SÉANCE DU JEUDI 11 JUIN 1998 — 2ème SÉANCE DU MARDI 16 JUIN 1998

Assemblée Nationale

COMPTE RENDU ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 1997- 1998 - 109ème jour de séance, 247ème séance

SÉANCE DU JEUDI 11 JUIN 1998

PRÉSIDENCE DE Mme Nicole CATALA
vice- présidente.

La séance est ouverte à quinze heures.

Sommaire
Modification de l’ordre du jour prioritaire
Nouvelle-Calédonie
Article premier
Art. 2
Art. 3

MODIFICATION DE L’ORDRE DU JOUR PRIORITAIRE

Mme la Présidente - M. le Président de l’Assemblée nationale a reçu de M. le ministre des relations avec le Parlement une lettre l’informant qu’en application de l’article 48 de la Constitution, le Gouvernement fixe comme suit l’ordre du jour prioritaire de l’Assemblée nationale jeudi 18 juin au soir :

projet relatif à la partie législative du code de l’éducation ; - projet de loi relatif aux enquêtes techniques sur les accidents et les incidents dans l’aviation civile.
L’ordre du jour prioritaire est ainsi modifié.

NOUVELLE- CALÉDONIE

L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle- Calédonie.

M. Jean- Jack Queyranne, secrétaire d’Etat à l’outre- mer - Le Parlement est appelé une nouvelle fois à se prononcer sur l’avenir de cette terre lointaine du Pacifique qu’est la Nouvelle- Calédonie.

S’il a déjà eu l’occasion de le faire dans des circonstances souvent dramatiques, il intervient aujourd’hui alors que sur cette terre longtemps disputée règne un climat de paix civile, pour ne pas dire de concorde.

Après qu’en 1853, la France eut pris possession de cette terre kanake, la colonisation a entraîné un traumatisme durable pour la population d’origine et porté atteinte à la dignité de ce peuple qu’elle a longtemps privé de son identité. Mais les hommes et les femmes qui se sont installés en Nouvelle- Calédonie ont contribué à son développement et ont acquis par leur participation à l’effort collectif une légitimité. Ils sont indispensables à son équilibre social et au fonctionnement de son économie et de ses institutions.

Pour arriver à ce constat, qui figure dans le préambule de l’accord de Nouméa, une longue et parfois douloureuse évolution des mentalités a été nécessaire. Dans les années soixante et soixante- dix, les kanaks, conduits par Jean- Marie Tjibaou, sont passés de la revendication culturelle et identitaire à la revendication foncière et politique. Puis, entre 1984 et 1988, la Nouvelle- Calédonie a connu des troubles graves résultant de l’affrontement entre les partisans du maintien dans la République française, majoritairement d’origine européenne, et ceux, essentiellement kanaks, qui souhaitaient aller vers l’indépendance.

A la suite du drame d’Ouvéa, l’Etat, grâce à la détermination du Premier ministre Michel Rocard, le RPCR conduit par le député Jacques Lafleur et le FLNKS de Jean- Marie Tjibaou signaient en juin 1988 les accords de Matignon. Les deux légitimités se reconnaissaient. "Ni nous sans vous, ni vous sans nous" : cette proclamation s’inscrivait sur les murs de Nouméa. Le projet de loi donnant une traduction institutionnelle à ces accords fut adopté par le peuple français lors du référendum du 9 novembre 1988.

Ces accords ont durablement rétabli la paix civile et instauré un esprit de dialogue entre les signataires. Ils prévoyaient une période de dix années destinées à favoriser le rééquilibrage entre les communautés et l’exercice des responsabilités par des institutions locales -les provinces Nord, Sud et des Iles Loyauté, l’Etat restant chargé des compétences régaliennes et assurant, dans un souci de neutralité, l’exécutif du territoire. 2 Séance du jeudi 11 juin 1998

Ces accords ont été appliqués loyalement par les trois parties et ont survécu à l’assassinat de Jean- Marie Tjibaou en 1989. Un référendum d’autodétermination était prévu pour 1998, dont le corps électoral serait restreint aux électeurs résidant sur le territoire depuis 1988. Cependant, il est assez vite apparu qu’il n’était pas souhaitable de limiter le droit des Calédoniens à la question de l’indépendance. Pour éviter de diviser l’opinion calédonienne, les forces politiques de la Nouvelle- Calédonie et l’Etat sont donc convenus de rechercher ensemble une solution consensuelle.

Le FLNKS avait posé un préalable relatif à l’accès à la ressource minière pour un projet d’usine métallurgique de nickel en province Nord. Ce préalable a pu être levé grâce à l’accord conclu à Bercy le 1er février 1998 entre l’Etat, la Nouvelle- Calédonie et les opérateurs miniers concernés dont le groupe public Eramet. Les négociations tripartites Etat- RPCR- FLNKS ont alors pu s’engager sous la présidence du Premier ministre le 24 février 1998 et se sont poursuivies sans relâche, tantôt à Paris, tantôt à Nouméa, aboutissant le 5 mai 1998 à la signature par M. Lionel Jospin, M. Jacques Lafleur et M. Roch Wamytan de l’accord dit de Nouméa.

Il a pour but de permettre à la Nouvelle- Calédonie de maîtriser son destin, destin choisi, destin partagé. Destin choisi : le projet qui vous est soumis ne traduit pas les options unilatérales de l’un des partenaires, mais résulte de longues négociations entre le Gouvernement et les deux principales forces politiques de Nouvelle- Calédonie. Ce choix devra ensuite être soumis à la ratification des populations intéressées lors d’un scrutin local où s’exprimera le corps électoral prévu par l’article 2 de la loi référendaire. Ce scrutin, qui pourrait avoir lieu au mois de novembre, fait l’objet de l’article 2 du projet.

Quant à la loi organique prévue à l’article 3 du présent projet, elle vous sera soumise par la suite, et devrait permettre la tenue d’élections au printemps 1999. En cette seconde occasion, les Calédoniens pourront réaffirmer leur volonté de s’inscrire dans la perspective des accords de Nouméa.

Le destin choisi, c’est également la possibilité pour eux de maîtriser leur développement selon des modalités qui vont bien au- delà de l’autonomie, même très large. L’exécutif, actuellement assuré par le haut- commissaire, sera transféré à un gouvernement représentant les diverses forces politiques tandis que les compétences actuellement exercées par l’Etat seront progressivement transférées à la Nouvelle- Calédonie, ou partagées avec elle sur de nombreux sujets majeurs, tels la réglementation minière, les relations extérieures ou l’enseignement. L’Etat ne conserverait, au terme de cette évolution, que le noyau dur des compétences régaliennes : justice, défense, ordre public, monnaie. Les principales délibérations du congrès acquerraient un statut quasi législatif et ne pourraient plus être contestées après leur publication.

Le destin choisi, c’est enfin la possibilité d’envisager sereinement le terme de cette période. Dans des conditions minutieusement décrites par les accords de Nouméa, les populations intéressées seraient appelées dans vingt ans, ou moins si le congrès le décide, à se prononcer sur la question de la pleine souveraineté. Ainsi, au début comme à la fin de cette évolution, des consultations locales viendraient sceller les choix des Calédoniens.

Mais ce destin est surtout un destin partagé, et d’abord entre toutes les communautés qui font la richesse de la Nouvelle- Calédonie. Le préambule de l’accord de Nouméa rappelle solennellement que la Nouvelle- Calédonie est une terre kanake, sur laquelle sont venus s’installer depuis un siècle et demi, par vagues successives et diverses, des hommes et des femmes qui y ont fait souche. Il faut reconnaître que les Kanaks ont subi dans le passé des violences et des humiliations pour pouvoir construire une identité calédonienne ; diverses dispositions culturelles et symboliques, ainsi que la création d’un sénat coutumier, compétent en matières foncière et d’état des personnes, consacrent leur place dans la société.

L’identité calédonienne réunit les Kanaks et tous ceux qui ont fait le choix de vivre sur cette terre et de contribuer à son développement. Elle trouve sa traduction concrète dans deux dispositions des accords de Nouméa, qui constituent les prémisses d’une citoyenneté : la possibilité donnée au congrès de réglementer l’emploi local ; la limitation du corps électoral, pour les scrutins de début et de fin de la période couverte par les accords, comme pour les élections aux assemblées de province et au congrès.

Cette citoyenneté en émergence constitue une novation juridique majeure ; le Gouvernement ne s’est engagé dans cette voie qu’après une réflexion approfondie : la situation et l’histoire de la Nouvelle- Calédonie sont sans équivalents et il eût été risqué de ne pas accompagner l’évolution souhaitée par les deux grandes formations politiques de Nouvelle- Calédonie.

Le destin partagé, c’est aussi le choix d’un gouvernement de Nouvelle- Calédonie élu à la proportionnelle pour permettre à la minorité d’être associée aux responsabilités, dans le but de rechercher un consensus océanien.

C’est, encore, la poursuite des efforts de rééquilibrage, d’une part, entre le grand Nouméa et le reste de la Nouvelle- Calédonie, d’autre part, entre les communautés. Beaucoup a déjà été fait, mais les résultats obtenus en matière de développement économique, de formation et d’emploi doivent être consolidés puis renforcés.

Ce destin partagé, c’est, enfin, un destin partagé avec la France. Dans la logique des accords de Matignon puis de Nouméa, c’est l’honneur de notre pays d’accompagner la Nouvelle- Calédonie sur le chemin qu’elle s’est choisi pour les vingt prochaines années.

Si le projet de loi constitutionnelle est adopté, beaucoup restera à faire. Le Premier ministre s’est engagé à ce que l’accord de Nouméa soit appliqué loyalement, dans sa lettre et dans son esprit. Il s’agit de garantir la paix civile et d’offrir les conditions d’un développement harmonieux à une population qui, le moment venu, aura à choisir lucidement son destin.

Quelques- uns ont parlé de duperie, considérant qu’on repoussait l’indépendance dans un futur lointain et aléatoire. D’autres ont souffert de se sentir rejetés par la France et cantonnés dans une citoyenneté en émergence dont ils récusent l’idée. Aux uns et aux autres, il faut faire la même réponse, car il n’y a ni double langage ni clauses secrètes.

La France et la Nouvelle- Calédonie ont choisi d’écrire ensemble un nouveau chapitre de leur courte mais tumultueuse histoire commune. Les grandes décisions tout comme les décisions quotidiennes seront désormais prises par les responsables politiques élus par les citoyens de Nouvelle- Calédonie. Les relations avec la France continueront d’être passionnées, contradictoires, exigeantes. Qui peut dire le choix que feront ceux qui auront vingt ans en 2018 ?

Il vous appartient d’ouvrir par votre vote cette nouvelle page : avec Mme la Garde des Sceaux, avec les principales forces politiques de Nouvelle- Calédonie, je vous demande d’adopter ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur tous les bancs)

Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice - Je tiens tout d’abord à présenter mes remerciements à la commission des lois pour la diligence avec laquelle elle a bien voulu examiner ce projet de loi constitutionnelle et pour la qualité de ses analyses.

L’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 par le Premier ministre et les présidents des deux principales formations politiques de Nouvelle- Calédonie, M. Jacques Lafleur pour le RPCR et M. Roch Wamytan pour le FLNKS, prévoyait explicitement une révision constitutionnelle. Celle- ci est juridiquement nécessaire pour plusieurs raisons. 4 Séance du jeudi 11 juin 1998

D’abord, le corps électoral qui aura à se prononcer avant la fin de 1998 sur les dispositions de l’accord de Nouméa et celui qui sera consulté à l’issue de la période transitoire de quinze à vingt ans est défini selon des critères dérogatoires aux alinéas 4 de l’article 3 et 3 de l’article 53 de la Constitution.

Ensuite, la date de la consultation des populations intéressées, à l’issue de la période transitoire prévue par l’accord, sera déterminée par le congrès du territoire de Nouvelle- Calédonie à la majorité des trois cinquièmes et non par l’Etat.

En troisième lieu, si la réponse du corps électoral est positive, le territoire accédera à la pleine émancipation, mais si elle est négative, le tiers des membres du congrès pourra décider d’une nouvelle consultation, conformément au point 5 du document d’orientation de l’accord de Nouméa.

Par ailleurs, les dispositions de l’accord qui définissent l’organisation politique de la Nouvelle- Calédonie dans la phase intermédiaire n’entrent pas dans le champ de l’article 72 de la Constitution, qui place les territoires d’outre- mer parmi les collectivités territoriales de la République, ni dans celui de l’article 74, relatif à leur organisation particulière, tel qu’il a été précisé par la jurisprudence. Le Conseil constitutionnel, en effet, dans sa décision du 9 avril 1996 sur la loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française, a étroitement limité les possibilités d’évolution des territoires d’outre- mer. Il a considéré que les conditions essentielles de l’exercice des libertés publiques devaient être identiques sur l’ensemble du territoire de la République ; il a censuré des dispositions qui, selon lui, portaient atteinte au droit de recours juridictionnel garanti par l’article 16 de la déclaration de 1789 ; il en a écarté d’autres qui touchaient au régime du droit de la propriété.

Il faut donc, pour traduire l’accord de Nouméa, dépasser les limites actuelles. Celles- ci touchent d’abord à la souveraineté nationale, qui ne permet pas des transferts de compétences irréversibles. Elles concernent, ensuite, la répartition des compétences entre les pouvoirs publics : en effet, l’accord de Nouméa prévoit d’accorder une valeur législative à certains actes que prendra le congrès du territoire alors qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution, la loi est votée par le Parlement. Par voie de conséquence, il est prévu que le contrôle des actes administratifs sera exercé par le Conseil constitutionnel.

Enfin, la révision constitutionnelle permet de remplacer le référendum d’autodétermination prévu pour cette année par la loi de 1988 par une consultation du corps électoral sur l’accord de Nouméa.

Il avait été envisagé dans un premier temps de modifier l’article 74 de la Constitution ou de créer une nouvelle catégorie de territoire dans l’ancien titre XIII de la Constitution relatif à la Communauté, abrogé par la loi constitutionnelle du 4 août 1995. Cela aurait évité d’avoir recours à une loi constitutionnelle séparée du corps de la Constitution.

Le fait qu’un seul territoire, la Nouvelle- Calédonie, soit concernée, et que les dispositions en cause ne soient pas destinées à être pérennes ont conduit le Gouvernement à retenir l’idée d’une loi constitutionnelle autonome. Mais Mme la présidente et rapporteur, qui a réalisé un excellent travail, a convaincu le Gouvernement qu’il était sans doute préférable de retenir une autre solution : je ne suis donc pas hostile à l’intégration du projet de loi constitutionnelle dans un titre XIII rétabli.

M. Dominique Bussereau - Très bien !

Mme la Garde des Sceaux - Le projet de loi constitutionnelle est articulé en trois articles. Le premier garantit que l’évolution de la Nouvelle- Calédonie s’inscrira dans les orientations définies par l’accord de Nouméa.

Le deuxième organise la consultation locale qui doit intervenir avant le 31 décembre prochain, et qui portera sur l’approbation de l’accord conclu à Nouméa. Celui- ci acquerra ainsi une pleine légitimité politique. Le corps électoral spécial tel qu’il avait été défini par l’article 2 du statut de 1988 est maintenu.

Le troisième et dernier article habilite le Parlement à déroger à la Constitution pour mettre en oeuvre l’accord de Nouméa. Ces dérogations pourront se faire par la loi organique, dans la mesure nécessaire à la mise en oeuvre de l’accord et après l’avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle- Calédonie.

Quatre domaines sont identifiés, dans lesquels des adaptations seront nécessaires : les modalités du transfert des compétences de l’Etat aux institutions de Nouvelle- Calédonie ; les nouvelles institutions locales, avec notamment un pouvoir quasi législatif donné à l’assemblée délibérante locale pour certaines catégories d’actes ; les effets de la citoyenneté en matière de droit électoral pour les élections locales autres que communales, l’accès à l’emploi et le statut civil coutumier ; enfin, l’organisation de la consultation locale qui, avant vingt ans et à l’initiative de l’assemblée délibérante de la Nouvelle- Calédonie, pourra conduire celle- ci à la pleine souveraineté. Cette consultation portera sur le transfert à la Nouvelle- Calédonie des dernières compétences qui, à cette date, seront encore exercées par l’Etat. La composition du corps électoral et la procédure à suivre en fonction du résultat de la consultation seront les deux particularités essentielles de ce scrutin.

Ainsi consacrées au niveau constitutionnel, ces différentes dispositions offrent les meilleures garanties possibles de l’engagement de la République sur l’avenir de la Nouvelle- Calédonie. L’habilitation du législateur à prendre les mesures nécessaires à la mise en oeuvre des orientations définies par l’accord de Nouméa, par la loi organique et par les lois simples, permet de respecter le caractère suprême de l’intervention du Parlement.

Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle- Calédonie est une innovation dans le système juridique français. Il permet d’organiser un avenir partagé de paix et de progrès pour la Nouvelle- Calédonie, à partir d’un consensus local recherché et réalisé sur la base de concessions réciproques. Pour l’ensemble de ces raisons, je vous prie de bien vouloir l’adopter. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV)

Mme Catherine Tasca, présidente et rapporteur de la commission des lois - Je voudrais dire ma joie et ma fierté de participer à un processus à tous égards exemplaire. Si nos concitoyens sont prompts à s’enthousiasmer, et je m’en réjouis, devant la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, devant les progrès qui semblent se dessiner en Irlande sur le chemin de la réconciliation et de la paix, je ne suis pas sûre qu’ils mesurent toujours que ce qui s’est passé, depuis 1988, en Nouvelle- Calédonie, située, il est vrai, à 18 000 kilomètres de la métropole, est un tournant au moins aussi marquant et aussi heureux. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) Lors de la conclusion des accords de Matignon, on avait beaucoup parlé de "miracle", pour exprimer le caractère spectaculaire d’un retournement aussi inattendu que positif. Cette image, cependant, ne témoigne pas assez du fait qu’il n’était pas le produit d’une intervention surnaturelle, mais le résultat de la générosité, de l’intelligence, de la détermination, d’hommes de chair et de sang. Alors que la Nouvelle- Calédonie était, en 1988, très près de basculer dans la guerre civile, que la violence y avait atteint son paroxysme avec la prise d’otages d’Ouvéa et son issue sanglante, la paix est revenue et un avenir s’est dessiné. Ce tournant décisif s’est produit parce que deux hommes, surmontant les haines accumulées, témoignant de leur vision politique et de leur sens des responsabilités, ont su choisir la paix et faire "le pari de l’intelligence", selon les mots de Jean- Marie Tjibaou. Ils ont ainsi ouvert la voie sur laquelle la Nouvelle- Calédonie poursuit désormais son évolution. Je veux donc rendre un hommage solennel à Jean- Marie Tjibaou et à ceux qui lui ont succédé, à Jacques Lafleur, et à ceux qui l’entourent. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste, du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR)

Je veux dire aussi ma fierté d’avoir vu l’Etat s’incarner dans des figures de paix et de dialogue : Michel Rocard et Louis Le Pensec, d’abord, Lionel Jospin et Jean- Jack Queyranne, depuis, et tous ceux qui ont oeuvré sous leur impulsion, pour aider les Calédoniens à renouer les fils du dialogue. 6 Séance du jeudi 11 juin 1998

A la suite de l’accord de Matignon, qui avait confié à l’Etat, pour douze mois, l’autorité administrative sur le territoire, la loi référendaire du 9 novembre 1988 a mis en place un statut provisoire, et prévu qu’au terme d’une période de dix ans, expirant le 31 décembre 1998, les populations intéressées de Nouvelle- Calédonie seraient consultées sur l’autodétermination du territoire.

Très tôt, il est apparu qu’une telle consultation ne pourrait aboutir qu’à la constatation d’un désaccord fondamental sur l’avenir du territoire et, donc, à la séparation des électeurs en deux camps hostiles, de force à peu près équivalente. De nouvelles négociations devaient donc s’engager pour sortir de cette impasse. Elles ont abouti à l’accord de Nouméa, signé le 5 mai dernier. Il apporte une solution profondément originale au problème de l’organisation politique de la Nouvelle- Calédonie, par la mise en place d’un statut qui ne sera pas octroyé, mais négocié et consenti.

Le préambule, partie la plus originale du texte, rappelle que la colonisation à laquelle la Nouvelle- Calédonie a été soumise a représenté pour la population d’origine une véritable amputation. Tout en exprimant la nécessité de faire mémoire des souffrances endurées par le peuple kanak et de lui restituer son identité confisquée, il reconnaît que les autres communautés vivant sur le territoire ont acquis, par leur participation à l’édification de la Nouvelle- Calédonie, une légitimité à y vivre. C’est ce qui a conduit notre collègue Perben à souligner, en commission, l’équilibre remarquable de ce texte. Le préambule place aussi la culture kanake au centre du projet d’avenir, et il est significatif que l’inauguration du centre culturel Tjibaou ait précédé d’un jour la signature de l’accord.

Le document d’orientation définit les grandes lignes de l’organisation politique qui doit être donnée au territoire. La fonction exécutive sera désormais exercée par un gouvernement, élu par le congrès à la représentation proportionnelle des groupes, et responsable devant lui. En outre, certaines délibérations du congrès auront le caractère de "lois du pays", c’est- à- dire qu’elles échapperont au contrôle a posteriori de la juridiction administrative pour n’être soumises qu’au contrôle du Conseil constitutionnel, avant publication. Lorsqu’elles auront trait à la coutume, elles seront aussi soumises pour avis au sénat coutumier. Enfin, des limitations seront apportées à la composition du corps électoral, de manière différenciée selon qu’il s’agira des consultations sur l’avenir du territoire ou des élections aux assemblées de province et au congrès.

L’accord prévoit une nouvelle répartition des compétences, distinguant celles qui seront transférées de l’Etat au territoire, celles qui seront partagées et celles, régaliennes, qui resteront à l’Etat jusqu’au terme de la période d’application de l’accord. S’agissant des compétences transférées, il témoigne d’un grand pragmatisme, puisqu’il prévoit que le transfert se fera progressivement, selon un échéancier à déterminer, mais sera irréversible.

Par ailleurs, il est prévu que les efforts engagés depuis dix ans en matière de développement économique et social du territoire et de formation des habitants seront poursuivis. C’est une attente majeure de la province Nord et de la province des Iles Loyauté.

L’accord de Nouméa ne règle pas de manière définitive l’avenir de la Nouvelle- Calédonie : il institue une nouvelle période transitoire avant qu’un choix définitif soit proposé aux habitants du territoire. C’est entre 2014 et 2019 qu’interviendra la consultation des populations intéressées. Elle portera sur le transfert à la Nouvelle- Calédonie des compétences régaliennes, sur l’accès à un statut international de pleine responsabilité et sur la transformation de la citoyenneté en nationalité, c’est- à- dire, en fait, sur l’accession à l’indépendance, même si ce concept n’est pas explicitement mentionné.

L’accord prévoit qu’en tout état de cause, au cas où l’ultime consultation aboutirait au rejet de l’indépendance, l’organisation politique résultant de l’accord de Nouméa resterait en place à son dernier stade d’évolution et que les partenaires politiques seraient appelés à se réunir pour examiner la situation. Il ne faut pas se cacher, en effet, qu’il subsiste entre les signataires de l’accord une approche profondément différente de l’avenir du territoire, comme a pu le constater la délégation de la commission des lois qui s’est rendue en Nouvelle- Calédonie du 30 avril au 8 mai. Paradoxalement, il me semble que l’existence même de ce désaccord est porteur d’espoir. D’abord, je l’ai déjà souligné, c’est la volonté de ne pas figer des positions antagonistes qui a conduit les forces politiques à rechercher un compromis. Il est d’autant plus rassurant de constater que les acteurs calédoniens sont néanmoins disposés à construire ensemble l’avenir du territoire : cela témoigne de leur souci prioritaire de l’intérêt commun, de leur confiance dans l’avenir et de leur attachement à leur terre.

De même, il faut se féliciter de l’évolution de l’opinion publique. Lors du référendum sur l’accord de Matignon, la majorité de la population de la ville de Nouméa, où vit la moitié des Calédoniens, s’était prononcée en faveur du non. Crainte et défiance prévalaient alors chez les partisans du RPCR, ce qui accroît d’ailleurs le mérite de ses dirigeants d’avoir fait néanmoins, aux côtés du FLNKS, le pari de l’avenir et de la paix. L’accord de Nouméa rencontre, au contraire, un consensus sur place et répond à l’attente de la population. Tous nos interlocuteurs nous ont confirmé que cette évolution des mentalités résultait des dix années passées, qui ont permis à tous les Calédoniens d’apprendre à se connaître, en travaillant ensemble dans les institutions provinciales et territoriales.

J’en viens au projet de loi constitutionnelle, qui a pour objet de permettre la transcription dans notre droit de l’accord de Nouméa, dont l’application de certaines des dispositions exige qu’il soit dérogé à des dispositions constitutionnelles ou à des principes de valeur constitutionnelle.

En donnant aux transferts de compétences consentis au territoire un caractère irréversible, tout comme en instituant des lois du pays, l’accord porte incontestablement atteinte au principe d’indivisibilité de la République, qui suppose qu’un législateur unique détermine le domaine d’intervention des autorités délibérantes locales et puisse, à tout moment, le remettre en cause. La dérogation que nous allons autoriser peut heurter nos conceptions républicaines les plus classiques. Mais les spécificités de la Nouvelle- Calédonie -éloignement de la métropole, histoire lointaine et récente, environnement géographique- justifient de vraies novations juridiques. La prise en compte de la coutume notamment imposera des dispositifs originaux auxquels les juristes seront, comme notre collègue François Colcombet, très attentifs.

L’accord prévoit par ailleurs la reconnaissance d’une citoyenneté de la Nouvelle- Calédonie, qui fonde des restrictions au corps électoral, évidemment contraires à l’article 3 de la Constitution. Il s’agissait déjà de l’un des points clés des négociations de 1988, les indépendantistes craignant alors qu’une politique d’immigration ne modifie substantiellement les rapports de force démographiques. Mais ce qui justifie surtout ces restrictions, c’est l’accord politique passé par les forces en présence en 1988 et renouvelé aujourd’hui, l’engagement pris, alors pour dix ans et à nouveau pour vingt ans, d’apprendre à mieux vivre ensemble. Dès lors, il me paraît légitime que ceux- là même qui auront donné les preuves de leur volonté soient appelés à décider de l’avenir du territoire.

En matière économique, le texte de Nouméa évoque la nécessité de préserver l’emploi local, en permettant aux citoyens de Nouvelle- Calédonie de bénéficier d’une forme de priorité à l’embauche. Cette disposition, dérogatoire au principe d’égalité, exige également une révision de la Constitution. On ne peut négliger le fait que le territoire, fort peu peuplé avec 200 000 habitants seulement, se trouve isolé au coeur d’une région du Pacifique qui compte 25 millions d’anglo- saxons et se sent menacé par la concurrence supposée de 300 millions d’Européens. Il n’est donc pas illégitime qu’il se protège, dans la mesure où les Mélanésiens souffrent d’un lourd retard en matière de formation. Comment ne pas s’étonner qu’il ait fallu attendre 1962 pour qu’un Kanak devienne bachelier et qu’il n’y ait aujourd’hui encore que deux médecins et qu’un magistrat d’origine mélanésienne ? 8 Séance du jeudi 11 juin 1998

L’accord du 5 mai prévoit également que les personnes qui ont perdu le statut civil de droit particulier pourront le récupérer, par dérogation à l’article 75 de la Constitution. Il ne faut pas craindre qu’une brèche soit ainsi ouverte dans le principe de la prévalence du statut civil de droit commun. Le fait même que l’accord qualifie le statut de droit particulier de "statut coutumier" souligne assez que la mesure ne peut concerner que la Nouvelle- Calédonie.

Enfin, l’accord de Nouméa doit être soumis à l’approbation de la population de Nouvelle- Calédonie, dans le cadre d’une consultation qui se substituerait à celle qui prévoyait la loi référendaire de novembre 1988. Or une telle consultation n’entre dans aucun des cadres prévus par la Constitution pour la tenue d’un référendum.

Pour toutes ces raisons, le Gouvernement nous présente donc ce projet. Dans la mesure où il ne s’agit que d’un texte transitoire qui concerne uniquement la Nouvelle- Calédonie, il a choisi la forme d’un texte constitutionnel autonome qui ne s’insérerait pas dans le corps de la Constitution. Ce parti était tout à fait compréhensible. Il m’a semblé néanmoins préférable de proposer à la commission, qui a bien voulu me suivre, d’insérer le texte du projet de loi dans le titre XIII de la Constitution, abrogé en 1995, et qui serait désormais intitulé "Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle- Calédonie" et comprendrait deux articles 76 et 77. Je remercie Mme la Garde des Sceaux d’avoir exprimé son assentiment.

Le nouvel article 76, reprenant les dispositions de l’article 2 du projet, porterait sur l’organisation du référendum local, qui doit se tenir avant le 31 décembre 1998 et à l’occasion duquel la population de Nouvelle- Calédonie se prononcera sur l’accord de Nouméa. Il préciserait que le corps électoral sera celui défini par l’article 2 de la loi référendaire du 9 novembre 1988.

Quant à l’article 77, il comporterait d’abord la référence à l’accord de Nouméa, prévue par l’article premier du projet, ses termes étant précisés afin qu’il soit bien clair que la loi organique, qui suivra le vote de la loi constitutionnelle, devra respecter les orientations de l’accord.

Ensuite, comme le précise l’article 3, l’article 77 définirait le champ de cette loi organique, ce que seule la Constitution peut faire. Le projet de loi constitutionnelle permettra à la loi organique de comporter des dispositions qui, faute d’habilitation constitutionnelle, seraient contraires à notre Constitution.

Beaucoup des dispositions figurant dans l’accord de Nouméa n’y sont donc pas mentionnées, non parce qu’elles ne sont pas appliquées, mais parce qu’elles n’ont pas de portée constitutionnelle. Ainsi, le projet ne fait pas mention de la compensation financière par l’Etat des transferts de compétences au territoire. M. Pierre Frogier s’en est inquiété. Mais c’est simplement parce que cela relève de la loi organique et non de la loi constitutionnelle. Je suis sûre que les ministres nous confirmeront que l’accord de Nouméa sera respecté, sur ce point, comme sur tous les autres.

Le projet n’est qu’une première étape, certes symbolique. Elle sera suivie d’autres, dont le vote de la loi organique.

Mais il est évident que c’est aussi à travers l’application de ces textes dans le territoire que cette partie se jouera. Je suis optimiste car, lors de notre déplacement en Nouvelle- Calédonie, j’ai été frappée à la fois par le soulagement exprimé par la population, à la suite de la signature de l’accord de Nouméa, et par la volonté évidente que manifestent tous les acteurs locaux de continuer à travailler ensemble pour construire l’avenir du territoire.

Notre pays à la grande chance de vivre, de par la volonté des populations concernées et de par la clairvoyance de nos dirigeants politiques, un processus exceptionnel de décolonisation dans la paix. Il appartient au Parlement de s’y associer. C’est pourquoi, je vous demande d’adopter ce projet de loi constitutionnelle, sous réserve des amendements que nous examinerons tout à l’heure. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV, du groupe communiste et quelques bancs du groupe du RPR, du groupe DL et du groupe UDF) Séance du jeudi 11 juin 1998 9

M. Dominique Bussereau - Chacun mesure l’importance de ce moment. Le groupe Démocratie Libérale attache une grande importance à l’outre- mer français, qui assure la présence de notre pays sur tous les continents et lui confère la dimension d’une grande puissance. La France peut en outre montrer sa capacité à gérer des sociétés multiculturelles qui font la richesse de notre patrimoine commun.

L’histoire de la Nouvelle- Calédonie, comme des peuples d’Europe depuis sa découverte il y a 224 ans, a été longtemps dominée par les effets de l’histoire troublée du siècle précédent -relégués, Commune de Paris, colonisation. On en a moins parlé ensuite jusqu’à ce que s’ouvre, en 1981, une période plus troublée. Chacun a en mémoire l’ordonnance de 1982 et les réactions qu’elle a entraînées. Les statuts se sont ensuite succédé : statut Lemoine de 1984, statut Fabius- Pisani de 1985 instituant une partition de fait du territoire, puis, après l’alternance, statut transitoire de 1986 puis statut de 1988. Entre ces deux derniers était intervenu le référendum du 13 septembre 1987 marqué par un oui massif à l’appartenance à la France, mais aussi par une forte abstention.

Mme Tasca a rappelé les tristes événements de Nouméa qui, en 1988, ont marqué dans leur chair nombre de familles françaises, européennes, mélanésiennes. L’accord de Matignon a apporté un immense soulagement dans toute la République, avec la poignée de main historique entre Jacques Lafleur et Jean- Marie Tjibaou marquant la fin d’une quasi- guerre civile.

Il y eut ensuite une période d’un an d’administration directe, au cours de laquelle notre collègue Bernard Grasset a exercé des responsabilités, puis la période de post- Matignon marquée par des efforts financiers considérables de l’Etat assumés, en continuité, par les gouvernements Rocard, Bérégovoy, Balladur et Juppé. Ainsi avons- nous pu voir, lors de la mission de la commission des lois, que le niveau d’équipement du pays ferait aujourd’hui envie à bien des cantons ruraux métropolitains.

Comme l’avait déclaré Jacques Lafleur en 1991, il fallait éviter un référendum couperet, entraînant une nouvelle division du territoire. C’est ainsi que l’on est parvenu, le 5 mai dernier, à la signature de l’accord de Nouméa.

Sur le plan juridique, je souscris complètement à la proposition de rétablir le titre XIII de la Constitution. C’est d’ailleurs un clin d’oeil à l’histoire car, lors de la révision de 1995, le Gouvernement n’avait pas songé à le supprimer : c’est notre collègue Pierre Mazeaud, président de la commission des lois, qui avait fait observer que ces dispositions concernant la Communauté n’avaient plus de raison d’être. Je me réjouis que le Gouvernement ait accepté la proposition de notre commission d’utiliser cette case vide.

