DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 122

Réunion du jeudi 12 octobre 2000 à 9 heures

Présidence de M. Gérard Fuchs, vice-président.

Rapport d'information de Mme Michèle Rivasi sur le Livre vert de la Commission européenne relatif à la responsabilité civile du fait des produits défectueux (document E 1296)

Le régime en vigueur établit-il un équilibre satisfaisant entre les consommateurs et les producteurs ? Telle est, pour Mme Michèle Rivasi, rapporteure, la question qui a fondé la réflexion qu'elle a conduite sur le Livre vert de la Commission européenne. Ce Livre vert sur la responsabilité civile du fait des produits défectueux - dont le régime résulte de la directive du 25 juillet 1985 et, pour la France, de la loi de transposition en date du 19 mai 1998 - poursuit un double objectif. Il s'agit, d'une part, de recueillir des informations sur le bilan d'application de ladite directive, qui a consacré la responsabilité sans faute du producteur au titre du défaut de sécurité de ses produits et, d'autre part, de connaître la position des Etats membres sur les perspectives de réforme tracées par la Commission.

Cette réflexion revêt un caractère d'actualité, puisque la Commission a adressé le 6 août 1999 un avis motivé à la France, reprochant à celle-ci de s'être écartée sur trois points du régime fixé par la directive. La loi française n'a pas prévu la franchise de 500 euros à la charge du consommateur ; elle a assimilé tout fournisseur professionnel au producteur, de manière à mieux protéger le consommateur ; elle a imposé au producteur une obligation de suivi, c'est-à-dire l'obligation de prendre les dispositions propres à prévenir les conséquences d'un produit défectueux, à défaut de laquelle celui-ci ne peut se prévaloir des causes d'exonération.

En mars 2000, la Commission a introduit un recours en manquement devant la Cour de justice des Communautés européennes, puisque la France ne s'est pas conformée à l'avis motivé dans le délai fixé.

Si notre droit national est ainsi plus favorable au consommateur que ne l'est le régime communautaire, il prévoit néanmoins l'exonération du producteur en cas de risque de développement - notion introduite par la directive et jusqu'alors inconnue de notre droit - sauf pour les produits issus du corps humain. Hormis ce cas, le producteur peut se prévaloir de cette exonération lorsque l'état des connaissances scientifiques et techniques existant au moment de la mise en circulation du produit ne lui a pas permis de déceler l'existence du défaut qui l'affecte.

Présentant les grandes lignes de son rapport, Mme Michèle Rivasi a souligné que la directive de 1985 n'offrait aux consommateurs qu'une protection très partielle. Certes, le régime de responsabilité sans faute du producteur offre l'avantage de dispenser la victime d'avoir à rapporter la preuve d'une faute personnelle du producteur pour mettre en jeu sa responsabilité en cas de dommage corporel dû à un défaut de sécurité de son produit. De surcroît, toutes les victimes peuvent s'en prévaloir, qu'elles soient liées par contrat ou dans la situation de tiers par rapport au producteur. De même, l'assimilation au producteur de l'importateur du produit dans la Communauté et - sous certaines conditions - du fournisseur, a élargi les possibilités de recours ouvertes aux victimes.

Toutefois, le régime reste déséquilibré au détriment des consommateurs. La victime doit rapporter la triple preuve du défaut du produit, du dommage et du lien de causalité entre le défaut et le dommage, ce qui peut s'avérer fort difficile et parfois impossible. Au surplus, l'action en responsabilité se prescrit par trois ans à compter de la date à laquelle la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage ; cette action doit être introduite dans un délai de dix ans suivant la date de la mise en circulation du produit, à peine de forclusion. Ce régime apparaît dès lors inadapté aux cas dans lesquels les dommages apparaissent bien au-delà de ce délai de dix ans (cancers dus à l'amiante, maladie de Creutzfeldt-Jakob, contamination due au virus de l'hépatite C).

