projet partagé par les citoyens.

Monsieur Patrick Viveret, votre parcours riche et stimulant, de la Cour des comptes à la philosophie en passant par votre engagement de chaque instant pour le développement durable et pour une mondialisation responsable, vous qualifie pour nous parler du rapport de l’Europe à la croissance et à l’économie. Vos nombreux travaux sur les modalités du pouvoir contemporain fourmillent d’enseignements porteurs d’espoir dans le futur de l’Europe.

Madame Cynthia Fleury, vos travaux, comme philosophe et plus particulièrement, dans la problématique qui nous rassemble aujourd’hui, comme vice-présidente du think tank EuropaNova, vous ont conduite à exprimer votre « soif d’Europe » et à appeler à la désignation claire d’un gouvernement européen par le Parlement.

Madame Françoise Vergès, votre regard est à la fois européen et décalé par rapport au continent car vos travaux concernent les grands fléaux que l’Europe a apportés au monde, comme l’esclavage et le colonialisme. Cette approche vous permet d’interroger les fondements de l’identité d’un continent qui n’a peut-être pas tiré toutes les leçons de son passé colonial.

L’Europe au passé complexe et conflictuel ne peut parler au présent et au futur sans s’interroger sur son histoire. Encore récemment, participant à une mission à Belgrade, j’entendais certains de nos collègues du Bundestag évoquer les obstacles à l’entrée dans l’Union de la Serbie. L’espace de paix que nous construisons doit en permanence faire l’objet d’un réexamen au regard de l’histoire. M. François Hartog évoquera cette dimension du temps comme élément essentiel de la refondation du projet européen, dans un contexte de « présentisme » où parler de l’avenir paraît presque incongru.

Enfin, M. Guillaume Duval nous fera profiter de son regard d’économiste iconoclaste, en particulier sur les fondements actuels de la prospérité allemande et sur la vision du futur de l’Union.

M. Patrick Viveret, philosophe et essayiste. Face à l’enjeu de civilisation auquel l’Europe se trouve confrontée, il ne me paraît possible de tracer de perspectives positives qu’à condition de prendre d’abord conscience que la forme actuelle de l’Union peut représenter une menace pour les deux valeurs cardinales sur lesquelles elle s’est construite : la démocratie et la paix.

Si la démocratie a toujours posé un problème à l’Union européenne – elle n’est jamais devenue pleinement démocratique –, les reculs sur le terrain de la paix constituent un fait nouveau. Les logiques de guerre économique dans laquelle l’Europe s’est laissé entraîner produisent des éléments de dislocation : on ne passe pas impunément d’une économie pacificatrice à la guerre économique. Même si l’on peut déplorer que la construction européenne des premières années ait surinvesti le champ économique en négligeant le politique et le social, il faut bien reconnaître que les « pères fondateurs » ont réalisé un coup de génie en plaçant les deux industries de la guerre, le charbon et l’acier, au cœur de la logique de paix. L’économie devenait ainsi facteur de paix interne en même temps qu’elle protégeait de logiques extérieures fondées sur la guerre économique. Cependant, un bouleversement majeur et invisible s’est produit à partir des années Thatcher et Reagan, et sous l’effet du consensus de Washington. Certes, l’économie est restée le fondement de l’Europe mais, de pacificatrice, elle est devenue guerrière. Ce changement a profondément affecté le champ politique et social : le modèle social européen, jusqu’alors considéré comme positif et anticipateur, a été regardé comme une charge, il est devenu impératif de démanteler l’État-providence ou l’État social, et le politique a été prié d’ « accompagner » cette transformation de l’économie.

La remise en cause conjuguée des valeurs européennes de démocratie et de paix se traduit par l’apparition d’un dispositif totalement oligarchique : les intérêts des catégories les plus puissantes, que ce soit sur le plan financier, économique, politique ou médiatique, se trouvent de fait coalisés pour l’essentiel. Le processus démocratique est de plus complexe ou inopérant, et l’on va même jusqu’à remettre en question ce qui en constitue le moment ou l’acte essentiel : le vote des peuples. On sait ce qu’il est advenu des référendums de 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, et les électeurs de plusieurs pays européens qui ont porté au pouvoir des majorités opposées à la logique de l’austérité constatent amèrement, après quelques mois, que ces gouvernements sont dans l’incapacité de changer véritablement cette politique économique.

Conjuguée à un pouvoir oligarchique, la logique de guerre économique prépare la guerre sociale et celle du sens. Dans La grande transformation, Karl Polanyi distinguait les économies et les sociétés de marché. Que se passe-t-il quand la marchandisation devient intégrale et attaque la substance même du lien social ? Comme le montre Josef Stiglitz, il existe un lien systémique entre « fondamentalisme marchand » et fondamentalisme identitaire. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que les perdants de la course à la compétitivité se tournent vers un radicalisme identitaire, qu’il soit religieux, national ou qu’il prenne d’autres formes. Il est aujourd’hui possible d’affirmer que cette réponse fondamentaliste peut être de nature à provoquer des situations aussi dangereuses que celles que l’Europe a connues dans les années trente.

Pour passer à une logique plus positive, il nous faut transposer le coup de génie des pères fondateurs et imaginer la transformation des industries actuelles de la guerre économique, sociale et culturelle en industries de la paix. Quelle est aujourd’hui l’industrie par excellence de la guerre économique ? La démesure de l’économie financière et spéculative est indéniablement au cœur de la logique guerrière. Déjà, un an avant la crise financière de 2008, M. Bernard Lietaer, ancien dirigeant de la Banque nationale de Belgique, poussait un cri d’alerte en montrant que moins de 3 % des 3 200 milliards de dollars échangés quotidiennement sur les marchés financiers correspondaient à des biens et des services réels. Il faudrait que l’économie financière se mette au service de la paix économique et qu’elle soit utilisée pour refonder la démocratie. Dans ce cadre, la lutte contre la fraude fiscale est déterminante. À la suite du commissaire européen Michel Barnier, le président de la Commission, José Manuel Barroso, qui ne passe pas pour être proche des mouvements alternatifs, a reconnu que la seule fraude fiscale, hors optimisation, représentait mille milliards d’euros. Comment continuer dans ces conditions à prétendre que les caisses sont vides ? Tous les processus liés à l’existence de paradis fiscaux et à la fraude fiscale sont indubitablement à ranger dans les éléments qui entraînent pour la société une perte de substance. Aujourd’hui, ces processus fabriquent de la guerre ; il faut donc les combattre de façon radicale.

