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La décentralisation

Jacques Guillaume Thouret (1746-1794)

Jacques Guillaume Thouret (1746-1794)
© Assemblée nationale

Second discours sur la nouvelle division du royaume

9 novembre 1789

Lors de la séance du 3 novembre 1789 à l'Assemblée constituante, Mirabeau, répondant à Thouret, avait présenté un contre-projet. Mirabeau opposait au découpage géométrique en 81 départements la création de 120 départements sans subdivision et tenant compte des réalités économiques et démographiques. « Je voudrais une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances et non point une division mathématique, presque idéale, et dont l'objet ne fût pas seulement d'établir une représentation proportionnelle, mais de rapprocher l'administration des hommes et des choses, et d'y admettre un plus grand concours de citoyens. »

Le 9 novembre Thouret répond à ces critiques ainsi qu'à celles de Gaultier de Biauzat, Bengy de Puyvallée, Pellerin, Barnave, Barère et Pétion. Il admet toutefois qu'on puisse proposer des adaptations de son projet, tout en s'opposant à celui de Mirabeau. Le 11 novembre, après un nouveau discours de Thouret le principe de la division du royaume était adopté. Le 12 novembre Thouret était élu Président de l'Assemblée.

Mais l'Assemblée s'éloigna par la suite du système géométrique préconisé par Thouret. Un comité composé de 4 députés, Dupont de Nemours, Bureaux de Pusy, Aubry-Dubochet et Gossuin avec l'aide d'un expert, Cassini, poursuivit les travaux de découpage du territoire. Après des débats difficiles voire violents, le 26 février 1790 fut adopté un décret divisant la France en 83 départements, qui conservait en grande partie l'ancien cadre provincial selon la demande de Mirabeau. « Le comité, déclaraient Dupont de Nemours et Bureaux de Pusy, s'est borné à respecter les décisions prises par les députés de provinces, à moins qu'il n'y eût obligation démontrée ou des réclamations ou contradictions aux décrets de l'Assemblée nationale... Le comité a pensé que la nouvelle division du royaume devait offrir à l'esprit l'idée de partage égal, fraternel... et jamais celle d'une dislocation du corps politique, et que, par conséquent, les anciennes limites de provinces devaient être respectées toutes les fois qu'il n'y aurait pas utilité réelle ou nécessité absolue de les détruire. »

[Biographie de Thouret] [Premier discours sur la nouvelle division du royaume - 3 novembre 1789]

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Permettez-moi, Messieurs, de vous faire observer combien l'ordre du travail a été violé dans tout le cours de cette discussion. Vous aviez décrété que le plan de votre Comité serait seul examiné et discuté ; cependant il vous en a été lu et remis un autre, quoique votre décret ne permette pas qu'il entre en concours de suffrages. Il ne s'agissait, quant à présent, que des trois premiers articles du projet de votre Comité, c'est-à-dire de la seule partie de son travail, qui concerne la division du royaume en quatre-vingts départements, subdivisés en communes et en cantons : cependant on a parlé sans cesse des bases de la représentation, du nombre des degrés d'élection, et même de la formation des municipalités.

Cette confusion des matières, des idées et des questions a altéré la simplicité de l'objet sur lequel vous avez à statuer. Revenons-y maintenant, et tenons-nous y fixement; car on gagne la moitié du temps et l'on s'épargne la moitié de la peine en procédant avec méthode. Comment voulez-vous composer les nouveaux départements qu'il est indispensable de créer pour former à l'avenir les districts d'élection à la législature et les ressorts des assemblées administratives ? Voilà tout ce que vous avez à décider en cet instant.

Vous savez ce que votre Comité vous propose. Je ne vous rappellerai ni l'importance des avantages moraux et politiques qui l'ont déterminé, ni, dans le nombre des objections qui lui ont été faites, celles que vous-mêmes ne jugez plus dignes d'une réfutation sérieuse. Je viens tout d'un coup à ce qui a été dit de plus frappant, non contre la nécessité d'une nouvelle division que rien, jusqu'à présent, n'a fait disparaître, mais sur quelques plans de composition des départements différant du projet de notre Comité.