Quant aux modalités de la réparation des dommages, elles ne sont pas favorables aux victimes : elles excluent les dommages immatériels ; une franchise de 500 euros est prévue par la directive ; les Etats membres ont la faculté de plafonner à 70 millions d'écus le montant de l'indemnisation de l'ensemble des dommages résultant d'un même produit.

Le droit national offre donc aux consommateurs une protection plus étendue que le régime issu de la directive. Cette préférence marquée pour l'application du droit national, dont les victimes peuvent continuer à se prévaloir en vertu de l'article 13 de la directive, explique la rareté des contentieux fondés sur cette dernière. La directive n'a pas non plus contribué à faire progresser l'harmonisation des législations nationales, du fait des options ouvertes aux Etats membres (exonération pour le risque de développement, plafonnement de la réparation) et des nombreux renvois aux droits nationaux.

S'agissant des perspectives de réforme, Mme Michèle Rivasi a fait état des positions contrastées des Etats membres et des organisations socio-professionnelles sur l'opportunité d'étendre les obligations du producteur et de réformer les modalités d'accès à la justice des consommateurs et de leurs associations. Les autorités politiques françaises, allemandes, britanniques et finlandaises rejettent le principe d'une profonde révision de la directive. Dans la logique de cette position, elles s'opposent, comme les organisations de producteurs ou les assureurs, à l'idée d'instaurer l'obligation d'assurance ou à la suppression de l'exonération pour risque de développement - à l'exception toutefois de la Finlande, qui n'a pas introduit ce cas d'exonération dans sa législation.

Quant à la France, elle suggère l'assimilation totale du fournisseur au producteur, la suppression de la franchise et l'instauration de l'obligation de suivi. Elle préconise par ailleurs la prise en compte du principe de précaution, l'introduction d'une clause minimale permettant de prendre des dispositions plus strictes que celles de la directive, ainsi que la suppression de la distinction entre biens d'usage professionnel et biens d'usage privé.

Les organisations de producteurs, d'accord avec la suppression de la franchise et du plafond d'indemnisation, sont hostiles à l'instauration d'une obligation d'assurance, à l'allongement du délai de dix ans, à la suppression de l'exonération pour risque de développement, à l'extension du champ d'application de la directive aux fournisseurs et à l'indemnisation des dommages causés aux biens immeubles et à ceux provoquant des troubles neurologiques.

A l'inverse, les organisations de consommateurs approuvent ces propositions de réforme, qui sont de nature à permettre à la directive d'atteindre son objectif de juste répartition des risques et à rapprocher celle-ci des dispositions - plus avantageuses pour le consommateur - du droit français. Elles souhaitent aussi les compléter par d'autres mesures, telles que l'instauration d'une obligation de suivi ou l'extension du champ d'application de la directive. Gouvernements et producteurs s'opposent aux propositions tendant à renverser la charge de la preuve et à instaurer de nouvelles formes d'action collective des consommateurs.

La rapporteure a enfin insisté sur la nécessité d'encadrer l'exonération pour risque de développement et de faciliter l'accès des consommateurs et de leurs associations à la justice.

Hormis le Luxembourg et la Finlande, les treize autres Etats membres ont choisi d'admettre totalement ou partiellement ce cas d'exonération, qui prive largement d'effets le régime de responsabilité sans faute du producteur. Dans ce contexte, il s'avère nécessaire de promouvoir le principe de précaution, ainsi que l'obligation de suivi, et de mettre en place des expertises indépendantes et contradictoires.

Quant à l'accès des consommateurs et de leurs associations à la justice, les difficultés rencontrées par les associations de victimes des risques sériels ou les militaires atteints du syndrome de la guerre du Golfe plaident en faveur d'une profonde réflexion sur l'adaptation des règles du droit processuel. Même si la procédure de class action semble fort éloignée des principes juridiques français et qu'elle donne lieu à certaines dérives aux Etats-Unis, elle n'en offre pas moins l'avantage de porter remède aux difficultés d'ordre procédural et financier que les victimes rencontrent si elles agissent isolément. C'est dans ce souci que la rapporteure a préconisé la reprise du projet d'action collective élaboré par la commission de refonte du droit de la consommation. Elle a également souhaité que le législateur et le Gouvernement se penchent sur la réforme du statut des experts judiciaires, afin de modifier leur mode de désignation et renforcer leur indépendance.

