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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE 

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

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TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans la première partie)

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

 

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission
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Suite des annexes

Quatrième partie

 

- MM. François AUVIGNE, Secrétaire général du TRACFIN, Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint, Dominique GAILLARDOT, Magistrat, Jean-Paul GARCIA, Responsable de la branche opérationnelle, son adjoint et deux enquêteurs financiers, le 20 janvier 2000




383

- MM. Hervé DALLERAC, Chef du service de l'inspection de la COB, Ould Amar YAHYA, Responsable de la surveillance des marchés, et Eric BANON, le 23 février 2000



421

- MM. Jean-Pierre LANDAU, Directeur général de l'Association française des banques (AFB), Jean-Luc DUFOURNAUD, Conseiller aux affaires juridiques, et Yves LUCET, Conseiller chargé des affaires de sécurité, le 29 février 2000



439

- M. Marc BRISSET-FOUCAULT, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 2 mai 2000


459

- M. Renaud Van RUYMBEKE, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 2 mai 2000


469

- M. Jean-Pierre ZANOTO, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 9 mai 2000


481

- Mme Eva JOLY, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 9 mai 2000


491

- M. Marc CIMAMONTI, Procureur de la République adjoint au Tribunal de grande instance de Marseille, le 9 mai 2000


501

Audition des représentants du Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) :

MM. François AUVIGNE, Secrétaire général

Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint

Dominique GAILLARDOT, Magistrat

Jean-Paul GARCIA, Responsable de la branche opérationnelle
et son adjoint, J.-C. C.

C.G., D.C. et Y.S.,
Enquêteurs financiers

(procès-verbal de la séance du 20 janvier 2000 dans les locaux de TRACFIN à Paris)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. François AUVIGNE : La visite de nos modestes installations, qui n'ont rien de spectaculaires, vous donne une vision plus concrète du TRACFIN. Nous vous présenterons quatre cas concrets de notre travail très confidentiel, puis débattrons avec la représentation nationale de nos méthodes de travail et difficultés éventuelles.

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous vous proposons de voir très concrètement en quoi consiste notre travail, à partir de quatre cas de présomption de blanchiment qui nous paraissent exemplaires et que les enquêteurs vous détailleront. Ils vous exposeront, à partir de la déclaration de soupçons, le travail de renseignement, de recoupement et de coopération avec les services de renseignement tant français qu'étrangers, effectué jusqu'à la transmission du dossier en justice.

Ils vous décriront les étapes qui les ont conduits à un dossier étayé contenant des indices et un faisceau de présomptions lors de sa transmission à l'autorité judiciaire.

M. le Président : Nous vous remercions de votre accueil. Nous souhaitions poursuivre l'audition des représentants de TRACFIN à l'Assemblée nationale par une réunion de cette nature, moins formelle, avec les équipes opérationnelles de TRACFIN qui occupe une place importante dans nos réflexions.

En plus du traitement des cas concrets destinés à mieux nous faire comprendre le fonctionnement quotidien de TRACFIN, je souhaiterais également aborder les difficultés et les améliorations possibles à apporter. Comme vous le savez, le ministère a prévu l'intégration d'un certain nombre d'articles, dans le projet de loi sur les nouvelles régulations, ayant trait notamment à TRACFIN. Cette discussion devant se tenir dans les semaines qui viennent, il conviendrait que vous puissiez nous communiquer, en tant que praticiens, les améliorations souhaitables concernant le fonctionnement du service.

M. Jean-Paul GARCIA : Les cas concrets exposés sont représentatifs du travail de TRACFIN, mais aussi des inspecteurs enquêteurs.

J.-C. C., aujourd'hui mon adjoint, est l'un des pères fondateurs de TRACFIN. Il vient des services de la douane où il a géré le contrôle des changes pendant une période relativement longue. Passer du cadre précis du contrôle des changes à cette collaboration avec les institutions financières fut une révolution culturelle. C. G., qui a suivi une préparation à l'Ena, a un passé d'enquêteur des douanes. Tous deux sont plus particulièrement responsables du secteur bancaire.

D. C., après un passage à l'assistance administrative à la Direction des Enquêtes douanières, nous a rejoints fin 1996. Il est plus particulièrement chargé du domaine des assurances et des changeurs manuels.

Le dernier arrivé, Y. S., qui a fait une école supérieure de commerce et un DESS de droit bancaire, est chargé des contacts avec les institutions financières les moins « faciles », celles qui ont des arguments pour ne pas faire jouer la loi de 1990, et le secteur des assurances.

Parmi les cas que nous allons présenter, le premier et le troisième concernent du blanchiment de trafic de stupéfiants et les deux autres cas du blanchiment d'autres produits.

Le premier cas implique une compagnie d'assurance et il nous a permis de démontrer que les produits d'assurance pouvaient être un moyen de blanchiment.

D. C. : Début 1999, une déclaration de soupçons nous est adressée par un établissement que nous avions déjà démarché, dans le cadre de notre travail de sensibilisation aux risques de blanchiment, notamment via le secteur de l'assurance vie.

Cet établissement est contacté par un client qui veut souscrire un contrat d'assurance vie pour un 1,5 million de francs dans le but de nantir ce contrat, afin d'obtenir un prêt immobilier pour l'achat d'un immeuble sur la Côte d'Azur pour environ 10 millions de francs. Ce sont des opérations de gestion patrimoniale classique que les compagnies d'assurance pratiquent quotidiennement.

L'élément, qui a attiré l'attention du correspondant TRACFIN anti-blanchiment de la compagnie d'assurance, est que l'argent vient d'une source étrangère, et que le client ne semble pas avoir le profil particulier d'investisseur, de businessman que l'on peut rencontrer dans la gestion quotidienne de ce type de contrat ou de montage.

Ces indices ne sont toutefois que des soupçons et ne rentrent pas dans le domaine de la présomption. Toutefois sur cette base, l'établissement nous fait une déclaration de soupçon, car, nous l'avions alerté sur le fait que les opérations de nantissement de contrats d'assurance vie pouvaient être le vecteur d'opérations de blanchiment dans l'obtention de prêts et l'investissement immobilier en France.

Confrontés à cette information, nous avons trois axes de travail. Le premier porte sur l'origine des fonds et le deuxième sur les personnes et leur environnement afin de savoir à qui on a affaire. Si ces deux axes de travail s'avèrent intéressants, on aborde de façon plus approfondie les investissements de ces personnes en France.

S'agissant de l'origine des fonds, provenant de Belgique, nous prenons contact avec notre homologue belge, la CTIF qui va mener un travail d'investigation. Les investigations belges confirment que des opérations de change, en plusieurs monnaies, sont à l'origine des fonds.

Cette somme provenait de plusieurs types de monnaies déposées simultanément le même jour au Luxembourg et en Belgique. Cette opération de change a été suivie immédiatement par l'émission d'un chèque. Nous sommes donc dans une typologie de blanchiment.

Après un contact avec les services néerlandais, on s'aperçoit que des personnes impliquées dans une affaire assez importante de blanchiment apparaissent dans cette affaire.

De plus, les personnes qui réalisent un investissement relativement important ne sont à la tête d'aucun patrimoine. Par ailleurs, de nos investigations ressort le nom d'une personne d'origine sud-américaine qui a déjà attiré l'attention des services anti-stupéfiants américains. Après les Pays-Bas, nous retrouvons ce contexte de trafic de stupéfiants aux Etats-Unis. Dès lors, l'environnement devenant très intéressant, nous allons nous intéresser non seulement au patrimoine de ces personnes sur le territoire français, mais également à leur comportement financier.

Pour ce faire, nous avons peu d'angles d'attaque. Le premier est la vérification des comptes bancaires qui s'avère, en l'occurrence, négative car ces personnes, afin de ne pas être repérées, ne rentrent pas dans le circuit bancaire traditionnel.

Le deuxième est l'examen des acquisitions de biens immobiliers. Tous les deux mois, des personnes, sans patrimoine et fortement liées au trafic de stupéfiants, contractent des prêts pour acheter leur habitation et achètent comptant un immeuble d'un montant de plusieurs millions de francs.

La première opération porte sur l'achat d'un château pour un montant de 25 millions de francs. Les fonds transitent par l'intermédiaire du notaire. La technique utilisée est la suivante. L'intermédiaire financier, à savoir le notaire, est accroché, la première fois, sur une opération qui semble bénigne et propre. Un lien de confiance s'étant établi, les acheteurs en profitent pour passer à des opérations de plus en plus importantes. Le notaire n'a pas été sensibilisé à la possibilité d'une opération de blanchiment, ce qui parait logique car il a été mis en confiance. Ensuite, par le biais de son compte, des fonds arrivent régulièrement de l'étranger pour acheter ces immeubles.

Le premier achat porte donc sur un château, acheté 25 millions de francs. Les fonds proviennent d'autres personnes établies à l'étranger, par l'intermédiaire de leur société. Nous parvenons à récupérer un contrat de prêt entre les protagonistes, lequel stipule que les 25 millions de francs cités dans le contrat sont le fruit d'un prêt contracté entre ces personnes, à échéance d'un an et à 9 % d'intérêt.

Ainsi une personne en France, sans patrimoine et sans moyen d'action, contracte auprès d'une autre personne à l'étranger un emprunt de 25 millions de francs remboursable en une seule échéance, au bout d'un an, avec 9 % d'intérêt. Nous sommes là dans une typologie de blanchiment. Un contact avec nos collègues néerlandais ne donne rien de particulier sur ces personnes, si ce n'est qu'il semblerait que les organisations de narcotrafiquants néerlandais soient en train d'investir de manière importante en France, notamment sur la Côte d'Azur.

En ce qui nous concerne, la boucle est quasiment bouclée. Nous avons pu établir une énorme disproportion entre les investissements faits et les revenus de ces personnes, auteurs des investissements, et des liens quasi directs avec les organisations de trafiquants de stupéfiants. Ce travail d'enrichissement représente trois ou quatre mois de travail. L'information est transmise au parquet de Nice et une information judiciaire ouverte, suite à la transmission.

M. le Président : Qui sont les organismes qui accordent les prêts ?

D. C. : L'établissement français est en fait une filiale d'un organisme de crédit bail. C'est ce dernier, spécialisé sur le crédit immobilier investissement, qui octroie le prêt. En fait, nous n'avons qu'un seul prêt.

Tous les immeubles achetés par la suite, ainsi que le château, ne sont pas passés par ce vecteur, mais en direct, depuis l'étranger sur le compte du notaire. Nous sommes vraiment en présence de tous les intermédiaires en matière de blanchiment.

M. François AUVIGNE : Il est intéressant de noter le nombre d'opérations assez variées que les enquêteurs de TRACFIN peuvent effectuer pendant leurs recherches, ainsi que le point de départ limité de la recherche, à savoir le nantissement d'un contrat d'assurance d'un montant peu considérable. Vous verrez également, dans les autres cas, qu'un fait mineur permet ensuite d'arriver au c_ur de l'affaire.

M. le Président : Votre affaire semble faite sur mesure pour une réunion de cette nature. Nous sommes étonnés du point de départ car il aurait pu y avoir, dans la chaîne, d'autres signalements plus frappants que celui-ci.

M. Jean-Paul GARCIA : Pas vraiment. De plus, ces individus ne passent pas par le système bancaire français qui reste notre principal fournisseur d'informations, quasiment 80 %. Quant aux notaires, nous les sensibilisons actuellement à ce problème.

M. le Président : Nous avons reçu le président du Conseil supérieur des notaires qui nous a dit être très actif en ce domaine et que ce genre de situation ne pouvait se produire.

M. Jean-Paul GARCIA : Il a tout à fait raison, mais c'est un cas particulier. Le notaire a été approché dans des conditions susceptibles de le mettre en confiance.

M. le Président : Comment s'est créée cette confiance ?

M. Jean-Paul GARCIA : Au départ, des éléments clairs lui ont été fournis. Il s'agit d'un prêt relativement modeste et d'un nantissement fait par des gens sérieux. C'est une situation concevable. Ces individus ont une certaine prestance et un certain talent de dissimulation. La Côte d'Azur a connu des affaires de ce type, avec des gens qui peuvent être des vedettes de cinéma, des hommes d'affaires d'ici ou d'ailleurs, sans pour autant être des trafiquants de stupéfiants. Autant un notaire peut réagir immédiatement si la présentation de la personne ou de l'opération s'y prête, autant s'il est approché sur quelque chose de concevable, il ne s'apercevra de rien.

M. le Président : Cette affaire, au départ, porte sur 1,5 million de francs, soit une somme relativement modeste, mais ensuite on passe directement à des transferts de 20 millions de francs. Entre 1,5 million de francs et 20 millions de francs, il y a quand même un gouffre !

M. Jean-Paul GARCIA : C'est vrai que le notaire doit se poser des questions. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait.

M. le Président : Que se serait-il passé si la personne avait changé de notaire ?

D. C. : On sent l'intérêt que présentent les investissements de ces personnes, mais si on n'obtient pas très vite l'information sur le travail du notaire et les opérations menées, il devient beaucoup plus difficile de les suivre. Nous suivons, éventuellement par l'étranger, le lien qui peut exister entre ces personnes et des organisations. Par ailleurs, grâce à des contacts avec l'administration fiscale, nous pouvons suivre les investissements de ces personnes sur le territoire français. Nous avons ainsi réussi, en trois à quatre mois, à boucler cette affaire, mais certaines demandent parfois des investigations d'un à deux ans.

M. le Président : L'investissement, dans le cas présent, est fait dans l'immobilier, mais très souvent, on évoque des investissements mobiliers. Quelle est votre analyse de l'intérêt ? Est-ce en raison d'une revente plus facile ?

D. C. : Nous sommes dans le cadre d'une gestion patrimoniale de l'organisation puisque ce sont des immeubles à but locatif. Le but est d'obtenir l'achat et des entrées d'argent régulières. La mafia fonctionne ainsi avec plusieurs stades de blanchiment : opérations de placement, rentrée du cash, mise en place de frontières dans l'empilage des activités.

M. le Président : Le château était-il destiné à un usage de rapports ?

D. C. : Nous avons pensé, au début, que le château était destiné à un usage personnel. Par la suite, nous avons appris qu'un casino devait y être installé. Cela représenterait le recyclage absolu.

M. Jacky DARNE : D'un point de vue pratique, comment réagissez-vous lorsque vous recevez une déclaration de soupçons portant sur 1,5 million de francs ? Vous rencontrez les responsables de la compagnie d'assurance, vous prenez des contacts téléphoniques...

D. C. : Comme aucune information ne nous parvenait des compagnies d'assurance, mon collègue, M. S., et moi-même les avons démarchées. Nous avons pris notre bâton de pèlerin et pendant un an, nous avons rendu visite à toutes les compagnies d'assurance afin de les alerter sur les mécanismes de blanchiment et ses risques.

M. Jean-Bernard PEYROU : Le démarchage, auprès des professions assujetties aux déclarations de soupçon, est une très grande partie du travail de TRACFIN.

D. C. : Ce démarchage permet une prise de contact lors de laquelle on explique aux responsables les risques. Ainsi, petit à petit, se crée une relation. Lors de chacune de nos rencontres avec les assureurs, tous nous ont dits avoir eu au moins une opération atypique, mais n'ayant pas d'interlocuteurs privilégiés, ils ne savaient qui contacter et comment se libérer du secret professionnel.

Lorsque nous effectuons une première visite de démarchage, nous laissons nos coordonnées, puis, de façon régulière, nous retournons les voir.

M. Jacky DARNE : Quel a été l'élément déclencheur ?

D. C. : Ce sont les fonds en provenance du bureau de change étranger. Le secteur des assurances est le moyen facile, pour entrer dans le système français, sans se faire repérer, car en fait, les banques restent le principal moyen de détection. Ces personnes rentrent ainsi dans le système français, sans même avoir un compte bancaire.

Le fait de réagir provient soit d'une approche subjective : on se trouve face à des gens qui n'ont pas le profil habituel, soit d'une approche objective : celui qui envoie les fonds et le bénéficiaire sont différents. Cela peut présenter un risque, car des écrans successifs sont mis entre les personnes à l'origine des fonds et les bénéficiaires.

Les fonds, dans cette affaire, proviennent d'un bureau de change belge, laquelle structure implique du cash qui, pour les organisations criminelles, représente la monnaie à introduire. La réaction de l'établissement qui a reçu l'argent s'est faite sur les deux points suivants : l'origine des fonds éventuellement en cash et le profil des investisseurs ne correspondant pas à la nature de l'opération. Ce n'est encore qu'un soupçon, pas une présomption. Ensuite à TRACFIN de faire son travail. Du fait de la relation établie avec mon correspondant, je présume que son appel résulte de faits précis et non anodins.

M. Jacky DARNE : Quel est l'ordre suivi ?

D. C. : L'affaire bouclée, nous essayons de donner un retour d'information aux déclarants, tout en préservant les règles du secret professionnel.

M. Jacky DARNE : L'assureur devient donc un collaborateur régulier.

M. Jean-Paul GARCIA : Le travail de l'agent de renseignements est de personnaliser ses relations avec différentes banques et organisations.

D. C. : Il est indispensable d'aller voir nos correspondants tous les trois mois, sinon ils vous oublient et le réflexe n'est plus là. Il y a donc un gros travail de démarchage à effectuer, à Paris et en province, auprès de toutes ces structures. Par exemple, nous recevons de certaines compagnies, environ huit ou neuf déclarations de soupçon par an. Dès lors que la relation s'établit, les informations remontent, mais n'ont pas toutes une connotation qui nous intéresse. Toutefois, nous les vérifions toutes. Pour cette affaire, nous avons immédiatement senti qu'il y avait quelque chose.

M. Jacky DARNE : Le correspondant vous contacte. Après examen de l'affaire, vous lui dites de signer le contrat et vous observez. Puis, vous avez dit avoir demandé à l'organisme étranger de procéder à des investigations. Pour votre part, avez-vous travaillé seul ou avec des forces d'enquêtes policières ?

D. C. : Au début, seul. Les trois opérations : action vers l'étranger, action sur les investissements et action sur les personnes, se font de façon parallèle. Il est très simple, dans un premier temps, de dresser l'environnement d'une personne. Les contacts que nous avons auprès de tous les services répressifs français et des services de renseignement nous ont très rapidement permis de faire un criblage sur ces personnes. Quant aux services étrangers, nous avons des accords spécifiques avec quelques Etats.

M. Jacky DARNE : Par conséquent, dès lors que vous contactez vos homologues étrangers, ils collaborent spontanément. Cette démarche est-elle institutionnelle ou pragmatique ?

M. Jean-Paul GARCIA : Il existe un cadre juridique. Dans la loi de juillet 1990 qui fonde le TRACFIN, nous avons un droit de communication issu d'une déclaration de soupçons initiale - tel que dans le cas présenté - mais ensuite ce droit devient très large. Il nous permet d'aller vers toutes les institutions policières afin de les interroger sur la personne qui fait l'objet de la déclaration, sur son environnement personnel et financier. Cela renvoie à l'article 15 de la loi.

L'autre article que je citerai est l'article 22 qui nous autorise à solliciter des informations de tout service étranger, sous trois conditions : la réciprocité, le secret professionnel de l'organisme et l'utilisation des données échangées aux seules fins de la lutte contre le blanchiment.

Dès lors que nous découvrons un service étranger qui remplit ces trois conditions, nous nous tournons vers lui pour l'interroger. Parfois, l'organisme étranger réagira en indiquant le manque d'accord spécifique et leur impossibilité, de ce fait, à nous fournir des informations. Lorsque ce cas s'est présenté, nous avons alors passé un accord avec l'organisme. Nous recherchons la voie adéquate pour passer l'accord.

Dans d'autres cas, comme au Pays-Bas où nous n'avons pas d'accord, nous échangeons néanmoins, de façon régulière, de l'information avec les services néerlandais qui poursuivent les mêmes objectifs que nous. En revanche, l'accord signé avec la CTIF belge fut l'un des premiers signés par TRACFIN.

Cela concerne également tous les services de l'Etat qui travaillent sur notre objectif. En Belgique, notre partenaire belge officiel, du fait de l'accord, est la CETIF. Toutefois, rien n'empêche les uns et les autres, ici, d'entretenir des contacts avec la gendarmerie ou la police belge, souvent d'ailleurs avec la bénédiction de la CTIF.

Avec les Américains du point de vue institutionnel, nous avons un accord avec le Financial Crime Enforcement Network (FINCEN), c'est-à-dire l'homologue de TRACFIN. Après interrogation, la réponse nous revient environ un mois plus tard.

D. C. : Quant à l'approche pragmatique, j'ai travaillé avec les services américains, notamment la douane américaine, dont je connais les procédures. Les services de l'US Customs sont compétents en matière de blanchiment aux Etats-Unis. Les procédures consistent à cibler et à remonter à partir des adresses ou autres informations fournies à l'entrée sur le territoire.

M. Jacky DARNE : Dans cette phase, il n'y a toujours aucune intervention d'un magistrat...

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous avons néanmoins un magistrat en permanence qui peut nous aider.

M. Dominique GAILLARDOT : Je suis systématiquement informé dès qu'une affaire prend une certaine importance.

D. C. : Monsieur Gaillardot passe régulièrement nous voir et nous évoquons les affaires en cours. Le développement d'une affaire n'est pas linéaire. Vous avancez, puis vous avez un temps d'attente pour obtenir les réponses aux questions. On sent au départ que c'est une affaire intéressante, puis l'environnement, petit à petit, devient de plus en plus intéressant. M. Gaillardot a été, pendant un mois ou un mois et demi, sur cette affaire qui a duré trois ou quatre mois. J'évoquais les investissements qui commençaient à devenir très importants.

M. Jacky DARNE : Si on vous demande l'équivalent, combien de temps cela vous prend-il pour y répondre ?

D. C. : Nous avons la possibilité de le faire très rapidement. Cela dépend des informations demandées, mais en quinze jours, on peut faire une évaluation du patrimoine.

M. Jean-Paul GARCIA : Cela peut parfois prendre plusieurs mois, tout dépend du degré d'urgence et de la charge de travail. On peut considérer qu'un délai de quinze jours à un mois est raisonnable.

M. Jacky DARNE : Plusieurs choses m'ont étonné dans votre description. Je trouve très intéressant de pouvoir découvrir, comme dans le cas présent, un sud-américain dans le même hôtel, tout cela à partir des informations fournies à l'entrée aux Etats-Unis.

M. Jean-Paul GARCIA : Les services américains enregistrent systématiquement toute information à l'entrée sur leur territoire.

M. Jacky DARNE : Cela suppose qu'ils prennent votre demande très au sérieux.

D. C. : Cette procédure, pour eux, relève de la routine. Tout cela est pragmatique et fondé sur de bonnes relations personnelles. Il n'y a aucun accord avec la douane américaine.

M. Jacky DARNE : Dans votre enquête, vous voyez apparaître le nom d'un sud-américain. Au vu de la chaîne de cette opération de blanchiment, on peut imaginer, s'il y a un sud-américain, qu'on se trouve en présence d'un trafic de drogue avec l'Amérique du Sud. L'origine de l'argent est apparemment les Pays-Bas, mais cela peut être en définitive l'Amérique du Sud. Or vous vous focalisez sur les Pays-Bas.

D. C. : Notre travail principal est la détection des flux financiers. Le trafic de stupéfiants est l'affaire d'autres services, qu'ils soient policiers ou douaniers français, voire américains. Les Américains sont informés que je travaille sur cette affaire. Par conséquent, je suis tout à fait réceptif aux informations venant de leur part et qui peuvent m'être demandées sur l'activité de cette personne, de façon à passer de l'affaire de blanchiment à l'affaire sous-jacente de stupéfiants.

D'un point de vue pratique et selon ma propre expérience, il est très difficile à partir des flux financiers de déboucher sur les trafics de stupéfiants car les opérations sont totalement cloisonnées. Je suis dans une optique financière qui consiste à détecter les liens avec l'aspect stupéfiants. Cet aspect est le fait des services professionnels, DEA américain, douanes américaines, voire FBI. Ensuite, aux services opérationnels anti-stupéfiants d'exploiter ces informations. Mon but n'est pas a priori la recherche du trafic de stupéfiants.

M. Jacky DARNE : Les Américains ont-ils travaillé sur cette information ?

D. C. : Il me semble que les Américains, sur cette information, vont reprendre contact.

M. Dominique GAILLARDOT : Notre but est de caractériser le contexte d'une opération financière. On comprend ou non ce contexte. Si on le comprend, on arrive à caractériser un contexte criminel de près ou de loin.

Une fois cette opération financière et ce contexte caractérisés, on transmet l'affaire aux services qui ont les moyens juridiques et les compétences pour exploiter ces informations. En effet, ce serait perdre du temps que de continuer sur cette affaire car nous n'avons pas la légitimité pour aller sur d'autres terrains.

M. Jacky DARNE : Une chose m'étonne, c'est la naïveté des individus qui changent dans de multiples bureaux de change aux Pays-Bas. On pense à des amateurs, alors qu'ils démontrent par la suite qu'ils sont des professionnels. Cette pratique de change parait quelque peu maladroite. Comment l'expliquer ?

D. C. : Je ne me l'explique pas, mais il est certain que l'anomalie détectée nous permet de remonter sur cette affaire. Heureusement que certaines organisations font des erreurs. Même lorsque nous sommes face à des personnes, pourtant des criminels policés et lissés, qui arrivent avec des fonds blanchis et reblanchis, en creusant, on trouve toujours un moyen de saisir l'information. Si nous étions face à quelque chose de totalement huilé et inaccessible, ce serait perdu d'avance. Les êtres humains sont faillibles, et parfois ils le sont sur une opération peu importante au regard de l'ensemble des capitaux investis. C'est ainsi que nous avons pu détecter cette affaire.

M. Jacky DARNE : Ils achètent de l'immobilier en espèces. Cette opération, qui est un montage complexe, parait étonnante.

D. C. : Je me suis posé la même question. Il me semble qu'à un moment, pour accrocher le notaire et l'opération, ils sont obligés de passer par ce montage en faisant intervenir une compagnie d'assurance vie, avec nantissement et autres. Il ne s'agit pas de dévoiler immédiatement l'origine des fonds puisqu'on a en place une structure cotée en bourse à l'étranger. Le coup d'essai est de voir si cela fonctionne ou pas.

Si cela ne fonctionne pas, ils ont perdu une faible partie des fonds et cassé un élément de la chaîne, mais cela ne fait pas tomber automatiquement « l'immeuble qui est derrière la petite maison ».

Le but de l'opération de cash est d'avoir très rapidement l'apport financier pour nantir les contrats d'assurance vie. Ce flux permet de monter le contrat très rapidement et de mettre en place ce processus. L'origine du cash est inconnue même s'il y a une forte connotation liée au trafic de stupéfiants.

Cette opération coup d'essai est généralement faite par des intermédiaires différents. Une fois la relation de confiance établie et une attente de quelques mois pour juger de la situation, le train s'engouffre et on remonte sur les opérations qui nous intéressent.

M. Jacky DARNE : Mon attention est attirée par l'intervention de ces dirigeants d'une société cotée en bourse aux Pays-Bas. On passe de personnes relativement anonymes à une société cotée en bourse. Même si les dimensions peuvent en être variables, il existe néanmoins des organismes de contrôle et de surveillance. De ce fait, il me semble que si l'on cherche à dissimuler des fonds, on ne choisit pas spontanément d'être coté en bourse.

Quelle est l'implication de ces personnes dont la société est cotée en bourse et quelles sont alors les interrogations dans vos services ? Une enquête spécifique a-t-elle été effectuée sur ces personnes ?

D. C. : Deux hypothèses peuvent être envisagées. Soit les personnes, dont la société est cotée en bourse, sont naïves et font une bonne opération, car ce prêt est remboursé au bout d'un an avec un taux d'intérêt important. Soit les emprunteurs sont intéressants car ils ont la capacité financière de rembourser ces 25 millions. S'agissant des fonds, certains venaient des Antilles. On peut imaginer que les emprunteurs ont, sur les places offshore notoires, la capacité de faire revenir l'argent sur ceux qui leur ont accordé le prêt.

Suite à mon contact avec les services néerlandais, on s'orienterait vers plutôt une énorme entreprise, avec recyclage de fonds par une société cotée en bourse et rebasculement de cet argent vers la France.

M. François AUVIGNE : Auparavant, les enquêteurs de TRACFIN travaillaient peu sur le secteur des assurances, contrairement à d'autres secteurs. Maintenant ils y travaillent beaucoup plus, via la commission du contrôle, la direction du Trésor ainsi que l'apport du travail personnel des compagnies d'assurance et de leurs agents généraux. Ce travail permet de démontrer, contrairement à ce que nombre de compagnies d'assurance ont souvent affirmé, que des vecteurs possibles et nombreux de blanchiment existent dans le domaine de l'assurance.

Par ailleurs, le caractère non formaliste des déclarations de soupçon est un point très important car il ne s'agit pas de décourager la personne qui décèle un fait, en apparence assez ténu, et transmet l'information.

Ces éléments vous permettent de saisir l'ambivalence nécessaire de TRACFIN. Les enquêteurs de TRACFIN doivent, à la fois, se situer dans un aspect d'enrichissement du renseignement, travail à multiples facettes, tout en gardant ce rôle de propagandiste et de contact plus institutionnel avec les secteurs professionnels, rôle qui leur permet d'expliquer l'esprit général de ce texte qui a parfois été perdu de vue.

M. Jean-Paul GARCIA : S'agissant du cas numéro deux, connoté de façon beaucoup moins évidente, nous allons changer de secteur. Cette affaire concerne les sociétés en rapport avec la réglementation fiscale et nous permet d'évoquer un certain type de blanchiment.

C. G. : Je souhaiterais évoquer le problème général en relation avec la TVA intra-communautaire. Je travaille depuis environ deux ans dans ce secteur, où nous avons constaté des flux financiers très importants, principalement dans des sociétés dont l'objet social est en relation avec le secteur informatique. Plus récemment, nous avons eu des dossiers concernant la téléphonie mobile.

Au cours de l'année 1999, nous avons reçu cinquante déclarations de soupçon. Les flux concernés par ces déclarations dépassent le milliard de francs. Nous sommes donc en présence de flux extrêmement importants qui, d'ailleurs, ne se tarissent pas, puisque nous continuons à recevoir régulièrement cinq à six déclarations de soupçon par mois, depuis deux ans.

L'infraction sous-jacente à ce dossier est une escroquerie à la TVA, commise en bande organisée, ainsi qualifiée au plan pénal. Les caractéristiques et les constantes qui reviennent dans ces dossiers ainsi que le procédé de fraude utilisé sont les suivants : la fraude est réalisée par le biais de sociétés taxi dont le seul but est d'émettre des factures afin de générer de la TVA déductible ou de se faire rembourser des crédits de TVA ne reposant sur aucune opération commerciale réelle. Cette fraude ne concerne pas seulement la France, mais également de très nombreux Etats membres. Le rapport du député Brard, présenté il y a peu, a bien souligné ce problème.

La coopération internationale est fondamentale pour lutter contre ce phénomène, du fait de l'implication de plusieurs Etats membres, en plus de la France. En général, il s'agit de relations triangulaires entre trois sociétés, dont au moins une, voire deux, se trouve dans un autre Etat membre de l'Union européenne que la France. Nous sommes donc systématiquement amenés à coopérer avec d'autres Etats.

Généralement, en France, nous avons affaire à des sociétés écrans éphémères, qui durent en moyenne douze à dix-huit mois, ce qui permet de déjouer les contrôles fiscaux. Les adresses de ces entreprises sont soit des sociétés de domiciliation, soit, si l'on se rend à l'adresse, un local minuscule de quelques mètres carrés, qui ne correspond absolument pas à la surface financière présentée par la société.

Les gérants de ces sociétés sont, en général, des hommes de paille. Ils sont recrutés, moyennant commissions, pour être présents dans cette société, sans toujours d'ailleurs avoir connaissance du rôle réel qu'elle joue. Les véritables commanditaires restent en arrière-plan. Ceux qui ont un rôle important sont soit les mandataires, soit les personnes apparaissant comme associés dans les statuts de ces sociétés.

Nous avons observé que ce secteur est extrêmement investi par des gérants, voire des commanditaires, d'origine asiatique, notamment laotienne ou vietnamienne. La technique utilisée par ces sociétés, au niveau des comptes bancaires, est celle des comptes taxi, c'est-à-dire alimentés au crédit par des chèques de banque ou des virements pour des montants très importants. Le montant de chaque chèque de banque ou virement se situe entre 1 et 3 millions de francs, ce qui donne des moyennes mensuelles très élevées au niveau créditeur. Quant au débit, l'argent repart immédiatement sur d'autres sociétés, soit en France, soit à l'étranger, par le biais de virements ou de chèques de banque. Ceci est le schéma habituel.

Nous avons observé nombre de similitudes entre ces dossiers et l'affaire dite du Sentier. D'ailleurs, certains gérants de ces sociétés étaient précédemment gérants dans les sociétés de l'affaire du Sentier, coïncidence très troublante. S'agissant du procédé de fraude, il y a émission de fausses factures par ces sociétés, faux bons de livraison, livraisons fictives en France et à l'étranger. On sait qu'une énorme partie de l'activité de ces sociétés est fictive, ce que les services des impôts détectent lors des contrôles fiscaux.

Concernant les suites données par TRACFIN à ces dossiers, nous en avons transmis, en 1998, trois au parquet : deux au parquet de Paris et un au parquet de Nice. Ces transmissions faisaient suite à une vingtaine de déclarations de soupçon. Au parquet de Paris, les deux dossiers transmis ont donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire et, actuellement, ces dossiers font l'objet d'une vaste enquête, confiée à la mission de recherche de la gendarmerie de Paris, avec laquelle j'ai des contacts fréquents.

M. Jean-Bernard PEYROU : Un dossier peut concerner vingt ou trente personnes.

M. François AUVIGNE : Cela explique pourquoi les six cents transmissions belges ne sont pas comparables aux cent vingt transmissions françaises.

M. le Président : Quel est le lien direct avec le blanchiment, car là nous sommes dans le domaine de la fraude ?

M. Jean-Paul GARCIA : Nous estimons depuis l'origine que les affaires de cette nature relèvent de nos services. De même que dans les affaires d'assurance, cela reste une spéculation tant que la nature de l'infraction n'a pas été démontrée. Le cas concret présenté, est la confirmation d'une idée que nous avions dès le début de cette affaire.

C. G.  : Apparemment, ces affaires donnent l'impression d'être du blanchiment de produits de fraude fiscale. En fait, depuis un an, l'évolution significative que l'on observe est que ces sociétés sont un vecteur pour recycler de l'argent qui vient de tous trafics et que l'on présente comme de la fraude fiscale. Cette fraude est de plus en plus infiltrée par la grande délinquance et la criminalité de type mafieux. Le dossier que je vais vous présenter illustre ce problème.

M. Jean-Paul GARCIA : Une banque fait une déclaration de soupçon parce que l'opération lui parait anormale, incompréhensible ou inhabituelle, mais elle ne la rattache pas à une infraction précise. C'est ensuite, au cours de cette période d'analyse, que l'on déterminera le contexte. C'est alors que l'on découvre si c'est du blanchiment ou une autre forme de délit.

M. François AUVIGNE : C'est un point très important, en particulier dans les échanges formels que nous avons pu avoir ensemble quant à la nécessité ou non d'imposer des critères.

C. G.  : Nous avons plusieurs dossiers dans lesquels on observe du recyclage de fonds par des personnes connues notamment pour trafic de stupéfiants. Par exemple, actuellement à propos d'une multinationale américaine dans le secteur de l'informatique, nous avons la certitude qu'il s'agit de recyclage de l'argent du cartel colombien. Ces sociétés sont un vecteur pour recycler des fonds qui ne proviennent pas uniquement de la fraude fiscale. Néanmoins, même dans des affaires d'escroquerie aux régimes fiscaux, TRACFIN a compétence en ce domaine.

Au premier regard, aucun élément extraordinaire n'attire l'attention dans la déclaration de soupçon. En fait, après enrichissement de cette enquête, nous avons constaté tout d'abord, que les sommes concernées étaient beaucoup plus importantes que celles qui apparaissent au départ dans cette déclaration et qui ne correspondent en rien aux 15 millions de francs que nous avons identifié au total.

Par ailleurs, contrairement au procédé habituel comportant des remises de chèques de banque, nous avons eu, dans ce dossier, des injections d'espèces pour un total de plus de 2 millions de francs, procédé totalement inhabituel. Suite à des informations recueillies auprès de différents services de renseignements, nous nous sommes aperçus que deux gérants de deux de ces sociétés étaient connus pour leur appartenance aux mouvements clandestins impliqués dans des actions terroristes. L'argent en espèces pourrait être lié, non pas à une fraude fiscale, mais à l'activité terroriste de ces personnes.

Il apparaît que ce dispositif de fraude permet de recycler des sommes considérables provenant de la grande criminalité ou du terrorisme. C'est une tendance dont on observe de plus en plus le développement, depuis environ deux ans.

M. François AUVIGNE : La question est maintenant de savoir, après ces secteurs de l'informatique et de la téléphonie, quels seront les secteurs économiques qui susciteront des pratiques illicites et quelle approche de veille on doit mettre en place. Le trait commun est que ce sont des sociétés éphémères, dont les gens ne perçoivent pas toujours le fonctionnement économique au départ. Demain, cela peut être le secteur des jeux vidéos, les biotechnologies...

M. Jacky DARNE : Les déclarations de soupçon vous parviennent-elles en particulier des établissements bancaires ?

C. G.  : Très largement. Il y a une grande vigilance dans toutes les grandes banques françaises. En revanche, les banques étrangères en France, qui accueillent les comptes de ces sociétés, ne font pas ou très peu de déclarations de soupçon.

M. Jean-Paul GARCIA : Une fois que la banque a observé le schéma, elle a hâte de faire une déclaration de soupçon. Si une banque est sensibilisée, elle le déclare aussitôt.

M. le Président : Les sommes finalement déclarées sont beaucoup plus importantes que celles qui apparaissent dans la déclaration de soupçon. A la lecture de cette déclaration, quel point a pu paraître à la banque extrêmement problématique ?

C. G.  : En fait, la banque elle-même avait eu des informations négatives sur ces personnes.

M. le Président : Mais si vous lisez uniquement les faits mentionnés, votre sentiment est le même que le nôtre...

C. G.  : Oui, mais cette déclaration a été doublée d'échanges téléphoniques.

M. le Président : En fait, il y a un décalage entre les éléments qui apparaissent dans la déclaration de soupçon et la situation réelle.

M. François AUVIGNE : Assez fréquemment, au départ, les déclarations de soupçon portent sur des sommes petites, voire ridicules, avec des descriptifs très inégaux. Dans le cas évoqué, c'est le coup de téléphone en parallèle qui a été intéressant, la sensibilité sur le secteur, les contacts personnels etc.

Si l'on remonte quelques années en arrière ou au début du processus, sans le travail de TRACFIN, la banque n'aurait pas fait une telle déclaration. Pendant un certain temps, il a été considéré, notamment par les magistrats, que TRACFIN ne devait s'occuper que des affaires très importantes ; par conséquent, des sommes considérables lui étaient déclarées. En 1994 et 1995, M. Gaillardot a indiqué que des affaires portant sur des sommes relativement faibles, considérées jusqu'alors comme insignifiantes, pouvaient présenter un intérêt par leur environnement.

Le premier intervenant mentionnait, dans son affaire, une somme de 1,5 million de francs, mais nous recevons des déclarations portant sur 200 000 francs, voire 100 000 francs, de la part de changeurs notamment. Leurs déclarations de soupçon sont encore bien plus succinctes que celle que vous avez vue là. C'est la sensibilité du changeur qui intervient. Il voit une personne venir changer 200 000 francs alors qu'elle n'a pas le profil pour changer une telle somme. Ensuite, on tombe sur des sommes beaucoup plus considérables.

M. Jean-Bernard PEYROU : Il ne faut pas oublier que cela a démarré, au niveau opérationnel, en 1991. Très progressivement, grâce à ce partenariat, les banques collaborent de plus en plus du fait des actions de formation réciproques. On note une montée importante du nombre des déclarations de soupçon sur neuf ans, période relativement courte dans l'histoire administrative. Aujourd'hui, nos correspondants dans les banques ont une compétence très pointue dans ce domaine du blanchiment.

M. le Président : Je n'ai pas bien saisi le lien entre le processus d'escroquerie à la TVA et celui de blanchiment, y compris à travers ces grandes entreprises multinationales américaines. Comment se sert-on de la question de la TVA pour blanchir de l'argent ?

M. Jean-Bernard PEYROU : C'est vrai pour la TVA, mais également pour d'autres choses. Dès lors que vous habituez un établissement à manipuler beaucoup d'argent et que la sensibilité de cet établissement est dirigée vers autre chose que le blanchiment, vous pouvez injecter ce que vous voulez. Dans ce cas numéro deux, on parle de fraude à la TVA, mais notre analyse est qu'il s'agit d'infractions pénales et non pas fiscales.

Vous exercez, par exemple, une profession honorable - professions libérales, commerçants -, mais qui se prête à la fraude fiscale. En premier lieu, vous habituez le banquier ou l'assureur à recevoir de l'argent. Dès lors, le banquier réagit en pensant à de l'optimisation fiscale et vous pouvez injecter autant d'argent que vous le souhaitez, quelle qu'en soit la source. Ensuite, progressivement, la personne envoie de plus en plus d'espèces, puis quitte très vite l'activité honorable.

L'argent, qui continue d'arriver, est considéré par l'institution financière comme de l'argent « honorable » issu de la dissimulation fiscale, mais en réalité cet argent vient d'activités illicites.

M. Jean-Paul GARCIA : Nous avons observé cela dans les années 70, en matière de cavalerie. L'élément principal est de créer le circuit financier. Une fois que l'on dispose d'un circuit financier, il ne reste plus qu'à injecter, là où des portes d'entrée ont été créées, les sommes qui viennent de tous types d'activités. C'est le blanchiment en amont, mais il existe également un blanchiment en aval. Cet argent qui vient d'escroqueries éventuelles est réinjecté ensuite dans le circuit économique et se met à tourner. Avec la définition du blanchiment crime et délit, nous sommes dans un deuxième blanchiment.

M. Jacky DARNE : Les organes qui surveillent les entreprises tels que les services fiscaux, sont aussi à même d'être alertés.

C. G.  : Tout à fait.

M. Jacky DARNE : A partir de déclarations de TVA, si l'inspecteur des impôts procède à des investigations, vous en informe-t-il ou non ?