Nous pourrions le faire en mettant par exemple en place une forme d’avance sur les recettes de la lutte contre la fraude, pour nous donner une marge de manœuvre monétaire. Si, lorsqu’une pression citoyenne se fait sentir, cette lutte est inscrite à l’ordre du jour, dès qu’elle s’estompe, l’opacité reprend en effet ses droits et les lobbies agissent pour éviter toute réforme de fond – cela a été le cas après les G8 et G20 de 2009.

Pour échapper à la logique de guerre qu’elle s’est imposée à elle-même, l’Europe peut aussi s’inspirer des propositions les plus positives faites de par le monde. Je pense, par exemple, à la perspective mondiale d’une transition vers le bien-vivre – le buen vivir – proposée par le Forum social mondial de Belém, au Brésil, en 2009, puis évoquée par l’Assemblée générale des Nations unies en juillet 2011. L’Europe forme potentiellement un espace privilégié pour évoluer vers une société écologiquement soutenable, socialement juste et à haute qualité démocratique. S’il lui est impossible de se refonder sur les éléments de sa puissance passée – la logique impériale et la conquête –, elle peut, en revanche, jouer sur ce nouveau chemin un véritable rôle anticipateur. Car la véritable question posée au monde pour demain n’est pas de savoir si la Chine sera la superpuissance du XXIIIe siècle, mais celle de savoir s’il y aura un XXIIIe siècle ! L’humanité a des rendez-vous critiques avec elle-même car elle risque la sortie de route si les questions écologiques, sociales, « civilisationnelles », et celle de la forme de la gouvernance démocratique ne sont pas traitées.

Peu avant son assassinat, alors que les relations entre les États-Unis et l’Union soviétique entraient, après la crise des fusées de Cuba, dans une phase de détente, le président John Fitzgerald Kennedy avait interrogé un groupe pluridisciplinaire de haut niveau sur les conditions et les conséquences d’une paix mondiale durable. Le rapport issu de leurs travaux, publié quelques années plus tard, était extraordinairement pessimiste et même sinistre. Ce document peu connu a été présenté en France par John Kenneth Galbraith sous le titre La paix indésirable. Le « système de la guerre » étant considéré comme structurant et incontournable dans l’organisation des sociétés, le rapport préconisait de maintenir l’horizon de la guerre dont la préparation devait se poursuivre. Ce texte ajoutait que la peine de mort était indispensable comme expression symbolique du pouvoir de vie et de mort du politique à l’égard des citoyens. Pourtant, alors que toute alternative était considérée comme utopique, l’Europe démontre, depuis plus d’un demi-siècle, qu’une autre voie est possible. Elle a à la fois remis en cause la guerre elle-même, sa préparation, et la peine de mort. Mais il est vrai qu’elle n’assume pas vraiment cette tentative inédite dans l’histoire de l’humanité de fonder une communauté politique sur d’autres éléments que la guerre et la domination. Elle agit plutôt de façon empirique, à reculons, sans ambition et sans vision d’avenir. C’est, au contraire, en reconstruisant une démocratie et en s’attaquant aux industries de la guerre nouvelle qu’elle s’engagerait dans la transition vers la société du bien vivre.

Mme Cynthia Fleury, professeur de philosophie politique, vice-présidente d’EuropaNova. La paix a constitué l’enjeu politique de la construction européenne, et le territoire européen a fait du grand geste de la réconciliation une nouvelle dynamique historique. Avec du sens, l’élargissement aurait permis à cette logique d’aller à son terme mais il ne s’est joué que comme un simulacre de réconciliation, passant à côté de l’approfondissement.

Aujourd’hui, les citoyens européens se retrouvent au milieu du gué avec le sentiment que leur souveraineté est liquidée au niveau national – dont il constate l’insuffisance – sans que rien leur soit offert à l’échelon fédéral, qui n’est pas encore construit. Cette souveraineté est toutefois toujours perçue par les citoyens dans un cadre national. L’Europe serait peut-être mieux incarnée si le Parlement européen était élu différemment, et si le suffrage universel aux élections de l’Union était encore plus direct. L’introduction d’une plus forte dose de parlementarisme permettrait aussi à la majorité élue de désigner un gouvernement européen qui exposerait son projet pour cinq ans.

Au-delà de la question de la souveraineté, l’Europe souffre également d’une crise de la qualité de sa représentativité. Considérant que les partis présentent des troisièmes couteaux aux élections européennes, les citoyens ont le sentiment que Bruxelles n’est qu’une arrière-cour – alors que la situation est précisément inverse.

L’efficace pose aussi un problème majeur à l’Europe qui ne peut prouver sa légitimité qu’en étant au rendez-vous d’une intégration sociale opérationnelle et de la régulation de la finance dans un « pacte de réciprocité fiscale ». L’épreuve de souveraineté passe logiquement par la restitution au peuple des milliards d’euros évaporés. Peu à peu, les citoyens comprennent que les banques et les États ne se prêtent pas mutuellement dans les mêmes conditions, et ils constatent que les milliards de bénéfices des multinationales – Google ou Amazon – échappent à l’impôt. Or, si la France tient un discours fort sur le sujet, sa pratique reste faible. Sur l’évasion fiscale, sur la transparence des patrimoines, elle a renoncé à être ambitieuse. Quant à la législation relative à la séparation bancaire, elle ne concerne que 2 % des activités concernées – les directeurs de banque sont venus dans cette enceinte même expliquer qu’ils n’étaient pas concernés par la réforme. EuropaNova et le collectif Roosevelt défendent, au contraire, l’idée d’une crise clarificatrice entre les États européens afin de mettre en cohérence l’éthique proclamée et la réalité des pratiques.

Pendant que nous laissons en friche la question de l’Europe sociale, ce territoire de la socialisation et de l’intégration est occupé par d’autres, notamment par les extrêmes politiques. Bien évidemment, ceux-ci ne feront rien, mais ils cherchent ainsi à conquérir une assise démocratique. Leur mobilisation, conjuguée à l’abstentionnisme des « non extrêmes », risque de faire des prochaines élections des moments très difficiles. Aujourd’hui, tous les partis « nationalistes » français discutent quasi quotidiennement avec leurs homologues extrémistes et populistes de Hongrie, de Grèce ou d’autres États européens. Ils ont parfaitement compris la nécessité d’une action transnationale, européenne. Il nous appartient de ne pas leur abandonner ce terrain décisif.