En conclusion, Mme Michèle Rivasi a souhaité que le Livre vert suscite un large débat au sein de l'Assemblé nationale et souligné que - faute d'une évolution de la directive dans un sens plus favorable à la protection des consommateurs - la notion de citoyenneté européenne risquerait d'être sans objet. Elle a donc proposé à la Délégation de se prononcer par voie d'une résolution reprenant les principaux points de son exposé.

M. Pierre Brana s'est demandé s'il était bien justifié de faire peser sur le distributeur la même responsabilité que celle du producteur alors qu'il ne dispose pas des données techniques nécessaires pour apprécier le caractère défectueux du produit. S'agissant du risque de développement, il s'est interrogé sur la date à laquelle l'exonération ne produit plus d'effets, le risque s'étant réalisé. Si, dans certains cas, cette date ne fait pas doute - par exemple, les explosions dues au pyralène - il peut être en revanche beaucoup plus difficile de la déterminer pour d'autres catégories de risques : il en est ainsi notamment pour l'amiante.

Il s'est enfin demandé si le régime communautaire admettait l'effet exonératoire de la faute de la victime, la condamnation des producteurs de cigarettes aux Etats-Unis ayant montré l'absence de cette cause d'exonération dans ce pays.

Après s'être interrogé sur la différence de régime entre les produits défectueux et les substances dangereuses, Mme Béatrice Marre a approuvé l'idée de constituer un ensemble de normes communautaires cohérent que l'Union européenne pourrait défendre dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce.

Ayant fait observer que la législation nationale en matière de responsabilité civile était plus favorable au consommateur que le régime communautaire, M. Jacques Myard a estimé vaine une révision de la directive de 1985 et s'est déclaré défavorable à une harmonisation des droits nationaux. Ayant apprécié le caractère très approfondi du travail de la rapporteure, il a exprimé le souhait que la Délégation se donne le temps de la réflexion et se prononce lors d'une prochaine réunion sur la proposition de résolution.

M. Gérard Fuchs a souligné que les propositions de la Commission européenne ne tendaient pas à une uniformisation des législations nationales mais avaient surtout pour objet de relever, en faveur des consommateurs, le socle de règles minimales du droit communautaire. Soucieux de trouver un compromis entre les préoccupations respectives des consommateurs et des producteurs, il s'est déclaré toutefois hostile au principe du « risque zéro », générateur d'immobilisme. Il s'est montré en revanche favorable aux dispositions permettant aux consommateurs d'identifier clairement la personne responsable. Il a également souhaité le maintien des dispositions de l'article 13 de la directive prévoyant que celle-ci ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre d'un régime préexistant. Quant à l'indemnisation, il a estimé que le souci de mutualisation du risque devrait conduire à un mécanisme d'assurance assorti d'une garantie de l'Etat en dernier ressort.

M. Maurice Ligot s'est interrogé sur la détermination des produits générateurs de risques : doit-on, par exemple, ranger parmi eux les ordinateurs, les téléviseurs ou les téléphones portables, en raison des effets nocifs que leur utilisation trop fréquente ou inappropriée peut entraîner ? Qu'en est-il également de certains revêtements de sol susceptibles d'être à terme nuisibles à la santé ?

