Compte rendu de la mission effectuée par M. Alain Barrau,
Président de la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne
en Pologne, le 4 octobre 2000

Le déplacement que j’ai effectué à Varsovie le 4 octobre 2000 répondait à l’invitation faite par le Conseil consultatif national polonais de l’Intégration européenne d’intervenir devant ses membres pour présenter l’attitude de l’opinion publique française face à la question de l’élargissement. Cette instance, qui tenait à cette occasion sa deuxième réunion, rassemble des personnalités polonaises des milieux universitaires, économiques, syndicaux et associatifs pour débattre des enjeux de l'élargissement. Mon intervention, qui s’est faite en présence du ministre polonais des affaires européennes, M. Saryusz-Wolski, et de Monsieur l’ambassadeur de France en Pologne, a naturellement débordé du thème initial pour couvrir l’ensemble du processus d’adhésion : l’Ambassadeur de France et moi-même avons eu avec le ministre Wolski et les intervenants de la salle un échange très dense, révélateur des interrogations – et il faut bien dire du désarroi – des Polonais face à la stratégie d'élargissement de l’Union.

Ce court séjour à Varsovie m’a également permis d’avoir des contacts avec le représentant de la Commission européenne en Pologne, notre compatriote Bruno Dethomas, et avec le professeur Bronislaw Geremek, président de la Commission de droit européen de la Diète, récemment créée, qui m’a fait une très forte impression.

De ce séjour en Pologne, il ressort un certain nombre d'enseignements :

1) Le processus d’adhésion de la Pologne rencontre d’indéniables difficultés liées à la reprise et à la mise en œuvre incertaines de l’acquis communautaire

·  Certes, à l’exception des chapitres " Institutions " et " Divers " – qui n’ont encore été ouverts avec aucun pays candidat – tous les chapitres de négociation (soit 29 sur 31) sont en discussion avec la Pologne. Onze d’entre eux ont déjà pu être provisoirement clos – ce qui place la Pologne après Chypre, la Hongrie, l’Estonie, la Slovénie et la République tchèque, soit en dernière position des pays dits du "groupe de Luxembourg".

·  Ce constat statistique très général ne doit cependant pas faire illusion. Les discussions progressent difficilement en raison des nombreuses demandes de dérogation présentées par les autorités polonaises.

4 C'est d'abord le cas dans le domaine de l’agriculture, qui constitue sans nul doute le principal point d’achoppement des discussions. Tout en réclamant un accès immédiat aux aides directs de la PAC pour les exploitations à vocation commerciale, Varsovie multiplie les demandes de dérogations (pas moins de 59 !) sur des matières aussi sensibles que les normes sanitaires et de sécurité alimentaire. Les autorités polonaises souhaiteraient également que les petites structures alimentant le marché local ne soient pas soumises aux contraintes de la PAC et bénéficient d’un régime particulier de soutien au titre du développement rural.

Comme l’ont indiqué les négociateurs communautaires, ces demandes ne sont évidemment pas acceptables car elles reviendraient à remettre en cause certains des principes fondateurs de la PAC (unité du marché agricole, existence de normes communes garantissant la qualité des produits). Pour autant, je crois indispensable de situer cette discussion agricole dans une perspective positive afin qu’elles ne constitue pas un obstacle infranchissable à la nécessaire adhésion de la Pologne à l’Union.

Il faut d’abord souligner l’intérêt que présente pour l’Europe – et singulièrement pour la France – l’adhésion à l’Union de ce grand pays agricole qu’est la Pologne. Fort de son identité et de sa culture rurales, ce pays pourra nous aider à faire progresser la PAC vers une meilleure prise en compte de la multifonctionnalité, de la préservation des ressources naturelles et de l'objectif de développement rural.

Il convient également de ne pas se tromper de débat. Il est important que les règles de fonctionnement de la PAC soient intégralement reprises car il en va du bon fonctionnement du marché intérieur et de la pérennité d'une politique commune qui est la plus ancienne des politiques de l'Union et la seule qui soit véritablement intégrée : on sait que la moitié de l’acquis communautaire est d’origine agricole et que l’acquis vétérinaire représente à lui seul près de 630 textes dont 90 directives clés. Mais il faut également être conscient des difficultés considérables auxquelles risque de se heurter la mise en œuvre effective de cet acquis. Pour ne prendre que cet exemple, l'application de la réglementation des quotas laitiers exige un travail d’élaboration de statistiques de production et la création de dispositifs de contrôle qui n’existent dans les pays candidats, et en Pologne en particulier, qu’à l’état embryonnaire.

