DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 76

Réunion du jeudi 29 avril 1999 à 9 heures 15

Présidence de M. Alain Barrau

I. Audition de M. Alain Richard, ministre de la défense, sur les perspectives de la politique extérieure et de sécurité commune de l'Union européenne

Décrivant le contexte dans lequel prend place cette première audition du ministre de la défense sur le thème de la défense européenne, le Président Alain Barrau a évoqué l'évolution de la réflexion des groupes politiques - dont témoigne notamment le débat du 27 avril à l'Assemblée nationale - les nouvelles compétences de l'Union européenne définies par le Traité d'Amsterdam, qui entre en vigueur le 1er mai 1999 - en particulier les nouveaux outils de la politique étrangère et de sécurité commune et la nomination prochaine d'un Haut représentant pour la PESC - enfin le confit du Kosovo. Le thème de la défense de l'Union européenne est nouveau pour la Délégation, qui l'abordera sans interférer avec les compétences des commissions permanentes. Il s'agit d'en examiner les incidences sur l'Alliance atlantique, de s'interroger sur les financements qui pourraient lui être consacrés et d'en explorer les conséquences institutionnelles.

M. Alain Richard, ministre de la défense, a rappelé que, si l'Union européenne n'avait pas actuellement de responsabilité en matière de défense, le Traité d'Amsterdam donne au Conseil européen la faculté de définir les principes d'une politique de défense commune. Toutefois, dix Etats membres de l'Union européenne participent au dispositif militaire intégré de l'Alliance atlantique, tandis que la France est simplement membre de celle-ci.

Le mode d'organisation des décisions de l'Alliance atlantique comporte beaucoup d'analogies avec ce dont a besoin l'Union européenne pour bâtir l'Europe de la défense : elle a un dispositif de préparation des décisions - le Secrétariat général et l'Etat-major international - et un système de représentation des gouvernements au sein du Conseil atlantique, lequel statue cependant à l'unanimité sur toute question, cette règle étant atténuée par le mécanisme de l'abstention constructive. L'Alliance a mis sur pied une organisation commune de défense assez fonctionnelle et les critiques qui lui sont adressées pourraient sans doute l'être à l'égard de tout mode d'organisation de décisions de défense commune. Les Etats européens pourraient, tout au plus, se doter de la capacité de traiter les conflits régionaux européens alors que les Etats-Unis peuvent prétendre intervenir à l'échelle mondiale.

Développant son propos sur la défense européenne en deux points, le ministre a évoqué successivement l'organisation d'un système de décision européen et la définition des capacités d'action collective.

Sur le premier point, si l'Union européenne dispose d'une capacité de décision efficace, elle n'est pas faite pour agir « en temps réel » face à une crise : le Conseil européen, autorité suprême composée des chefs d'Etat et de Gouvernement, est une instance d'arbitrage qui se réunit une ou deux fois par semestre pour traiter des questions les plus importantes ; il ne constitue donc pas un exécutif aux prises avec la gestion quotidienne d'un conflit. Il est pourtant la seule autorité politique légitime ayant la capacité de prendre des décisions majeures dans un conflit.

Deux autres catégories de difficultés sont à noter. L'Union européenne ayant vocation à s'élargir, cette évolution renforcera la tentation des trois ou quatre pays contribuant le plus à l'effort de défense de créer une sorte de directoire assurant le développement des capacités de défense. Or les « petits pays » européens choisiront toujours l'Alliance atlantique plutôt que cette formule, car ils préfèreront la disproportion entre leurs capacités et celles des Etats-Unis - qui est vécue de manière lointaine - plutôt qu'un système ravivant les rivalités entre les Européens et dans lequel il serait bien difficile d'éviter des blocages.

Pour autant, il n'y a pas lieu d'idéaliser la capacité de décision américaine, comme le font trop rapidement certains commentateurs, car l'exécutif est aux prises avec un Congrès puissant et des grandes agences, dont les différences d'approche rendent le processus de décision plus complexe qu'on ne l'imagine.

Une deuxième difficulté est liée au fait que la politique de défense commune ne sera pas régie par la procédure communautaire et ne recourra pas à l'action de la Commission européenne. Suivre purement et simplement la procédure intergouvernementale exposerait toutefois à des blocages, comme au sein de l'Union de l'Europe occidentale. Il faut donc une institution commune capable de gérer les procédures et d'inciter l'autorité suprême à prendre des décisions : ce rôle pourrait être celui du Haut représentant pour la PESC prévu par le traité d'Amsterdam. Il conviendrait de prévoir en outre une composante pour la préparation des décisions à caractère militaire. La France a commencé à réfléchir avec le Royaume-Uni à ces questions lors de la rencontre de Saint-Malo. Pour l'instant, cette réflexion exclut toute réforme des traités. Si l'on constate que cette voie n'est pas praticable, le temps nécessaire pour arriver à un résultat sera beaucoup plus long.