Un honorable membre, député d'Auvergne, prétendit fortement, mercredi dernier, que la nouvelle division du royaume ne devait pas être faite par égalité de surface territoriale, mais par égalité de population. Il voulait que l'Assemblée déterminât d'abord combien il faudrait de milliers d'âmes pour composer un département d'élection et d'administration, et il proposa de se fixer à 500 ou 600 000 âmes ; il ajouta que cela fait, le reste était facile, parce qu'il ne s'agirait plus que de réunir autant de territoire qu'il en faudrait pour fournir ces 500 ou 600 0005 âmes. On voit qu'en résultat ce ne serait point l'étendue territoriale qui servirait à former les départements dont on rechercherait et balancerait les populations respectives ; ce serait au contraire la population qui, recherchée et, constatée d'abord, serait l'élément des départements, et servirait à en régler ensuite l'entendue et les limites.

Cette méthode me paraît la plus vicieuse de toutes. Son exécution expose, bien plus que le plan du Comité, à l'inconvénient d'enfreindre les limites connues, et de sacrifier même les convenances naturelles et économiques car, former un département par 500 ou 600 000 âmes, c'est réunir et coalitionner autant de lieux et de communautés qu'il en faut pour trouver ce nombre d'hommes ; il faudra donc joindre au pays voisin celui qui n'aura pas cette somme de population, ou une partie de celui qui aura une: population excédante. Il faudrait donc violer les limites; actuelles, franchir les montagnes, traverser les fleuves, et confondre, comme on nous l'a tant reproché, les habitudes, les coutumes et les langages. Ce n'est pas que je trouve cela si désolant, si terrible, si impraticable sans faire le moindre mal à personne, qu'on s'est plu à le supposer; mais je suis bien aise de montrer que le plan de l'honorable membre n'est pas plus exempt de cette sorte d'embarras que celui du Comité, qui d'ailleurs, a, par dessus le sien, plusieurs grands avantages.

Sa méthode a de plus cet autre inconvénient, réellement intolérable, de n'établir la division des départements qui; sur la base variable de la population ; en sorte qu'il serf nécessaire d'étendre ou de resserrer alternativement les limites territoriales de chaque département, suivant qu'il deviendrait plus ou moins peuplé. C'est un grand mal, sans doute, d'obliger de retravailler d'époque à époque, tout le terrain du royaume, pour proportionner de nouveau, et circonscrire différemment les départements. Cela est surtout impraticable pour des districts administratifs, parce que rien ne serait si fâcheux pour les administrateurs que cette instabilité de leurs ressorts, et rien ne serait plus préjudiciable aux gouvernés, qui se verraient transportés alternativement d'un chef-lieu à un autre, et successivement agrégés à des divisions différentes. Dans l'ordre représentatif, c'est encore un avantage d'avoir des districts fixes, dès qu'il est impossible, par une combinaison très simple, qui, exécutée une fois, se répétera sans la moindre difficulté, de rectifier l'inégalité de valeur politique qui peut se trouver entre des territoires de surface égale, en les balançant sans cesse par leurs forces de population et de contribution. C'est ce que le plan du Comité remplit de la manière la plus satisfaisante.

Enfin, je demande si c'est au moins à quelque avantage dans la célérité de l'exécution que l'honorable député d'Auvergne sacrifie tous ceux qui sont attachés à la fixité des divisions territoriales. Il me semble qu'il se serait étrangement trompé s'il l'avait cru. L'étendue de terrain, telle qu'on voudra l'adopter, et les limites connues qu'il peut être convenable de respecter, sont des bases sur lesquelles on peut opérer dès à présent. Mais comment connaître, constater et balancer la population du royaume, par fractions de 5 00 à 600 000 âmes, et comment fixer la démarcation des territoires qui contiennent réellement chacune de ces fractions de la population totale ? Comment reconnaître les chefs-lieux convenables, et attacher à chaque chef-lieu tel canton, telle ville, tel village, comme nécessaires pour former, et comme ne devant pas excéder les 500 ou 600 000 âmes qui doivent composer le département ? La division, suivant le plan du Comité, est au moins tracée sur la carte, et peut être perfectionnée en peu de temps; mais l'honorable membre a-t-il le tracé de la sienne, et combien nous demande-t-il de mois pour nous le présenter ?