M. Jean-Paul GARCIA : Dans les affaires évoquées, les déclarations fiscales sont bonnes en principe.

M. Jacky DARNE : Au cours d'investigations superficielles, l'inspecteur des impôts peut déceler des anomalies. Procède-t-il lui-même à des investigations en direct sans vous en avertir ou vous renvoie-t-il le dossier ?

M. François AUVIGNE : Nous rentrons dans l'approche de l'évasion fiscale classique, qui est de deux types : soit contrôler sur des pièces TVA, soit lancer des opérations de vérification fiscale sur place, avec tout le formalisme que cela implique, à savoir envoi d'un avis préalable de vérification, définition de l'interlocuteur fiscal... Ce nécessaire formalisme va conduire le service fiscal à entrer dans une autre logique.

M. Jacky DARNE : Comment se fait la coordination avec vos services ? A partir de l'approche fiscale, vous informe-t-on à TRACFIN ? Les services fiscaux peuvent-ils garder la maîtrise de la poursuite ou de la transaction sur un cas ou au contraire, vous inciter à vous saisir du dossier ?

C. G.  : Sur ces dossiers, plusieurs perquisitions fiscales ont déjà été faites. A l'issue de celles-ci, des dossiers ont été transmis, en même temps que les nôtres, et parallèlement au parquet et font l'objet d'investigation de l'un des services de recherche de la gendarmerie de Paris.

M. Jacky DARNE : Vous travaillez en parallèle, plus qu'en collaboration.

M. Jean-Paul GARCIA : Il convient de noter que, sur un ensemble de sociétés liées entre elles, on peut recevoir vingt ou vingt-cinq déclarations de soupçon. En premier lieu, cela me parait être un moyen qu'auraient les banques de se protéger et de ne pas récupérer l'« ardoise » qui affaiblirait leur bilan. Ces pratiques troublent la place bancaire car elles ne sont pas uniquement ou automatiquement du blanchiment. Elles ont existé bien avant même que le blanchiment existe et sont qualifiées d'escroqueries. Plusieurs services peuvent, en même temps, travailler sur ces mêmes pratiques.

L'information peut parvenir aux services fiscaux à l'occasion d'un contrôle sur une chaîne, de même que les services de police, à l'occasion d'un renseignement, peuvent, par eux-mêmes, détecter de telles pratiques. Il n'y a donc pas là exclusivité en la matière. En fait, ces pratiques troublant profondément la place bancaire, l'information nous remonte via le mécanisme de la déclaration de soupçon. Ensuite, sur un même ensemble de sociétés, plusieurs services peuvent simultanément travailler, à un même moment donné.

Ceci vaut tout autant pour ces cas que pour d'autres. Par les échanges d'information lors de l'examen de l'environnement des personnes, il est relativement facile de voir si, à cet instant T, d'autres services sont déjà intéressés par ces personnes.

C. G.  : Notre travail est complémentaire de celui des services des impôts. Eux ont accès à l'entreprise et aux documents et sont à même de prouver, sur la base de certains documents, qu'il y a escroquerie, ce que nous ne sommes pas en mesure de faire. On ne se situe pas du tout sur le même terrain.

M. Jacky DARNE : Vous n'avez pas le droit d'aller dans les entreprises, mais si vous disposez d'informations, pouvez-vous demander à l'inspecteur des impôts l'objet d'une facture, par exemple ?

M. Jean-Paul GARCIA : Nous travaillons sur le renseignement.

M. Jacky DARNE : Vous avez déclaré tout à l'heure que l'on retrouvait certains gérants déjà connus dans l'affaire du Sentier. Avec le registre du commerce, aucun tri ne se fait au départ.

M. Jean-Bernard PEYROU : Je voudrais revenir sur deux points. Il est clair que si nous tombons sur une série d'opérations, nous ne les dénonçons pas aux services fiscaux. Cela reste la règle du droit telle qu'elle est actuellement, que l'on soit pour ou contre. Une fois le dossier au parquet, ce dernier généralement vérifie auprès des services fiscaux s'ils connaissent les sociétés et leur donne accès, comme les services fiscaux en ont le droit, à ces informations.

Il est vrai également que, sans dénoncer tel ou tel fait aux services fiscaux, nous pouvons recevoir de l'information des services fiscaux. A ce stade nous obtenons certains renseignements pour établir des situations patrimoniales, mais nous pourrions probablement en obtenir plus. Toutefois, pour ce faire, nous ne disposons pas, pour l'heure, des outils juridiques. Il est vrai que deux dossiers parallèles peuvent se constituer, mais qui de toute manière aboutiront au parquet.

M. François AUVIGNE : Pour des raisons de procédure, les services fiscaux sont encadrés dans un très grand formalisme de procédure. En revanche, TRACFIN, unité de traitement du renseignement, évolue dans un cadre nettement moins formel. Par conséquent, notre accès à l'information n'est pas direct.

M. le Rapporteur : Nous arrivons à un élément essentiel, de notre point de vue, qui est celui de la collaboration des services de l'Etat entre eux. Cette voie nous parait décisive dans l'efficacité de votre service. M. Darne posait la question sur la collaboration avec les services fiscaux et l'impossibilité de dénoncer tout fait illicite, ce qui représente quand même un obstacle majeur. Vous pouvez demander des informations, mais sans en donner la raison et puis, les couper en quatre, sinon cela pourrait passer pour de la dénonciation. La collaboration est donc singulièrement entravée. A quel type d'information accédez-vous facilement ? Au casier judiciaire ?

M. Jean-Paul GARCIA : Non.

M. le Rapporteur : Obtenez-vous facilement des informations de l'administration à Nantes ?

M. Dominique GAILLARDOT : J'appelle mon collègue du parquet et lui demande de me communiquer les informations contenues dans le casier judiciaire. Je n'ai pas d'accès direct au casier judiciaire car on considère que, comme je suis détaché, je ne suis pas magistrat à plein temps avec les mêmes prérogatives.

M. le Rapporteur : Il y a une différence entre d'une part, la pratique administrative et les contacts que les services ont su nouer grâce à leur talent, leur astuce et leur courtoisie, et d'autre part, l'état du droit et les moyens que l'on met à la disposition des services de renseignements. Comment faites-vous pour accéder aux déclarations de revenus des personnes physiques ?

M. François AUVIGNE : La muraille de Chine se situe entre TRACFIN et les services fiscaux.

M. le Rapporteur : C'est le droit, mais qu'en est-il de la pratique ? Vous ne rencontrez aucune réticence ?

Vous obtenez toutes les informations nécessaires sur les patrimoines et les hypothèques. Qu'en est-il des comptes bancaires ?

C. G.  : Nous avons accès aux comptes bancaires.

M. le Rapporteur : S'agissant des notaires, j'ai noté que vous aviez accompli tout un travail de sensibilisation auprès d'eux. Comment faites-vous pour savoir si le notaire est honnête ou pas, en dehors du fait qu'il a pu être condamné ou pas ?

M. Jean-Paul GARCIA : Nous avons deux moyens : les parquets et les chambres régionales ou départementales. Le président, l'un de ses assesseurs, ou encore le syndic de la chambre, voire le parquet, ont une idée assez juste de la façon dont est perçu le notaire. Dans une de nos affaires, un notaire faisait des affaires pour une de nos cibles. Après renseignements pris auprès du parquet, il s'est avéré que ce notaire se chargeait de toutes les affaires louches dont les autres notaires ne voulaient pas.

M. François AUVIGNE : Très souvent, dans les situations extrêmes, les notaires sont caractérisés en raison de leurs activités annexes. M. Peyrou rappelait que nous n'avons pas formellement un droit de communication vis-à-vis des notaires, alors que nous l'avons avec les banquiers. La loi de 1998 ne l'a pas prévu. Les notaires font la déclaration de soupçons, mais la suite relève de la discussion, de la négociation, du contact personnel. Nous n'avons pas le pouvoir d'exiger.

M. le Rapporteur : Sur cette question difficile, comment faites-vous pour accéder ensuite à des documents de nature privée ? Vous dites avoir réussi à obtenir une copie d'un contrat de prêt.

Y. S. : Les banquiers, les intermédiaires financiers, voire les registres du commerce, disposent de ces documents et nous les transmettent.

M. le Rapporteur : Les registres du commerce ont les statuts.

Y. S. : Le notaire justifie son opération par le contrat de prêt passé entre les deux personnes.

J.-C. C.: Le banquier est également l'une des sources qui nous permet de juger le notaire de l'extérieur. Nous avons des correspondants dans les groupes et les approcher est aussi une manière d'obtenir des informations.

M. le Rapporteur : J'aborderai maintenant la question de la police. Malgré cette collation d'informations officielles internes aux administrations, comment faites-vous pour convaincre la police et la gendarmerie qui travaillent sur initiative sur des fichiers, de vous transmettre les informations...

M. Jean-Bernard PEYROU : On leur demande tout simplement. Nos enquêteurs ont des relations quotidiennes avec les services de police.

M. Jean-Paul GARCIA : Les contacts avec la police et la gendarmerie sont directs et francs.

M. le Rapporteur : Quels sont les services avec lesquels vous travaillez et de quelle façon ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous sommes en relations très étroites avec l'Office central de la grande délinquance financière et la brigade financière de la préfecture de Paris qui travaillent sur initiative et non sur commission rogatoire.

M. le Rapporteur : La brigade financière travaille plutôt sur initiative à partir des informations que vous pouvez leur communiquer. Pour eux, c'est une initiative dans le sens où ce n'est pas une saisine des services judiciaires. La brigade financière a généralement un droit de suite. Une fois qu'elle a mené l'enquête, les parquets ou les juges d'instruction lui transmettent des commissions rogatoires.

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous travaillons aussi avec les services de police judiciaire régionaux. Pour nous, le travail se base sur des réunions et des échanges. Vous avez ici, tous les jours, des policiers et des gendarmes qui viennent, mais c'est vrai - et M. le secrétaire général partage cet avis - que nous sommes tout à fait favorables au renforcement des moyens de TRACFIN et à l'échange de personnel et de policiers. Cela nous donnerait un accès plus rapide aux fichiers de police, mais c'est une proposition.

M. le Président : La proposition serait d'avoir des échanges de personnel, comme cela existe dans des services étrangers, des inspecteurs à l'intérieur de TRACFIN pour servir d'agents de liaison.

M. François AUVIGNE : Par exemple, dans les services douaniers d'enquêtes, nous avons des policiers de la police judiciaire détachés.

M. Dominique GAILLARDOT : Pour compléter votre réponse, il y a eu des évolutions dans le temps qui sont connues. Le texte, initialement, nous désigne comme partenaire privilégié de l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Nous transmettons également de l'information aux services désignés. En pratique, nous avons vite compris qu'au-delà de tel ou tel service, il convenait d'interroger directement le service susceptible d'avoir l'information qui nous intéresse.

Quand nous avons un mouvement financier ciblé sur la Côte d'Azur, nous prenons des renseignements auprès de la police judiciaire locale, pour savoir s'ils connaissent ou non cette personne. Si oui, cela nous donne une information précieuse, car cela signifie qu'il y a un contexte éventuellement criminel. Dans le cas contraire, c'est aussi une information précieuse pour nous, pour tenter de comprendre cette opération.

Nous avons maintenant développé des relations avec la plupart des services de police judiciaire. Tant que ces services n'avaient jamais eu l'occasion de travailler sur un de nos dossiers, ils ne comprenaient pas toujours ce qu'était TRACFIN, un soupçon ou la procédure. Dès lors qu'ils ont appris à travailler sur nos dossiers, ce qui est le cas de tous les parquets et les services de polices de la Côte d'Azur, ils constituent naturellement pour les enquêteurs des interlocuteurs privilégiés.

M. Jean-Bernard PEYROU : On observe même certains phénomènes relativement nouveaux. Lorsqu'une affaire est transmise en justice sur la base d'un dossier de TRACFIN et qu'il y a une instruction donnée à un service policier, sous l'autorité du procureur, on peut nous demander d'être associés à certaines opérations en tant qu'experts. Dans plusieurs cas, nous avons contribué activement à la suite donnée aux dossiers.

M. Jean-Paul GARCIA : Il convient d'insister sur la réciprocité. Si un service de police ou un magistrat veut nous interroger pour savoir si nous avons des déclarations de soupçon sur telle ou telle personne, cette information est disponible pour eux.

M. le Président : Il y a un problème sur lequel il faut insister. Vous nous dites que si un officier de police judiciaire vous demande des renseignements sur une affaire, vous lui répondez, mais il me semblait que le système de relation de confiance que vous aviez établi avec le système bancaire faisait que vous n'aviez pas à répondre précisément à de telles demandes.

M. Jean-Bernard PEYROU : Si on lui répond, c'est que nous avons une déclaration de soupçon.

Y. S. : Nous n'avons pas à lui répondre sur la source de la déclaration. Cela dit, on peut très bien dire à un officier de police judiciaire - que l'on connaît bien entendu - qu'une enquête est en cours en préliminaire ou en commission rogatoire, voire en initiative et que nous avons eu une déclaration de soupçon concernant M. Untel. On ne dit jamais qui est l'émetteur de la déclaration de soupçons, mais simplement qu'il est connu ou qu'il semble y avoir des opérations en espèces, des virements ou de l'achat d'immobilier.

M. Jean-Bernard PEYROU : Ce qui est difficile à appréhender c'est qu'on ne peut faire cela qu'avec certaines personnes avec lesquelles se sont nouées des relations personnelles. C'est basé sur la bonne foi réciproque.

M. François AUVIGNE : Un service de renseignements, par définition, a des pratiques qui ne peuvent être complètement codifiées ou écrites noir sur blanc.

Y. S. : Nous sommes dans la pratique administrative.

M. le Rapporteur : Toutefois, en tant que législateur, nous ne pouvons nous satisfaire de faire fonctionner un service sur la base de relations interpersonnelles. Tout à l'heure, monsieur Peyrou, vous avez mentionné que les banques étrangères vous posaient problème, mais que vous aviez noué des relations avec les banques françaises grâce à des contacts personnels. Il est très difficile pour nous de nous satisfaire de ce système.

Les banques étrangères sont un des problèmes pour la Commission bancaire. Celle-ci n'effectue pas le même type de travail que le vôtre, même si on a la tentation de lui reprocher de vouloir se cantonner dans ses problèmes d'analyses prudentielles et de ne jamais voir derrière les anomalies prudentielles, des pratiques quelque peu contestables, chose que nous verrons avec eux. Vous-même avec les banques étrangères, comment procédez-vous, si vous n'avez pas de contacts personnels ?

M. Jean-Paul GARCIA : Personne n'a dit que nous n'avions pas de contacts personnels. Nous avons cherché à établir les contacts et visité les banques qui ne nous faisaient aucune déclaration de soupçon. Nous avons d'abord essayé, à titre pédagogique, de comprendre pourquoi elles ne faisaient pas de déclarations de soupçon, voir si cela venait d'un problème d'organisation interne, d'une volonté de ne pas en faire ou simplement parce qu'il n'y avait pas matière à en faire. Ce contact avec les banques étrangères existe. Nous avons des contacts personnels, en tout cas, nous avons essayé d'en établir.

M. le Rapporteur : Je vous pose cette question pour que vous compreniez les arrière-pensées de cette préoccupation. Nous nous posons la question de savoir s'il faut sanctionner les banques inertes. Le dispositif a dix ans et il est temps de réfléchir à sa modernisation. Ne devrait-on pas commencer à songer à passer à la phase de la sanction, plutôt que d'aller quémander des informations et faire du « gringue » à des banques ? C'est incroyable !

M. Jean-Bernard PEYROU : Cela dit, depuis déjà deux ou trois ans, nous essayons d'aider la Commission bancaire dans son travail. Par exemple, cette année, nous lui avons signalé un certain nombre de banques non coopératives ou très peu.

M. le Rapporteur : Combien ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Une quinzaine.

M. le Rapporteur : En majorité des banques étrangères ?

M. Jean-Paul GARCIA : Pas nécessairement.

M. le Rapporteur : Quelle est la proportion ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous avons signalé en fin d'année, à la Commission bancaire, les banques les moins coopératives et leur avons fourni le maximum d'indications afin qu'elle les prenne en compte dans son propre plan de contrôle. Nous le faisons tous les ans, depuis quatre ans. Je me propose même d'améliorer encore le système...

M. François AUVIGNE : La conception fondamentale qui, à l'époque, était celle du ministère des Finances et qui l'a fait prévaloir auprès des autorités politiques, est que l'on ne bâtit pas un système de lutte anti-blanchiment contre le système bancaire. C'est pourquoi je ne rejoins pas vos propos. C'est nécessairement un système coopératif, sinon peut-être fera-t-on quelques affaires, mais on risque de voir le système se rétracter. Cet acquis de dix ans de travail et de contacts correspond à l'esprit des textes de l'époque et aux nécessités de la lutte contre le blanchiment.

M. le Rapporteur : C'est tout notre sujet et le débat ne fait que commencer. Je vais vous lire une analyse de votre activité et vous me direz ce que vous en pensez. (Lecture du document) « Si nous prenons les statistiques, TRACFIN depuis sa création, a été destinataire de 7 247 déclarations de soupçon, soit environ 80 par mois. L'organisme belge correspondant, la Cellule de traitement de l'information financière (CTIF), en connaissait 24 417 dans le même laps de temps, soit 433 par mois. Cette différence peut sans doute s'expliquer, dans une certaine mesure, par le fait que les Belges poursuivent aussi certains délits d'évasion fiscale, mais cela ne suffit probablement pas à tout expliquer. »

J'ajoute que les montants comparés sont très différents : 22 milliards en Belgique pour 3 milliards en France. Il est très difficile de faire des comparaisons, mais on constate néanmoins que le mécanisme TRACFIN porte sur des montants extrêmement faibles comparés à ceux que je viens d'évoquer. Que pensez-vous de cette analyse ?

M. Jean-Paul GARCIA : J'ai été évaluateur, dans le cadre du GAFI, du système belge. J'ai passé trois jours à évaluer non seulement la CTIF, mais également tous les autres acteurs de la lutte anti-blanchiment. C'est une vision qui est peut-être un peu passée car remontant à deux ans et demi, mais globalement, elle est d'actualité. Lors de mon évaluation, je me suis interrogé sur les raisons de cette différence purement statistique. S'agissant du mode de comptabilisation des déclarations de soupçon, nous ne comptabilisons pas tous les mouvements.

M. François AUVIGNE : Vous avez une déclaration de soupçon en France avec quinze, vingt ou cent mouvements en annexe. A cet égard, on pourrait faire cent déclarations de soupçon.

M. Jean-Paul GARCIA : Par ailleurs, au départ, nous n'avons pas comptabilisé les sommes qui nous sont déclarées, ce qui est une faiblesse. Notre seule comptabilisation vient des dossiers que nous transmettons, et encore cela reste une comptabilisation à la louche. Nous ne faisons pas une comptabilisation au niveau de la déclaration. La seule déclaration est faite sur un fait qui s'avérera ou non être du blanchiment ou suspect.

Enfin, l'origine est importante. En Belgique, 75 % des déclarations de soupçon proviennent des bureaux de change. La profession de changeur manuel n'y est pas du tout la même qu'en France, où elle est assez inorganisée. La Belgique ne compte, sur l'ensemble de son territoire, qu'environ dix ou douze bureaux de change qui sont fortement structurés et contrôlés. En revanche, moins de 25 % des déclarations de soupçon reçues par le système belge viennent du système bancaire.

Pour notre part, le système bancaire nous alimente de 75 % de déclarations de soupçon. Il convient donc déjà d'avoir à l'esprit que nous ne travaillons pas sur la même matière. Si les Belges ont des résultats satisfaisants sur les bureaux de change, cela tient à l'organisation de ces bureaux et à une forme de criminalité qui leur est probablement spécifique, notamment tous les petits trafics entre la Belgique et les Pays-Bas, les trafics de stupéfiants, le cash que l'on veut introduire et ensuite le lien relativement aisé à faire entre ce trafic et l'opération financière.

En revanche, les déclarations de soupçon qui nous sont faites par le système bancaire - soit 75 % de l'ensemble des déclarations de soupçon - portent par définition sur du deuxième ou troisième niveau de blanchiment. Certes, nous avons quelques déclarations de soupçon qui concernent des dépôts en cash dans nos bureaux de change. Toutefois, à la différence des bureaux de change belges, nos bureaux de change sont dans l'ensemble beaucoup moins coopératifs. C'est une profession peu structurée et dans laquelle nous n'avons pas une confiance énorme.

Par conséquent, il convient d'examiner de près ces deux ratios. Nos déclarations de soupçon viennent des institutions financières sur des opérations de deuxième et troisième niveaux de blanchiment, c'est-à-dire les plus difficiles à caractériser par la suite. En effet, nous sommes loin de l'infraction principale, et de nombreux écrans ont déjà été mis en place entre l'infraction principale et l'opération portant à déclaration de soupçon. Ce sont ces opérations qui poseront, au niveau judiciaire, le plus de problèmes du fait qu'elles sont intégrées au point de vue international et que nous rencontrerons toutes les difficultés habituelles pour remonter à la source de l'infraction principale.

Même si d'autres comparaisons peuvent être faites, il convient de garder à l'esprit, au niveau des statistiques, cette différence de fond sur la nature de l'information.

M. le Rapporteur : Dès lors qu'il s'agit du ministre de l'Intérieur qui s'exprime ainsi et qu'il n'est pas un observateur sans informations, il serait intéressant que vous nous fassiez passer une note sur votre conception de cette comparaison qui vous est en permanence opposée. Le débat devant être posé sur des bases communes et incontestables à partir des rapports officiels de la CTIF, je souhaiterais que vous établissiez une analyse comparative de vos rapports.

J.-C. C. : Je voudrais vous citer un point de vue pratique sur un dossier que la CTIF et nous-mêmes avons eu à connaître. Ce dossier concernait deux groupes d'Africains, l'un en Belgique, l'autre en France, pratiquant des opérations de change en tourniquet. Quinze à vingt personnes opéraient à Bruxelles, avec le même schéma en France. Nous sommes entrés en contact avec la CTIF car l'un de ces Africains, apparu en Belgique, était en relation avec un des Africains en France, même si c'était alors le seul lien dont nous disposions entre ces deux organisations.

Nous avons rencontré nos collègues belges en vue d'obtenir des informations. On a alors pu constater qu'une déclaration avait déjà été faite en France s'agissant de cette affaire. Si nous estimons qu'il s'agit d'un groupement de mêmes personnes ayant les mêmes intérêts, par conséquent d'une même affaire, nous prenons une seule déclaration que nous alimentons par autant de noms qui apparaissent.

Nous avons demandé à nos collègues belges de vérifier si les autres individus, apparus autour du lien que nous avions, étaient connus de leurs services. Par la suite, nous avons appris qu'une trentaine de dossiers avaient été déposés en justice, soit autant de dossiers comptabilisés au niveau des transmissions au parquet belge, sur la base non seulement des quinze ou vingt noms qui apparaissaient chez eux, mais également des noms qui apparaissaient chez nous et qui n'étaient absolument pas impliqués en Belgique.

Pour notre part, nous n'étions pas prêts à transmettre un dossier au parquet. Toutefois, dans la mesure où le parquet belge, dans le cadre d'une commission rogatoire internationale, aurait pu être amené à interroger les autorités judiciaires françaises, nous avons immédiatement informé le parquet que nous avions connaissance de cette opération que les Belges estimaient être suffisamment importante pour avoir fait une transmission. Mais nous-mêmes, à Paris, avons comptabilisé nos quinze ou vingt Africains sous un seul dossier.

M. le Rapporteur : Monsieur Garcia, qui est votre interlocuteur aux renseignements généraux ?

M. Jean-Paul GARCIA : Vous dites que vous ne pouvez vous satisfaire de relations personnelles, or le service est fondé sur une relation directe et personnelle. C'est du reste l'esprit de la loi et du décret d'application de TRACFIN.

Un enquêteur qui a besoin de diverses informations de la part des renseignements généraux ne passe pas par son supérieur qui interroge le supérieur des renseignements généraux. Nous avons, depuis longtemps, dépassé ce stade avec les RG, la ST et les autres services. Un enquêteur qui souhaite un renseignement particulier sait quelle sera la personne, dans le service concerné, capable de lui apporter la réponse au moment voulu.

M. le Rapporteur : Nous avons à gérer le bilan de ce service par rapport à ces inimitiés congénitales entre l'Intérieur et les Finances. Quelle est la contribution de la DGSE qui fait du renseignement financier et celle des Renseignements généraux qui ne s'en sont jamais privés, y compris sur des saisines judiciaires, et la direction de surveillance du territoire ?

M. Jean-Paul GARCIA : Ils nous apportent des informations sur l'environnement humain des personnes. Nous avons a priori les moyens de collecter le renseignement financier. En la matière, nous en savons en général autant qu'eux, si ce n'est plus. S'agissant des Renseignements généraux, ils nous informent sur l'environnement particulier d'une personne, de sa présence dans une secte par exemple. Ils ont également beaucoup travaillé sur les Russes.

Quant à la Surveillance du territoire, à l'époque des attentats dans les moyens de transport, en 1995, nous avons entretenu des relations très étroites avec ces agents. Nous étions en présence de personnes et de mouvements financiers, parfois très connotés, qu'ils connaissaient ou pas. La ST disposait, pour sa part, d'informations sur des personnes qui, pour nous, n'étaient pas connotées et nous pouvions alors rattacher les informations.

Avec les RG et la ST, il existe un contact étroit et permanent. Les informations que nous recevons d'eux concernent l'environnement social de la personne et ses relations. S'agissant de la DGSE, elle ne travaille qu'à l'étranger pour nous. Elle apporte des éléments très intéressants lorsque nous n'avons rien sur les personnes dont les opérations financières nous sont déclarées. Je pense notamment à l'Afrique, à l'Algérie, qui amènent une population qui a des relais en France ; aux Etats d'Europe de l'Est également.

Nous avons eu le cas d'une personne qui faisait de la pêche quelque part sur la côte de l'Afrique de l'Ouest. Tout l'argent qu'elle amenait en espèces venait soi-disant de ses pêcheries. Par le biais de la DGSE, on peut savoir s'il existe réellement une pêcherie, si l'activité de ladite pêcherie est susceptible de générer telle ou telle ressource financière. Cette personne pouvait très bien posséder cette pêcherie, tout en passant de l'argent venant en réalité d'ailleurs. La DGSE nous permet de vérifier au moins ce type d'informations.

La DGSE nous fournit également toutes les informations sur les réseaux, Russes, Tchétchènes, Géorgiens, ou Ukrainiens dont les membres viennent acheter des maisons ou investir parfois dans des sociétés en France. Nous savons, par les informations de la DGSE, si ces personnes ont une réelle activité commerciale, si elles ne sont pas introduites dans tel ou tel réseau qui peut être mafieux, politique... La DGSE nous fournit des informations de cette nature.

J.-C. C. : Je vous présenterai maintenant le cas numéro trois. J'ai fait partie de TRACFIN au début de sa création, ce qui fait que j'ai vécu quasiment toutes les périodes. Le dossier que je vais vous exposer montre d'une manière typique ce que l'on peut faire et ne pas faire, et la façon dont nous travaillons.

Dès sa création, il avait été décidé que TRACFIN se mettrait en rapport avec les agents du monde bancaire et personnaliserait la relation entre l'agent déclarant de la banque et l'enquêteur de TRACFIN. La première obligation de la banque est de désigner une personne habilitée à travailler avec TRACFIN au sein de l'établissement, son interlocuteur à TRACFIN étant également toujours le même.

J'ai donc été amené à me déplacer pour rencontrer chacun de mes correspondants. Lors d'une visite à mon correspondant d'une banque de la région Centre, celui-ci évoque un dossier qu'il hésitait à déclarer à TRACFIN en raison du montant peu élevé de l'opération et de ses caractéristiques particulières.

Il s'agissait d'une petite PMI-PME de la région de l'Eure, fabricant de meubles, dont le comptable avait, un beau jour, déposé l'équivalent de 200 000 francs français en cash en diverses devises. Ces devises avaient été envoyées à la banque de France. Mon correspondant me demandait mon avis sur cette opération tout à fait inhabituelle de la part de la PME locale par ailleurs très favorablement connue de la banque.

Le premier volet de la loi 1990 faisant obligation d'identifier les intervenants et l'opération, en l'occurrence, la banque finançait la société depuis plusieurs générations, sans aucun problème. Mon correspondant connaissant bien son client, il lui a expliqué la réglementation en France et demandé la nature de cette opération. Le lendemain, mon correspondant m'envoyait par fax copie de la facture que le client de la PME avait soldée en cash...

Ce client était une personne connue, notamment pour avoir fait l'objet d'articles dans la presse de la Côte d'Azur. Il demeurait à Monaco où il se faisait livrer des meubles achetés auprès de cette fabrique de l'Eure. Ma première démarche a été de vérifier auprès des sources immédiatement disponibles si ce personnage était connu d'autres services. Il l'était de l'administration des douanes. L'attaché douanier de Miami avait fait inscrire un message, quelque temps auparavant, indiquant que ce personnage était suspecté par l'US Customs (douane américaine) de se livrer au trafic de stupéfiants en Europe du Nord.

J'avais pu confirmer son identité exacte. J'ai alors recherché par le FICOBA (fichier des comptes bancaires) sa superficie financière en France.

Ensuite, le FINCEN américain, que j'avais interrogé sur le message du douanier français passé à Miami, m'a confirmé avoir eu cette information, mais indiqué que le personnage avait disparu du territoire américain. Quelque temps plus tard, le SICCFIN monégasque ayant été créé dans l'intervalle, mon homologue à Monaco me contacte afin de savoir si je connais l'intéressé. Lorsque je lui demande la provenance de cette information, il m'indique que ce sont les Américains qui l'ont informé de ma demande de renseignements sur cette personne, un an auparavant.

Il m'informe qu'à Monaco, SICCFIN a observé des mouvements de fonds dont il ne comprend pas l'objet. Devant aller à Nice voir des banquiers, je passe à Monaco où j'ai la surprise d'apprendre que l'intéressé a fait ouvrir, dans deux établissements bancaires, une dizaine de comptes qu'il mouvemente et dont il est procurateur. Il y avait des personnes physiques et morales. Le seul type d'opérations enregistrées par ces comptes étaient des dépôts de cash, pour plusieurs centaines de millions de francs. L'utilisation de ce cash ayant posé problème à un banquier, il avait réagi auprès du SICCFIN.

Nous avons commencé à travailler sur ces opérations. Le personnage s'est retiré du marché, puis les comptes ont été soldés. Entre-temps, j'avais réuni quelques informations sur les sociétés qu'il dirigeait, notamment luxembourgeoises.

Dans mes précédentes fonctions en douane, j'avais travaillé sur les opérations de blanchiment dans le cadre de l'affaire Jurado, de ce fait, j'avais été en contact avec mon homologue actuel, au Luxembourg. Je lui demande donc toutes les informations disponibles sur ces sociétés. Lui-même avait déjà eu un repérage fait par les banques luxembourgeoises sur le fonctionnement de ces comptes de société qui semblaient ne fonctionner qu'avec du cash.

Nous commençons à travailler ensemble et nous apercevons que ces sociétés n'avaient qu'un seul but, recevoir du cash en francs suisses, deutsche marks et couronnes suédoises, des devises bien typées. Ces fonds bien souvent repartaient ensuite vers Monaco, mais surtout à Genève. Parmi les différentes identités des personnes qui travaillent sur ces comptes, l'une d'elles venait également y déposer de l'argent.

Les Luxembourgeois m'informent que les Belges les ont contactés peu de temps auparavant, sur l'un des noms que je leur ai transmis, celui d'une personne libanaise. Les Belges étaient sur le point de démanteler un réseau dans un port belge et avaient un conteneur en attente de livraison. Par la suite, mon homologue suisse me contacte car, par les Américains, il avait appris que je m'intéressais à la personne en cause. Ce dernier en fait, lorsqu'il a quitté Monaco, est allé s'installer en Suisse à Campione. C'est un homme d'affaires qui souhaite installer son centre d'affaires à Genève pour des raisons de facilités de transport. Mon homologue suisse me transmet les informations dont il dispose sur le patrimoine de l'intéressé. En effet, toute personne pour être autorisée à s'installer à Genève doit fournir ces informations.

A cette occasion, je retombe sur une opération dont je m'étais occupé brièvement et qui avait été lancée à partir de Monaco. A un moment donné, il avait demandé à son banquier monégasque de tirer deux chèques de banque de 10 millions de francs chacun, à l'ordre d'une société, et d'effectuer un virement de 10 millions de francs sur une banque frontalière franco-suisse.

Renseignements pris auprès des Allemands, il s'agissait d'un bureau de change à Düsseldorf, lequel faisait déjà l'objet d'une procédure policière très sérieuse concernant un trafic d'héroïne entre Américains et Allemands. De plus, les autorités allemandes soupçonnaient ce bureau de faire du blanchiment interne en Allemagne.

Ces deux chèques de banque, d'un montant global de 20 millions de francs, ont été encaissés en Allemagne. Moyennant l'équivalent de 200 000 marks de commissions, ces fonds ont ensuite été rebasculés en France chez un notaire de la Côte d'Azur. Cet argent avait permis l'acquisition d'une villa dans la région de Grasse, d'une valeur de 20 millions de francs.

Quelque temps après, un couple de personnes âgées est contrôlé par la douane à Saint-Julien-en-Genevois, en possession d'un document bancaire dans lequel il était relaté qu'une opération de 10 millions de francs devait être enregistrée sur tel compte. Lorsque les services douaniers avaient demandé des informations sur ce document, le couple leur avait répondu l'avoir trouvé dans la rue.

Un mois et demi plus tard, un avocat de la Côte d'Azur se met en rapport avec le bureau des douanes pour l'informer qu'il défend les intérêts de ce couple, mais que les explications de ses clients ne lui disaient rien qui vaille. L'avocat avait régularisé au plan fiscal, mais voulait déclarer qu'il s'agissait, dans le cadre de la vente d'un bien immobilier, d'un dessous-de-table de 10 millions de francs que le personnage en question avait imposé aux vendeurs, à savoir ses clients. Le couple et leur avocat ont fourni, au service des douanes, tous les éléments permettant de démontrer que ces fonds leur appartenaient. C'était à la demande de l'intéressé, que ces 10 millions de francs avaient été versés sur un compte en Suisse qui, lui-même, avait vérifié les fonds avant de créditer le compte de ses clients, les vendeurs.

En fait, la vente s'élevait à 30 millions de francs, et non pas à 20 millions de francs. Cette opération a été corroborée par l'analyse du retour des fonds du bureau de change allemand sur le notaire. Sur ce, les Américains me rappellent car l'intéressé se trouve à Miami. Non seulement il est blanchisseur, mais également trafiquant de stupéfiants.

A Miami, il venait de tomber sur un agent sous couverture de l'US Customs. N'ayant pas voulu coopérer, il a été condamné à 25 ans d'emprisonnement. Dans la foulée, le parquet de Nice a été informé qu'il y avait un bien à saisir de 30 millions de francs, en relation avec cette affaire.

C'est une affaire classique. Les liens alors créés entre les différents services opérationnels ont permis en retour une exploitation ultérieure et la saisie en France de biens à hauteur de 4 à 5 millions de francs (jugement du tribunal de Tours en 1998). En effet, les Suisses avaient identifié le fournisseur de cannabis d'Anvers qui avait investi dans la région tourangelle. Par ailleurs, l'équivalent de 50 millions de francs en deutsche marks et en francs suisses ont été saisis par le Luxembourg. Un ami du premier intéressé était parvenu à faire une opération de pseudo-change, c'est-à-dire qu'il est venu avec l'équivalent en cash de 50 millions de francs en devises allemandes et suisses et qu'il est reparti avec des chèques de banque. Ces chèques de banque ont été bloqués, deux jours plus tard, au Luxembourg par nos collègues luxembourgeois. Le personnage, recherché par la police luxembourgeoise dans une précédente affaire, a alors été interpellé.

M. François AUVIGNE : Nous allons maintenant aborder la question des transmissions aux parquets.

M. Dominique GAILLARDOT : Le travail de TRACFIN consiste à comprendre les opérations qui nous sont dénoncées afin de voir si l'on peut passer du soupçon à une présomption, à faire ce basculement pour passer d'un contexte financier à un contexte pénal.

Globalement, deux critères nous amènent à transmettre les dossiers au procureur de la République. Le premier est celui où nous avons réussi à replacer la transaction dans un contexte criminel, même lointain. Notre rôle n'est pas d'établir que telle somme découle de telle infraction, mais que l'auteur de la transaction est lui-même connu pour une participation à des activités criminelles et qu'il est en contact direct avec un ensemble de personnes liées à la criminalité organisée. Cela nous suffit à caractériser, de notre point de vue, un contexte criminel éventuel qui justifie à lui seul que la police et la justice prennent le relais pour mener des investigations avec les moyens qui sont les leurs. C'est le meilleur des cas.

Les autres cas, dont le dossier fait l'objet d'une transmission aux autorités judiciaires, sont ceux dans lesquels même si l'on n'a pu caractériser le contexte criminel, l'opération nous parait être tellement significative et « typologique » du blanchiment qu'il nous semble essentiel que soient menées des investigations complémentaires pour lesquelles nous ne disposons pas des moyens juridiques.

Dans cette seconde catégorie de cas, j'ai parfois dû convaincre mes collègues de déclencher des investigations en raison du manque d'infractions évidentes. A la lecture d'une affaire, l'opération parait anormale, suspecte, mais sans que l'on puisse définir a priori le moindre lien avec une infraction déterminée. Si les moyens ne sont pas engagés pour essayer de déterminer quelle est la source de l'information, on n'a aucune chance d'établir, un jour, un blanchiment éventuel.

Ces moyens vont au-delà de ceux de TRACFIN, il faut mettre des moyens judiciaires et policiers traditionnels. Ce sont les deux critères qui nous amènent à transmettre des dossiers à l'autorité judiciaire.

On peut s'interroger sur ces critères, voir s'ils sont suffisants ou si d'autres critères devraient permettre de transmettre ces informations à l'autorité judiciaire. Nous réfléchissons en permanence à ces questions car notre finalité et notre objectif restent la transmission de dossiers à l'autorité judiciaire. Si la totalité du travail de renseignement est faite, nous avons alors établi ce contexte criminel, et le dossier est transmis à l'autorité judiciaire. Dans le cas contraire, nous avons un soupçon brut, un fait que l'on n'a pas réussi à étayer. Hormis les cas typologiques du blanchiment, l'exploitation de ces derniers cas n'est pas facile.

Néanmoins, l'information recueillie et non transmise immédiatement à l'autorité judiciaire reste disponible aux services de police ou à la justice. A priori, nous avons déjà cherché à faire le maximum de recoupements. Toutefois, si des services de police, des juges d'instruction ou des collègues, saisis d'une affaire, veulent voir s'il n'y pas de conséquences en termes de blanchiment, ils ont tout loisir de nous interroger. Telle est la politique de transmission que nous avons suivie jusqu'à présent.

La deuxième question est de savoir quelle est l'utilité de ces renseignements que l'on transmet. Il convient de repartir de la conception et de la définition même du blanchiment. Le blanchiment concerne des transactions financières liées à une infraction principale qui existe, qu'elle soit connue ou pas. Dans le meilleur des cas, cette infraction principale est connue et elle peut l'être déjà de services de police ou de la justice. C'est l'essence même du service que d'apporter alors le volet financier à des autorités policières et judiciaires déjà en charge d'investigations sur l'infraction principale.

Ces informations financières, qui compléteront l'ensemble du dossier, seront parfois le catalyseur. C'est grâce à ces informations financières qu'on aura un autre angle d'attaque pour aborder l'infraction principale. Dans d'autres cas, les autorités judiciaires ou policières sont en totale ignorance de l'infraction principale. Nous nous trouvons face à la difficulté habituelle qui est de faire le lien entre les mouvements financiers et cette infraction principale, d'autant plus quand cette infraction principale est située à l'étranger.

Pour connaître, de façon objective, le degré d'utilité de cette information, il existe quelques indicateurs simples, au-delà de ce que la police ou la justice peuvent en dire. A partir de 1996, un palier significatif dans le nombre de transmissions aux autorités judiciaires a été franchi. Nous tournons, globalement depuis trois ans, entre 100 et 120 dossiers par an. Pour la seule année 1998, actuellement plus de trente cas d'informations judiciaires sont ouverts sur des dossiers transmis par TRACFIN.

Quand on connaît la prudence et le souci des procureurs de la République de ne pas encombrer les cabinets des juges d'instruction, de n'ouvrir qu'avec parcimonie des informations, ce chiffre est significatif. Au-delà de ces 34 dossiers en cours d'instruction chez mes collègues juges d'instruction, il faut également prendre en compte tous les dossiers directement transmis à l'Office central, à la BRIF ou aux différents services d'enquêtes.

Ce chiffre est significatif et si, parmi ces dossiers, un nombre important aboutit, ce sera vraiment le moyen objectif de mesurer la pertinence des informations transmises.

Je voudrais vous citer brièvement quelques exemples de dossiers que nous avons transmis cette année. Vous comprendrez ainsi qu'il y avait matière à transmettre et à s'interroger, et que nous avons l'espoir de voir ces dossiers aboutir par la suite.

Pour la seule année 1999, je commencerai par des dossiers très significatifs par le montant ou la nature des opérations :

- Opérations injustifiées en espèces sur les comptes d'une fédération de sport : 18 millions de francs.

- Opérations en espèces sur les comptes d'une association travaillant dans le secteur sanitaire ou social : 72 millions de francs.

- Achat d'un complexe immobilier touristique par des personnes connues pour leurs liens avec des organisations criminelles : plus d'un milliard.

- Opération sur les comptes de la famille d'un ancien dirigeant africain, poursuivi dans son pays : 350 millions de francs.

- Achat de plus de mille lingots d'or par une personne sans revenus connus.

Dans ce dernier cas, il est légitime de mettre en _uvre tous les moyens pour connaître l'origine des fonds ayant permis d'acheter plus de mille lingots d'or et la destination de ces derniers. Cela ne signifie pas pour autant que l'on aboutira à un résultat concret, mais la machine à détecter a bien fonctionné. Ensuite se posent les différents problèmes pour établir le lien avec l'infraction.

Ce sont des faits significatifs qui montrent la qualité du renseignement qui nous est parvenu et qu'il y a matière à s'interroger. Que l'on établisse ou non le contexte criminel, il faut permettre à d'autres autorités de pouvoir, avec leurs moyens, d'aller plus loin. A côté de ces opérations importantes par leur montant, d'autres de montant beaucoup moins élevé montrent également l'intérêt des déclarations portant sur des sommes plus faibles.