Bien entendu, notre groupe approuve l’accord de Nouméa. Je dois cependant à l’honnêteté de vous faire part des réticences de quelques- uns de ses membres. Elles portent d’abord sur le préambule : son aspect repentant et sa phraséologie en ont choqué certains, même si, pour ma part, j’en reconnais l’importance politique et psychologique et y vois une condition sine qua non à cet accord.

Autre sujet d’interrogation, la préférence nationale de fait instituée par le texte. Etant de ceux qui condamnent vigoureusement cette option dans notre pays, la voir apparaître dans un texte constitutionnel me pose problème, même si, comme l’a excellemment rappelé Dominique Perben en commission, les conditions locales en Polynésie la rendent sans doute nécessaire.

Enfin, dernier point d’interrogation, la composition du corps électoral. Même si le texte ne fait que prendre la suite des accords de Matignon, limiter ainsi les habitants autorisés à voter n’est pas dans nos habitudes. Il vous faudra encore expliquer et convaincre un certain nombre de mes collègues sur ce point.

Quelles seront les suites de ces accords ? La loi organique sera un événement très important, les consultations électorales qui suivront également. On se souvient que le référendum organisé après les accords de Matignon avait donné lieu à une forte abstention en métropole et à un vote négatif dans plusieurs zones du territoire. Les conditions d’organisation comme les résultats des futures consultations devront donc être examinés très sérieusement par la représentation nationale, afin de voir si "la mayonnaise prend" et si l’enthousiasme que nous avons vécu avec vous le 5 mai ne retombe pas.

Viendront ensuite les élections aux assemblées et au congrès. Il faudra veiller à ce que, là encore, l’esprit de concorde l’emporte sur la nécessaire compétition.

La vie politique nationale connaîtra certainement de nouvelles alternances : je souhaite qu’il y ait sur ce sujet continuité de l’Etat et que les engagements pris soient tenus.

M. Jean Le Garrec - Très bien !

M. Dominique Bussereau - Il me reste à évoquer à mon tour l’effet "dominos" de ce texte sur le reste de l’outre- mer français. La Polynésie a tout de suite réagi et le président du territoire s’est rendu à Paris pour souligner l’aspiration de nos compatriotes polynésiens à une plus large autonomie.

En Guyane, où vous vous êtes rendu récemment, Monsieur le ministre, des réflexions et revendications allant dans le même sens se sont fait entendre. Et notre collègue Henry Jean- Baptiste pourrait nous dire que dans l’Océan indien aussi le message de Nouméa a été entendu.

Il conviendrait donc de mener une réflexion d’ensemble sur l’avenir de l’outre- mer français et je souhaiterais, pour ma part, un débat d’orientation dans cet hémicycle sur le sujet -compte tenu de la décision, malheureuse à mon avis, du Conseil constitutionnel qui impose de maintenir dans ces départements des assemblées régionales qui coïncident avec les assemblées départementales.

Autre remarque, les maires de toutes tendances ont regretté que, dans les accords de Matignon, les communes aient été un peu oubliées et manquent souvent de ressources.

Le vote positif du groupe Démocratie Libérale est lié au fait qu’il s’agit d’un texte de paix et d’espoir. Nous faisons confiance à nos collègues élus de Nouvelle- Calédonie -Jacques Lafleur, dont a été souligné le comportement d’homme d’Etat, Pierre Frogier et d’autres- et nous savons que s’ils ont engagé aussi fortement leur parole, c’est qu’ils espèrent que les choses se passeront bien.

Madame le rapporteur, vous avez rappelé la double lecture qui est faite du texte, celui du FNLKS, qui pense à l’indépendance, et celle du RPCR, qui pense à la France. Le groupe Démocratie Libérale, pour sa part, souhaite que la Nouvelle- Calédonie soit un partenaire autonome, ouvert, multiculturel, mais reste dans la République française. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et quelques bancs du groupe socialiste)

M. François Colcombet - Ce texte est tout à fait inhabituel dans sa forme. Il commence par un long préambule traitant d’histoire et de culture beaucoup plus que d’économie ; il mérite d’être lu et relu et fait honneur à la France.

L’histoire de la Nouvelle- Calédonie a son originalité. Quand les occidentaux sont arrivés là- bas -d’abord le capitaine Cook, pendant huit jours, puis les maristes-, ils ont trouvé une société non pas originelle, mais déjà métissée et très évoluée, avec plusieurs banques, mais une culture, une religion et un mode de vie communs, qui se situaient aux antipodes des nôtres. Pour les occidentaux du XIXème siècle, forts de leurs certitudes, qu’ils soient chrétiens ou scientistes, c’était une société de l’âge de la pierre polie, à laquelle il fallait apporter les bienfaits du progrès technique.

Dans un premier temps, les relations ont été plutôt bonnes : les missionnaires, les savants, les premiers administrateurs ont eu un regard bienveillant sur cette culture. Très rapidement, hélas, la colonisation brutale s’est imposée. On a ainsi introduit l’élevage dans un pays qui ne pratiquait que l’agriculture -une agriculture très sophistiquée d’ailleurs- et afin de libérer des terrains pour les animaux, on a déporté des populations. Puis on s’est aperçu que le sous- sol recelait des ressources intéressantes.

Pour creuser des mines, on a chassé les populations, détruit des lieux de culte, des cimetières et des villages, si bien que les Kanaks ont été déportés à l’intérieur de leur propre pays. Pur mesurer l’ampleur des bouleversements, il suffit de comparer à celle de la Grande Terre la situation des îles Maré et Lifou, restées à l’écart de la colonisation.

Mon collègue Bussereau a évoqué un parti opposé aux accords de Nouméa : le Front national, pour lequel notre peuple occupe légitimement ce territoire. Pourtant, ce n’est pas en faveur des occidentaux que joue le droit du premier occupant. Un orateur du Front national a indiqué qu’à l’arrivée des Français, on pratiquait encore l’anthropophagie en Nouvelle- Calédonie. C’était sans doute le cas, comme dans beaucoup de civilisations d’ailleurs. Mais les années 1845- 1850 étaient, en Europe, celles du capitalisme dévorant. Les enfants, réduits en esclavage, travaillaient dix heures par jour dans les mines et des fillettes se prostituaient dans Paris. Nous avons, nous aussi, bien des choses à nous reprocher.

A la même époque, nous avons utilisé la Nouvelle- Calédonie pour y déporter des délinquants qui, aujourd’hui, seraient jugés en correctionnelle. Puis, en 1873, ce fut le tour des communards. Tout ce passé a laissé des traces. Triste détail, lors de l’insurrection de 1878, une partie des communards a combattu les Kanaks. Seule une femme dont la mémoire doit être à jamais honorée, Louise Michel, a traité les Kanaks en êtres humaines, a voulu les éduquer et a recueilli leurs traditions.

Chaque fois que la métropole a eu besoin d’eux, les Kanaks lui sont venus en aide. Ils ont pris part à nos guerres, sans tirer beaucoup d’autres avantages de la présence française.

En 1946, la France se donne une nouvelle Constitution et l’indigénat est aboli. Les Kanaks accèdent à la nationalité française et il leur est reconnu un statut personnel.

Aujourd’hui, les Kanaks souhaitent en revenir à la coutume, car ils veulent retrouver leurs racines. Il y a là, cependant, quelque chose de régressif et les jeunes générations devront, à partir de la coutume, construire autre chose et inventer une nouvelle culture.

Le retour est une des premières revendications satisfaites par l’accord de Nouméa. Mais il existe déjà des autorités coutumières en Nouvelle- Calédonie. Je pense aux "assesseurs coutumiers", institués en 1982. Le juge professionnel, dont la mission est de faire respecter le droit et la procédure, est assisté de deux assesseurs kanaks qui cherchent moins à trancher qu’à aboutir à un consensus. Cette juridiction fait penser à celle des juges de paix, qui existait autrefois en métropole.

Mais il ne faut pas idéaliser la situation. Dans la pratique, les conflits sont nombreux. Aussi faudrait- il s’attacher, dans la loi organique qui sera élaborée plus tard, à bien articuler le droit et la coutume. Pour éviter de courir à la catastrophe, les deux grandes communautés de Nouvelle- Calédonie devront chercher à bâtir en commun quelque chose de neuf.

C’est ce qui s’est passé quand a été inauguré le centre Jean- Marie Tjibaou. Pour moi, à l’origine, le nom de Tjibaou était lié à l’affaire de Hienghène, lorsque des colons et des Kanaks qui vivaient en paix depuis longtemps se sont opposés au cours d’une fusillade. Plusieurs membres de la tribu et de la famille même de Jean- Marie Tjibaou furent tués. L’institution judiciaire a alors rendu une des décisions les plus scandaleuses des cinquante dernières années en relaxant les auteurs de ces assassinats. On pouvait certes leur reconnaître des circonstances atténuantes, mais leur relaxe était incompréhensible et a ôté beaucoup de crédibilité à une institution que nous présentons comme modèle.

Pourtant, Jean- Marie Tjibaou a oeuvré dans un sens constructif. Après les tristes événements d’Ouvéa, deux hommes se sont montrés assez forts pour préférer la paix à la guerre, pour mettre leur confiance dans l’homme plutôt que de s’enfermer dans leur camp. 12 Séance du jeudi 11 juin 1998

Ils ont signé des accords, partout cités comme exemplaires. Mais Jean- Marie Tjibaou a été assassiné par un des siens : il est parfois plus dangereux de tenir tête à ses amis qu’à ses ennemis. François Mitterrand décida alors que le centre culturel porterait son nom.

Le jour de l’inauguration, Marie- Claude Tjibaou déclara que son peuple n’appartenait pas à la préhistoire, que ce centre ne devait pas être un conservatoire, car son peuple veut vivre et apporter sa contribution à la culture universelle.

Jacques Lafleur, pour sa part, a reconnu que la culture des Kanaks était riche : "Vous avez vingt- huit langues, a- t- il dit, mais c’est le français qui vous permettra d’atteindre à l’universalité".

Qu’il évolue vers l’indépendance, qu’il devienne un Etat associé ou qu’il choisisse une autre formule, le territoire de la Nouvelle- Calédonie devra se construire dans cet esprit, qu’il s’agisse de la culture ou du droit.

L’honneur de la France et de la francophonie sont en jeu. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Pierre Frogier - On ne peut parler de l’accord de Nouméa, signé le 5 mai dernier, sans revenir d’abord aux accords de Matignon, dont on célébrera le dixième anniversaire dans quelques jours.

Lorsque Jacques Lafleur et Jean- Marie Tjibaou ont conclu ces accords, le 26 juin 1988, il s’agissait avant tout de mettre un terme aux affrontements qui déchiraient la Nouvelle- Calédonie depuis plusieurs années. Mais la poignée de mains qu’ils ont échangée symbolisait aussi la volonté des deux principales communautés d’aller l’une vers l’autre.

Ces accords avaient été conclus dans l’urgence, et personne ne savait s’ils allaient être appliqués. En fait, la paix civile a été, grâce à eux, durablement rétablie.

Il était prévu que cette période de dix ans serait mise à profit pour "créer les conditions dans lesquelles les populations pourraient choisir librement leur destin" et qu’un scrutin d’autodétermination aurait lieu avant la fin de 1998. Mais il est apparu très vite qu’en réalité ces dix ans ne suffisaient pas pour qu’émerge et s’enracine une vision commune de l’avenir. Dans ces conditions, l’organisation du scrutin d’autodétermination aurait divisé les Calédoniens, plaçant les uns en position de vainqueurs et les autres dans le camp des vaincus, alors que depuis 1988 les responsables politiques du territoire ont pris l’habitude, au sein des nouvelles institutions, de travailler ensemble. C’est pourquoi Jacques Lafleur a proposé dès 1991 que soit recherchée une solution consensuelle, en faveur de laquelle les signataires des accords de Matignon puissent tous ensemble appeler les populations à se prononcer, à l’occasion d’un référendum de ratification, qui se substituerait au scrutin d’autodétermination. Cette proposition a assez rapidement recueilli l’assentiment du FLNKS et des gouvernements successifs.

Les discussions officielles ont été ouvertes par Alain Juppé, Premier ministre, à la fin de 1995. Toutefois, le cheminement vers une solution acceptable par le plus grand nombre a été retardé par la mise en avant d’intérêts économiques et financiers, sous la forme de préalables que j’avais alors dénoncés ici- même. Le 21 avril dernier, l’annonce de la signature de l’accord de Nouméa a mis fin aux inquiétudes de la population et depuis, la quasi- totalité des responsables du territoire ont fait connaître leur adhésion à cette solution.

On voit bien que sans les accords de Matignon, celle- ci n’aurait jamais vu le jour. Mais à la différence des accords de Matignon, l’accord de Nouméa n’a pas été conçu dans l’urgence. Il est en effet le fruit d’une longue réflexion de chacun des partenaires et je regrette à cet égard que, pour des raisons juridiques, l’on soit obligé de parler de "dispositions transitoires" relatives à la Nouvelle- Calédonie, alors que cet accord est, comme l’a dit Jacques Lafleur, un "contrat d’amitié" entre tous les Calédoniens, l’expression d’un très fort désir de construire ensemble un avenir commun. C’est le renoncement d’une majorité à imposer aveuglément sa volonté à la minorité.

Tout ce qui a été entrepris depuis dix ans en Nouvelle- Calédonie repose sur cet idéal de tolérance et de respect de l’autre. Il s’agit maintenant, dans la fidélité à ces principes, de décrire ensemble les évolutions futures, lesquelles ne constituent en aucun cas une transition vers l’inconnu, puisque dans vingt ans les populations concernées seront appelées à choisir entre une accession éventuelle à la pleine souveraineté ou un maintien dans la République.

Sans reprendre tout le contenu de l’accord, qui est bien connu, je voudrais dire que les amendements proposés par Mme Tasca -au travail de qui je rends hommage- qui tendent à inclure dans la Constitution elle- même les dispositions permettant la mise en oeuvre de l’accord de Nouméa, correspondent parfaitement à la volonté des signataires dudit accord. Quant au préambule de ce texte, il ne constitue ni un acte de contrition ni de repentance, mais simplement la reconnaissance de l’identité propre des Kanaks, de leur dignité et d’un passé parfois douloureux. Mais c’est également la reconnaissance de la légitimité des autres communautés à vivre en Nouvelle- Calédonie et de leur contribution, essentielle, à la vie du territoire.

Quant aux dispositions du document d’orientation relatives à la citoyenneté, au corps électoral ou encore à l’emploi local, elles sont inspirées du même souci de l’avenir. Sans elles, l’accord n’aurait pas été possible.

Le Gouvernement, en le signant, et le Président de la République, en acceptant le principe d’une modification de la Constitution, ont ainsi permis que la France s’engage dans une forme de décolonisation originale qui se fait à l’intérieur de la République. En effet, les Calédoniens ont exprimé à plusieurs reprises, dans leur grande majorité, leur attachement à la France en même temps que leur souhait que soit reconnue la personnalité particulière de la Nouvelle- Calédonie. La République, en prenant acte de ce désir d’émancipation et en acceptant de dégager une solution dont la première étape est marquée par le présent projet de loi constitutionnelle, fait preuve de générosité et de compréhension. Elles se manifestent en particulier dans l’engagement de l’Etat à apporter à la Nouvelle- Calédonie les moyens nécessaires à l’exercice des compétences transférées ainsi qu’à son développement économique et social, moyens qui s’inscriront dans des programmes pluriannuels.

Toutes les conditions seront ainsi réunies pour que le territoire soit désormais acteur de son destin. La Nouvelle- Calédonie devra répondre à cette marque de confiance qui lui est donnée par la représentation nationale en s’efforçant de devenir pour la France un sujet de fierté au lieu d’être perçue, à intervalles réguliers, comme une charge et une préoccupation. Elle pourrait même avoir valeur d’exemple et contribuer de façon encore plus efficace au rayonnement de la France et de la francophonie dans cette région du monde qui compte 25 millions d’Anglo- saxons. Tout permet de penser que la Calédoniens sauront franchir ensemble cette nouvelle étape et qu’ils choisiront dans vingt ans de demeurer définitivement au sein de la République, dans le cadre de relations rénovées et approfondies. (Applaudissements sur tous les bancs)

M. Jacques Brunhes - Il y a dix ans, la signature des accords de Matignon mettait fin à une situation voisine de la guerre civile, après les événements sanglants qui avaient endeuillé la Nouvelle- Calédonie de 1984 à 1988 et culminé dans le drame atroce d’Ouvéa et le massacre des militants du FLNKS. Jean- Marie Tjibaou a qualifié ces accords de "pari sur l’intelligence". C’était d’abord l’intelligence des grands dirigeants qui ont su instaurer le dialogue. Beaucoup comme Pierre Declerc, Eloi Machoro, Yeiwéné Yeiwéné, Jean- Marie Tjibaou, n’étant plus là, permettez- moi de saluer leur mémoire ainsi que le souvenir de tous ceux qui ont payé de leur vie leur participation à ce combat. Le peuple kanak, dépossédé de ses terres et déchu de sa souveraineté millénaire en septembre 1853, humilié, meurtri par plus d’un siècle de domination coloniale et de répression sanglante des révoltes, s’engageait ainsi sur la voie de la réconciliation. Saluons aussi la clairvoyance des autres interlocuteurs qui, avec Jacques Lafleur, ont paraphé les accords et reconnu la nécessité de prendre en compte les revendications des Kanaks. L’intelligence fut aussi celle du gouvernement français, qui a favorisé le dialogue entre communautés et pris des engagements pour la réforme des institutions, le rééquilibrage entre les communautés et les différentes régions du territoire, l’insertion de la Nouvelle- Calédonie dans son environnement régional.

