Albert de Mun

Bibliothèque de l'Assemblée nationale

La nécessité de la loi sociale

Discours à la Chambre des députés : 25 janvier 1884

Albert de Mun (1841-1914) est député du Morbihan (1876-1878 et 1881-1893), puis sera député du Finistère (1894-1914). Député monarchiste, il se rallie à la République en 1893. Il intervient à la Chambre dans les questions sociales et en matière de politique étrangère. Au début de 1884, la crise économique provoque le chômage de nombreux ouvriers notamment dans l'industrie du bâtiment. A l'ouverture de la session, Amédée Langlois, député de Seine-et-Oise, disciple de Proudhon, dépose une interpellation sur la politique économique du Gouvernement Jules Ferry [Deuxième cabinet Jules Ferry]. la discussion dure dix jours. Elle aboutit à la création d'une commission d'enquête sur les conditions de travail dans le commerce, l'industrie et l'agriculture. Le 25 janvier 1884 Albert de Mun monte à la tribune et pose la question sociale. Dans ses Cahiers, Maurice Barrès rapporte une conversation de juin 1911 avec René Viviani. « A son gré, le plus grand orateur du Parlement, c'est de Mun, égal dans la préparation et dans l'improvisation.»

[Fiche biographique]

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Voilà dans quelle pensée je monte à la tribune, et, je n'ai pas besoin de le dire, l'esprit bien libre de toutes les arrière-pensées qui, dans un débat parlementaire, peuvent toucher aux intérêts ministériels, dans lesquels nous n'avons rien à voir. Mon intention est de parler pour la Chambre et pour le pays qui nous entend, plutôt que d'interpeller un ministère. Messieurs, la question qui s'agite ici est bien plus profonde dans ses sources, bien plus vaste dans ses conséquences, que ne pourrait l'être une crise passagère, si grave, si violente qu'elle pût être : ma conviction, c'est qu'il se fait dans le monde, à l'heure où nous sommes, par l'effet d'un ensemble de causes morales et matérielles, un grand mouvement social, une évolution profonde ; et que, de la manière dont ce mouvement sera conduit, des transformations qui sortiront de ce trouble général dépendront la paix et la prospérité des nations civilisées. La question est de savoir si tous ceux qui ont intérêt à la conservation sociale, - et je n'en excepte naturellement personne, - sauront à temps se réunir et s'entendre, non pas pour se coaliser dans une infructueuse résistance, mais pour diriger, pour conduire la réforme économique devenue nécessaire, ou si cette réforme inévitable se fera définitivement sans eux et contre eux. Voilà la question : il n'y en a pas de plus haute dans l'ordre politique, je n'en connais pas qui mérite à un plus haut point de fixer l'attention des hommes d'État ; elle a un nom : c'est la question sociale. On a dit qu'il n'y en avait pas, qu'il n'y avait que des questions sociales ; je crois qu'on s'est trompé, il y en a une qui résume toutes les autres : c'est celle dont je parle ici. Tout récemment, dans un article frappant sur l'enchérissement de la vie, un écrivain de la Revue des Deux Mondes la définissait par l'effort instinctif des multitudes pour amoindrir la misère et pour alléger le travail. J'accepte la définition, bien que je ne la trouve pas complète, parce qu'elle met en lumière l'aspect principal et le plus saisissant de la question. Amoindrir la misère et alléger le travail ! eh ! bien, Messieurs, si, me plaçant à ce point de vue, je cherche à me rendre compte des causes générales de la crise qui nous agite, la première chose qui me frappe, c'est que ce n'est pas une crise française, mais une crise internationale. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.) Les nations modernes sont en souffrance, et la maladie chronique qui les épuise, - j'ai déjà exprimé cette idée, et je ne cesserai de la répéter, parce que je la crois fondamentale, c'est l'excès de la concurrence.

Depuis un siècle, des doctrines nouvelles se sont levées sur le monde, des théories économiques l'ont envahi, qui ont proposé l'accroissement indéfini de la richesse comme le but suprême de l'ambition des hommes, et qui, ne tenant compte que de la valeur échangeable des choses, ont méconnu la nature du travail, en l'avilissant au rang d'une marchandise qui se vend et s'achète au plus bas prix.

L'homme, l'être vivant, avec son âme et son corps, a disparu devant le calcul du produit matériel. Les liens sociaux ont été rompus ; les devoirs réciproques ont été supprimés ; l'intérêt national lui-même a été subordonné à la chimère des intérêts cosmopolites, et c'est ainsi que la concurrence féconde, légitime, qui stimule, qui développe, qui est la nécessaire condition du succès, a été remplacée par une concurrence impitoyable, presque sauvage, qui jette fatalement tous ceux qu'elle entraîne dans cette extrémité qu'on appelle la lute pour la vie.

Dans ce combat à outrance, l'abaissement du prix de revient est devenu la grande nécessité, la grande préoccupation des producteurs. Comme, dans toute entreprise industrielle, les frais généraux ne varient guère, il a fallu, pour arriver à cet abaissement du prix de revient, augmenter sans cesse la production, cette surproduction, favorisée de toutes manières par tous les développements de l'industrie moderne, par toutes les forces nouvelles que le génie de l'homme arrache à la nature, par la vapeur, par l'électricité, par l'outillage toujours perfectionné, cette surproduction a eu ce corollaire immédiat : l'excès du travail. Je ne voudrais rien dire Messieurs, qui dépasse la mesure, je ne voudrais pas aller au delà de ce qui est juste et légitime ; mais je ne puis m'empêcher d'insister là-dessus, parce que c'est le point capital, celui qui touche directement à la condition de l'ouvrier : on a abusé du travail, et des forces de l'homme....