- Achat d'un hôtel par des Russes connus à l'étranger et usant d'identités falsifiées : moins de 2 millions de francs. Nous sommes là directement dans le contexte de la criminalité organisée.

- Virements vers l'étranger d'une personne recherchée par les services de police : 2,4 millions de francs.

- Opérations de change par personnes recherchées pour trafic de stupéfiants en Grande-Bretagne. C'est le type de dossier qui théoriquement devrait facilement aboutir.

- Opérations irrégulières sur les comptes d'un courtier en assurance. Le courtier en assurance peut être un outil de blanchiment s'il a joué avec des comptes taxi, escroquerie bien connue en matière d'abus de confiance.

- Revente à perte d'un appartement et transfert vers un paradis fiscal. L'argent, qui venait d'un paradis fiscal, repart vers un paradis fiscal.

Pour 1999, vingt-deux de nos transmissions sont supérieures à 10 millions de francs et vingt-deux se situent entre 3 et 10 millions de francs. Cela vous donne une idée de la matière sur laquelle nous travaillons et que nous transmettons aux autorités judiciaires.

M. le Rapporteur : Merci de ces précisions. Il serait intéressant d'engager le débat avec vos collègues magistrats. Je voudrais vous lire un courrier du directeur des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie, M. Charpenel.

« En réalité, les procureurs se trouvaient bloqués, lorsqu'ils recevaient des dénonciations de type TRACFIN, par le fait que celles-ci n'établissaient jamais de relation avec une infraction. Elles signalaient un mouvement financier anormal, mais il fallait rechercher s'il faisait suite à un trafic de drogue ou d'armes. Or, précisément, nous devons partir d'une infraction.

Dès lors que l'on part, non plus d'une infraction ou d'une dérive financière, mais d'un train de vie anormal dans un contexte socio-économique donné, on peut commencer à travailler. Mais il est vrai que, parfois, nous sommes dans l'obligation d'établir le lien avec une infraction, ce qui relève de la compétence du procureur, à partir d'éléments fiscaux ou d'une certaine forme de coopération, qu'il n'est pas facile d'obtenir de TRACFIN, du type « on ne peut pas vous en dire plus, mais la banque en question est déjà connue pour avoir travaillé dans des affaires de trafic de stupéfiants ». Nous avons alors un début de piste qui nous permet d'avancer. Mais il me semble qu'on devrait, en généralisant les mécanismes applicables au trafic de stupéfiants, décrypter les déclarations de soupçon de manière plus efficace. »

Vos interlocuteurs magistrats, me semble-t-il, souhaiteraient que TRACFIN fasse une partie du chemin, de façon plus approfondie et que, d'une certaine façon, TRACFIN dispose des mêmes pouvoirs qu'eux. De plus, ils semblent vouloir que TRACFIN fasse leur travail car ils n'en ont pas les moyens. En vérité, TRACFIN, pour eux, devrait être décloisonné avec leurs propres compétences, y compris policières.

M. Dominique GAILLARDOT : Au-delà de mes fonctions à TRACFIN, je vous livre ma réaction de magistrat. Le soupçon peut exister au niveau d'un quartier, d'une ville. Certains roulent en Mercédès ou en Jaguar, alors que chacun sait que ces personnes n'ont aucun revenu. On peut soit en rester là, soit s'interroger et rechercher l'origine ou le financement de ce véhicule. L'information financière transmise par TRACFIN et l'interrogation qu'elle doit susciter sont de même nature mais la révolution sur l'approche de cette matière reste à faire. Nous avons fait cette révolution. Il appartient maintenant aux autres de la faire.

C'est pourquoi nous essayons désormais de privilégier l'échange de l'information avec les pôles financiers. Il faut apprendre à travailler avec la notion de soupçon. Longtemps, certains ont pensé qu'à partir d'un soupçon brut, on ne pouvait pas remonter à l'infraction initiale. La courte histoire de TRACFIN et des dossiers qui ont abouti démontre le contraire. Je vais vous citer un cas précis de 200 000 francs déposés en cash sur un compte d'une banque à réseau par une personne « RMIste ». En soi, c'est à la fois peu et beaucoup. Même si cela peut être le fruit d'un héritage ou de diverses autres opérations, la banque a néanmoins estimé le fait suffisant significatif pour faire une déclaration de soupçon. Nous avons réussi à caractériser le contexte familial de la personne, sans avoir détecté un lien quelconque avec un trafic de stupéfiants. Toutefois, en interrogeant les services de police locaux, nous avons appris que cette personne vivait habituellement avec d'autres soupçonnées de trafic de stupéfiants.

Cette opération de dépôt a été le catalyseur et a permis aux services de police saisis et au parquet de se focaliser sur ces personnes. Dans cette affaire de stupéfiants, douze personnes ont été condamnées par la suite. L'intérêt de cette information financière a été tout à fait compris, elle a permis de déclencher les investigations pour remonter à l'infraction principale.

M. le Rapporteur : Que manque-t-il à TRACFIN pour donner satisfaction et sous-traiter un peu plus et un peu mieux le travail des procureurs ? En fait, les procureurs veulent que l'on fasse une partie du travail. C'est la police aujourd'hui qui décide des priorités répressives dans les parquets. C'est elle qui fait la politique pénale, pour des raisons d'insuffisance des pouvoirs de la magistrature - le débat actuel dans notre société est significatif - et pour des raisons de moyens. Ce n'est pas le procureur qui ira vérifier sur place les faits relatifs, par exemple, au conducteur de la Mercédès, et s'il demande à la police de le faire, ce sera fait dans un an.

En dehors du fait que les pratiques ont beaucoup évolué ces dernières années, afin que le procureur ou le parquet prenne en charge des éléments du travail de vos déclarations de soupçon donnant lieu à transmission, il faudrait que vous puissiez faire une partie de leur chemin et avoir en quelque sorte des pouvoirs de police. C'est d'ailleurs la teneur des propos de M. Charpenel.

M. Dominique GAILLARDOT : Il ne faut pas oublier que nous avons fait un tri préliminaire considérable et nous sommes persuadés que l'information transmise doit être exploitée. Les exemples que je viens de vous citer l'illustrent.

M. le Rapporteur : En clair, quand le directeur des grâces et des affaires criminelles écrit que TRACFIN n'est pas en mesure d'établir un lien avec une infraction, il sous-entend qu'il manque un travail policier.

M. Jean-Paul GARCIA : Les propos de M. Charpenel se réfèrent au passé. Nous avons essayé, avec nos moyens juridiques et matériels, de dépasser cela. Le problème est que nous transmettons des affaires que nous considérons bonnes et que les parquets les reçoivent parmi de multiples autres qui sollicitent bien davantage leur attention. Les services de police, pour leur part, avaient toujours autre chose à faire que de consacrer leurs moyens à quelque chose qui reste pour eux une spéculation intellectuelle.

Nous avons entrepris, il y a trois ans, d'intéresser à notre travail des services de police et des parquets, en amont de la transmission, par le biais d'une participation à notre réflexion et à nos enquêtes pour l'OCRGDF, les SRPJ, la BRIF et la gendarmerie. Cette démarche a débuté par des opérations communes de formation ou d'information lors desquelles nous avons pu nouer des contacts personnels. Ainsi nous avons pu associer des services. Lorsqu'un service de police ou de gendarmerie est associé à une affaire TRACFIN avant la transmission, ils sont davantage intéressés. Cette démarche de sensibilisation à notre travail a donné satisfaction.

Les chiffres que vous citiez, qui sont très certainement perfectibles, montrent une courbe ascendante régulière. Chaque année, nous nous améliorons dans la proportion d'affaires traitées. C'est un travail à la base. En ma qualité de directeur opérationnel, je m'estime satisfait de l'évolution dans le traitement de nos affaires, sur ces trois dernières années.

Par ailleurs, j'ai une réponse facile à vous soumettre, mais que je vais essayer d'argumenter. Le modèle que j'imagine existe en Espagne, avec le rattachement direct au responsable des services administratifs, qui travaillent sur l'analyse de l'information, d'une brigade de police judiciaire des délits monétaires et financiers. Cette brigade, dirigée par l'équivalent d'un commissaire divisionnaire, comporte, selon les mouvements de personnel, entre une quarantaine et une cinquantaine d'agents qui ont une formation financière antérieure et qui travaillent sous les ordres de leur chef qui, pour sa part, reçoit les siens du patron du SEPBLAC équivalent espagnol de TRACFIN. Ces agents ne travaillent pas sur initiative, mais attendent que le TRACFIN espagnol leur donne la matière.

Cela ne les empêche pas de mener une activité policière par ailleurs, mais une priorité très nette est donnée aux affaires du TRACFIN espagnol. On ne discute pas de savoir qui fait quoi. Les officiers de police judiciaire rendent compte, via leur chef policier, au chef du SEPBLAC.

Cette unité comporte aussi un côté moins formel. Travaillent côte à côte, dans le même local, dans une même dynamique de service, des enquêteurs analystes qui font tout le travail de coopération internationale en s'affranchissant de ce système contraignant policier et judiciaire, et les policiers. Ils ont en permanence cette écoute policière et ce travail de terrain qui nous manque parfois.

M. le Rapporteur : Etes-vous en train de nous dire qu'il faut vous rattacher à l'OCRGDF ?

M. Jean-Paul GARCIA : Je n'irai pas jusque là.

M. François AUVIGNE : Non, en effet c'est l'esprit de coopération qui importe. A côté du modèle espagnol, il y a aussi le modèle où un service est capable de nouer des relations coopératives fortes en travaillant les dossiers en amont, avec les parquets et les services enquêteurs. Cela suppose de travailler principalement avec les services financiers afin d'apporter une réelle plus-value au soupçon initial en termes d'analyse financière, ensuite, de pouvoir recueillir le maximum d'informations sur l'environnement humain, éventuellement criminogène, des personnes concernées auprès des services policiers et judiciaires.

Je ne peux parler que de ce que je transmets sous ma signature depuis 1999. Par rapport à l'idée extérieure que j'avais de TRACFIN, les transmissions au parquet sont généralement étayées. Quand une transmission me paraît insuffisamment étayée, c'est souvent parce que le travail informel, effectué en amont avec les parquets ou les services enquêteurs de police ou de gendarmerie, est déjà considérable et qu'il n'est plus nécessaire, dès lors, d'être très explicite dans le document formel de transmission.

M. le Rapporteur : Suivez-vous vos dénonciations aux parquets, soit une trentaine en portefeuille ?

M. Dominique GAILLARDOT : Non, pas une trentaine, nous avons beaucoup plus de dénonciations aux parquets, environ une centaine. Pour l'année 1998, sur 108 dossiers transmis en justice, nous avons trente-deux informations judiciaires ouvertes immédiatement, les autres dossiers étant en cours d'enquête.

Nos principaux interlocuteurs sont le parquet de Paris - qui représente plus de 50 % des affaires - et la Côte d'Azur, en dehors de quelques dossiers transmis à d'autres parquets. Il est vrai qu'un parquet qui reçoit pour la première fois un dossier de TRACFIN, ne sait trop comment le manipuler. Nous ne transmettons pas de procès-verbaux, de procédure ou de matière première type à partir desquels les services de police ou les parquets travaillent habituellement. Nous ne transmettons qu'un certain nombre de renseignements qu'il convient de vérifier et de compléter.

Par ailleurs, nous n'avons ni la légitimité ni les moyens juridiques de nous substituer à d'autres services. Le mécanisme de la déclaration de soupçons ne résout pas en soi les problèmes de preuve. Il laisse entiers tous les problèmes relatifs à l'établissement de l'infraction principale et du lien entre l'infraction principale et les opérations financières.

Dans un certain nombre de dossiers, nous avons la certitude de toucher de près à l'activité d'organisations criminelles, mais nous savons que nous aurons toutes les peines du monde à les voir aboutir, dès lors que plusieurs commissions rogatoires internationales seront nécessaires ou qu'il faudra passer au-dessus de tel ou tel paradis fiscal.

Il ne faut pas demander au mécanisme de la déclaration de soupçons plus que ce pourquoi il est fait. La déclaration de soupçon ne se substitue pas aux procédures judiciaires destinées à apporter des preuves. Autant que faire se peut, nous faisons en sorte que ceux qui sont chargés de ce problème de preuve disposent des éléments leur permettant de faire aboutir le dossier. Mais en soi, ce n'est pas dans le simple mécanisme de la déclaration de soupçon, ni dans le travail d'enrichissement que TRACFIN a pu effectuer, que l'on pourra trouver les éléments dispensant d'apporter des preuves.

La question du renversement de la charge de la preuve, qui pose des problèmes complexes. Il ne me semble pas que l'on peut aller vers un renversement total de la charge de la preuve. C'est contraire à bien des éléments de notre philosophie juridique. En revanche, le droit non pas du renversement de la preuve de l'infraction, mais de celui de la preuve de l'origine des biens est une réelle piste à explorer. Quand on a démontré qu'une personne ayant des biens agissait dans un contexte criminel, il me semble légitime d'avoir le droit de lui poser des questions sur l'origine des fonds et d'en tirer des conclusions.

M. le Rapporteur : Nous ne sommes pas du tout insensibles à ce langage. Restent les problèmes de l'outillage de l'Etat, des agents sous couverture, du droit de la provocation, des mécanismes de recherche des preuves et de renversement de la charge de certains éléments de preuve. Cela fait partie de l'un des chantiers ouverts au sein de cette mission.

A été évoqué, tout à l'heure, le rattachement d'un service entier à un service comme le vôtre, de manière à lui donner une plus grande ampleur, à améliorer la collaboration entre les services et vous permettre de disposer d'une force de frappe policière pour un meilleur travail d'environnement.

C'est ce que font les policiers dans le cadre de leurs travaux d'initiative, avant transmission à la justice. Par rapport à votre réputation dans le milieu financier et les relations de confiance que vous avez su établir avec les institutions financières, quelle serait la conséquence d'une évolution vers la judiciarisation de votre service ?

M. François AUVIGNE : A titre personnel, je comprends les préoccupations du modèle espagnol, mais la voie du progrès n'est pas celle-là. Il faut conserver l'esprit initial de TRACFIN, qui est celui de la coopération financière pour enrichir le renseignement, de façon variée, dans le cadre de relations de coopération. En revanche, il conviendrait de réfléchir à des mécanismes simples et pratiques en vue d'améliorer la coordination avec le parquet et les services enquêteurs. Cela commence par une motivation, avant même la transmission.

Il s'agit de repérer les services enquêteurs que cela intéresse, qui sont d'ailleurs de plus en plus nombreux. C'est d'autant plus facile que dès lors que les informations judiciaires et les condamnations commencent à arriver, la matière parait moins ésotérique. J'envisage plutôt cette voie qu'une voie à l'espagnole.

Quant au problème du renversement de la charge de la preuve, il relève du domaine de la législation. S'agissant de la question des agents, tout en restant dans un cadre administratif, on peut quand même avancer, comme nous avons pu le démontrer en matière de lutte douanière contre les stupéfiants. Depuis 1991, nous avons un cadre juridique, qui sera encore amélioré puisqu'il est question que les agents étrangers puissent participer à une opération dans notre pays et vice versa. On constate que, sur ce sujet, il peut y avoir des réponses juridiques importantes.

M. le Rapporteur : Il est de notre responsabilité de voir quelle orientation donner. Pour nous, l'acuité du problème n'est pas la même aujourd'hui qu'il y a dix ans. Vous avez fait un travail de conquête et de confiance qui est maintenant acquis. Nous considérons que les économies légales et réelles sont pénétrées de toutes parts par l'argent sale, provenant en plus de territoires très proches qui sont de véritables lieux de blanchiment.

M. François AUVIGNE : Nous n'avons pas évoqué l'aspect de la construction d'un véritable réseau mondial des Unités de renseignements financiers, en cours et qu'il faut poursuivre, le GAFI et les différents accords bilatéraux dont un a été conclu avec le Luxembourg, un autre en négociation avec la Suisse...

M. le Rapporteur : Avec Monaco, nous en connaissons les développements pratiques. Avez-vous fait des demandes au Liechtenstein ?

M. Dominique GAILLARDOT : Oui, nous avons rencontré les responsables du Liechtenstein au Conseil de l'Europe. Par contre, nous avons des accords en cours avec Guernesey et Jersey.

M. le Rapporteur : Qu'en est-il de la Grande-Bretagne ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Ce fut l'un des premiers accords signés.

M. le Rapporteur : Comment cela fonctionne-t-il ?

M. Jean-Paul GARCIA : Très bien. Il y a une culture anglaise du renseignement.

M. Dominique GAILLARDOT : Ils sont plus à l'aise dans un cadre du renseignement, car on peut éventuellement rencontrer par la suite des problèmes pour traduire judiciairement les informations qu'ils nous ont transmises sur le plan du renseignement.

M. Jean-Paul GARCIA : Cela étant, nous avons des exemples avec les Anglais où nous avions déblayé le terrain et indiqué aux services français et anglais où était l'information dans l'un et l'autre pays, afin que la commission rogatoire aille directement sur la cible.

M. Jean-Bernard PEYROU : Une autre finalité est le renseignement. Nous essayons d'optimiser au maximum le renseignement pour mieux faire travailler les autres acteurs de la chaîne du blanchiment, qu'ils soient policiers ou judiciaires.

M. Dominique GAILLARDOT : J'aimerais aborder un autre point sur les aspects purement judiciaires. Pourquoi avons-nous si peu souvent procédé au blocage des fonds, seulement dans trois ou quatre cas, dont une fois sur 10 millions de dollars et une autre sur 25 millions de francs ?

Nous avons longuement réfléchi à cette question. Nombre de déclarations de soupçon sont faites une fois l'opération terminée. La question du blocage ne se pose donc plus. Par ailleurs, l'une des conséquences du blocage est d'aviser tout un chacun que les services de l'Etat s'intéressent à ces opérations financières, notamment des opérations complexes où il peut y avoir de grandes investigations. Il faut bien réfléchir avant de se signaler.

Enfin, il convient de disposer d'éléments et d'être sûr de son affaire pour justifier un blocage. Or, au moment de la déclaration de soupçon, nous n'avons pas les éléments, nous ne les obtenons qu'au cours des investigations. Dès lors que nous avons ces éléments en main, c'est que nous sommes prêts à transmettre le dossier au parquet. De plus, sachant que la faculté de blocage n'est valable que pour douze heures et que l'autorité judiciaire doit prendre le relais dans ce laps de temps, la transmission immédiate au parquet nous paraît préférable puisque des mesures conservatoires pourront immédiatement être prises dans le cadre de l'instruction.

Je vais vous exposer les raisons des quelques cas qui ont justifié un blocage des fonds. Dans le premier cas, qui concerne 25 millions de francs, nous sommes avisés qu'une personne fait un virement en provenance d'Italie et qu'elle demande à retirer en espèces une partie de ses fonds. Retirer 8 ou 10 millions de francs en espèces est déjà un élément suffisant pour attirer l'attention de la banque et faire une déclaration de soupçon. Dans la journée, nous établissons que ce compte a été ouvert sous une fausse identité.

La personne devant venir directement au guichet retirer l'argent en espèces, nous bloquons immédiatement les fonds et mettons un dispositif policier en place, sous l'autorité du parquet. En fait, personne n'est, encore à ce jour, venu retirer les fonds. Comme il me parait difficile pour quelqu'un de venir le faire en justifiant d'avoir fait l'opération sous une fausse identité, le dossier tourne à vide et posera certainement des problèmes, au niveau judiciaire. Je ne sais ce qu'il adviendra de cette somme. Si on veut passer à un stade de confiscation ultérieure, on ne sait pas confisquer par défaut.

Dans une autre affaire très importante, nous avons également bloqué des fonds. Un ancien dirigeant d'une banque russe a des comptes en France sur lesquels transitent 10 millions de dollars. On sait que cette banque a été suspectée pour être impliquée dans toutes les affaires dont on a parlé récemment. Nous avons immédiatement bloqué les fonds, transmis le dossier le jour même à l'autorité judiciaire qui a ouvert une information et essayé d'aller plus loin dans l'affaire.

Le blocage des fonds est une opération qui n'est jamais simple car il faut s'assurer du relais judiciaire immédiat. Il n'est pas nécessaire de bloquer des fonds si nous ne sommes pas suivis par la justice. C'est un procédé complexe à mettre en _uvre. Les cas où ce blocage apparaît opportun sont relativement rares.

Y. S. : Je vais vous exposer maintenant le cas numéro quatre. Ce cas ne concerne pas le blanchiment de trafic de stupéfiants mais de détournement de fonds publics. La déclaration de soupçon est assez succincte. Une banque tient le compte d'une petite société française sur les comptes de laquelle des fonds très importants viennent de l'étranger et repartent presque aussitôt vers l'étranger.

M. le Président : Quels sont les pays étrangers concernés ?

Y. S. : Cela provenait, en premier lieu, de pays anglo-saxons, mais en remontant la chaîne des correspondants, on s'est aperçu que les fonds venaient de certains pays de l'Est, pour repartir aussitôt vers un autre pays de l'Est, essentiellement vers une société écran gérée par un avocat. Ce mécanisme a alerté la banque, d'autant plus que la société justifiait son activité économique par deux contrats :

- Un premier contrat en rapport avec l'activité supposée de la société,

- Un second contrat qui a beaucoup intrigué la banque, auteur de la déclaration de soupçon, à savoir des livraisons de matières premières organisées par cette société, sorte de coquille vide, vers ce pays de l'Est.

La déclaration de soupçon comprenait ces éléments. Mon premier travail a été d'examiner l'environnement criminel éventuel et si les dirigeants et les mandataires étaient connus des services répressifs français. Les mandataires étaient en fait des personnes émigrées d'un pays de l'Est. Il n'y avait aucun renseignement défavorable, selon les informations obtenues auprès des services français pour situer l'environnement de ces personnes.

Six mois après, le service de la police judiciaire que j'avais interrogé m'a dit avoir reçu des informations intéressantes. Le pays de l'Est, via Interpol, avait fait une demande d'assistance concernant l'activité de cette société et d'un groupe de sociétés qui y était rattaché, supposant de fausses factures et des exportations illégales de capitaux.

Parallèlement, j'avais effectué une étude de l'environnement financier. Seules deux banques géraient les comptes de cette société, l'une étant l'auteur de la déclaration de soupçon. Quant à l'autre, elle était quelque peu atypique puisque détenue à parts égales par le gouvernement du pays de l'Est et des institutionnels français. Les montants, qui transitaient sur ces comptes, soit plusieurs millions de dollars, étaient relativement importants pour une telle société.

Quant à l'environnement économique de cette affaire, j'ai travaillé sur l'analyse des contrats, en liaison directe avec les services de la police. Dans le cadre de l'assistance Interpol, les policiers en effectuant une petite étude périphérique sur place s'étaient aperçus que le premier contrat était surfacturé, dans un rapport de un à cinq. C'est le travail informel en liaison avec les services policiers, en amont de la transmission, qui a permis d'établir le caractère fictif de ce contrat.

Le deuxième contrat portait en théorie sur plus de cent millions de dollars, pour une SARL de 50 000 francs de capital, ce qui était également totalement fictif.

Fort de ces éléments, contrats fictifs, mouvements financiers disproportionnés par rapport à la surface de la société et le fait que le pays de l'Est avait déjà commencé à poser des questions via Interpol, j'ai transmis ce dossier à la justice. Il a ensuite été traité par les services de police avec lesquels j'avais déjà eu des contacts.

Il s'agirait en fait d'une opération de recyclage de fonds détournés d'une banque publique. TRACFIN a vu passer 10 millions de dollars. Sur trois ans, l'OCRGDF a dû en voir beaucoup plus. Le détournement de fonds publics portait sur 200 millions de dollars.

La chaîne de détournement et de recyclage comportait l'émission de fausses factures et de faux contrats circulant par des filiales de banques plus ou moins gouvernementales avec un volet, au niveau français, dans une banque privée d'affaires.

M. le Président : Sur une telle affaire, dès lors que vous avez transmis le dossier, avez-vous un retour ?

Y. S. : Ce dossier a été enrichi en amont avec un enquêteur avec lequel j'ai travaillé en symbiose. Entre autres, je lui ai transmis certains éléments et lui m'a indiqué qu'il y avait déjà une première enquête dans ce pays de l'Est. Quant à la suite donnée, spontanément, l'officier de police judiciaire m'a donné quelques éléments d'information.

M. Jean-Bernard PEYROU : Mais avoir des retours d'information sur des dossiers transmis n'est pas systématique.

M. le Président : Combien êtes-vous d'enquêteurs au total ?

M. Jean-Bernard PEYROU : La branche opérationnelle de TRACFIN, y compris les informaticiens, compte une vingtaine de personnes, mais les enquêteurs financiers sont au nombre de douze ou treize.

M. le Président : En termes de compétences - comment lire un contrat dans un domaine spécialisé - et de recours à des compétences extérieures, avez-vous des manques particuliers sur différents dossiers ? Pour vous transformer en agence du renseignement financier, de quelles compétences particulières pensez-vous manquer dans votre dispositif ?

Y. S. : Quand il s'agit de domaines très spécifiques, comme en l'espèce, il y a peu de spécialistes, que ce soit dans un service de police, de douane ou dans les services de l'Etat. Il pourrait s'agir du marché des _uvres d'art, des très hautes technologies. Il y a certains domaines très spécifiques dans lesquels il est difficile de prétendre s'y connaître.

M. Jean-Bernard PEYROU : Ne serait-ce qu'au plan financier, il serait intéressant de pouvoir disposer des compétences d'un banquier ou d'un expert de la Banque de France. Certains de nos enquêteurs ont des formations d'expert-comptable, mais il serait avantageux pour nous d'avoir quelqu'un d'une profession financière, avec une expertise complémentaire.

M. François AUVIGNE : Pour renforcer la pluridisciplinarité du service, je souhaiterais qu'au sein des Finances, nous puissions avoir quelqu'un de la Banque de France ou de la gestion bancaire. Notre culture de base est celle du contrôle des changes. C'est d'ailleurs cette culture qui a incité le choix de personnel douanier dans la structure.

M. Jean-Paul GARCIA : Lors des recrutements de personnels plus jeunes, qui n'ont pas connu le contrôle des changes, nous avons essayé de varier les cultures. Y. S. vient d'une école de commerce, D. C. a travaillé aux Etats-Unis, dans la promotion commerciale et les compagnies d'assurance. C. G., pratiquement bilingue, a une très grande expérience de l'Allemagne, ce qui nous a beaucoup servi dans l'attaque des marchés allemand et autrichien. Nous prolongeons cette variété d'approches et de cultures par la pluridisciplinarité.

M. Jacky DARNE : Dans le dernier cas évoqué, aviez-vous des professionnels internes à votre disposition ?

Y. S. : Aucun.

M. le Président : Par exemple, sur les opérations de bourse, on a tendance - et on l'évoque dans les rapports du GAFI - à considérer que les mécanismes boursiers actuels sont très complexes. Ils le sont déjà pour les experts de la COB, donc qu'en est-il pour vous ? Quelles sont vos compétences en la matière ?

M. François AUVIGNE : J'ai demandé un renforcement des liens avec la COB. Elle a la responsabilité de certaines professions financières qui peuvent être le vecteur de blanchiment. Il me semble que c'est un axe d'opération très important. Nous travaillons également avec des spécialistes au Trésor.

M. Dominique GAILLARDOT : La question ne se pose pas encore car peu de déclarations de soupçon nous viennent des sociétés de bourse. C'est un domaine sur lequel il nous faut travailler. Lors de nos rencontres, ils nous ont fait part d'un problème spécifique. Ils n'ont pas la même connaissance du client qu'un banquier, d'où leur difficulté à identifier et à personnaliser le client, sans oublier la rapidité avec laquelle les opérations nouent et se dénouent. Il n'y a aucune raison pour que les blanchisseurs ne s'intéressent pas au monde de la bourse, mais jusqu'à présent, nous avons reçu peu de déclarations de soupçon de ce secteur.

M. le Président : Quels sont les Etats, en Europe, avec lesquels vous rencontrez des difficultés à échanger des informations, que ce soit de façon informelle ou non ?

M. Jean-Paul GARCIA : Avec la Turquie et la Grèce avec laquelle nous avons un accord pendant, mais elles disposent de très peu de moyens.

Audition de M. Hervé DALLERAC,
Chef du service de l'inspection
de la Commission des opérations de Bourse (COB),
accompagné de M. Ould Amar YAHYA,
Responsable de la surveillance des marchés,
et de M. Eric BANON

(procès-verbal de la séance du 23 février 2000 dans les locaux de la COB)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Ould Amar YAHYA : Nous avons préparé une présentation vidéo relative aux techniques de blanchiment.

(Projection.)

Ce transparent explicite la surveillance du marché en quelques chiffres. Nous recevons quotidiennement 30 millions de données en ligne, que nous stockons depuis dix ans et nous disposons de quatre mille sources d'information. Nous suivons le marché en temps réel par le biais de l'AFP, Reuters, Bloomberg et Fininfo. Cent soixante écrans ont été développés pour les besoins de la surveillance et des enquêtes. Notre système de contrôle différé, constitué de quatre-vingt-douze critères d'alerte, tourne chaque soir et édite, dès le lendemain, les anomalies constatées. Le service est composé de douze personnes et d'un responsable du développement informatique.

Les contrôles différés sont le c_ur du système, ce sont eux qui nous permettent d'agir chaque jour. Ce système détecte pratiquement toutes les anomalies de marché dont certaines touchent au blanchiment.

M. Charles de COURSON : Qu'est-ce qu'une anomalie de marché ?

M. Ould Amar YAHYA : Une anomalie se détermine par rapport à une normalité. On détecte, plus ou moins, les ruptures dans les tendances de comportement.

(Transparent.)

Cet écran vous présente la configuration du système de règlement et de livraison de la place : à droite, le réseau SWIFT, au milieu la CRI (Centrale des règlements interbancaires), en bas le système Target, système qui relie toutes les banques centrales européennes, à gauche les systèmes RELIT, système de livraison des règlements et des titres.

Nos écrans traitent les marchés de valeurs mobilières mais aussi le Monep (options sur le marché), le Matif, actuellement en difficulté, Sicovam (banques et titres), et les contrôles différés.

M. Eric BANON : Nous allons maintenant passer à une présentation succincte de l'activité de surveillance afin de remettre en perspective le sujet du blanchiment et des produits dérivés, et vous donner un aperçu de ce que sont les produits dérivés. La surveillance des marchés nous conduit à analyser et retraiter quotidiennement les données grâce aux outils mis à notre disposition en vue de déceler les délits liés au blanchiment d'argent.

Les données que nous recevons chaque jour proviennent des établissements de régulation de marché, que ce soit Paris Bourse, le Monep, le Matif ou Sicovam. Nous recevons donc toutes les transactions négociées à Paris. Le logiciel que nous avons créé est le c_ur de l'activité de la surveillance des marchés financiers et se présente sous la forme d'une présentation de quatre types de valeurs.

Les valeurs mobilières, telles que les actions et les obligations, sont les plus communes et les plus couramment traitées, les options sont traitées sur le Monep et les contrats à terme sont négociés sur le Matif. Enfin, la banque de titres dispose de la Sicovam. La banque répertorie, sur une base mensuelle, tous les titres et nous transmet les transferts de propriété.

S'agissant des valeurs immobilières, nous disposons, par exemple, de toutes les négociations avec la répartition par intermédiaire sur les marchés financiers, les graphiques des volumes et les fourchettes des cours.

A titre d'exemple, imaginons que nous faisons une requête particulière sur le titre Alcatel pour la journée du 21 janvier 2000. Nous disposons, sur la période considérée, de la liste des acheteurs avec leur degré d'importance d'intervention. Nous avons également une répartition intermédiaire si l'on souhaite obtenir des informations plus précises sur des plages horaires très strictes.

En guise d'illustration, ce graphique permet de mesurer la formation d'un cours de bourse, avec les différents intermédiaires financiers, que ce soit à l'achat ou à la vente. Les étoiles correspondent aux intermédiaires à l'achat et les triangles à la vente. Cela permet d'observer comment sont constitués les cours de bourse.

Ceci est un graphique qui illustre le nombre de transactions par jour, notamment les différents cours les plus traités pendant la journée. Ce graphique-ci illustre en fait l'activité du marché, notamment la fourchette entre l'offre et la demande.

M. Ould Amar YAHYA : Les parties encadrées correspondent à une anomalie, constatée à un instant donné sur le marché. Nous recherchons alors qui est à l'origine de cette anomalie. Ce que l'on appelle la fourchette, c'est la meilleure offre et la meilleure demande.

M. Eric BANON : Ce graphique permet de mesurer la volatilité d'un titre. Ce sont des données extrêmement importantes dans l'appréciation, notamment des produits dérivés. Elles sont étudiées quotidiennement par tous les intervenants du marché qui utilisent des produits dérivés. Ceci est un graphique du cours/volume d'une tendance sur la valeur Alcatel, sur une période assez étendue. Nous avons fait la comparaison avec l'indice CAC 40. Cela permet aussi de détecter d'autres anomalies.

Ce graphique retrace la période de l'OPA de la BNP et de la Société générale sur Paribas. En période très tendue et d'interventions particulières sur les marchés, cela nous donne des outils d'analyse.

M. Ould Amar YAHYA : On voit par exemple à quel niveau s'est située la convergence des offres.

M. Eric BANON : Ce graphique illustre une intervention quelque peu inhabituelle d'un intervenant de marché. On voit que la fourchette avait explosé. Monep concerne les options, mais nous avons un outil similaire sur les actions.

M. Ould Amar YAHYA : Ceci est très intéressant pour détecter la dissimulation des interventions sur le marché. On voit que Natexis-Banque populaire est passée par plus d'une trentaine de sociétés de bourse pour dissimuler une transaction. Une entité telle que la Société de bourse française ne travaille que sur des sociétés de bourse et ne pourra pas déceler que Natexis est à l'origine de la quasi-majorité des transactions sur le marché.

M. Charles de COURSON : Comment le voyez-vous ?

M. Ould Amar YAHYA : Un flux nous parvient de la Sicovam. On traite ce flux, on le croise avec les flux de Paris Bourse et on reconstitue cette configuration.

M. Eric BANON : Cela permet d'avoir une idée des donneurs d'ordres finaux des différents intervenants de marché, bien qu'ils puissent passer par plusieurs intermédiaires.

M. Hervé DALLERAC : Nous pouvons croiser les flux de marché de Paris Bourse par intermédiaire, avec les flux de la Sicovam qui fournit à la Commission des mouvements de titres.

M. Eric BANON : Nous traitons quotidiennement un nombre très important de transactions. Compte tenu du nombre de personnes dévolues à la tâche de la surveillance, on ne peut se permettre de mettre une personne pour surveiller chaque transaction. De ce fait, nous avons systématisé une partie de l'activité de détection d'anomalies, sous forme de programmes qui s'intitulent contrôles différés et qui ont pour but de détecter les principales anomalies.

M. le Président : Pour ces programmes, travaillez-vous avec les autres bourses européennes ou les autres autorités de surveillance boursière ?

M. Hervé DALLERAC : Le promoteur de ce programme que nous avons développé est M. Yahya. Nous ne partons pas de zéro dans la mesure où nous avons mis en place le premier programme de détection en 1988 qui correspondait alors aux réalités du marché.

Ce premier programme était cloisonné par marché : actions, options et marchés des contrats futurs. Les programmes que nous développons maintenant ont un moteur de recherche beaucoup plus sophistiqué. Ils croisent les opérations de marché des opérateurs, intervenant sur toutes les catégories de marchés, et utilisent des techniques statistiques plus sophistiquées que les simples variations de cours ou de volumes.

Le premier système était satisfaisant dans un environnement stable d'activités de marché. Toutefois, dans un environnement tel que celui que l'on connaît actuellement avec une très forte volatilité des marchés, il convient de disposer de techniques statistiques sophistiquées pour faire ressortir les anomalies dans les variations de marché et retrouver les variations atypiques.

M. Ould Amar YAHYA : Cet écran se présente par secteur d'activité ou type de cotation. Sur une première page, nous analysons des valeurs testées. Nous avons des paramètres de contrôle. C'est un tableau qui permet de piloter les systèmes pour tout ce que l'on appelle les seuils fixes, à savoir les seuils devant être liés à un niveau d'anomalie, sachant que certains systèmes fixent eux-mêmes leur propre seuil pour la plupart des tests.

Ceci est un exemple d'alerte. Nous voyons que dix-sept alertes se sont déclenchées. Dans la répartition de ces alertes, nous en avons douze sur les cours, trois sur les volumes, une sur les emprunts en actions et une sur les titres cotés. Chaque numéro de test correspond à une configuration particulière, un type d'anomalie comme un délit d'initié ou une manipulation de cours...

M. le Président : Ce sont les quatre-vingt-douze critères que vous avez évoqués...

M. Ould Amar YAHYA : Oui. Voici plus de détail quand on passe par valeur. Par exemple, dans le cas d'ACCOR, ceci est le test lui-même. On affiche, en face de chaque test, les bornes et le niveau du test pour évaluer de combien il s'est écarté de ses bornes. On peut constater que la Société générale est intervenue anormalement sur cette valeur. Tout à droite, vous avez les numéros des tests qui se sont déclenchés.

M. Hervé DALLERAC : Dans cette société de bourse, l'intervention de la Société générale a entraîné huit alertes. Pour contrôler, nous avons des contacts avec d'autres autorités. On a pu voir comment procédaient les Américains, les Anglais... Nous disposons d'un dispositif qui, en toute modestie, est sans doute parmi les plus développés et sophistiqués, car il est tout nouveau.

Nous recevrons bientôt deux représentants de la commission de surveillance allemande afin de leur expliquer comment il fonctionne.

M. Charles de COURSON : Quand vous appliquez a posteriori les tests sur des affaires connues, quels résultats obtenez-vous ?

M. Hervé DALLERAC : Votre question comporte deux éléments. Dans l'ancien système, des anomalies nous échappaient très certainement car il n'était pas suffisamment sophistiqué pour détecter correctement des anomalies dans un univers de marchés financiers très volatils.

S'agissant du système sophistiqué actuel, quelques anomalies peuvent encore passer, mais en principe, une fois que ce dispositif sera bien réglé, il devrait nous permettre d'avoir une vue très fine.

M. Ould Amar YAHYA : Notre système est solide car il découle d'une expérience de plusieurs années, de tout ce qui a été constaté qui n'était pas automatisé et qui l'a été ensuite.

Nous en arrivons au blanchiment proprement dit et aux produits dérivés sur le marché financier français. Le blanchiment utilise plusieurs techniques. Dans le document remis, nous n'avons exposé que les techniques les plus simples à utiliser par un blanchisseur, pour deux raisons : ce sont les techniques les moins détectables et il n'est pas nécessaire d'avoir un complice.

La Commission des opérations de bourse ne se préoccupe pas du premier volet du cycle du blanchiment, c'est-à-dire le dépôt d'argent dans une banque offshore. On s'attache uniquement à la partie marché.

M. Hervé DALLERAC : Nous sommes nécessairement en aval du processus de blanchiment. L'argent a déjà été déposé dans une banque et sans doute recyclé une première fois. Nous nous situons dans la partie finale, lorsque l'argent doit ressortir totalement propre.

M. Ould Amar YAHYA : Nous nous situons dans la troisième étape, celle du recyclage, après le prélavage et le lavage.

Plusieurs objectifs conditionnent le succès d'un processus de blanchiment :

- rendre impossible la détection de l'origine des fonds traités,

- compartimenter et cloisonner les étapes du processus, tout en conservant un contrôle continu sur les fonds,

- déterminer, au préalable, le coût de l'opération ou à défaut, mettre des bornes à ce coût.

Voici quelques techniques sur le marché des options. La stratégie straddle, jargon de marché, est la combinaison d'une spéculation à la hausse et d'une spéculation à la baisse. En combinant une spéculation à la hausse et une à la baisse, on obtient ce schéma. Cela signifie qu'au grand maximum, on perd au niveau de la pointe vers le bas et on gagne à celui-là.

Dans quasiment toutes les configurations de marché, le blanchisseur est gagnant. Si le cours dépasse ce niveau ou s'il vient en dessous, le blanchisseur est gagnant. Si le cours se situe au milieu, le blanchisseur est perdant mais de peu.

M. Hervé DALLERAC : On achète un droit de vente et un droit d'achat. On subit le coût de transaction et, quand on est acheteur, on paie une marge pour le droit d'acheter, mais sans perdre jamais plus que ce droit d'acheter. L'acheteur ne paie que le droit de se retirer, c'est-à-dire une marge de départ. La perte maximum est constituée par cette marge.

M. le Président : De quel ordre en pourcentage ?

M. Ould Amar YAHYA : Elle dépend du volume, mais elle reste extrêmement faible, au maximum 3 % pour des petites quantités. Les exemples utilisés ne peuvent être détectés par les autorités de contrôle car leur niveau est très faible. Si, par exemple, sur une valeur, s'échangent en moyenne dix mille titres, une transaction de cent titres ne sera pas détectée par les autorités de contrôle car non significative en volume.

M. Charles de COURSON : Mais pour vous, le fait qu'il y ait autant de calls que de puts, est-ce le signe qu'il y a quelque chose derrière ?

M. Ould Amar YAHYA : C'est une technique habituelle. Supposons qu'aujourd'hui vous avez connaissance qu'il va y avoir une information sur Renault. Soit l'information est très bonne, soit très mauvaise. Par conséquent, soit le cours va s'écrouler ou, au contraire, monter très fort. Je peux alors utiliser une telle configuration en supposant que, si le cours du jour de Renault est à 16 euros, que la publication des résultats montre qu'ils sont très mauvais, le cours va s'écrouler et aller en ce sens, je suis donc gagnant. Si le résultat est très bon, le cours va aller en ce sens et mon gain se situera ici, je suis également gagnant dans ce cas de figure. Quand le cours varie beaucoup, je suis gagnant.

M. Charles de COURSON : De combien la variation doit-elle être pour commencer à être en positif ?

M. Ould Amar YAHYA : Entre 2 et 3 %. C'est la stratégie classique d'un opérateur qui ne sait pas dans quel sens va aller le cours, mais qui sait qu'il va varier fortement.

