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11/03/2004 - Grand Amphithéâtre de La Sorbonne - Allocution de M. Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale, à l'occasion du Colloque International du Bicentenaire du Code Civil

Monsieur le Président du Sénat,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Madame et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,
Mesdames et Messieurs les Chefs de Cours suprêmes
Monsieur le Vice-Président du Conseil d'État,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Procureurs Généraux,
Mesdames et Messieurs,

"Qu'est-ce qu'un Code civil ? C'est un corps de lois destiné à diriger et à fixer les règles de sociabilité, de famille et d'intérêt qu'ont entre eux des hommes qui appartiennent à la même communauté". Il n'est pas de meilleure définition du Code civil que celle donnée par Portalis qui établit d'emblée un lien étroit entre l'existence d'une nation et la capacité des hommes qui la composent à se doter d'une législation civile uniforme, comprise et approuvée par tous.

La relative discrétion avec laquelle fut célébré le centenaire du Code civil en 1904 qui donna lieu à une seule cérémonie, ici même à la Sorbonne, contraste avec le foisonnement des colloques, des célébrations, des manifestations prévus cette année, tant en France que dans de nombreux pays étrangers, qu'ils appartiennent à des traditions de droit écrit ou de common law. Il est vrai que le XXème siècle commençant s'interrogeait alors sur l'opportunité de réformer, de refondre, voire de supprimer le Code civil. Ce mouvement critique connut son paroxysme au lendemain de la libération qui vit la création d'une commission chargée d'élaborer un nouveau Code civil. L'avant-projet présenté au Gouvernement en 1953 demeura sans suite, les ambitions affichées n'ayant pas trouvé de traduction concrète de grande ampleur. Et c'est finalement le Code civil qui a servi de matrice aux grandes réformes intervenues dans le domaine du droit de la famille, de la bioéthique ou encore du droit des contrats. Ce Code civil, élaboré en 1804 sous l'impulsion de Bonaparte par quatre juristes d'exception demeurés dans nos mémoires : Bigot de Préameneu, Maleville, Portalis et Tronchet, sera donc célébré en cette année 2004, à juste titre, comme un élément déterminant de notre patrimoine historique, culturel et politique. Deux cents ans après sa rédaction, le Code civil demeure aux yeux des Français l'instrument d'achèvement de l'unité de notre pays, un modèle en matière de méthode législative et un vecteur d'influence et de rayonnement de la France dans le monde.

Le 21 mars 1804, date de la promulgation du Code civil, constitue dans la mémoire française le terme d'un processus d'unification du droit amorcé depuis plusieurs dizaines d'années. L'Ancien Régime avait perçu la nécessité de rassembler dans un ensemble organisé et applicable à l'ensemble du territoire les normes issues du droit coutumier, du droit écrit, du droit canon et des jurisprudences des Parlements. L'absence de volonté et d'efficacité politiques ne permit pas, toutefois, aux efforts du Chancelier d'Aguesseau, de Maupeou ou de Lamoignon d'aboutir. La Révolution Française, porteuse de grands principes, soucieuse d'affermir les nouveaux droits proclamés à la liberté et à l'égalité, avait dès 1790 perçu la nécessité de "réformer les lois civiles et de rédiger un code général des lois, simples, claires et appropriées à la Constitution". Cambacérès avait défini cette tâche dans ces termes : "après avoir longtemps marché sur des ruines, il faut édifier le grand édifice de la législation civile : édifice simple dans sa structure, majestueux par ses proportions, grand par sa simplicité même, il s'élèvera sur la terre ferme des lois de la nature et sur le sol vierge de la République". Les convulsions politiques et institutionnelles de l'époque ne permirent pas aux trois textes rédigés par Cambacérès de dépasser le stade de l'avant-projet.

La création d'un nouvel outil fixant pour l'ensemble du territoire national l'état des personnes, le régime juridique des biens, la portée des obligations ne pouvait trouver sa place que dans le cadre d'un chantier politique ambitieux de rénovation des institutions politiques, de reconstitution d'un État fort, centralisé, efficace et de réconciliation de l'ancienne France avec la société issue de la Révolution autour de principes dont nous nous réclamons encore aujourd'hui : l'égalité, la liberté individuelle, la laïcité.

Le caractère volontariste, titanesque, de la démarche apparaît tant dans la rapidité de l'élaboration, de la rédaction et de l'adoption du Code que dans la capacité de ses auteurs à faire la synthèse entre des éléments de l'ancien droit écrit ou coutumier et la législation héritée de la Révolution, entre les principes novateurs hérités de l'esprit des Lumières -la liberté individuelle, l'égalité civile- et les structures traditionnelles que sont la famille et la propriété.

