DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 56

Réunion du jeudi 29 octobre 1998 à 9 heures 30

Présidence de M. Henri Nallet, Président

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30 octobre 1998

    Audition de M. Jean-Claude Trichet, Gouverneur de la Banque de France, sur la mise en place de la Banque centrale européenne

M. Jean-Claude Trichet a exposé les principaux éléments de la mise en place de la Banque centrale européenne (BCE). Le partage des rôles entre la BCE et les banques centrales nationales (BCN) repose, conformément au traité de Maastricht, sur une large décentralisation ou déconcentration. Le Système européen des banques centrales (SEBC) est composé de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales : la première dispose d'environ 500 personnes, effectif à rapprocher de celui de la Banque de France, ou de la Bundesbank, qui en ont plus de 15 000 chacune. La BCE est dirigée collégialement par un Directoire, composé de six membres, et par un Conseil des Gouverneurs, composé des membres du Directoire et des Gouverneurs des banques centrales des Etats participant à l'euro, qui sont actuellement au nombre de onze, chaque membre du Conseil des Gouverneurs disposant, comme le Président, d'une voix. Le Conseil de la BCE, à la tête de l'édifice, prend les décisions et adopte les concepts centraux que les BCN contribuent à préparer et exécutent.

Pour la Banque de France, qui a entrepris une stratégie de modernisation de l'ensemble de ses méthodes, le changement spécifique dû à l'euro est moins important qu'il n'y paraît : elle continuera à préparer les décisions - en prenant en compte les données de l'économie française et européenne - et à les exécuter, la différence principale étant que les décisions seront prises par le Conseil des Gouverneurs de la BCE et non plus par le Conseil de la politique monétaire. La gestion des 50 milliards d'euro de réserves de change mises en commun continuera à être réalisée par les BCN, pour le compte de la BCE, la composante en or de ces réserves restant d'ailleurs dans les coffres des banques centrales nationales. La concentration nécessaire du pouvoir de décision s'accompagne donc d'une grande déconcentration de l'exécution.

La BCE s'insérera dans les institutions européennes selon un modèle très proche de celui des relations entre la Banque de France et les institutions politiques françaises : la loi du 12 mai 1998 relative au statut de la Banque de France dispose que le Premier ministre et le ministre chargé de l'économie peuvent participer sans voix délibérative aux séances du Conseil de la politique monétaire, dont les réunions ont lieu deux fois par mois, et qu'ils peuvent soumettre à sa délibération toute proposition de décision ; le Gouverneur de la Banque de France, qui adresse au Président de la République et au Parlement, au moins une fois par an, un rapport sur les opérations de la Banque de France, la politique monétaire et ses perspectives, est entendu à leur demande, par les commissions des finances des deux assemblées et peut demander à être entendu, par elles. En pratique, depuis que la loi du 4 août 1993 a instauré l'indépendance de la Banque de France, son Gouverneur se rend en moyenne quatre fois par an devant la commission des finances de l'Assemblée, comme devant celle du Sénat. Ces réunions n'ont pas un grand retentissement médiatique uniquement parce qu'elles ne sont ni publiques ni télévisées, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, avec les auditions du Président du Federal Reserve Board.

Ce dispositif est comparable à celui du SEBC : l'article 109 B du Traité CE stipule que le président du Conseil de l'Union européenne et un membre de la Commission européenne peuvent participer, sans voix délibérative, aux réunions du Conseil des gouverneurs, auquel le président du Conseil de l'Union européenne peut soumettre une motion ; la BCE adresse tous les ans un rapport sur les activités du SEBC et sur la politique monétaire au Parlement européen, au Conseil de l'Union européenne et à la Commission, ainsi qu'au Conseil européen ; le Président de la BCE et les autres membres du Directoire peuvent, à la demande du Parlement européen ou de leur propre initiative, être entendus par les commissions compétentes du Parlement européen ; enfin, l'indépendance des banques centrales est assurée dans les mêmes conditions par la loi française et par le traité CE. Ce dispositif nous est donc familier, ce qui n'est pas le cas partout ; ainsi, en Allemagne, la loi n'organise pas les rapports entre la Bundesbank et le Bundestag.

Quel pourrait être, dans ces conditions, le contrôle des Parlements nationaux sur la Banque centrale européenne ? De même que l'interlocuteur de la BCE est le Parlement européen, l'interlocuteur permanent du SEBC auprès du Parlement national est le Gouverneur de la Banque centrale nationale, qui n'est pas le représentant des intérêts nationaux mais un expert reconnu, un représentant de la fédération monétaire européenne, au même titre que les autres membres du Directoire de la BCE. Il va de soi que le Président de la BCE ne peut avoir avec les Parlements nationaux les mêmes relations qu'avec le Parlement européen.