En réponse, Mme Michèle Rivasi, rapporteure, a estimé nécessaire de modifier la directive de 1985 pour rétablir l'équilibre entre les consommateurs et les producteurs. Sans être partisane du « risque zéro », elle a néanmoins insisté sur l'insuffisance des règles de sécurité mises en _uvre préalablement au lancement d'un produit nouveau, les Etats-Unis étant sur ce point en avance sur l'Europe. Elle a précisé que la co-responsabilité entre producteurs et distributeurs résultait de la jurisprudence de la Cour de Cassation attribuant la responsabilité d'un produit défectueux à tous les maillons de la chaîne, cette jurisprudence très protectrice des consommateurs devant conduire le distributeur à une grande vigilance. En tout état de cause, les producteurs devraient diffuser des informations suffisantes sur leurs produits ; ce devrait être le cas, par exemple, pour les téléphones portables, les substances dangereuses faisant déjà l'objet de cette information obligatoire sur les conséquences de leur utilisation.

Mme Michèle Rivasi s'est également déclarée favorable à ce que les producteurs soient obligés de s'assurer contre le risque de développement, avec un mécanisme de garantie publique assurant l'équilibre du régime. Aux Etats-Unis, tous les producteurs s'assurent, alors qu'en France, les assureurs refusent de les couvrir ; les entreprises françaises exportant aux Etats-Unis s'assurent auprès de compagnies américaines. S'agissant de l'indemnisation des fumeurs aux Etats-Unis, les assurances financeront celle-ci dans la limite d'un plafond, le reste étant pris en charge par les producteurs.

En réponse à une observation de M. Gérard Fuchs, estimant qu'il existait un délai au-delà duquel on ne pouvait incriminer le producteur, et que le dommage devrait alors relever de l'assurance collective, la rapporteure a jugé trop court le délai de dix ans prévu par les textes en vigueur, au regard du délai de développement d'une maladie causée par un produit. Pour Mme Béatrice Marre, le problème tient moins à la durée du délai qu'à la détermination de son point de départ : évoquant certaine jurisprudence bien connue de la Cour de cassation, elle a estimé que la question était de savoir si l'ont retient comme point de départ la date des faits ou la date à laquelle ceux-ci ont été connus. En réponse, Mme Michèle Rivasi, rapporteure, s'est prononcée en faveur d'un délai de trois ans à partir de l'apparition du dommage.

La Délégation a ensuite commencé l'examen de la proposition de résolution élaborée par Mme Michèle Rivasi.

Après les interventions de MM. Pierre Brana, Maurice Ligot, Jacques Myard, Gérard Fuchs, de Mme Béatrice Marre et de la rapporteure, la Délégation a complété le cinquième considérant par une mention des risques résultant de l'accroissement des échanges des produits du fait de la mondialisation. Pour tenir compte des observations de Mme Béatrice Marre, M. Jacques Myard et M. Gérard Fuchs, elle a décidé d'intégrer dans le dispositif de la proposition de résolution le contenu du sixième considérant, relatif aux mesures nationales tendant à une répartition équitable des risques.

Abordant le point 1 de la proposition de résolution, qui suggère d'apporter plusieurs modifications à la directive de 1985, la Délégation a débattu de celle consistant à inclure les immeubles dans le champ d'application du texte. Cette disposition a finalement été maintenue en dépit des objections de Mme Béatrice Marre et de M. Jacques Myard. La modification proposée pour l'article 3 de la directive, tendant à prévoit que le distributeur d'un produit défectueux serait désormais responsable au même titre que le producteur - comme il l'est en droit français - a donné lieu à une discussion. MM. Gérard Fuchs, Pierre Brana et Jacques Myard se sont opposés à cette suggestion, tandis que la rapporteure et Mme Béatrice Marre ont au contraire fait valoir les avantages que présenterait pour le consommateur européen la faculté de mettre en cause le distributeur. La Délégation a finalement décidé de maintenir cette disposition moyennant une clarification formelle. A la modification proposée pour l'article 4 de la directive de 1985, la Délégation a précisé, sur proposition de M. Jacques Myard, que le producteur devait s'acquitter de son obligation d'information dans la langue du consommateur.

La Délégation a décidé de poursuivre l'examen du texte lors de sa prochaine réunion.

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