La force du Code civil est d'avoir cristallisé les principes d'organisation de la société et des relations interpersonnelles autour de valeurs dans lesquelles les Français se retrouvent depuis deux cents ans : la proclamation de la liberté individuelle par l'abolition du féodalisme, à laquelle notre époque a ajouté le respect de la vie privée, la présomption d'innocence et l'intégrité du corps humain, la consécration de l'égalité civile notamment par l'affirmation de l'égalité successorale complétée plus tard par l'affirmation de l'égalité de l'homme et de la femme dans le mariage et l'égalité des enfants légitimes et naturels, la reconnaissance de la propriété individuelle et du contrat comme piliers d'une société de liberté et de responsabilité, la laïcité par la sécularisation du mariage et de l'état civil. Alors qu'il a fallu à la France bien des convulsions pour parvenir à assurer la stabilité de ses institutions, sa constitution civile n'a jamais, en deux cents ans d'existence, été vraiment remise en cause. Comment, dès lors, ne pas en saluer la valeur ?

Applicable dans le Nord et dans le Midi, dans les pays de coutume et dans les pays de droit écrit, ayant bénéficié de l'approbation de l'ensemble des forces politiques qui ont dirigé le pays depuis 1804, le Code civil a bel et bien réalisé l'unité géographique et politique de notre pays donnant raison au Tribun Sedillez qui s'exclamait : "il n'y a pas une disposition du Code civil qui ne tende à rapprocher les citoyens les uns des autres".

Parmi les raisons qui nous font aujourd'hui célébrer ce moment de notre Histoire, il en est une à laquelle vous me permettrez d'être particulièrement sensible : c'est le modèle de méthode législative que demeure la rédaction du Code civil.

On ne peut que rester impressionné par la rapidité, l'énergie et l'efficacité déployées par les artisans du projet. Cinq mois suffirent à la commission mise en place par Bonaparte pour présenter un projet complet. Le choix des quatre hommes qui la composaient parle de lui-même : il s'agit de praticiens de l'Ancien droit, ayant siégé dans les assemblées de la période révolutionnaire, connus pour leur esprit de modération et d'équilibre. Ils étaient donc aptes à réaliser cette synthèse entre ce qui devrait être gardé du droit de l'Ancien Régime et l'héritage révolutionnaire, tant il est vrai qu'il n'est jamais de bonne législation qui fasse table rase du passé.

La rédaction du Code civil fut également marquée par la très forte implication de Bonaparte qui présida plus de la moitié des 107 séances plénières consacrées par le Conseil d'État à la rédaction du projet définitif manifestant ainsi que l'autorité politique n'entendait pas laisser aux seuls techniciens du droit la charge d'une réforme jugée vitale pour l'avenir du pays.

Au-delà de sa qualité rédactionnelle louée avec Stendhal par les plus grands écrivains qui ont souligné sa concision, sa clarté et sa simplicité, le Code civil a marqué une étape fondamentale dans l'histoire de la législation par l'ambition -réalisée peut-être pour la première fois depuis la rédaction du Code Justinien- de rassembler dans un ensemble organisé, ordonné, rationnel, autour d'un plan rigoureux, l'ensemble de la législation civile. A l'aube du siècle où l'enseignement devait se généraliser en devenant gratuit et obligatoire, la mise à la portée de tous de l'ensemble des règles applicables à la vie sociale donnait un contenu réel à l'adage suivant lequel "nul n'est censé ignorer la loi". Le Code civil apparaît comme le père des codes, des autres codes napoléoniens d'abord : code de procédure civile, code de commerce, code d'instruction criminelle, code pénal puis des codifications ultérieures.

La codification est ainsi devenue et doit rester, dans l'avenir, un instrument de démocratisation et de simplification du droit dont le Conseil constitutionnel a rappelé en 1999 qu'il trouvait pleinement sa place dans l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité du droit. N'en doutons pas, quelque difficile que puisse être ce travail, la mise à disposition de tous des normes juridiques applicables sous forme d'ensembles organisés permettant un accès au droit simple et sûr constitue, en plus d'une exigence démocratique, un atout pour notre compétitivité.