M. de Mirabeau vous a soumis un autre plan plus étendu ; il y admet la nécessité d'une nouvelle division ; il propose cent vingt départements, au lieu de quatre-vingts : il les veut égaux, de manière que chacun forme la cent vingtième partie du royaume. Il ne les veut pas égaux en surfaces, mais en population. Il dit cependant encore : en valeur foncière.

Cette division a le même vice que celle proposée par M. de Biauzat, puisqu'elle repose sur la même base variable, qui obligera, d'époque à autre, de changer les limites des départements.

Pourquoi cent vingt départements, au lieu de quatre-vingts ? Je sens bien que s'il ne s'agissait que des districts de représentation ou d'élection, il serait assez indifférent qu'il y en eût ou cent vingt ou quatre-vingts; puisque, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, il est possible de n'admettre que le même nombre de degrés d'élection intermédiaire. Mais comme il faut, outre les districts ou départements d'élection à la législature, encore ceux d'administration, et comme il est infiniment désirable de ne pas multiplier, sans nécessité, les divisions territoriales, M. de Mirabeau doit penser, comme le Comité, qu'il faut adopter pour division commune, tant dans l'ordre représentatif que dans l'administratif, celle qui convient le mieux à l'administration, en convenant également à la représentation.

Très certainement, cent vingt districts administratifs, ne contenant chacun que 36 000 citoyens actifs, ou 200 000 âmes, réduiraient chaque administration provinciale à de trop petits ressorts. En Normandie, en Bretagne, il y aurait dix assemblées provinciales ; il y en aurait plus que de bailliages principau1. L'étendue fixée par le Comité paraît le dernier terme possible du rétrécissement des districts administratifs.

S'il est vrai qu'il y a en tout des bornes indiquées par la raison et prescrites par la nature ou par la connaissance des choses, il faut autant éviter de trop affaiblir les corps administratifs, que de leur donner de trop grandes forces dont ils pourraient abuser. Des administrations mesquines et rétrécies à l'excès manqueraient d'énergie et de zèle parce que la faiblesse de leur établissement diminuerait leurs propres yeux l'opinion de leur importance.

La multiplication de ces corps multiplierait inévitablement les dépenses, parce qu'il y a une grande partie de leurs frais nécessaires et habituels qui seront les mêmes pour un petit ressort que pour un plus grand.

Le plan de M. de Mirabeau multiplie encore, et beaucoup plus que celui du Comité, les découpures et les scissions intérieures des provinces, quoiqu'il présente dans l'exécution un bien plus grand respect pour l'esprit de province, que M. de Mirabeau n'en a par ses principes déclarés, et qu'il n'est politique d'en consacrer par le code constitutionnel.

Cependant, il ne remédie pas mieux que le Comité à l'inévitable nécessité de réunir, en faisant une nouvelle vision raisonnable, quelques fractions du territoire d'une province à celui de la province voisine; car une province très faible, comme il y en a quelques-unes, qui ne serait qu'un demi cent vingtième du royaume, ne pourrait pas faire seule un département. Et si d'autres provinces se trouvent former un cent vingtième et demi, l'ou deux cent vingtièmes et demi du royaume, que ferait-on de l'excédent ? Le second des articles proposés indique le résultat pour ces deux cas : il ne défend de comprendre, dans le même département, les habitants de certaines provinces, qu'avec cette exception : à moins qu'il ne s'agisse de quelque fraction peu considérable. Ainsi les provinces ne sont pas plus garanties par le plan de M. de Mirabeau que par celui du Comité, de la distraction de quelques anfractuosités de terrain de leurs frontières.

Si je cherche maintenant quels avantages on peut trouver à la division de 120 départements, pour la préférer à celle de 80, j'avoue qu'il m'est impossible de les reconnaître.