Dans cet exemple du 8 décembre, on a acheté ce que l'on appelle des straddles, c'est-à-dire des combinaisons de calls et de puts. On a spéculé à la hausse ou à la baisse. Après avoir acheté mille cinq cents lots, le 8 décembre, on les a vendus. Les achats se sont élevés à moins 523 500 euros, les ventes à plus 543 000 euros. Le résultat de la stratégie est le blanchiment de 523 500 euros. On a gagné 19 000 euros, que l'on aurait tout aussi bien pu perdre. Avec cette stratégie, les gains et la perte restent limités.

M. Hervé DALLERAC : Pourquoi est-ce blanchi ? L'argent vient d'une banque implantée à l'étranger, qu'elle soit française, offshore ou autre. Cet argent, qui représente les marges qui vont être payées, sera versé à la Chambre de compensation, établissement officiel et bien établi en France. Lorsque les positions vont être soldées, la Chambre de compensation restituera les marges, en l'occurrence avec un gain, à l'intermédiaire qui va ensuite renvoyer les fonds vers un autre établissement bancaire. La provenance de cet argent est tout à fait propre puisqu'il vient de la Chambre de compensation.

M. Charles de COURSON : La même personne fait un double straddle avec un comparse, c'est-à-dire l'un prend le call sur l'action Renault et le put sur une autre action, et l'autre fait l'inverse. Ensuite, les deux se partagent un bénéfice, et le blanchiment est fait.

M. Ould Amar YAHYA : Il faut que ce soit le même support. Ces montants pour l'achat viennent, par exemple, d'une banque offshore. La Société générale reçoit un ordre d'une banque offshore de lui faire l'achat de ces calls et puts. Deux jours après, la banque offshore demande à la Société générale de vendre, ce qu'elle fait pour un montant de 543 000 euros.

La banque offshore demande ensuite à la Société générale de transférer ces montants sur un autre compte à la Chase Manhattan Bank à New York. Si les Américains s'intéressent à la provenance des fonds, ils constateront qu'ils viennent de la Société générale qui dira, pour sa part, que ces fonds viennent de la Chambre de compensation.

M. le Président : Vous dites ne pas avoir les moyens, par rapport au montant global des transactions, de détecter les anomalies sur de telles sommes. Ces fonds arrivent par une banque qui, elle-même, reçoit un virement bancaire d'une banque offshore. Il semblerait que le système est défaillant avant votre intervention. Vous n'êtes pas en mesure de détecter le blanchiment.

C'est à la Société générale d'identifier, même par les systèmes de virement SWIFT ou autres, l'ayant droit économique qui se cache derrière le client de la banque offshore.

M. Hervé DALLERAC : Nous sommes confrontés à des opérations de ce montant chaque jour. L'intelligence du blanchisseur sera de morceler ses interventions, éventuellement via divers comptes en provenance de divers établissements, de telle sorte que chaque opération représente une part de marché suffisamment faible pour ne pas attirer l'attention.

M. Ould Amar YAHYA : Les intermédiaires de marché, qui cherchent des clients, sont nombreux dans les paradis fiscaux. Vous avez des gestionnaires de fortune, des sociétés de gestion des fonds, des banques étrangères. L'intermédiaire ne peut pas refuser tout ce qui vient de l'extérieur. Quand on indique au banquier telles transactions d'un client qui ne semblent pas claires, il répond que ce n'est pas de son ressort, mais de celui de la police.

Par exemple, si on détecte des allers et retours à longueur de journée, qui ne sont pas justifiés financièrement car le donneur d'ordres ne gagne rien, cela peut être parce que le blanchisseur n'est pas très bon, mais de toute façon, la banque ou l'intermédiaire de marché vous répondra qu'il exécute les ordres qu'il reçoit du client.

M. le Président : Dans l'élaboration de vos critères, coopérez-vous avec la police, la justice, le parquet financier, l'office central... Ces différentes instances vous alertent-elles directement sur différents clients ou donneurs d'ordres ?

M. Hervé DALLERAC : La difficulté à laquelle nous sommes aujourd'hui confrontés est que, de par notre statut, nous n'avons pas de relations directes et officielles avec les services de police. Nous avons, dans notre service d'inspection, trois fonctionnaires de police, mais pas de contacts officiels avec la police et la justice. Eux peuvent nous transmettre des demandes d'information, notamment sur commission rogatoire, mais nous ne pouvons leur demander une coopération de façon officielle.

M. Charles de COURSON : De par le statut de la COB ?

M. Hervé DALLERAC : Il ne nous semble pas que la police est en demeure de répondre à une demande de la COB. Ce n'est pas aux services de police de répondre aux autorités administratives sur des demandes de coopération.

Le deuxième aspect concerne la justice. Autant nous avons l'obligation de transmettre les cas d'infractions pénales que nous pouvons rencontrer au procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, autant nous ne pouvons demander aux autorités judiciaires une coopération. Les autorités judiciaires peuvent nous saisir sur les domaines du ressort de l'article premier de l'ordonnance de 1967 et nous demander des expertises, mais nous ne pouvons agir de même à leur encontre.

M. Charles de COURSON : Est-ce un handicap pour vous ?

M. Hervé DALLERAC : Dans certains cas, c'en est sans doute un. Une plus grande capacité d'obtention d'informations des autorités judiciaires et policières serait très utile. Il est certain que, lorsqu'une procédure est en cours, les obligations de respect des droits de la défense obligent les autorités judiciaires à être très prudentes.

M. Ould Amar YAHYA : Ce montant d'achat n'est pas très important au vu de ce que l'on vous montrera ultérieurement, car cela ne concerne qu'environ 3 millions de francs.

M. le Président : A partir de quel montant est-ce significatif pour vous ? Vous dites que vous ne pouvez détecter à hauteur de 3 millions de francs. Quand on connaît les affaires de blanchiment, c'est quand même déjà une certaine somme. A partir de quels montants vos alertes commencent-elles à fonctionner ?

M. Ould Amar YAHYA : On peut blanchir un milliard de francs à Paris sans que cela puisse être détecté. La Commission est l'organisme qui dispose le plus d'informations car elle les centralise. Aucun autre organisme n'a autant d'informations. La Commission a mis les moyens pour traiter cet ensemble d'informations, à savoir trente millions de données par jour, quatre mille cinq cents sources d'information, et tout le réseau Internet à suivre.

Toutefois, on ne peut pas suivre tout en même temps. On ne peut détecter ces infractions car les quantités échangées de mille cinq cents lots par jour ne sont pas importantes, eu égard aux échanges quotidiens sur le marché. On ne peut rabaisser les seuils, sinon il faudra quasiment l'armée chinoise pour traiter les données.

M. le Président : Alors que vous êtes douze...

M. Ould Amar YAHYA : Tout à fait. Je reviens à mon exemple. Le montant blanchi est de 523 000 euros. Si le blanchisseur demande à la Société générale de faire son virement à la Chase Manhattan Bank de New York et que les Américains s'intéressent à l'origine des fonds, ils constateront que c'est la Société Générale qui les renverra vers la Chambre de compensation.

M. Charles de COURSON : Cela signifie-t-il que vous n'êtes pas en mesure de remonter au donneur d'ordres effectif dans la banque offshore qui a demandé le virement ?

M. Ould Amar YAHYA : On peut le demander à la Société générale, mais il faut déjà déceler l'infraction. Si les mille cinq cents lots en euros sont tout à fait normaux, on ne demandera pas à la Société générale qui est le donneur d'ordres. Il s'agit ici d'un indice boursier. Un délit d'initié sur un indice boursier n'a pas réellement de sens. On demandera s'il y avait manipulation de l'indice et on pourra alors voir plus clairement les choses.

M. Hervé DALLERAC : On a évoqué un acheteur de calls et un vendeur en face. Le straddle, c'est à dire l'achat simultané de puts et de calls, est plus intéressant. En effet, dans l'achat des puts et des calls, si c'est la même personne qui a les comptes, on ne blanchit que 489 000 euros, alors qu'en ayant une stratégie qui, globalement, est doublée avec une perte de marché minimale connue, on permet un blanchiment de 523 000 euros.

M. Charles de COURSON : On pourrait encore mieux dissimuler le blanchiment. En travaillant en binôme, l'un fait un call sur Renault et un put sur une action ACCOR, tandis que l'autre fait le put sur Renault et le call sur ACCOR. Ensuite ils se partagent les gains.

M. Ould Amar YAHYA : C'est très possible.

M. Charles de COURSON : Comment pouvez-vous le détecter, surtout si cela est fait dans deux banques différentes ?

M. Ould Amar YAHYA : Nous avons privilégié, dans cette présentation, les cas où il n'est pas nécessaire d'avoir un complice.

(Projection d'un écran d'achat d'un condor au 8 décembre 1999.)

M. Ould Amar YAHYA : La perte et les gains sont limités. Un condor est une combinaison de type d'options. Un achat de 145 000 euros a été passé le 8 décembre et le 10 décembre, une vente de 184 000. Sachant que les gains sont limités, on a blanchi 193 000 euros et perdu 8 000 euros.

M. Hervé DALLERAC : On blanchit la totalité des marges nettes que l'on verse à la Chambre de compensation qui, à la sortie, reverse le dépôt.

M. Charles de COURSON : Quel est le pourcentage du dépôt ? 15, 20 %...

M. Ould Amar YAHYA : Là, nous sommes sur les options. Quand on achète des options, on ne paie pas de dépôt. Toutefois, quand on vend une option, on est obligé de verser un dépôt qui correspond à ce que l'on appelle les appels de marge.

M. Charles de COURSON : Qui est de quel ordre ?

M. Ould Amar YAHYA : Cela dépend des fluctuations des cours. En général, on attribue 20 % de variation de cours, et on calcule plus ou moins l'équivalent en options.

M. Charles de COURSON : Avec 20 % en espèces, je peux blanchir cinq fois plus...

M. Hervé DALLERAC : L'idée de base est qu'il faut toujours que les dépôts de marge couvrent les risques maximums de la Chambre de compensation. En général, les marges de fluctuation autorisées sont de 20 %, c'est l'idée sous-jacente.

M. Ould Amar YAHYA : Nous passons à une autre stratégie au niveau des options, la stratégie d'aller-retour sur le Futur CAC 40. Imaginons un gestionnaire titulaire de deux comptes, le premier qu'il veut faire perdre et le second qu'il veut faire gagner. A un instant donné de la journée, cet intermédiaire passe un ordre de vente à la banque et, moins d'une minute plus tard, un ordre d'achat du même montant.

Dans l'exemple présenté, le gestionnaire achète cinquante lots et vend cinquante lots en moins d'une minute. Quelques minutes plus tard, le CAC 40 a soit monté, soit baissé. Si le CAC 40 a monté, le compte qui a acheté est gagnant et celui qui a vendu a perdu. En cas de baisse de l'indice CAC 40, ce sera l'inverse.

M. Hervé DALLERAC : Cela signifie que le gestionnaire de compte a une déontologie plus que moyenne puisqu'il y a une affectation a posteriori, alors que cela doit être affecté a priori.

M. Charles de COURSON : Pouvez-vous détecter ce type d'opération ?

M. Hervé DALLERAC : Il est impossible de le faire au quotidien, pour chaque intermédiaire. Cela peut se faire dans le cadre de contrôles spécialisés ou d'enquêtes particulières de la Commission bancaire ou du Conseil des marchés financiers. Plusieurs institutions sur la place sont en mesure de le détecter, mais il faut effectuer un contrôle sur place.

M. Charles de COURSON : Les gestionnaires de portefeuille qui affectent, a posteriori de façon à faire perdre de l'argent à un client qui veut blanchir, sont des pratiques courantes.

M. Ould Amar YAHYA : Ce cas est celui d'un gestionnaire de fortune qui réside aux Iles Caïman. On le détecte parce que l'on constate, dans la journée, qu'il n'a rien gagné ni rien perdu. Il a passé sa journée à faire des aller-retour. A l'époque, l'intermédiaire nous a répondu qu'il ne faisait que recevoir des ordres et les exécuter sur le marché. Il n'exerce aucun contrôle et ne peut passer son temps à éplucher la cohérence des ordres qu'il reçoit.

Même si le contrôleur interne a constaté ce manège pour chaque opération, l'intermédiaire peut lui répondre que tel client lui amène beaucoup de courtages. Le contrôleur interne va-t-il dénoncer le client parce qu'il ne gagne pas d'argent ou qu'il en perd ?

M. Hervé DALLERAC : Les systèmes de contrôle interne sont à même de détecter ce genre de pratiques systématiques et de s'interroger. En soi, ce n'est pas irrégulier. Si un établissement commercial a un client qui lui passe beaucoup d'opérations et lui apporte un chiffre d'affaires, il peut soit s'étonner de l'activité de son client et en rester là, soit en aviser l'autorité.

M. le Président : Par deux fois, depuis le début de notre séance, vous avez reporté sur les intermédiaires financiers, la responsabilité d'un manque de diligence. Vous ne faites que confirmer la dernière analyse du Gafi, qui dit exactement cela. Vous nous dites que les intermédiaires financiers n'exercent pas convenablement leurs obligations de diligence...

M. Hervé DALLERAC : Non, je ne dis pas cela. Au premier niveau, les contrôleurs internes de l'établissement sont les mieux placés pour constater une anomalie et peuvent, le cas échéant, alerter les autorités de place. Au deuxième niveau, dans le cadre des audits des intermédiaires faits par les autorités de place, il y a également possibilité de vérifier ce type de pratique et la régularité des opérations.

Pour ce qui concerne la COB, elle diligente uniquement des enquêtes, lorsqu'elle découvre des anomalies. Nous ne sommes pas les mieux placés pour constater des opérations car c'est plutôt dans le cadre d'audits de fond que l'autorité de place peut constater cette anomalie.

Nous, nous intervenons sur l'opération qui nous parait anormale. Nous n'avons donc pas la possibilité d'avoir une vue d'ensemble et sur le long terme.

M. Ould Amar YAHYA : Il ne faut pas non plus oublier la position du chef d'établissement. Vous avez, d'une part, celui qui rapporte de l'argent et, d'autre part, le contrôleur interne. C'est une situation difficile pour la hiérarchie. Le dilemme est là.

De plus, le contrôleur interne ne reçoit pas souvent de la banque quantité de moyens pour déceler les différentes transactions anormales. Chez certaines banques, le volume de transactions est énorme. Si un contrôleur interne ne dispose pas des audits adéquats ou de critères intelligents, il passe à côté de beaucoup de choses.

M. Hervé DALLERAC : Pour avoir une vue d'ensemble intéressante, il faudrait que le contrôleur interne puisse faire une analyse précise des intermédiaires avec lesquels travaillent ses traders. Souvent les contrôleurs internes vérifient que les opérations restent dans les limites et avec des intermédiaires autorisés, mais ils ne connaîtront pas le nom du client.

Il faudrait qu'il puisse constater que c'est toujours le même client qui est derrière toutes les opérations d'aller-retour. Dans de grands établissements de crédit très spécialisés sur les opérations de marché, comme par exemple la Société générale, il est extrêmement difficile de détecter quotidiennement les opérations récurrentes.

M. Ould Amar YAHYA : Abordons maintenant la stratégie la plus intéressante qui permet de blanchir un milliard de francs par jour, sans que cela soit détecté. Cette stratégie, appelée stratégie en delta neutre, rentre dans la normalité du marché. Elle consiste à prendre position sur différents instruments financiers qui peuvent évoluer en sens contraire, de telle sorte que, quelle que soit la configuration, on ne gagne rien et on ne perde rien.

M. le Président : Tenez-vous compte de vos seuils d'alerte quand vous évoquez la somme d'un milliard ?

M. Hervé DALLERAC : Un milliard ne se détecte pas, eu égard au volume des opérations du jour.

M. Ould Amar YAHYA : Quelqu'un, sur le marché des options, passe des ordres sur les calls et les puts, dans la limite de trois mille lots, c'est-à-dire mille cinq cents lots sur les calls et mille cinq cents lots sur les puts, pour l'indice CAC 40. Il va dépenser 814 000 euros pour les achats de ces options et, en même temps, vendre, sur les contrats futurs CAC 40, quatre vingt-trois contrats. Il va déposer les garanties sur les contrats futurs, déboucler sa position et vendre, le 12 décembre, pour 824 000 euros. Il achète et revend.

M. le Président : Les opérations que vous nous décrivez, sont relativement techniques. Quelles sont les organisations criminelles qui, aujourd'hui, ont l'expertise suffisante pour procéder à ce genre d'opération et où trouvent-elles cette expertise ?

M. Ould Amar YAHYA : Lorsque les organisations criminelles s'intéressent à un marché, ce n'est pas pour faire du gain honnête, mais pour truquer son fonctionnement. Quand elles s'intéressent à la finance, elles vont acheter des banques ou avoir des représentants dans ces banques. C'est la porte d'accès à ce milieu.

M. Hervé DALLERAC : En l'occurrence, les organisations criminelles qui font ces opérations passent par des opérateurs de marché qui ont appris leur métier de trader, comme tout trader. Mais, par appât du gain, manque de déontologie personnelle, ils vont commencer à travailler avec des gens qui ont une moralité douteuse et s'intégrer à ces organisations.

M. le Président : Le point d'entrée des organisations criminelles dans le système se situe donc au niveau des traders. Quel contrôle peut-on avoir sur cette profession ?

M. Hervé DALLERAC : Beaucoup de jeunes arrivent sur le marché et deviennent des traders. Dans le métier de trader, le problème est que, très jeune, on gagne beaucoup d'argent. La mentalité de trader est très particulière. Certains traders veulent gagner encore plus d'argent et vont travailler dans les maisons qui les paient beaucoup et qui les paieront encore plus, peut-être parce qu'ils ne font pas preuve d'une déontologie à toute épreuve.

M. Charles de COURSON : Quel est le risque pour le trader ?

M. Hervé DALLERAC : Il y a le gestionnaire qui prend les positions et qui connaît son métier. Le trader de la société de bourse reçoit les ordres et les exécute. A la limite, l'ordre vient de n'importe quelle banque et le trader de la banque lui-même peut vouloir décrocher une affaire. Mais quelqu'un d'autre, encore en amont, a prévu les opérations et sait de quelle banque cela va venir et où cela va aller. C'est à ce niveau que l'on peut trouver la personne à la moralité douteuse, mais ce sont des opérations qui viennent du marché.

M. le Président : C'est un constat terrible de ne pas pouvoir détecter un milliard par jour. Peut-être faut-il être fataliste et considérer que c'est un épiphénomène dans un système financier qui a d'autres qualités par ailleurs. Comment éviter cela ?

M. Ould Amar YAHYA : La globalisation fait qu'à partir de 15 heures 30, à Paris, les capitaux commencent à basculer sur les Etats-Unis et puis, à partir de 23 heures 30, vers l'Asie. Cela continue à tourner. Le matin, quand j'appelle Indosuez sur la salle de marché de Singapour, on me dit d'attendre trente minutes car le standard va basculer. Les traders, dans les différentes places, reçoivent des capitaux qu'ils gèrent pendant un laps de temps et cela continue à tourner.

Aujourd'hui, il s'échange deux mille milliards de dollars par jour sur le marché des devises, alors que les besoins de l'humanité, pour l'économie réelle, sont de dix milliards de dollars par jour. La différence entre les deux est énorme. Je n'ai pas cité le marché des contrats à terme, des valeurs mobilières, des matières premières... Les échanges sont donc colossaux.

Les stratégies utilisées sur ces marchés sont globales. Quand nous avons cité le chiffre d'un milliard, c'est le résultat d'une stratégie classique d'arbitrage que l'on voit tous les jours. On ne peut mettre un filtre sur cela, sinon on doit interroger toute la place.

M. Hervé DALLERAC : Dans cette gigantesque masse de capitaux, une énorme part résulte de la simple spéculation pour gagner de l'argent, mais le blanchiment y trouve sa place.

M. le Président : Faut-il admettre l'idée qu'une des conséquences de la globalisation financière est que l'on ne puisse détecter un milliard potentiel de blanchiment par jour ?

M. Hervé DALLERAC : Indéniablement, cela facilite l'anonymat et la discrétion des opérations de blanchiment.

M. le Président : Nous avons compris que cela facilite le blanchiment, mais voyez-vous des points faibles, dans le système, qui permettraient d'éviter un milliard de blanchiment par jour ? Remettre en cause le système financier international est quand même nettement plus compliqué. En revanche, essayer d'affiner nos mécanismes de lutte contre le blanchiment...

M. Ould Amar YAHYA : Le schéma, au départ, est que des fonds à blanchir se trouvent dans une banque offshore. Grâce au système des correspondants dans le monde, quelqu'un peut passer un ordre des Iles Caïman vers n'importe quel autre pays du monde, en appelant simplement son banquier à Londres ou en Suisse et en lui demandant d'acheter à Tokyo. Le banquier à Londres a un correspondant aux Etats-Unis qui, lui-même, a un correspondant à Tokyo. Passer un ordre ne pose aucun problème.

Quant aux circuits, quelqu'un peut, par exemple, exécuter son ordre sur la partie options à la Société générale, sur la partie actions, à la BNP et, sur la partie contrats à terme, au Crédit lyonnais. Il demandera à chacun de faire l'opération inverse de l'ordre qu'il a reçu et ensuite, il fera son virement dans le pays de son choix. S'il avait fait le virement aux Etats-Unis, il recommencera, par exemple, le même type d'opérations à Tokyo. Il peut faire cette opération deux ou trois fois, et elle devient alors réellement indétectable.

Si la première opération a été réalisée à Paris, même si elle n'est pas douteuse, et qu'il y a une enquête policière sur la personne ou la banque, on va très vite remonter à la banque offshore. Mais si la même opération a été précédée de trois autres ordres passés à des banques aux Etats-Unis et ensuite au Japon, il devient très difficile de remonter à l'origine.

Il y a toujours une solution pour détecter ce type d'opérations. En analysant les comportements des banques et la localisation géographique des ordres, leur fréquence et leur régularité, en faisant des recoupements avec l'ensemble des banques de la place, et en travaillant sur les comptes au niveau de la banque de France, il est possible de concevoir un système de surveillance de ces opérations. Mais il ne sera jamais exhaustif.

M. Charles de COURSON : Pour la COB, toutes ces opérations sont régulières, ce n'est donc pas votre problème. De qui est-ce le problème alors ?

M. le Président : La vraie question pour nous est l'entrée dans le système.

M. Charles de COURSON : Tous les banquiers disent que blanchir de l'argent se fait couramment à partir de banques offshore.

M. Ould Amar YAHYA : Les banquiers assimilent le blanchiment à de la fraude fiscale. La frontière entre les deux n'est pas très claire pour eux.

M. Hervé DALLERAC : L'Australie a mis en place un système d'analyse, qui n'a pas encore été testé ici, qui permet de globaliser les mouvements SWIFT par destination. Il permet de décomposer les très grands mouvements de fonds par établissements destinataires. C'est un des éléments de détection qu'ils ont mis en place.

M. le Président : Les Néerlandais ont eu une énorme affaire de blanchiment à la bourse. Vous-mêmes avez-vous été, en France, à l'origine de la détection d'affaires de blanchiment ?

M. Hervé DALLERAC : Nous avons été à l'origine de l'échec de la reprise d'une société de bourse par une personne liée notoirement à la mafia italienne. Il était en Suisse, à une époque, et avait fait l'objet d'une demande d'extradition de la part de la France.

M. le Président : Les avez-vous repérés à partir de transactions ?

M. Hervé DALLERAC : Non, nous avons appris qu'il voulait racheter la société Via bourse, filiale d'une banque qui souhaitait se désengager de cette société de bourse. Nous avons prévenu la banque qu'elle ne pouvait pas vendre cette société à cette personne.

M. le Président : Votre système de quatre-vingt-douze critères ne vous a jamais conduit à détecter une affaire de blanchiment ?

M. Hervé DALLERAC : Non.

M. Charles de COURSON : De toute façon, ce n'est pas votre mission. Grâce à vos quatre-vingt-douze critères d'analyse des opérations sur le marché, vous pouvez identifier des délits d'initiés.

M. Hervé DALLERAC : Vous avez raison. Nous nous consacrons à la recherche des délits d'initiés et de la manipulation de cours. La technique du bon blanchisseur est de rester le plus anonyme possible. Dès lors, notre système a peu de chance de découvrir quelque chose. Cela dit, si nous avions à connaître une telle opération, nous alerterions immédiatement TRACFIN et le parquet.

Une fois l'argent blanchi, on ne contrôle pas les virements interbancaires vers les centres offshore. Mais si on arrive à agréger ces grands virements internationaux et à démontrer qu'ils ont une communauté soit de provenance, soit de destination, il existe peut-être alors une possibilité d'analyse intéressante. C'est au niveau de SWIFT que se situe la clef.

M. Ould Amar YAHYA : Si la personne, qui détient, à la banque de France, la liste et les montants des virements, les croise avec toutes les transactions sur le marché, elle peut avoir une certaine visibilité sur ce qui se passe.

M. Gilbert LE BRIS : Vous ouvrez un gouffre sous nos pieds. Jusqu'à présent, nous avions l'impression de savoir comment pouvaient agir les petits artisans du blanchiment avec l'achat de villas, de casinos virtuels ou autres. Brutalement, on s'aperçoit qu'on peut blanchir, comme on le veut, des sommes fantastiques, sans compter ce que va permettre Internet. Avez-vous le sentiment que les vraies potentialités de blanchiment du futur se trouvent là, avec un certain nombre de verrous difficiles à mettre en place et qui n'existent pas à l'heure actuelle ?

M. Ould Amar YAHYA : Le marché ne serait pas surpris s'il apprenait, demain, que Thomson est possédé à 50 % par la mafia. Le marché a la culture de l'argent et non pas de la vertu. Les circuits traditionnels sont plus ou moins dépassés. Seuls quelques mafieux les utilisent encore, mais la mafia a pris une autre dimension.

M. le Président : Vous pensez ainsi que si une société, estimée à 1 franc par un fameux Premier ministre, vaut maintenant, sur le marché, cent milliards, c'est parce qu'elle est possédée à 50 % par les mafieux. C'est une analyse à laquelle je n'avais pas pensé, mais qui est intéressante. (Rires.)

M. Hervé DALLERAC : Les marchés réglementés ont une capacité de blanchiment, compte tenu de l'existence de cette chambre de compensation qui permet de rendre honnête un argent qui ne l'était pas. Mais il y a aussi des possibilités de blanchiment sur les marchés de gré à gré.

Le rôle de la COB est de surveiller les marchés réglementés et les produits qui font appel à l'épargne. Mais les autres marchés nous échappent complètement. Il y a là des masses considérables de capitaux traités hors de toute réglementation. Dans ce domaine, le seul point de détection est encore l'analyse des flux de capitaux.

Un des points-clés de l'analyse du blanchiment, au moins du très grand blanchiment, est qu'il passe par des flux financiers qui sont nécessairement, à un moment ou à un autre, interbancaires. Si on connaissait leur provenance et s'il y avait un croisement de plusieurs sources d'informations sur ces mouvements de capitaux, il y aurait peut-être possibilité d'un observatoire.

M. le Président : Le problème qui nous préoccupe est celui de l'identification des ayants droit économiques dans les virements bancaires, c'est-à-dire dans le système SWIFT. Ne pourrait-on pas renforcer les obligations d'identification des ayants droit à l'origine de la transaction ?

M. Ould Amar YAHYA : Il faut, au départ, une autorité qui contrôle tous ces virements, qui sont très nombreux.

M. Hervé DALLERAC : Oui, mais l'essentiel est que, dans le grand blanchiment ayant sans doute une provenance de sociétés offshore, la première étape va être une banque plus ou moins complice, plus ou moins regardante. Si ce premier maillon ne recherche pas la provenance des capitaux, toute la suite de la chaîne se trouve dans l'incapacité de le faire.

Quand bien même la première banque ne serait aucunement liée au blanchisseur, l'absence de coopération des centres offshore est telle, en matière de fournitures d'informations sur le bénéficiaire économique, qu'elle ne connaîtra jamais que le nom de la banque qui lui envoie l'argent et non celui du client final émetteur du virement.

M. Jacky DARNE : Votre exposé m'a rendu plutôt optimiste, à l'inverse de mes collègues. J'ai été étonné par votre capacité d'analyse et de moyens informatiques pour stocker l'ensemble des ordres et en décrire l'historique, heure par heure, voire minute par minute. Cela semble permettre une très grande traçabilité des opérations. Or l'une des difficultés majeures que nous rencontrons, dans les questions de blanchiment, est bien celle de la traçabilité. Je trouve votre exposé intéressant, de ce point de vue.

Il me semble comprendre que vous vous attachez à repérer les anomalies de fonctionnement du marché afin de mettre en lumière des délits d'initiés ou de manipulation de cours alors que le blanchisseur, au contraire, cherche à être le plus discret possible.

Par définition, vous ne pouvez identifier du blanchiment car ce sont des opérations de marché somme toute, pratiquées dans des conditions légales.

Peut-on envisager d'interconnecter votre système de surveillance des marchés ? Par ailleurs, ne peut-on pas déceler, à partir des quatre-vingt-douze critères, les opérations qui, par leur banalité même, sont douteuses, et localiser les banques qui ont des pratiques étonnantes ?

Vous avez dit tout à l'heure que la première chose qu'un bon blanchisseur fait est d'acheter une banque. Cela suppose qu'après il a quand même un comportement atypique par rapport à la profession bancaire. Nos systèmes peuvent-ils permettre de déceler les banques dont les modalités de fonctionnement sont étonnantes ?

M. Hervé DALLERAC : L'interconnexion, entre systèmes d'information, peut améliorer la connaissance de l'origine des fonds et de leur destination.

Beaucoup d'éléments nous échappent dans les flux interbancaires qui vont être générés par les déplacements de fonds. Il nous est déjà difficile de faire ressortir l'opération anormale. L'agrégation de ces opérations est faite au niveau du transfert final des fonds. Le point crucial est l'observation des flux interbancaires internationaux (SWIFT).

M. Charles de COURSON : Le problème est la non-traçabilité. Même en faisant des enquêtes pour savoir qui est le détenteur du compte dans la banque offshore, on trouvera éventuellement des fondations au Liechtenstein, en Suisse...

M. Jacky DARNE : A chaque fois, on peut trouver un point d'émission et un point d'arrivée. L'émission provient d'une personne morale ; elle a une responsabilité de tenue des opérations et doit être capable d'identifier un donneur d'ordres.

M. Hervé DALLERAC : On rejoint ce qui est la plaie de nos enquêtes même classiques, à savoir que la personne qui veut cacher une opération de marché pour des raisons fiscales, ira s'installer dans un centre offshore. Chaque fois que nous menons une enquête pour délit d'initiés ou autre, nous aboutissons à une opération faite à partir d'une banque offshore. Quand nous leur écrivons, ils ne nous répondent pas.

Il peut s'agir d'une opération faite par exemple à partir de Monaco ou par un trust, enregistré à l'Ile de Man ou à Jersey, dont le compte se trouve dans les Iles vierges britanniques. Si Monaco refuse de me communiquer le nom du bénéficiaire économique, je ne peux pas connaître le nom de l'initiateur de l'opération ni ses motivations.

Quant à l'opération faite par l'intermédiaire des comptes anglo-saxons, Jersey m'informera que c'est le trust X, représenté par untel, et on arrive à savoir que le compte se trouve dans les Îles vierges britanniques. Si on écrit aux autorités des Iles vierges britanniques, elles refusent de coopérer.

M. le Rapporteur : J'ai, sous les yeux, la loi de 1990, qui dispose que tous ceux qui conseillent ou procèdent à un mouvement de capitaux sont soumis à la déclaration de soupçon. Comment les sociétés de bourse et les autres intermédiaires financiers non bancaires appliquent-ils cette obligation légale ?

M. Hervé DALLERAC : Lorsque j'étais chef de l'Inspection de la Bourse de Paris nous tenions régulièrement, avec les responsables du contrôle interne, des réunions auxquelles nous avons invité, à deux reprises au moins, des représentants de TRACFIN pour exposer l'obligation des sociétés de bourse à l'égard de TRACFIN.

Pour autant, je sais que les sociétés de bourse font très peu de déclarations de soupçon auprès de TRACFIN. TRACFIN, de son côté, déplore beaucoup ce manque de réactivité des sociétés de bourse. Tout ceci est difficile à analyser. Je n'ai pas une idée parfaitement précise des raisons pour lesquelles les sociétés de bourse n'envoient pas de déclarations de soupçon à TRACFIN.

Il me semble que la première raison est un défaut culturel. Elles sont issues de sociétés d'agents de change qui avaient une culture de la discrétion.

Tout ce que l'on vous a exposé démontre aussi une relative banalisation des opérations qui n'amène pas les sociétés de bourse à être nécessairement les plus vigilantes et les mieux à même d'observer les grands mouvements financiers. En effet, le blanchisseur va répartir ses opérations de façon à ne pas être détecté. Je crains que beaucoup d'opérations ne puissent être détectées par les sociétés de bourse.

M. le Rapporteur : Si on conjugue le constat que le système SWIFT ne garantit pas la traçabilité, que l'autorité de contrôle que vous êtes a constaté qu'il est possible, par fractionnement des opérations, de procéder en toute discrétion à environ un milliard de blanchiment par jour et que les sociétés de bourse ne jouent pas le jeu de la déclaration de soupçon, que peut faire le législateur ?

M. Hervé DALLERAC : Je n'ai pas dit que les sociétés de bourse ne jouent pas le jeu.

M. le Rapporteur : Sans le dire, vous nous avez permis de le penser.

M. Hervé DALLERAC : Elles envoient très peu de déclarations de soupçon à TRACFIN. Cela tient certainement de leur culture. De plus, ces sociétés de bourse ne sont peut-être pas les mieux placées, compte tenu de tout ce que l'on a exposé jusqu'à présent et du fait que les opérations...

M. le Rapporteur : Qu'elles soient mieux placées ou pas, ce n'est pas notre affaire, c'est la loi depuis dix ans. Le bilan est relativement négatif. Vous ouvrez, comme disait notre collègue Le Bris, une perspective qui nous fait changer d'échelle.

On avait le sentiment qu'il y avait quand même une résistance du système et qu'on avait réussi à instaurer des mécanismes de contrôle, même imparfaits. Les pays de l'Union européenne ont fait des efforts qui nous permettaient de considérer que la vertu pouvait encore l'emporter. Ce que vous nous dites là nous fait quelque peu revoir les choses.

M. Ould Amar YAHYA : Il est très difficile de demander à un établissement de pratiquer l'auto-surveillance ou autocontrôle. Cela ne fonctionne pas.

M. Charles de COURSON : Cela ne marche pas et cela ne peut pas marcher !

M. Ould Amar YAHYA : Il faut imaginer un autre système, indépendant des milieux de décision bancaires et financiers. Si, demain, on enregistre moins de flux, que les sociétés de bourse centralisent et que quelqu'un ait accès à tout ce qui se passe sur le marché de gré à gré et aux comptes à la banque de France, une bonne partie des opérations de blanchiment sera détectée.

M. Charles de COURSON : Quel est l'intérêt d'une banque de dénoncer ? C'est une pure folie. Commercialement, cela se saura et elle perdra une partie de sa clientèle, y compris éventuellement les gens honnêtes. Ce phénomène a déjà été observé. Croire à la dénonciation par le système bancaire, à supposer même qu'ils aient des soupçons...

Combien y a-t-il eu de dénonciations ces dix dernières années ? La seule motivation d'une banque à dénoncer serait peut-être qu'elle se soit fait rouler, sinon...

M. le Président : Comme nous rencontrons l'Association française des banques la semaine prochaine, vous pourrez les interroger. Merci pour votre accueil.

Audition de M. Jean-Pierre LANDAU,
Directeur général de l'Association française des banques (AFB)

accompagné de MM. Jean-Luc DUFOURNAUD,
Secrétaire du conseil de l'AFB, Conseiller aux affaires juridiques,

et Yves LUCET,
Conseiller chargé des affaires de sécurité,
ancien sous-directeur des affaires économiques et financières
à la direction centrale de la police judiciaire à Paris

(procès-verbal de la séance du 29 février 2000)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur

M. le Rapporteur : Je sais que votre association suit nos travaux et qu'elle a ainsi pu constater que nous avons le désir de travailler en liaison avec les professionnels concernés. C'était l'esprit de la loi de 1990. Il n'est pas exclu qu'au regard des situations très contrastées que nous découvrons dans les pays qui ont copié les mécanismes dont nous étions les précurseurs en Europe, nous envisagions certaines remises en causes.

Mais je vous laisse introduire, dans un propos général, le bilan que vous dressez du système de lutte anti-blanchiment, des faiblesses que vous y détectez et des points d'améliorations que vous pourriez envisager, avant que nous n'approfondissions le dialogue.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je vous remercie de l'occasion qui nous est donnée d'exprimer notre point de vue. Je suis accompagné de M. Jean-Luc Dufournaud, secrétaire du conseil de l'AFB qui traite plus particulièrement des aspects juridiques et M. Yves Lucet, conseiller chargé des affaires de sécurité, ancien sous-directeur des affaires économiques et financières à la direction centrale de la police judiciaire à Paris.

Je suis conscient des attentes de l'opinion publique, du Parlement et de la mission sur cette question du blanchiment d'argent et de la criminalité financière. Aussi vous exposerai-je très directement et informellement ce que nous pensons et ce à quoi nous croyons car, comme vous l'avez dit, il s'agit d'un sujet sur lequel nous avons beaucoup réfléchi et sur lequel toutes nos considérations ne rejoindront pas forcément les vôtres mais cela fournira, le cas échéant, matière à un débat utile.

Je vous ferai part tout d'abord de quelques réflexions générales, puis, je parlerai plus précisément du rôle des banques dans la lutte contre le blanchiment et la criminalité financière. Enfin, je vous dirai quelles sont, à notre sens, les voies qui seraient les meilleures pour progresser en cette matière à l'avenir.

Tout d'abord, quelques éléments de contexte qui appellent selon moi cinq remarques.

Première remarque : nous vivons dans un monde de très grande mobilité des capitaux. C'est une banalité de le dire mais il est important de le souligner car, sans cette mobilité, il n'y aurait probablement pas de criminalité financière. L'argent bouge et il existe la possibilité d'arbitrer en permanence entre les différents régimes de placement qui lui sont proposés.

Cet argent, nous sommes en partie chargés de le faire bouger - cela explique qu'une attention particulière soit accordée aux intermédiaires financiers et à leur rôle dans la lutte contre le blanchiment - mais nous subissons également son mouvement, c'est-à-dire qu'il bouge entre les pays, qu'il bouge entre les établissements et que, dans ce contexte, tout le monde est placé en concurrence.

Deuxième remarque, sur laquelle nous souhaitons sensibiliser la représentation nationale : il existe une très forte concurrence entre les Etats sur la localisation des activités financières.

La France est un pays où l'activité financière n'a pas bonne réputation. Mais tel n'est pas le cas partout et de nombreux pays cherchent au contraire à attirer les activités financières sur leur territoire, parce qu'ils considèrent - à juste titre, à mon avis - que ces activités sont génératrices d'emplois et de prospérité. C'est ce que reflètent aujourd'hui les batailles très fortes qui sont livrées pour la localisation des places financières en Europe.

Cette concurrence entre les Etats conduit parfois à des mécanismes extraordinairement pernicieux ou à des attitudes difficilement compréhensibles du point de vue du citoyen. On constate des blocages en matière d'harmonisation fiscale mais il y a aussi une insuffisante harmonisation des procédures de lutte contre la criminalité. Nous avons le sentiment qu'il existe, à la fois dans le contenu des législations applicables et dans la manière dont elles sont appliquées, des distorsions considérables entre les Etats. Ces distorsions résultent de la concurrence existant entre les Etats pour la localisation d'activités financières.

Dans mes fonctions antérieures, je me suis beaucoup occupé de questions de corruption internationale et je me souviens que mes collègues américains stigmatisaient notre législation relative à la corruption d'agents étrangers. Ils ont, eux, une législation en la matière depuis une vingtaine d'années, me semble-t-il.

M. le Rapporteur : Depuis 1977.

M. Jean-Pierre LANDAU : Mais encore faudrait-il leur demander combien ils ont eu de cas d'application.

M. le Rapporteur : Cinq ou six.

M. Jean-Pierre LANDAU : Vous êtes très généreux.

M. le Rapporteur : Lockheed...

M. Jean-Pierre LANDAU : Oui, l'affaire Lockheed.

Sur le sujet qui nous préoccupe, la façon dont les textes sont appliqués est une question centrale.

Troisième remarque : il est très difficile au secteur privé de s'adapter à cette concurrence entre les Etats parce que les distorsions de législation, de fiscalité et de concurrence nous obligent à nous ajuster en permanence et l'on voit très bien comment nos clients peuvent être incités à nous pousser à jouer sur ces distorsions.

Ma quatrième remarque sera donc ce message que nous souhaiterions absolument faire passer devant vous, mais aussi de façon plus générale : il faut moraliser la concurrence entre les Etats en matière de législation financière. Cette moralisation de la concurrence entre les Etats est un préalable à la moralisation tout court de la vie financière internationale.

Le processus intellectuel qui consiste à demander au secteur privé de moraliser son comportement au moment où les Etats eux-mêmes, pour des raisons de délocalisation d'activités financières, se comportent de manière inégalement morale, est un processus qui montrera très rapidement ses limites si l'on désire véritablement s'attaquer au c_ur du sujet et à la délinquance financière internationale. Si les Etats ne sont pas capables de se discipliner eux-mêmes, il est vain d'attendre que l'on puisse discipliner le secteur privé.

Cela veut dire, premièrement, que les Etats déviants doivent être sanctionnés ; deuxièmement, que les mêmes règles doivent être appliquées par tous ; et troisièmement, que les mêmes procédures d'application doivent être mises en _uvre dans tous les pays. Sans ces trois conditions, on n'aura pas établi les bases d'une lutte sérieuse contre la criminalité internationale.

C'est dans ce contexte - ce sera ma cinquième et dernière remarque introductive - qu'il faut apprécier l'attitude des établissements bancaires que je représente ici. Je pense pouvoir dire que nous appliquons la réglementation avec une totale loyauté et une très grande vigilance.

Nous commençons à éprouver des difficultés quand cette réglementation s'écarte de ce qui se pratique à l'étranger parce qu'alors, comme nous sommes des établissements internationalisés, nous sommes en permanence placés devant le dilemme de la localisation des activités. Il faut que vous en soyez conscients car c'est une réalité qui doit être intégrée dans le raisonnement.

Ces quelques remarques étant faites, j'en arrive à la situation et au rôle des banques dans la lutte contre le blanchiment et la criminalité financière. J'aurai quatre remarques à faire sur ce sujet.

