DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 96

Réunion du mardi 21 décembre 1999 à 16 heures 15

Présidence de M. Alain Barrau,
président de la Délégation pour l'Union européenne,
et de M. Jack Lang,
président de la Commission des affaires étrangères

    Audition de M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes, sur le Conseil européen d'Helsinki

M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes, a développé les quatre principaux thèmes qui ont constitué l'ordre du jour du Conseil européen d'Helsinki : la réforme des institutions, l'élargissement de l'Union européenne, la politique européenne de sécurité et de défense, l'Europe de la croissance et de l'emploi.

Sur le premier point, les décisions prises par le Conseil relatives à l'ouverture d'une conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions européennes relèvent d'une approche réaliste mais ambitieuse : réaliste parce qu'il est clair désormais que la CIG se concentrera sur les trois grandes questions laissées en suspens à Amsterdam (taille et composition de la Commission, pondération des voix au Conseil, extension du vote à la majorité qualifiée) ; ambitieuse car le Conseil européen pourra éventuellement décider, en juin prochain, après examen du rapport de la présidence portugaise sur les travaux de la CIG, d'inclure de nouveaux sujets. Le principe de la réforme institutionnelle préalable à l'élargissement, qui figurait dans la déclaration signée en 1997 par l'Italie, la Belgique et la France, est ainsi reconnu.

S'agissant de la Commission, il conviendra de renforcer sa collégialité et son efficacité, en donnant plus de pouvoirs à son Président et en restreignant le nombre de commissaires ou, à tout le moins, en limitant leur augmentation au fur et à mesure des prochains élargissements. Si certains Etats membres souhaitent d'emblée poser le principe d'un commissaire par Etat membre, ce qui ne nous paraît pas une bonne méthode, une telle solution n'est envisageable que si des résultats satisfaisants sont obtenus en matière de repondération des voix au Conseil; une forme de hiérarchisation devra en tout état de cause être introduite entre commissaires.

La plupart des Etats membres semblent d'accord pour procéder à une repondération des voix au Conseil, de préférence à un système de double majorité en termes de voix et de population.

Le recours au vote à la majorité qualifiée au Conseil devrait être généralisé, en tout cas dans le premier pilier, le champ de la codécision étant également étendu. Des questions connexes, comme l'abaissement du seuil de la majorité qualifiée ou l'organisation de la Cour de justice pourraient être étudiées par la CIG, dont l'ordre du jour pourrait inclure
- comme le Conseil européen d'Helsinki en a prévu la possibilité - de nouveaux sujets, parmi lesquels figure en premier lieu la question des coopérations renforcées. Il s'agit d'une question complexe - qui touche à l'architecture de l'Union - et difficile à résoudre, les différentes solutions proposées (suppression de la clause d'appel du Conseil européen, gel du seuil minimal de pays participants requis par le traité, extension des coopérations renforcées au deuxième pilier) devant être examinées avec soin.

Il n'est pas prévu de traiter la question du contrôle parlementaire sauf peut-être sous l'angle de la responsabilité individuelle des commissaires. Quant au plafonnement à 700 du nombre de membres du Parlement européen prévu par le traité d'Amsterdam, il y aura lieu, soit de définir les moyens de respecter le plafond une fois pour toutes lors de cette Conférence intergouvernementale, soit de renvoyer cette question aux négociations d'élargissement à venir. La date de lancement de la Conférence intergouvernementale devrait se situer dans les premiers jours de février.

En ce qui concerne l'élargissement de l'Union, qui fait l'objet d'un rapport d'information remarquable de M. Jean-Bernard Raimond au nom de la Délégation, le Conseil européen a décidé de suivre la recommandation faite par la Commission européenne - qui était aussi la position de la France - d'ouvrir les négociations avec les six autres pays candidats (Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie et Malte). Le processus d'adhésion est, selon les termes du Conseil, un processus de caractère « inclusif » qui regroupe treize pays candidats dans un cadre unique ; l'Union européenne devrait ainsi, comme le souhaitait la France, être en mesure d'accueillir de nouveaux membres à partir de la fin de 2002.

