Accueil > Documents parlementaires > Propositions de loi
La version en format HTML, à la différence de celle en PDF, ne comprend pas la numérotation des alinéas.
Version PDF
Retour vers le dossier législatif

N° 2938

_____

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 juillet 2015.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête
sur les liens entre la France et l’Arabie Saoudite,

(Renvoyée à la commission des affaires étrangères, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Jacques BOMPARD,

député.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Du rapprochement « stratégique » avec l'Arabie Saoudite

Ces derniers temps, il a été possible de noter une nette orientation de la politique extérieure française en direction d’un franc rapprochement avec l’Arabie Saoudite. Cependant, vu la nature du régime et l’histoire de ce pays ainsi que le contexte géopolitique actuel, il convient d’estimer le mal-fondé d’une alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite. En effet, le « Royaume des sables » rapidement devenu « Pays de l’or noir », a beau être l’allié traditionnel des puissances occidentales au Moyen-Orient, et notamment actuellement dans la lutte actuelle contre l’État islamique, il demeure le principal soutien des mouvements islamistes fondamentalistes qui agissent dans le monde entier.

L’Arabie Saoudite joue, en effet, le rôle d’allié traditionnel des puissances occidentales – en premier lieu, des États-unis – et ce depuis le dénommé « Pacte de Quincy ». Ce dernier équivalait à assurer aux États-unis le monopole sur le pétrole saoudien en échange d’une protection. Il convenait, dans cette époque de Guerre froide, d’empêcher que l’URSS ne puisse s’emparer des gigantesques réserves d’hydrocarbures. Ceci a ainsi permis à John Forrestall, secrétaire américain à la défense, d’affirmer en juin 1948 que « l’Arabie doit désormais être considérée comme incluse dans la zone de défense de l’hémisphère occidental ». Bien que cette alliance ait pu être mise à mal par les attentats du 11 septembre 2001 (quinze des terroristes étaient de nationalité saoudienne), celle-ci s’est maintenue.

En cette époque d’après-guerre, l’Arabie Saoudite constituait un pivot stratégique pour les États-unis. La monarchie conservatrice avait alors l’avantage de pouvoir faire barrage dans la région à la vague de nationalisme arabe des années 1950-1960. Effectivement ce nationalisme arabe prenait, alors, des teintes anti-colonialistes puis anti-impérialistes et socialisantes et donc plus susceptibles de voir dans l’URSS un allié. De plus, la composante panarabe de ce nationalisme aurait pu être le pendant oriental de l’internationalisme occidental. C’est d’ailleurs ce qui advint, plus ou moins, avec l’Égypte de Nasser (1964), la Syrie (1966) et l’Irak (1972) baasistes ainsi qu’avec la République démocratique populaire du Yémen du Sud (1970).

Néanmoins, en dépit de sa reconduction supposée en avril 2005, cette alliance américano-saoudienne s’effrite de plus en plus. Ce sont, en effet, les États-unis qui sont actuellement en train de se désengager progressivement de cette alliance de longue date. Ceci est imputable au développement des hydrocarbures non-conventionnels (pétrole et gaz de schiste) qui est en passe d’assurer l’indépendance énergétique des États-unis à l’horizon 2020, voire avant. L’association avec l’Arabie Saoudite s’en trouve donc considérablement dévaluée. Les États-unis ont, en effet, été qualifiés de premier producteur mondial de pétrole brut et de gaz naturel par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), détrônant, ainsi, l’indétrônable Arabie Saoudite (octobre 2014). Par conséquent, cela représente une marge de liberté inédite, sur le plan stratégique, dont les Américains pourront alors bénéficier.

C’est donc au moment où, opportunément, les États-unis se désengagent de cette alliance de longue durée que nous, Français, d’habitude si inféodés à la politique extérieure des USA, entreprenons le raffermissement de liens déjà plus ou moins tacites avec la monarchie saoudienne. Or cela constitue une profonde erreur stratégique de notre diplomatie car ce rapprochement relève de la schizophrénie. En effet, notre pays est engagé, malgré lui, dans une guerre globale contre le terrorisme islamiste international. D’un autre côté, notre diplomatie œuvre en faveur d’un rapprochement certain avec un État qui se trouve être, depuis des décennies, la mamelle nourricière du fondamentalisme islamique et du terrorisme djihadiste en découlant.