La première portera sur le régime juridique auquel les banques sont aujourd'hui soumises.

Tout cela est certainement parfaitement connu de vous. Néanmoins il est très important de rappeler qu'il existe, s'agissant du régime juridique applicable aux banques, une double exception française.

Premièrement, la responsabilité pénale des banques est en France beaucoup plus étendue qu'elle ne l'est nulle part ailleurs, et ce, depuis la loi du 13 mai 1996. Cette loi crée en effet une infraction extrêmement générale de blanchiment des capitaux, défini comme étant le fait d'apporter tout concours à toute opération de placement ou de conversion de l'argent provenant de tout crime ou délit. Sauf erreur de ma part, aucun pays européen n'a procédé à une définition aussi générale de l'infraction de blanchiment.

Fort heureusement, à ce jour, la responsabilité pénale des banquiers n'a jamais été mise en cause, mais, et cela est extraordinairement perturbateur, il n'est pas nécessaire de prouver l'intentionnalité pour que le délit soit constitué. En conséquence, la responsabilité pénale d'un banquier qui, involontairement, aurait apporté son concours à une opération de placement ou de conversion est théoriquement possible. C'est un aspect qui nous préoccupe, et qui n'a d'équivalent dans aucun autre pays au monde.

La seconde exception française, vous la connaissez, c'est l'ampleur des obligations, au travers un nombre aussi élevé d'instruments, de déclaration à l'administration fiscale qui n'a d'équivalent dans aucun autre pays.

Je ferai simplement quelques observations sur le dispositif même de la déclaration de soupçon dont vous connaissez la nature et le régime juridique.

Premièrement, le nombre de déclarations remplies par les banques est en augmentation régulière.

De 170 en 1990, nous sommes passés en 1999 à 1 600 déclarations par an soit une augmentation de 25 % par rapport aux chiffres de 1998. Cela prouve donc que ce dispositif, fondé sur le discernement des agents et des exploitants, devient plus familier aux responsables chargés de détecter les opérations anormales et de procéder à d'éventuelles déclarations de soupçon.

Nous interprétons donc cette augmentation régulière du nombre de déclarations comme un signe manifeste d'une prise de conscience.

Deuxièmement, nous sommes à l'origine de 68 %, me semble-t-il, des affaires transmises par TRACFIN à la justice, ce qui tend à prouver que les critères de jugements utilisés par les établissements bancaires ne sont pas des plus mauvais et que nos déclarations par rapport à celles qui peuvent être remplies par d'autres agents économiques sont, en général plutôt bien ciblées.

Troisièmement, je sais qu'une des questions que se posent les membres de la Mission est de savoir comment les banques s'organisent pour satisfaire à l'obligation de déclaration. Toutes les banques prennent des dispositions particulières, mais il y a des points communs.

Il existe toujours dans l'état-major des grandes banques une cellule chargée de la lutte anti-blanchiment, qui dépend le plus souvent de l'inspection générale des banques, service le plus respecté et le plus redouté des exploitants de base. Généralement, quand l'inspection générale s'occupe de quelque chose, cela veut dire que c'est sérieux et qu'il faut y prêter une grande attention.

Le deuxième est que les banques ont toutes des programmes de formation périodiques et intenses leur permettant de s'assurer que les exploitants ont bien compris, et le sens, et l'étendue, et l'esprit de la déclaration de soupçon. La plupart des banques ont mis en place des programmes d'incitation à procéder à la déclaration des opérations présentant un caractère anormal.

Troisièmement, notre organisation professionnelle exerce une pression permanente sur les établissements pour les rappeler à leurs obligations. Chaque fois que la législation ou la réglementation a connu une évolution, nous l'avons immédiatement signalé aux établissements bancaires. Entre 1990 et aujourd'hui, nous avons diffusé pas moins de quinze circulaires, dont je tiens le texte à votre disposition, à l'ensemble de nos établissements pour leur expliquer, leur rappeler ou leur préciser quelles étaient leurs obligations en la matière.

Cela ne vous surprendra pas, si nous estimons que le système fonctionne plutôt bien. Je sais qu'il y a des réflexions sur son extension ou sa modification, mais nous pensons que les projets dont nous avons entendu parler apporteraient plus de mal que de bien et contribueraient plus à la dégradation de l'efficacité du système qu'à son amélioration. Je suis prêt à développer ce point si vous le souhaitez.

L'ensemble des établissements bancaires est placé sous le contrôle de la commission bancaire, avec des sanctions dont je sais qu'elles font l'objet de votre part d'une interrogation. Je ne suis pas absolument certain que la pénalisation du système de sanctions pesant sur les banques résoudrait quelque problème que ce soit.

J'en arrive à mon troisième point : que faire à l'avenir ?

Avant d'énumérer les quatre grandes orientations qui, à mon avis, devraient inspirer l'action internationale en matière de lutte contre le blanchiment et la criminalité, je soulignerai à nouveau ce que doit être une action véritablement internationale. La communauté internationale a besoin, me semble-t-il, de véritables systèmes multilatéraux de lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment d'argent.

Que peut-on faire dans ce cadre ?

Premièrement, il faut renforcer très fortement la discipline à l'égard des centres offshore.

C'est un sujet qui progresse. Je crois comprendre que le Forum de stabilité publiera probablement dans les trois mois qui viennent une liste de pays ne répondant pas à un certain nombre de critères objectifs permettant de les qualifier de fiables sur le plan bancaire. Nous soutenons cette démarche. Nous souhaitons que les pays déviants sur le plan du comportement bancaire ou du droit des sociétés soient sanctionnés. Nous souhaitons que ces sanctions soient identiques et appliquées de la même façon dans tous les pays du G10, à la fois pour des raisons de concurrence et pour des raisons d'efficacité car la moindre faille dans le système fait perdre toute son efficacité à l'ensemble du dispositif.

Nous sommes prêts à aller très loin, je pense notamment à l'interdiction de transaction ou à l'identification individuelle de transactions entre comptes de correspondants, qui est une idée originale des Etats-Unis. Ce serait, en réalité, la fin du fonctionnement des comptes de correspondants, mais il serait sans doute utile de soutenir cette idée. Dans ce cadre, il faut aller aussi loin que nécessaire dans le renforcement de la discipline.

Deuxièmement, nous soutenons tous les efforts entrepris pour lutter contre la corruption internationale. Nous soutenons le projet de loi actuellement en discussion au Parlement, avec toutefois une certaine inquiétude quant à son caractère rétroactif, qui permettrait de sanctionner des contrats qui auraient été signés avant l'adoption de la loi.

Troisièmement, nous souhaitons vivement un renforcement de la coopération internationale judiciaire et policière. Nous souhaitons que les législations répressives soient révisées, que la coopération administrative soit renforcée et que les conditions de levée de secret bancaire soient harmonisées dans tous les pays. Comme vous le savez, en France, le secret bancaire est levé très facilement dès lors qu'une enquête de police ou de justice le demande. Ce n'est pas le cas dans tous les pays. Peut-être pourrait-on commencer par-là.

Quatrièmement, nous souhaitons un renforcement des procédures et de l'organisation judiciaire en France. Nous sommes favorables à la centralisation de toutes les affaires de l'instruction et des poursuites sur toutes les affaires de blanchiment et de criminalité financière au sein de parquets spécialisés voire, de préférence, d'un parquet unique localisé à Paris.

Je sais que ce n'est pas le point de vue de la Chancellerie, mais il faut savoir si l'on veut être efficace ou pas. Ces affaires sont suffisamment compliquées à inscrire et à poursuivre pour qu'il soit utile, à notre sens, d'avoir une centralisation.

Je suis conscient de vous avoir tenu un discours en deux points : tout va bien du côté des banques et mal ailleurs, mais je ne doute pas que, dans le débat, vous soyez amenés à me faire nuancer ces propos.

M. le Rapporteur : Je vous remercie et suis très sensible à votre vision panoramique de la question

Il est vrai que les Etats ont décidé de prendre ce grave problème à bras le corps. Les Etats ont évolué dans le cadre du GAFI, dans le cadre du Forum de stabilité, dans le cadre de l'Union européenne, et les conclusions de la présidence du Sommet de Tampere en sont un exemple décisif ; des engagements ont été paraphés par l'ensemble des Etats montrant ainsi leur détermination à lutter contre les territoires dépendants au sein de l'Europe qui répondent aux critères de territoires non coopératifs et contre les territoires extérieurs de l'Europe communément appelés centres offshore. Cela marque une évolution, qui n'est pas qu'une prise de conscience, mais une évolution normative et juridique.

Ma première question concerne la manière dont vous, opérateurs privés, pouvez accepter le régime de sanctions contre les centres offshore à partir de cette volonté politique, qui est en train de prendre forme sur le plan juridique et législatif. Pour votre information, le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques comporte un volet lutte anti-blanchiment, qui traite de la question de ces sanctions.

Je voudrais, sur la question des centres offshore, vous demander en tant qu'opérateurs privés, quelles mesures juridiques vous accepteriez dans le cadre d'une solution multilatérale, car c'est dans ce cadre, celui des pays européens concernés, que nous raisonnons.

M. Jean-Pierre LANDAU : J'ai eu vent de l'information que vous venez de me donner selon laquelle le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques comporterait un volet anti-blanchiment. Je ne sais pas exactement ce qu'il contient. Je parle donc sous bénéfice d'inventaire, mais en réalité, dans le cadre d'une solution véritablement multilatérale, il n'y a aucune limite à ce que nous pouvons accepter qui serait décidé vis-à-vis des centres offshore.

Tout réside dans ce « véritablement multilatéral ». Pour être tout à fait franc, nous redoutons la tentation d'exemplarité. Je peux comprendre que, politiquement, l'on soit tenté d'être exemplaire et de se dire que nous allons montrer la voie et prendre des mesures soit françaises soit européennes dont on espère que, par la suite, elles se généraliseront. Mais le délai qui séparerait l'adoption de telles mesures de leur généralisation est le délai de tous les dangers. Et de toutes les inefficacités !

Mais, dans le cadre d'une solution véritablement multilatérale, c'est-à-dire mêmes critères, mêmes procédures et mêmes définitions pour tous, il n'y a pas de limite à ce que nous pouvons accepter. La seule limite est dans le « véritablement multilatéral ».

M. le Rapporteur : Comme ce cadre est évidemment une pureté théorique et que nous recherchons les moyens d'avancer sans nous réfugier derrière l'inaction multilatérale, quels sont les éléments que nous pouvons considérer comme permettant une avancée sans faire des dégâts concurrentiels ?

M. Jean-Pierre LANDAU : De quoi parle-t-on à l'égard des centres offshore ? On parle soit de l'interdiction d'avoir des relations bancaires, soit de l'obligation très stricte d'identifier les opérations une par une. Si au sein du G10, un seul pays n'est pas soumis à cette discipline, toutes les opérations se feront à partir de ce pays. C'est extraordinairement simple. Le pas que l'on aura fait sera purement symbolique.

Si tout le G10 est d'accord, nous aurons déjà fait un très grand pas. Si un seul pays du G10 n'est pas d'accord, c'est exactement comme si vous n'aviez rien fait ; les transactions avec les centres offshore passeront par lui.

M. le Rapporteur : Puisque l'on ne peut pas obtenir de mesures drastiques, pour respecter les canons de l'efficacité que vous proposez, pouvons-nous envisager d'avancer de manière plus souple ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Je crois savoir que l'idée du Forum de stabilité était d'avoir une démarche progressive, de lancer des avertissements à ces pays les invitant à modifier leurs législations, d'interdire les trusts anonymes, d'interdire certains comportements bancaires car ce qui caractérise ces pays, c'est non seulement leur législation bancaire, mais aussi leur droit des sociétés qui permet de servir de support à des opérations très souvent criminelles.

En adoptant une démarche progressive, en commençant par dire à ces pays qu'on les a notés comme étant des pays déviants ou non coopératifs sur tel ou tel point, et qu'ils ont six à neuf mois pour changer ces pratiques et qu'une fois ce délai écoulé, ils subiront des sanctions, à mon avis, on a plus de chances de parvenir à un résultat car on offre moins d'échappatoires à ceux des pays développés qui voudraient se dérober à la discipline multilatérale.

La solution en cas de non-accord multilatéral immédiat n'est pas tant dans une application partielle de disciplines qui seront percées de toutes parts, parce que certains ne les appliqueront pas, que dans une démarche progressive qui permettrait d'aboutir dans un délai raisonnable.

M. le Rapporteur : Quelle serait la première étape de cette démarche progressive ?

M. Jean-Pierre LANDAU : La première étape serait d'établir une liste, de dire à ces pays ce qui ne convient pas dans leur législation ou dans leur pratique et de leur fixer des conditions pour que nous puissions poursuivre nos relations bancaires, en leur précisant que si aucun changement n'a été apporté dans le délai fixé, il n'y aura plus de relations bancaires avec eux.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la mesure intermédiaire qui consisterait à imposer une déclaration de soupçon systématique sur certains types d'opérations ou sur toute opération dès lors qu'apparaîtraient des opérateurs derrière lesquels se cachent des ayants droit économiques non identifiés ou en provenance de certains pays non coopératifs ou considérés comme tels par des organismes internationaux ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Je pense qu'une telle mesure ne produirait aucune déclaration parce que, tous les flux passeraient par les pays qui ne l'appliqueraient pas.

M. le Rapporteur : Je vous demande simplement de réagir...

M. Jean-Pierre LANDAU : Je vois bien le sens de cette mesure. Encore une fois, si elle est appliquée par tous, elle est très bonne. Si un seul des pays ne l'applique pas, il bénéficiera d'un chiffre d'affaires considérable, parce qu'il est très facile de faire passer quelques millions de dollars par un pays plutôt que par un autre.

M. le Rapporteur : Si cette position est prise par principe au sein de l'Union européenne, l'échelle ne vous paraîtrait-elle pas plus pertinente ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Il est clair que plus large est son champ d'application, mieux cela vaut.

M. Yves Lucet me signale aussi, avec raison car j'oublie de le rappeler, que soit vous visez un pays, soit vous visez une catégorie d'opérations sur un pays, une catégorie de contreparties sur ce pays, et qu'à ce moment là, vous ne faites plus fonctionner les comptes de correspondants interbancaires.

Dire à une banque en France qui a des contacts avec une banque aux Îles Caïman ou autre qu'elle n'a plus le droit d'avoir des relations interbancaires normales ou lui demander d'identifier tel ou tel type d'opérations, cela veut déjà dire que vous êtes dans le système extrême, que vous cassez les relations interbancaires normales. Cela s'imposera peut-être quand il aura été décidé de prendre des sanctions.

M. le Rapporteur : Pourtant, j'entre là dans la matière plus technique et précise, nous avons constaté au cours de nos travaux, notamment au travers de contacts avec des opérateurs privés et des autorités de contrôle, que c'est dans les relations interbancaires par le biais de systèmes de prêt, que se logent le tout-venant du blanchiment quotidien,...

M. Jean-Pierre LANDAU : Absolument.

M. le Rapporteur : ... et cela quel que soit le pays. Le phénomène est assez général, que ce soit du blanchiment de fraude fiscale, qui constitue l'un des délits qui pourrait tomber sous le coup de notre loi de 1996, ou d'autres infractions plus graves ou plus sévèrement réprimées.

Notre préoccupation est l'absence de traçabilité mise en place tant sur le plan technique que juridique. Comment y remédier, ne serait-ce que pour identifier les mouvements qui s'évanouissent dans les chambres de compensation internationales et les mécanismes intra ou interbancaires à l'intérieur d'un même groupe ?

Vous voyez que nous sommes loin de nos exigences de départ.

M. Gilbert LE BRIS : Si je peux compléter la question du rapporteur, il est évident que l'un des points clés du grand blanchiment, ce sont les flux financiers interbancaires qui rendent difficiles, parce qu'il y a entre autres un croisement des sources, l'identification des ayants droit à l'origine de la transaction.

Nous avons entendu dire que les Australiens se seraient inspirés du principe de la boîte noire style avion pour mettre au point un système de traçabilité des ayants droit économiques relatifs à chaque transaction financière. Avez-vous eu connaissance de cette initiative et une transposition de ce système vous paraît-elle possible en France ?

Ma deuxième question s'inscrit dans la même perspective, faisant référence à l'affaire de la Bank of New York qui nous a tous marqué. Existe-t-il au sein des banques françaises une sorte de second réseau d'indicateurs d'alerte, un peu à l'insu du premier gestionnaire, qui serait de nature à donner l'alerte en cas de défaillance, car on ne peut jamais exclure une certaine complicité interne au sein de la banque avec des blanchisseurs ? Existe-t-il une sorte de police des polices, une banque des banques, qui surveille ce genre de choses et qui serait en mesure d'alerter en cas de forte présomption ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Sur la traçabilité, je comprends la philosophie qui est derrière, mais, je parle sous le contrôle de M. Yves Lucet, ce n'est pas celle du dispositif actuel. Or je crois à la philosophie du dispositif actuel, qui consiste à dire : « Je détecte quelque chose d'anormal et, à partir de là, je tire la pelote et mène une véritable enquête judiciaire et policière qui me conduit au c_ur de l'organisation criminelle. » Et il se peut qu'en cours d'enquête, je sois amené à essayer de repérer et d'identifier des flux interbancaires. C'est probablement ce qu'auront dit les personnes avec lesquelles vous avez parlé.

Puis, il existe une seconde philosophie, illusoire, qui consiste à penser que l'on pourrait, dans l'immensité des milliards et des milliards qui transitent par les comptes interbancaires, détecter l'opération anormale, sans perturber gravement le fonctionnement de la machine financière internationale. Cela, c'est à mon avis une illusion.

Je ne connais pas le système australien. Si vous me le permettez, je m'informerai et nous vous enverrons une petite note d'appréciation.

On peut concevoir de telles mesures vis-à-vis de territoires non coopératifs. Entre pays développés, on tombe dans un exercice totalement différent. Il faut voir ce que sont les comptes de correspondants bancaires, ce sont des milliards et des milliards qui passent dans tous les sens. L'idée que l'on puisse dans cette énorme botte de foin trouver même de très grosses aiguilles, des transactions résultant d'opérations illicites, est totalement irréaliste. Les grandes banques se virent des soldes, qui sont eux-mêmes des soldes de soldes de soldes ! Identifier individuellement toutes les opérations revient à figer totalement le système des paiements internationaux.

Vis-à-vis de territoires non coopératifs, une telle attitude est parfaitement concevable et nous la soutiendrons ; vis-à-vis des Etats-Unis, du Luxembourg, des Pays-Bas, l'exercice est complètement impossible.

Sur un territoire très identifié, comme les Îles Caïman, Antigua ou autre, on peut décider qu'il n'y a plus de comptes de correspondants bancaires, que l'on ne vire plus de flux et que les opérations doivent être décomposées, et qu'on les examine une à une. C'est une logique. Mais si on cherche à appliquer cette logique à toute transaction bancaire normale, c'en est fini du système de paiement international.

Pour établir cette traçabilité, il faut déjà avoir une indication au départ. Cette indication est donnée par la déclaration de soupçon et une bonne enquête policière et judiciaire.

Votre deuxième question concernait la Bank of New York. Si j'ai bien lu ce qui s'est passé, des membres très haut placés de l'état-major de la banque étaient complices. En principe, un bon système d'inspection générale est conçu pour permettre d'éviter ce genre de situation. Je ne dis pas que l'on n'en trouvera pas un jour dans une banque française, mais la banque des banques ou la police des polices dans une banque existe bien, c'est l'inspection générale. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs dans 90 % des cas, l'inspection générale se trouve chargée de la cellule anti-blanchiment.

M. le Rapporteur : Je vous écoute très attentivement puisque votre point de vue économique est un point de vue que l'on doit prendre en compte, pour lutter contre le blanchiment.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je prends en compte le blanchiment, mais je crois vraiment que la clé du système réside dans le renforcement des moyens policiers et judiciaires. S'il y avait plus de policiers et de procureurs, vous trouveriez beaucoup plus de choses dans les banques. Ce ne sont pas de petits drapeaux électroniques dans les transactions interbancaires qui vous feront trouver les choses, ce sont les bonnes vieilles méthodes d'enquête avec des policiers spécialisés - M. Yves Lucet pourra en dire un mot s'il le souhaite - allant au c_ur des systèmes très organisés et sophistiqués du blanchiment.

Pardonnez-moi de vous avoir interrompu.

M. le Rapporteur : Je vous en prie, cela fait partie du débat. Mais nous ne pouvons pas non plus nous en tenir au langage purement économique. C'est pour cela que je vous disais que je vous écoutais attentivement, parce qu'au cours de nos investigations auprès de banquiers, quels qu'ils soient, dans des territoires non coopératifs qui attirent des capitaux privés en raison des garanties offertes sur la rémunération de ces capitaux et de la faible fiscalité, mais également en raison de l'opacité organisée et de la complicité offerte par l'appareil d'Etat local ou par sa complaisance à l'égard du transit de capitaux dont l'origine n'est jamais recherchée, nous nous sommes rendu compte que le problème était aussi que tout ce langage, qui est un langage économique, nous empêche d'avancer et de dire aujourd'hui aux banquiers, qui se réfugient derrière la réalité économique, qu'ils ne font pas assez de déclarations de soupçon et ne coopèrent pas assez.

C'est un peu ce que fait le GAFI à l'échelle des pays. Nous sommes allés au Luxembourg. Le GAFI fait à l'égard de ce pays exactement ce que fait TRACFIN à l'égard des établissements bancaires. On peut considérer qu'il existe un pyramidage de contrôle assez cohérent, en tout cas dans les pays de niveau de développement bancaire équivalent.

Les banquiers n'ont aucune raison de faire évoluer leur position, qui est parfois une position restrictive. Combien nous ont dit qu'ils préféraient fermer le compte ou refuser la relation d'affaires. D'après ce que vous nous indiquez, l'argent entre et continue d'irriguer le système économique mondial. Nous sommes quand même devant une sérieuse difficulté,... que votre langage ne permet pas de résoudre.

Payer des policiers et des procureurs fait aussi partie de nos préoccupations, les former également. Mais nous avons une responsabilité historique : nous avons accepté la déréglementation financière mondiale sans imposer de contreparties. C'est un legs de l'Histoire récente, mais peut-être avons-nous à reconstituer l'application de règles, même si ces dernières n'ont pas cette efficacité que vous appelez de vos v_ux, monsieur Landau.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je suis d'accord avec vous. Il y a un décalage, même du point de vue du citoyen, absolument dramatique entre le degré de libéralisation atteint dans les mouvements de capitaux et les exigences d'un minimum de moralité publique internationale. Mais ce sont les Etats qui ont créé ce décalage, c'est à eux de le résoudre.

M. le Rapporteur : Il existe aux Pays-Bas un système de déclaration « inhabituelle», cette terminologie est plus large que celle de déclaration de soupçon. On ne demande pas à la banque de mettre en place un système de jugements de valeur sur ses clients, mais de mettre en place des critères objectifs sur la base de comportements qui sortent de l'habitude. J'aimerais connaître vos réactions sur ce point.

M. Jean-Pierre LANDAU : J'ai tenu, pour préparer cette audition, une réunion avec les correspondants blanchiment de nos banques et j'ai compris que c'est exactement le critère sur lequel ils demandent aux exploitants de sélectionner les opérations, c'est-à-dire une opération anormale ou inhabituelle, compte tenu de ce qu'ils pensent être le profil du client, l'historique ou l'absence d'historique de son compte. C'est exactement le critère selon lequel, en principe, nous demandons à nos exploitants de sélectionner les opérations.

M. le Rapporteur : Il est vrai que l'article 14 de la loi de 1990 comporte une appréciation sur la nature de l'opération. Les Néerlandais ont, eux, organisé un système automatique, d'ailleurs assez lourd, la masse d'informations à traiter qui remonte aux autorités de contrôle est bien plus importante.

En France, il existe des établissements bancaires qui ne font jamais de déclaration de soupçon. Ce sont, par exemple, des établissements de filiales libanaises qui, un jour, voient arriver la commission bancaire mais, celle-ci, explique qu'elle ne fait pas de contrôle sur le blanchiment, mais qu'elle fait du contrôle prudentiel. Quand nous rencontrons les gens de TRACFIN, ils nous disent qu'ils mènent des actions de sensibilisation.

Nous voyons qu'en effet, les responsabilités sont de notre côté, c'est-à-dire du côté des Etats, mais nous avons aussi sans doute à accroître les exigences sur les opérateurs privés.

M. Gilbert LE BRIS : Je me permets de prolonger le débat par une question qui porte plutôt sur la prévention. Il n'est certes pas coutumier pour un banquier de s'inquiéter quand l'argent rentre. C'est plutôt l'inverse qui se produit. Néanmoins, dans certains cas précis, « inhabituels » ou « suspects », j'aimerais savoir si des actions de sensibilisation ont été menées d'une façon très précise et circonstanciée à l'égard de vos mandants.

Des différentes auditions auxquelles j'ai assisté, j'ai eu le sentiment que l'arrivée de l'euro risquait de constituer une occasion de blanchiment ou de facilité de blanchiment supplémentaire - ce dont nul n'a besoin. Avez-vous envisagé de mettre en place un dispositif particulier de surveillance ou d'alerte ?

M. Jean-Pierre LANDAU : En tant qu'association professionnelle, nous nous préoccupons constamment de sensibiliser nos adhérents et la plupart d'entre eux, en tant que dirigeants de banques, se préoccupent en permanence de former leurs personnels, pour bien leur faire comprendre qu'en présence d'une grosse somme d'argent, ils ne seront pas seulement jugés sur leur capacité à l'accepter, mais sur leur capacité à satisfaire leur obligation de déclaration de soupçon.

C'est clairement notre souci permanent. Il n'y a pas eu une seule modification législative ou réglementaire sur ce sujet qui n'ait été suivie très rapidement d'une circulaire de l'association professionnelle.

Depuis 1990, nous avons diffusé quinze circulaires. En 1991, nous avons rédigé une brochure sur ce sujet. Notre obligation est une obligation de vigilance, ce n'est pas une obligation de résultat. Je pense malgré tout que nous avons le souci d'être à la hauteur de nos obligations.

Je sais qu'il y a dans l'opinion publique l'idée qu'à l'occasion du passage à l'euro, des opérations de blanchiment pourraient se dérouler lors des échanges de billets et de pièces. Nous n'y croyons pas beaucoup. Nous pensons que les gens qui ont de l'argent à blanchir peuvent le faire d'ores et déjà en se répartissant entre les diverses monnaies.

Nous en parlons avec TRACFIN en permanence. Je n'exclus pas qu'à l'échéance de fin 2001 à février 2002, nous fassions des recommandations particulières de vigilance à nos adhérents. C'est même probablement ce que nous ferons. Mais je ne crois pas qu'instituer des déclarations de soupçon spécifiques à cette occasion soit nécessaire.

M. le Rapporteur : Après ce tableau d'une certaine impuissance...

M. Jean-Pierre LANDAU : Non, parce que... si je peux vous interrompre ?

Nous aimerions avoir plus de retour. On nous demande sans cesse de faire de la pédagogie auprès des gens et de leur répéter qu'il faut déclarer, signaler, et on ne sait jamais ce que deviennent ces déclarations de soupçon et, pour finir, on s'entend dire qu'il n'y a pas suffisamment de déclarations !

M. le Rapporteur : Peut-être avez-vous remarqué que nos propos publics ont déjà été à ce sujet non seulement critiques à l'égard des services de renseignements, dont notre TRACFIN, mais également à l'égard d'autres Etats. Nous avons donc déjà engagé des réponses politiques, concrètes et pratiques à vos préoccupations, mais nous ne pouvons pas aller à TRACFIN et entendre que les banques ne coopèrent pas assez et entendre ensuite l'Association française des banques dire que TRACFIN manque de policiers et de procureurs.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je m'étonne que TRACFIN dise que nous ne coopérons pas assez ; car j'ai d'ailleurs des citations extraites de documents publics, que je ne vais pas vous infliger, dans lesquelles ils disent le contraire.

M. le Rapporteur : Nous aurons et avons déjà eu des explications avec les dirigeants et les fonctionnaires de TRACFIN.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je crois qu'ils se plaignent de pas savoir les suites qui ont été données aux affaires qu'ils ont transmises à la justice.

M. le Rapporteur : Dans ce tableau où l'Association française des banques dessine la justification d'un statu quo, si j'ai bien compris, en l'état, aujourd'hui des relations internationales.

M. Jean-Pierre LANDAU : Oui, sur le système de la déclaration de soupçon, en tout cas sur le système originel...

M. le Rapporteur : Sur la loi du 12 juillet 1990, sur son équilibre de coopération entre les établissements bancaires et le service de renseignement TRACFIN, vous suggérez le statu quo, avec les mécanismes d'irresponsabilité et de non-sanction pénale...

M. Jean-Pierre LANDAU : Nous pensons en effet que les problèmes principaux sont en aval. Et en amont.

M. le Rapporteur : Votre position clairement exprimée étant bien comprise, je souhaiterais des précisions sur la situation des filiales et succursales des banques françaises dans les centres offshore. J'ai plusieurs questions à ce sujet.

Comment traitez-vous cet aspect en interne ? Quel type de réglementation est applicable à vos relations « intrabancaires » puisqu'il s'agit d'une même entité juridique ? Quel contrôle exercez-vous sur ces banques « exilées » ? Comment cela fonctionne-t-il dans la pratique ?

Enfin, pourriez-vous me transmettre quelques données quantitatives : combien de banques françaises à capitaux majoritairement français disposent de filiales dans les territoires non coopératifs ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Je l'ignore. Probablement un grand nombre.

M. le Rapporteur : Quelle est la part du chiffre d'affaires ?

Je voudrais une analyse économique sur ce point. Quelle part de source de profit cela apporte-t-il à nos banques françaises, et à nos concurrents, parce que vous faites une analyse de compétition économique ? Quelle est votre analyse ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Ce sont des chiffres que je ne connais pas, mais que je peux rechercher.

Mon analyse économique générale, c'est que je suis persuadé que toutes nos grandes banques y sont. Elles y sont parce que les autres y sont et aussi parce que - et une affaire récente et l'actualité l'a montré - y être, c'est aussi la condition pour pouvoir monter certains financements internationaux. L'OMC vient de condamner le système de foreign sale corporation. Tout ce système repose sur des financements montés dans des centres offshore.

Dans une vie antérieure, je me suis occupé d'exportation d'Airbus et je puis vous assurer que le nombre d'Airbus que l'on a pu financer par des avantages fiscaux obtenus à travers des financements dans des centres offshore se comptent par dizaines, voire par centaine. On y est pour cela, pour pouvoir monter des financements structurés. C'est très important d'y être, sinon ce sont les autres banques qui montent ces financements structurés.

Il faudrait que je retrouve les chiffres et les précisions sur les méthodes de contrôle mais nous y sommes exactement pour les raisons dont je parlais tout à l'heure, c'est-à-dire que nous sommes placés dans une situation de concurrence entre les Etats et de concurrence entre les acteurs privés où ne pas y être serait totalement pénalisant. Je ne crois pas que les banques françaises ouvrent des filiales, je suis absolument certain que la plupart d'entre elles ont déjà des filiales dans les centres offshore.

Je ne crois pas qu'elles les ouvrent avec l'idée de servir de support à des opérations illégales ou criminelles, je ne crois pas non plus qu'elles les fermeraient sans préjudice si elles étaient les seules à le faire, parce que ces filiales servent de support à des financements internationaux extrêmement complexes et importants. Tous les grands projets de financement structurés sont montés là-bas.

M. le Rapporteur : Un volet supplémentaire à ma question est de savoir comment s'exerce votre obligation de vigilance sur l'argent en provenance des filiales installées dans les centres offshore. Comment transposez-vous le mécanisme de surveillance et de contrôle ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Je vais regarder cela, mais je ne serais pas étonné qu'il n'existe aucun dispositif spécifique, pour la raison évidente que s'il en existait un, tout le monde passerait par un autre canal.

Je suis désolé de me répéter, mais il faut mettre la digue partout car l'eau s'engouffre par le moindre trou de la digue. Si vous demandez aux banques ou aux exploitants français d'avoir des systèmes de contrôle particuliers dans leurs relations avec les centres offshore, pour des raisons de commodité, de rapidité et de confidentialité, les flux passeront par un autre pays.

C'est la clé du débat. Si vous voulez discipliner les centres offshore, il faut le faire de manière très ferme, très drastique, très exhaustive. La demi-mesure ne conduira à rien. Si l'on n'est pas en état aujourd'hui de prendre multilatéralement des mesures très fermes, drastiques et exhaustives, il faut entrer dans un processus d'avertissement avec des sanctions.

M. Gilbert LE BRIS : C'est donc le point d'entrée dans le système qui doit être vérifié car, une fois à l'intérieur du consortium des grosses banques, c'est fini. Il y a la crédibilité, la fiabilité, etc. C'est donc au point d'entrée que les questions peuvent se poser.

M. Jean-Pierre LANDAU : Oui. Si une banque française aujourd'hui fait une déclaration de soupçon. Elle l'envoie à TRACFIN et n'en entend plus jamais parler.

Cela m'intéresserait pourtant de savoir si ce client a été ou non identifié par les services de police et de justice comme quelqu'un d'intéressant, s'il faut que je continue à surveiller ses opérations dans le reste de mon réseau, y compris dans les centres offshore, ou si d'autres opérations de même nature ont été signalées par d'autres banques.

Pour vous donner un exemple : peut-être qu'ailleurs dans mon réseau, ce même client a fait une transaction qui a échappé à la vigilance de l'exploitant. Si nous avions un retour de TRACFIN - nous sommes très demandeurs de dialogue approfondi -, si les services de police et de justice nous indiquaient ce que deviennent nos déclarations et nous demandaient, par exemple, de surveiller plus particulièrement tel ou tel aspect, ce serait considérablement plus efficace. Mais ce non résident que nous déclarons, nous n'en entendons jamais plus parler !

M. le Rapporteur : Je suis heureux de voir que vous n'êtes pas tout à fait pour le maintien du statu quo.

M. Jean-Pierre LANDAU : Nous serions très contents d'avoir des retours sur ce que nous faisons...

M. Yves LUCET : En effet.

M. le Rapporteur : Cela fait partie des projets...

M. Jean-Pierre LANDAU : D'ailleurs, nous allons tenter d'organiser une réunion d'information à l'AFB.

M. le Rapporteur : Cette recherche sur le décloisonnement de l'appareil répressif fait partie des projets sur lesquels portent nos réflexions.

Une opération avait été tentée à travers le Service central de prévention de la corruption, qui avait d'ailleurs été amputé dans ses pouvoirs d'enquête par le Conseil constitutionnel, qui partait de l'idée qu'il fallait associer les moyens et les talents sur le plan interministériel. Ce service n'a pas donné toute la mesure et l'ampleur de ce que l'on pouvait en attendre. Néanmoins, il semble utile d'associer davantage les établissements bancaires dans le cadre d'un service de renseignement où ils auraient des interlocuteurs, si je puis dire car, d'une certaine manière, c'est déjà le cas depuis que ce système est en marche, depuis dix ans, mais peut-être faut-il aller au-delà.

En dehors du fait que vous appelez de vos v_ux un approfondissement de la coopération, une meilleure réciprocité de la part de TRACFIN, avez-vous d'autres idées sur l'amélioration des conditions de cette coopération ? En dehors de cette proposition que vous venez de faire, qui est intéressante et à laquelle nous sommes sensibles.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je n'y ai pas réfléchi très profondément en termes institutionnels, mais je ne vois pas ce qui pourrait s'opposer à ce que les cellules anti-blanchiment de nos établissements aient un dialogue permanent avec les services de police et que ceux-ci leur signalent ce qu'il faut plus particulièrement surveiller. Il n'y a pas besoin de changer le régime juridique de la déclaration de soupçon pour cela et ce serait une amélioration considérable.

Il est sûr que faire des déclarations sans savoir ce qu'elles deviennent et sans savoir si d'autres en ont fait sur le même sujet... En plus, pour être franc, j'ai découvert il y a dix jours que même TRACFIN ne savait pas ce que devenaient ses dossiers transmis à la justice. Je me demande donc comment fait TRACFIN...

M. le Rapporteur : Le volet judiciaire est l'un des plus difficiles mais, paradoxalement, c'est l'un de ceux sur lesquels nous avons le plus de pouvoir d'action.

Nous sommes heureux de vos encouragements à davantage de volontarisme...

M. Jean-Pierre LANDAU : Oui.

M. le Rapporteur : Mais vous vous souvenez sans doute, pour revenir à la responsabilité et à la coopération bancaire sur nos objectifs, que Dominique Strauss-Kahn avait proposé plutôt que des mesures coercitives ou punitives du type déclaration de soupçon systématique, une renégociation des ratios prudentiels sur les banques travaillant dans les centres offshore, dans la mesure où leur profit est conçu à partir de concurrence fiscale dommageable et d'opacité organisée.

M. Jean-Pierre LANDAU : C'est typiquement la mesure que tout le monde est obligé d'appliquer.

M. le Rapporteur : Cette position rejoindrait-elle vos préoccupations ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Je ne sais pas. Je ne puis m'exprimer qu'à titre personnel. Ce serait utiliser une réglementation prudentielle pour une chose pour laquelle elle n'est pas faite, mais, à la limite, je ne m'abriterai pas derrière ce principe pour contester la chose. Si tous les pays du G10 décidaient d'avoir un ratio en capital plus fort pour les transactions avec les centres offshore, a priori, cela ne me gênerait pas. Mais il s'agit, je le répète d'une position personnelle.

M. Gilbert LE BRIS : L'AFB a-t-elle une position commune sur les centres offshore non coopératifs ? Une liste commune ?

M. Jean-Pierre LANDAU : Elle n'a pas de liste, mais elle a une position sur ce qu'il convient de faire. Nous suivrons certainement la liste du Forum de stabilité. Notre position n'est certainement pas de contester la liste qui émergerait d'un consensus du G10, y compris pour les territoires intra-européens.

M. le Rapporteur : On commence par ça.

Vous voyez que nous sommes à la recherche à voix haute et improvisée d'une évolution de la position des banques pour leur faire prendre en charge une partie des préoccupations d'ordre public, de la même façon que nous intégrons les préoccupations économiques qui sont les vôtres, l'art de la politique étant de trouver cet équilibre.

Nous souhaiterions obtenir de vous un petit effort sur les relations interbancaires, sur les prêts interbancaires. Vous disiez tout à l'heure que si nous y touchions, nous vous obligerions à individualiser les opérations, et que cela mettrait à terre l'actuel système de paiements internationaux. C'est une formule très forte. Connaissant votre sagesse et votre expérience, je sais ce que cela veut dire.

C'est la raison pour laquelle je voudrais vous demander quelle mesure, homéopathique, nous pourrions introduire dans le système de façon à avancer tout de même un peu, pour que nous ne nous séparions pas, monsieur le directeur général, sans que l'AFB nous ait fait des propositions constructives sur ces terrains.

Il est trop souvent constaté que, dans les paiements interbancaires ou dans les relations de prêt interbancaire, on fait ce que l'on appelle, tous les spécialistes le notent, du back to back, c'est-à-dire que l'on finance de l'activité légale dans un pays contrôlé, par de l'argent illicite dans un pays complaisant. Les banques sont les instruments de ce fonctionnement. Il n'y a pas que les Etats non coopératifs, il y a aussi les banques, qui permettent de faire entrer l'argent dans le système !

M. Jean-Pierre LANDAU : Les banques font fonctionner le système de paiement. Comme je l'ai déjà dit, c'est nous qui faisons bouger l'argent. Les banques sont donc nécessairement les instruments puisque la fonction bancaire essentielle est de faire fonctionner les systèmes de paiement. C'est tout à fait clair. On critique suffisamment les banques quand les systèmes de paiement fonctionnent mal. Nous sommes aujourd'hui critiqués assez fortement par l'opinion publique parce qu'à l'intérieur de la zone euro, les systèmes de paiement ne fonctionnent pas aussi souplement que certains le souhaiteraient.

Je crains de ne pouvoir beaucoup vous aider. S'il existait une recette pour distinguer le bon grain de l'ivraie sans arrêter le système, cela se saurait. Je ne la vois pas, car pour individualiser certaines transactions, il faut toutes les individualiser et, à partir du moment où vous le faites, vous sortez du mécanisme actuel du système de paiement international ; vous sortez du principe de la compensation ; vous sortez du principe des comptes de correspondants. Le back to back, ce sont des comptes de correspondant qui fonctionnent dans deux pays en même temps.

Si vous portez atteinte à cela, vous ne pouvez plus transférer 20 milliards d'euros tous les jours entre la France et l'Allemagne, par exemple. Une de nos banques, que je ne citerai pas, doit emprunter tous les jours 200 milliards de francs sur le marché monétaire. Tous les jours, elle reçoit dans ses différents comptes de la zone euro 200 milliards de francs pour la journée qu'elle rend tous les jours, et ainsi de suite. Si vous lui demandez d'identifier à l'intérieur de ces 200 milliards de francs, c'est terminé, elle ne fonctionne plus !

Une autre de nos grandes banques, qui n'est pas à l'AFB, je n'ai pas besoin de vous dire laquelle, prête, elle, 300 à 400 milliards tous les jours sur le marché. Quand je dis qu'elle prête, cela veut dire qu'elle prête le soir pour récupérer le lendemain.

M. le Rapporteur : Nous arrivons là au c_ur du capitalisme financier. Appelons un chat un chat.

M. Jean-Pierre LANDAU : En effet.

M. le Rapporteur : Votre langage, monsieur le directeur général, qui est le langage de la description d'un système, qui n'est pas votre langage en tant que AFB, est absolument irrecevable par nos concitoyens aujourd'hui. Nous sommes donc dans un divorce politique et économique. Il n'est pas acceptable pour un représentant de la nation, quel qu'il soit, qui a un tant soit peu le désir de porter la parole de ses concitoyens, et c'est bien son rôle, d'accepter que cette force économique soit supérieure à la souveraineté politique.

M. Jean-Pierre LANDAU : En tant que citoyen, tout le monde peut penser ce qu'il veut de la mondialisation financière et vous avez vous-même posé le problème tout à l'heure : on s'est lancé dans la mondialisation financière de manière rapide, et généralisée, et l'on essaie maintenant, les uns et les autres, avec le maximum de bonne foi, d'en gérer les effets ; les effets en termes de moralisation financière et en termes d'instabilité - il y a un débat sur la taxe Tobin dans notre pays.