S'agissant de la Turquie, le Conseil a décidé, non pas d'accepter l'adhésion de ce pays, mais seulement de prendre acte de sa candidature. Cette décision marque le début d'un processus long et difficile, conduisant éventuellement à la ratification d'un traité par les représentants du peuple turc mais aussi par les parlements ou les peuples des Etats membres.

Conscients des interrogations que cette décision peut susciter à l'Assemblée nationale, le ministre délégué a tenu à rappeler quelques éléments de fait. Tout d'abord, la Grèce a facilité les travaux du Conseil européen en l'orientant vers la reconnaissance de la candidature turque et en fixant les conditions du rapprochement euro-turc (recours à la Cour internationale de justice pour le règlement des différends territoriaux, levée du veto à l'adhésion de Chypre). L'examen de la candidature de la Turquie est d'ailleurs à l'ordre du jour depuis le Conseil européen de Luxembourg en décembre 1997 et ne peut donc apparaître comme une surprise. Comme l'a déclaré le Président de la République, « la Turquie, par son histoire, sa géographie et ses ambitions, est européenne ». Il faut se rappeler, de surcroît, que c'est l'accord d'association de 1963, signé par le gouvernement du Général de Gaulle pour la partie française, qui a offert à la Turquie une perspective d'adhésion.

Pour la première fois, une stratégie adaptée, qui sera précisée au début de l'année prochaine, permettra à l'Union de définir avec la Turquie un processus de convergence politique permettant de contrôler les progrès faits par ce pays en matière d'Etat de droit, de démocratie et de respect effectif des droits de l'homme. Chacun est conscient des énormes efforts que la Turquie doit entreprendre : l'adhésion n'est pas pour demain, mais l'admission de sa candidature, assortie d'un cadre contraignant, donnera la faculté de juger sur pièces et d'en tirer les conséquences sur la possibilité, pour ce pays, de rejoindre un jour l'Union.

Si des interrogations légitimes peuvent porter sur les frontières ultimes de l'Union européenne, il convient de prendre garde au fait que les jugements critiques suscités par la candidature turque peuvent dissimuler, en réalité, des pétitions de principe de nature « culturelle », c'est-à-dire ethnique ou religieuse. L'Union européenne n'est pas un club chrétien ; affirmer aujourd'hui le contraire serait oublier les conditions historiques dans lesquelles l'identité européenne s'est forgée depuis des siècles, plus particulièrement depuis la fin de la dernière guerre, et nier que la volonté d'adhérer à l'Union repose sur l'adhésion librement consentie aux valeurs communes. Quelle que soit la légitimité du débat sur la candidature turque, l'on ne doit pas donner le sentiment de récuser la part musulmane de l'histoire et de la civilisation européennes.

Le Conseil européen d'Helsinki a pris également des décisions spectaculaires pour la définition d'une politique européenne de sécurité et de défense. La rapidité avec laquelle une conception ambitieuse de la défense européenne a réuni un consensus doit être soulignée : tout a commencé, dans le contexte de la crise au Kosovo, par la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en décembre 1998, avant d'être reprise par nos partenaires à l'occasion du Conseil européen de Cologne. La définition d'une politique de sécurité et de défense est une étape importante dans l'affirmation de l'Union sur la scène internationale et dans le renforcement de notre approche d'une Europe-puissance, c'est-à-dire puissance militaire, mais surtout politique.