Est-ce l'avantage d'une plus prompte exécution ? Je crois que M. de Mirabeau ne diminue point du tout ni les difficultés, ni la lenteur de la formation des assemblées : car quelles sont ici, entre nous, et pour opérer dans notre sein, les données acquises, et réciproquement démonstratives, pour nous mettre à portée de convenir, de constater et de marquer sur la carte, que telles parties du territoire de chaque province sont la cent vingtième portion du royaume, à raison de 36 000 citoyens actifs, et de la valeur foncière du terrain ?

Est-ce pour éviter les transpositions de quelques parties du territoire des provinces ? Nous avons déjà vu qu'elles deviennent inévitables pour les excédents de population, que M. de Mirabeau les suppose et les prononce même par son second article, et que son plan n'est pas plus irréprochable, à cet égard, que celui du Comité.

Est-ce pour éviter de prendre la terre pour base, plutôt que les hommes, en vertu du grand principe, que les citoyens et non le sol sont l'objet du gouvernement et de l'administration ? Mais je vois que M. de Mirabeau vient de compter la valeur foncière comme la population ; je vois qu'il convient de la convenance d'accorder trois députés sur six, à raison du territoire ; je vois qu'il reconnaît que les trois autres députés accordés d'après la population proportionnelle, corrigent suffisamment l'inégalité qui peut se trouver entre les valeurs des surfaces égales ; je vois que M. de Mirabeau est parfaitement dans les principes du Comité; qu'il ne croit pas que l'on administre moins pour les hommes, en les classant, par territoire, afin de faciliter et d'améliorer l'administration; qu'il n'y a enfin de différence entre le Comité et lui, sur ce point, qu'à l'avantage du Comité, d'une part, en ce que le Comité rectifie mieux l'inégalité de la base territoriale, en joignant à la proportion de la population celle des contributions foncières, et, d'autre part, en ce que M. de Mirabeau fait des districts territoriaux variables d'après la population, au lieu que le Comité les rend fixes et permanents, comme ils doivent l'être, sans perdre jamais la balance exacte de leur population respective.

Jusque-là rien certainement n'est déterminant en faveur du plan de M. de Mirabeau; mais il est appuyé sur un dernier motif, celui de rapprocher davantage l'administration des hommes, celui de supprimer les communes, comme étant un intermédiaire inutile, qui complique la machine, et en rend les mouvements moins réguliers et moins rapides.

Je vous demande, Messieurs, une attention favorable sur cette partie de notre discussion.

Le plan de votre Comité embrasse toujours deux ordres de choses dans le même cadre : savoir, la représentation nationale, et l'administration provinciale.

Pour que l'administration de l'assemblée provinciale, des corps administratifs subordonnés, intermédiaires entre l'assemblée supérieure et des communautés des villes, bourgs et villages. C'est avec les lumières et l'autorité de l'expérience la plus précieuse, qui je réclame ces corps intermédiaires ; mes commettants, en ont éprouvé l'utile service, m'ont expressément chargé de vous en demander la conservation ; et c'est par le plus pur zèle pour notre bien commun, que je vous supplie de ne pas décider ce point sans y avoir donné toute l'attention qu'il mérite.

Le ressort moyen, ou commun, de chaque administration contiendra au moins 8 à 900 communautés ou collectes. Les fonctions du corps administratif sont de répartir l'impôt entre ces communautés, de prendre connaissance des représentations sur le trop imposé, de distribuer les secours et les modérations, à raison des pertes ou calamités accidentelles. - Le corps administratif doit diriger les travaux publics, suivre leur exécution dans tous les points de son ressort où ils sont portés, surveiller les ingénieurs, les entrepreneurs, les cantonniers, où il y en a d'établis, vérifier toutes les plaintes. - Il doit autoriser, modérer ou empêcher les dépenses des communautés, surtout quand il en peut résulter une contribution locale. - Il doit s'occuper de tous les objets d'encouragement et d'amélioration intérieure. - Il doit enfin prononcer sur les mémoires et les requêtes des particuliers.