Dix ans après, l’accord de Nouméa atteste que l’esprit de dialogue est toujours là ; que le souhait de Jean- Marie Tjibaou de voir "pour une fois la France accompagner un petit pays vers son émancipation et son indépendance" n’est pas compromis par le bilan, même mitigé, des accords de Matignon. 14 Séance du jeudi 11 juin 1998

Parlons un peu de ce bilan. Il est certain qu’un effort réel, sans commune mesure avec celui consenti au cours de la période coloniale antérieure, a été accompli dans les domaines des institutions, des infrastructures, de la santé, du social, de la formation des hommes, du développement économique et culturel. Lors d’un récent séjour en Nouvelle- Calédonie, j’ai ainsi pu constater les progrès dont ont bénéficié les Kanaks.

Dans le secteur essentiel des mines de nickel, la province Nord a pu acquérir dès 1989 la société minière du Sud Pacifique, aujourd’hui la première société exportatrice de ce minerai. Cette province est ainsi devenue un acteur majeur de l’économie du nickel. De même, en février de cette année, la revendication d’une usine métallurgique du Nord concernant l’accès à la ressource a pu aboutir après un long bras de fer contre la SLN- Eramet -dont l’Etat français est pourtant l’actionnaire principal. C’est d’ailleurs le règlement équitable de ce dossier qui a permis de créer le climat de confiance si essentiel à l’aboutissement de l’accord de Nouméa.

Ayant conduit en 1989 une mission d’enquête parlementaire sur l’identité culturelle kanake, je voudrais évoquer aussi le centre culturel Tjibaou, "fruit de paroles échangées" selon son architecte et symbole d’une nouvelle ère. Néanmoins force est de constater que malgré ces avancées, les objectifs des accords de Matignon, notamment en ce qui concerne le rééquilibrage humain et territorial, sont loin d’avoir été atteints. Les résistances locales existent encore et l’Etat n’a pas toujours fait le nécessaire pour les surmonter.

La communauté kanake reste toujours écartée des responsabilités. Concernant la formation des cadres, seulement 50 % des objectifs fixés ont été atteints ; le taux d’échec au baccalauréat était toujours de 80 % en 1996, même si le nombre d’élèves a presque doublé entre 1989 et 1997 ; la place des Kanaks dans la fonction publique territoriale régresse, malgré la mise en place des institutions provinciales. Cette situation ne peut que s’aggraver du fait de l’immigration métropolitaine. Or, entre 1989 et 1996, 1 500 immigrés représentant près de 8 % de la population sont arrivés dans le territoire.

Sur le plan économique, le déséquilibre demeure patent entre le grand Nouméa et le reste du territoire. En outre, la Nouvelle- Calédonie est encore dans une situation d’assistance par rapport à la métropole. Peu de progrès ont été réalisés tant dans la réforme du système fiscal que dans le redéploiement des transferts publics et privés qui avantagent des privilégiés de la province Sud. Or seul le passage d’une économie de comptoir à la valorisation des potentialités permettra de créer les conditions d’émancipation de toutes les communautés.

En ce qui concerne le foncier, beaucoup a été fait entre 1978 et 1996 pour que les Kanaks récupèrent leurs terres ancestrales. Cependant ce peuple reste encore désavantagé puisque, dans la Communauté européenne, on dispose de deux fois plus de terres rurales par tête d’habitant. Bref, les accords de Matignon n’ont pu atteindre leurs objectifs.

Je voudrais réaffirmer le soutien de mon groupe à l’accord de Nouméa, qui constitue un nouveau pari sur l’intelligence et qui, au terme d’une période transitoire, donnera aux populations calédoniennes les moyens de maîtriser leur destin.

Moi qui ai suivi depuis vingt ans l’évolution de la Nouvelle- Calédonie, je veux dire mon émotion devant la reconnaissance par la France de l’identité kanake. Notre pays reconnaît que "la colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak" et admet qu’il convient "de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée". Pour les communistes français, qui ont fait de l’anticolonialisme et de la lutte pour la décolonisation l’une de leurs raisons d’être, ce paragraphe 3 du préambule est hautement symbolique et d’autant plus appréciable qu’il est inédit dans l’histoire de la France.

Nous apprécions tout autant qu’un constat historique soit dressé, soulignant l’apport d’hommes et de femmes arrivés dans le cadre de la colonisation et dont la "détermination" et "l’inventivité" "ont permis une mise en valeur et jeté les bases du développement". Ils ont tout naturellement à participer à la construction de l’avenir calédonien, comme en atteste l’accord de Nouméa.

La nouvelle étape qui s’ouvre sera aussi marquée par l’introduction de la citoyenneté calédonienne pour toutes les communautés et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté. Pendant la période transitoire, les compétences des assemblées et de l’exécutif de la Nouvelle- Calédonie seront progressivement accrues, de sorte qu’à la fin du processus, l’Etat français ne conservera plus que les compétences régaliennes. Ce transfert de compétences sera irréversible.

Là encore, l’Etat s’engage dans une expérience inédite qui, du reste, nécessite le projet de loi constitutionnelle dont nous sommes saisis. Le statut transitoire entériné à Nouméa déroge au droit français : ni TOM, ni Etat à part entière, c’est un statut sur mesure, adapté à une complexité résultant d’un fin dosage et de compromis sur des sujets aussi sensibles que le corps électoral ou l’emploi.

Surtout politique, l’entente entre les deux principales communautés calédoniennes vaut bien qu’on se dispense d’arguties juridiques. Dès lors les trois articles proposés doivent être votés en l’état. En revanche, nous suivrons l’avis de notre rapporteur qui souhaite incorporer le texte dans le titre XIII de la Constitution. La définition du corps électoral du référendum ne doit pas poser de problème, car elle avait été retenue à l’article 2 de la loi référendaire du 9 novembre 1988. Quant aux questions relatives aux modalités et au calendrier des transferts de compétences, au fonctionnement des institutions, à la citoyenneté, au régime électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier, la représentation nationale aura l’occasion d’en débattre lorsqu’elle examinera le projet de loi organique élaboré après l’avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle- Calédonie.

Encore faudrait- il que les grands principes figurant dans "le document d’orientation" des accords ne souffrent aucune entorse, qu’il s’agisse de la prise en compte de l’identité kanake, de la définition restreinte du corps électoral ou du dispositif concernant le développement économique et social du territoire, qui doit en particulier favoriser l’accès à l’emploi local des personnes établies en Nouvelle- Calédonie.

Ainsi et ainsi seulement, les populations intéressées imprimeront à la solution consensuelle une dynamique qui, au moment du référendum d’autodétermination, débouchera sur un choix libre pour la maîtrise de leur destin.

En votant ce texte, le groupe communiste a le sentiment de vivre un moment historique. Que le Gouvernement compte sur sa vigilance pour que les engagements pris à Nouméa soient scrupuleusement tenus ! (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et du groupe socialiste)

M. Henry Jean- Baptiste - Il n’est pas simple de donner forme et expression juridiques, jusque dans la loi fondamentale de la République, à la volonté politique, souvent réitérée et désormais assurée d’un large consensus, d’un rééquilibrage en Nouvelle- Calédonie entre les diverses communautés vivant sur le territoire. C’est pourquoi je tiens d’abord à féliciter très chaleureusement l’ensemble des négociateurs qui ont su, dans l’accord de Nouméa, faire prévaloir volonté de réconciliation et acceptation des concessions réciproques sur les surenchères et les tentations extrêmes, même lorsque celles- ci sont héritées d’un lourd "contentieux colonial".

En négociant entre eux et avec le Gouvernement l’accord du 5 mai 1998, les responsables politiques de la Nouvelle- Calédonie ont donné un exemple de lucidité, de maturité et de courage auquel l’outre- mer français a été particulièrement sensible : j’en porte témoignage.

Mais je souhaite qu’un tel état d’esprit continue de présider aux évolutions institutionnelles à venir car le véritable enjeu est ailleurs : dans la réalisation des transformations économiques et sociales, éducatives, sociologiques et culturelles qui marqueront l’entrée nécessaire de la Nouvelle- Calédonie et de tous ses enfants, dans la modernité du troisième millénaire. Dès lors, quel est, dans ce monde difficile, le type de relations avec la France qui contribuera, le mieux, aux indispensables mutations ? Je n’ai, Monsieur Brunhes, de leçons à recevoir de personne pour déplorer les tares, les violences et certaines conséquences de la "colonisation" ; mais je sais qu’il n’existe pas une seule forme de "décolonisation" et que celle- ci peut s’intégrer pleinement dans les lois de la République. Tel fut le sens de la commémoration en 1996 du cinquantenaire de la création des DOM dont le thème était : "L’autre décolonisation".

Permettez- moi d’ajouter que, dans leur quasi- totalité, les Mahorais considèrent, depuis longtemps, que malgré les spécificités très fortes de leur histoire, l’accession au statut de DOM demeure pour Mayotte la meilleure garantie de liberté, de sécurité et de progrès.

Le principal mérite du projet est de confier aux Calédoniens les clés de leur avenir, de leur ouvrir la voie d’un destin partagé, car l’adhésion des populations est, au- delà des constructions juridiques, le plus sûr fondement le l’outre- mer français, le lien colonial relevant d’un passé heureusement révolu. Il faut donc que les intéressés se prononcent en toute liberté.

Or la lecture de l’accord comme de certaines phrases du préambule et de l’exposé des motifs me donnent à penser, à tort ou à raison, que la voie de l’indépendance est quelque peu privilégiée, voire présentée comme inéluctable. Tel est en tout cas le sens de divers commentaires plus ou moins autorisés, mais je sais gré au Gouvernement d’avoir au moins écarté des documents officiels les mots "Etat associé" ou "Etat autonome", trop lourdement chargés du trop fameux "sens de l’histoire". Nous considérons, à l’UDF, que le choix de l’avenir ne doit pas être prédéterminé, encore moins orienté vers l’option indépendantiste. "On ne subit pas l’avenir, on le fait", écrivait Bernanos.

Il importe en tout cas d’éviter les simplifications abusives, et de rappeler que, si la population d’origine mélanésienne constitue, avec un peu plus de 44 %, le groupe le plus important, les Européens représentent plus du tiers et les Wallisiens près de 10 %, et que, comme l’a rappelé le professeur Miaille, cité dans l’excellent rapport de la commission, aucune communauté ne pourra décider de son destin sans ni contre les autres, quand bien même elle deviendrait majoritaire. Si l’idée d’une large autonomie politique est désormais largement partagée, je ne suis pas sûr que le projet indépendantiste soit majoritaire, y compris dans la communauté la plus nombreuse. Peut- être en ira- t- il différemment dans quinze ou vingt ans, mais cela n’est pas certain non plus, surtout si la politique de rééquilibrage économique et de réhabilitation culturelle est poursuivie, développée et amplifiée.

Traduisant en termes normatifs les orientations de l’accord de Nouméa, le projet introduit dans le droit constitutionnel français d’importantes novations. Il nous est présenté comme un texte autonome par rapport à la Constitution, mais sans doute l’amendement de la commission tendant à en faire le titre XIII de celle- ci sera- t- il voté, et je m’en réjouirai. En tout état de cause, l’organisation juridique et politique qu’il instaure déroge fortement à l’article 74, et chacun des trois articles comporte des dispositions qui troubleront sans doute les juristes les moins sourcilleux, du fait d’exceptions apportées à des principes fondamentaux tels que l’indivisibilité de la République ou la suprématie de la loi dans l’ensemble du territoire national. Je ne voudrais pas que l’on donne aux Calédoniens l’impression que l’on veut les faire sortir de la République à la faveur des diverses "entorses" que couvrira l’article 77.

Certains s’étonneront, en particulier, de la restriction apportée à la composition du corps électoral ; le Gouvernement nous affirme qu’elle ne concerne que 8 000 électeurs sur 112 000, mais c’est une question de principe et non de quantité. Je voudrais pour ma part revenir, après M. Bussereau, sur le fait que l’exposé des motifs prévoit que d’autres territoires pourront bénéficier, s’ils le demandent, de statuts également dérogatoires, et chacun pense, évidemment, à la Polynésie. Je crois qu’il faut éviter de régler ces problèmes au coup par coup ou par le jeu des influences, car la question de l’assemblée unique agite désormais les esprits aux Antilles, tandis que Mayotte attend toujours d’être consultée, comme promis, sur son statut au sein de la République. Il me paraîtrait utile que s’engage une réflexion d’ensemble sur les institutions de l’outre- mer français, afin d’aboutir dans la clarté à une situation à la fois cohérente et conforme aux voeux des populations comme aux spécificités de ces territoires.

Après une longue période d’incertitudes, de convulsions et de violences, la paix des esprits et la tranquillité publique sont assurément le bien le plus précieux de la Nouvelle- Calédonie. Cette considération majeure l’emporte évidemment sur beaucoup d’autres, même si la volonté d’un dialogue réaliste et la recherche patiente d’un compromis entre le RPCR et le FLNKS recouvrent en réalité le fait que chaque camp compte sur le temps pour faire progresser ses thèses d’ici à l’ultime consultation populaire. Il faut toujours faire confiance à la sagesse des hommes et à la République : c’est dans cet esprit que l’UDF votera le projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR et du groupe DL)

Mme Marie- Hélène Aubert - Je tiens à dire ma joie d’avoir à saluer cette nouveauté absolue, cette marche accompagnée vers l’indépendance. Que de chemin parcouru, que de maturité acquise depuis le drame de la décolonisation de l’Algérie ! Les Verts ne peuvent que s’en réjouir, eux qui sont nés de l’anticolonialisme, du tiers- mondisme, de la conscience de l’unité et de la fragilité de la planète. Nos destins sont liés en effet, et si nous échouons à réduire l’effet de serre, par exemple, ce sont les petits Etats du Pacifique qui seront les premiers submergés.

Certains mots des accords de Nouméa sont une douce musique pour nous, qui nous battons pour la reconnaissance des peuples autochtones, souvent bridés par un mode de développement qui ne leur convient pas. C’est notamment le cas d’expressions comme "reconnaissance des fautes", "restitution au peuple kanak de son identité confisquée", "reconnaissance d’une citoyenneté de la Nouvelle- Calédonie", c’est le cas aussi de dispositions concrètes visant à garantir l’aide de l’Etat, à valoriser le rôle des autorités coutumières, à rétablir les noms kanaks traditionnels ou à protéger les sites sacrés.

Ce chemin ne s’est pas fait sans heurts. Souvenons- nous qu’en 1988 l’île comptait un militaire pour six Kanaks, vieillards, femmes et enfants compris ! Souvenons- nous, en 1985, de l’assassinat d’Eloi Machoro, premier martyr de la lutte pour l’indépendance, par le GIGN. Souvenons- nous du drame de la grotte d’Ouvéa -19 Kanaks et 2 gendarmes tués parfois sommairement, comme l’a reconnu le capitaine Legorjus. Souvenons- nous de la résolution de l’ONU, trop souvent oubliée, qui affirmait le 2 décembre 1986 le droit de la Nouvelle- Calédonie à l’indépendance. Souvenons- nous des accords de Matignon des 26 juin et 20 août 1988, conclus grâce à l’engagement de Michel Rocard et qui prévoyaient pour 1998 un scrutin auquel devaient participer seulement ceux qui auraient résidé sans interruption sur le territoire depuis 1988. D’ici là, le territoire était administré par un congrès réunissant les trois assemblées de province. Des mesures d’accompagnement social économique et culturel étaient destinées à rééquilibrer la situation entre les provinces kanakes et la province européenne. Le 6 novembre 1988, un référendum national ratifiait les accords à 84 %, malgré une importante abstention. Souvenons- nous aussi de l’assassinat de Jean- Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné par un militant kanak opposé aux accords.

Bien sûr, les mentalités ont changé, deux communautés ont accepté de vivre ensemble et la difficile question des rapports entre les peuples d’origine et ceux arrivés plus récemment trouve aujourd’hui un début de solution prometteuse en Kanaky- Nouvelle- Calédonie.

Ainsi la France libère ses poussières d’Empire. Ce cheminement exemplaire doit aussi inciter à poursuivre cette démarche. Déjà la Polynésie pourrait marcher sur les mêmes traces, le Président de la République et le Premier ministre ayant donné leur accord pour que débutent des négociations sur l’évolution de son statut. Une autonomie accrue permettrait de faire voter à l’assemblée du territoire des textes qui auront valeur de loi de pays, d’application contrôlée non plus par le tribunal administratif, mais par le Conseil constitutionnel. Et elle n’irait pas sans prérogatives élargies en matière de coopération internationale.

Il convient aussi de tenir mieux compte des spécificités locales des DOM- TOM. Je n’oublie pas que siège ici, à mes côtés, au sein du groupe RCV, Alfred Marie- Jeanne, député indépendantiste martiniquais. Je pense aussi à la Guyane et à la Guadeloupe, dans la mesure de leur désir.