L'Europe de la défense va donc s'organiser autour de ce que le traité d'Amsterdam appelle les « missions de Petersberg », qui sont principalement des actions de rétablissement de la paix, de maintien de l'ordre et d'évacuation de ressortissants de l'Union, en développant des capacités militaires plus efficaces et en mettant en place des structures politiques et militaires plus adaptées. Le Conseil européen d'Helsinki a fixé un objectif ambitieux : les Etats membres devront être en mesure, d'ici 2003, de déployer, dans un délai de 60 jours, puis d'assurer le soutien pendant un an au moins, de forces pouvant impliquer jusqu'à 50 à 60 000 hommes, soit un corps d'armée. Ces décisions appellent la définition d'objectifs communs de capacité en matière de renseignement et de transport, de coordination des moyens de surveillance et d'alerte, et de renforcement des capacités de réaction rapide. Le Conseil européen a également décidé de créer de nouveaux organes politiques et militaires : le Comité politique et de sécurité, composé de représentants de haut niveau siégeant à Bruxelles et qui, en cas d'opération militaire, exercera le contrôle politique et la direction stratégique des opérations sous l'autorité du Conseil des Ministres de l'Union ; le Comité militaire, composé des chefs d'Etat-major ; l'Etat-major militaire, qui sera chargé de la conduite des opérations.

Trois questions plus difficiles ont été, en revanche, par souci de pragmatisme, renvoyées aux présidences portugaise et française, à savoir : la définition des procédures de décision au sein du nouveau Comité politique et de sécurité, qui soulève le problème du rôle des Neutres dans la gestion d'une crise ; les relations avec l'OTAN ; les rapports avec les Etats européens membres de l'Alliance atlantique mais non-membres de l'Union européenne (Hongrie, Pologne, République tchèque, mais aussi Norvège et Turquie). Il est possible que le développement futur des travaux sur les questions de défense et de sécurité rende nécessaire une révision des traités. Il convient toutefois de garder à l'esprit que la définition d'une politique européenne de sécurité et de défense relève d'un processus de réflexion distinct de celui engagé pour réformer les institutions de l'Union.

Malgré la convocation, la veille du Conseil européen d'Helsinki, du Conseil Ecofin, les travaux sur l'harmonisation fiscale n'ont pu aboutir en raison de la réticence des Britanniques et des Luxembourgeois à accepter une taxation des produits de l'épargne. Mais cet échec devrait être surmonté car ces deux pays ne pourront durablement bloquer un chantier aussi important pour la coordination des politiques économiques. Il n'est plus possible d'accepter l'existence de paradis fiscaux au sein même de l'Union européenne ou la délocalisation de l'épargne par le biais d'une forme de dumping fiscal. C'est pourquoi les Quinze sont convenus à Helsinki du principe d'une imposition minimale de tous les revenus du capital et de la création d'un groupe de travail qui présentera des propositions au Conseil sur l'ensemble du paquet fiscal. Ces garanties de procédure devraient permettre de maintenir une forme de pression sur le Royaume-Uni et le Luxembourg.

La présidence portugaise, qui a placé les questions économiques et sociales en tête de ses priorités, a décidé la convocation d'un Conseil européen extraordinaire sur l'emploi, l'innovation et la cohésion sociale à la fin du mois de mars prochain. Son succès ne pourra que servir la réalisation des objectifs de la présidence française de l'Union.

Après que le Président Jack Lang eut remercié le ministre délégué pour la précision et la richesse de son exposé, ainsi que pour la qualité de son travail et de ses relations avec l'Assemblée nationale, le Président Alain Barrau a déclaré partager son analyse sur le bilan du Conseil européen d'Helsinki. Il l'a ensuite interrogé sur l'articulation de la Conférence intergouvernementale avec le projet de Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, sur les avancées possibles en matière de fiscalité sous la présidence portugaise et sur la position de l'Union européenne à l'égard de la Tchétchénie, caractérisée selon lui jusqu'à présent par son silence et son impuissance.

M. François Loncle, évoquant la reconnaissance de la candidature de la Turquie à l'Union européenne, a déploré que les positions exprimées par la Délégation n'aient pas été mieux suivies. Il a regretté que le statut d'association n'ait pas été utilisé, quitte à le renforcer. Contrairement à ce que le ministre délégué a laissé entendre, ses réserves à l'égard de la candidature de la Turquie n'ont jamais été fondées sur des considérations de type ethnique ou religieux. Il est souhaitable, en revanche, que la question des limites géographiques de l'Europe fasse l'objet d'une réflexion approfondie. La Commission européenne s'y attache, le Gouvernement et la Délégation pourraient développer leur propre réflexion sur ce point.

