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Aimé Césaire


© Assemblée nationale

Discours à la Première Assemblée nationale constituante
20 décembre 1945

« Si vous voulez que les Antilles et la Martinique se tirent du mauvais pas où les a conduites la vieille politique héritée du pacte colonial,
il n'y a qu'un moyen : les équiper. »

Dès son premier discours parlementaire, sur le projet de loi portant fixation du budget général de l'exercice 1946, Aimé Césaire décrit la détresse et les besoins des Antilles devant ses collègues de la première Assemblée nationale constituante.

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Les Antilles et la Martinique sont évidemment à un tournant de leur histoire. Leur économie, fondée depuis un siècle sur la culture de la canne à sucre, vient de faire faillite parce qu'elle coûtait cher à la métropole, qui achetait le sucre au-dessus des cours mondiaux, parce qu'elle coûtait cher à la population antillaise et ne profitait qu'à une oligarchie de gros planteurs esclavagistes, parce que la politique qui les liait financièrement à la métropole les rend victimes d'une dévaluation, inévitable sans doute, mais hautement dommageable à une population dont le ravitaillement dépend exclusivement des États-Unis.

Je demande à M. le ministre de réfléchir aux aspects humains de cette situation, de penser à nos fonctionnaires, déjà insuffisamment payés, à nos ouvriers qui, dans la zone du dollar, touchent seulement 50 francs par jour, enfin et surtout au nombre incroyable des nôtres qui sont condamnés sans rémission au chômage, à la misère, à la maladie.

Si vous voulez que les Antilles et la Martinique se tirent du mauvais pas où les a conduites la vieille politique héritée du pacte colonial, il n'y a qu'un moyen : les équiper ; les équiper, pour qu'elles produisent davantage et à meilleur compte, et échappent ainsi aux conséquences de la dévaluation ; les équiper, pour qu'elles cessent d'être à la charge de la métropole ; les équiper, pour résorber le chômage de nos jeunes gens, pour élever le niveau de vie des ouvriers, pour garantir aux masses laborieuses le travail et la sécurité sociale.

Il nous faut des routes, des ports, des aérodromes, des égouts, il nous faut des hôpitaux pour préserver notre race de la dégénérescence, il nous faut des écoles pour satisfaire la soif d'instruction de nos enfants. (Applaudissements.)

Rien de tout cela, je pense, n'a échappé à M. le ministre des colonies. Mais, cet équipement il faut le financer. Or, à cet égard, je soupçonne qu'il existe au ministère des colonies deux politiques différentes.

La première, c'est la politique traditionnelle de la direction des affaires économiques, celle dans laquelle le prédécesseur de M. Soustelle engageait, malheureusement, la Martinique lorsqu'en septembre 1945, il conseillait au gouverneur d'assurer le financement du plan par le relèvement du plafond de l'emprunt contracté par la colonie en 1935 ; il s'agissait de centaines de millions et le taux consenti était de 5 p 100.

La deuxième politique, c'est la politique novatrice et démocratique de la direction du plan. Elle consiste à financer l'équipement à l'aide d'emprunts consentis par un fonds colonial - encore à créer - au taux de 1 p. 100. (Applaudissements.)

C'est dans cette politique que je vous demande de vous engager, monsieur le ministre, et, en attendant la création du fonds colonial, je vous propose de financer la tranche de travaux de 1946 - c'est-à-dire ceux qui ont été prévus par le conseil général dans sa séance du 25 septembre 1945, plus la création d'une centaine d'écoles primaires et l'agrandissement et la modernisation de l'hôpital civil de Fort-de-France - par une avance de la caisse centrale de la France d'outre-mer, qui ainsi serait appelée à sortir de son sommeil. (Applaudissements.)

Enfin, je vous demande de passer immédiatement aux actes. Les travailleurs de la Martinique et des Antilles attendent depuis trois siècles, ils sont à la limite de la souffrance et de la patience : agissez promptement, il y va du prestige de la France. (Vifs applaudissements sur de nombreux bancs.)