Ces difficultés doivent être prises en compte dans les discussions. L’accord intervenu en septembre dernier sur la libéralisation des échanges agricoles montre que des progrès sont possibles à partir d’une bonne appréciation des contraintes respectives de chacune des parties en présence.

4 Il existe d'autres domaines pour lesquels les autorités polonaises demandent à bénéficier de dérogations. Il s’agit :

- de l’environnement qui constitue, avec l’agriculture, un secteur normatif très important de l’action communautaire. La Pologne demande à bénéficier de 16 périodes transitoires dans ce domaine ;

- de la concurrence (demande d’une période transitoire de 15 ans pour maintenir certaines aides d’État aux entreprises implantées dans des zones économiques spéciales) ;

- de la libre-circulation des capitaux : les Polonais demandent des périodes transitoires de 5 et 18 ans pour l’acquisition, par les non-résidents, de biens immobiliers et de biens agricoles ou forestiers. Ces demandes sont motivées par la crainte d’achats massifs de biens nationaux par les ressortissants allemands ;

- et enfin de la justice et des affaires intérieures. Si aucune demande de période transitoire n’a été formulée, la reprise de l’acquis Schengen (avec les contrôles aux frontières extérieures orientales de l’Union) et des règles en matière de visas (qui feraient obligation notamment aux ressortissants ukrainiens de demander un visa) risquent de soulever des difficultés.

·  Il est également indéniable que le travail de reprise de l’acquis communautaire a pris du retard. On estime qu'environ 180 lois restent à adopter d’ici la fin de 2002 pour transposer dans la législation nationale l’ensemble de l’acquis communautaire. Il faut toutefois relativiser cette situation : un pays comme la France, membre fondateur de l’Union, n’a pas communiqué les mesures de transposition pour pas moins de 93 directives. Les domaines soulevant le plus de difficultés sont évidemment ceux pour lesquels la Pologne demande à bénéficier de périodes transitoires (agriculture, environnement, aides d’État, libéralisation des mouvements de capitaux) mais aussi d'autres secteurs comme le droit des sociétés (usage persistant de la préférence nationale et de mesures discriminatoires pour les marchés publics, faible protection de la propriété intellectuelle), la politique commerciale et la fiscalité.

·  Enfin, on peut légitimement s'interroger sur les capacités de l'appareil administratif et judiciaire polonais à appliquer de manière effective l'acquis communautaire. La Pologne ne dispose toujours pas de structure administrative adaptée pour contrôler la certification des produits et la mise en œuvre du droit de la concurrence. La justice polonaise ne dispose pas de tous les moyens humains et matériels nécessaires pour vérifier la conformité du droit interne aux normes communautaires.

Ce constat est connu : il a été souligné à plusieurs reprises par la Commission européenne dans son rapport sur les progrès de la Pologne vers l’adhésion. Mais il ne doit pas non plus nous conduire à une appréciation exagérément critique des possibilités d’adhésion de la Pologne.

Il faut d’abord être conscient de l’importance des réformes exigées des pays candidats pour reprendre un corpus juridique communautaire important qui est le résultat de décennies de coopération européenne. Il faut très clairement distinguer entre les périodes de transition inacceptables et celles nécessaires pour échelonner l’application des règles communautaires. Il n’est, par exemple, pas essentiel que la Pologne se situe dès son entrée dans l’Union au niveau des normes communautaires exigées pour la pollution des eaux ou pour la protection des espaces naturels - d'autant que de telles normes sont rarement appliquées dans leur intégralité par les États membres. Il est en revanche essentiel que les règles de libre circulation soient mises en œuvre sur le territoire de l'Union sans possibilités de dérogation.