M. Pierre Brana s'est associé aux remarques du président Alain Barrau sur la Tchétchénie. Il s'est déclaré convaincu que la reconnaissance du statut de candidat à la Turquie était prématurée. Il a déploré que le préalable que constituait, pour l'adhésion de Chypre, la réunification de l'île, ait été abandonné. Depuis la chute du mur de Berlin, Nicosie est la seule ville séparée au monde. Une négociation étant menée par l'ONU entre Chypre et la Turquie, quel rôle joue l'Union européenne dans cette négociation ?

M. François Guillaume a noté la similitude entre le discours actuel sur la réforme des institutions, préalable à l'élargissement, et celui tenu il y a cinq ans, qui n'avait débouché sur aucune réalisation. Le nombre des membres de la Commission devant être limité, les grands Etats seront amenés à perdre leur second commissaire en échange d'une repondération des voix, qui risque néanmoins de réduire le poids relatif de la France compte tenu de l'élargissement. S'interrogeant sur le point de savoir si le compromis de Luxembourg existait toujours, il a demandé si le vote à la majorité qualifiée allait s'appliquer à la diplomatie et à la défense.

Il s'est déclaré très surpris par la position adoptée par les autorités françaises à l'égard de la Turquie, qui, selon lui, ne fait pas partie de l'Europe. Quitte à envisager une extension de l'Union européenne au-delà de ses limites géographiques, il lui paraît préférable de s'intéresser à la Moldavie, à l'Ukraine ou à la Russie, mais aussi au Maroc, qui a de grandes affinités avec la France et qui a posé sa candidature à l'Union.

Revenant sur la difficulté, admise par le ministre délégué, de réaliser en même temps l'approfondissement et l'élargissement de l'Union, il a décelé une évolution, qu'il approuve, vers une Europe à géométrie variable, par le biais du développement des coopérations renforcées. Il a donc souhaité obtenir des précisions sur ce point.

M. Pierre Lellouche, ayant estimé que le Conseil européen d'Helsinki avait marqué un progrès dans le domaine de l'élargissement, a déclaré partager l'analyse du ministre délégué sur la candidature de la Turquie : récusant l'argument selon lequel sa situation ethnique et religieuse placerait ce pays en dehors de l'Europe, il a rappelé que celui-ci avait fait depuis longtemps le choix de la modernité et de l'Occident et qu'il représentait un enjeu stratégique majeur. L'orateur a donc souligné le danger qu'il y aurait de le rejeter dans l'islamisme traditionnel, au risque d'aggraver l'instabilité du Proche Orient.

Il a salué les très grands progrès réalisés au Conseil d'Helsinki sur la voie d'une Europe de la défense, lesquels sont confortés par les regroupements opérés récemment dans les industries de défense européennes ; il a toutefois jugé préoccupant le décalage croissant entre ces avancées et les moyens budgétaires consacrés à la défense, qui connaissent de sévères réductions, notamment en Allemagne et en France.

Il a souhaité que la France prenne l'initiative d'une refonte de la fiscalité du marché de l'art, son inadaptation étant la cause de la véritable hémorragie que connaît le patrimoine culturel français. Evoquant la proposition de directive sur le droit de suite, il a regretté que la résolution votée par la Délégation ne soit pas discutée en séance publique en même temps que le projet de loi sur les enchères publiques. Il a interrogé le ministre délégué sur les suites que l'on pouvait attendre de la lettre récemment adressée sur ce dossier par le Premier ministre britannique à Lionel Jospin.

S'agissant de la réforme institutionnelle de l'Union, il s'est interrogé sur le modèle qui était proposé pour la nouvelle Conférence intergouvernementale, avant de redouter que celle-ci ne subisse le même enlisement que la précédente.

En réponse à cette première série de questions, le ministre délégué a donné les éléments d'information suivants.