L’Europe de l’injonction et l’Europe institutionnelle ne sont plus à l’ordre du jour. Le temps d’une Europe de ce que Pierre Rosanvallon appelle la « démocratie continue » est venu. L’Europe doit faire l’objet d’une co-création avec les citoyens grâce aux outils de la régulation citoyenne que constituent les think tanks collectif Roosevelt, Économistes atterrés, etc. Aujourd’hui, le diagnostic est établi, et il est partagé. Il manque seulement le courage et l’ambition pour « assumer » une crise forte au profit de la défense de normes élevées en matière sociale et environnementale. Éthiquement, ce chemin est particulièrement défendable ; géopolitiquement, c’est le seul possible !

Mme Françoise Vergès, politologue. Je regarde sans doute l’Europe en faisant un pas de côté, depuis les mondes qu’elle a fabriqués en se lançant dans la colonisation. Nous avons toujours quelque chose à comprendre des héritages d’une organisation qui a eu de profonds impacts, trop négligés, sur l’environnement, sur les écosystèmes, sur le commerce, sur le droit et sur les peuples. Le sujet est toutefois délicat car il persiste un doute général sur l’importance de cette histoire, et sur le rôle de l’identité de l’Europe et du monde construite dans ce parcours.

J’évoquerai deux anniversaires significatifs : celui des traités d’Utrecht, signés en 1713, et celui de la naissance d’Aimé Césaire, il y a cent ans.

En 1713, les traités d’Utrecht mettent fin à la guerre de Succession d’Espagne et consacrent une victoire de la diplomatie. Ils empruntent beaucoup aux idées de l’abbé de Saint-Pierre qui, l’année précédente, dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, avait considéré que « toutes les Puissances européennes forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par le commerce, et par une sorte d’équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela ». On oublie toutefois trop souvent que ces traités firent aussi de l’Angleterre la bénéficiaire absolue du monopole de l’asiento, lui permettant de devenir une grande puissance coloniale et de se lancer dans la déportation des Africains. Au XXIIIe siècle, 70 000 à 90 000 captifs africains furent déportés tous les ans, contre 30 à 40 0000 durant le siècle précédent, de sorte qu’environ 60 % de la traite transatlantique s’est accomplie à partir de 1713.

L’Europe s’est construite comme une grande puissance mondiale fondée sur la paix, le commerce et l’entente, mais c’est au nom même de cette union qu’elle s’est autorisée à intervenir partout dans le monde, à coloniser des peuples, à bouleverser des écosystèmes, ou à établir l’esclavage. Elle a édifié sa richesse sur cette exploitation, mais elle est ainsi entrée en contact avec des mondes qui l’ont transformée. Aujourd’hui, elle porte encore le fardeau de ce qu’elle a entrepris au XVe siècle. Les héritages de cette longue histoire restent vivants et s’inscrivent dans une réorganisation du monde marquée par de nouvelles formes de colonisation, par de nouvelles migrations, par de nouvelles guerres et par l’émergence de nouvelles puissances. Au-delà de l’Europe, le monde entier est aujourd’hui soumis à la logique de l’économie financière et à de nouvelles formes de colonisation.

Né le 26 juin 1913, Aimé Césaire écrivait, en 1950, dans Le discours sur le colonialisme que l’Europe était indéfendable. Cependant, ajoutait-il, la décolonisation n’est pas seulement la destruction de cultures et de peuples non européens : elle « travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral », au bout de quoi « il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent ». Peut-être une « décolonialisation » de l’Europe est-elle nécessaire, comme un retour sur elle-même ; peut-être doit-elle interroger une culture qui l’a conduite à l’« ensauvagement », et pas seulement sur son sol ? Une multitude d’actions culturelles et artistiques ont traité de ce sujet depuis plusieurs années en l’approchant de manière transversale.

Dans son entreprise historique, l’Europe n’a toutefois jamais été uniforme et homogène. Pour échapper à la barbarie qui menace toujours et pour retisser du lien, il faut qu’elle se « décolonialise », qu’elle entre de nouveau en relation avec le monde en s’appuyant sur ses propres révoltes pour l’égalité et la dignité, sur ses Printemps des peuples, sur ses romanciers, sur ses poètes et ses artistes dont les œuvres ont raconté une ouverture au dialogue, à la curiosité et à l’échange. Avec la bibliothèque coloniale coexiste en effet une bibliothèque anticoloniale qui défend des sociétés plurireligieuses, pluriculturelles et plurilingues. Mais ces deux Europe antagonistes restent très souvent absentes de l’éducation, que ce soit à l’école ou à l’université, des médias, des commémorations et des débats.

Le déficit de citoyenneté est ressenti d’autant plus fortement que les populations concernées sont plus vulnérables. En Europe, les migrants, les minorités, les femmes, les personnes âgées méritent à ce titre une attention toute particulière. Si nous voulons une citoyenneté vivante fondée sur l’espoir et la solidarité, il faut que l’Europe croise les mémoires qu’elle abrite, et qu’elle cesse de se penser comme un territoire clos sur lui-même, limité à un seul continent ; il faut qu’elle se souvienne que des terres lui appartenant sont dispersées à travers le monde, sur plusieurs océans ; il faut qu’elle fasse resurgir des chapitres oubliés et des histoires partagées.

L’Europe s’est construite et se construit toujours au-delà d’un seul continent, avec d’autres mondes. Sur son sol se croisent les descendants de ces histoires, des descendants d’esclaves, de colonisés, de colons, de bagnards… Autant d’individus dont les mémoires doivent être respectées et qu’il faut introduire dans le grand récit européen.

M. François Hartog, historien. Je ne suis pas un historien de l’Europe mais, depuis plusieurs années, je m’efforce d’éclairer les questions contemporaines et celles du passé à la lumière de la transformation de notre rapport au temps. Si cette approche n’est pas directement reliée à votre réflexion sur l’Europe, du moins peut-elle permettre une plus grande intelligibilité de notre situation.

Depuis les années soixante-dix, quelque chose s’est dénoué dans notre rapport avec le futur mais aussi avec le passé, tandis que montait en puissance la catégorie du présent, un présent envahissant, aspirant à l’autosuffisance, se donnant comme seul horizon possible tout en s’abîmant à chaque instant dans l’immédiateté. C’est le moment où ont disparu les grands mots d’ordre des années soixante : « plan », « prospective », « futurologie »… Nous sommes désormais complètement concentrés sur la réponse immédiate à l’immédiat ; il faut en permanence réagir en temps réel, parfois jusqu’à la caricature – comme c’est le cas en matière de communication politique.