L’Arabie Saoudite produit depuis plusieurs siècles le lait d’un Islam rigoriste, conquérant et exclusiviste irriguant la totalité du monde islamique. Ainsi, on pourrait aller jusqu’à remonter jusqu’au pacte politico-théologique conclu au XVIIIe siècle mais encore en vigueur entre la famille Al-Saoud et le prédicateur puritain Muhammad Ibn’Abd al-Wahhab. Celui-ci consiste en l’éradication de toutes formes de pensée religieuse s’écartant de la lecture littérale du wahhabisme par les Al-Saoud sur leur territoire, en échange de quoi le clergé de ce territoire garantissait l’obéissance des fidèles au pouvoir saoudien. De plus, le wahhabisme se considère comme le seul détenteur de l’orthodoxie islamique. Ce qui explique, non seulement, son désir d’expansion et d’exportation, mais aussi, son rapport aux musulmans ne se réclamant pas de cette obédience particulière. Par conséquent, le wahhabisme sert d’instrument d’extension de l’influence saoudienne, au-delà même du monde arabe au nom du « Daawa wal irchad » (prosélytisme et propagation de la foi).

Ceci explique donc pourquoi « le syndrome d’une saudi-connection (avec le terrorisme islamiste) plane toujours comme une "ombre portée" sur cette relation (avec les États-unis) » puisque Arabie Saoudite et wahhabisme sont consubstantiels : « La promotion de l’obédience wahhabite par le régime saoudien est consubstantielle à l’identité du royaume » (David Rigoulet-Roze). Sans remonter au XVIIIe siècle, on notera que, déjà, le djihad antisoviétique en Afghanistan était financé par les « pétrodollars » d’origine saoudienne et, en outre, convergeait, de fait, avec les intérêts des États-unis. C’est ainsi que le Président Ronald Reagan parlera de « combattants de la liberté » à propos des moudjahidines « combattants de la foi » ; c’est-à-dire des futurs talibans. De manière plus générale, le contexte géopolitique de la fin de la Guerre froide constitue un moment favorable pour l’Arabie Saoudite à la diffusion de son sunnisme radical à l’échelle d’une Oummah (communauté des croyants) à l’époque peu acquise à ce genre de doctrine. C’est ainsi qu’il est possible d’affirmer qu’Al-Qaïda constitue une sorte de « sous-produit "monstrueux" » de cette forme de sunnisme extrémiste promu par l’Arabie Saoudite dès la fondation du royaume en 1932 grâce à la corne d’abondance des "pétrodollars".

L’Arabie Saoudite possède, en effet, des réserves d’hydrocarbures prouvées suffisantes pour lui permettre de devenir un « swing producer » (pays producteur pivot), pour influer grâce aux « pétrodollars » et de propager à l’extérieur son idéologie islamiste issue du wahhabisme. Le salafisme peut ainsi être considéré comme un des plus importants produits d’exportation du royaume après les hydrocarbures. L’Arabie Saoudite constitue donc le berceau du wahhabisme, doctrine d’Islam politique influençant la plupart des islamismes. Or, comme le rappelait très récemment à l’Assemblée nationale S.E Ehab Badawy, ambassadeur d’Égypte en France, l’Islam politique ne constitue aucunement une alternative politique de la région.

La France et ses représentants politiques ont récemment adopté des positions particulièrement favorables aux saoudiens. Quelques participations ou déclarations étonnantes suivent :

– Réception de François Hollande en décembre 2014 où il brandit notamment un sabre traditionnel aux évocations sanguinaires.

– Contrat libano-saoudo-français pour la livraison d’armes au Liban.

– Attaques répétées de Jean-Yves Le Drian contre les pays dit de l’arc chiite dans son discours de Beyrouth en avril 2015. (http://www.ambafrance-eau.org/Discours-de-M-Jean-Yves-Le-Drian).

– Alignement unilatéral sur la position saoudienne lors du conflit yéménite (« À l’initiative de l’Arabie Saoudite, des États de la région ont souhaité unir leurs forces pour mettre un coup d’arrêt à l’entreprise de déstabilisation, soutenue depuis l’étranger, dont le gouvernement légitime du Président Hadi a été victime. Même si nous n’intervenons pas directement, nous nous tenons aux côtés de ceux qui agissent pour rétablir la stabilité dans ce pays. Comme en témoignent les sanctions prises au Conseil de sécurité des Nations-unies, la France ne transigera jamais avec ceux qui veulent une fois encore détruire les institutions légitimes d’un État pour accroître leur influence et réaliser le rêve d’une puissance régionale hégémonique. » Jean-Yves Le Drian : http://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/yemen-tentation-francaise-d-intervenir-en-soutien-l-arabie-saoudite-23520.

– Laurent Fabius utilisait le même ton : « Concernant le Yémen, nous venons manifester notre soutien, surtout politique, aux autorités saoudiennes ». (http://www.france24.com/fr/20150412-laurent-fabius-soutient-poursuite-raids-saoudiens-yemen-arabie-saoudite-houthis-france-riyad).