La France aborde la conférence intergouvernementale avec un ordre du jour et un calendrier précis. Envisager une grande réforme de l'Union en l'an 2000 n'aurait pas été réaliste : l'entreprise eût été démesurée compte tenu des contraintes de temps et de la faiblesse du consensus entre les Quinze. Il est donc préférable de cibler les travaux de la Conférence intergouvernementale sur les questions qui n'ont pas été tranchées par le Traité d'Amsterdam et de développer les coopérations renforcées. La France entend prendre des initiatives, sans ignorer le rapport de forces entre les parties prenantes et les conceptions très restrictives de certains de ses partenaires, notamment de l'Espagne, hostile à l'extension de la majorité qualifiée.

Au cours de l'année prochaine, les institutions européennes pourront être affectées par l'évolution de trois grands dossiers : la défense, domaine dans lequel la réflexion serait susceptible de conduire à une révision des traités ; la Charte des droits fondamentaux, qui relève d'une procédure distincte de la Conférence intergouvernementale, puisque son élaboration incombe à une instance mixte, composée de parlementaires nationaux et européens - qui représentent les trois quarts de l'effectif - de représentants des chefs d'Etat et de gouvernements et d'un représentant de la Commission, et dont il conviendra d'apprécier si ses propositions devront être intégrées dans les traités ; enfin la Conférence intergouvernementale elle-même, avec son ordre du jour propre.

Le compromis de Luxembourg existe toujours et prend d'ailleurs tout son sens quand les décisions sont prises à la majorité qualifiée. La France refuse de renoncer par avance à un siège de commissaire ; cette concession ne pourrait être faite qu'en échange d'une nouvelle pondération des voix. Aujourd'hui, la France représente 15 % de la population de l'Union et 12 % des voix au Conseil. Il s'agit d'éviter que ce rapport se dégrade à l'avenir.

Le Conseil européen d'Helsinki n'a pas traité de questions économiques, à l'exception du dossier de l'harmonisation fiscale, qui n'a d'ailleurs pas progressé, mais sur lequel les travaux doivent se poursuivre.

La Tchétchénie a occupé une part importante des travaux du Conseil européen ; compte tenu des moyens dont ils disposent, les Européens se sont montrés beaucoup plus fermes que les Etats-Unis et ne sauraient donc encourir le reproche d'avoir failli à leur mission ou trahi leurs valeurs. La déclaration politique élaborée à l'issue du Conseil prend une position très nette à l'égard de la Russie et se trouve peut-être à l'origine de la légère inflexion de la politique russe.

S'agissant de la Turquie, ce ne sont pas les parlementaires français hostiles à la candidature de ce pays à l'Union européenne qui se sont fait l'écho de considérations ethnico-religieuses, mais certains milieux politiques qui se sont exprimés sur le sujet, notamment outre-Rhin. On peut être totalement opposé à la candidature de la Turquie, mais il faut prendre garde à ne pas mêler à des arguments rationnels d'autres éléments qui n'ont pas à interférer dans ce débat. L'accord d'association ne peut, contrairement aux souhaits parfois exprimés, constituer une alternative, puisqu'il existe déjà et que c'est précisément lui qui a conduit à envisager une perspective d'adhésion. Par ailleurs, l'Europe a un intérêt stratégique puissant à ne pas laisser ce pays à l'écart. Un travail approfondi sur les frontières de l'Europe mériterait d'être effectué, car il s'agit d'une question complexe, à laquelle ni l'histoire ni la géographie ne donne de réponse évidente : une partie de la Turquie est située en Europe, alors que tel n'est pas le cas de Chypre. Pour aboutir, la réflexion doit se fonder sur une vision politique et stratégique globale.

La candidature de la Turquie et le rapprochement gréco-turc modifient les données de l'adhésion de Chypre. Les conclusions du Conseil européen d'Helsinki retiennent la réunification de l'île comme un objectif, soutiennent les pourparlers menés sous l'égide de l'ONU et précisent qu'aucun pays candidat ne peut opposer son veto à l'adhésion d'un autre Etat. Ce dernier point signifie que l'Union européenne ne fait plus de la réunification de Chypre une condition préalable à son adhésion et qu'elle n'exclut donc plus une adhésion de Chypre divisée. Il s'agit là d'une évolution, que la France a admise pour favoriser le processus d'adhésion de la Turquie. La position prise sur la candidature turque a ainsi un impact direct sur la situation de Chypre, dans la mesure où elle constitue une incitation à négocier ; les pourparlers entre M. Clérides et M. Denktash sont désormais en bonne voie.