S'agissant des Etats membres qui ne participent pas à l'euro, le Gouverneur de leur banque centrale siège au conseil général de la BCE, qui est une sorte de conseil de surveillance, composé du président et du vice-président de la BCE et des gouverneurs des BCN. Les relations de change au sein de l'Union européenne sont ordonnées en trois niveaux : la zone euro, le nouveau mécanisme de change européen - avec la Grèce et le Danemark - et les deux pays dont les monnaies flottent et qui n'ont pas manifesté leur volonté d'entrer sans ce nouveau mécanisme de change, à savoir la Grande-Bretagne et la Suède.

La BCE a, lors de la réunion de son Conseil des Gouverneurs du 13 octobre dernier, adopté une stratégie de politique monétaire générale, dont le concept est très proche de celle de la France. La stabilité des prix est définie comme une progression sur un an de l'indice des prix inférieure à 2 % ; afin de maintenir la stabilité des prix, la stratégie monétaire reposera sur deux éléments clés : l'annonce d'une valeur de référence pour la croissance d'un agrégat monétaire large inspiré de l'agrégat M3 ; un suivi des perspectives d'évolution des prix fondé sur une large gamme d'indicateurs économiques et financiers.

Par rapport aux autres devises, l'euro devrait avoir, dans un premier temps, un comportement semblable aux meilleures monnaies européennes, comme le franc ou le deutschemark. On note d'ailleurs que la zone euro a réussi, sans perturbation des marchés, à incorporer, à côté de monnaies très solides et crédibles, la lire, la peseta, l'escudo et la livre irlandaise, et à maintenir des taux d'intérêt bas, favorables à la croissance économique. En contrepartie du respect des critères de Maastricht, les monnaies des Etats participants à la zone euro inspirent confiance et peuvent donc s'accommoder de taux d'intérêts très faibles. En matière de taux de change, deux écoles s'affrontent : d'une part un système organisé, comme celui de Bretton Woods ou comme le système monétaire européen, avec une certaine contrainte sur les changes, et dont l'instauration au niveau mondial est improbable ; de l'autre, des changes flottants. Nous sommes depuis 1971 dans un système de changes flottants, tempéré heureusement par la coopération internationale au sein du G7. Depuis 1985, nous sommes sortis de la période d'« insouciance » (benign neglect), qui consistait à affirmer que les autorités n'avaient rien à dire, quelles que soient les fluctuations et les possibles déséquilibres sur les changes. Depuis lors, les réunions de Ministres et de Gouverneurs du G7 visent à renforcer la coopération entre les grands pays industrialisés en s'efforçant de modérer la volatilité potentielle des marchés des changes.

Le niveau actuel du dollar correspond probablement aux données économiques fondamentales, et l'opportunité d'un dollar solide dans l'intérêt des Etats-Unis eux-mêmes et de la stabilité des relations internationales paraît incontestable. De son côté, la récente appréciation du yen a permis de restaurer la compétitivité européenne. Au cours des dernières semaines, on peut résumer la situation en disant que les monnaies européennes sont restées stables, le dollar a baissé de 10 % et le yen a monté de 10 %. On peut, certes, imaginer qu'un système de change plus ordonné soit mis en place ; mais si l'on n'arrive pas à maîtriser un système de changes fixes, la perte de crédibilité qui en résulterait aurait des conséquences graves.

Après l'exposé de M. Jean-Claude Trichet, plusieurs membres de la Délégation sont intervenus.

M. Pierre Lellouche a souhaité savoir ce que la Banque centrale européenne va décider après les déclarations convergentes de l'Allemagne et de la France, au sommet informel de Pörtschach, en faveur d'une autre politique économique.

M. Gérard Fuchs a souligné, dans le même esprit, que si la création de l'euro avait obligé la France à des sacrifices en termes de croissance et d'emploi, la principale question que l'on se pose aujourd'hui est de savoir comment l'on va utiliser cette monnaie unique : l'objectif de stabilité des prix étant atteint, la Banque centrale européenne peut poursuivre d'autres objectifs, conformément aux dispositions de l'article 105 du traité CE. Ainsi, la question centrale est de savoir comment la Banque centrale va désormais définir sa politique monétaire. Jusqu'à présent la Banque centrale européenne s'est surtout préoccupée de l'inflation et peu des taux de change. Il est compréhensible que dans les mois qui nous séparent de la création de l'euro, au premier janvier 1999, la Banque centrale se soucie essentiellement du taux d'inflation et moins de la croissance et du change. Mais, après cette échéance, ne serait-il pas souhaitable qu'elle intègre, dans ses éléments de définition de la politique monétaire et de détermination des taux d'intérêt, la relation euro-dollar. De ce point de vue, le seuil de 6 francs paraît plus réaliste et plus raisonnable que celui de 5,5 francs.