Une autre attitude, inverse à première vue, ramène aussi au seul présent : c’est celle qui se fonde sur la certitude que le futur n’est que trop prévisible. Confrontés à une irréversibilité dont nous sommes les initiateurs, nous serions entrés dans « le temps des catastrophes ». Bien avant d’advenir, le futur serait déjà joué. Comment y faire face sans céder aux délectations moroses de l’apocalypse ? Ce futur n’est plus conçu comme indéfiniment ouvert mais, tout au contraire, comme de plus en plus contraint, sinon fermé. On pense aussitôt au réchauffement climatique, aux déchets nucléaires, aux modifications du vivant… Nous découvrons, de façon de plus en plus accélérée et de plus en plus précise, que non seulement le futur s’étend de plus en plus loin devant nous, mais que ce que nous faisons ou ne faisons pas aujourd’hui a des incidences si lointaines que ce futur ne représente plus rien à l’échelle d’une vie humaine.

Dans l’autre sens, vers l’amont, nous avons appris que le passé venait de loin, de plus en plus loin – l’époque de l’apparition des premiers hominidés n’a cessé de reculer. Confrontés à ces bouleversements de nos repères, nous sommes tentés de dire « stop », de prôner un retour en arrière, de retrouver des paradis perdus. L’industrie des loisirs a immédiatement saisi le parti qu’elle pouvait tirer des îles paradisiaques où le vacancier achète, pour une semaine ou deux, des expériences bien calibrées de décélération programmée. Quant au passé historique, on tend à le « traiter » ou le « gérer » en des lieux précis – les tribunaux –, et au moyen d’actions spécifiques – les politiques mémorielles –, c’est-à-dire au présent et pour le présent, sous l’autorité de la mémoire. Dans le même temps, on ne sait plus trop ce qu’il convient d’entendre par « l’histoire », alors que cette dernière a été la grande croyance des temps modernes.

La mémoire, la commémoration, le patrimoine, l’identité sont peu à peu devenus des maîtres mots de la fin du XXe siècle. De fait, le glissement de l’histoire à la mémoire, dans le cours des années quatre-vingt, indique un changement d’époque. Il en va de même du patrimoine qui est une notion pour temps de crise. Quand les repères s’effritent, quand l’accélération du temps accentue la désorientation, on cherche à préserver des lieux, des objets, des gestes, afin de rendre habitable un présent dans lequel on ne se retrouve plus. La commémoration est la reprise publique du phénomène mémoriel. Elle donne lieu à des politiques mémorielles au niveau de l’Europe, voire à des « lois mémorielles ». Quant à l’identité, foyer organisateur de ces notions, elle est doublement porteuse d’inquiétudes dans un questionnement qui s’adresse tant au passé – quel est, au vrai, le passé de la France ? – qu’au futur – quel peut être notre avenir commun, de quelle espérance l’Europe peut-elle être encore porteuse ? On comprend alors, sur le fond et par-delà les polémiques, les embarras de la défunte Maison de l’histoire de France, voulue par l’ex-président Nicolas Sarkozy.

Dans ce que je nomme l’ancien régime d’historicité – avant 1789, pour retenir une date symbolique –, les acteurs avaient certes leur présent, vivaient dans ce présent, essayaient de le comprendre et de le maîtriser, mais, pour s’y repérer, ils commençaient par regarder du côté du passé, avec l’idée qu’il était porteur d’intelligibilité, d’exemples, de leçons. L’histoire était l’inventaire de ces exemples et le récit de ces leçons.

Dans le régime futuriste, ou régime moderne, c’était l’inverse : on regardait du côté du futur. C’était lui qui éclairait le présent et expliquait le passé ; c’était vers lui qu’il fallait aller au plus vite. Et l’histoire était téléologique : le but indiquait le chemin déjà parcouru et celui qui restait à accomplir. Toutes les histoires nationales ont été conçues et écrites sur ce modèle.

La singularité de ce que je qualifie de « régime présentiste » tient à ce qu’il n’y a finalement plus que du présent. Chacun le vit dans son quotidien, personnel comme professionnel. Dans ce régime-là, on ne sait plus quoi faire du passé puisqu’on ne le voit même plus, et l’on ne sait plus quoi faire de l’avenir qu’on ne voit pas davantage. Il n’y a plus que des événements se succédant ou se télescopant, auxquels il faut « réagir » dans l’urgence, au rythme incessant des breaking news – à moins qu’il ne s’agisse d’événements dont nous assurons nous-mêmes la production, soumis aux exigences de l’événementiel. Avec Internet, se sont désormais imposés le temps réel, la simultanéité de tout avec tout, et le continu. Tout apparaît sur le même plan dans un présent aussi étendu que le réseau lui-même. Dans cette nouvelle « condition numérique » – pour reprendre le titre d’un ouvrage récent –, articuler passé, présent et futur devient plus problématique que jamais, mais apparaît d’autant plus nécessaire alors même que semble reculer la possibilité d’un récit commun – à chacun sa mémoire, son site et son blog !

L’Europe des pères fondateurs est fondamentalement un projet futuriste, toujours inachevé, conçu comme accélérateur de progrès dans le cadre de la modernisation et d’une compétition qui opposait à ses débuts l’Ouest à l’Est. Relais ou substitut de la construction nationale, l’Europe s’est proposée comme une nouvelle histoire pour une nouvelle croyance. L’horizon des fins était sans cesse reporté, ce qui n’empêchait pas d’avancer au jour le jour dans un système d’engrenage enclenché par Jean Monnet. Pour le reste, l’Europe se vivait dans l’urgence, traversait des crises, et discutait au rythme de marathons : bref, elle était dans le présent pour le présent. Quant au passé, il n’existait pas, si j’en crois Marc Abélès, anthropologue qui a travaillé à Bruxelles : en effet, si, d’un côté, on invoquait rituellement les pères fondateurs, de l’autre, on vivait dans le jour même – « comme si nous conduisions sans rétroviseur » ainsi que le lui confiait un fonctionnaire européen.