La France a la volonté de faire aboutir la directive sur le droit de suite, mais l'achèvement du processus suppose que la Grande-Bretagne consente à réaliser un effort supplémentaire.

M. Jacques Myard, constatant que, sur le plan institutionnel, l'Europe est arrivée à un tournant et que le cas de la Turquie illustre la quadrature du cercle dans lequel est enfermée l'Union européenne, a déploré que celle-ci n'ait pas tiré les conséquences de l'élargissement, qui met en lumière l'absurdité de la politique d'uniformisation menée aujourd'hui et rend indispensable une application réelle du principe de subsidiarité. Pour lui, l'Europe se trouve face à une alternative : soit poursuivre l'édification d'une Europe rigide et uniforme, qui, du fait de l'élargissement, est vouée à l'échec ; soit construire l'Europe sur la base des réalités géographiques, en donnant une large place à des coopérations renforcées, ce qui justifierait la candidature de la Turquie, laquelle est d'ailleurs membre de l'OTAN et du Conseil de l'Europe. Dans cette optique, la candidature de l'Ukraine et de la Russie seraient également recevables.

Après avoir noté que la question de la candidature de la Turquie suscitait un vif débat en Allemagne, M. Jean-Marie Bockel a souligné l'importance des considérations politiques et stratégiques dans ce dossier. Il a fait valoir que la reconnaissance à la Turquie du statut de candidat ne sera pas dépourvu d'incidences sur l'attitude des responsables de ce pays, dans un sens favorable à la démocratie et aux droits de l'homme, notamment dans la perspective d'un règlement de la question kurde. Il a par ailleurs déclaré partager l'analyse du ministre délégué sur les limites géographiques de l'Union européenne, cette question devant faire l'objet d'une réflexion approfondie.

Tout en reconnaissant que la candidature de la Turquie pouvait encourager l'évolution de cet état vers la démocratie, Mme Marie-Hélène Aubert a constaté que la question kurde était toujours très loin d'être résolue, et a demandé si les autorités turques avaient laissé entrevoir la possibilité d'avancées significatives en ce domaine. Elle a ensuite posé le problème de la fourniture des armes à la Turquie, au cas où celle-ci déciderait de les utiliser massivement contre les kurdes : considérerait-on alors qu'il s'agit, comme pour l'intervention de la Russie en Tchétchénie, d'une affaire intérieure ?

Elle s'est par ailleurs félicitée de la décision de la France de maintenir l'embargo sur le b_uf britannique, tout en notant que nombre d'Etats européens autres que la Grande-Bretagne pratiquaient une agriculture intensive, génératrice de risques sanitaires. Elle a également souhaité savoir où en était le projet d'agence de sécurité alimentaire européenne, dont la création est préconisée par la France.

Pour M. Gérard Fuchs, la question institutionnelle constitue, dans la perspective de l'élargissement, la clé de l'avenir de l'Europe. L'échec du Conseil européen d'Helsinki sur le problème de la fiscalité montre bien que l'extension du vote à la majorité qualifiée sera un sujet central de la Conférence intergouvernementale. La fiscalité étant l'enjeu d'une concurrence entre les Etats membres, surtout en ce qui concerne la TVA et les prélèvements sur l'épargne, l'extension du vote à la majorité qualifiée en ce domaine risque de rester encore longtemps un sujet de réflexion. Dans ces conditions, le développement des coopérations renforcées revêt un intérêt tout particulier. Enfin, on ne doit pas se dissimuler le fait que l'extension de la majorité qualifiée se traduira par une extension parallèle de la codécision.