Ce texte vise à faire évoluer la Nouvelle- Calédonie vers "une organisation politique non prévue par la Constitution" et "se présente comme un texte autonome" qui "ne s’insère pas directement dans la Constitution de 1958".

Mais peut- on envisager de résoudre la crise politique sans parler de la crise sociale ? Sans parler du déséquilibre sud- nord dans l’île, ni de son état de sous- développement caractérisé par une économie fondée sur le tertiaire et sur les importations, en vertu du principe selon lequel il vaut mieux acheter que produire ou réparer. Ainsi, malgré d’énormes richesses, l’archipel manque de poisson. 18 Séance du jeudi 11 juin 1998

Le rééquilibrage économique prévu par les accords de Matignon n’a pas pleinement réussi, car une partie de ces aides a plutôt été placée. Enfin, le rééquilibrage est celui de toute la zone ACP et il dépendra beaucoup de la renégociation de la convention de Lomé vers une harmonisation des niveaux de vie dans la région.

Les liens historiques avec la France peuvent être oubliés. Les difficultés économiques sont importantes et un statut d’Etat associé qui sera à préciser peut être imaginé. Des exemples existent, comme entre les îles Cook et la Nouvelle- Zélande. Un Etat associé, à la manière où l’entendait Edgar Pisani dans son plan du 7 janvier 1985. Les expériences statutaires sont nombreuses dans le Pacifique Sud, des îles Cook aux îles Mariannes, des Samoa à la Fédération de Micronésie.

Nous considérerons de très près la loi organique qui devra organiser la suite des événements. Pour toutes les raisons que j’ai dites et animés par bien des espoirs, les Verts, l’ensemble du groupe RCV voteront cette loi sans hésitation aucune. Nous espérons que l’Assemblée et le Sénat réunis s’honoreront en juillet, par un vote solennel émis à l’unanimité.

M. René Dosière - Saluant l’arrivée du Premier ministre et de la délégation qui l’accompagnait en Nouvelle- Calédonie, l’éditorialiste des Nouvelles Calédoniennes titrait, le 5 mai dernier, "Une France exemplaire". Exemplaire, ce projet de réforme constitutionnelle est aussi original par son objectif et par ses modalités. Il constitue le cadre d’un processus maîtrisé de décolonisation dans la paix, unique dans l’histoire de la République.

Ce processus a commencé en 1988 avec les accords Matignon et Oudinot, qui valaient pour dix ans. Il se poursuit et s’accentue avec l’accord de Nouméa qui s’échelonnera sur une vingtaine d’années. Il est aujourd’hui impossible de prédire son aboutissement. Mais, si le RPCR souhaite aujourd’hui le maintien du territoire dans la République et se dit confiant sur ce point, le FLNKS considère pour sa part que ce processus conduit à l’indépendance. En réalité, le visage de la Nouvelle- Calédonie sera tellement différent après la mise en oeuvre de l’accord de Nouméa, en particulier des transferts de compétences irréversibles, que la perception de l’avenir du territoire par les communautés qui y résident sera très différente. L’Etat ne conservera alors qu’une compétence, parfois même partagée, en matière d’ordre public, de défense, d’affaires étrangères, de justice et de monnaie. Encore cette compétence sera- t- elle encadrée par l’Union européenne. A quoi bon donc spéculer aujourd’hui sur cet avenir.

Ce qu’il faut en revanche souligner, c’est la volonté de construire ensemble l’avenir de la Nouvelle- Calédonie, rappelée dans les discours prononcés à Nouméa le 5 mai. Pour Roch Wamytan, les accords permettront à "l’ensemble des Calédoniens d’envisager une façon renouvelée d’un vouloir vivre en commun". Pour Jacques Lafleur, ils expriment "un désir de construire ensemble une Nouvelle- Calédonie dans laquelle chacun se reconnaisse".

Alors que la fin de la période ouverte par les accords de Matignon suscitait l’inquiétude, c’est cette commune volonté de vivre ensemble qui a marqué la délégation de la commission des lois. Un référendum n’aurait fait, selon Jacques Lafleur, que des vaincus et il fallait poursuivre le processus engagé. C’est dire le soulagement de l’ensemble de la population calédonienne à l’annonce de la conclusion des négociations du 21 avril dernier, soulagement que j’ai pu vérifier dans les conditions quelque peu particulières de mon séjour, au sein de toutes les catégories de personnel du centre hospitalier de Nouméa, du chirurgien -européen- au personnel de service -mélanésien- qui, tous, m’ont dit leur confiance dans l’avenir.

Les conditions de mise en oeuvre de cet accord ne sont pas moins uniques, comme le souligne le rapport dense et équilibré de notre présidente. C’est d’abord ce préambule dont Michel Rocard -indiscutablement l’homme politique métropolitain le plus apprécié jusqu’à présent en Nouvelle- Calédonie- soulignait la "grandeur", la "rectitude du jugement" et le "caractère exemplaire".

A cent lieues du mythe colonial de la IIIème République trop longtemps développé dans nos écoles, ce texte reconnaît "les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière". Surtout, il proclame que "les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis par leur participation à l’édification de la Nouvelle- Calédonie une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. Elles sont indispensables à son équilibre social". C’est ce qui aide à comprendre les autres originalités de l’accord, qui justifiant cette réforme constitutionnelle peuvent néanmoins surprendre les métropolitains : restrictions concernant le corps électoral, préférence calédonienne en matière d’emploi. A la lumière de ce préambule on voit bien qu’il n’y a là nul racisme, nulle volonté d’exclusion, mais le souci que tous les Calédoniens, attachés charnellement à cette terre, construisent en commun leur avenir sans qu’il puisse être menacé par ceux qui ne font là qu’un séjour limité et qui ne considèrent aucunement le territoire comme leur terre.

Dernière originalité du processus : le rôle réservé à l’Etat. A l’instar de la décentralisation pour les préfets, la modification des pouvoirs du haut- commissaire ne constitue pas une diminutio capitis mais une nouvelle manière de faire vivre l’Etat. Son rôle sera essentiel pour inciter au rééquilibrage du territoire, pour aider les acteurs locaux à prendre des responsabilités, pour contenir l’influence anglo- saxonne dans cette partie du Pacifique, "pour payer" diront certains. Combien coûte la Nouvelle- Calédonie ? Question réductrice qui n’appelle qu’une réponse : "la paix coûte toujours moins cher que la guerre".

En Nouvelle- Calédonie, personne n’a oublié qu’entre 1985 et 1988, avec la multiplication des comportements de violence, il s’en est fallu de peu qu’une autre guerre d’Algérie ne se déclenche. On a dû recréer la confiance et pour cela mettre en pratique ce que Michel Rocard a appelé, à propos de l’édit de Nantes, "l’art de la paix". Les négociateurs du Pacifique, pour reprendre le titre du beau film que l’on a pu revoir récemment sur Arte, ont réussi hier. Aujourd’hui, ceux qui, sous l’impulsion de Lionel Jospin, sont parvenus à force, là encore, de dialogue et d’écoute à l’accord de Nouméa, doivent être félicités. En allant les signer sur place, le Premier ministre a montré aux Calédoniens que les relations n’étaient pas à sens unique. Signer à Nouméa, comme l’ont relevé Les Nouvelles Calédoniennes, c’était déplacer le centre des décisions vers le coeur des acteurs.

Je veux, enfin, insister sur le rééquilibrage économique dont la responsabilité repose surtout sur l’Etat. Le poids des administrations publiques reste prépondérant, puisqu’elles concourent à hauteur de 28 % à la formation du PIB et que l’Etat a pris des engagements.

Il faut en particulier assurer la formation et la promotion des jeunes d’origine mélanésienne. En effet, alors que la population active d’origine européenne est 1, 7 fois plus nombreuse que la population mélanésienne, cette proportion est de 3,7 pour les cadres intermédiaires, de 5,9 pour les commerçants, de 13, 2 pour les cadre supérieurs alors qu’elle tombe à 0,7 pour les ouvriers.

Il convient en outre de réduire les inégalités entre les provinces au profit de celles des Iles et du Nord. La province du Sud compte 80 % des actifs contre 14 % dans celle du Nord et 6 % dans celle des Iles. L’écart est plus grand encore en termes de richesses. J’ai constaté combien Nouméa s’est développée entre 1989 et 1998. En revanche, les inégalités entre provinces ne se sont pas réduites. Si le rééquilibrage ne se poursuivait pas, le processus de l’accord de Nouméa pourrait être mis en péril. Monsieur le secrétaire d’Etat, vous qui avez contribué de façon décisive aux accords de Matignon, soyez attentifs à ce rééquilibrage. Alors, oui, la France offrira au monde entier un exemple unique de décolonisation maîtrisée dans la paix. (Applaudissements sur tous les bancs)

M. Didier Quentin - "Le génie du siècle, qui change notre pays, change aussi les conditions de son action outre- mer", a dit celui qui entama le plus vaste mouvement d’émancipation des peuples dont la France avait la charge, le général de Gaulle.

Ce projet de loi constitutionnelle participe de cette volonté de changement et s’inscrit dans la logique de la politique de consensus courageusement choisie par le président Jacques Lafleur et d’autres élus.

La loi référendaire du 9 novembre 1988 prévoyait l’organisation d’un scrutin d’autodétermination avant la fin 1998. Mais il est vite apparu que cette période de dix années ne suffirait pas à forger une vision commune de l’avenir. C’est pourquoi les responsables politiques du territoire ont recherché, avec sagesse et intelligence, une solution négociée dont le principe a recueilli l’assentiment des partenaires locaux et de l’Etat.

Après un long cheminement, l’accord de Nouméa a été accueilli avec joie et soulagement par les populations, comme a pu le constater la délégation parlementaire conduite par Mme Tasca. Il couronne une démarche qui donne à chacun espoir dans l’avenir.

Le choix n’est pas, en effet, entre ce texte et la Nouvelle- Calédonie de Papa, mais entre ce texte et une reprise des affrontements qui provoqueraient de grandes souffrances et risqueraient de déboucher sur l’indépendance, ou une partition dans les pires conditions.

L’accord de Nouméa est un pari sur l’avenir et sur l’intelligence. Certes, ses dispositions originales ne sont pas strictement conformes à l’orthodoxie constitutionnelle, mais il faut savoir faire preuve de pragmatisme quand la paix est à ce prix. (" Très bien !" sur les bancs du groupe du RPR et du groupe socialiste) Et le droit ne remplit sa fonction civilisatrice que s’il sait s’adapter à la vie.

Certains de mes amis n’ont pas manqué de s’inquiéter de la limitation du corps électoral aux citoyens installés en Calédonie en 1988 et à leurs descendants, ou du régime juridique différencié dont bénéficient les "citoyens de Nouvelle- Calédonie", notamment en matière d’accès à l’emploi.

Mais la spécificité calédonienne justifie ces discriminations positives opérées dans l’accès à l’emploi en faveur des habitants du territoire et prend en compte le sentiment de faiblesse démographique des 200 000 Calédoniens, qui se considèrent, sans doute à tort, menacés par la masse des 300 millions d’Européens.

Aucun accord pérenne n’est possible sans innovations juridiques visant à rassembler tous les Calédoniens autour d’un projet commun et à créer les bases d’une société solidaire, où les Mélanésiens devront occuper la place qui leur revient.

J’émets aussi le voeu, comme notre collègue Victor Brial, le 2 juin dernier, que la communauté wallisienne et futunienne conserve toute sa place dans la Nouvelle- Calédonie de demain, en particulier en ce qui concerne l’emploi.

A cet égard, le préambule de l’accord de Nouméa contient sur l’histoire de la Calédonie et de la colonisation des jugements sur lesquels nous ne pouvons être totalement d’accord, écrit fort justement que les communautés présentes sur le territoire "ont acquis,... une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement".

Cet accord est une chance unique de conduire une opération d’émancipation dans un contexte exceptionnellement favorable, puisqu’il réunit la durée, des moyens et surtout des hommes de bonne volonté.

Si le processus est irréversible, le résultat n’a rien d’inéluctable. Je crois pouvoir faire le pari que quand les Calédoniens auront à se prononcer sur leur avenir, dans vingt ans, ils choisiront de demeurer au sein de la République. Contrairement à ce qui est écrit dans Le Monde ce soir, je ne crois pas que la France s’apprête à répudier un territoire qui lui est viscéralement attaché. Le maintien dans la République française reste une voie de progrès : le modèle des Etats insulaires voisins est peu enviable et la présence française la meilleure garantie de préservation de l’identité calédonienne, face aux puissances de la zone ; enfin, l’Etat républicain est le plus à même d’accélérer l’effort de rééquilibrage et de solidarité en faveur des plus démunis.

Parfois perçue par certains de nos compatriotes comme une charge et un souci, la Nouvelle- Calédonie deviendra ainsi pour la France un sujet de fierté.

Ce que nous sommes en train de faire me paraît exemplaire. Pour la première fois, un peuple marche vers sa souveraineté et l’affirmation de sa personnalité, de manière progressive et programmée. Démarche exemplaire, qui pourrait être suivie par d’autres, comme l’a souhaité le Président de la République lui- même, et d’abord par nos compatriotes de Polynésie française, selon un calendrier que le Gouvernement devrait définir dans les plus brefs délais.

Entre le rejet égoïste et cartiériste d’un côté et la tentation indépendantiste ou rhodésienne de l’autre, nous ouvrons une troisième voie apportant un message humaniste dans cette immense zone Asie- Pacifique où s’écrira une bonne part de l’histoire du XXIème siècle.

A cet égard, le magnifique centre culturel Tjibaou devra non seulement être un foyer d’expression de l’identité kanake, mais aussi un pôle de rayonnement de la francophonie dans le Pacifique.

Ainsi, cet accord de Nouméa, transcrit dans notre Constitution par un judicieux rétablissement du titre XIII, loin d’être un acte de haute trahison, est bien un acte de civilisation.

C’est pourquoi tout en restant vigilants quant au contenu de la loi organique, nous apportons notre soutien franc et massif à ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur tous les bancs)

M. Alfred Marie- Jeanne - "Tan fè tan. Tan kité tan" : c’est ainsi que les indépendantistes martiniquais rappellent, s’il en était encore besoin, le bien- fondé de la lutte anticolonialiste en tout temps et en tout lieu.

La quête acharnée du peuple kanak pour la reconnaissance de son identité démontre qu’il ne faut jamais désespérer de la volonté et de la capacité des hommes à débloquer des situations séculaires pourtant décrétées irréversibles.

Alors, honneur d’abord à ceux qui ont semé, mais ont été fauchés avant la moisson -je pense à Eloi Machoro, à Jean- Marie Tjibaou, à Yeiwéné Yeiwéné et à tant d’autres encore.

Salut aussi aux membres de la composante européenne qui ont également oeuvré pour aboutir à un accord aussi positif que possible.

Bravo, enfin, aux politiques, toutes tendances confondues, qui ont su écrire le droit nouveau de la réconciliation et du partenariat car, comme le disait Montaigne, "les institutions ne sauraient avoir l’immobilité de la borne".

J’espère que l’attitude constructive adoptée pour résoudre les problèmes institutionnels de la Nouvelle- Calédonie deviendra désormais la règle générale. En effet, la décolonisation reste à l’ordre du jour sous les cieux martiniquais : la cause de la liberté ne saurait avoir de frontière prédéterminée. Cette conquête implique un transfert de pouvoirs, qui est source sempiternelle de conflits.

En cette circonstance opportune, loin de moi l’idée d’être opportuniste. Pour le prouver, je dois faire référence à un document transmis en son temps à Gaston Defferre pour François Mitterrand, candidat unique de la gauche à la présidence de la République. Ce document, qui date du 13 avril 1974, était signé par votre serviteur. Les revendications qui y sont formulées rappellent de manière frappante certains points de l’accord de Nouméa. Citons : "la reconnaissance de l’entité martiniquaise et de son droit à l’autodétermination ; un additif à la Constitution reconnaissant explicitement le droit des peuples à être eux- mêmes ; la consultation par référendum du peuple concerné dans un délai raisonnable ; la reconnaissance du droit à militer pour l’émancipation de la nation martiniquaise, sans être accusé de porter atteinte à l’intégrité du territoire et à la sécurité de l’Etat français ; l’adaptation des programmes d’enseignement et de formation à la réalité martiniquaise ; la réorganisation de la vie politique et sociale pendant la période précédant la référendum".

Certes, ce document n’a pas la précision de l’accord de Nouméa ; mais nos demandes sont restées sans réponse. On nous a conseillés de faire nos preuves et de nous soumettre à la loi électorale. Nous avons dû surmonter de nombreux obstacles. Maintenant que l’examen est passé, le Gouvernement continue de faire la sourde oreille, préférant entretenir des relations avec les perdants, qui représentent une époque révolue. En se comportant de la sorte, il endosse de lourdes responsabilités.

Homme de parole et de dialogue, je suis aussi un homme de détermination. Avec d’autres, je suis candidat à la négociation. En Martinique, deux assemblées- croupions se gênent mutuellement. Il faut les fusionner et doter l’assemblée unique de réels pouvoirs. Comme l’a écrit Henri Michaux, "tout homme qui n’aide pas à mon perfectionnement : zéro". Pour ne pas mériter une telle note, le Gouvernement a l’obligation morale et politique de généraliser l’esprit de Nouméa. C’est ce que j’attends de vous.