L’année 1989 est à la fois celle de l’Europe retrouvée et, paradoxalement, celle aussi de l’Europe arrêtée, même si elle continue quelque temps sur son erre. Avec la réapparition de la question nationale, une discordance des temps apparaît entre les pays de l’Europe de l’Ouest et ceux de l’Est : les nations qui avaient été « arrêtées » renouent, fictivement ou non, le fil d’une continuité ininterrompue. Alors que l’Allemagne de l’Ouest se considérait presque comme un État post-national, d’autres souhaitent retrouver à toute force une histoire nationale. Aucune de ces aspirations n’est toutefois portée par la force entraînante du futur ou transcendée par la croyance autrefois vivace en l’histoire. L’Europe qui marchait vers l’avenir est désormais soucieuse de se protéger. Forteresse ou citadelle, dans un mouvement de repli, elle se protège de l’extérieur, et nous en venons aussi à nous protéger de l’Europe elle-même en défendant notre patrimoine.

La récente déclaration de M. José Manuel Barroso sur l’attitude « réactionnaire » de la France met au jour un intéressant paradoxe sur le rapport de la politique au temps. À l’âge moderne, la politique était en charge de diriger les sociétés : ceux qui se voulaient accélérateurs de la modernité étaient des progressistes qui s’opposaient aux conservateurs, désireux de freiner cette marche en avant. Aujourd’hui, la politique n’apparaît plus comme un élément de progrès mais comme un frein à la modernisation, retardant les processus socio-économiques et technologiques, si bien que ceux qui veulent encore croire au contrôle politique passent pour des conservateurs, voire pour des réactionnaires. Le marqueur temporel est donc inversé, ce qui pose, de façon générale et en Europe en particulier, le difficile problème du temps de la décision politique.

M. Guillaume Duval, économiste, rédacteur en chef d’Alternatives économiques. Comment convaincre l’Allemagne que l’Europe doit cesser d’être allemande ? Telle est la question qui se pose à mes yeux en premier lieu si l’on veut promouvoir une conception démocratique de l’Union.

Oui, l’Europe a commencé avec la CECA et avec l’exclusion d’un certain nombre d’activités du marché. Mais, après l’échec de la CED, l’Europe a choisi de s’engager sur un autre voie, en optant pour le modèle ordolibéral à partir duquel l’Allemagne fédérale s’était construite après les dérives hitlériennes. Selon cette idéologie, l’État ne doit pas intervenir dans l’économie ni jouer un rôle redistributif, mais doit établir des règles et les faire respecter. L’Europe du Traité de Rome s’est donc édifiée de la sorte, autour d’une idée qui agréait aussi aux Français puisqu’elle n’impliquait pas de transfert budgétaire ni de transferts de souveraineté significatifs à ce « machin » : il suffisait d’une Commission pour édicter des règles et d’une Cour de Justice pour les faire respecter, et basta !

On a tout d’abord procédé ainsi avec les biens, puis avec les services, dans le cadre d’un marché unique. Or tout cela n’a pas pu très bien fonctionner du point de vue économique en raison du dumping social et fiscal qui en a résulté. Au sein de ce marché obéissant à des règles communes, chaque pays a en effet été incité à abaisser le coût du travail pour pouvoir exporter. Un pays qui agit seul de la sorte peut y gagner, mais lorsque tous procèdent ainsi, on en arrive où nous sommes : l’activité économique n’est pas très dynamique.

Facteur aggravant : ce jeu perdant-perdant est également asymétrique, les petits États y perdant moins que les grands dans la mesure où, lorsqu’ils réduisent leurs coûts salariaux, ils peuvent assez facilement accroître leurs exportations pour compenser la baisse de l’activité en leur sein. Un grand État, en revanche, est toujours perdant parce que cette déperdition interne ne peut que très difficilement être compensée par un surcroît d’exportations.

Le constat est le même en matière fiscale. Lorsqu’un petit État diminue l’imposition sur les bénéfices des entreprises ou sur les revenus de l’épargne, il peut attirer suffisamment de riches ou d’entreprises pour accroître ses recettes fiscales. Dans la même situation, un grand État comme la France, l’Allemagne ou l’Italie est forcément perdant.

Cette logique ordolibérale a toutefois été battue en brèche par l’instauration de la monnaie unique, qui a induit le transfert au niveau central d’un élément de souveraineté majeur et d’une importante capacité de décision discrétionnaire. Il n’en reste pas moins que cette logique a perduré et a même été confortée en matière budgétaire avec l’adoption du Pacte de stabilité. Nous traversons les difficultés que nous savons parce que nous demeurons dans ce cadre : pour l’opinion publique et pour les dirigeants allemands, la crise s’explique par le fait que le Pacte de stabilité et les règles que nous nous sommes données en matière budgétaire n’ont pas été respectés et que les contrôles et les sanctions ont été insuffisants, et la solution passerait donc par le renforcement de ce cadre. D’où le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), ainsi que le « Six Pack ».

Or c’est une erreur d’analyse. Pendant sept ans, essentiellement lorsque M. Schröder, aujourd’hui considéré comme un modèle, était aux affaires, l’Allemagne n’a pas respecté les 3 % de déficit public autorisé non plus que, pendant onze ans, la nécessité de maintenir une dette publique inférieure à 60 % du PIB – à la différence des Irlandais et des Espagnols, mais qui, eux, souffraient d’autres maux sur lesquels nous ne nous attardions pas.

Quoi qu’il en soit, les Allemands persistent dans cette logique. Bien que des solutions aient été trouvées aux problèmes les plus brûlants comme la spéculation sur les dettes publiques – cela grâce aux décisions de la Banque centrale européenne et aux capacités d’intervention adoptées l’été dernier –, la dépression économique demeure parce que les politiques budgétaires restent structurellement trop restrictives en raison de ces règles communes.

La logique ordolibérale est parvenue à son terme : l’intégration économique et monétaire est telle que le problème, aujourd’hui, est de parvenir à se doter d’une capacité de décision discrétionnaire sur les politiques budgétaires, étant entendu que le budget européen est et restera insignifiant.