Partisan du vote au Conseil selon la règle de la double majorité, il en a fait ressortir les avantages : lisible pour l'opinion publique, ce système est ipso facto ajustable aux élargissements successifs et correspond à la nature même de l'Union européenne, constituée à la fois de peuples et d'Etats. Il a donc souhaité savoir si les réserves exprimées par le ministre délégué reflétaient la position du Gouvernement.

Favorable à une réflexion approfondie sur les limites ultimes de la géographie européenne, il a souligné que ceux qui sont favorables à l'entrée de l'Ukraine et de la Russie sont également partisans de l'évolution de l'Union européenne vers une zone de libre échange aux contours flous. Il s'est déclaré partagé sur la candidature de la Turquie, les réticences qu'il éprouve étant confrontées aux effets négatifs d'un rejet de celle-ci.

M. Maurice Ligot a jugé contradictoire la volonté de limiter le nombre de commissaires, alors que celui des Etats membres est destiné à s'accroître d'une manière indéfinie. Par ailleurs, l'élargissement suppose la définition des limites géographiques de l'Europe ; l'adhésion de la Turquie, de même qu'un élargissement excessif, constitueraient un germe d'affaiblissement de la capacité opérationnelle de l'Union.

Evoquant les trois points qui seront abordés par la Conférence intergouvernementale, il en a fait ressortir le caractère purement instrumental, les finalités de l'Union n'étant pas abordées. Si l'élargissement impose la définition de règles de fonctionnement efficaces, il nécessite également une réaffirmation du principe de subsidiarité, ainsi que la coordination des décisions en matière de défense et de monnaie. Il conviendrait donc d'élaborer un texte de nature constitutionnelle dans lequel les Européens pourraient se retrouver.

Le Président Jack Lang a regretté que le Parlement n'ait pas été consulté sur la candidature de la Turquie préalablement à la décision prise au Conseil européen d'Helsinki ; si tel avait été le cas, une majorité - au demeurant composite - aurait exprimé un avis négatif. Déclarant être de ceux qui ne manifestent pas d'hostilité de principe à l'entrée de la Turquie, susceptible de constituer un facteur d'enrichissement pour l'Europe, le Président Jack Lang a formulé le souhait que cette candidature soit utilisée comme un levier pour obtenir des changements dans ce pays, sans méconnaître les obstacles à une telle évolution, l'appartenance de ce pays au Conseil de l'Europe n'ayant pas eu d'effet de ce point de vue. Il a demandé si, lors du Conseil européen d'Helsinki, des garanties minimales avaient été exigées des autorités turques pour que la vie de M. Ocalan soit préservée.

Abordant la question de la réforme institutionnelle, le Président Jack Lang a jugé que la présidence française au second semestre de l'an prochain constituait une chance, tout en observant que le calendrier serré aurait pour effet d'en limiter les ambitions. Il serait néanmoins dommage de se limiter à quelques aspects de la machinerie institutionnelle, fort éloignée de la part de rêve que représente la construction européenne. De surcroît, il est douteux que la réforme de ces mécanismes permette à l'Europe d'aller de l'avant. En conclusion, il a souhaité savoir quelle sera l'allure, le contenu de la présidence française, indépendamment de la question institutionnelle.

En réponse aux intervenants, le ministre délégué a apporté les éléments d'information suivants.

Dans une perspective récente, la construction européenne a pris une dimension nouvelle, issue de la création de la monnaie unique et des décisions fondamentales arrêtées au Conseil européen d'Helsinki sur la réforme institutionnelle, l'élargissement et la défense. Ce changement - considérable - exige une réflexion soigneuse sur le projet politique et les règles de fonctionnement de l'Europe. Dans une Union élargie à trente, voire trente-cinq membres, il faudra vraisemblablement envisager des coopérations variables, comme c'est le cas pour la monnaie et sans doute bientôt pour la défense. La nécessité d'une telle réflexion, qui s'inscrit dans le long terme, ne saurait retarder l'examen des questions précises qui sont à l'ordre du jour de la prochaine Conférence intergouvernementale.