Personnellement, en tant que citoyen, je n'aurais pas en juillet 1990 accepté la libéralisation inconditionnelle des mouvements de capitaux à l'intérieur de l'Europe sans avoir au moins obtenu auparavant une harmonisation fiscale européenne. A mon avis, là est le péché originel.

Cette libéralisation a été faite pour des raisons d'intégration européenne que je peux comprendre. Mais le gouvernement français de l'époque, en juillet 1990, a décidé de devancer l'appel de dix-huit mois, alors qu'il n'était légalement tenu par les Traités de libérer les mouvements de capitaux qu'au 1er janvier 1993. Il l'a fait au 1er juillet 1990. Au cours de ces deux ans et demi d'écart, on aurait peut-être pu trouver avec nos partenaires la voie d'harmonisation fiscale européenne.

On a choisi de ne pas le faire. Maintenant, nous sommes tous - et je réponds à votre discours politique, si vous permettez, par un discours politique - à la recherche de moyens permettant de retrouver en matière de moralisation financière, un peu de ce que nous avons abandonné.

Je persiste à penser que la démarche adoptée en 1990, pour faire le repérage d'opérations suspectes - et M. Yves Lucet m'a fortement chapitré sur ce sujet - et mettre en place les moyens pour aller au c_ur des organisations criminelles est la bonne. Mais il ne suffit pas de détecter, il faut aussi démanteler la grande criminalité qui est très organisée, très sophistiquée et très structurée... J'ai l'impression, dans ce débat, de passer brusquement du politique au technique, mais...

M. le Rapporteur : C'est la même chose.

M. Jean-Pierre LANDAU : A mon avis, on se focalise trop sur la traçabilité et pas assez sur ce qu'il faut faire une fois que l'on a trouvé quelque chose.

Je pense qu'avec la déclaration de soupçon, nous avons les moyens de détecter assez largement les opérations suspectes. Je ne dis pas que rien ne passe à travers le filet, mais le problème est ensuite d'arriver à remonter la filière pour aller au c_ur de l'organisation criminelle. Cela, ce n'est pas le problème du fonctionnement de services financiers. La police et la justice doivent disposer de tous les pouvoirs d'investigation nécessaires pour nous obliger à préciser.

M. le Rapporteur : J'ai envie de vous répondre que les banquiers que nous avons rencontrés - pas français, mais luxembourgeois, suisses, etc. - nous expliquent que leur conception des quarante recommandations du GAFI est de refuser la relation ou de fermer le compte dès lors qu'ils ont un doute ou une suspicion, mais de ne pas déclarer. Donc, on ne démantèle pas !

Nous sommes face à des banquiers qui, à leur manière, ont un langage absolument implacable, puisqu'en universalisant leur comportement, on arrive au fait qu'aucun établissement bancaire n'accepte, s'il est moralement éduqué, cet argent ou ces opérations financières.

Mais vous comprenez que nous ne pouvons pas accepter cela. La conséquence, c'est que nous sommes tentés par un renforcement des sanctions en cas de non-déclaration de soupçon, nous sommes tentés par un accroissement de la responsabilité des banques, de créer une sorte d'article 40 à la charge des banquiers. Cela irait à l'encontre de tout votre discours initial expliquant que vous étiez inquiet de la responsabilité pénale des banquiers.

M. Jean-Pierre LANDAU : Oui, absolument.

Pour reprendre le dialogue, qui est un dialogue très convenu, je vais donc vous faire une réponse très convenue : nous sommes des banques internationales. Si vous alourdissez les obligations qui pèsent sur les opérations faites sur le territoire français, les mêmes opérations se feront ailleurs. Nous avons tous l'habitude de ce dialogue que l'on peut développer à l'infini.

Vous me dites, en fait, qu'il n'y a pas de véritable accord international sur ce qu'il faut faire pour lutter contre la criminalité financière. En tant que citoyen français et européen, je le déplore fortement. Mais, je répète qu'en juillet 1990, on avait une occasion, que l'on a laissé passer. Il y en aura peut-être d'autres et je ne tirerai pas un trait sur ce qui se passe aujourd'hui au sein du Forum de stabilité. Je pense que l'évolution de l'attitude américaine est intéressante et qu'à mon avis le pays qui est au centre du capitalisme financier mondial sera celui qui prendra la tête de la lutte contre la criminalité.

Je ne suis donc pas totalement pessimiste. Sur une période raisonnable, on arrivera à prendre des mesures significatives. Si la représentation nationale française veut anticiper par des actes d'exemplarité faisant peser sur le secteur financier français des obligations spécifiques, il se passera ce qui doit se passer. Je suis obligé de le dire. Je ne le souhaite pas parce que nous avons le sentiment aujourd'hui d'être sur la bonne voie dans notre collaboration avec les pouvoirs publics.

Je pense avoir entrouvert un certain nombre de pistes. Elles peuvent être exploitées et je crois qu'autant nos établissements montreront une très grande réticence à se voir contraints à pallier les déficiences de l'Etat ou de la coopération internationale en acceptant des obligations spécifiques, autant vous n'en trouverez aucune dans l'esprit de coopération avec les services de police et de justice pour traquer le crime. Il n'y aucun doute à ce sujet.

M. le Rapporteur : Merci infiniment. Peut-être serons-nous amenés à nous revoir, ne serait-ce que pour les questions plus spécifiques : pourquoi ne pas mesurer les conséquences d'éventuels risques que nous prendrions si nous décidions dans deux mois de céder à la tentation de l'exemplarité ? Envoyez-moi donc une projection du scénario « catastrophe économique » pour nos banques.

M. Jean-Pierre LANDAU : Je ne suis pas sûr de pouvoir.

M. le Rapporteur : Faites travailler vos adhérents dans cette perspective. Après tout, nous serons ainsi dûment avertis ! Ne grossissez pas les chiffres, les mots ont été suffisamment forts.

M. Jean-Pierre LANDAU : Les mots ne comptent pas. C'est la réalité qui est terrible.

Audition de M. Marc BRISSET-FOUCAULT,
Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 mai 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président.

M. le Président : Monsieur Brisset-Foucault, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. La Mission parlementaire travaille maintenant depuis plusieurs mois et nous avons rencontré beaucoup de vos collègues étrangers en Suisse, en Belgique, à Monaco, etc.

Nous souhaitons maintenant avoir des entretiens très directs avec les personnes chargées de poursuivre et d'incriminer les délinquants financiers.

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Votre Mission d'information s'intéresse aux obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et au blanchiment des capitaux en Europe. Ces obstacles sont pour nous une réalité quotidienne, et je me réjouis que la représentation nationale se préoccupe de cette question.

L'Assemblée nationale est en train de voter un texte qui constituera une avancée importante et qui sera, je l'espère, le début d'une véritable lutte contre la délinquance financière et le blanchiment de capitaux.

Les obstacles peuvent être rangés en cinq catégories : les obstacles juridiques, l'arsenal législatif restant inadapté ; l'entrave judiciaire internationale ; les obstacles institutionnels ; les obstacles dus au manque de moyens dont nous disposons ; et, enfin, l'intimidation.

Premièrement, les obstacles juridiques et un arsenal juridique inadapté.

Nous disposons d'un arsenal législatif inadapté, malgré les progrès incontestables que l'on peut trouver dans le texte que vous êtes en train d'élaborer. L'extension de l'obligation de la déclaration à TRACFIN est une mesure importante. Malheureusement, les avocats et les experts-comptables ne sont pas soumis à cette obligation et j'espère que cela n'est que provisoire. Je vous expliquerai pourquoi il est important qu'ils y soient soumis, dans l'intérêt général mais également dans leur propre intérêt. Je regrette également que la sanction de l'absence de révélation ait été écartée
- mais on peut espérer qu'elle sera rétablie ultérieurement.

Deuxième mesure positive, l'obligation de déclaration de soupçon - notamment en ce qui concerne les opérations masquées, celles qui utilisent des fiducies ou d'autres procédés visant à camoufler l'ayant droit économique. Vous introduisez également l'obligation de déclarer tout ce qui vient des paradis fiscaux - que j'appellerai pour ma part sanctuaires criminels. Ensuite, vient l'élargissement de la notion d'association de malfaiteurs aux délits financiers.

On y découvre par ailleurs une nouvelle incrimination concernant les personnes parties à une association de malfaiteurs, qui devront prouver l'origine licite de leur train de vie. Enfin, la peine accessoire de confiscation des biens du blanchisseur, à laquelle vous associez une procédure conservatoire inspirée de ce qui existe déjà en matière de trafic de stupéfiants.

Toutes ces mesures vont dans le bon sens et seront, pour mes collègues, une excellente surprise. Je profiterai d'ailleurs de cette occasion pour vous faire part de mes suggestions.

Il conviendrait tout d'abord de mettre en place un système de confiscation civile, pour les fonds dont l'origine suspecte est définie avec les critères que vous avez retenus. Lorsque des fonds provenant de paradis judiciaires ou de sanctuaires criminels seraient détectés, le ministère public pourrait demander au tribunal civil de prononcer leur confiscation, à charge pour le détenteur de justifier de l'origine licite de ces fonds - et, par là même, de se dévoiler.

Il s'agirait, il est vrai, d'un renversement de la charge de la preuve. Mais comme il s'agirait d'une procédure civile, je ne pense pas qu'elle serait en contradiction avec nos grands principes. Cette procédure existe, me semble-t-il, en Suisse et aux Etats-Unis.

Il conviendrait ensuite d'étendre l'obligation de déclaration à TRACFIN aux avocats et aux experts-comptables. Il ne s'agit pas de mettre en cause ces professions. Cependant, lorsque la profession d'avocat a fusionné avec celle des conseils juridiques, on a englobé dans le champ d'activité des avocats une compétence d'ingénierie financière et juridique. Cela veut dire que, si cette profession est exonérée d'une telle obligation, elle va attirer un certain nombre de capitaux et de personnages qui voudront l'utiliser pour camoufler leurs activités.

Il est en effet beaucoup plus facile de résister à un client qui paraît louche ou vient d'un pays à risque, en lui disant qu'au vu de la nature de ses opérations, une déclaration à TRACFIN s'impose, que de lui dire qu'il n'apparaît pas comme quelqu'un de très recommandable. Les avocats et les experts-comptables seraient donc les premiers à bénéficier de cette mesure.

Il conviendrait également de simplifier l'incrimination de corruption. La jurisprudence a ajouté au texte la notion de pacte préalable. Je vous renvoie au rapport du Service central de prévention de la corruption (SCPC) pour 1997 : si l'on incriminait simplement le fait, pour un décideur public, de recevoir une gratification de la personne qui a bénéficié de la décision qu'il a prise, on simplifierait la tâche des procureurs et des juges.

Pourquoi ne pas étendre à dix ans la prescription en matière de trafic de stupéfiants ? Il existe déjà des législations d'exception puisque la prescription, dans certains cas, est de vingt ans. Dix ans me paraît un délai raisonnable.

En simplifiant la notion et en étendant la prescription, on éviterait le recours
- parfois critiqué - à la notion d'abus de biens sociaux. Appelons un chat, un chat. Il y a quelques mois, nous avons entendu un parlementaire du sud de la France déclarer, à sortie du tribunal correctionnel, après avoir été condamné pour recel et abus de biens sociaux à une peine d'emprisonnement avec sursis : « Mon honneur est blanchi ». L'infraction d'abus de biens sociaux fait penser à un délit économique. Si l'on parlait de corruption ou de trafic d'influence, les choses seraient plus claires pour l'opinion publique.

On pourrait aussi imaginer que les décideurs publics - qu'il s'agisse de fonctionnaires, d'élus ou autres - qui auraient bénéficié d'avantages très importants de la part d'entités privées soient tenus d'en justifier l'origine licite, et qu'à défaut s'applique un système de confiscation par une procédure civile.

Autre suggestion, destinée à éviter l'encombrement de nos cabinets par des procédures abusives et coûteuses : la prise en charge des frais de justice. Actuellement, lorsqu'une plainte avec constitution de partie civile est déposée, le plaignant ne fait plus l'avance des frais de justice. Il y a encore une dizaine d'années, le plaignant consignait une certaine somme et si la plainte se terminait par un non-lieu, le juge appréciait si le plaignant était ou non de bonne foi ; s'il l'était, les frais étaient alors mis à la charge du Trésor public, et on lui rendait sa consignation.

Le retour à ce système de consigne pourrait éviter un nombre important de plaintes avec constitution de partie civile. Il convient en effet de savoir qu'au pôle financier, environ 80 % des affaires dont nous sommes saisis sont initiées par des parties privées et que 80 % de celles-ci se terminent par des non-lieux. Ce qui veut dire que les deux tiers du travail que nous effectuons ne servent strictement à rien et que pendant ce temps, la police ne travaille pas sur le reste. Il faut donc décourager la constitution abusive de partie civile en en faisant, par exemple, une voie de recours contre un classement du parquet et non une voie principale d'action.

Enfin il conviendrait d'éviter que les réformes, certes nécessaires, de la procédure pénale, ne se succèdent en alourdissant le fonctionnement de l'instruction dans des conditions telles que les délais de traitement des procédures seront allongés.

Deuxième type d'obstacle : l'entrave judiciaire internationale.

Il est vrai que des progrès ont été réalisés dans le cadre du dispositif Schengen - les transmissions directes de juge à juge sont aujourd'hui plus faciles - et avec la mise en place d'un réseau judiciaire européen. Cependant, nous sommes toujours à un siècle de ce qu'il faudrait faire.

En matière de blanchiment, c'est parfois un combat un peu illusoire que nous menons. Il y a trois sortes de blanchiment. Tout d'abord, un blanchiment franco-français : les délits sont commis en France et l'on blanchit l'argent en France. Dans le cas où celui qui blanchit l'argent est l'auteur du délit principal, il ne sera poursuivi que pour le délit ayant généré l'argent blanchi.

Ensuite, un blanchiment franco-étranger : les délits sont commis à l'étranger et l'argent est blanchi en France. Nous sommes, alors, obligés de prouver que le délit a été commis à l'étranger, ce qui est pratiquement impossible si l'on ne bénéficie pas de la coopération de l'autorité du pays en question. Lorsqu'il s'agit d'argent qui vient de certaines anciennes Républiques soviétiques, par exemple, cela peut être illusoire.

Enfin, les délits sont commis France et le blanchiment se fait à l'étranger. Nous allons, là aussi, mener des investigations considérables pour peu de résultats. Prenons un exemple précis. Une personne commet un délit en France, vire son argent sur un compte en banque en Angleterre qui sera géré par une fiduciaire installée à Jersey, laquelle agira au nom d'une société fictive installée à Dublin.

Le juge, installé à Paris, lance une commission rogatoire internationale - je passe sur tous les problèmes de traduction... - et obtiendra, dans le meilleur des cas, des relevés au bout d'un an. Il apprend ainsi que l'argent, qui appartient à une mystérieuse société irlandaise qui agit par l'intermédiaire d'une fiduciaire de Jersey, part en Suisse. Le juge lance alors une nouvelle commission rogatoire. S'il a affaire aux magistrats de Genève, qui sont des hommes de bonne volonté, ces derniers vont assez rapidement découvrir que l'argent repart au Luxembourg.

Cependant, entre-temps, il y a eu des recours. D'abord, un recours devant la chambre d'accusation de Genève, puis un pourvoi devant le tribunal fédéral de Lausanne. Le juge doit donc attendre un an pour exploiter les résultats qu'il a obtenus officiellement. Puis il doit lancer une nouvelle commission rogatoire internationale au Grand-Duché, où on lui explique que l'argent est parti je ne sais où...

Il lui faut donc quatre ans pour apprendre que cet argent est revenu sur le compte d'une société française dont le dirigeant sera peut-être mort entre-temps. Et l'on vient nous dire : « Vous ne respectez pas les délais ». Alors il est vrai que, quelquefois, nous préférons laisser tomber et faire juger le dossier en l'état.

Nous sommes impuissants devant de tels faits. Il s'agit d'un problème de volonté politique des pays concernés, mais également des pays victimes : des pays tels que la France ou l'Allemagne sont-ils disposés à faire pression sur les autres pour que l'on puisse enfin obtenir les renseignements nécessaires dans ce domaine ?

Nous sommes désarmés, car nous n'avons pas l'impression d'être beaucoup aidés. Nous ne disposons pas de service efficace - comme dans certains pays - qui nous apporterait une aide technique. Il nous aiderait, par exemple, à rédiger les commissions rogatoires afin qu'elles ne soient pas refusées pour vice de forme par le pays sollicité dont nous ne connaissons pas toujours les spécificités juridiques. Nous avons également des problèmes de traduction qui sont souvent longues à obtenir.

Un progrès a été réalisé avec l'institution des magistrats de liaison. Il s'agit d'une idée française qui a été mise en place, d'abord avec l'Italie pour coordonner la lutte contre la mafia. J'ai par exemple de bonnes relations avec notre collègue de Washington, M. Bernard Rabatel : cela tient certainement à sa personnalité, mais également à la volonté des Américains qui de leur côté nous ont envoyé des personnes remarquables. Depuis que nous avons des magistrats de liaison, le travail a totalement changé avec les pays concernés. Malheureusement, nous ne pourrons pas en avoir dans le monde entier.

Il s'agit d'un dispositif qu'il convient d'encourager et la Chancellerie a fait un excellent travail dans ce domaine.

Troisième point : les obstacles institutionnels.

Il est évident, tout d'abord, que nos institutions ne sont pas adaptées. Les organes de l'Etat chargés de la lutte contre la corruption, le blanchiment, l'abus de biens sociaux ou la fraude fiscale, ont tendance à travailler chacun de leur côté. Il y a ni croisement d'informations, ni coordination, ni stratégie commune. Il arrive parfois que l'on apprenne tout à fait incidemment qu'un collègue d'un tribunal voisin, voire du même tribunal, est saisi de la même affaire que nous.

Au sein de la police, la coordination n'est également pas assurée entre les services centraux, le SRPJ, la préfecture de police de Paris et les polices locales, ni avec la gendarmerie. Différentes personnes vont parfois faire un excellent travail sur le même dossier ! J'ai moi-même découvert, au cours d'une perquisition, des réquisitions d'un service de police autre que celui que j'avais saisi. Je me suis ainsi aperçu que l'un de mes collèges - dont le bureau est situé dans le même couloir que le mien - travaillait sur un dossier différent mais concernant les mêmes personnes !

Autre problème, celui du parquet. On ne peut pas parler du ministère public en France : on doit parler des ministères publics. En effet, on compte un parquet par TGI, soit environ 180. Et il n'existe pas vraiment de coordination au niveau national. Chacun fait son travail, il y a parfois des échanges d'information - notamment par le biais de la police - mais il n'y a pas de stratégie commune visible.

Sur le plan général, il me parait légitime que le pouvoir politique, contrôlé par la représentation nationale ait la primauté de la politique pénale et puisse impulser et coordonner l'action publique. Il faudrait imaginer un système qui permette au Garde des Sceaux d'exercer et de coordonner l'action publique au niveau national mais sans pouvoir l'entraver sur des cas particuliers. Il semble que c'était l'idée du récent projet de réforme, qui n'est pas passé.

Au niveau local, depuis que nous sommes, à Paris, dans un local adapté, les échanges d'information sont de meilleure qualité, et nous travaillons de façon plus collective. Cependant des problèmes demeurent.

S'agissant du manque de moyens, la création du pôle financier à Paris constitue un important progrès. Nous sommes bien installés, ce qui nous donne une crédibilité à l'égard des personnes que l'on reçoit, l'équipement informatique est performant et nous avons du personnel - assistants de justice et assistants spécialisés. Ceux qui prétendent que tout cela n'est que de la poudre aux yeux se trompent. Cependant, cet effort doit être étendu dans le reste du pays. Paris n'est pas la France.

Nous nous sommes imposés, en France, des frontières intérieures qui sont totalement contre-productives - notamment dans la région parisienne. Dès que l'on franchit le périphérique à la porte Maillot, par exemple, nous sommes dans le ressort de la cour d'appel de Versailles, c'est-à-dire dans le ressort du futur pôle financier de Nanterre. Il englobera les Hauts-de-Seine - soit la Défense, Neuilly, Boulogne-Billancourt, Saint-Quentin-en-Yvelines, c'est-à-dire des villes dans lesquelles se trouvent les sièges sociaux d'entreprises comme Bouygues, Total ou Renault par exemple qui sont parmi les premières du monde dans leurs secteurs respectifs.

Pour cette raison, il serait nécessaire de créer un pôle financier du même ordre de grandeur que celui de Paris et de définir des règles pratiques, afin que le parquet général de Versailles et celui de Paris échangent des informations et que l'on ne soit pas entravé par des règles de compétence qui nous obligent parfois à nous arrêter au boulevard périphérique.

Tous ces problèmes sont faciles à résoudre sur le plan théorique, mais il faudra y mettre des moyens - notamment, au niveau de la police. En effet, si l'on crée des juridictions avec de nombreux juges et procureurs mais que leurs commissions rogatoires ne peuvent être exécutées faute de personnel, cela ne servira à rien.

Actuellement, lorsque nous avons à traiter une affaire importante, nous commençons par faire une « étude de marché »avec la police. Quelquefois, nous sommes obligés d'insister - ou de protester - pour que notre commission rogatoire soit acceptée.

Selon les responsables de la police, les effectifs non seulement n'augmentent pas, mais baissent. Or assécher le vivier de policiers serait le meilleur moyen pour saboter notre travail. Je parle de la police, mais il en va de même pour la gendarmerie : ses effectifs, en matière de lutte contre la délinquance financière, sont réduits. Et pourtant elle réalise un excellent travail - comme elle l'a fait dans l'affaire des syndics d'immeubles.

La gendarmerie dépend de la défense nationale. La pollution de l'économie française par l'argent sale de l'Est de l'Europe ou d'ailleurs n'est-il pas un nouveau problème de défense nationale ? Nous avons construit des porte-avions et des sous-marins nucléaires pour combattre le péril de l'Est, il y a quelques années ; aujourd'hui, le péril a changé de nature. Et nous pourrions, avec l'argent que l'on investit dans un seul Rafale, payer de nombreux gendarmes.

Une réflexion de ce type ne pourrait-elle pas avoir lieu sur le redéploiement des moyens pour lutter contre une menace tout à fait réelle : celle de l'invasion de milieux mafieux dans le sud de la France, par exemple, et notamment dans le domaine de l'immobilier ?

Cinquième point : l'intimidation. Certaines personnes s'en prennent quelquefois à un juge en essayant de le déstabiliser dans sa vie familiale ou en faisant courir des rumeurs, simplement parce qu'il n'a pas rendu le jugement souhaité. Sur le plan du principe, ce genre de pratiques me paraît de même nature que celles qui consistent à lapider ou menacer un parlementaire pour le « punir » de son vote. A travers la personne, c'est l'institution qu'on cherche à atteindre.

Je fais allusion à une affaire publique, qui a fait l'objet à la fois d'un avis du Conseil de la magistrature le 30 janvier 1995 et d'un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 février 1996. La Cour de cassation écrit ceci : « Attendu qu'en l'état de ces énonciations établissant qu'à l'interpellation de Jean-Pierre Maréchal il a été procédé à une machination de nature à déterminer des agissements délictueux et que par ce stratagème qui a vicié la recherche et l'établissement des preuves... ». Cela veut dire que les hautes autorités de la République ont dénoncé une machination destinée à déstabiliser un juge et à porter atteinte à l'indépendance de la justice.

Au cours d'une autre affaire, on a utilisé des images prises dans le cadre de la vie privée d'un magistrat pour essayer d'entraver le cours de la justice. On a également entendu parler de la disparition d'un dossier mettant en cause les affaires financières d'une secte ou de la disparition de scellés dans les locaux de la brigade financière. Il a également déjà été donné l'ordre à un officier de police de ne pas obéir au juge. Voilà des exemples d'intimidation au sens large du terme, destiner à entraver le cours de la justice.

M. le Président : Je vous remercie. Il est aujourd'hui possible de sortir du scepticisme que vous avez évoqué dans la mesure où, autour des thèmes qui vous préoccupent, il existe un mouvement d'opinion qui a trouvé des relais politiques en France comme à l'étranger. Avant de vous poser certaines questions, je voudrais préciser un ou deux points sur certaines mesures récentes.

S'agissant d'abord des avocats et des experts-comptables, le rapporteur Eric Besson tenait beaucoup à ce que ces professions soient soumises à l'obligation de la déclaration de soupçon et nous pensons également qu'il s'agit d'un point important.

Actuellement, la directive de 1991 est renégociée et le débat au Parlement européen est difficile. Nous ne souhaitions donc pas être à contre-courant de ce débat européen et nous avons choisi d'attendre avant de prendre des initiatives nationales.

Par ailleurs, nous avons pensé que, dans le cadre de la loi sur les nouvelles régulations économiques, qui est très loin d'épuiser le sujet qui nous concerne, il était préférable de mettre en avant les sanctions ou l'extension d'un certain nombre d'obligations concernant les transactions financières, plutôt que d'ouvrir un nouveau débat sur les libertés publiques, qui aurait sans doute pris le pas sur tous les autres quand on connaît la virulence et la capacité d'intervention des ordres des avocats.

En ce qui concerne les sanctions pénales, il s'agit d'une proposition de la Mission. Nous regrettons, à ce stade des débats, que le Garde des Sceaux n'ait pas jugé utile de la retenir, mais nous continuerons à la défendre. Si l'on se fie uniquement à la Commission bancaire ou à la Banque de France pour régler leurs propres affaires, on risque d'avoir certaines déconvenues. Par ailleurs, un certain nombre de grands pays démocratiques l'ont déjà transposée dans leur droit.

Nous avons été surpris de constater que peu de déclarations de soupçon, après transmission à la justice, aboutissent à des condamnations. Nous nous interrogeons donc sur la validité du système. J'aimerais connaître votre point de vue sur les forces et les faiblesses de TRACFIN et savoir si les déclarations qui vous sont transmises sont aisément utilisables sur le plan judiciaire.

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Je ne vous apporterai pas une réponse représentative. Le parquet serait plus à même d'avoir une vision plus globale. La difficulté ne vient pas spécifiquement de TRACFIN.

La procédure est la suivante : TRACFIN adresse une lettre au procureur expliquant, tableaux à l'appui, pourquoi tel mouvement de fonds sur tel compte paraît suspect et fournit un certain nombre de renseignements sur le détenteur des fonds
- TRACFIN ayant accès aux comptes en banque.

Le procureur demande alors à la police de procéder à une enquête préliminaire - il va ainsi collecter des renseignements supplémentaires - et ouvre une information. Une fois saisi, le juge d'instruction lance des commissions rogatoires et fait procéder à des enquêtes plus approfondies. Mais s'il s'agit de blanchiment d'argent résultant d'un délit commis à l'étranger, la notion juridique de blanchiment sera difficile à retenir car l'on n'arrivera pas à prouver que l'argent provient d'un crime ou d'un délit. Il faudrait que l'autorité judiciaire du pays d'où vient l'argent nous dise que cet argent déposé sur le compte numéro X. - avec l'identité du propriétaire du compte - provient par exemple d'un trafic de drogue.

Nous arriverons à un simple soupçon qui ne suffit pas à faire condamner quelqu'un qu'il faut d'ailleurs arrêter ! Et l'on n'a pas besoin d'habiter en France pour faire procéder à des virements sur une banque parisienne.

On arrive quelquefois à découvrir incidemment que d'autres infractions ont été commises. Il y aura donc des condamnations pour des infractions mineures par rapport à ce que l'on subodore, mais qui ont l'avantage d'être avérées. Je ne dis pas qu'aucune affaire de blanchiment n'aboutit à une condamnation, mais il est vrai que l'on est souvent relativement impuissant. S'il s'agit d'une affaire dans laquelle l'argent français est blanchi à l'étranger, nous n'avons qu'une idée lointaine de ce qui se passe une fois que nous avons transmis l'information aux autorités locales.

M. le Président : Quelles sont les infractions sous-jacentes que vous repérez le plus souvent ? Par ailleurs, avez-vous observé des évolutions significatives parmi les secteurs concernés - immobilier, PME-PMI - ou les flux de population ?

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Je n'ai pas une expérience suffisamment étendue, dans la mesure où les affaires de blanchiment ne représentent pour moi que quelques dossiers et depuis seulement quelques années. Je n'ai donc pas assez de recul pour pouvoir répondre à une telle question.

M. Le Président : En ce qui concerne la coopération judiciaire, vous avez évoqué les difficultés rencontrées avec le Royaume-Uni. Avez-vous eu des expériences avec d'autres pays européens, qui attestent de véritables entraves à la coopération judiciaire ?

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Lorsque j'adresse une commission rogatoire en Belgique et que je fais comprendre qu'il faut agir vite et bien, les autorités répondent avec diligence : les Belges sont, me semble-t-il, nos meilleurs correspondants.

Cela se passe également bien avec les Suisses, le problème étant non pas celui des juges, mais celui du système de voies de recours. Il en va de même avec le Luxembourg.

Il n'y a pas non plus d'obligation de résultat. Ainsi, par exemple, j'ai adressé une commission rogatoire aux Allemands qui n'a pas donné de très bons résultats, mais je pense que cela était dû au manque de centralisation des opérations et qu'il n'y avait peut-être pas grand-chose à trouver, et non à un manque de volonté

Dans l'ensemble, avec ces pays, cela se passe bien. Alors que nous ne sommes nous-mêmes pas exempts de tout reproche.

Aux Etats-Unis, on se heurte à une culture juridique très différente de la nôtre. Et nous avons parfois du mal à comprendre le rejet de nos demandes. Pour procéder à une perquisition par exemple, le procureur américain doit demander l'autorisation à un juge et lui expliquer exactement ce que l'on compte y trouver, sinon elle est refusée.

Il y a également un problème de frais, qui semble pouvoir être résolu par la convention d'entraide judiciaire franco-américaine, qui n'est d'ailleurs toujours pas ratifiée : lorsqu'on doit faire prendre une déposition, nous devons payer la personne qui prend en note cette déposition. Tels sont les problèmes qui bloquent un peu nos investigations.

En revanche, en Angleterre, il y a une véritable inertie. Nous n'avons pas de réponse. Un magistrat de liaison est installé à Londres depuis quelques mois, ce qui nous donne quelque espoir.

M. le Rapporteur : Nous avons participé activement au texte « Nouvelles régulations économiques », dans lequel se trouvent des mesures importantes en matière de lutte contre le blanchiment. Nous avons notamment pris un certain nombre de décisions sur le renversement de la charge de la preuve.

D'abord, l'extension de l'incrimination d'association de malfaiteurs aux infractions économiques et financières, qui était au demeurant dans le projet gouvernemental, vous aidera. J'aimerais que vous nous donniez votre appréciation de spécialiste sur les conséquences de ce nouveau mécanisme, car nous en avons besoin a priori. Puis on verra si ce mécanisme obtient une majorité politique et l'aval du Conseil constitutionnel.

L'extension de la notion d'association de malfaiteurs, conjuguée à l'allégement de la charge de la preuve, doit permettre de faire rechercher les auteurs d'infractions de blanchiment qu'aujourd'hui il est très difficile de localiser. En effet, il faut actuellement faire la démonstration de la relation entre un délit ou un crime et les opérations de blanchiment, et de la connaissance par la personne mise en cause pour blanchiment, de l'origine délictueuse des fonds manipulés.

Est-ce que cela vous permettra de mieux faire progresser vos dossiers et d'améliorer la répression ? Tous les pays européens se plaignent et notre voyage à travers l'Europe nous permet de le constater : lorsque nous rencontrons vos collègues étrangers ou les fonctionnaires de police en charge de ces questions, ils nous disent clairement qu'ils ont du mal à apporter la preuve devant les tribunaux.

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Je ne vais pas pouvoir répondre à votre question, car je n'ai pas eu suffisamment de temps pour y réfléchir - j'ai découvert ces mesures il y a quelques jours. Cependant, je ne pense pas que l'élargissement de la notion d'association de malfaiteurs posera un problème constitutionnel, puisque l'infraction existe déjà.

Qu'est-ce que cela peut nous apporter ? Il est vrai que, dans un certain nombre de situations, nous nous trouvons actuellement dans l'incapacité de prouver la participation personnelle et directe de différentes personnes à une infraction organisée et qu'avec cette nouvelle mesure, on pourra prouver par des moyens matériels leur participation active à l'organisation criminelle.

Il m'est difficile de vous donner des exemples, car l'association de malfaiteurs est une incrimination que nous n'utilisons pas. S'agissant de l'escroquerie en bande organisée, qui recouvre souvent des affaires de fraude à la TVA intra-communautaire, on peut trouver des structures criminelles qui ressemblent aux structures auxquelles nous avons à faire face lorsqu'on travaille contre les trafiquants de drogue et impliquent un nombre de personnes important par la mise en place de sociétés écrans et d'une logistique. Nous avons, là aussi, un problème de preuves. Nous pourrons donc, maintenant, utiliser l'incrimination d'association de malfaiteurs.

C'est pour ce type de criminalité que cet élargissement peut être le plus utile. Il s'agit d'infractions qui coûtent très cher à la collectivité. Il faudrait même imaginer des structures européennes pour lutter contre ce phénomène qui concerne plusieurs pays dans le cadre de la même affaire.

M. le Rapporteur : Je voudrais également revenir sur la question des sanctions pénales, que nous avions proposé d'instaurer en cas de manquement manifeste à la loi de 1990 sur les déclarations de soupçon mais que l'Assemblée nationale n'a pas adopté. Nous avons tout de même obtenu le renforcement des sanctions administratives pour les établissements bancaires et un contrôle de la représentation nationale sur la Commission bancaire, qui ne pourra plus nous opposer le secret bancaire.

Pour ce faire, nous avons bénéficié du soutien d'une partie de l'opposition, qui se souvenait des conséquences de l'impossibilité d'aller examiner les dossiers de la Commission bancaire relatifs au Crédit Lyonnais. Nous allons donc pouvoir contrôler les gardiens de la loi de 1990.

Autre point : la modification du délit de corruption. Lorsque nous avons transposé la convention relative à la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales, nous avons réformé tous les textes relatifs à la corruption en droit interne. Nous avons tout d'abord aligné les peines.

Nous avons fait sauter l'un des éléments du pacte de corruption qui est la nécessité de l'antériorité. Nous avons donc donné des éléments au juge d'instruction, au parquet et à la Cour de cassation, pour que les magistrats puissent enfin se servir davantage de ce délit.

La prescription, quant à elle, fait l'objet d'un débat délicat. A chaque fois que nous avons voulu aborder la question de la prescription, on nous demandait des contreparties sur d'autres délits. La position de la Chancellerie aujourd'hui - raisonnable et prudente - consiste à dire « N'ouvrons pas ce débat, nous ne savons pas ce qu'il en sortira. ». Et nous sommes assez d'accord pour le moment.

En ce qui concerne les moyens, nous sommes tout à fait conscients que les efforts qui ont été entrepris depuis trois ans dans le domaine judiciaire, n'ont pas été poursuivis sur le terrain de la police judiciaire. Le ministre de l'intérieur M. Jean-Pierre Chevènement, que nous avons auditionné il y a huit mois ne semble pas éloigné de l'idée qu'il faudrait agir dans ce domaine.

Le problème est celui de l'évaluation. Aujourd'hui, c'est la police qui décide de l'ordre des priorités.

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : En fait, nous négocions avec la police. Le problème, c'est que plusieurs juges vont estimer concomitamment que leur dossier est prioritaire, ce qui rend la négociation compliquée. Et il est vrai que nous sommes tributaires de ce qu'ils vont décider. C'est un rapport de forces permanent, et il vaut mieux parfois négocier qu'agir d'autorité pour obtenir ce qui vous aura été promis dans le délai convenu.

M. le Rapporteur : Au sein du pôle financier de Paris, à combien évaluez-vous les moyens nécessaires ? Car nous savons bien que pour former un policier dans ce domaine, il faut des années ; il faut donc s'y prendre maintenant. Nous devons investir dans un plan exceptionnel de recrutement et de formation des policiers, comme on l'a fait pour les assistants de justice, les assistants spécialisés et les magistrats.

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Comme vous l'avez dit, il y a un problème de quantité, mais également de qualité. Il y a une certaine inégalité entre les cabinets de délégation judiciaire, qui ne sont pas tous aussi performants les uns que les autres. Si l'on recrute des personnes qui ne sont pas compétentes, cela ne servira à rien et cela prend du temps pour former un bon OPJ dans des matières très spécialisées.

L'évaluation est difficile à faire, mais les effectifs d'un service comme la brigade financière ou le huitième cabinet devraient être augmentés d'au moins 50 %. Il est vrai aussi que, s'ils travaillent deux fois plus et nous envoient des commissions rogatoires que nous n'avons pas le temps d'exploiter... S'agissant de la gendarmerie, il faudrait même tripler les effectifs, les personnes compétentes n'étant pas très nombreuses.

M. le Rapporteur : Combien sont-elles ?

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : A la section de recherche de Paris, elles sont peut-être une douzaine. En tout cas, elles sont très peu nombreuses. Et lorsqu'elles sont bloquées sur des affaires importantes, nous ne pouvons plus faire appel à elles pendant ce temps là.

M. le Rapporteur : Ma dernière question concerne les obstacles institutionnels et les problèmes de cloisonnement. Avez-vous des idées sur la manière de corriger le fonctionnement des institutions ? Car on peut être surpris du nombre d'institutions chargées de faire la même chose !

M. Marc BRISSET-FOUCAULT : Il serait intéressant de faire ce que l'on a fait en matière de lutte contre le terrorisme, à savoir créer une structure à compétence nationale. Il ne s'agit pas de nous rajouter des affaires, car nous en avons déjà beaucoup ; l'affaire de l'Erika, par exemple, a été confiée au parquet de Paris et à un juge de Paris - comme celle du Crédit Lyonnais ou d'autres, qui sont des affaires parisiennes mais d'ampleur nationale.

Le défaut de l'idée, c'est qu'il s'agit encore d'une structure supplémentaire. Mais une structure avec des juges d'instruction ayant compétence nationale dans ce domaine, éviterait les difficultés liées à la sectorisation des compétences. Il y aurait une centralisation du renseignement. Il faudrait que le parquet national soit informé de tout et dispose d'une sorte de droit d'évocation sur les affaires qui se passent aussi bien à Marseille qu'en Guadeloupe. Mais il y aurait, là aussi, une question de moyens ; si l'on nous charge des affaires du reste de la France à moyens constants, on bloquerait le système et ce serait pire encore.

M. Le Président : Monsieur Brisset-Foucault, je vous remercie.

Audition de M. Renaud Van RUYMBEKE,
Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 mai 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président.

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Renaud Van Ruymbeke, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris.

Monsieur Van Ruymbeke, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Nous avions pris l'engagement, lors de notre rencontre avec les juges de l'Appel de Genève, d'essayer de créer au Parlement une Mission qui se consacrerait aux problèmes de la délinquance financière et du blanchiment, ou plus exactement à l'analyse des obstacles au contrôle et à la répression de ces phénomènes.

Notre travail est engagé depuis un an, et nous avons déjà eu l'occasion, à la fois sur le volet de l'entraide judiciaire et sur celui de l'économie, de repérer des obstacles et de mettre en évidence un certain nombre de difficultés. Nous avons tenu à travailler au niveau européen : d'une part, parce que l'entraide et la coopération judiciaire doivent être internationales ; d'autre part, parce qu'il nous a semblé qu'il fallait que l'Europe soit capable de régler ces questions afin que, par un effet d'entraînement, elles puissent être résolues dans d'autres pays.

Après un grand nombre de déplacements, nous avons souhaité rencontrer ceux qui travaillent en France sur ces questions. C'est la raison pour laquelle nous vous auditionnons ainsi qu'un certain nombre de vos collègues.

M. Renaud VAN RUYMBEKE : Je vous remercie de votre invitation et suis très heureux de pouvoir vous apporter mon témoignage. J'ai toujours pensé, comme tous mes collègues signataires de l'Appel de Genève, que le problème que vous avez évoqué ne pouvait être réglé que par le pouvoir politique. Nous avons tiré une sonnette d'alarme - à l'obligation de se taire, s'est substitué le devoir de parler -, nous n'avions pas à aller au-delà. Je suis donc très heureux qu'une Mission parlementaire se préoccupe enfin de cette question des obstacles à la lutte contre le blanchiment des capitaux.

Nous sommes au pays de Montesquieu et de la séparation des pouvoirs. J'ai toujours considéré que le judiciaire n'avait pas à se mêler de la vie politique, de même que le politique n'avait pas à se mêler de la vie judiciaire.

Je vous propose de procéder en deux temps : d'abord, le constat ; ensuite, quelques solutions concrètes visant à améliorer la tâche du juge.

Tout d'abord, le constat de l'échec. Pour faire simple, je vais partir d'un exemple concret. Imaginons que j'instruise un dossier dans lequel un délinquant a blanchi 100 millions de dollars. Il me propose de fermer les yeux, moyennant 2 millions de dollars. J'ai la faiblesse d'accepter mais lui fixe mon prix à 5 millions de dollars. Mon souci est alors d'être le plus discret possible et de ne pas me faire prendre.

Je vais, dans un premier temps, appeler un ami en qui j'ai véritablement confiance - appelons-le Jean - pour lui demander de se rendre dans une fiduciaire à Genève où je pourrai placer mes 5 millions de dollars. Jean va prendre rendez-vous, mais ne devra jamais dire qu'il est mon ami et que cet argent sera géré pour mon compte.

La fiduciaire va lui proposer une société panaméenne, qu'il va payer 10 000 francs suisses - puis 2 000 francs par an, car il y a des royalties à verser à l'Etat panaméen qui tolère ce type de société. Cette société est une coquille vide qui a ses statuts à Panama, avec des associés panaméens.

Je vous rappelle qu'une fiduciaire a le statut de conseil en gestion de fortune. L'essentiel, pour elle, est de garantir le secret professionnel. Et nombre d'avocats de Genève ne fréquentent jamais le palais de justice.

Jean ne voulait pas que son nom apparaisse. Mais, depuis une loi de 1990, lorsqu'une personne ouvre un compte dans un établissement bancaire, elle doit décliner son identité : elle est ce que l'on appelle un ayant droit économique. Il faut, à ce stade-là, bien distinguer les sociétés des comptes bancaires. J'ai bien expliqué à Jean qu'ouvrir une société panaméenne m'intéressait, mais que je ne voulais pas que mon argent aille se promener là-bas ; j'ai donc besoin de la garantie de ces paradis fiscaux - bancaires et judiciaires - pour que mes fonds ne sortent pas des paradis européens.