II est impossible que ce corps fixé au chef-lieu de son ressort fasse tout cela, et le fasse bien, s'il n'est pas aidé, dans les divers arrondissements, par des correspondants, ou administrateurs subordonnés, qui voient de plus près que lui chaque partie du territoire, qui lui fournissent d'eux-mêmes, ou qui lui fassent passer, quand ils en sont requis, les éclaircissements relatifs aux faits et aux individus.

Est-ce un homme seul que vous préposerez en chaque arrondissement pour instruire le corps administratif, pour provoquer et diriger ses mouvements, ou pour faire exécuter ses ordonnances ? Ce corps ne vaudrait guère mieux alors qu'un intendant; car il aurait beau être composé de membres nombreux, il ne verrait, ne connaîtrait, ne déciderait, n'exécuterait que par un seul homme. Établissez, au contraire, des administrations subordonnées, qui, ans pouvoir rien décider par elles-mêmes, puissent seulement délibérer sur tout ce qui importe à leur district, présenter leurs pétitions au corps administratif, rendre compte de toutes les localités, éclairer sur les affaires des particuliers, et tenir la main à l'exécution des décisions, pus produirez par là deux grands avantages.

Premièrement, un corps dont les membres se surveillent, s'encouragent et mettent en commun leur zèle et leurs efforts, présente à la chose publique plus de moyens d'activité et de motifs de confiance qu'un seul homme. Les connaissances sont plus diversifiées dans le corps, la surveillance partagée plus certaine, et la masse du travail commun plus considérable.

Secondement vous employez par là plus de citoyens; vous attachez, vous animez au succès de la chose publique, par l'attrait de la coopération; vous formez enfin des sujets : et si l'on me dit que cela mettra trop de monde en activité, je demanderai si l'on a cet excès à craindre, quand, les sujets ne manquant pas, il s'agit de former l'esprit public à l'habitude des affaires dans une aussi grande nation que la nôtre ? J'ajouterai ce que M. de Mirabeau a écrit, dans l'exposition de son propre plan sut l'intérêt « de rapprocher l'administration des hommes et des choses et d'y admettre un plus grand concours de citoyens, ce qui augmente sur-le-champ les lumières et les soins, c'est-à-dire la véritable force et la véritable puissance. »

Les administrations communales, loin d'être un intermédiaire inutile, sont, au contraire, un établissement infiniment avantageux et désirable; et loin qu'elles puissent compliquer la machine et en embrasser les mouvements, elles sont de première nécessité pour rendre ces mouvements plus réguliers, plus sûrs et plus rapides.

J'ai dit que je parlais sur cet objet, éclairé par l'expérience. L'assemblée provinciale de la Normandie est une de celles qui ont obtenu le plus de succès; c'est à ses assemblées de district qu'elle doit tout ce qui a réussi dans le détail et dans la pratique. Tous les membres de sa commission intermédiaire sont convaincus que si ces utiles coopérateurs manquaient à l'administration, elle perdrait le plus efficace de ses moyens. Tout le pays en a cette opinion d'après l'épreuve, et mon cahier me charge d'en demander expressément la conservation.

Je sais qu'il n'en a pas été de même partout; mais partout il en devait et pouvait être de même. J'ai vérifié, dans quelques administrations voisines, d'où provenait la différence; je l'ai reconnu clairement, indubitablement : je suis sûr qu'elle ne tient pas à la nature de l'établissement; et la Constitution peut d'ailleurs contribuer beaucoup à rendre les administrations de districts ou de communes aussi utiles dans toute la France que les nôtres l'ont été et le sont encore.

L'exemple de la Provence ne fait autorité qu'en ma faveur. Lisez, Messieurs, à la page 16 du plan de M. de Mirabeau, ses propres expressions : assemblées par districts, qu'on appelle vigueries... et plus bas: les fonctions des assemblées de districts ou vigueries consistent à régler quelques dépenses locales ne manque au plan du Comité, pour être exactement conforme à l'état de la Provence, que d'appeler lescommunes vigueries.