Mme Christiane Taubira- Delannon - Ce fut l’honneur du gouvernement Rocard d’avoir su entendre les revendications du peuple kanak et les craintes des autres composantes de la société calédonienne, d’avoir prouvé que l’Etat n’est pas seulement prédateur et répressif, mais qu’il peut aussi jouer un rôle de régulation. Conduire un gouvernement, ce n’est pas diriger une entreprise. Les choix politiques doivent obéir à des valeurs.

Ce gouvernement réussit à faire taire les armes, à en finir avec la violence, qu’elle soit légale ou légitime. Par le dialogue, il sut arrêter la force injuste de la loi. Avant les accords de Matignon, il y avait déjà eu la déclaration Lemoine de 1983, le plan Pisani de 1985, le dispositif Fabius, la loi d’août 1985 et les deux statuts Pons, de 1986 et de 1988.

L’actuel gouvernement, quant à lui, a su éviter les réponses habituelles : "la loi ne permet pas...", "la Constitutionn interdit", "les indicateurs économiques sont à la hausse", "le PIB s’accroît", "nous vous avons consacré des milliards", "vous avez le privilège d’être Français", "vous appartenez à la patrie des droits de l’homme", "les injustices dont vous êtes victimes sont des accidents et elles frappent aussi des régions métropolitaines"... Ces fariboles insultantes ne sont que refus du dialogue, mesquinerie idéologique, autisme politique, pingrerie de l’esprit.

Le Gouvernement, au contraire, et c’est sa grandeur, a conçu un schéma inédit d’évolution des rapports entre un territoire et la métropole, une troisième voie, après les guerres d’Indochine et d’Algérie et les contrats truqués d’indépendance négociée en Afrique noire.

Madame la Garde des Sceaux, le 27 avril au Panthéon, à propos de Toussaint Louverture, a déclaré que la seule France qu’elle connaisse a le goût de la liberté et de la fraternité. Ce n’était pas un exercice de style, mais l’expression d’un idéal. Les hommes peuvent toujours se tendre la main et l’altérité est une richesse. Selon Louis Delgres, la résistance à l’oppression est un droit naturel. Les Kanaks ont constamment résisté et célébré la mémoire du chef Ataï, qui conduisit l’insurrection de 1878 : c’était, déjà, le refus de disparaître et de céder à l’arrogance.

Les Kanaks honorent leurs martyrs, Eloi Machoro, Marcel Nonnaro, les dix de Hienghène, les dix- neuf d’Ouvéa, Jean- Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné... Honneur et respect à tous.

Fidèles à leurs idéaux, les Kanaks ont néanmoins su engager le dialogue et concilier les contraintes économiques avec les exigences culturelles.

Dans Les médiateurs du Pacifique, le film qui montre la préparation des accords de Matignon, le préfet Christian Blanc parle des fiches élaborées par les services de l’Etat qui ont intoxiqué le gouvernement central. Il était question d’un complot international, d’entraînements en Libye. On songe au FBI demandant les pleins pouvoirs pour combattre les Black Panthers, cet ennemi intérieur prosoviétique, ce danger qu’on a conjuré en distribuant massivement de la drogue dans les quartiers noirs... Rendu ainsi paranoïaque, le gouvernement central est resté sourd aux revendications. Ces fiches ont fait beaucoup de dégâts.

L’outre- mer français est très disparate. Les différents territoires n’ont en commun que la colonisation, l’esclavage, le bagne, l’éloignement ; pour le reste, ils diffèrent. Quoi de commun entre l’Océan indien, l’Océan pacifique, l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud ou la Caraïbe ? L’intérêt stratégique de ces territoires est variable, tout comme leur peuplement, leur culture, leur organisation sociale. Cette diversité fait que le Gouvernement redoute le "syndrome Gorbatchev", c’est- à- dire l’éclatement.

Le passé colonial n’est pas sans ombres. Dans la période récente, comme l’a montré Fanon, on s’est emparé du passé du colonisé pour le distordre et l’enlaidir, au risque d’appauvrir sa culture.

En Guyane, le "régime de l’exclusif", selon lequel pas un clou ne devait sortir des colonies, se fait encore sentir dans le taux de dépendance de nos économies. Les ordonnances royales de 1825, qui ont attribué 90 % du domaine privé à l’Etat, ont provoqué de nombreuses expropriations. La loi de l’Inini votée en 1930 a concentré 90 % de la population sur le littoral, plaçant sous l’autorité du gouverneur l’essentiel du territoire et de ses richesses. L’ordonnance de 1960 punissait les fonctionnaires guyanais, martiniquais et guadeloupéens coupables de condamner les injustices qu’ils constataient. Un arrêté préfectoral de 1977 et toujours en vigueur autorise le préfet à limiter la liberté de circulation des Guyanais sur leur propre territoire. Les décrets fonciers de 1987 et 1992 créent des discriminations selon les groupes humains et le projet de Parc du sud ressemblait, il y a peu encore, à une confiscation foncière...

Je m’arrêterai là, mais il y a tant à dire ! Quand le mécontentement devient général et qu’il se met à flamber, quand les frustrations se diffusent dans toutes les classes sociales, il est temps d’engager le débat. Mais parce que j’ai beaucoup de respect pour les luttes et le courage du peuple kanak, ainsi que pour les communautés qui s’engagent aujourd’hui, à travers ces accords marqués par l’intelligence, l’audace et la générosité, à construire un destin solidaire, je n’évoquerai pas aujourd’hui les réformes qui sont à faire et les discussions à venir, lesquelles ne devront pas se limiter à un débat sur l’assemblée unique ou sur le double département. Je laisserai donc le dernier mot à Jean- Marie Tjibaou, homme de paix qui déclarait tranquillement : "L’indépendance, c’est la faculté de choisir ses interdépendances". Peut- on être plus lucide et plus serein dans un monde qui se fait, se défait et se refait de plus en plus vite ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste)

Mme la Présidente - A la demande du Gouvernement, je suspends la séance pour une dizaine de minutes.

La séance, suspendue à 18 heures, est reprise à 18 heures 15 sous la présidence de M. Cochet.

PRÉSIDENCE DE M. Yves COCHET
vice- président

M. Yves Tavernier - Il y a dix ans, au lendemain du drame d’Ouvéa, la Nouvelle- Calédonie s’enfonçait dans la guerre civile. Il a fallu la volonté et la lucidité du Gouvernement de Michel Rocard, il a fallu l’audace, l’intelligence et le courage des dirigeants des deux principales communautés pour que le pire soit évité et pour que l’espoir renaisse.

Les accords de Matignon, en reconnaissant le pluralisme des cultures et en affirmant la nécessité d’un rééquilibrage des pouvoirs dans les domaines politique, économique et social ont permis à la Nouvelle- Calédonie de vivre en paix.

L’Etat a fortement contribué à la réalisation, du moins partielle, de ces objectifs. Un programme ambitieux d’équipements publics a été engagé. Le progrès économique et social dont a bénéficié la communauté kanake a favorisé la stabilité économique, créé les conditions du consensus et permis la signature des accords de Nouméa ; une mission de la commission des finances que j’ai présidée a pu apprécier sur place en avril dernier la qualité du travail accompli. Elle a également mesuré le chemin qu’il reste à parcourir pour que toutes les communautés aient une maîtrise suffisante des outils du développement.

L’avenir paisible de la Nouvelle- Calédonie passe par une évolution institutionnelle : c’est l’objet de ce projet de loi constitutionnelle ; mais la paix sociale suppose aussi une plus grande justice sociale.

Les accords de Matignon ont permis aux deux principales communautés de renouer le dialogue. Ceux de Nouméa, qui sont dans leur prolongement, doivent permettre à tous les Calédoniens de se réapproprier leur terre et ses richesses. Ils consacrent, à juste titre, une place importante au développement économique et social. Jusqu’ici, l’Etat a réalisé des infrastructures, fait des efforts en matière d’éducation et de formation ; mais la solidarité nationale a surtout pris la forme d’une assistance.

La mission de la commission des finances a fait un triple constat : le développement économique concerne essentiellement la province Sud ; le décalage entre le secteur minier et métallurgique et les autres secteurs est beaucoup trop important ; le fossé entre les Européens et les Mélanésiens n’a guère été comblé.

Malgré des tentatives de diversification, l’investissement privé a du mal à prendre le relais de l’investissement public ; l’épargne locale s’investit pour une grande partie hors du territoire. Un rapport récent comparait l’économie calédonienne à la Belle au bois dormant : espérons que des accords de Nouméa sortira un prince charmant pour la réveiller... Les accords insistent sur la poursuite des contrats de développement pluriannuels, qui devront concerner les provinces et les communes.

Il faudra mettre en oeuvre une politique foncière plus ambitieuse ; les populations mélanésiennes entretiennent avec la terre un rapport qui est d’abord sacré, mais il est important de poursuivre la politique de redistribution.

La deuxième priorité concerne la diversification économique : dans la province Nord, les projets concernant la pêche et l’élevage avicole doivent aboutir et une usine de transformation du nickel doit être installée dans les meilleurs délais ; d’autre part, "pays de l’éternel printemps", la Nouvelle- Calédonie doit développer une industrie touristique

Enfin, la plus importante priorité est la formation des hommes. A cet égard, il convient de renforcer le programme "400 cadres".

Les accords de Nouméa ont entamé un processus unique dans notre histoire : une décolonisation pacifique, maîtrisée et négociée par les différentes communautés. Les signataires ont fait le choix du coeur et de l’intelligence. Je veux à mon tour saluer ceux qui sont ici : Jacques Lafleur, Pierre Frogier, mais aussi Paul Neaoutyne et les dirigeants du FLNKS. Aidons- les à refonder un lien social durable en Nouvelle- Calédonie. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe du RPR)

M. Bernard Grasset - L’histoire de la Nouvelle- Calédonie et de ses relations avec la France est pleine de bruit et de fureur. Nul ne saurait prétendre que la prise de possession de la Grande Terre fut l’objet d’un consensus : il y eut agression, dont la société kanake a encore de vifs souvenirs.

Sombre est son histoire : terres confisquées, cimetières coutumiers labourés, travail forcé, déportations, révoltes, répressions... Dans les années 30, la maladie, les suicides, les humiliations auraient pu réduire à quelques poignées les représentants de l’ethnie mélanésienne. Force est de reconnaître que ce lointain territoire ne connut pas les mêmes attentions que les colonies françaises d’Afrique.

Il y a dix ans, les malentendus, les provocations et les considérations électoralistes médiocres conduisaient aux événements tragiques d’Ouvéa. Au bord du gouffre, Kanaks et Calédoniens, Européens et Wallisiens, sous l’impulsion de Michel Rocard et par l’entremise de la mission de dialogue, dont il faut louanger tous les participants, décidaient de se parler. Quel courage politique, quel sens des responsabilités il fallut à Jacques Lafleur et à Jean- Marie Tjibaou pour se comprendre et se réconcilier ! Permettez- moi d’évoquer aussi le souvenir de Yeiméné Yeiméné et de Jacques Iekawé, premier préfet mélanésien.

Les accords de Matignon, la loi référendaire, la mise en place des nouvelles institutions ont, en quelques semaines, ramené la paix. Dix ans, croyions- nous alors, c’était long, suffisant pour un rééquilibrage économique, social et culturel du territoire. A l’exception d’une poignée de nostalgiques de l’empire colonial, de quelques égarés bientôt assassins, tous les responsables du territoire se sont attelés au même grand- oeuvre ; mais dix ans n’ont pas suffi pour combler le retard, d’autant que tous les gouvernements n’ont pas porté à la Nouvelle- Calédonie la même attention que Michel Rocard.

L’idée qu’un vaste consensus était nécessaire au développement harmonieux du territoire fut progressivement partagée par la grande majorité des responsables. Avons- nous perdu du temps ? Sans doute. Le dossier du nickel s’est enlisé. Mais peut- être fallait- il une montée des périls pour mieux les conjurer...

C’est à nouveau un Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, qui a favorisé la solution consensuelle qui permettra à la Nouvelle- Calédonie, dans la reconnaissance d’un fait colonial lourd d’injustices, d’exactions et d’humiliations, d’être dotée d’un statut politique à la hauteur de ses aspirations.

M. Robert Pandraud - Vous, vous ne facilitez pas le consensus...

M. Bernard Grasset - Une fois le problème minier réglé, les négociations délicates ont pu s’ouvrir. Les délégations se sont d’abord retrouvées autour de Jean- Jack Queyranne, puis elles ont poursuivi leur travail à Nouméa.

Les dispositions qui nous sont proposées sont- elles totalement conformes à la lettre de nos institutions ? Aux puristes, je rappellerai que Jean- Marie Tjibaou avait, rétorquant à l’un de ses interlocuteurs, demandé au nom de quelle Constitution et de quel article la France avait, en 1853, envahi son territoire... A ceux qui dénoncent cette "préférence territoriale", je citerai cet autre propos de lui : "Rien n’est pire que d’être immigré dans son propre pays".

Dominique Perben, bon connaisseur du dossier, déclarait d’ailleurs récemment qu’aucun accord durable n’était possible sans innovation juridique.

Les Calédoniens de toutes origines nous donnent à nouveau une leçon d’espoir et de courage politique. Nous devons accompagner de nos votes leur démarche consensuelle, qui s’inscrit dans les traditions et la façon de penser des peuples du Pacifique Sud. Les accords de Nouméa ont, au reste, été unanimement salués par les Etats de la région. Vingt ans, toutefois, c’est peut- être long. Des frustrations peuvent naître, des appétits s’aiguiser, des tentations hégémoniques surgir. Il nous faudra donc rester vigilants.

Il y a quelques semaines, à Ouvéa, les hommes et les femmes de la tribu de Gossanah et les représentants des familles des militaires scellaient, au nom de leurs morts, un acte de réconciliation. Il leur aura fallu plus de courage et d’esprit de pardon qu’il ne nous en faudra au moment du vote. N’ajoutons pas au débat, de grâce, nos controverses hexagonales, ne donnons à personne de leçons de loyalisme ou d’anticolonialisme : c’est aux habitants de la Nouvelle- Calédonie qu’il revient de choisir, avec notre aide, mais sans nos conseils. C’est aussi cela, le respect de l’autre. Le groupe socialiste, fidèle à la tradition humaniste de Jean Jaurès et de Léon Blum, votera ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste)

M. Pierre Petit - Il peut paraître surprenant qu’un élu de la Martinique intervienne dans ce débat, mais quelle autre occasion de rappeler les préoccupations de ses habitants ? Peut- on résister au mouvement de l’histoire ? Telle est la question que m’inspire la lecture du projet, qui donne une consécration légale à un accord salué par la quasi- totalité du monde politique, et dont je salue les signataires pour le courage et la volonté dont ils ont fait preuve, comme je salue le Président Chirac et les deux gouvernements successifs qui ont su comprendre que la France n’avait pas vocation à aller contre la volonté des populations locales.

La méthode suivie inaugure une nouvelle manière de traiter les problèmes spécifiques aux régions ultra- marines : le dialogue et la négociation sont toujours préférables aux décisions autoritaires et technocratiques, de moins en moins bien supportées au niveau local. La France n’est belle et heureuse que lorsque le "pays réel" se sent reconnu et respecté.

Je mets en garde, cela dit, certains membres de la majorité plurielle contre la tentation de faire de l’accord de Nouméa un précédent applicable aux DOM : gardons- nous de traiter à l’identique des situations entièrement différentes. Contrairement à ce que d’aucuns veulent faire croire, les populations des DOM ne sont nullement favorables à une évolution statutaire identique à celle de la Nouvelle- Calédonie. Elles ne veulent ni d’une transition incertaine et insidieuse vers l’indépendance, ni d’une rupture sans lendemain avec la République. Ce qu’elles veulent, c’est regarder le passé avec lucidité et construire l’avenir avec pragmatisme. Elles demandent plus de responsabilités locales, soutenues par une reconnaissance de leur identité culturelle et par un projet politique, et exercées par un pouvoir exécutif fort et identifiable émanant d’une assemblée unique.

Au Gouvernement d’ouvrir ce chantier de la réorganisation institutionnelle des DOM, mais de le faire d’une façon qui ne soit pas uniforme, car chaque DOM a ses caractères et ses attentes spécifiques. Ne prenons pas le risque de détruire la confiance de nos populations en la France ! La méthode utilisée pour la Nouvelle- Calédonie me paraît riche d’enseignements, et c’est pourquoi ce projet mérite l’adhésion de la représentation nationale. (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

M. le Secrétaire d’Etat - Je remercie chacun des orateurs qui se sont exprimés, et qui ont signifié, avec une grande hauteur de vues, l’adhésion unanime de la représentation nationale à l’accord de Nouméa et à la volonté de faire prévaloir la paix et le développement sur l’affrontement et l’opposition des communautés. Nous devons rendre hommage à toux ceux qui, en Nouvelle- Calédonie, se sont inscrits, depuis dix ans, dans ce processus historique, après de longues discussions où chacun, tant du côté du RPCR que de celui du FLNKS, a gardé à l’esprit l’intérêt général sans rien renier de sa vision de l’avenir.