Cela supposerait qu’une instance européenne décide des politiques budgétaires nationales en dehors de la logique des règles, forcément stupide comme l’avait fort bien dit Romano Prodi dès 2002. Cette instance devrait pouvoir dire par exemple que, compte tenu de la conjoncture et des perspectives économiques, la France doit contenir son déficit en dessous de 2 %, l’Allemagne dégager un excédent de 1 %, etc. L’idée est proche de celle du gouvernement économique que les gouvernements français successifs mettent en avant depuis quinze ans, sans toutefois être capables d’expliquer comment il devrait fonctionner. Dans l’esprit de MM. Sarkozy et Hollande, cela impliquerait, me semble-t-il, que les chefs d’État et de gouvernement se réunissent plus souvent pour prendre ce type de décisions ensemble. Mais un tel dispositif ne pourrait convenir qu’aux seuls Français, dans la mesure où la Ve République n’est pas vraiment une démocratie parlementaire : une fois que le Président de la République s’est entendu avec ses homologues, le Parlement vote et l’on n’en parle plus. Or la plupart des autres pays, l’Allemagne notamment, ne fonctionnent pas de la sorte. Si Mme Merkel a mis tant de temps à réagir à la crise, c’est en particulier parce que l’Allemagne est une véritable démocratie parlementaire et qu’il lui fallait obtenir l’accord du Bundestag et de ses partenaires de la coalition. La solution envisagée par la France ne peut donc être vraiment opératoire parce qu’elle fait fi de la légitimation démocratique des décisions prises au niveau européen, décisions qui ne sauraient demeurer dans le champ intergouvernemental comme nous en avons hélas pris la fâcheuse habitude lors de la crise.

La Commission européenne peut-elle prendre ces décisions ? Je ne le crois pas. Elle a achevé de se discréditer pendant la crise en se montrant incapable de prendre la moindre initiative en 2008 et 2009 tout en étant en revanche habile à nous faire replonger dans la récession avec les politiques d’austérité qu’elle a soutenues.

Nous avons donc besoin de nouvelles institutions, et avant tout d’un Parlement de la zone euro qui soit à même de légitimer démocratiquement les décisions prises, en particulier vis-à-vis des Allemands. Si la Cour de Karlsruhe et le Parlement allemand « bloquent », c’est parce que cette légitimation fait défaut au niveau européen. Si nous voulons convertir les Allemands à un processus de décision plus discrétionnaire et mieux adapté aux problèmes actuels, il faut d’abord leur proposer, non un gouvernement économique européen, mais ce Parlement de la zone euro. Et, dans la mesure où cela aboutirait à priver les parlements nationaux d’une part essentielle de leurs prérogatives, ce nouveau Parlement devrait émaner d’eux, et non pas du Parlement européen tel qu’il est aujourd’hui.

La Présidente Danielle Auroi. Ce propos conforte notre détermination à faire réussir la Conférence interparlementaire dont je parlais tout à l’heure, et dont la première réunion se tiendra en Lituanie à l’automne.

M. Joaquim Pueyo. L’enjeu le plus important pour l’avenir de l’Union européenne consiste à renforcer l’intégration des pays membres, l’Europe ne devant plus apparaître aux yeux de nos concitoyens comme une charge indue ou comme un territoire contraint par toutes sortes de règlements, mais comme une communauté de destin.

Cela passera par des approfondissements de plusieurs sortes.

Par un approfondissement économique, tout d’abord, avec la constitution d’un budget européen beaucoup plus consistant et avec une vraie mutualisation des dettes publiques nationales.

Par un approfondissement militaire ensuite. Vous avez parlé de « réconciliation pour la paix » mais l’Europe de la défense n’a pas beaucoup avancé puisque c’est toujours l’OTAN qui assure la défense de notre continent. Charles Quint, Napoléon, Hitler et d’autres ont voulu réaliser l’«unité » européenne par la contrainte mais nous avons aujourd’hui la chance de pouvoir la faire vivre à travers les valeurs de la démocratie.

Par un approfondissement politique, enfin, en accroissant les pouvoirs de contrôle du Parlement européen et en rendant la citoyenneté européenne plus effective.

L’Union européenne doit également faire face au défi de l’élargissement, dont aucun de vous n’a parlé. Pourtant, ce processus est loin d’être achevé puisque des négociations se sont ouvertes en 2005 avec la Turquie et que les pays de l’ouest des Balkans ont vocation à intégrer l’Union, de même que l’Ukraine.

La réussite de l’Union européenne suppose donc de maîtriser à la fois l’élargissement et l’approfondissement, ce qui implique de procéder à la réforme tant attendue des institutions et des processus de décision.

Un espace social européen élargi suppose également de trouver des solutions sur quantité de sujets sensibles : la protection sociale, le marché du travail, la politique communautaire du droit d’asile et des migrations, le droit des minorités…

Selon vous, l’Europe a-t-elle la capacité d’intégrer de nouveaux membres tels que la Turquie ou l’Ukraine sans mettre en péril les objectifs d’approfondissement que je viens d’évoquer ?

J’en profite incidemment pour signaler que le Parlement discutera lundi prochain d’une résolution en hommage à Aimé Césaire, dont nous parlions à l’instant.

La Présidente Danielle Auroi. L’Europe « oligarchique », pour utiliser un vocabulaire un peu caricatural, est de moins en moins généreuse avec ses citoyens.

M. Viveret a relevé le caractère fondateur de la CECA, du point de vue économique comme du point de vue historique. Il me semble que l’on peut en dire autant de la PAC. Mais comment parvenir à l’« Europe du bien vivre » sans un approfondissement réel de l’Europe sociale et sans nouvelle politique industrielle fondatrice ? Cette dernière n’est-elle pas à rechercher du côté de l’énergie et de l’environnement ? Cela ne contribuerait-il pas à en finir avec une vision strictement financière, porteuse de dérives et de scandales et trop étroitement technocratique ?

M. Guillaume Duval. Comment convaincre les Allemands et les autres pays européens de travailler avec nous afin de relancer la machine ? La transition énergétique et la conversion écologiste de nos économies me semblent en effet être les voies les plus appropriées, l’Allemagne étant beaucoup plus écologiste que nous et fondée de surcroît à penser que son industrie tirera profit d’une telle politique. Celle-ci aurait également des effets redistributifs massifs puisqu’elle concernerait au premier chef les pays méditerranéens. Je rappelle qu’avec un ensoleillement une fois et demie supérieur, la Grèce produit cinquante fois moins d’électricité photovoltaïque que l’Allemagne – c’est avec la France le pays d’Europe qui, jusqu’ici, a fait le moins d’efforts pour développer les énergies renouvelables.