M. Maurice Ligot a souhaité savoir si, en ces temps de tensions boursières et monétaires, il existait véritablement une stabilité monétaire pour les monnaies de la zone euro. Déplorant que la baisse du dollar comporte des incidences néfastes pour l'économie française, il s'est demandé s'il ne faudrait pas que l'euro, tout comme le dollar, fluctue dans un sens favorable à la croissance.

M. Jacques Myard a vu dans les propos du Gouverneur de la Banque de France la confirmation de ses critiques du système monétaire européen, dans lequel la Banque de France n'est plus qu'un simple exécutant des décisions prise à Francfort par la Banque centrale européenne et n'a plus à rendre de compte aux autorités nationales. Pour lui, il était clair que jamais le Président de la BCE ne viendrait s'expliquer devant le Parlement français, simple chambre d'enregistrement.

Par ailleurs, si l'on observe une différence de taux d'intérêt entre la France, où ils sont bas et la Grande-Bretagne, où ils sont élevés, cette situation résulte de la surchauffe économique anglaise, préférable, du point de vue de l'emploi, à la stagnation française.

Tandis que la décote enregistrée par le franc belge et la lire italienne confirme, à ses yeux, l'existence de tensions sur les marchés des changes, la baisse des taux d'intérêt décidée par la Banque centrale italienne, qui tend à relancer l'économie, reflète le problème de croissance auquel elle est confrontée. Dans un contexte marqué par de telles divergences, quelle politique monétaire pourra être conduite ? Plus que jamais, la zone euro est une sorte de Frankenstein, monstre issu de l'assemblage d'éléments qui ne sont pas faits pour aller ensemble !

S'étant félicité de ce que la volonté politique de certains Etats membres -dont la France - ait permis à l'Espagne et à l'Italie d'intégrer la zone euro, M. Alain Barrau s'est enquis du rôle qui pouvait être conféré à l'autorité politique dans l'orientation de la politique économique européenne. Se référant à la résolution adoptée par l'Assemblée nationale le 22 avril dernier, et sans contester le contrôle exercé par le Parlement européen, il a jugé souhaitable que les Parlements nationaux puissent exercer un contrôle de la Banque centrale européenne, complémentaire de celui du Parlement européen. Il s'est demandé si le Président de la BCE ne pourrait être invité par la Commission des finances et la Délégation de l'Assemblée nationale à venir exposer devant elles, une fois par an, la politique monétaire européenne. Se prononçant en faveur d'un accroissement du rôle du Conseil de l'euro, dont l'existence apporte un démenti au scepticisme qui a parfois entouré sa création à la fin de l'an dernier, il a interrogé le Gouverneur sur les conditions dans lesquelles les relations pouvaient s'établir entre cet organe et la Banque Centrale européenne.

M. Pierre Brana a souhaité obtenir de précisions sur les perspectives d'établissement par la Banque centrale européenne d'un règlement sur les réserves obligatoires.

M. Jean-Claude Trichet a apporté les éléments de réponse suivants :

- il y a lieu, malgré les critiques, de faire l'apologie de la politique monétaire de la France : grâce à l'indépendance de sa banque centrale - décidée voici cinq ans - la France pratique aujourd'hui les taux d'intérêt de marché les plus bas d'Europe et au troisième rang des moins élevés du monde. Ces performances - que peu avaient cru possibles au départ - ont été obtenues grâce à la confiance des épargnants et des investisseurs dans le Franc, qui a atteint le meilleur niveau en Europe. Cette politique s'est traduite par une croissance significative - même si elle reste insuffisante - de 2,1% par an en moyenne de 1987 à 1998, contre 2% au Royaume-Uni et 1,7% en Italie. Il faut donc consolider et renforcer cette confiance comme un bien précieux au lieu de faire de la politique monétaire un bouc émissaire de nos difficultés économiques ;