Au terme du processus, les Néo- Calédoniens choisiront. Nous ne le ferons pas à leur place, mais ils peuvent être assurés que la France les accompagnera, dans la période du transfert de compétences comme dans celle qui suivra la consultation. Elle le fera notamment parce qu’elle sait que sa voix a toujours sa place dans cette partie du monde : pour avoir rencontré à Nouméa les représentants des Etats riverains du Pacifique, j’ai pu constater leur approbation de ce que nous faisons, et j’y vois un signal positif pour notre pays dans un continent en pleine évolution, promis à un grand avenir. C’est une raison de plus, me semble- t- il, pour honorer ce rendez- vous avec l’histoire en adoptant un texte porteur de concorde, de paix et de développement. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste)

M. Pierre Frogier - Très bien ! La discussion générale est close.

ARTICLE PREMIER

M. Ernest Moutoussamy - Je salue, à mon tour, l’accord de Nouméa, qui a ce pouvoir magique d’offrir aux uns de meilleures perspectives d’ancrage dans la République française et d’ouvrir aux autres la voie de la souveraineté et de l’indépendance. Il reste à espérer que ces deux attentes, contradictoires aujourd’hui, se confondront dans vingt ans dans un même destin. Le problème calédonien, né du non- respect de la parole de la France, est désormais traité dans un cadre garantissant à chacun de construire l’avenir dans la sérénité.

De la table ronde de Nainville- les- Roches en juillet 1983 à l’accord du 5 mai dernier, en passant par le boycott des élections de novembre 1984 et du référendum de septembre 1997, par la terrible cascade de morts qui s’en est suivie et par les accords de Matignon, le douloureux chemin parcouru en quinze ans nous interdit de décevoir la forte espérance d’une solution qui évite d’opposer les deux principales communautés du territoire.

Il est loin, ce jour de janvier 1985 où François Mitterrand, en visite en Nouvelle- Calédonie, expliquait à Jean- Marie Tjibaou qu’il était de tout coeur avec lui mais qu’il ne pouvait sortir du cadre constitutionnel. Elle est effacée la déception de Jean- Marie Tjibaou écrivant, à la veille de la présidentielle de 1988, à François Mitterrand que "le gouvernement socialiste, pas plus qu’un autre, n’a su trouver de solution institutionnelle adaptée à la situation calédonienne". Il est enfin résolu -du moins, je l’espère- ce temps où François Mitterrand déclarait "la Nouvelle- Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse".

C’est dire combien est grand le moment que nous vivons. L’accord de Nouméa est le fruit d’une maturité politique qui honore toute la classe politique calédonienne. C’est aussi la traduction d’une vision moderne de l’évolution de l’outre- mer dans la République. L’originalité de cet accord prouve que, dès lors que la tradition jacobine accepte de se remettre en cause, il est possible de répondre aux attentes de dignité, d’identité, de responsabilité et de souveraineté exprimées par l’outre- mer.

C’est pourquoi, Monsieur le ministre, compte tenu de la volonté exprimée par tous ceux que vous avez rencontrés au cours de l’année écoulée, il me semble hautement souhaitable de préparer les transformations à venir en ouvrant une réflexion sur l’évolution institutionnelle des DOM.

Le déficit d’écoute, de dialogue qui a marqué la question calédonienne ne doit pas se retrouver dans les autres dossiers. Je me rallie donc volontiers à la proposition de notre collègue Bussereau d’organiser un débat d’orientation sur l’avenir de l’outre- mer. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe socialiste)

M. Camille Darsières - Le projet magnifie, s’il en était encore besoin, le geste de haute responsabilité de Jean- Marie Tjibaou, représentatif d’un peuple humilié, proclamant un moratoire à ses revendications immédiates pour tendre la main à Jacques Lafleur, représentatif d’un mouvement jusque là intransigeant.

Etant intervenu il y a deux ans sur le sujet, à l’occasion du bilan de l’exécution des accords de Matignon, je me serais contenté aujourd’hui d’écouter, si je n’avais perçu une nuance à l’approbation générale dans la réflexion d’un membre éminent de la commission des lois, craignant que ce statut ne donne des idées d’indépendance aux départements d’outre- mer. J’ai alors redouté que la France ne parvienne décidément pas à se départir de sa tunique jacobine.

Non, un peuple ne requiert l’indépendance ni par contamination collective, ni par gesticulation individuelle mais, en ces temps de mondialisation, que si l’ensemble dans lequel il se trouve inséré s’obstine, contre l’histoire, à refuser d’admettre ses parties différentes. Là est l’historique sommation faite à la France de s’appliquer à respecter l’identité de ses minorités culturelles ; là est la sommation faite à l’intelligentsia d’être imaginative, non au coup par coup, non par réaction, non par accident, mais par logique, mais par raison, mais par nature.

S’agissant de la Martinique, je crois à la nation martiniquaise et je crois tout autant que le peuple martiniquais entend vivre avec le peuple de France. Pour concilier l’apparente contradiction, j’imagine une France pluriculturelle, plurinationale, dont les minorités seront d’autant plus solidaires du tout que le tout les aura reconnues.

Dès son article premier, le projet est révélateur que la France sait être imaginative ; qu’elle sait secouer les carcans constitutionnels pour donner la primauté au dialogue, qui conduit à la décolonisation et garantit la fraternité entre les peuples .

Collègue qui croyez à la contagion, sachez que le principe posé par l’article premier autorise seulement à penser que la France est pleinement en mesure de discerner et d’accompagner les aspirations multiples de peuples divers et de comprendre que le havre juridique des minorités culturelles et nationales qui la composent et veulent cheminer avec elle, ce n’est pas, inéluctablement, l’indépendance, mais peut- être l’autonomie, ce statut qui leur permettra de gérer eux- mêmes leurs propres affaires dans le cadre de l’ensemble et en communion avec lui.

Tel est le sens que je vois à l’accord lucide signé à Nouméa. Je voterai l’article premier, car il porte en lui la chance qu’ailleurs aussi le Parlement français mette les peuples d’outre- mer en situation de s’affirmer eux- mêmes, tout en vivant avec la France des droits de l’homme et des peuples.

Parce que ce débat, parce que ces avancées n’ont été possibles qu’à la suite de la souffrance, des frustrations et des sacrifices du peuple kanak, je veux, enfin, saluer la délégation de Kanakie présente dans nos tribunes. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) M. Lionnel Luca - C’est à titre personnel que je propose, par l’amendement 4, de supprimer cet article et ainsi ce préambule que je trouve choquant. En effet, si je suis favorable à toute évolution qui associe les communautés qui vivent sur le territoire de la Nouvelle- Calédonie et si j’exprime ici ma sympathie à notre collègue du RPCR, je refuse de voir ainsi condamné le rôle de la France dans son histoire, je m’inquiète de voir remis en cause un certain nombre de grands principes constitutionnels, je m’insurge contre l’idée de discrimination positive. En outre, je regrette que nous n’ayons pas de vision d’ensemble pour tous les territoires d’outre- mer, appelés demain à suivre cet exemple. Un grand débat sur l’avenir de la France outre- mer serait fort utile.

Enfin, si je comprends la volonté de paix de mes collègues, je crains fort que l’on donne aujourd’hui le sentiment qu’alors que la majorité d’une population ne veut pas l’indépendance, on va néanmoins essayer de l’y conduire malgré elle.

Mme la Rapporteur - Cet article fixe l’objet même de cette réforme. Sa suppression entraînerait celle de tout le projet alors que le débat ouvert que nous avons eu cet après- midi a montré que tous les groupes y adhèrent. La commission a donc repoussé l’amendement.

Mme la Garde des Sceaux - Dans l’exposé sommaire, M. Luca justifie cet amendement par le fait que l’évolution institutionnelle de la Nouvelle- Calédonie serait contraire à l’esprit de la Constitution. Mais une révision constitutionnelle n’a- t- elle pas précisément pour but de modifier la Constitution, sauf à admettre que le constituant ne saurait déroger à quelque principe supra- constitutionnel ? Le constituant est souverain et, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, seule la forme républicaine du Gouvernement ne peut être remise en cause.

Si nous révisons aujourd’hui la Constitution, c’est bien parce que l’accord de Nouméa est incompatible avec certaines de ses dispositions.

M. François Colcombet - Très bien !

M. Jean- Louis Debré - M. Luca, il l’a dit, s’est exprimé à titre personnel. Le groupe RPR a quant à lui affirmé, par les voix de MM. Frogier et Quentin, son soutien à l’accord de Nouméa et à ce projet. Il s’opposera donc à cet amendement de suppression.

Notre responsabilité est d’accompagner la Nouvelle- Calédonie dans sa recherche de paix et de fraternité, nous inscrivant ainsi dans une tradition née avec le discours de Brazzaville.

La France peut être fière de ce qui se passe dans le Pacifique, grâce notamment à l’action courageuse de Jacques Lafleur et de Pierre Frogier. Elle peut être fière de l’esprit de responsabilité dont fait preuve l’Assemblée en accompagnant cette évolution. Elle en sortira grandie.

Mme Christiane Taubira- Delannon - Monsieur Luca, la France se grandit en reconnaissant les actes qu’elle a commis et qui sont contraires aux valeurs universelles auxquelles elle s’identifie sur la scène internationale. Elle a été une puissance esclavagiste, se justifiant parfois par une mission civilisatrice. Il est à l’honneur des générations actuelles de savoir lire ces contradictions, de faire valoir la France des lumières, plutôt que celle des ombres, qui ont toutes deux existé.

Ce serait en outre faire bien peu de cas des immenses sacrifices, des mérites incommensurables de Jacques Lafleur et Jean- Marie Tjibaou, de ceux qui ont oeuvré à leurs côtés, de ceux qui l’ont payé de leur vie, de ceux qui ont été discrédités jusque dans leur propre camp, de ceux qui se battront au cours des prochaines années pour construire une nouvelle fraternité, une citoyenneté partagée, que de ne pas reconnaître les injustices qu’ils ont subies. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) L’amendement 4, mis aux voix, n’est pas adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 5 rétablit le titre XIII de la Constitution, abrogé en 1995 et jusqu’alors relatif à la Communauté. L’ensemble du dispositif du projet sera intégré à ce titre XIII nouveau, portant dispositions transitoires relatives à la Nouvelle- Calédonie.

Nous avons bien compris quelle était l’intention du Gouvernement quand il a envisagé la rédaction d’un texte de valeur constitutionnelle non intégré dans la Constitution.

J’ai souhaité pour ma part, et la commission des lois m’a suivie, que le texte soit intégré à la Constitution. Sur le plan juridique, cela ne pose aucun problème particulier, mais offre au contraire une sécurité supplémentaire par rapport au contrôle constitutionnel ultérieur ; sur le plan symbolique, c’est le signe que nous considérons l’accord conclu à Nouméa comme faisant partie de notre loi fondamentale.

Je remercie Madame la Garde des Sceaux d’avoir accepté ce choix.

Mme la Garde des Sceaux - Je confirme que le Gouvernement se rallie à la proposition de la commission. L’amendement 5, mis aux voix, est adopté et l’article premier est ainsi rédigé.

ART. 2

Mme la Rapporteur - L’ancien article 76 de la Constitution, abrogé en 1995, portait sur les dispositions transitoires concernant les territoires d’outre- mer.

L’amendement 6 vise à réintroduire, non plus à la fin du titre XII, mais en tête du titre XIII, un nouvel article 76 qui accueillera l’article 2 du projet de loi constitutionnelle. Cet amendement a été adopté par la commission.

L’amendement 6, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 7 est purement rédactionnel. L’amendement 7, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 8 tire les conséquences de la modification de l’article premier.

L’amendement 8, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté. L’article 2 modifié, mis aux voix, est adopté.

ART. 3

M. Pierre Frogier - L’accord de Nouméa prévoit que la compensation financière de l’Etat pour les compétences transférées à la Nouvelle- Calédonie sera garantie par la loi constitutionnelle. Or l’article 3 stipule seulement que la loi organique déterminera l’échelonnement et les modalités de ces transferts et la répartition des charges en résultant. Cette rédaction, très différente de celle de l’accord, est pour nous un sujet de préoccupation. Alors que la loi constitutionnelle affirme par ailleurs clairement le caractère définitif des transferts de compétences, la compensation financière serait, elle, aléatoire.

Pouvez- vous, Monsieur le ministre, vous engager à ce qu’elle soit effectivement mise en oeuvre ?

M. le Secrétaire d’Etat - Le texte de la loi de révision constitutionnelle renvoie expressément à l’accord de Nouméa et valide les transferts financiers. C’est une loi organique qui en fixera les détails. Mais je vous confirme que l’Etat compensera intégralement les transferts de charges qui seront opérés, ce qui permettra à la Nouvelle- Calédonie d’exercer ses nouvelles compétences.

Mme la Rapporteur - L’amendement 9 vise à préciser que l’article 3 du projet de loi sera intégré à l’article 77 nouveau de la Constitution.

L’amendement 9, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 10 est de conséquence. L’amendement 10, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 11 vise à préciser de manière plus explicite que l’accord de Nouméa est à la fois le cadre dans lequel la loi organique s’appliquera et l’objectif vers lequel elle doit tendre. Ainsi les dérogations à certains principes constitutionnels seront couvertes par l’article 77 nouveau. Cette précision répond à la volonté des signataires de voir respectée très fidèlement toute l’architecture de l’accord de Nouméa, et pas seulement son esprit.

M. le Secrétaire d’Etat - Le Gouvernement approuve cette démarche. L’amendement 11, mis aux voix, est adopté.

M. Lionnel Luca - Mon amendement 1 vise à supprimer les mots "de façon définitive". Pourquoi décréter que le transfert de compétences est irréversible ? Une loi constitutionnelle peut en changer une autre. Il y a un siècle, certains auraient pu tout aussi bien déclarer irréversible la présence française dans ce territoire !

Mme la Rapporteur - Le constituant a toujours la possibilité de revenir sur les lois qu’il se donne. Mais il est également libre, aujourd’hui, de fixer ce principe d’irréversibilité pour consacrer solennellement l’accord de Nouméa. Celui- ci est un tout, il a été très mûrement réfléchi et on ne peut pas en retenir tel ou tel élément.

Proclamer son irréversibilité est une façon de répondre à une histoire faite de beaucoup de va- et- vient.

M. le Secrétaire d’Etat - Le Gouvernement est contre cet amendement qui dénature le sens de l’accord de Nouméa. La Nouvelle- Calédonie a connu neuf statuts en trente ans. Il s’agit maintenant de définir des rapports plus stables et c’est bien pourquoi nous avons entrepris une procédure de révision constitutionnelle.

L’amendement 1, mis aux voix, n’est pas adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 14 vise à apporter une précision rédactionnelle sur la procédure. Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel intervient entre l’adoption de la loi de pays par l’assemblée locale et sa publication, non avant son adoption.

M. le Secrétaire d’Etat - Avis favorable. Cette précision est utile.

L’amendement 14, mis aux voix, est adopté.

M. Lionnel Luca - Mon amendement 3 corrigé vise à supprimer le mot "citoyenneté". On veut en effet instituer une citoyenneté distincte de celle de la République française. Ce serait créer un précédent dont certains ne manqueraient pas de s’emparer.

L’amendement 3 corrigé, repoussé par la commission et par le Gouvernement, mis aux voix, n’est pas adopté.

M. Lionnel Luca - Mon amendement 2 corrigé est défendu.

Mme la Rapporteur - Avis défavorable.

M. le Secrétaire d’Etat - Même avis.

M. Bernard Grasset - Peut- être M. Luca ignore- t- il ce qu’est la coutume, c’est- à- dire les traditions et les valeurs d’un peuple présent depuis 40 000 ans sur son territoire. C’est faire injure à ce peuple que de considérer cet héritage comme un simple particularisme.

L’amendement 2 corrigé, mis aux voix, n’est pas adopté.

Mme la Rapporteur - L’amendement 12 de la commission est de conséquence. L’amendement 12, accepté par le Gouvernement, mis aux voix, est adopté. L’article 3 modifié, mis aux voix, est adopté.

Mme la Présidente - Je vous rappelle que le vote solennel du projet aura lieu mardi prochain. Prochaine séance le mardi 16 juin, à 10 heures 30.

La séance est levée à 19 heures 15.


Assemblée Nationale

COMPTE RENDU ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 1997- 1998 - 110ème jour de séance, 249ème séance

2ème SÉANCE DU MARDI 16 JUIN 1998

PRÉSIDENCE DE M. Laurent FABIUS

NOUVELLE- CALÉDONIE (suite)

EXPLICATIONS DE VOTE

L’ordre du jour appelle les explications de vote et le vote sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle- Calédonie.

M. le Président - Je rappelle que la Conférence des présidents a décidé que le vote aurait lieu par scrutin public, en application de l’article 65- 1 du Règlement.

M. Dominique Bussereau - Le groupe Démocratie libérale attache une grande importance à l’outre- mer français et considère que cette présence ultra- marine de la France sur tout le globe lui confère une responsabilité particulière ainsi qu’un statut de grande puissance.

La poignée de mains historique, en 1988, entre Jacques Lafleur -que je salue- et M. Tjibaou...