Abordant le second point de son exposé, relatif aux capacités communes de défense, le ministre a rappelé que la France est favorable - sans illusion - à une organisation comportant des états-majors, des unités de commandement et des forces militaires mis en commun. Il existe déjà des coopérations bilatérales ou trilatérales entre Européens, comme le corps européen ou les euroforces, mais ces éléments ne sont pas suffisamment structurés pour constituer une capacité commune de défense.

Il convient d'avoir à l'esprit que c'est au sein de l'Alliance atlantique que les dix autres Etats membres non neutres de l'Union européenne coopèrent militairement et que la France elle-même, à l'initiative du Président de la République, a demandé en 1995 la mise en place d'un pilier européen de l'Alliance. Cette démarche ayant abouti aux accords de Berlin de 1996, la France ne peut s'en désintéresser aujourd'hui. Lors du sommet franco-britannique de Saint-Malo, le gouvernement du Royaume-Uni a fait préciser que l'Initiative européenne de sécurité et de défense (IESD) doit être conçue comme une composante de l'Alliance. Cela signifie que les Européens peuvent avoir, par cette voie, une influence sur les décisions de l'Alliance. C'est dans cette perspective que l'on doit maintenant se situer.

S'agissant du niveau des moyens dont on veut se doter, M. Alain Richard, rappelant que l'Europe consacre à la défense une part de son P.I.B. deux fois moindre que les Etats-Unis, a souhaité la poursuite des politiques de réformes des armées, car une action efficace ne peut être menée dans la configuration actuelle, caractérisée par l'accumulation de forces classiques. La France et le Royaume-Uni se rapprochent d'un schéma adapté à la préparation des conflits potentiels, avec des armées professionnelles déployables. Des évolutions sont perceptibles dans d'autres Etats : l'Italie s'intéresse à cette formule sans y être encore prête, tandis que l'Allemagne s'est dotée, avec la création d'une commission présidée par l'ancien chef de l'Etat, M. von Weizsäcker, d'un outil de réflexion. En revanche, à l'exception des Pays-Bas, les autres Etats européens en restent au modèle d'armée territoriale. Un rapprochement est donc nécessaire, à partir de ce que les Britanniques qualifient de « critères de convergences en matière de défense ». En tout cas, le niveau des moyens en France est à peu près suffisant ; il se situe, notamment pour les crédits d'investissements, au-dessus de la moyenne européenne. Il convient enfin de dégager des capacités industrielles communes.

Telles sont les considérations qui structurent, aujourd'hui, le débat sur la défense européenne.

Il reste que la question centrale est celle de la volonté politique à Quinze. La césure entre pays neutres et membres de l'Alliance perdure, même si deux des quatre Etats neutres de l'Union européenne, la Finlande et la Suède, coopèrent en réalité avec l'Alliance et ont réagi favorablement aux propositions de Saint-Malo. Les Européens veulent-ils réellement franchir une étape dans ce domaine ? A l'heure actuelle, la seule réalité est l'Alliance atlantique ; par rapport à cette réalité, les attitudes politiques doivent être mobiles, ce qui suppose de faire des concessions.

Intervenant après l'exposé du ministre, M. Gérard Fuchs a fait observer que, dans le domaine de la défense, s'il est difficile de faire l'Europe à plusieurs, il est encore plus difficile de la faire seul. Il s'est donc déclaré favorable à une défense européenne indépendante, tout en se disant sensible à la philosophie générale développée par le ministre. L'objectif politique, à l'horizon des cinq à dix prochaines années, doit être de donner à l'Union européenne la capacité d'intervenir dans des crises ou des conflits, y compris dans les cas où les Etats-Unis ne souhaitent pas le faire, leurs intérêts vitaux n'étant pas menacés. En Bosnie, trois ans ont été perdus à attendre que les Etats-Unis rejoignent l'analyse des Européens.

M. Gérard Fuchs a par ailleurs souhaité savoir si les Européens progressaient dans l'élaboration d'une capacité européenne commune d'analyse des crises, avant de demander au ministre de préciser ses conceptions en matière stratégique. Après avoir marqué sa préférence, en matière industrielle, pour la constitution de deux ou trois groupes européens plutôt que de « champions nationaux », il a abordé la question de la prise de décision : s'il est vrai que des progrès peuvent être accomplis sans réforme des institutions, il n'en reste pas moins que les traités européens à venir devront aborder les questions de défense.