Cette idée est celle de beaucoup, depuis longtemps, et pourtant elle n’avance pas. L’une des raisons en est l’attitude des responsables allemands : lorsqu’on leur propose de donner des milliards aux Grecs ou aux Espagnols pour accroître leur efficacité énergétique et pour développer les énergies renouvelables, ils vous regardent avec de grands yeux et vous demandent si vous êtes sûr qu’il s’agit là d’une bonne idée, les aides attribuées par le passé à ces deux pays n’ayant pas eu d’effets concluants.

Il est possible de contourner la difficulté en faisant valoir que le moment est propice pour créer un véritable service public européen de la transition énergétique et de la conversion écologique de nos économies, l’argent ne transitant plus par les États mais étant distribué partout en Europe par une institution ad hoc – comme le fait déjà, mais à une toute petite échelle, la Banque européenne d’investissement. Cela ne servirait pas simplement à relancer la machine économique sur le mode keynésien : l’Europe est la zone la plus anciennement industrialisée au monde, mais aussi celle qui a le moins de matières premières non renouvelables et d’énergies fossiles et, si elle n’emprunte pas cette voie, elle se condamne à mort. Il ne s’agit donc pas seulement de préserver les intérêts des générations futures ou de laisser un peu de pétrole aux pays du sud afin qu’ils se développent : chaque fois que l’économie mondiale repart, les prix des matières premières remontent et l’Europe est le continent qui en est le plus affecté, de sorte que, sans une telle politique, nous ne sortirons jamais de la crise.

Mme Cynthia Fleury. J’irai dans le même sens.

Je l’ai dit, en termes peut-être un peu plus politiques : la défense de hautes normes sociales et environnementales n’est pas seulement une exigence éthique, c’est la seule voie géopolitiquement praticable pour l’Europe.

Nous en sommes tous d’accord, il faut repenser les « solidarités concrètes » nées de la substitution d’industries de paix aux industries de guerre. Aujourd’hui, et cela constituera pour l’Europe un véritable test de crédibilité, nous devons substituer à l’industrie de la finance dérégulée une industrie propre à réduire l’hiatus démentiel entre l’économie réelle et l’économie spéculative. La « troisième révolution industrielle » prônée par Jeremy Rifkin permettra d’associer les énergies renouvelables et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Grâce aux réseaux intelligents ou au stockage de l’hydrogène, chaque territoire, chaque maison se transformera en fournisseur d’énergie.

La question de l’approfondissement et de l’élargissement est très compliquée. Nous assistons à une très forte poussée du populisme et du nationalisme qu’on ne peut balayer d’un revers de la main en considérant qu’elle est le fait de crétins dévorés par le ressentiment : les partis politiques modérés n’ont pas de solutions à proposer en matière sociale. Si l’Union continue de s’élargir sans avoir préalablement soumis à un test de crédibilité ses capacités d’intégration sociale, nous serons confrontés à une véritable cassure. Il n’est pas question de s’interdire, à long terme, tout élargissement, mais il faut se saisir à bras-le-corps de la question de l’approfondissement.

Je reviens d’un forum des Young Leaders qui se tenait à Athènes : tous s’interrogent sur l’opportunité de poursuivre l’élargissement et considèrent que quelques tests de crédibilité s’imposent préalablement, en particulier pour garantir aux peuples européens un modèle social viable, qu’ils puissent s’approprier. En bref, ils demandent des preuves !

M. Patrick Viveret. Il est frappant de noter à quel point les vues des acteurs issus de la société civile européenne convergent. Les propos de M. Duval en faveur d’un Parlement de la zone euro rejoignent ceux qui ont été tenus sur le lien à établir entre le renforcement du budget européen et la nécessité de lutter vraiment contre la fraude fiscale. Vous rendez-vous compte de ce que nous gagnerions à rediriger une fraction, si minime soit-elle, des mille milliards d’évasion fiscale vers des investissements du type de ceux qui viennent d’être évoqués, comme la constitution d’un service public européen de la transition énergétique ?

Le constat est le même en ce qui concerne le problème de la défense européenne, qui doit être posé à nouveaux frais. Qu’est-ce qu’une telle défense ? Quelles menaces pèsent sur notre continent ? La première d’entre elles, qui vise le modèle social européen, résulte du dérèglement de la sphère financière. L’organisation d’une défense européenne sur ce terrain-là suppose de lutter contre la fraude fiscale et de réglementer à nouveau les marchés financiers.

Mme Françoise Vergès. Il est beaucoup question de la façon dont les Européens pourraient se sentir à nouveau concernés par l’Europe. Or je viens précisément d’une région européenne qui, comme d’autres d’ailleurs, n’existe pas dans la conscience européenne. Prendre en compte l’ensemble des citoyens européens suppose tout d’abord de s’interroger sur la carte de l’Europe que l’on a dans la tête. Avant de parler d’élargissement, il faut se rendre compte qu’une partie des Européens n’est même pas considérée.

Pourtant, ces régions-là, qui jusqu’ici n’ont pas été particulièrement aidées par l’Europe, sont encore plus concernées par les politiques énergétiques : elles sont plus fragiles mais disposent de ressources naturelles comme le vent, l’océan, le soleil, la géothermie. La création d’une agence européenne surplombant les collectivités locales serait sans doute très intéressante pour faire avancer les dossiers en échappant à l’emprise des intérêts de court terme.

Nous avons parlé des problèmes liés à l’environnement. Or, alors que des générations d’Antillais vont être affectées par le scandale du chlordécone, cela ne constitue pas vraiment une question européenne. Pourquoi ? Parce que cela s’est passé loin du continent et que cela touche des gens que l’on ne connaît pas très bien ? Si cette affaire s’était produite dans une région que tout le monde considère comme européenne, n’aurait-elle pas constitué un scandale européen ?

La Présidente Danielle Auroi. Les ultramarins sont aussi des Européens.

Lorsque je siégeais au Parlement européen, j’ai eu l’occasion de travailler un peu avec les Antillais et j’ai alors constaté qu’ils ignoraient l’existence des programmes européens spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI) et ne les utilisaient donc pas. Cela étant, comme dit le proverbe, et c’est hélas valable pour toutes les zones ultramarines de l’Europe, « loin des yeux, loin du cœur ». Ces territoires, pourtant, nous invitent à nous interroger sur ce que devrait être une Europe du « bien vivre » pour tous ses peuples.