Je veux voir enfin, dans la célébration de ce bicentenaire, l'occasion pour le législateur moderne de se ressourcer aux principes qui ont guidé les rédacteurs du Code civil. Tout imprégné de Montesquieu et de son Esprit des lois mais aussi de notre héritage latin, Portalis a exprimé à l'occasion de son discours préliminaire les lignes de conduite auxquelles tous ceux qui ont la tâche d'écrire la loi devraient se référer davantage : se prémunir contre "la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir", se rappeler que l'objectif de la loi est "de fixer par de grandes vues les maximes générales du droit, d'établir des principes féconds en conséquences, non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière". Conserver ces conseils à l'esprit nous permettra de résister à l'inflation législative, d'éviter de légiférer sous l'emprise de la technocratie quand nos concitoyens attendent de nous recul et hauteur de vue, de refuser d'empiler les textes les uns sur les autres sans autre résultat que faire peser sur la société un contrôle aussi tatillon qu'inefficace.

Je retiendrai aussi de la pensée de Portalis, le souci de laisser la loi vivre dans les différents contextes dans lesquels elle est appelée à s'appliquer, de lui donner toute la souplesse nécessaire en confiant au juge la mission d'arbitrer, d'interpréter ce qui peut donner lieu à litiges. "Un code, quelque complet qu'il puisse paraître, n'est pas plutôt achevé que mille questions inattendues viennent s'offrir au magistrat. Car les lois rédigées demeurent telles qu'elles ont été écrites ; les hommes, au contraire, ne se reposent jamais, ils agissent toujours". Là encore, Portalis, en moraliste autant qu'en juriste, intime au droit et au législateur la mission d'accompagner et d'organiser l'activité humaine en faisant prévaloir l'intérêt général, en défendant le faible contre le fort sans jamais éteindre au fond de chaque individu sa part irréductible de créativité et d'inventivité.

Enfin, le Code civil nous a donné les principes d'équilibre entre le législateur et le juge en laissant à ce dernier un rôle d'arbitrage et d'interprétation très important sans tomber dans les excès d'un gouvernement des juges. Il interdit au juge de refuser de statuer au prétexte de l'obscurité, du silence ou de l'insuffisance de la loi autant que de se prononcer par la voie de dispositions générales ou réglementaires sur les causes qui lui sont soumises. Au législateur de fixer les principes, au juge de les appliquer loyalement et de les faire vivre dans les situations concrètes : c'est encore le Code civil qui nous a donné ces règles de fonctionnement sur lesquelles repose toujours notre vie démocratique.

A l'heure enfin où beaucoup doutent de la capacité de notre pays à peser sur la scène internationale, je souhaite que la célébration de ce bicentenaire nous donne la possibilité de réfléchir à l'instrument de rayonnement politique et culturel extraordinaire qu'a été dans notre Histoire le Code civil et à la nécessité politique de préserver notre système juridique dans le monde de plus en plus ouvert que nous connaissons aujourd'hui.

En appliquant le Code civil dans les pays annexés à l'Empire, c'est un ferment de libération que, paradoxalement, Napoléon introduisit en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie où il fut un véritable coup de boutoir contre le féodalisme et le cléricalisme. Certains pays comme la Pologne adoptèrent librement le Code civil ou continuèrent de s'y référer après la chute de l'Empire. Différents pays d'Amérique latine y ont trouvé un modèle plusieurs décennies après sa publication. Le rayonnement du Code civil finit d'ailleurs par convaincre Napoléon Bonaparte lui-même que la vraie force n'est pas dans le fracas des armes ou la contrainte par laquelle on impose ses vues au plus faible, mais dans la capacité à faire partager un message de liberté et d'égalité, à diffuser des idées, à fédérer autour de soi ceux qui désirent partager un modèle et des références auxquels ils reconnaissent une portée universelle. Je serai heureux si la célébration du Code civil offre l'occasion de resserrer nos liens avec les pays de droit d'expression ou d'inspiration française.

Nous vivons dans un monde sans cesse soumis à la tentation de l'uniformisation, de la standardisation, de la soumission aveugle à des modèles qui se voudraient dominants. Tout autant que le cinéma, la littérature, le spectacle, notre droit constitue un pan de notre culture nationale qu'il nous appartient de défendre. Si les droits nationaux se doivent de prendre en compte la multiplication et la diversification des échanges, nous ne devons pas céder à ceux qui, avec l'uniformisation du droit, ne nous proposeraient qu'une nouvelle tour de Babel.

Pour clore mon propos, je formulerai le souhait que le bicentenaire du Code civil soit une occasion pour les Français de se réapproprier ce moment singulier de leur Histoire où sans drame, sans bataille, sans révolution, sans déchirements, quelques juristes dirigés par un homme politique d'exception ont posé une pierre d'angle de notre édifice national.

Depuis 1804, le Code civil a changé, il change encore et il changera demain. Mais il demeure, au-delà de l'évolution de la société, porteur des principes auxquels notre civilisation doit son haut degré d'humanité.