M. Jacques Myard a jugé « chimérique » la recherche de solutions à Quinze, dès lors que certains de nos partenaires ont confié leur volonté de défense aux Etats-Unis et méprisé la volonté française d'une défense autonome. Compte tenu de l'échec relatif du concept de « forces séparables et non séparées » élaboré en 1996 à Berlin, la solution passe sans doute par un travail commun, que préfigure le sommet de Saint-Malo, avec un petit nombre d'Etats : le Royaume-Uni, mais aussi l'Allemagne et l'Espagne. Puisqu'on ne peut avancer à Quinze, il faut, notamment en matière d'armements, une minorité agissante. Nous sommes, selon l'heureuse expression de M. Hubert Védrine, dans un « jeu ouvert ».

M. Didier Boulaud a interrogé le ministre sur l'appréciation que portent les Etats-Unis à l'égard de l'initiative européenne de sécurité et de défense et sur la position de la Grande-Bretagne dans ce processus.

Mme Nicole Ameline a estimé que le conflit du Kosovo pourrait permettre une accélération du processus d'élaboration d'une défense européenne, du fait notamment de la prise de conscience des opinons publiques. Il convient toutefois de ne pas méconnaître l'attraction qu'exerce l'Alliance atlantique sur les pays candidats. Citant par ailleurs l'exemple de l'affaire de la frégate Horizon, qui illustre la persistance des volontés nationales en matière d'industrie d'armement, elle a douté qu'une politique commune de défense puisse être envisagée en l'absence d'un rapprochement industriel.

Mme Nicole Catala a souhaité savoir si le conflit du Kosovo avait fait progresser l'idée de la nécessité d'une défense européenne au sein des Etats membres de l'Union. Elle a par ailleurs noté que la coopération en matière d'armement semble plutôt régresser, comme en témoigne le dossier de la frégate Horizon. Elle a enfin regretté que les données psychologiques ne soient pas suffisamment prises en compte dans la gestion des conflits.

S'interrogeant sur le fil conducteur de l'intervention du ministre, M. François Guillaume lui a demandé si les trois missions traditionnellement dévolues à l'armée française - défense des intérêts français, défense en commun de l'Europe, participation à l'OTAN - lui étaient toujours imparties. Estimant qu'une défense en commun suppose nécessairement une coopération en matière d'industrie d'armement, il a souligné que les entreprises européennes cherchent souvent à nouer des alliances avec des entreprises américaines. Ayant interrogé le ministre sur les initiatives européennes en matière de systèmes satellitaires et d'avions de transport, ainsi que sur l'éventualité d'une mise en commun de l'arme nucléaire, il a souhaité savoir quelle pourrait être la place de la France dans une Union européenne prenant des décisions à la majorité qualifiée en matière de défense.

Le Président Alain Barrau a noté que le thème de la défense européenne revêtait une importance d'autant plus grande que les Etats-Unis peuvent exercer, du fait de leur domination militaire, une influence dans d'autres domaines, qui limite la capacité des pays européens à faire valoir leurs positions.

Il s'est ensuite interrogé sur le point de savoir à quelles conditions le thème de la défense commune européenne, aujourd'hui débattu dans toutes les formations politiques, pourrait être crédible. Cette démarche suppose que soient précisément évalués les moyens technologiques et budgétaires susceptibles d'être mis en oeuvre par les Etats membres de l'Union pour réaliser une défense commune. Si ces moyens paraissent insuffisants, il serait préférable de ne pas continuer à afficher un objectif qui, dès lors, ne serait pas réaliste ; la sagesse serait alors de rechercher les moyens d'assurer à la France un rôle optimal au sein de l'Alliance atlantique.

En réponse aux intervenants, M. Alain Richard a douté que la France dispose d'arguments suffisants pour remettre en cause le choix des pays membres de l'Union européenne d'appartenir à l'Alliance atlantique. Une attitude pragmatique lui paraît préférable, comme celle qui a été suivie à Saint-Malo, l'objectif étant de parvenir à un système mixte associant des capacités européennes propres nécessairement limitées et l'utilisation judicieuse du pilier européen de l'Alliance.

S'agissant de la Grande-Bretagne, il a rappelé que la nouvelle majorité au pouvoir dans ce pays est convaincue que l'essentiel des intérêts britanniques se joue maintenant en Europe. La Grande-Bretagne ne pouvant participer, avant quelques années, à la monnaie européenne - le referendum ne devant avoir lieu qu'au cours de la prochaine législature, conformément à un engagement de M. Tony Blair - la défense est devenue aujourd'hui un thème majeur pour un gouvernement britannique soucieux d'occuper une place essentielle dans le jeu européen.