La fiduciaire va ouvrir à Zürich, à Jersey, à Monaco, à Londres, au Luxembourg et au Liechtenstein, des comptes bancaires au nom de cette société panaméenne. Avant de rendre ma décision, je vais demander à la personne concernée de me faire un premier versement ; le dernier versement sera fait après le prononcé de non-lieu, sur le compte ouvert à Genève au nom de la société panaméenne, dont Jean est l'ayant droit économique. Je n'apparais donc nulle part.

Je ne vais pas laisser les fonds à Genève, mon corrupteur pourrait se mettre à parler. La fiduciaire va donc, en 24 heures, faire circuler mes fonds sur tous les comptes ouverts au nom de la société panaméenne - Zurich, Jersey, etc. - et les faire revenir à Genève, en prenant soin que la banque de départ ne soit pas la même à l'arrivée.

Le problème, ensuite, est de récupérer l'argent. Je vais m'organiser pour récupérer un million de francs par an en liquide à Paris et laisser le reste fructifier. La fiduciaire va donc procéder à des placements à la bourse de Paris ou de Tokyo, au nom de la société panaméenne, acheter des obligations et acquérir un patrimoine immobilier à Madrid.

Chaque année, la fiduciaire me fixera un rendez-vous avec un mot de passe dans un hôtel parisien. Un porteur de valise - certainement quelqu'un de la fiduciaire -, moyennant peut-être 10 % de commission, me remettra un million de francs.

Voici un exemple de corruption extrêmement simple. Cependant, il ne faut pas croire que ces outils ont été inventés par la corruption : ils lui préexistaient. Mais ce qui est très grave, c'est que l'argent de la criminalité organisée - l'argent des terroristes, des trafiquants de drogue, des réseaux de pédophiles, des sectes, etc. - emprunte ces circuits.

Le premier constat est donc le suivant : il est très facile, pour la criminalité internationale, de blanchir des fonds. Face à cela, quelle est l'action du juge et peut-il remonter ces filières ?

Le deuxième constat est celui de l'impuissance du juge.

Pour ce juge, c'est un véritable parcours du combattant. Le juge qui a affaire à ce type de dossier - qu'il soit Français, Italien ou Espagnol - a deux possibilités : soit il classe son dossier rapidement, en faisant l'impasse sur les opérations de blanchiment internationales et ne va s'occuper que de ce qui est apparent et facile, à l'intérieur de son pays ; soit il remonte les grands flux - car il ne veut pas se contenter des prête-noms et des petites sommes - et va s'enliser pendant des années. Mais cela explique que des affaires importantes durent de très nombreuses années, car le juge essaie de les sortir par la grande porte.

Je reprends mon exemple, mais je redeviens le juge qui va enquêter sur cette affaire de corruption.

J'ai, dès le départ, la chance d'apprendre qu'il y a effectivement eu un virement sur le compte d'une banque de Genève, au nom d'une société panaméenne. Il est rare d'obtenir un tel renseignement ; mais une fois que l'on a mis le doigt dans l'engrenage, on peut tirer la pelote et découvrir beaucoup de choses.

Je vais donc contacter mes collègues de Genève qui, contrairement à certains autres places financières, font leur travail. Cependant, eux aussi sont bloqués. J'adresse une commission rogatoire à l'un de mes collègues suisses par fax, et, parallèlement, j'envoie ma demande via la Chancellerie ou le parquet général. Mais le chemin normal d'une commission rogatoire est très long : le juge, son procureur, le procureur général, le ministère de la justice, le ministère des affaires étrangères, le ministère des affaires étrangères du pays requis, le ministère de la justice de ce même pays et le juge étranger.

Par ailleurs, certains juges vous disent - et je l'ai entendu dire par des juges du Luxembourg - qu'ils ne pourront exécuter la commission rogatoire que lorsqu'ils auront l'original ! Or, dans de nombreux cas, le juge français ne peut pas adresser directement sa commission rogatoire au juge étranger. Voilà donc un premier obstacle : une commission rogatoire peut mettre jusqu'à un an avant d'arriver au juge concerné et il faut ensuite la récupérer une fois qu'elle aura été exécutée. L'envoi et le retour d'une commission rogatoire peuvent donc prendre deux ans à l'époque du fax, c'est-à-dire à l'époque où l'on fait transiter des fonds sur cinq places financières différentes en 24 heures !

J'en reviens au juge de Genève qui accepte de traiter ma commission rogatoire directement, dès que je la lui envoie. Il va adresser une réquisition à la banque de Genève pour identifier l'ayant droit économique de la société panaméenne et, surtout, savoir d'où viennent les fonds et où ils repartent. En un mois, il aura sur son bureau les réponses aux questions que je me pose.

Cependant, il ne pourra pas me faire parvenir ces réponses, car un recours a été déposé. La Suisse et le Luxembourg permettent en effet à toute personne qui fait l'objet d'investigations sur son compte bancaire de les contester. Par conséquent, tant que le juge suisse n'aura pas répondu à ces recours, il ne pourra pas me transmettre les documents.

Quand le juge va rendre son ordonnance rejetant le recours, la personne concernée va interjeter appel devant la chambre d'accusation de Genève puis, une fois que la chambre aura rendu sa décision - au bout de six ou neuf mois -, elle pourra contester cette décision devant le tribunal fédéral. Et tant que le tribunal fédéral n'aura pas statué, le juge suisse aura interdiction de communiquer au juge français, espagnol ou italien, le résultat de sa commission rogatoire.

Or on sait aujourd'hui que 95 % des recours sont dilatoires et qu'il n'y a aucune raison objective de contester la mesure.

Le juge suisse ne pourra ainsi m'adresser les documents qu'au bout de 18 mois ; j'aurai alors appris que l'ayant droit économique est Jean - ce que je savais déjà - et que l'argent est parti à Zurich. Je vais donc adresser une nouvelle commission rogatoire à Zurich et retomber dans ce système de recours. Il me faudra à nouveau un an et demi pour avoir les résultats.

Je pourrais aussi me déplacer, aller à Zurich ou au Liechtenstein, mais ce dernier pays est particulièrement retors. S'il y a un pays qui joue l'hypocrisie, c'est bien celui-là ! Certains juges vous disent qu'ils vont procéder aux investigations, ne le font pas et ne vous répondent jamais. D'autres pays sont plus subtils et invoquent une imprécision dans votre commission rogatoire pour ne pas l'exécuter. En fait ils habillent, sous une couverture judiciaire, une opposition politique : en effet, de quoi vivent ces pays-là si ce n'est du produit de l'argent sale ?

J'ai donc un espoir, au bout de sept ou huit ans, d'arriver au compte de sortie des fonds. Je vais découvrir qu'il s'agit toujours de la même société panaméenne, mais dans une autre banque de Genève. Je pourrais jouer au Don Quichotte et bloquer l'argent ; mais dix ans ont passé et il n'en reste plus guère. Entre temps, la personne qui a fait l'objet d'investigations sera retournée à la fiduciaire pour créer une autre société panaméenne et ouvrir un compte dans une autre banque, sur lequel elle aura fait transférer l'argent qui restait sur le compte de sortie.

Les fiduciaires font tout cela très bien. Mieux encore, elles disposent d'un compte fourre-tout : elles ne font jamais d'opérations directes d'un compte à un autre. Comme elles ont leurs propres sociétés panaméennes, elles ont un compte par lequel passent des milliers d'opérations concernant des milliers de sociétés panaméennes.

J'ouvre une petite parenthèse à propos du Luxembourg, pays membre de l'Union européenne. Les dirigeants luxembourgeois ont promis de changer le système de recours ; mais ils prennent leur temps, car cela ne plaît pas trop au Grand Duc ! Il en va de même, d'ailleurs, à Monaco. Il ne faut pas oublier que le Luxembourg est un paradis bancaire et judiciaire, malgré le travail remarquable réalisé par certains juges. Ce n'est tout de même pas un hasard si, à chaque fois que l'on tombe sur un réseau de blanchiment, on rencontre le Luxembourg à l'une des étapes !

Aujourd'hui, le Liechtenstein est même montré du doigt par la Suisse dont les magistrats font leur travail en matière de coopération judiciaire - du moins à Genève. La Suisse a cédé sous la pression des Américains et l'argent sale semble se déporter. Il n'est pas normal que des Etats puissants, qui ont une renommée internationale et sont des démocraties, se fassent dicter leur loi par de petits paradis bancaires ! Même si ces pays ont joué un rôle de soupape dans lequel les élites économiques et politiques ont trouvé, à un moment donné, leur compte - en assurant, par exemple, le recyclage de l'argent de la fraude fiscale... La Suisse, encore aujourd'hui, refuse toute coopération en matière fiscale.

Je serai très clair en ce qui concerne la fraude fiscale. Je trouve tout à fait scandaleux que l'on tolère la fraude fiscale importante, qui a des ramifications internationales, alors qu'on lutte au sein de son propre pays contre ceux qui n'ont pas les moyens de se payer les services des fiduciaires. Cela me choque profondément et ce d'autant plus que les personnes qui utilisent ces réseaux, se font soigner ou mettent leurs enfants à l'école dans le système public financé par des fonds publics. Cessons cette hypocrisie : sous couvert de fraude fiscale on tolère beaucoup de choses, dont la corruption et tous ses mécanismes opaques.

J'en viens maintenant à la seconde partie de mon propos pour exposer quelques solutions qui, techniquement, pourraient résoudre ces problèmes.

J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer ces solutions devant le Conseil de l'Europe à Madrid en octobre 1998, qui m'avait demandé d'être le rapporteur général d'une conférence ayant notamment comme thème ce problème de la corruption. Ces propositions ont été, pour l'essentiel, entérinées lors de cette conférence.

Tout d'abord à l'échelle européenne, ces propositions sont de deux ordres. Premièrement, il convient d'unifier le droit européen. Il s'agit non pas de substituer un droit pénal unique à tous les droits pénaux existant dans les pays - il faut respecter la souveraineté des Etats -, mais de donner une définition commune de certaines infractions qui sont le support des activités criminelles internationales : trafic de drogue, proxénétisme, terrorisme, corruption, etc.

Il convient également d'assurer une transparence des personnes morales. Pourquoi ne pas imaginer la création d'un registre européen du commerce ? En France, lorsqu'une société se crée, elle s'inscrit au registre du commerce. Cela n'empêche pas l'économie française de tourner ! Une personne morale n'est pas faite pour cacher l'identité des personnes physiques qui en font partie.

Troisièmement : développer la coopération judiciaire, afin non pas de porter atteinte à la souveraineté des Etats, mais de permettre au juge national de poursuivre ses enquêtes au-delà des frontières. Le premier principe, qui devrait être une évidence, serait d'assurer la transmission directe des commissions rogatoires internationales de juge à juge. On a créé une libre circulation des marchandises et des personnes, alors que le juge - et les informations judiciaires - ne peuvent pas circuler.

Quatrième proposition : l'accès direct des magistrats européens aux comptes bancaires de tous les Etats de l'Europe, sans que l'Etat requis puisse opposer quelque recours que ce soit. Si les Suisses permettent aux Suisses d'introduire un recours sur leurs comptes, c'est leur problème. Mais pourquoi interdiraient-ils au juge français, espagnol ou italien, d'avoir accès à des comptes détenus par des Français, des Espagnols ou des Italiens ?

J'avais relevé deux avancées à ce sujet dans le traité d'Amsterdam qui permettent, d'une part, au juge national de procéder à ses investigations sur les autres territoires des pays de l'Union - mais il faut l'unanimité - et, d'autre part, à l'Union de négocier avec des pays comme la Suisse des conventions bilatérales sur ce sujet.

Cinquièmement : le projet de ministère public européen dont nous ne pourrons pas faire l'économie. A partir du moment où l'on aura défini un certain nombre d'infractions communes, il faudra un organisme centralisateur. Ces organismes ne sont pas uniquement policiers, car laisser se développer une Europe policière sans une Europe judiciaire serait porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne.

Cet organisme serait chargé, soit de collecter les informations et de les redistribuer aux juges nationaux dans des affaires exclusivement internationales, soit de traiter directement ces affaires - ce qui pose alors la question d'une juridiction européenne. On a bien créé un tribunal à La Haye, pourquoi ne pas en faire de même dans le cadre européen ?

D'autre part, à l'échelle mondiale, nous pouvons aussi imaginer que, si nous réglons le problème au sein de l'Europe, l'argent va partir ailleurs. C'est la raison pour laquelle je pense que, sur le plan mondial, il faudra mettre en place une structure de régulation. L'ONU a cité le chiffre de 500 milliards de dollars, qui constituerait le montant du chiffre d'affaires de l'argent sale chaque année - et cette courbe est exponentielle.

Souvenez-vous du scandale, l'été dernier, de la Bank of New York. On s'est aperçu que le FMI finançait, sous couvert d'aides à la Russie, les mafias russes et que l'argent sale était recyclé dans les économies occidentales en toute impunité.

Aujourd'hui, une part de plus en plus importante des capitaux investis sur les places financières vient d'un paradis fiscal : il y a dix ans, 10 % des capitaux flottants étaient passés par un paradis fiscal ; aujourd'hui, nous en serions à 50 %. Autrement dit personne n'est capable de déterminer l'origine de 50 % des capitaux qui sont investis sur les places financières !

Le remède ne pourra donc être que mondial. Il suppose peut-être la tenue d'une conférence internationale et la mise en place d'un organisme de contrôle qui imposerait aux Etats membres de s'astreindre à des règles de transparence. Si l'on connaissait les véritables actionnaires des sociétés panaméennes, certaines personnes n'auraient plus recours à de telles sociétés.

Régler ce problème est un défi que les politiques doivent relever. Dans ce monde où l'économie multinationale sans règle prend l'avantage, quel sera le pouvoir du politique s'il demeure national ?

Par ailleurs, si l'on établit une règle, on doit également établir des sanctions. S'il y avait une volonté politique internationale réelle à propos du Liechtenstein, le problème posé par ce pays serait vite réglé : d'une part, on ne reconnaîtrait plus la personnalité morale des sociétés du Liechtenstein et des fondations ; d'autre part, on interdirait tout flux financier avec ce pays et on l'exclurait du système commercial et financier international.

M. le Président : Monsieur Van Ruymbeke, je vous remercie. Sachez que nous partageons une grande partie de vos analyses.

Vous avez conclu votre propos sur le problème des paradis fiscaux, qui sont aussi des paradis bancaires et judiciaires. Il est incontestable que les évaluations de l'ONU ou du FMI conduisent à constater que près de la moitié des transactions internationales circulent par les centres offshore. Pour ce qui concerne l'argent sale - entre 2 et 5 % du PIB mondial - la totalité de cet argent passe, à un moment ou à un autre, par les paradis fiscaux.

Il y a aujourd'hui une volonté politique de dénoncer ces territoires. Je rends d'ailleurs hommage à la volonté exprimée par Dominique Strauss-Kahn dans les enceintes internationales, de voir établie par le GAFI une liste des territoires délinquants. Une telle liste permettrait de mettre en place le mécanisme de sanction que vous avez évoqué.

Cette liste devrait être publiée au mois de juin. Nous avons déjà prévu, dans le cadre du vote en première lecture du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, une possibilité de sanction à l'égard des pays figurant sur cette liste.

S'agissant des paradis bancaires et judiciaires, il y a également une prise de conscience. Sous l'impulsion française, le sommet de Tampere, a permis d'avancer sur ces questions : non seulement sur l'idée d'Eurojust, mais également sur la stigmatisation des territoires dépendants. Je le dis d'autant plus volontiers que je partage totalement votre analyse sur l'hypocrisie qui a encore lieu aujourd'hui en Europe.

Nous nous sommes rendus au Luxembourg, où nous avons vécu quelques épisodes difficiles. Il s'agit d'un pays allié de la France dans la plupart des grandes négociations européennes mais qui, sur les questions qui nous occupent, est véritablement un pays qui refuse d'avancer. Le problème des voies de recours y est en discussion depuis trois ans devant le Parlement. Ce débat n'avance pas pour la simple raison que l'association des banques, qui fait la pluie et le beau temps dans ce pays, a donné un avis négatif. Nous avons rencontré des parlementaires qui nous ont avoué qu'ils ne pourraient pas avancer tant que les banquiers ne le permettront pas.

Nous avons, sur le territoire européen, certains partenaires qui traînent les pieds. Nous pourrons certainement, la pression internationale aidant, avancer plus vite avec le Liechtenstein que nous n'avançons aujourd'hui avec le Luxembourg ou la Grande-Bretagne.

S'agissant de la question fiscale, les membres de la Mission - qui n'ont pas tous la même sensibilité politique - ne partagent pas les mêmes analyses. Cependant, la majorité est d'accord pour dire que l'excuse fiscale utilisée en Suisse ou ailleurs est inadmissible, puisqu'elle consiste à introduire entre les citoyens des disparités.

Pourriez-vous nous décrire les difficultés que vous avez connues avec Jersey dans une affaire de trafic de drogue ?

M. Renaud VAN RUYMBEKE : Je vous en parlerai librement, car il s'agit d'une affaire que je n'ai pas instruite et qui est terminée sur le plan judiciaire.

Un bateau est arraisonné en Bretagne, dans lequel on découvre une quantité importante de drogue en provenance du Maroc. Le juge d'instruction incarcère le skipper et l'affaire se terminera d'ailleurs, quelques années plus tard, par sa seule condamnation.

Cette affaire, qui a été présentée comme un succès médiatique dès le départ, est en fait un véritable fiasco : nous ne sommes jamais remontés au bénéficiaire réel.

Le juge d'instruction a utilisé les deux voies qui s'ouvraient à lui : d'une part, le véritable propriétaire du bateau ; d'autre part, celui qui a payé le bateau. Le propriétaire était une société de Jersey et les fonds qui ont permis l'achat de ce bateau ont été versés en Suisse. Deux commissions rogatoires ont donc été envoyées, ce qui a pris environ deux ans.

Le skipper - un Français - étant incarcéré, le problème de sa mise en liberté s'est posé. Le juge a dû justifier cette détention provisoire pendant deux ans, n'ignorant pas qu'il ne le reverrait jamais s'il le relâchait. Il s'agit d'une décision grave, la détention devant être l'exception.

En Suisse, le juge a fini par apprendre qu'il y avait eu une opération de compensation - ces opérations évitant la circulation de valises de billets. Il a même identifié celui qui avait viré les fonds.

M. le Président : Un banquier suisse nous a expliqué que les porteurs de billets n'existent plus puisque toutes les banques peuvent, par de simples mécanismes de compensation, rendre l'argent à son propriétaire sans le sortir physiquement.

M. Renaud VAN RUYMBEKE : J'ai récemment appris, par un juge suisse, que ces opérations de compensation étaient effectuées par des officines professionnelles - même à Paris. Comment cela se passe-t-il concrètement ? En fait, vous achetez ou vendez du liquide. Une personne qui dispose en France d'un million de francs en liquide - par sa profession commerciale - veut se constituer un avoir en Suisse alors qu'une autre, qui a de l'argent placé, veut disposer en France d'un million. L'officine de Paris va recevoir le million du commerçant et va le remettre à la seconde personne ; le même jour, le compte suisse de cette dernière personne est débité au profit du commerçant.

Dans l'affaire de Jersey dont je vous parle, un directeur de société - qui n'a d'ailleurs pas été inquiété - a prêté son compte aux trafiquants de drogue marocains qui lui ont versé du liquide alors que, parallèlement, une opération de compensation avait lieu.

Le propriétaire du bateau est une société située à Jersey. Les enquêteurs français se sont rendus sur cette île. Les relations avec les autorités locales ont été bonnes et les investigations ont été menées. Ils ont constaté que la société en question était la filiale d'une autre société et qu'il y avait une série d'autres sociétés, chacune propriétaire d'un bateau et adossée à une banque. Les porteurs de parts étaient des personnes domiciliées à Jersey : apparemment des retraités, pour l'essentiel. Les enquêteurs ont dû stopper là leur enquête.

J'ai eu accès, par la suite, à ce dossier. J'ai noté une phrase du rapport de synthèse de la police judiciaire anglaise qui m'a frappé, une phrase qui n'aurait pas dû y figurer et que je vous cite de mémoire, du style : « Il est dit qu'un grand nombre de ces sociétés, qui avaient chacune un bateau, ont été impliquées dans un trafic de drogue ». Or cette phrase n'a attiré l'attention de personne.

Si les enquêteurs de Jersey avaient véritablement voulu faire leur travail, ils auraient perquisitionné la banque afin de connaître le nom du vrai porteur de parts, c'est-à-dire le propriétaire du bateau. Car les banques détiennent dans un coffre les véritables cessions de parts (souvent signées en blanc).

Le juge n'a jamais eu la réponse à cette question, mais quand les porteurs officiels - des personnes respectables de Jersey -, signent pour devenir actionnaires ou porteurs de parts d'une société, je suis convaincu que, le même jour, il y a une cession de parts en blanc au profit de X ou Y. Et c'est cela qu'il était intéressant de savoir.

Les enquêteurs de Jersey vous diront qu'ils ont fait leur travail puisqu'ils ont identifié les porteurs de parts. Mais, en réalité, ils ne sont pas allés au bout des choses.

Revenons au début de cette affaire. Le skipper a expliqué à la police qu'il avait chargé la drogue au Maroc. Or il n'est pas difficile de nos jours de savoir qui sont ces producteurs et où ils se cachent. J'en déduis que les trafiquants ont bénéficié de protections politiques au Maroc. Il est certain qu'il existe dans ce pays une tolérance. On rentre alors dans le débat suivant : faut-il interdire une production qui fait vivre de nombreuses personnes, faut-il recycler la drogue, etc. ?

Tout cela fait partie de l'hypocrisie ambiante, qui se termine par des morts comme on l'a vu en Amérique du Sud : les politiques y sont devenus les otages des trafiquants.

M. le Président : Vous vouliez nous parler d'un skipper hollandais.

M. Renaud VAN RUYMBEKE : Un capitaine hollandais se fait prendre en Bretagne avec une cargaison de drogue importante. Il est placé en détention par le juge d'instruction et, comme il est père de famille, il parle. Il avoue qu'il a accepté - moyennant finances - de transporter de la drogue et donne au juge le nom de son commanditaire. Lorsqu'il livre le nom de cet homme, ce dernier est incarcéré au Portugal pour un autre trafic de drogue. Le juge d'instruction délivre donc un mandat d'arrêt international au Portugal et lance une commission rogatoire.

La commission rogatoire lui revient quelques mois plus tard, non exécutée, au motif que les textes relatifs au trafic de drogue ne sont pas les mêmes qu'en France. Et entre-temps, les Portugais ont libéré le trafiquant !

M. le Président : Votre analyse semble être la suivante : même si un juge arrive à incriminer, poursuivre et sanctionner, il n'y arrive qu'à un degré inférieur, sans atteindre le véritable commanditaire. Est-ce bien cela ?

M. Renaud VAN RUYMBEKE : C'est tout à fait cela. Et je vous pose la question : connaissez-vous un seul commanditaire - c'est-à-dire le vrai responsable - dans des affaires importantes du type de celles qui j'ai évoquées, qui a été condamné ? C'est parce que mes collègues européens ont fait le même constat que nous avons lancé l'Appel de Genève.

M. le Rapporteur : Ces rencontres, que nous avons voulu systématiser avec ceux qui travaillent sur le terrain, sont pour nous importantes. L'autorité judiciaire ne rencontre que très peu le pouvoir législatif ; c'est donc l'occasion de confronter nos positions et de discuter en vue de l'amélioration de l'arsenal judiciaire.

Vous avez évoqué un grand nombre de préoccupations qui sont également les nôtres. Je souhaiterais vous apporter un certain nombre de réponses politiques concrètes et qui offrent la possibilité d'avancer ensemble.

La question de la transparence des personnes morales est un combat qui ne fait que commencer : anstalt, trust et fiducies font aujourd'hui l'objet, pour la première fois, de réactions juridiques de la part de la France et des Etats-Unis.

Le Parlement français a en effet voté, la semaine dernière, la possibilité pour le gouvernement de prendre par décret des mesures plaçant sous embargo - en ce qui concerne le transfert de capitaux - les territoires dits non coopératifs, à partir de la future liste du GAFI.

Par ailleurs, nous avons placé sous déclaration de soupçon systématique toute opération bancaire en France qui utiliserait un fonds fiduciaire. Il s'agit d'un amendement de la majorité de la Mission, l'opposition n'ayant pas souhaité s'associer à cette mesure. Je ne dis pas qu'une telle mesure transformera radicalement les données de la lutte, mais elle inquiétera tous les pays qui ont construit leur développement économique et financier sur cette stratégie de l'opacité.

Les Etats-Unis quant à eux - ou, plus exactement, quatre représentants démocrates - ont déposé un projet de loi le 9 mars 2000, soutenu par l'administration Clinton : il comporte la même mesure d'embargo contre les territoires non coopératifs et demande, dans certains cas, l'individualisation des opérations avec ces territoires.

Lorsque nous avons reçu l'Association française des banques (AFB), ses représentants nous ont expliqué que toutes les mesures que nous envisagions - je cite le directeur général de l'AFB - « allaient mettre par terre les systèmes de paiement internationaux » et que nous allions « mettre en péril la place financière française » !

Vous voyez donc que la volonté politique existe de part et d'autre de l'Atlantique, la France et les Etats-Unis ayant adopté des mesures importantes nonobstant l'opposition des banques.

Sur le terrain de la coopération judiciaire, nous avons voté le 23 juin 1999 la mise en place de mécanismes de nature à permettre des rapports directs entre les pays membres de l'espace Schengen. Cela n'intéresse ni le Liechtenstein ni la Suisse, j'en conviens. Mais les autorités judiciaires des pays membres de l'espace Schengen ont maintenant la possibilité de s'adresser directement aux autorités judiciaires du pays qu'elles sollicitent, sans passer par la voie très longue de transmission des commissions rogatoires internationales que vous avez décrite.

Ce sont là des éléments de réponse qui ne suffisent pas, mais qui sont importants dans la mesure où ils font évoluer le droit.

S'agissant de la question de l'accès aux comptes bancaires, on trouve dans le texte du projet de loi voté la semaine dernière des éléments d'éclaircissement sur l'utilisation en France des sociétés civiles immobilières, dont les parts peuvent se transmettre de porteur à porteur et presque dans l'anonymat.

J'ajoute que, sur la question de la volonté politique internationale, nous sommes confrontés au problème des pays européens qui font l'objet de critiques convergentes : le Liechtenstein et le Luxembourg. Sachez que, lorsque nous avons demandé au ministre de la justice luxembourgeois d'organiser - comme en France - un fichier central des comptes bancaires pour permettre aux juges d'avoir en 48 heures la liste de ces comptes, il nous a répondu : « Lorsque la Suisse et le Liechtenstein le feront - qui ne sont pas dans l'Union européenne -, nous le ferons ». Il s'agit pour nous d'une réponse politiquement inacceptable.

Lorsque Chypre demande son adhésion à l'Union européenne, il se pose les mêmes problèmes que pour Jersey. Le président chypriote était à Paris récemment. Nous en avons donc profité pour lui dire ce que nous souhaitions afin que la France appuie la candidature de Chypre. Il nous a donné un certain nombre de réponses, mais elles sont à nos yeux encore insuffisantes.

Je voudrais maintenant vous poser un certain nombre de questions relatives à des territoires contre lesquels nous continuons le combat. Le Liechtenstein, tout d'abord, a fait l'objet d'un premier rapport de la part de la Mission, qui a été soutenu par un certain nombre de parlementaires de l'opposition.

Il y a ensuite la question de Monaco et de la Grande-Bretagne, pour lesquels nous aimerions connaître votre position d'expert.

Comment voyez-vous la coopération judiciaire avec Monaco, Chypre et la Grande-Bretagne ?

M. Renaud VAN RUYMBEKE : S'agissant de Chypre, je n'ai jamais eu de commission rogatoire à faire exécuter dans ce pays.

Pour Monaco, si je n'ai encore jamais envoyé de commission rogatoire, je ne vais pas tarder à le faire dans le cadre d'un dossier que j'instruis actuellement. Je pourrais donc vous faire part de mes sentiments, sans trahir le secret de l'instruction, dans quelques mois. Pour l'instant, Monaco revendique un statut et affirme que ce type d'opération illicite n'existe pas dans la Principauté - alors qu'il s'agit, indiscutablement, de l'une des places financières par lesquelles transite aujourd'hui l'argent sale.

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, il est vrai que lorsque l'Appel de Genève a été lancé, tous les juges ont fait le constat qu'il était impossible d'obtenir des renseignements de Londres.

Si vous allez à Londres, il faut arriver à pénétrer au c_ur de la City, qui réalise une part importante du PNB de la Grande-Bretagne. Le pouvoir de la City est colossal. Elle a sa propre police et les policiers de Londres n'agissent pas comme ils le souhaitent dans ce périmètre.

Un juge italien m'a fait part des difficultés qu'il a rencontrées pour accéder aux comptes ouverts à la City aux noms de mafieux. Comme il n'avait pas de réponse à sa commission rogatoire au bout de six mois, il s'est rendu sur place pour poser quelques questions au responsable de la banque concernée. On l'a fait entrer dans un bureau où se trouvaient sept ou huit personnes et cela s'est passé de la manière suivante : il posait sa question au policier de Londres, qui la posait au policier de la City, qui la posait à l'avocat de la banque qui la posait au responsable de la banque. Et ce dernier répondait par le même circuit. Voilà un bel exemple de coopération judiciaire !

Ce qui est révélateur, c'est que plus une place financière est forte et respectée, plus elle considère que cette force est liée au secret bancaire. C'est le sentiment qui règne à Londres, aussi bien qu'à Zurich.

Il faut donc absolument que les banques comprennent que nous ne cherchons pas à porter atteinte au secret des affaires, mais à isoler la matière pénale en la dissociant du fonctionnement normal des banques.

Avec Londres, il y a peut-être aussi un problème de contact. J'ai eu l'occasion de travailler avec les Anglais récemment, et je me suis aperçu qu'il pouvait y avoir des problèmes d'ordre culturel -  ils n'ont pas de juges, uniquement des policiers. Par ailleurs, il serait difficile à la police anglaise d'avoir accès aux comptes bancaires. Ils m'a même été demandé, alors que j'attendais le résultat d'une commission rogatoire envoyée un ou deux ans auparavant, si je voulais un avocat !

Je pense cependant qu'il y a possibilité de discuter directement avec les Anglais. Le rôle qui est le vôtre est très important et vous pourrez peut-être lever des barrières qui sont parfois purement psychologiques ou nationalistes.

M. Michel HUNAULT : Monsieur Van Ruymbeke, je voudrais tout d'abord vous remercier pour votre exposé que j'ai trouvé très intéressant et surtout très réaliste, puis vous féliciter pour l'action que vous menez dans votre vie professionnelle. Je souhaiterais ensuite revenir sur deux ou trois points.

Vous nous avez décrit le cheminement d'une commission rogatoire - qui prend six mois ou un an -, alors que l'argent sale peut faire le tour des places financières en 24 heures. Pensez-vous être suffisamment armé en droit pour lutter contre le blanchiment d'argent, au regard des moyens dont disposent les trafiquants pour placer leur argent ?

Ma deuxième question concerne votre contribution au Conseil de l'Europe. Je fais partie de la délégation française au Conseil de l'Europe, je vous ai donc entendu au sein de cette instance et suis moi-même intervenu au nom de la délégation sur la convention pénale internationale.

Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé. Nous avons obtenu l'unanimité sur la convention visant à créer le délit du blanchiment. Mais il a fallu attendre cinq ans pour que la France inscrive à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale le projet de loi sur le blanchiment. Par ailleurs, on sait qu'aujourd'hui moins de la moitié des pays membres du Conseil de l'Europe ont fait de cette convention un texte législatif.

Au-delà de cette harmonisation européenne, il y a indiscutablement un manque de volonté politique. Si nous ne définissons pas de la même façon les infractions en France, au Luxembourg et ailleurs, je ne vois pas comment les juges pourront travailler.

Ne pensez-vous que le constat que vous venez de nous livrer risque d'être le même dans quelques années, s'il n'y a pas, au niveau européen, une harmonisation des textes ?

J'ai trouvé vos propositions intéressantes et je demanderai au président de les annexer à votre audition. Vous avez notamment parlé de la transmission des règles des commissions rogatoires de juge à juge ; est-ce vraiment réaliste ?

Le président et le rapporteur ont pris soin de préciser qu'ils n'avaient pas toujours été suivis par l'ensemble de la Mission, je tiens à dire que, pour ma part, je m'abstiendrais de faire un travail qui est réalisé par le GAFI, c'est-à-dire de classer les Etats en leur donnant une note en fonction de leur comportement.

Sachez monsieur Van Ruymbeke que nous sommes tous animés de la même volonté de lutter contre l'argent sale ; c'est simplement sur les moyens d'y arriver qu'il peut exister des divergences.

M. Renaud VAN RUYMBEKE : Sommes-nous armés juridiquement ? Non. Les conventions internationales se multiplient et je vous avoue que je n'y comprends plus rien. On peut multiplier les conventions et harmoniser le droit, encore faut-il qu'il puisse être appliqué ! Un ancien juriste anglais disait très justement : « La justice et la liberté dépendent moins de la définition du crime que de la nature du processus judiciaire mis sur pied pour soumettre le prévenu à la justice ».

Or le problème que je vous soumets est celui de l'application du droit par le juge. Celui qui est chargé d'appliquer la loi et de sanctionner les manquements à cette loi doit disposer des outils nécessaires. On pourra ratifier toutes les conventions que l'on voudra : tant que l'on ne permettra pas au juge national d'enquêter hors de ses frontières au sein de l'Europe, le discours sera vain ! Le trafic de drogue est aujourd'hui puni dans tous les pays ; pourtant, cela ne suffit pas à l'éliminer. Tant que vous ne permettrez pas au juge portugais qui enquête sur un trafic de cigarettes qui vient de Hollande et va en Italie d'accéder directement aux informations dans ces deux pays, la lutte contre la délinquance ne progressera pas.

Il est vrai qu'aujourd'hui il y a une véritable prise de conscience du problème mais, concrètement, le juge est aussi désarmé qu'il y a cinq ou dix ans. Les remèdes ne peuvent être qu'internationaux. Or à Bruxelles, dès que l'on touche à la justice
- l'unanimité est encore la règle -, il y a toujours un pays qui oppose son veto.

Tant que le praticien ne pourra pas effectivement avoir accès à des informations, quel que soit le délit visé, toutes ces bonnes intentions resteront lettre morte. Un des moyens de lutter contre ces trafics est de poursuivre les vrais responsables et pas uniquement les prête-noms.

M. le Président : Monsieur Van Ruymbeke, je vous remercie. Nous serons heureux de vous recevoir dans quelques années pour que vous puissiez nous dire que, sur le terrain, les choses ont véritablement changé !

Audition de M. Jean-Pierre ZANOTO,
Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 mai 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Nous vous remercions d'avoir répondu à l'invitation de la Mission parlementaire sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment. Vous savez que nous travaillons depuis bientôt un an sur ce sujet important et difficile, tant sur le plan national qu'européen.

Nous avons rencontré vos homologues étrangers et nous avons attendu, avant de recevoir les juges français, d'avoir approfondi nos travaux et rencontré quelques-uns des acteurs de cette lutte.

Nous aimerions recueillir votre témoignage de praticien puis nous pourrions avoir un échange sous forme de questions et de réponses.

M. Jean-Pierre ZANOTO : Je vous remercie, monsieur le président. C'est un honneur que de répondre à votre invitation, car la préoccupation de votre Mission est pour moi une préoccupation quotidienne : comment lutter efficacement contre le crime organisé, dès lors que ce n'est pas un combat que peut mener un juge ou un Etat seul, mais un combat nécessairement solidaire ?

Que puis-je dire de la coopération internationale ? Vous savez que la délinquance est devenue transfrontière et que le crime organisé tire son parti de la diversité des systèmes juridiques nationaux, notamment des législations pénales et fiscales les plus permissives. Il sait user au mieux de ce morcellement de l'espace pénal, qu'il soit européen ou mondial. On le voit bien à travers certains trafics comme la drogue, la corruption à grande échelle ou les fraudes communautaires.

Dès lors, apparaît la nécessité d'une coopération judiciaire internationale.

La coopération internationale en matière pénale, encore trop souvent, fonctionne mal. Ainsi lorsque dans le cadre d'une commission rogatoire internationale, vous voulez avoir accès à un compte bancaire et que vous apprenez que l'argent est parti sur un autre compte, il vous faut lancer une nouvelle commission rogatoire. Nous avons souvent le sentiment que ce processus est sans fin. Alors qu'il faut quelques heures pour créer une société à Jersey et une heure de plus pour ouvrir ensuite un compte bancaire à Genève ou ailleurs au nom de cette société, il faudra au juge, dans le meilleur des cas, six mois pour avoir accès à ces renseignements.

Il arrive cependant que nos recherches aboutissent, mais dans le meilleur des cas, il faut attendre plus de six mois : dix-huit mois, voire deux ans. De plus, certains pays, par tradition ou par politique délibérée, ne répondent jamais.

Dès lors, se pose la question de savoir s'il convient ou non de recourir à la coopération internationale, car l'appel à cette coopération est difficilement compatible avec l'exigence de délai « raisonnable » que nous impose l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Très souvent, nous sommes donc amenés à arbitrer, voire à nous autocensurer : je pèse le pour et le contre et je me demande s'il est vraiment nécessaire, dans l'intérêt du dossier, d'aller l'enliser dans telle place qui répond une fois sur dix aux demandes. On préfère parfois abandonner 10 % du dossier pour lui permettre d'être jugé dans les 90 % restants. Cet arbitrage du juge existe en pratique.

La coopération internationale, schématiquement, pourrait se caractériser de la façon suivante : une grande lenteur, des difficultés liées aux différences entre les systèmes judiciaires nationaux et une « judiciarisation » extrême de la coopération par certains pays.

Je reviens sur ces trois points.

La coopération judiciaire se caractérise par une grande lenteur, qui est commune à tous les pays et peut avoir plusieurs causes. Une cause commune à tous - sur ce point, chaque Etat est critiquable - est le manque de moyens matériels et humains. On voit bien les difficultés que nous rencontrons pour traiter des affaires internes ; comment vouloir que nous soyons rapides pour traiter des affaires qui ne nous concernent pas et relèvent d'autres pays ? Un pays comme le Luxembourg reçoit des centaines de commissions rogatoires internationales par an et dispose de très peu de moyens pour les traiter.

Mais il existe aussi des causes de lenteur qui sont propres à certains pays. Je pense notamment au fait que des gouvernements - ou, plus précisément, des ministres de la justice - sont destinataires des commissions rogatoires internationales adressées à leur pays. Si de grands progrès ont été réalisés dans la transmission des commissions rogatoires internationales - notamment au sein de l'espace Schengen -, il n'en reste pas moins que de nombreux pays, y compris de l'espace Schengen, font encore intervenir le ministère de la justice. Il me paraît justifié que le ministre de la justice intervienne lorsque sont en jeu les intérêts fondamentaux de la nation pour s'opposer à l'exécution de la commission rogatoire en application de l'article 2B de la Convention européenne de 1959 ; mais lorsque cette attitude est systématique, cela remet en cause la séparation des pouvoirs et l'indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir politique. Comme les administrations centrales ne sont pas des facteurs d'accélération et qu'elles n'apportent, en la matière, aucune valeur ajoutée - puisqu'elles agissent comme une simple courroie de transmission -, il me paraît anormal que les commissions rogatoires internationales soient systématiquement visées par les services de la justice de certains pays.

J'ai eu l'occasion en 1998, dans le cadre d'un programme de l'Union européenne, de faire un audit du Grand Duché du Luxembourg. A l'époque, c'est une pratique à laquelle ce pays était prêt à renoncer mais je ne sais pas ce qu'il en est advenu. Dans cet Etat, les dossiers sont transmis systématiquement au ministre de la justice : c'est lui qui autorise ou pas la venue du magistrat ou des policiers étrangers. Il y a là un mélange des genres qui n'est pas satisfaisant.

Le deuxième point tient aux différences entre les systèmes judiciaires nationaux. Ces différences sont d'ailleurs plus importantes quand il s'agit de la procédure pénale que du droit pénal. La plupart des pays incriminent grosso modo les mêmes comportements ; nous n'avons donc pas trop de difficultés au niveau du droit pénal, quoiqu'en matière de grande criminalité, très peu de pays connaissent notre délit d'associations de malfaiteurs, par exemple. De ce point de vue, un travail d'harmonisation reste encore à faire.

Les plus grosses difficultés concernent la procédure pénale. Certains pays comme la France ont un système qui repose sur l'intime conviction du juge : chez nous, tout élément peut servir de preuve et venir forger l'intime conviction. D'autres pays ont un système dit « de preuve légale », c'est-à-dire que telle preuve sera écartée parce que l'on considère qu'elle n'entre pas dans le cadre autorisé.

Cela pose des difficultés majeures, assez évidentes, en matière de perquisition par exemple : tel pays accepte la perquisition dans le cadre d'une enquête préliminaire, alors que tel autre ne l'accepte que lorsqu'elle est ordonnée par un juge.

Se posent aussi des problèmes en matière d'oralité des débats. Les Français acceptent de juger sur la base de procès-verbaux dressés par la police ou par le juge d'instruction ; le témoin ne vient pas forcément déposer devant le tribunal correctionnel. Les Allemands, au contraire, exigent la présence de tous les témoins à l'audience et les réentendent. Aussi, quand on exécute une commission rogatoire pour les Allemands et que l'on enregistre l'audition par procès-verbal, ce n'est absolument pas satisfaisant pour eux.

On voit donc souvent des malentendus entre les différents Etats, qui s'expliquent tout simplement par des différences de procédure pénale. Comment surmonter cet obstacle ? C'est une question qui me dépasse et qui relève des conventions internationales.

On retrouve ces difficultés avec les règles de prescription, différentes d'un pays à l'autre. Les pays anglo-saxons ne connaissent pas la prescription pour les délits graves. Les pays latins ont des règles de prescription qui varient : par exemple, l'Italie applique la prescription absolue - c'est-à-dire que l'affaire doit obligatoirement être jugée dans un certain délai ; en France, en revanche, la prescription est celle de l'action publique : il faut engager les poursuites dans un certain délai depuis les faits, mais la prescription peut être interrompue par un certain nombre d'actes.