M. Kofi Yamgnane - Que vous saluez aussi ?

M. Dominique Bussereau - ... que je salue aussi, sans avoir besoin que vous m’y invitiez, cette poignée de mains, disais- je, a marqué les esprits. Les accords de Matignon ont ensuite été respectés par tous les gouvernements successifs et l’Etat a tenu parole.

Mais dès 1991, Jacques Lafleur, bientôt suivi par les chefs du FLNKS, a eu l’intelligence de voir qu’il fallait éviter un référendum couperet qui aurait opposé vainqueurs et vaincus. Il a donc préconisé la recherche d’un accord que chacun puisse approuver. Cela a fait l’objet de l’accord de Nouméa, signé en présence du Premier ministre et dans lequel nous voyons un gage de paix et un espoir.

Il m’appartient néanmoins d’évoquer les réserves qu’inspirent à certains de nos collègues le texte à ratifier. Le préambule a, par sa phraséologie de repentance, quelque chose d’un peu choquant. La référence à la préférence calédonienne pose aussi un problème, à un moment où beaucoup, comme moi, refusent la référence à la préférence nationale. Enfin, les Républicains que nous sommes sont un peu gênés par le fait que le corps électoral soit figé pour dix ans.

Ces réserves faites, nous nous prononçons pour la ratification dudit accord en souhaitant bien sûr que dans quinze ou vingt ans, la Nouvelle- Calédonie choisisse de rester dans la République française. En souhaitant aussi qu’un débat d’orientation sur l’ensemble de l’Outre- mer soit organisé car il est clair que ce qui se passe en Nouvelle- Calédonie peut donner à penser à nos compatriotes de Polynésie ou de Guyane. (Applaudissements sur les bancs du groupe DL, du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe socialiste) M. François Colcombet - Nous voici sur le point d’émettre un vote sur un texte destiné à modifier la Constitution dans l’intérêt de la Nouvelle- Calédonie. Ce territoire a été accaparé par la France (Protestations sur les bancs du groupe du RPR et du groupe UDF) il y a cent cinquante ans. Lorsque nous y sommes arrivés, il n’était pas vide de populations. Le peuple Kanak l’occupait avec ses traditions, ses langues, ses coutumes. La colonisation fut souvent brutale. Invités sans ménagements à laisser la place aux déportés du bagne, aux colons agriculteurs puis aux exploitants miniers, les Kanaks furent refoulés dans des réserves, dépossédés de leurs cimetières et de leurs lieux sacrés. (Mêmes mouvements) Ils vécurent en marge, y compris du monde du travail car toute une partie de la main- d’oeuvre industrielle était importée.

La longue période qui va de la prise de possession à la dernière guerre fut entrecoupée de révoltes et de répressions, conduisant peu à peu le peuple kanak au désespoir.

Après la dernière guerre, à laquelle les Néo- Calédoniens ont participé, la Constitution de 1946 a supprimé le statut d’indigène et attribué à tous la nationalité française, ce qu’a confirmé la Constitution de 1958, tout en laissant place à un statut de droit local.

Malgré ces avancées, l’équilibre n’était pas trouvé et neuf statuts ont été votés de 1946 à 1988, les troubles se multipliant. C’est alors que l’instabilité fit place à la violence ouverte, qui monta jusqu’à l’assassinat de Hienghène -dont les auteurs furent relaxés- et jusqu’à l’affaire de la grotte d’Ouvéa. Tous ces désordres se sont déroulés sous l’oeil mal intentionné d’une partie de la communauté internationale, alléchée par les richesses de la Nouvelle- Calédonie et prenant prétexte des essais nucléaires français dans le Pacifique. Tous les ingrédients d’un très grave conflit étaient donc réunis.

C’est alors que sous l’impulsion du gouvernement français et avec l’engagement total des leaders des communautés, la volonté de paix l’a emporté et s’inscrivit dans les accords de Matignon. La France les a ratifiés par un référendum qui prévoyait qu’un corps électoral particulier, composé des personnes présentes à cette date sur le territoire et de leurs descendants, déciderait seul de l’avenir du territoire avant 1998.

Nous y sommes. Entre temps, la volonté de faire la paix et non la guerre a duré. Le développement économique, grâce aux investissements et à la paix sociale, la formation de cadres d’origine mélanésienne, le fonctionnement normal de la démocratie dans les institutions locales, tout cela a créé une situation propice à de nouvelles négociations. L’impact international des accords de Matignon, cités partout en exemple, et l’abandon des essais nucléaires ont en outre incité les pays de la région à changer d’attitude. Enfin, l’initiative des acteurs locaux a débouché sur une issue acceptée par tous : l’accord signé à Nouméa il y a à peine un mois.

Cet accord comporte un préambule, qui donne du passé de l’île une lecture fidèle, ménageant une place à l’ombre comme à la lumière. Il est porteur d’un projet d’avenir ambitieux : l’autonomie, voire l’indépendance, mais reportée à vingt ans et, dans cette attente, un transfert progressif et irréversible d’une partie des compétences. A cet effet, l’assemblée du territoire pourra élaborer les lois du pays, désormais soumises au Conseil constitutionnel. Il est également prévu de réaffirmer la culture et la coutume du peuple kanak. Une loi organique à venir réglera tous ces points.

Pour l’heure, les signataires des accords et la quasi- totalité des populations concernées nous demandent, en votant ce texte, de permettre la réalisation de leur projet commun. Comme eux, optons pour la paix contre la guerre ! Le groupe socialiste a clairement fait ce choix qu’il manifestera par son vote unanime. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste)

M. Jean- Louis Debré - Le groupe RPR votera ce projet de loi constitutionnelle. Il permet la concrétisation des accords de Nouméa. Il prépare l’avenir de la Nouvelle- Calédonie en l’engageant dans la voie de la paix, de la fraternité, de la modernité. Il est l’expression d’une volonté de construire cet avenir dans la réconciliation, dans l’entente, de renouveler les liens entre la Nouvelle- Calédonie et la France.

Il ne s’agit ni de revisiter l’histoire de la présence de la France dans le Pacifique, en Nouvelle- Calédonie en particulier, ni de faire acte de contrition ou de repentance. En Nouvelle- Calédonie, la France a fait oeuvre d’émancipation, de développement et de modernisation, oeuvre de civilisation à laquelle toutes les composantes de la société calédonienne ont successivement contribué.

Notre vote d’aujourd’hui est aussi une étape importante dans la longue histoire de cette terre lointaine et de la France. Il s’inscrit parfaitement dans le cadre de la promotion, outre- mer, des valeurs de liberté, de dignité et de promotion diffusées par la République. Il est donc dans le droit fil du discours de Brazzaville.

La mission de la France, aujourd’hui comme hier, est d’aider les peuples à reconnaître leur dignité et leur culture, de les aider à gérer leurs propres affaires.

Il nous faut donc préparer le XXIème siècle et, sans renier le passé, en respectant la tradition, moderniser les rapports juridiques et politiques qui lient la Nouvelle- Calédonie et la France. Tel est l’objet de ce projet.

Ne l’oublions jamais, les Calédoniens ont manifesté à maintes reprises leur attachement à notre pays. Ils ont aussi exprimé leur souhait que soit reconnue la personnalité, l’identité de la Nouvelle- Calédonie. La République doit trouver une solution originale pour prendre en compte ces deux exigences.

Je veux, enfin, rendre un hommage admiratif à Jacques Lafleur, à son action, à son sens de l’histoire, à sa volonté de contribuer à édifier une société de fraternité, et de donner ainsi une force, un prestige, une autorité à la France dans le Pacifique.

Que Pierre Frogier trouve ici, comme le sénateur Simon Loueckhote, l’expression de notre reconnaissance pour ce qu’ils font, pour ce qu’ils vont faire au profit de la paix et de la fraternité en Nouvelle- Calédonie. (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et sur quelques bancs du groupe socialiste)

M. Jacques Brunhes - Avec les accords de Matignon, un terme était mis en 1988 à "une situation voisine de la guerre civile", selon les signataires. Dix ans après, l’accord de Nouméa atteste que l’esprit de dialogue et le partenariat entre l’Etat, le RPCR et le FLNKS n’a pas été sacrifié aux divergences, qu’il a résisté aux difficultés pour mettre en oeuvre les réformes. Le souhait de Jean- Marie Tjibaou que, "pour une fois, la France accompagne un petit pays à son émancipation et à son indépendance", a été respecté.

Je réaffirme donc le soutien de mon groupe à cet accord, nouveau pari sur l’intelligence, et qui devra, au terme d’une période transitoire de 15 à 20 ans, permettre aux populations calédoniennes de maîtriser leur destin.

Comment cacher notre émotion ? Les communistes français ont fait de l’anticolonialisme et de la lutte pour la décolonisation une de leurs raisons d’être. Or le préambule de l’accord reconnaît que "la colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité". Il admet qu’il convient de "faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée". Ce préambule hautement symbolique est sans précédent.

Je salue ici la mémoire de tous ceux qui, comme Pierre Declercq, Eloi Machoro, Yeiwéné Yeiwéné, Jean- Marie Tjibaou, ceux de Hienghène ou d’Ouvéa, ont payé de leur vie la participation au combat émancipateur.

M. Didier Julia - Et les gendarmes ?

M. Jacques Brunhes - Cet accord est le fruit de l’intelligence des dirigeants et du peuple kanaks qui, meurtris par plus d’un siècle de domination coloniale, se sont engagés résolument sur la voie de la réconciliation. Il a aussi été permis par la clairvoyance des autres interlocuteurs, qui reconnaissent la nécessité de prendre en compte les revendications kanakes pour une solution politique en Nouvelle- Calédonie. Il est, enfin, le résultat du sens de l’Etat, du gouvernement français, qui a favorisé le dialogue entre les communautés et pris des engagements irréversibles. Il souligne l’apport au développement du territoire des hommes et des femmes arrivés par et lors de la colonisation, qui s’y sont installés, y ont fait souche. "Leur détermination et leur inventivité ont permis une mise en valeur et jeté les bases du développement".

S’ouvre ainsi une nouvelle étape marquée par l’introduction de la citoyenneté calédonienne pour toutes les communautés et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de l’indépendance, si tel est le choix des Calédoniens.

L’Etat s’engage avec ses partenaires dans une expérience inédite qui nécessite la révision de la Constitution car le statut transitoire déroge au droit français. Mais un processus spécifique de décolonisation, fondé sur un accord politique des deux communautés, vaut bien cela.

Le groupe communiste a le sentiment, en votant ce texte, de vivre un moment important qui peut avoir des conséquences heureuses pour l’outre- mer tout entier. Le Gouvernement peut compter sur la vigilance active des députés communistes pour la mise en oeuvre scrupuleuse des engagements contenus dans l’accord signé le 5 mai à Nouméa. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste, du groupe socialiste et du groupe RCV)

M. Gérard Grignon - Ce projet reflète le choix de la raison : la loi unitaire méconnaît les spécificités et les diversités de l’outre- mer, de ses cultures, de ses économies, des contextes géographiques d’une France éclatée jusqu’à des milliers de kilomètres de Paris. Voilà qui conduit parfois certains hommes de l’outre- mer à se révolter quand leur dignité semble ignorée par quelques responsables du pouvoir central. Loin d’une telle attitude, ce texte place la paix et le dialogue entre les communautés avant toute autre considération.

Ce projet exprime aussi le choix de la confiance. Par la reconnaissance de l’identité et de la citoyenneté kanaks, la rénovation des institutions locales, le transfert de compétences fondamentales de l’Etat, le développement économique et social équilibré entre les communautés, il fait confiance à la sagesse des populations et des jeunes qui seront mieux préparés dans 15 ou 20 ans à se prononcer définitivement. Cette confiance le peuple calédonien saura, j’en suis convaincu, la rendre à la République.

Ce texte illustre, enfin, le choix de la reconnaissance. Reconnaissance des efforts, de l’action, d’existences consacrées au service de leur peuple et de leur pays par deux hommes exceptionnels, Jean- Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, et par bien d’autres. Qui, mieux qu’eux, sait ce qui convient à la Nouvelle- Calédonie ?

Après cette vision quelque peu personnelle, il m’appartient de confirmer la position déjà exprimée par Henry Jean- Baptiste au nom de notre groupe. Après une longue période d’incertitude et de violence, le bien le plus précieux, en Nouvelle- Calédonie, est la paix des esprits et la tranquillité publique. Cette considération majeure l’emporte sur beaucoup d’autres, et en particulier sur les exceptions apportées au droit commun.

Le dialogue et la recherche du consensus qui ont abouti à l’accord de Nouméa recouvrent un double pari : chaque camp compte sur le temps pour faire avancer ses thèses, jusqu’à l’ultime consultation populaire. Il faut toujours faire confiance à la sagesse des hommes et à la République. C’est dans cet esprit que le groupe UDF votera le projet. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR) M. Gérard Saumade - Ainsi s’achève une période intermédiaire ouverte le 20 août 1988 par les accords de Matignon. Voilà en effet dix ans que le RPCR, le FLNKS et le Gouvernement travaillent pour doter la Nouvelle- Calédonie d’institutions stables, propres à la préparer au siècle prochain. Malgré des événements tragiques, un compromis a pu être trouvé le 5 mai dernier. Tous les protagonistes ont fait preuve durant ces années d’un sens des responsabilités qui a sûrement évité à ce territoire de sombrer dans une situation analogue à celle de l’Irlande du Nord.

En effet, quand on songe à la gravité des événements de 1988, avec des morts de part et d’autre, félicitons- nous de la manière dont les acteurs de ce drame ont joué le jeu des négociations.

Oui, la Nouvelle- Calédonie revient de loin et son réancrage dans la République n’allait pas de soi il y a dix ans. De fait, l’histoire de la Nouvelle- Calédonie est particulièrement tourmentée. Française avant Nice, elle a connu cinquante années durant le visage le plus sombre de l’Etat : celui de la déportation pénitentiaire puis du peuplement forcé par les forçats libérés. Là se trouvent les origines du malaise de la population, divisée en deux groupes distincts. D’un côté, les kanaks, progressivement rejetés au nord de l’île, de l’autre, les caldoches, artisans du développement du territoire. Ainsi est née une incompréhension mutuelle, qui a débouché sur la flambée de violence et les tragiques événements des années 1980, avec des dizaines de morts : policiers, gendarmes, civils et leaders politiques. Je tiens à leur rendre hommage, sans faire porter la responsabilité de leur disparition à personne.

L’accord équilibré du printemps 1988 a été largement approuvé par le peuple et loyalement appliqué par tous les responsables locaux, malgré les lâches assassinats de Jean- Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, et malgré les difficultés de l’an dernier au sujet d’une concession minière. Certes, le texte exact du référendum de 1988 ne sera pas respecté : 1998 ne sera pas l’année de l’autodétermination pour la Nouvelle- Calédonie. Mais qui pourrait le reprocher aux responsables ?

L’accord de Nouméa souligne la nécessité pour les kanaks et les caldoches de se trouver un destin commun, dans le cadre de la République. La Nouvelle- Calédonie dispose de vingt ans pour sceller la réconciliation des communautés. On peut mesurer ainsi le chemin parcouru et saluer la détermination de la population calédonienne à retrouver le chemin de la paix.

Il reste beaucoup à faire pour ce territoire. L’échec scolaire sévit, l’aménagement du territoire doit rendre au Nord les moyens d’un développement durable. Le réaménagement foncier est une priorité. Cette politique nécessite un engagement fort du gouvernement français au côté des autorités calédoniennes.

Dans cette perspective, l’Assemblée doit donner à ce nouveau partage des compétences le socle juridique indispensable. Nous tenons cependant à émettre certaines réserves. Nous nous inquiétons de voir l’Etat se défaire de ses compétences fondamentales. Quel lien demeurera- t- il entre ce territoire et la République si cette dernière en est absente ? Malgré les 18 000 kilomètres qui nous séparent, nous ne devons pas nous borner à une indifférence mutuelle. Nous devons poursuivre notre histoire commune.

Membre de la mission d’information de la commission des finances présidée par Yves Tavernier, j’ai constaté sur place l’ampleur des équipements réalisés par la France, mais aussi les difficultés des Kanaks à accéder au développement économique. Seule la langue française constitue le lien culturel à l’intérieur du territoire.

L’indépendance n’est pas forcément gage de progrès. Ce sont les valeurs de la République que nous devons assurer aux populations de Nouvelle- Calédonie. Le choix d’une solution de compromis le permet, et nous faisons confiance pour cela au Gouvernement. C’est pourquoi les députés du Mouvement des Citoyens et l’ensemble du groupe RCV voteront le projet. (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV et du groupe socialiste)

A la majorité de 490 voix contre 13 sur 507 votants et 503 suffrages exprimés, le projet est adopté. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV, du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe UDF et du groupe DL)

Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice - Je remercie l’ensemble des groupes, qui ont adopté une attitude favorable. En dépit de leurs sensibilités différentes, tous se sont retrouvés pour faire le choix de la raison, du réalisme et de la confiance. Nous avons fait le choix de la paix, à l’issue d’un long chemin de dix années. Je rends hommage à ceux qui ont payé de leur vie le prix de cette paix. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste).



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