Il n'est guère possible de déterminer l'incidence du conflit du Kosovo sur le processus de définition d'une politique européenne de défense : un échec de l'OTAN ne serait à l'évidence bon pour personne, mais un succès n'inciterait pas nécessairement à s'engager dans une autre voie que celle de l'Alliance. Il est vrai toutefois que le conflit a mis nettement en évidence la disproportion des capacités américaines par rapport à celles des Européens et que le sentiment de dépendance peut convaincre ceux-ci de l'utilité de progresser dans la définition de positions communes. Il y a déjà des progrès par rapport à la crise en Bosnie, qui s'était achevée par les accords de Dayton, alors que celle du Kosovo a donné lieu à la rencontre de Rambouillet. Il reste que le net déséquilibre des moyens d'observation et de renseignement que le conflit du Kosovo a fait ressortir devrait conduire les pays européens à développer leurs capacités propres.

Réaffirmant que le fait de progresser dans le sens de la définition de positions européennes communes en matière de défense ne nécessitait pas de réforme institutionnelle, il a rappelé le rôle que devrait jouer le haut représentant pour la PESC. Loin d'être un échec, la Conférence de Berlin, en 1996, a débouché sur la formation d'une chaîne de commandement européenne au sein de l'Alliance atlantique.

Si les questions d'armement revêtent une grande importance - car elles sont un élément de la compétitivité industrielle de l'Europe - il n'existe pas de modèle unique de rapprochement entre les Etats européens : les gouvernements allemand, britannique et français - dont les industries représentent plus de 80 % de l'industrie européenne d'armement - n'ont fait que poser le principe d'une base industrielle commune ; ce sont les industriels qui ont défini le seul modèle de fusion-acquisition.

S'agissant de la frégate Horizon, outre un désaccord entre Français et Britanniques sur le coût, les chantiers navals étaient en concurrence et les industriels anglais ont préféré faire jouer leur avantage compétitif, position à laquelle le Gouvernement britannique n'a pu s'opposer du fait du caractère totalement privé de l'industrie. De ce point de vue, le caractère mixte de l'industrie de l'armement en France - sujet d'ironie pour les libéraux - donne au Gouvernement, vis-à-vis d'entreprises comme l'Aérospatiale et Matra, une position différente de celle de son homologue britannique à l'égard de British Aerospace et de Marconi. Cet échec ne doit pas dissimuler des succès dans la coopération franco-britannique, comme celui de la construction en commun de missiles de la frégate pour un montant de 20 milliards de Francs. Toutefois, la réalisation commune de programmes d'armement ne préjuge pas de la volonté stratégique de les utiliser en commun.

Les Etats-Unis ont et entendent conserver leur statut de superpuissance, comme le ferait tout Etat placé dans la même situation. Le débat américain sur la défense de l'Europe s'articule en deux options : soit entretenir la faible capacité de défense de l'Europe, qui est une zone capitale pour l'équilibre mondial ; soit considérer que le renforcement des moyens de défense de l'Europe correspond aux intérêts américains à long terme. La multiplicité des responsabilités des Etats-Unis et le doute de l'opinion sur la légitimité d'interventions américaines dans des conflits très lointains plaident en faveur de la seconde option.

Dans une démocratie pluraliste, où les débats de politique étrangère prennent une plus grande place qu'en France, ce dernier courant d'opinion se développe et entretient l'idée selon laquelle les Européens doivent mieux prendre en charge les conflits qui se déroulent sur leur continent.

*

* *

II. Informations relatives à la Délégation

_ Les conditions dans lesquelles la Délégation poursuivra ses travaux sur les questions liées à la défense de l'Union européenne ont fait l'objet d'un débat auquel ont pris part, outre le Président Alain Barrau, Mme Michèle Alliot-Marie, MM. Didier Boulaud, Maurice Ligot et Jacques Myard. L'idée de créer une instance de travail interne composée d'un représentant par groupe politique sera à nouveau évoquée lors de la prochaine réunion de la Délégation.

_ Dans le cadre des nouvelles méthodes de travail, le Président Alain Barrau a indiqué que les notes sur les textes soumis au Parlement en application de l'article 88-4 de la Constitution seront, en règle générale, adressées à l'avance aux membres de la Délégation. Il s'agit de notes à caractère technique portant sur les propositions d'actes communautaires et les projets d'actes de l'Union européenne, lesquels sont en distribution.

_ Le Président Alain Barrau a été chargé par la Délégation de présenter à celle-ci, lors de sa prochaine réunion, des observations et amendements - en application de l'article 151-2, alinéa 5, du Règlement - sur la proposition de résolution (n° 1526) de M. Didier Migaud consacrée à la proposition de directive relative à l'application d'un taux de T.V.A. réduit sur les services à forte intensité de main-d'oeuvre (E 1236).

______________