Par ailleurs, et comme mon séjour à Varsovie m’a permis de le constater, les Polonais ont pris conscience de la nécessité d’accélérer le rythme de préparation à l’adhésion. On en voudra pour preuve la création d’une " Grande Commission " du droit européen à la Diète, présidée avec talent et détermination par Bronislaw Geremek, dont le rôle est d’examiner les projets de lois " horizontaux " de transposition de l’acquis afin d’éviter leur éparpillement dans les Commissions spécialisées.

Enfin, le dernier rapport de la Commission en date du 8 novembre 2000 porte des appréciations plus positives sur la situation de la Pologne. Il y est indiqué que " la Pologne a entamé les premières mesures relatives à la réforme du système judiciaire et s'attache à remédier aux blocages les plus importants ", que ce pays " a une économie de marché viable et devrait être en mesure de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union dans un proche avenir, pour peu qu'elle continue et complète ses efforts de réformes actuels " et, enfin, que " la mise en conformité avec l'acquis a bien progressé ".

2) Ces difficultés de processus d’adhésion se traduisent par une critique virulente de la stratégie d’élargissement de l’Union

Les éléments essentiels de cette critique ont été exposés par le ministre des affaires européennes polonais. Faisant état du désenchantement croissant de l’opinion publique polonaise à l’égard de la perspective d’adhésion (60 % environ d’opinions favorables contre beaucoup plus il y quelques mois), M. Wolski a insisté sur la nécessité pour les pays candidats de disposer d’une date pour leur adhésion effective à l’Union. La Pologne, nous a rappelé le ministre, s’est fixée pour objectif d’achever le travail de transposition de l’acquis communautaire et d’être prête à adhérer au 1er janvier 2003 : elle demande donc que l’Union s’engage clairement sur une date " irrévocable " pour le premier élargissement qui serait celle du 1er janvier 2003. L’engagement pris par les Quinze à Helsinki lui semble de ce point de vue insuffisant : il ne suffit pas que l’Union dise qu’elle aura achevé sa réforme institutionnelle d’ici le 1er janvier 2003 et qu’elle sera prête à ce moment là à s’élargir aux pays qui seront eux-mêmes prêts à adhérer, il faut qu’elle s’engage à accueillir à cette date de nouveaux États membres.

Cette revendication n’est pas nouvelle mais elle s’exprime avec une force particulière en Pologne – sans doute parce que c’est dans ce pays que le travail de reprise de l’acquis communautaire se heurte aux difficultés les plus sérieuses. Elle implique un certain nombre de demandes complémentaires.

Les Polonais sont d'abord soucieux que les négociations sur la réforme institutionnelle aboutissent cette année sous présidence française : la possibilité d'un éventuel échec à Nice de la CIG inquiète les autorités polonaises qui ont fait d’intéressantes propositions sur les sujets en discussion (taille de la Commission, extension du champ de la majorité qualifiée, pondération des voix, coopérations renforcées) pour contribuer au déroulement du débat.

La Pologne souhaite également que le processus d’élargissement bénéficie d’une impulsion politique : afin de remédier à ce qu’elle considère comme un ralentissement par la Commission européenne du rythme des négociations, la Pologne demande que la présidence française fasse prévaloir une approche plus politique des discussions et qu’au moins six chapitres de négociation puissent être clos d’ici la fin de l’année.

Il importe, comme l’a rappelé M. Wolski, de répondre aux impatiences des opinions publiques et d’éviter un rejet brutal du processus d’adhésion qui couperait l’Europe en deux : si une date est réclamée avec tant d’insistance pour l’élargissement, c’est parce qu’elle est perçue comme le seul moyen de mobiliser des populations déboussolées par l’ampleur des sacrifices économiques et sociaux qui leur sont réclamés.

3) La clarification de la stratégie d'élargissement souhaitée par la Présidence française doit répondre aux inquiétudes polonaises

Disons le franchement : cette critique virulente de la stratégie d’élargissement de l’Union traduit surtout le désarroi des Polonais devant les difficultés liées à l’intégration en droit interne des règles de droit communautaire ; elle leur permet de faire porter le débat sur les enjeux politiques de l'élargissement plutôt que sur le terrain, plus technique, des négociations d'adhésion. C’est parce que la reprise de l’acquis communautaire avance de manière insuffisante que Varsovie privilégie une vision essentiellement politique de son adhésion à l’Union.