M. François Hartog. Des pistes pleines de bon sens ont été proposées mais quelles sont les conditions pour qu’elles soient effectivement empruntées ? Tout d’abord, il faut croire en l’Europe, alors que le projet européen tel qu’il est né après la deuxième guerre mondiale n’a plus de sens, comme on vient de nous le dire. Il nous faut donc « rouvrir » le futur, en ayant la conviction que, sans faire preuve pour autant d’optimisme béat, nous pouvons agir afin d’améliorer la situation.

Entre autres obstacles à un tel projet, nous nous heurtons à la valorisation, extrêmement forte depuis trente ou quarante ans, du seul présent. Comment donc réintroduire l’articulation entre passé, présent et futur ? Toutes les communautés humaines ont toujours essayé de bricoler ces trois catégories de multiples façons mais, pour l’heure, nous ne savons plus le faire.

Nous avons également intérêt à prendre conscience de la discordance des temps entre les différents pays qui composent l’Europe : n’ayant pas eu la même histoire, ils ne partagent pas, aujourd’hui, rigoureusement la même temporalité. Le temps de la globalisation est le présent, le temps de l’instantanéité et de la simultanéité, mais les autres temps renvoient aux histoires nationales et aux individus qui les ont faites et nous ne pouvons en faire abstraction si nous voulons proposer un projet qui ait du sens pour les citoyens européens.

La Présidente Danielle Auroi. Pour conclure cette passionnante réunion, quels messages vous semblent absolument prioritaires pour réussir le débat sur l’avenir de l’Europe ?

M. François Hartog. Trouvons le moyen d’articuler à nouveau passé, présent et futur.

M. Guillaume Duval. Ayons le sentiment de l’urgence. Nous sommes lancés dans une course contre la montre qui peut être assez facilement perdue.

Le Président de la République répète régulièrement que la crise de l’euro est finie. Il est vrai que nous avons trouvé les moyens d’atténuer les formes les plus saillantes de la spéculation financière, comme les opérations monétaires sur titres (OMT), mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose au fond. Confrontés à une spéculation débordante, les chefs d’État ont été poussés à prendre des décisions le dimanche soir parce qu’elles devaient l’être avant la réouverture des bourses le lundi matin, mais, la pression ayant cessé, nous risquons de ne pas faire ce qu’il faut pour redresser vraiment une situation explosive.

L’Europe étant évidemment à plusieurs vitesses, nous devons mettre en œuvre des politiques différenciées. Or, si les Allemands freinent, c’est en raison de la question polonaise, décisive pour eux. Une plus forte intégration de la zone euro suppose donc d’y faire rapidement entrer ce pays car, pour l’Allemagne, ce qui se passe à l’est de ses frontières est absolument essentiel.

M. Patrick Viveret. Édouard Glissant oppose la mondialité à la mondialisation, cette dernière n’étant qu’une globalisation financière, et donc une fausse mondialité. De quelle Europe le monde a-t-il donc besoin ?

L’humanité a besoin de relever le défi écologique afin de promouvoir des sociétés écologiquement soutenables. Elle doit également traiter les dossiers explosifs de la misère et de l’humiliation qui naît du creusement des inégalités sociales, de l’alternative à la guerre des civilisations, de la prolifération des armes de destruction massive, de la démesure de l’économie spéculative, etc. Si nous nous posons ces questions en termes de mondialité, l’Europe peut oser l’ambition au lieu de se replier sur elle-même et de ruminer son « déclinisme ». Elle peut oser la mondialité, non plus en se référant à son histoire de puissance dominatrice, mais en adoptant une posture de puissance créatrice et anticipatrice de stratégies de transition vers le « buen vivir ».

Mme Françoise Vergès. Il faut redonner espoir dans la capacité des luttes à changer les politiques actuelles. Sans doute y faut-il du courage, mais il est possible de lutter contre le repli sur soi et la désespérance.

Il faut également affirmer que la diversité est un fondement de l’Europe.

Enfin, puisque Édouard Glissant a été cité, l’échange doit être au cœur des relations et non la peur de l’autre. La culture ne se résume pas aux beaux-arts, elle est le ciment des sociétés humaines et des organisations sociales.

Mme Cynthia Fleury. Sur le fond, il est désespérant de constater que ce sont les États-Unis qui nous donnent des leçons sur la manière de récupérer les milliards de l’évasion fiscale. En ce domaine, il est primordial de lier lutte contre la fraude fiscale et organisation de la transition énergétique car celle-ci exige celle-là en ces temps de disette budgétaire.

Sur la forme, il faut éviter le piège du maximalisme. L’Europe étant à plusieurs vitesses, il convient de mener des politiques différenciées, d’établir des coopérations renforcées et de promouvoir des projets pilotes de gouvernance économique. Utilisons nos histoires nationales pour créer des avant-gardes entre pays qui partagent un même diagnostic sur le désastre social, quitte à ce que le fameux couple franco-allemand cède la place à d’autres binômes, ou à des trinômes ! Assumons des leaderships partagés !

La Présidente Danielle Auroi. Je vous remercie d’avoir ainsi enrichi notre réflexion.

Parmi les pistes évoquées, je retiens l’idée d’une Europe puissance créatrice. Plus nous nous montrerons ouverts dans cette phase, plus nous inciterons nos collègues à réfléchir à l’avenir de l’Europe et aux moyens de sortir nos concitoyens du désespoir. À un an des élections européennes, nous sommes en effet tous inquiets de ce qui s’annonce, les risques d’explosion semblant l’emporter sur les chances de cohésion. »

ANNEXE :
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA RAPPORTEURE

À Bruxelles :

- M. Herman Van Rompuy, président du Conseil européen

– M. Maros Šefčovič, vice-président de la Commission européenne chargé des relations interinstitutionnelles

– Mme Isabelle Durant, eurodéputée, vice-présidente du parlement européen, groupe des Verts

– M. Guy Verhofstadt, eurodéputé, président du groupe ADLE

– M. Jean-Paul Besset, eurodéputé, groupe des Verts

À Paris :

- M. Pascal Canfin, ministre délégué au Développement

– M. Thierry Repentin, ministre délégué aux Affaires européennes

– M. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale

M. Philippe Léglise-Costa, conseiller pour les affaires européennes auprès du président de la République

– MM. Thomas Philippon et Cédric O, conseillers auprès du ministre de l’Economie et des Finances

– M. Antonio Vitorino, président de Notre-Europe-Institut Jacques Delors

– M. Guillaume Duval, économiste

1 () La composition de cette Commission figure au verso de la présente page.