A l'égard des assemblées communales, dans l'ordre représentatif, c'est une tout autre question : on peut ou les y employer, ou les en écarter. Si vous voulez placer le second degré d'élection dans les communes, au lieu de le porter aux départements, alors les assemblées communales serviraient dans l'ordre de la représentation comme dans celui de l'administration. Si, au contraire, vous voulez placer le second degré d'élection au département sans passer par les communes, les assemblées communales ne subsisteraient alors que pour l'administration. Mais ce n'est point là un point de question que vous soyez appelés par l'ordre du jour à décider en ce moment. N'anticipons point sur l'ordre naturel du travail, et ne multiplions point les difficultés en confondant les objets. Il ne s'agit, quant à présent, que de savoir si chaque département sera ou ne sera pas subdivisé en communes. Or, il suffit, pour l'établissement de cette subdivision, et pour l'institution des assemblées communales, qu'elles soient bonnes et indispensables comme corps administratifs.

Il ne reste plus qu'un mot à dire sur le dernier degré de la division, qui est celle de chaque commune en canton. Elle est nécessaire pour la formation des assemblées primaires dont on ne peut ni raisonnablement ni avantageusement placer le siège en chaque paroisse ou village. Quand il s'agit de mettre en mouvement une masse de population aussi considérable que celle du royaume de France, les paroisses ou villages, qui surpassent le nombre de 40 000, sont des éléments trop faibles et trop multipliés : pour être employés avec succès. Il y a d'ailleurs de trop grandes inégalités de population et de valeur politique entre les paroisses ou villages, pour que ces divisions irrégulières puissent établir les premières bases d'une représentation proportionnelle.

Cette vérité a été sentie par M. de Mirabeau lui-même, qui, exigeant pour chaque assemblée primaire le nombre de 500 citoyens actifs, est forcé d'abandonner la circonscription des paroisses, et de réunir autant de villes ou villages qu'il en faut pour compléter ce nombre. Les paroisses et les villages forment des districts utiles pour la régie municipale et pour la répartition individuelle des impôts; mais ce serait des éléments vicieux et disconvenables dans l'ordre tant représentatif qu'administratif.

Ne voulons-nous pas d'ailleurs, pour la solidité et la perfection de notre Constitution, définir, classer et séparer avec soin toutes les différentes espèces de pouvoirs ? Gardons-nous donc de confondre le pouvoir municipal, qui a sa nature propre et son objet à part, avec les pouvoirs nationaux qui s'exercent tant par la législature, que par l'administration générale. Les pouvoirs nationaux existent et sont exercés pour l'intérêt et pour les besoins communs de toute la nation; le pouvoir municipal n'a trait qu'à l'intérêt privé et aux besoins particuliers de chaque district municipalisé. Tout État a commencé par de petites agrégations élémentaires qui se sont réunies pour former les sociétés plus puissantes et plus étendues qu'on appelle nations. Chacune a séparé de la masse des pouvoirs dont elle était essentiellement revêtue la portion de ces pouvoirs qu'il était nécessaire de mettre en commun pour former le gouvernement général; mais elle a dû réserver celle qui lui était nécessaire pour l'administration de ses affaires intérieures, domestiques et étrangères à la grande administration nationale. Ainsi, la municipalité est, par: rapport à l'État, précisément ce que la famille est par rapport à la municipalité dont elle fait partie. Chacune a des intérêts, des droits et des moyens qui lui sont particulier ; chacune entretient, soigne, embellit son intérieur, et pourvoit à tous ses besoins, en y employant ses revenus, sans que la puissance publique puisse venir croiser cette autorité domestique, tant que celle-ci ne fait rien qui intéresse l'ordre général.

Il ne faut pas conclure de là que les municipalités soient indépendantes des pouvoirs publics; disons qu'elles soi| soumises à ces pouvoirs, mais qu'elles n'en font pas partie; disons qu'elles y sont soumises comme les individus, comme les familles privées, qu'elles doivent l'obéissance aux a6tes de la législature, et qu'elles dépendent du ; pouvoir exécutif, soit par les corps administratifs dans tout ce qui est du ressort de l'administration générale, soit par les tribunaux dans tout ce qui est du ressort du pouvoir judiciaire.