– François Hollande était l’invité exceptionnel du Conseil de sécurité du Golfe en mai 2015.

– Réception à Paris de Mohammed ben Salmane, prince héritier du trône saoudien et ministre de la défense en juin 2015.

– Annonce le mercredi 26 juin d’une coopération renforcée dans le nucléaire civil ainsi que de 20 milliards d’euros de contrat.

Cet alignement et cette amitié très renforcée laissent planer des soupçons sur les fondements réels de ce rapprochement. En effet chacun sait que l’Arabie Saoudite n’a pas d’agenda politique neutre dans la région. Le roi Fayçal d’Arabie estimait ainsi : « l’Islam (comprendre l’islam wahhabite) devait être au centre de la politique étrangère du royaume ». Rappelons ici la longue concurrence qui exista entre baasistes et nasséristes et islamistes saoudiens, les uns nationalistes et laïques, les autres préférant l’universalité de l’Oummah. « Les Arabes devraient commencer par libérer Riyad avant de libérer Jérusalem » déclarait ainsi Gamal Abdel Nasser.

Le rapprochement entre la France, son histoire, son héritage, et sa vocation propre au Proche-Orient avec Ryad, pose donc une singulière question. La représentation nationale doit pouvoir enquêter sur les montages financiers qui organisent cette action. Il s’agit d’éclaircir quelles entreprises et quels réseaux assurent une telle proximité au moment où l’Arabie Saoudite entre dans une confrontation toujours plus directe avec la Russie et l’arc chiite. Il s’agit par ailleurs de comprendre pourquoi la France et ses élites politiques s’acharnent dans une politique de lien unique avec les monarchies sunnites au détriment de toute politique équilibrée à l’endroit de l’Iran ou de la Syrie.

Il s’agit également de vérifier qu’aucun mécanisme manifestement illégal n’est adossé à la signature de ces contrats comme ce fût le cas lors des contrats de frégates pour l’Arabie Saoudite et de sous-marins pour son allié pakistanais comme ce fût le cas en 1994-1995.

Il s’agit par ailleurs de prémunir la France de tout soutien marqué à Ryad dans sa candidature à la présidence du Conseil des droits de l’Homme révélé par La Tribune de Genève en mai 2015. Aucun doute n’est possible sur l’effritement massif de l’image de la France à mesure qu’elle décide de devenir le vassal d’une puissance aussi arrogante. (http://www.tdg.ch/monde/moyen-orient/arabie-saoudite-convoite-presidence-conseil-droits-lhomme/story/24673745) Rappelons que Salif Shetty, chef de l’organisation Amnesty International, déclarait en janvier 2015 : « Je ne veux pas spéculer sur ce qui va se passer politiquement, mais du point de vue d’Amnesty International, la question est l’absence totale de droits de l’Homme dans ce pays. C’est notre inquiétude ». Il ajoutait d’ailleurs : « C’est la forme de punition la plus terrible et médiévale. L’Arabie Saoudite a aussi effectué des décapitations publiques. Nous critiquons l’État Islamique, mais là, c’est un gouvernement qui a effectué plus de 60 décapitations en public au cours des derniers mois » (http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20150123.AFP6308/l-arabie-saoudite-insensible-aux-droits-de-l-homme-accuse-amnesty.html).

Il s’agit de s’assurer que la France ne travaille pas avec des interlocuteurs qui soutiendraient sur leurs fonds propres ou grâce à des institutions étatiques les forces islamistes commettant actuellement des barbaries au Proche-Orient. De larges doutes sont permis, comme l’écrivait Ed Husain, chercheur musulman au « Conseil On Foreign Relations », qui publiait une tribune dans le New York Times en août 2014 : « Let’s be clear : Al Qaeda, the Islamic State in Iraq and Syria, Boko Haram, the Shabab and others are all violent Sunni Salafi groupings. For five decades, Saudi Arabia has been the official sponsor of Sunni Salafism across the globe” (http://www.nytimes.com/2014/08/23/opinion/isis-atrocities-started-with-saudi-support-for-salafi-hate.html?_r=1)

Il s’agit en somme de rassurer les Français sur une inquiétude grandissante : notre Gouvernement et nos élites travailleraient-ils avec ceux qui financent, organisent et diffusent les attentats qui violentent le monde entier.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête parlementaire de trente membres chargée d’établir un état des lieux et préciser la nature et les conséquences des relations commerciales et militaires faites par la France à l’Arabie Saoudite.


© Assemblée nationale