- il convient de nuancer les effets négatifs de la baisse du dollar sur la croissance. Tout d'abord, il est naturel qu'on entende surtout ceux qui y perdent ; or, cette baisse s'est aussi traduite par une diminution du prix des importations de matières premières libellées en dollar et de celui de l'essence à la pompe, qui a chuté de 6% au cours des douze derniers mois. En second lieu, la dépréciation de 10% du dollar en deux ans n'entraîne probablement pas, comme on a pu le lire dans la presse, une réduction de 0,5% du taux de croissance, mais de 0,3% environ. Enfin, le redressement parallèle du yen et la stabilisation des monnaies asiatiques font probablement gagner 0,1% de croissance. Il ne faut donc pas exagérer les effets négatifs de la correction récente des marchés des changes. Il reste que la stabilité de l'économie internationale recommande un dollar solide dans l'intérêt de tous ;

- on ne saurait asservir la politique monétaire à un objectif présenté en termes de taux de change fixe entre l'euro et le dollar, car cela reviendrait à entrer dans la zone dollar, ce qui serait paradoxal au moment où on crée l'euro et cela entraînerait une remontée immédiate de nos taux d'intérêt de marché, qui sont aujourd'hui inférieurs à ceux des Etats-Unis. On ne peut par ailleurs ignorer les fluctuations du dollar, qui ont en effet une incidence sur les perspectives de croissance et d'inflation, de même que l'on doit tenir compte du phénomène de gonflement des plus-values boursières, ou de « bulle financière », qui comportent des risques de déstabilisation économique, comme on a pu le voir récemment ;

- les taux administrés par l'exécutif jouent un rôle économique important : taux du livret A, du livret d'épargne populaire, du livret jeune, du plan d'épargne logement ou du plan d'épargne populaire ; au total, une baisse de ces taux, qui sont nettement plus élevés que ceux de la Banque de France et du marché, mais à laquelle s'opposent les épargnants, aurait un impact très positif pour l'économie et est donc hautement souhaitable. Sur ce point, M. Jacques Myard a toutefois tenu à préciser que les taux directeurs de la Banque de France ont une incidence directe sur les deux tiers des encours de crédit aux entreprises ;

- l'objectif de la Banque de France au cours des deux prochains mois est d'abord de maintenir la cohésion de la zone euro - qui n'a pas connu pour l'instant de tensions sur le marché des changes en raison d'une gestion prudente des taux d'intérêts - et ensuite, de rapprocher les taux d'intérêts européens des niveaux français et allemand, qui sont les taux de référence ; c'est à ce titre que les taux d'intérêt moyens en Europe sont en train d'enregistrer une baisse de 0,5 % ;

- l'Espagne et l'Italie sont entrées dans la zone euro non seulement en raison d'une volonté politique forte exprimée par certains pays, comme la France, mais surtout parce que les italiens et les espagnols ont affirmé leur propre volonté de participer à l'euro, ont consenti les efforts nécessaires et ont satisfait aux critères de Maastricht de manière incontestable ;

- les Gouverneurs des banques centrales nationales disposent chacun d'une voix délibérative au sein du Conseil de la BCE et mettent en oeuvre les décisions ; le bon équilibre du système suppose qu'il soit décentralisé et que les gouverneurs des Banques centrales nationales, qui incarnent le système de la monnaie unique européenne chacun dans leur pays, y exposent la politique du Système Européen de Banques Centrales. Conformément au Traité, il y a, face aux institutions européennes, le Parlement européen, le Conseil et la Commission, une Banque centrale européenne et, face aux Gouvernements et Parlements nationaux, les banques centrales nationales ;

- le Conseil de l'Euro est un élément très important, à condition de ne pas le présenter comme un organe susceptible de mettre sous le boisseau la BCE, qui sera aussi indépendante que l'est en France la banque centrale nationale par rapport au pouvoir politique. Toute accréditation de l'idée selon laquelle les banques centrales seraient en voie de perdre leur indépendance affecterait la confiance des épargnants européens et mondiaux et, par conséquent, ferait monter les taux d'intérêt ;

- les caractéristiques principales du système des réserves obligatoires, tel qu'il doit être utilisé par le système européen de banques centrales, ont été établies. La liste des établissements de crédit assujettis à la constitution de réserves obligatoires a été publiée. Des précisions concernant les exigibilités prises en compte dans l'assiette des réserves, la fourchette dans laquelle le taux des réserves obligatoires pourra être fixé, l'instauration d'un abattement forfaitaire et la rémunération des réserves obligatoires seront prochainement fournies par un règlement de la BCE.

Le Président Henri Nallet a remercié le Gouverneur de la Banque de France pour la précision et la franchise de ses propos et l'a invité à revenir devant la Délégation en janvier lorsque la monnaie unique européenne sera entrée dans une nouvelle phase.