Il ne faut pas conclure davantage que les officiers municipaux ne puissent être chargés d'aucunes fondions relatives à l'administration générale. Ils n'ont sans doute aucun droit à ces fondions, par la nature du pouvoir municipal; mais les corps administratifs peuvent les préposer à quelques détails de l'administration publique, auxquels ils se trouvent naturellement plus propres que de simples particuliers qu'il serait nécessaire d'en charger. Telles sont, dans l'ordre administratif, la répartition individuelle de l'impôt, la surveillance sur les travaux publics dans le ressort de la municipalité, et dans l'ordre judiciaire, l'autorisation de terminer sommairement, et comme juges de paix, les procès minutieux. Quelles que soient à cet égard les dispositions de la Constitution, elle devra pourvoir attentivement à ce que les fonctions qui pourront être confiées aux officiers municipaux en qualité d'agents et de délégués de l'administration générale soient clairement distinguées de celles qui sont du ressort naturel de l'administration municipale.

L'intérêt de maintenir en évidence cette distinction des deux pouvoirs fournit une raison puissante à ajouter à celles qui ont été déjà exposées, de ne pas constituer les municipalités éléments, soit des assemblées électrices pour la législature, soit des corps administratifs. Il ne faut donc pas confondre les districts des assemblées primaires avec ceux des municipalités, et cette dernière considération mérite d'être remarquée entre les autres motifs qui ont déterminé le Comité à vous proposer l'établissement des cantons.

Il est impossible que vous ne soyez pas convaincus que le plan de votre Comité a plusieurs avantages très frappants sur celui de M. de Mirabeau. Je me propose maintenant de montrer qu'ils ne diffèrent pas aussi essentiellement qu'on pourrait le croire au premier coup d'oeil.

1° M. de Mirabeau ne prend point les divisions des paroisses et des villages pour bases de ses assemblées primaires : il forme des assemblées par fractions égales de population, et désire 500 citoyens actifs pour chacune. Il n'y a de différence entre le Comité et lui, que parce que le Comité, prenant aussi la population pour base, croit que le taux moyen de 600 citoyens actifs par assemblée primaire est le plus convenable.

2° M. de Mirabeau, en réunissant plusieurs paroisses ou villages pour atteindre au nombre de 500 citoyens actifs, fait faire l'élection séparément en chaque paroisse ou village par la portion des électeurs qui s'y trouvent, précisément comme nous faisons ici par bureaux l'élection des officiers de l'Assemblée nationale. La méthode du Comité qui réunit tous les membres de chaque assemblée primaire, pour élire en commun, est bien préférable : 1° parce qu'elle met tous les électeurs à portée de s'éclairer réciproquement sur le choix des sujets; 2° parce que la répétition du scrutin, nécessaire lorsque le premier tour n'a point produit d'élection, est moins embarrassante et moins lente, si les électeurs sont réunis, que s'ils sont dispersés dans plusieurs villages ; 3° parce que la méthode du Comité a l'avantage d'effacer les districts de municipalité, comme districts élémentaires, soit de la représentation nationale, soit de l'administration générale.

3° Le produit des élections est le même dans le plan de M. de Mirabeau que dans le plan du Comité : tous deux donnent également 720 députés pour composer la législature.

4° M. de Mirabeau fait députer directement par les électeurs nommés dans les assemblées primaires, en les portant sans intermédiaire à l'assemblée du département. Le plan du Comité se prête au même résultat de la députation directe au second degré, si l'Assemblée le préfère; et cela de deux manières, soit en réunissant en assemblée de département tous les électeurs nommés dans les neuf communes, pour élire ensemble neuf représentants, soit en réunissant les électeurs de trois communes en une; assemblée d'élection directe qui nommerait trois représentants.

5° M. de Mirabeau adopte pour bases de la représentation proportionnelle d'abord celle du territoire à laquelle il accorde trois députés sur six, et concurremment celle de la population à laquelle il attache les trois autres députés. Ainsi, des trois éléments que le Comité fait entrer dans la proportion des députations, M. de Mirabeau en adopte deux; et c'est d'ailleurs en suivant exactement le procédé que le Comité propose, qu'il en règle la combinaison. Les deux plans sont donc d'accord jusque-là ; mais celui du Comité me semble avoir un degré de perfection de plus, en ce qu'il emploie aussi l'élément de la contribution directe nécessaire, lorsque la base territoriale est admise, pour rectifier, par la balance des valeurs, l'inégalité réelle qui peut résulter de l'égalité fautive des surfaces.