Or, comme je l’ai moi-même indiqué au Conseil national polonais, la reprise de l’acquis n'est pas pour nous un travail technique de la seule responsabilité des experts, mais bien un objectif politique essentiel : elle est en effet la condition d’un bon fonctionnement du marché unique et d'une concurrence loyale entre entreprises des États membres ; elle est aussi une condition de la pérennité des politiques communes (politique agricole, de la concurrence, des transports, de l’énergie…) et la garantie que le marché intérieur n’est pas une simple zone de libre-échange mais un véritable espace économique commun au sein duquel le principe de solidarité fait équilibre au principe de liberté.

D’où la nécessité de résoudre les problèmes maintenant plutôt que les laisser dégénérer plus tard en vraies difficultés : un élargissement réussi suppose de bien négocier en amont car sinon, comme l’a dit Hubert Védrine devant la COSAC de Versailles, " les questions non traitées seront autant de bombes à retardement qui se retourneraient tragiquement contre les pays concernés de l’Union ".

D’où également le caractère arbitraire d’une date pour l’élargissement. Et d’ailleurs, à qui s’appliquerait cette date ? A tous les pays candidats ou à une grande partie d’entre eux ? Ne risquerait-on pas ainsi de recréer des distinctions artificelles entre pays alors que notre souci depuis Helsinki est de placer tous les pays candidats sur un pied d’égalité ?

Ceci ne signifie pas que l'Union se refuse à toute date cible pour mobiliser les États membres comme les pays candidats mais la seule date qu'elle est en mesure de fixer est celle qu'elle s'applique à elle-même. Il s’agit de l’engagement pris à Helsinki par les Quinze de tout faire pour que l’Union soit prête le 1er janvier 2003 à accueillir de nouveaux candidats.

Pour autant, je crois important d’apporter une réponse politique aux interrogations soulevées par nos amis Polonais. A négliger les inquiétudes dont ils se font les interprètes, on risquerait d’aboutir à une équation du type " obstacle à l’élargissement = agriculture = France " qui se retournerait contre notre pays.

C'est pourquoi la présidence française a raison de vouloir donner une impulsion politique à la conduite des négociations d'adhésion. Le principe de différenciation selon lequel les négociations doivent progresser selon la capacité des États à reprendre et à appliquer effectivement l’acquis communautaire doit être mis en œuvre de manière effective.

C’est pourquoi également il faut se féliciter du projet d'établir une " feuille de route " de l’élargissement, c'est-à-dire un inventaire pays par pays des progrès effectués, des difficultés qui restent à résoudre et un échéancier comportant pour chaque candidat une sorte de scénario d’adhésion. Il s’agit là d’un moyen d’introduire le facteur " temps " dans la conduite des négociations d’adhésion.

Je me suis enfin efforcé de rassurer mes interlocuteurs polonais sur l’attitude de l’opinion publique française à propos de la perspective de l’élargissement en faisant état des sondages réalisés par le Nouvel Observateur et Libération (60 % des Français favorables à l’adhésion de nouveaux États membres à l’Union). Il faut savoir que si le débat sur l’élargissement ne fait que commencer en France, cette position de principe favorable de nos concitoyens traduit une réflexe de solidarité à l'égard des pays candidats, et notamment pour des raisons historiques et culturelles évidentes envers la Pologne, dont il faut se féliciter.

Des solutions ambitieuses aux sujets en discussion à la CIG sont un premier pas vers une Europe efficace et légitime qui soit apte à relever le défi de l'élargissement. En faisant du Conseil européen de Nice un exercice réussi de réforme et d'éclaircissement, la Présidence française pourra activement contribuer à la pleine adhésion des pays candidats prêts eux-mêmes à rejoindre l'Union à partir du 1e janvier 2003.

Je suggère qu’en cas de succès à Nice, nous puissions utiliser le Cnseil européen lui–même ou les semaines qui séparent le Conseil européen de la fin de l’année pour réaffirmer avec force la volonté politique de la France et de l’Union sur ce sujet.