Ainsi que l'a justement souligné le Président Jack Lang, la reconnaissance du statut de candidat de la Turquie constitue un pari exigeant et n'a de sens que si elle peut avoir un effet de levier pour faire évoluer ce pays vers les valeurs communes aux pays européens, notamment les droits de l'homme, thème étroitement lié à la question kurde. Plusieurs signes encourageants doivent d'ores et déjà être relevés de ce point de vue. Les responsables turcs ont parfaitement conscience que l'exécution de M. Ocalan aurait un effet désastreux sur l'image de leur pays auprès des Européens. Le gouvernement turc, dont le Premier ministre, M. Ecevit, est hostile depuis longtemps à la peine de mort, a, de facto, accepté que la décision sur la peine de M. Ocalan soit renvoyée à la Cour européenne des droits de l'homme. Le Président de la République, M. Demirel, qui avait une position différente, s'y est rallié depuis le Conseil européen d'Helsinki. La Turquie devra se conformer à un certain nombre des valeurs que partagent les pays européens. De ce point de vue, l'attribution par le gouvernement turc de fréquences à des radios kurdes est un indice positif.

La création d'une agence européenne de sécurité alimentaire figure au nombre des conclusions du Conseil d'Helsinki. La réalisation de ce projet ne sera certainement pas simple, notamment parce qu'il conviendra de le concilier avec le maintien de la clause de sauvegarde, mais les événements récents ont montré qu'il était indispensable de s'engager dans cette voie.

Le champ d'application de la majorité qualifiée constitue l'enjeu central de la future réforme institutionnelle ; la fiscalité devrait relever de cette procédure, du moins pour les impôts ayant une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur. Quant à la double majorité préconisée par M. Fuchs, c'est un système complexe, qui de surcroît risque de marquer une déconnexion entre la France et l'Allemagne.

La contradiction relevée entre l'élargissement de l'Union et la volonté affichée de réduire le nombre de membres de la Commission européenne ne peut être niée. Limiter le nombre de commissaires à vingt pourrait constituer une solution.

La présidence française de l'Union européenne au second semestre de l'année prochaine sera centrée sur trois thèmes essentiels : la réforme institutionnelle, la Charte des droits fondamentaux et la défense. Elle pourrait en outre faire le point sur le processus d'élargissement, mettre l'accent sur les questions économiques et sociales et aborder de nouveaux sujets, tels la sécurité sanitaire et le sport. La France entend assumer pleinement sa tâche, en s'inscrivant dans la continuité de l'action menée sous les présidences précédentes.

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Le Président Alain Barrau a rappelé le refus exprimé par la Délégation, lors de sa dernière réunion, de lever la réserve d'examen parlementaire à l'égard de plusieurs propositions de décision portant sur des accords avec des pays tiers sur le commerce de produits textiles. Il a déploré les conditions de délai dans lesquelles la Délégation est appelée à statuer sur de tels textes et s'est interrogé sur la cohérence de la stratégie menée par l'Union européenne en la matière, eu égard à la situation très difficile du secteur du textile et de l'habillement en Europe et singulièrement en France.

Le ministre délégué, soucieux de la sauvegarde de l'industrie textile, a considéré que celle-ci ne saurait constituer une monnaie d'échange au profit d'autres secteurs. Tout en regrettant les conditions d'examen des textes évoqués, qui feront d'ailleurs l'objet d'une lettre adressée au Conseil, il a fait valoir que, reconduisant pour la plupart des dispositifs arrivant à échéance, ces accords sont nécessaires pour contingenter, dans l'intérêt même des entreprises françaises et européennes, les importations de produits textiles. Au surplus, les pays tiers parties à ces accords consentent des réductions tarifaires favorables aux exportations de l'Union européenne. En tout état de cause, la France a décidé de s'abstenir dans le cadre de la procédure écrite prévue pour l'adoption - à la majorité qualifiée - de ces accords.

Une étude globale de l'impact des accords de l'Union européenne portant sur le textile devrait être effectuée par le ministère compétent.

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