6° M. de Mirabeau distingue en chaque département deux espèces d'assemblées : l'une pour élire les députés de la législature, l'autre pour administrer; et il les fait inégales en nombre. Le Comité distingue aussi ces deux sortes d'assemblées ; il les propose de même inégales en nombre; et il avait déjà manifesté son adhésion au désir que vous avez annoncé, que les assemblées d'élection fussent plus nombreuses qu'il ne l'avait indiqué d'abord.

7° M. de Mirabeau reconnaît, comme le Comité, la nécessité d'une nouvelle division territoriale du royaume : le Comité professe, comme lui, la convenance de respecter, autant qu'il est possible, les anciennes limites des provinces; mais, comme le Comité, M. de Mirabeau est obligé d'annoncer l'impossibilité d'opérer une nouvelle division, sans rencontrer quelques transpositions inévitables de territoire.

8° Enfin, M. de Mirabeau et le Comité diffèrent sur le nombre des départements, et sur l'institution des assemblées communales ; mais il ne doit pas rester douteux, au moins dans l'ordre administratif, que 80 départements sont infiniment préférables à 120, et que, pour rendre l'administration véritablement active, vigilante et éclairée, des corps intermédiaires et subordonnés sont d'un avantage que rien ne peut remplacer.

Je conclus que, quand après l'épreuve d'une contradiction aussi instructive que celle qui est ici le produit de la comparaison des deux projets, il reste pour résultats : 1° que les bases vraiment essentielles sont les mêmes ; 2° que sur les points de disparité la supériorité des avantages se montre réellement d'un côté, il ne devrait plus rester d'embarras ni d'hésitation dans les esprits.

J'ose vous supplier, Messieurs, en finissant, de recueillir toutes vos forces et de redoubler de zèle pour écarter courageusement les futiles objections qui tendraient à balancer plus longtemps l'intérêt de la généreuse décision que la prospérité du royaume et l'honneur de la Constitution attendent de votre patriotisme. Dignes représentants de la nation, que votre ardeur s'anime à la vue du prix glorieux qui vous attend ! Quand vous aurez prononcé sur l'objet de la discussion actuelle, deux seuls points importants vous resteront à fixer; savoir: les bases de représentation proportionnelle et le nombre des degrés d'élection. Cela fait, et le voeu commun bien marqué en promet une décision prompte, vous n'aurez plus à régler que des articles de détail, simples conséquences des principes adoptés, et peu susceptibles de discussion. En très peu de temps vous pouvez terminer cette importante partie de votre travail, qui comblera les voeux si pressants de la nation et les vôtres.

Pendant que les provinces s'occuperont de former leurs corps administratifs, vous décréterez l'organisation des municipalités. Ainsi, la chaîne des pouvoirs les plus intéressants pour le retour de l'ordre se trouvera formée presque au même moment. Enfin, le temps qui sera nécessaire à ces différentes classes d'assemblées pour s'établir et se mettre en activité, vous suffira pour fixer l'ordre constitutionnel de leurs fonctions.

Ne croyons donc pas à ceux qui paraîtraient désespérer de la chose publique; son salut est dans nos mains, et il est sûr, si nous avançons promptement dans la carrière. Hâtons-nous de rapprocher nos opinions, puisque nous sommes constamment unis d'intentions et de vues. Discutons librement pour nous éclairer, mais gardons-nous de trop prolonger de trop funestes délais par des débats superflus. Les délais sont nos seuls ennemis redoutables ; un jour perdu, un décret constitutionnel suspendu, voilà les sujets d'une juste inquiétude pour la nation, des plus téméraires espérances pour les malintentionnés, et pour nous, celui d'une responsabilité très sérieuse envers nos commettants.

(Le discours de M. Thouret est accueilli par de nombreux applaudissements.)