Le troisième point, qui se rapproche sans doute le plus de votre préoccupation, concerne la « judiciarisation », par certains pays, des demandes d'entraide. Dans un souci d'attirer les capitaux et de sécuriser leur place financière, certains petits Etats n'hésitent pas à créer des recours en droit interne en ce qui concerne l'exécution des commissions rogatoires internationales : « Investissez chez moi, vous ne risquez rien. » pourrait être leur slogan inavoué.

Ces recours vont être un facteur extraordinaire de retardement des commissions rogatoires internationales. Globalement, il y a peu de recours ; mais, très souvent, il y en a beaucoup dans une même affaire et - comme par hasard ! - dans les affaires sensibles. Les recours ne sont jamais introduits de manière simultanée par les différentes parties intéressées, mais de manière successive afin de retarder le plus possible la procédure. Chacune n'hésite pas à exercer tous les recours existants, y compris devant la cour suprême du pays. A partir de là, il est impossible au juge de l'Etat requérant d'obtenir dans un délai raisonnable les renseignements qu'il demande.

Aujourd'hui, pourtant, la coopération apparaît nécessaire car on ne peut rien faire seul contre le crime organisé. Pendant très longtemps, la coopération avait une importance secondaire parce que nous étions confrontés à une délinquance à caractère plus individuel. A partir du moment où les économies sont ouvertes et que la criminalité s'internationalise, la coopération entre les Etats devient une absolue nécessité.

Y a-t-il un espoir ? Peut-être. Il y a manifestement, depuis quelque temps, une prise de conscience du danger que représente le crime organisé pour nos démocraties. De plus, je pense qu'aujourd'hui les Etats sont sensibles à l'image qu'ils peuvent donner sur la scène internationale.

M. le Président : Je voudrais vous demander si la création des pôles financiers a introduit des différences dans votre façon de travailler et si vous pouvez nous préciser les contours de ce que vous appelez la délinquance financière.

M. Jean-Pierre ZANOTO : La création des pôles financiers apporte une amélioration indéniable. Leur montée en puissance devrait se faire très rapidement, puisque cette décision est encore très récente et qu'elle traduit un changement de culture pour les magistrats. Le juge d'instruction était un homme qui, à mon sens, travaillait de manière trop isolée ; à partir du moment où il peut créer une équipe pluridisciplinaire, il acquiert une force beaucoup plus grande.

Les dossiers qui nous sont confiés, notamment à l'instruction, sont de plus en plus complexes. Ce sont des dossiers pour lesquels nous n'étions pas toujours préparés. Il a fallu la crise économique et la crise immobilière pour que nous nous intéressions au secteur bancaire. Nous n'avions jamais vu de pareils dossiers auparavant. Il est donc bon que nous ayons autour de nous des gens capables de lire le dossier avec une autre approche que la nôtre : je suis persuadé qu'à plusieurs, on réfléchit beaucoup mieux que tout seul.

Quant au deuxième point de votre question, j'observe qu'il existe une définition légale de la délinquance financière, contrairement au crime organisé. Les articles 704 et suivants du code pénal énumèrent ainsi ce qui revient aux juridictions spécialisées en matière financière.

J'ajoute que la délinquance financière est nécessairement une délinquance internationale, ce qui explique que l'on ait si souvent recours à la coopération internationale en matière pénale. Si je suis devenu un praticien de la coopération internationale, c'est simplement parce que je traite des dossiers financiers depuis toujours. Il y a systématiquement, dans ces dossiers de délinquance financière, des montages à partir de pays étrangers, avec des sociétés écrans et des comptes bancaires situés dans d'autres pays.

M. le Président : Quels sont les types de criminalité que vous trouvez sous-jacents aux affaires de blanchiment que vous avez traitées ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : J'ai traité des dossiers de cette nature lorsque je suis arrivé à Paris au début de l'année 1993 et jusqu'à l'affaire Margarita : j'ai donc travaillé sous l'empire de l'ancienne législation.

Par conséquent, je n'ai jamais été amené à connaître d'affaires de blanchiment depuis la loi de 1996. Je n'ai donc pas sur ce point une vue qui peut vous éclairer.

M. le Président : Quel jugement portez-vous sur le fonctionnement de notre système de déclaration de soupçon dans le monde bancaire et sur le traitement de ces déclarations par TRACFIN ? Estimez-vous notamment qu'il existe une certaine contradiction à faire reposer ce système sur la diligence des professions ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : La position du juge d'instruction ne lui donne pas la hauteur de vue d'un procureur de la République, qui traite de tous les dossiers relevant du secteur dont il est chargé. Un juge ne travaille que sur les dossiers qui lui sont confiés, il n'a une vision qu'au travers d'un dossier. Je n'ai donc pas de vue générale. Cela étant - tout le monde le dit, ce doit être exact... - on aurait peut-être pu attendre davantage de l'obligation de révélation qui pèse sur le secteur bancaire et les établissements financiers.

Mais ce n'est pas parce que les résultats n'ont pas été à la hauteur de nos espérances qu'il faut y renoncer. On ne peut se passer d'aucun outil dans la lutte contre le crime organisé et le blanchiment, et le secteur bancaire est bien placé pour nous alerter sur des mouvements de capitaux suspects. Il faut sûrement que le législateur élargisse non pas les fonctions, mais le champ d'intervention du secteur bancaire, pour que ce dernier prenne bien conscience de son rôle : ce secteur se situe en amont et, par le biais des moyens informatiques dont il dispose, on devrait pouvoir être alerté.

Il me semble toutefois qu'aujourd'hui le secteur bancaire - c'est un argument qu'avancent parfois ses représentants et qui n'est juridiquement pas inexact - souffre peut-être de l'étendue du secret bancaire. Celui-ci s'applique en effet à l'ensemble des filiales appartenant à un même groupe. Si l'on voulait dépister le blanchiment plus efficacement, il faudrait permettre aux établissements bancaires de communiquer entre eux et en arriver à une notion de secret « partagé ». Le secret bancaire continuerait à s'appliquer à l'égard des tiers et tomberait devant le juge pénal comme c'est déjà le cas, mais il serait partagé entre les établissements bancaires ou financiers - ce qui leur permettrait de vérifier, de rechercher l'origine des fonds et d'arriver à une sorte de traçabilité des flux financiers.

Aujourd'hui, ces enquêtes sont sûrement effectuées de manière officieuse. Pourquoi ne pas réfléchir à une notion de secret partagé que l'on retrouve dans d'autres domaines ? Nous avons, par exemple, entre magistrats un secret partagé que la jurisprudence a admis. Ce serait sans doute là une avancée qui permettrait au secteur bancaire de mieux tracer l'origine des fonds.

M. le Rapporteur : Vous savez qu'une action a été engagée par le GAFI qui entend à partir de vingt-trois critères dresser la liste des territoires non coopératifs. Je voudrais que vous nous fassiez part de votre expérience et que vous nous disiez comment vous qualifieriez certains territoires peu coopératifs. Ainsi quelle appréciation portez-vous sur Monaco. Quelle expérience avez-vous avec ce territoire sur le plan de la coopération judiciaire, de la coopération administrative et des mécanismes de lutte contre le blanchiment ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Personnellement, je n'ai eu que de bonnes expériences avec Monaco. Les commissions rogatoires internationales que j'ai adressées à ce pays ont été exécutées dans des délais très brefs, même si aucune ne m'est jamais revenue avant six mois. C'est le délai en deçà duquel je n'ai jamais réussi à passer.

Cela étant, il faut avoir conscience que cela dépend des éléments demandés et des personnes mises en cause dans le dossier. J'ai, pour ma part, envoyé à Monaco deux commissions rogatoires internationales en douze années d'instruction. Il ne s'agissait pas d'affaires particulièrement sensibles.

L'une est aujourd'hui définitivement jugée. Il s'agissait de l'affaire de la caisse noire du Sporting Club de Toulon. Je voulais pouvoir entendre un témoin et avoir accès à des comptes bancaires que l'entraîneur du club avait ouverts dans cette ville. Cela s'est fait sans problème.

Il faut reconnaître que le fait que, souvent, des collègues exercent les fonctions de magistrat nous facilite grandement les contacts avec Monaco. C'est beaucoup plus facile que d'avoir à se demander qui contacter au Liechtenstein.

Je n'exclus pas que, si j'avais eu à traiter des dossiers mettant en cause des personnages plus importants dans la Principauté, je me serais trouvé confronté à des difficultés majeures.

M. le Rapporteur : Le parquet de Paris, que nous avons entendu également sur ce sujet, nous a fait part d'un système à plusieurs vitesses. Il y a la procédure habituelle où tout fonctionne normalement. Sur d'autres dossiers, il a l'expérience concrète de relations plus difficiles. Confirmez-vous cet état d'esprit ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Il y a sûrement une coopération à plusieurs vitesses. Selon qu'en haut lieu on s'intéresse ou pas au dossier, la coopération sera plus ou moins facile.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous faire une analyse aussi optimiste à l'égard du Liechtenstein ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Non, car je me suis beaucoup autocensuré vis-à-vis de ce pays : je n'ai fait qu'une seule commission rogatoire internationale à destination de cette principauté et, comme cela a été un échec complet, je n'en ai plus jamais fait.

On se demande à quoi bon enliser un dossier et on préfère parfois laisser tomber un pan et faire juger ce qui est en état de l'être. Il est certain que si 90 % du dossier se déroule dans un pays donné, il faut adresser à ce pays une commission rogatoire internationale. Mais si vous avez une seule opération concernant le Liechtenstein, il peut être préférable de couper la branche. Plutôt que de perdre du temps, j'instruis ce que je peux instruire et je renvoie devant le tribunal : l'intérêt d'un dossier est d'être amené le plus rapidement possible devant la juridiction de jugement.

La phase importante du procès pénal n'est pas l'instruction mais le jugement de l'affaire. Un juge d'instruction travaille pour une juridiction. Il est là pour préparer le dossier. Donc, s'il renvoie un dossier dix ans après les faits, l'intérêt du jugement est devenu très faible, sinon nul.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous poser la même question sur les territoires rattachés au Royaume-Uni : les îles de Jersey, Guernesey, l'île de Man et Gibraltar. Avez-vous des expériences qui vous permettent d'apporter une qualification à ces territoires et de décrire le fonctionnement de la coopération internationale avec eux ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Je ne sais si cela tient au hasard mais, dans les dossiers que j'ai traités, ces territoires étaient beaucoup plus impliqués que le Liechtenstein ou Gibraltar, que je n'ai jamais vu apparaître. Guernesey, Jersey et l'île de Man sont des destinations que j'ai souvent rencontrées.

Ce sont surtout des sociétés qui sont créées dans ces îles, plus que des comptes bancaires ouverts. Il y a toujours un compte bancaire, mais c'est un compte de fonctionnement des sociétés ; ce n'est pas celui qui enregistre les fonds qui nous préoccupent et sur lesquels nous travaillons.

Très souvent, les sociétés sont créées dans les îles anglo-normandes et les comptes bancaires ouverts au Luxembourg et en Suisse. C'est le schéma que je retrouve dans les dossiers que j'instruis. Ce qui vous oblige d'abord à aller à Jersey pour savoir qui est derrière cette société et ensuite à vous retourner vers un autre pays - d'où la nécessité de faire une commission rogatoire internationale à chaque étape.

La coopération avec les îles anglo-normandes est de même nature que la coopération avec la Grande-Bretagne, en règle générale. On se heurte à une désinvolture extraordinaire.

Il ne faut pas forcément aller très loin pour trouver des pays qui ne coopèrent pas. La Grande-Bretagne est un exemple flagrant de refus de coopération... et sans un mot d'explication ! Je veux bien que l'on m'explique que l'on ne peut pas exécuter une commission rogatoire parce qu'elle pose un problème majeur qui touche aux intérêts nationaux, parce qu'elle est mal formulée ou parce qu'il y a un problème de droit. Mais qu'on le dise ! Le silence complet pendant un, deux voire trois ans malgré les rappels, est inadmissible !

Il me semble que c'est la négation des accords internationaux qui ont été signés. Aussi, je finis par ne plus adresser de commission rogatoire internationale à la Grande-Bretagne.

Pour en revenir aux îles anglo-normandes, il arrive que, parfois, la coopération aboutisse au sens où on vous répond, mais vous avez un résultat inexploitable.

Dans ces pays qui combinent à la fois la notion de trust et la domiciliation de la société au cabinet d'un avocat, vous vous heurtez très souvent à des obstacles juridiques. Vous finissez par recevoir, au bout d'un délai imprévisible, une montagne de papiers dont rien ne peut être extrait. On nous fournit des statuts de société fort bien rédigés sur une centaine de pages, ornés d'un ruban, parmi lesquelles vous cherchez vainement le nom d'une personne physique. Les seules personnes dont le nom apparaît sont des avocats.

Parfois, la commission aboutit pour des raisons subjectives. Je peux citer un exemple, puisque l'affaire est jugée en première instance. Dans le dossier de l'ARC, je n'ai pas eu de difficultés car, manifestement, j'ai rencontré partout une grande compassion. Les gens étaient scandalisés de ce détournement de fonds destinés à la recherche contre le cancer. Ils étaient outrés et, à Jersey, j'ai eu une personne au téléphone qui, dans un excellent français, m'a expliqué qu'elle avait lu le livre de Montaldo et qu'elle allait m'aider. J'ai eu un renseignement : ce n'était pas grand chose, mais ce renseignement me montrait que, dans cette société à Jersey, il y avait bien quelqu'un qui m'intéressait. Mais cela demeure exceptionnel.

M. le Rapporteur : La question du Royaume-Uni est une question importante pour la Mission. En dehors de ces problèmes de non-réponse aux questions, j'aimerais savoir - lorsque vous êtes amené à saisir les autorités britanniques -, quelles sont celles que vous saisissez concrètement ? A qui adressez-vous vos commissions rogatoires internationales, sur le fondement de l'article 53 de la Convention de Schengen ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Le juge d'instruction continue à adresser sa commission rogatoire internationale au procureur de sa juridiction, lequel la transmet au procureur général puisque c'est ce dernier qui a été considéré, dans le cadre des accords de Schengen, comme étant l'autorité judiciaire en France. C'est donc lui qui transmet la commission rogatoire à l'autorité judiciaire de l'Etat requis. Il n'y a donc pas encore de transmission directe de juge à juge mais nous avons gagné le maillon de la Chancellerie ce qui est un progrès.

Quand on connaît par expérience un certain nombre de pays et que l'on sait comment ils sont organisés, on faxe, parallèlement à ce schéma officiel, un exemplaire de la commission rogatoire. Pour travailler beaucoup avec le Luxembourg et la Suisse, je connais l'organisation de ces pays, qui est restée très marquée par le code napoléonien.

En revanche, j'ai encore d'énormes difficultés à comprendre comment est organisée la Grande-Bretagne avec laquelle nous n'enregistrons aucun progrès, c'est désespérant.

M. le Rapporteur : La présence, certes récente, d'un magistrat de liaison français ne facilite-t-elle pas les relations avec la Grande-Bretagne ? S'agit-il d'un problème culturel ou d'un problème politique ? Au Liechtenstein, c'est un problème politique. Mais il y a des endroits où les difficultés semblent d'ordre culturel : après tout, les Anglais ne roulent pas à droite et ont adopté le système métrique il y a peu...

M. Jean-Pierre ZANOTO : Je pense que c'est un problème culturel très profond. Je ne pense pas qu'il y ait une volonté politique de ne pas coopérer.

Le droit anglo-saxon est très différent du droit continental et nous devons paraître barbares à leurs yeux... C'est une justice de comté, donc le juge a une vision très parcellaire des choses. Il n'y a pas la centralisation que nous pouvons connaître en France pour traiter des cas de fraude importants.

M. le Rapporteur : M. Meslin, notre magistrat de liaison à Londres est-il d'un quelconque secours à vos collègues du pôle financier de Paris ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Il n'a pas encore les résultats escomptés. De tous les magistrats de liaison, c'est sans doute celui qui se heurte à la tâche la plus difficile.

J'en profite pour dire que le rôle des magistrats de liaison est capital. C'est une petite réforme, c'est simplement un « peu d'huile sur un vieux moteur » pour reprendre l'expression de M. Bertossa au colloque d'Avignon. Mais c'est quand même une évolution importante.

J'avais aussi, à une époque, renoncé à faire des commissions rogatoires en Espagne qui, pour des raisons de lenteur administrative, ne les exécutait pas.

La présence d'un de nos collègues à Madrid change tout. L'avantage est double. Vous connaissez la personne : elle va donc, dans un premier temps, vous aider à bâtir votre commission rogatoire. Elle va aplanir les difficultés provenant des différences entre systèmes judiciaires. Elle va vous dire que vous pouvez demander ceci mais pas cela, ou ceci mais en le formulant comme cela.

Ensuite, vous lui adressez par fax un exemplaire de votre commission rogatoire internationale et vous comptez sur elle pour qu'elle aille voir la bonne personne, au bon endroit et au bon moment.

Dès lors qu'existe un magistrat français sur place, nous constatons une accélération indéniable.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur le Luxembourg, puisque vous avez participé à l'évaluation des conditions dans lesquelles fonctionnaient l'entraide judiciaire et les demandes urgentes de saisie et gel des biens avec le Grand-duché. Lorsque nous sommes allés au Luxembourg, nous nous sommes évidemment heurtés avec les autorités luxembourgeoises à plusieurs problèmes : d'abord, la question du contrôle politique sur l'exécution des commissions rogatoires. C'est un point sur lequel les autorités luxembourgeoises ont manifesté leur désir d'évoluer.

Ensuite, la question des voies de recours, sujet sur lequel nos divergences étaient beaucoup plus apparentes et plutôt irréconciliables. Nous avons du mal à amener le Luxembourg à modifier sa position sur ce sujet, dans la mesure où l'association des banques luxembourgeoises a mené un véritable travail de lobbying dans ce sens.

Enfin, tous les juges rencontrés en Europe disent que le Luxembourg répond
- il n'est ni sourd, ni muet - mais de façon si restrictive que l'on est obligé de recommencer plusieurs fois la commission rogatoire internationale. Les autorités ne disposent notamment pas d'un mécanisme centralisé des comptes bancaires, comme il en existe dans d'autres pays - ce que le ministre de la justice a justifié, expliquant que tant que d'autres comme la Suisse garderait son système actuel, il n'était pas question de mettre en place au Luxembourg une centralisation bancaire, parce que ce serait porter des coups violents au système économique du pays.

Les Luxembourgeois se flattent d'avoir un taux de réponse très élevé. Nous leur avons opposé le contenu de votre rapport, dans lequel vous disiez que « les statistiques du Luxembourg sont sommaires et difficilement exploitables pour une analyse fine des délais et des points forts ou faibles du système de coopération judiciaire international. Il serait souhaitable que le Luxembourg envisage rapidement la mise au point d'un système plus performant dans ce domaine. D'une manière générale, la question d'une gestion uniformisée des statistiques relatives à l'entraide pénale entre Etats membres de l'Union européenne pourrait être abordée par le groupe multidisciplinaire. » Cela n'a guère avancé sur ce terrain.

Pouvez-vous nous expliquer ce point, qui a fait difficulté avec le Luxembourg ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Le Luxembourg a pris assez mal les critiques que nous lui avons adressées, mais il s'est montré coopératif pendant notre passage. Nous avons passé trois ou quatre jours dans ce pays, où nous avons rencontré un certain nombre d'autorités
- y compris le ministre de la justice.

Le Luxembourg avait le sentiment qu'il donnait la priorité aux commissions rogatoires internationales par rapport à ses propres affaires. Il est vrai que nous nous sommes heurtés à des statistiques qui, pour nous, étaient peu exploitables ; cela étant, ce reproche peut sans doute être adressé à tous les pays, car les Etats de l'Union n'avaient pas imaginé qu'un jour ils seraient amenés à rendre compte sur ce terrain.

L'expérience que j'ai eue, en tant que juge d'instruction, avec des juges luxembourgeois, a toujours été positive. On rencontre, également à Genève, des juges qui essaient de vous aider, et font tout ce qu'ils peuvent. Le problème est celui des recours prévus en droit interne.

C'est le phénomène de judiciarisation de la coopération internationale. Comme le secret bancaire tombe devant le juge pénal, cela oblige le juge d'instruction à rendre une ordonnance dite de perquisition. De fait, le juge d'instruction ne se rend pas dans la banque pour procéder matériellement à une perquisition, il se borne à adresser à la banque une ordonnance qu'il fait signifier. Autrement dit, il procède comme nous le faisons, en adressant une lettre à la banque. En France, cette demande n'est pas une « ordonnance », mais une « réquisition , et elle n'ouvre droit à aucun recours.

Le Luxembourg a judiciarisé l'entraide répressive internationale et ouvert des voies de recours contre les ordonnances rendues par les juges d'instruction. Elles constituent autant de garanties pour les déposants qui ont alors le sentiment que le secret bancaire y est beaucoup plus fort.

Très souvent, les recours sont rejetés par la Cour suprême du Luxembourg ou de la Suisse. On finit par avoir les renseignements de ces deux pays, mais il nous faut attendre deux ans. Il suffit de trouver quelques amis complaisants pour intenter à tout moment des recours pour paralyser une affaire. Voilà la difficulté que l'on a avec ces pays.

M. François d'AUBERT : Deux questions et une remarque.

Ma remarque porte sur la Grande-Bretagne. J'ai le sentiment que les milieux de la Cité de Londres pèsent pour que la situation reste en l'état avec les îles anglo-normandes et tous les paradis fiscaux qui sont autour de la Grande-Bretagne. Cela fait, malheureusement, partie de l'image de la Cité.

Ma première question concerne la criminalité organisée. C'est une réalité qui, juridiquement, n'a aucune concrétisation. Je pense qu'il faudrait que nous ayons dans le code pénal un dispositif analogue à la loi américaine ou à la loi italienne. Quelle est votre position sur la meilleure manière de cerner ce concept de criminalité organisée, qui est très opératoire quand on regarde la réalité criminelle en Europe et dans le monde ?

Ma seconde question est plus ponctuelle et géographique. Elle concerne les Pays-Bas, avec la question de Saint-Martin et de son partage entre la France et - non pas la Hollande -, mais un Saint-Martin relativement autonome. Pensez-vous qu'il y ait des interférences entre le Saint-Martin, paradis fiscal et juridique hollandais et le Saint-Martin français ?

M. Jean-Pierre ZANOTO : Je répondrai à votre dernière question tout de suite : je n'ai pas d'éléments me permettant de juger. D'une manière générale, je pense qu'au niveau des Quinze nous devrions pouvoir régler la question d'un certain nombre de paradis fiscaux, parce qu'un grand nombre dépendent directement ou indirectement des Etats membres de l'Union. Les îles anglo-normandes, Monaco, Andorre, Gibraltar et Saint-Martin sont des territoires sur lesquels les Quinze devraient pouvoir peser ce qui nous donnerait beaucoup plus de crédit ensuite pour nous attaquer à d'autres places financières offshore.

Pour ce qui est du crime organisé, vous avez raison de dire qu'aucune définition n'en est donnée dans le code pénal. Nous avons simplement la « bande organisée », qui apparaît comme circonstance aggravante de certaines infractions. Faut-il en donner une définition en droit national ? Il serait préférable qu'une définition intervienne au niveau de l'Union européenne, car le crime organisé n'est pas la préoccupation d'un seul Etat. Il sévit à l'échelle de la planète et au niveau des Quinze, il serait bon d'arriver à une incrimination harmonisée. L'ONU élabore également un projet sur ce sujet.

Je reviens à ce que vous disiez tout à l'heure. Il nous paraît très important, pour lutter contre le crime organisé et la délinquance financière, d'avoir un système de centralisation des comptes bancaires. Le fichier FICOBA que nous avons en France, qui permet aux juges ou à la police de savoir assez rapidement quels sont les comptes bancaires d'une personne physique ou morale, se retrouve rarement à l'étranger. Les Luxembourgeois nous expliquent que, quand on leur demande si M. X a un compte bancaire au Luxembourg, ils ne peuvent pas répondre. Ou alors, ils doivent adresser 215 ordonnances de perquisition car il y a 215 établissements bancaires et financiers. C'est sûr qu'on ne peut demander aux juges un tel travail.

A Genève, on trouve la même difficulté. D'où la nécessité d'imposer aux Etats la possibilité de « faire le tour » des comptes bancaires d'une personne. Si vous savez que tel mafioso a investi des fonds dans tel ou tel pays, le plus souvent, au départ, vous n'avez pas beaucoup plus d'éléments. Il faut aller à la pêche aux éléments de preuve et la centralisation des comptes bancaires facilite la tâche.

M. le Président : Nous vous remercions pour l'ensemble de ces remarques.

Je voudrais vous dire en guise de conclusion que les analyses que vous avez pu faire recouvrent directement les nôtres et nos préoccupations. Si nous avons souhaité donner l'Europe comme périmètre à nos travaux, c'est que nous pensons qu'il faut maintenant combler l'écart entre un certain nombre de proclamations dans les enceintes internationales et la réalité. Nous avons bien entendu l'idée qu'il revient aux Quinze d'abord d'être capables de régler cette question des paradis fiscaux, bancaires et judiciaires sur leurs propres territoires avant de pouvoir l'imposer aux autres. Or en ces matières, il reste beaucoup de travail à faire.

Si nous avons pu faire des déplacements un peu remarqués au Liechtenstein ou au Luxembourg, la préoccupation est forte chez nous aussi concernant Monaco, qui relève d'une responsabilité française toute particulière.

Monsieur Zanoto, je vous remercie pour la clarté et la précision de votre intervention.

Audition de Mme Eva JOLY,
Juge d'instruction
au Tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 mai 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la Mission. Celle-ci travaille depuis bientôt un an déjà sur les problèmes de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux dans un cadre européen.

Votre expérience nous permettra d'aborder, d'une part, les questions posées par la coopération judiciaire internationale et les obstacles que vous rencontrez à cette occasion ; d'autre part, les difficultés proprement françaises, notamment celles tenant à l'inadaptation du cadre juridique actuel et qu'une avancée législative serait de nature à faire évoluer.

Mme Eva JOLY : Je tenais tout d'abord à exprimer ma très grande satisfaction de voir que le juge n'est pas seul à porter le poids de la lutte contre le blanchiment des capitaux en Europe et que l'Appel de Genève a eu une suite politique. Enfin !

Je suis très heureuse de cette prise de conscience de la gravité de la situation et de notre impuissance relative. Je pense en effet qu'il y a eu un choc détonant entre la déréglementation financière qui s'exerce depuis quinze ans et l'archaïsme de notre institution. La combinaison de ces deux éléments nous a laissés à peu près désarmés devant cette délinquance. Nous sommes restés prisonniers d'une vision hexagonale dans la lutte contre la criminalité : ce qui peut se comprendre pour le hold-up ou le viol ne le peut pas pour la lutte contre la délinquance financière internationale.

Avant la déréglementation financière, le blanchiment était un problème peu important parce que les produits du crime trouvaient difficilement à s'investir. Une fois qu'on avait épuisé les possibilités d'acheter des bars, des pizzerias et des boîtes de nuits sur la Côte d'Azur, on ne pouvait pas franchir le seuil du placement dans les entreprises. Avec la déréglementation, le développement des centres offshore et leur réglementation qui en fait des sanctuaires impénétrables, les flux financiers sont absolument sans contrôle et pénètrent notre économie à notre insu. Les possibilités de blanchiment deviennent infinies et les possibilités de les tracer très faibles. Je dirais même que notre action est symbolique.

Tel est le constat que l'on peut dresser. Que faire ?

Il est inconcevable que l'Europe ne se dote pas de moyens de lutte communs. Nous avons essayé pendant vingt-cinq ans de trouver une législation commune concernant le dépôt de bilan ; cela a été abandonné, nous n'avons pas réussi. Nous avons mis plus de vingt ans à signer la convention qui fait de la corruption de fonctionnaires européens un délit ; et nous avons mis plus de trois ans à l'introduire en droit positif. Cela veut dire que nous avons consacré vingt-trois ans à un sujet qui ne posait aucun problème et sur lequel le consensus politique était total.

Je pense que nous ne pouvons attendre aussi longtemps pour mettre sur pied un instrument de lutte contre la délinquance au sein de l'Europe, auquel les frontières ne seraient plus opposables. Nous devons d'ores et déjà prendre dans notre pays des mesures simples, qui ne coûtent rien et pourraient être réalisées rapidement.

J'ai quelques exemples en tête. En voici un qui me frappe : la France n'est pas un pays qui aime la transparence. Nous avons une grande indulgence pour la fraude fiscale, pour la discordance entre le train de vie affiché et les moyens de subsistance déclarés. Pourquoi ?

En France, il est interdit de dire ce que quelqu'un paie comme impôt. Dans d'autres pays, tout le monde le sait ; cela fait partie de la civilisation. Je pense que cette opacité est un terreau qui permet de rapatrier sans trop de mal les commissions occultes et les produits du blanchiment, avant de transformer les gains illicites en résidences et en bateaux.

En France, nous tolérons de ne pas connaître les propriétaires d'un bien immobilier. Le système dit « de représentation fiscale » permet de ne pas déclarer que vous êtes propriétaire d'un immeuble : il vous suffit d'acquitter un impôt forfaitaire de 3 % de la valeur du bien et l'on ne cherche pas à connaître votre nom. C'est un véritable défi adressé à toute politique efficace !

Les services fiscaux disposent d'un fichier qui vous indiquera, par exemple dans la presqu'île de Saint-Tropez, combien de villas sont détenues par des sociétés civiles immobilières (SCI). Les SCI à 10 000 francs sont françaises. En revanche, le financement qui a permis d'acquérir la villa à 50 millions de francs n'est pas français : ce financement vient d'anstalts ou de fiducies quelconques des Iles Caïman ou des Caraïbes et a transité par plusieurs écrans avant de se transformer en recettes au compte de la SCI.

Dans le système suisse, pour détenir le moindre chalet, il faut se déclarer. Nous pourrions faire de même en France et obliger à déclarer le bénéficiaire économique final de la propriété. Ce n'est qu'un petit texte à rédiger, qui ne coûte rien et ne dépend que de nous.

Autant on peut parfois comprendre que la lutte contre les sociétés offshore, dès lors qu'elles véhiculent des sommes importantes qui servent à souscrire nos OAT, puisse être gênante, autant, pour les propriétés immobilières, il n'y a aucun inconvénient à ce qu'elles soient déclarées - sauf à être tous complices de la fraude fiscale et penser qu'il faut protéger telle profession libérale, qui a mis de côté des lingots d'or pendant toute sa vie. Mais ce système ne sert ni au médecin, ni au dentiste, ni à l'avocat de Romorantin ; il sert la grande fraude.

Je pense à une deuxième mesure que nous devrions pouvoir imposer et obtenir de nos partenaires européens. Lorsque, dans les pays qui connaissent la fiducie, existent des voies de recours, il me semble que la possibilité d'exercer ces recours doit être refusée aux personnes mises en examen dans un autre pays européen. Vous êtes pris entre deux impératifs contradictoires, car la Convention européenne des droits de l'Homme impose à la justice de tenir un procès dans un délai raisonnable et, dans le même temps, les recours, nombreux, sont autorisés - ne serait-ce que pour la transmission des informations bancaires.

Je dresse donc un constat de grandes difficultés et d'une coopération internationale insuffisamment institutionnelle, qui n'aboutit que grâce aux relations personnelles et parce que les juges se connaissent entre eux.

Il faut savoir que la France ne collabore pas toujours de façon exemplaire. Nous n'exécutons pas toujours nos commissions rogatoires dans les délais souhaitables ni avec toute la diligence voulue. Je vous renvoie à ce propos à l'étude de Pierre Lascoumes, qui se penche sur les commissions rogatoires sensibles que la France n'a pas exécutées. Ce chercheur au CNRS a une liberté de parole plus grande que la mienne...

J'ai souvent parlé des moyens de la justice. C'est un sujet que vous connaissez sans doute parfaitement.

Le texte sur l'appel des jugements d'assises est en passe d'être voté et le nombre de recrutements prévus est de quarante. Le taux d'appel pour les 3000 affaires d'assises sera sans doute supérieur à celui observé pour les affaires correctionnelles, qui est déjà de 20 % ; lorsque vous encourez dix ans, l'appel est tentant - l'espoir fait vivre. Nous aurons donc à juger près de 2000 nouvelles affaires d'assises par an. Il est certain que nous n'y ferons pas face avec seulement quarante magistrats supplémentaires.

On charge la barque un peu plus chaque jour. Nous ne pourrons pas faire face car, par ailleurs, nous avons déjà un stock d'affaires en instance de jugement devant les assises. Le délai entre le moment où l'instruction est terminée et celui de l'audiencement est d'environ un an : c'est un fait. Une audience en cour d'assises suppose une organisation matérielle très lourde : un président, deux assesseurs, un greffier etc. car il s'agit de crimes graves. Le texte va réduire ce délai, mais on ne nous donne pas les moyens d'écluser le stock.

Le chef d'entreprise qui penserait pouvoir pousser ses chaînes de montage de cette façon, serait déconsidéré dans sa profession. Mais, en ce qui concerne la justice, on prend moins de gants : il suffit de voter des textes...

M. le Président : Je souhaitais, à partir de votre expérience de praticienne, vous interroger sur les difficultés de la coopération internationale au quotidien et que vous nous disiez, en restant sur le territoire européen, si certains pays posent davantage de problèmes que d'autres en matière d'entraide et de collaboration.

Mme Eva JOLY : Le Liechtenstein, clairement, pose un problème. C'est désespérant. Vous envoyez une commission rogatoire. Vous exposez les faits sur cinq ou six pages. Il résulte clairement de cet exposé que les faits sont graves car les sommes en jeu sont élevées, les personnes impliquées nombreuses, certaines placées en détention provisoire. Et vous recevez une lettre, quelque temps après, qui vous demande si, véritablement, vous avez épuisé tous les moyens mis à votre disposition en France pour obtenir ces renseignements. Comme il nous faut traduire les commissions rogatoires du français en allemand et, inversement, la réponse en allemand en français et que cela passe par la Chancellerie, des mois et des mois s'écoulent entre chaque courrier. J'adopte maintenant un ton humoristique, pour leur répondre que si les suspects ont ouvert des comptes au Liechtenstein, c'est évidemment parce que je ne trouve pas trace de ces comptes en France. Faire semblant de ne pas le savoir est d'une malhonnêteté intellectuelle totale.

Je me demande souvent pourquoi nous acceptons qu'un pays qui n'a pas d'industrie, pas de matières premières et pas d'armée, devienne un centre financier aussi important et opaque. Je pense que nous devons nous doter des moyens d'empêcher les transactions en provenance de ce pays et que nous devons dénier toute qualité juridique aux contrats qui organisent un écran entre le bénéficiaire final et le mandataire apparent.

M. le Président : Vous avez tenu des propos sur la fraude fiscale auxquels certains membres de notre assemblée ne seraient pas insensibles.

Il reste que la question ne peut pas se résoudre aussi facilement que vous l'avez dit.

Certains font en effet valoir que si l'on introduit la question fiscale dans des préoccupations de lutte contre la criminalité organisée transfrontalière, on risque de perdre de vue l'essentiel et de pervertir les débats.

Mme Eva JOLY : Je suis frappée par la médiocrité des poursuites fiscales en France. On poursuit le producteur de tomates de Montlhéry parce qu'il s'est trompé en calculant le taux de la TVA, mais on ne mène aucune enquête à partir des patrimoines.

En France, vous pouvez posséder un château, y faire 15 millions de francs de travaux, avoir un revenu connu hors de proportion, ne pas avoir bénéficié d'une succession et ne faire l'objet d'aucun contrôle fiscal ! Je peux vous dire qu'en Norvège, cela ne se passerait pas ainsi !

M. le Président : Vous avez cité le Liechtenstein. Nous avions en effet cru comprendre, par voie de presse interposée, qu'un certain nombre de commissions rogatoires s'y étaient « engluées ». Avez-vous d'autres pays à citer ? Certains évoquent notamment les difficultés avec le Royaume-Uni.

Mme Eva JOLY : Je n'ai pas connu de difficultés particulières avec l'Angleterre. Le problème vient surtout du fait que les droits sont très différents et que si nous formulons nos demandes dans les formes de notre droit, l'Etat requis exécute la demande dans ses formes à lui. En d'autres termes, si vous faites des demandes de saisies d'avoirs, de perquisition ou d'écoutes dans un pays qui ignore ces procédures, cela ne marchera pas.

L'une des difficultés que rencontre l'Europe est cette coexistence de systèmes juridiques très différents. Je travaille essentiellement, depuis six ans, avec le Luxembourg et la Suisse. Cette dernière coopère, notamment parce qu'elle se trouve depuis 1992 dans l'obligation de déclarer l'ayant droit économique des comptes bancaires. Au-delà du délai de recours, les renseignements finissent par arriver.

M. le Président : Sur le plan français, vous venez de parler de la question des moyens. Il y a sans doute aussi des questions liées soit à la procédure proprement dite, soit à la nature des infractions telles qu'elles existent dans notre code pénal.

Sur cet aspect, auriez-vous des suggestions à présenter au législateur ?

Mme Eva JOLY : Depuis le 13 mai 1996, date à laquelle le blanchiment n'a plus été lié au seul trafic de stupéfiants mais a été étendu à n'importe quel délit, les poursuites sont devenues plus aisées, car auparavant il était impossible de prouver que l'intermédiaire savait que les fonds provenaient du trafic de stupéfiants. Il pouvait légitimement croire que ces fonds provenaient d'un hold-up et, dans ce cas, ce n'était pas un délit. Aujourd'hui, il suffit de prouver qu'il y a un délit sous-jacent et que ses produits ont été transformés pour pouvoir obtenir une condamnation.

Ce texte est récent et, à mon avis, nous n'avons pas encore vu son plein effet devant les tribunaux. Dans les dossiers que je traite actuellement, je trouve des blanchiments tout simplement parce que les gens ont justifié faussement l'origine des fonds depuis 1996. Nous devrions donc avoir bientôt quelques condamnations pour blanchiment alors que, jusqu'à présent, nous étions extrêmement pauvres en procédures achevées.

Il est certain qu'il y a une insatisfaction liée à la lenteur et la complexité des procédures ainsi qu'au délai entre le moment où l'instruction commence et celui où les dossiers sont jugés. Nous devons nous appliquer à réduire ce délai, mais cela ne peut se faire qu'en augmentant le nombre d'enquêteurs, de policiers et de juges. Là encore, le discours ne suffit pas. La brigade financière compte quatre-vingt personnes aujourd'hui ; elles étaient cent il n'y a pas si longtemps. Sur les enquêtes très importantes que je co-instruis avec Laurence Vichnievsky et Renaud Van Ruymbeke, nous avons un enquêteur et demi. Les étrangers pensent que nous en avons dix !

Pourtant, sur des affaires plus simples, on a su mettre quinze enquêteurs : c'est le nombre d'enquêteurs de Renaud Van Ruymbeke, pour l'affaire Dickinson.

On peut aussi soulever le problème du recrutement de la police, qui a été réformé. Auparavant, on recrutait dans la catégorie d'inspecteur et, pour une délinquance spécialisée comme l'est la nôtre, c'était appréciable. Actuellement, on recrute au niveau de gardien de la paix - donc à un niveau inférieur - et, par ailleurs, le travail étant pénible en raison du nombre élevé d'heures à fournir, les policiers préfèrent partir. Les équilibres sont devenus très fragiles.

M. Gilbert LE BRIS : Dans le cadre du périmètre de notre Mission, nous essayons de classer et qualifier les différents pays. Le GAFI le fera également selon plusieurs critères. A l'heure actuelle, quand on parle de « paradis du blanchiment », on se rend compte qu'il en existe plusieurs types : certains, « de style classique », comme des Iles Caïman ; d'autres, « exhibitionnistes », qui vous invitent à venir chez eux, comme les Seychelles ou les Bahamas ; d'autres encore, « honteux », comme le Liechtenstein, le Luxembourg ou la Suisse.

Dans quelle catégorie mettriez-vous la France et la Grande-Bretagne ?

Mme Eva JOLY : Je pense que la France est un pays agréable pour blanchir quelques dizaines de millions de francs et assurer une vie confortable sans trop de soucis. Je pense même que la probabilité d'être pris avec des investissements plus importants est faible. L'économie française connaît aussi l'existence des offshore qui permet discrètement de prendre possession de la société convoitée ; l'usage des offshore n'est pas réservé qu'aux délinquants.

Nous devons faire progresser la transparence. Une des premières choses à faire est de faire en sorte que le revenu et le montant des impôts payés soient connus et que ne pas payer d'impôts soit un opprobre.

M. François LONCLE : Lorsque vous parlez d'un pays agréable pour le blanchiment, pourriez-vous évoquer les casinos, la Côte d'Azur ou d'autres pratiques ?

Mme Eva JOLY : J'ai déjà évoqué le système, qui me semble être une forme de « blanchiment légal », qui autorise à acheter ou détenir ce que vous voulez au travers d'une SCI qui possède les fonds nécessaires par le biais de prêts d'une anstalt ou une fiducie ; à être le locataire en titre ou l'occupant à titre gracieux ; à faire payer les impôts que l'Etat prélève par une représentation fiscale - il suffit pour cela d'être un contribuable français ; à accepter de payer une taxe de 3 % sur ce bien - par l'intermédiaire d'une personne qui peut dire qu'elle ne sait pas pour qui elle paie, étant elle-même payée par l'anstalt. Mais, à mon sens, si l'on va voir qui habite la maison, on trouve le propriétaire...

Ce système est toléré en France, car ce qui paraît primordial à l'Etat est de prélever l'impôt. Je ne vois pourtant pas ce qui s'oppose, dans la mesure où la France est un pays désirable et qu'il n'y a pas pénurie de personnes qui souhaitent vivre sur la Côte d'Azur, à ce que nous connaissions leur identité. Nous devons pouvoir exiger de connaître leur identité et ne pas nous contenter de la représentation fiscale.

M. François LONCLE : Vous avez évoqué, en matière de transparence, des notions morales.

Mme Eva JOLY : Je ne sais pas si c'étaient des notions morales.

M. François LONCLE : A propos des salaires, de l'impôt, vous avez fait valoir une morale basée sur je ne sais quel critère géographique...

Mme Eva JOLY : Ce n'est pas un critère géographique. C'est constitutionnel, monsieur le député ! Dans le préambule de la Constitution, il est dit que les citoyens sont égaux devant les charges de la Nation. Le fait de devoir contribuer chacun selon nos revenus à payer les impôts est constitutionnel, ce n'est pas moral. Peut-être ce préambule était-il révolutionnaire...

M. François LONCLE : Il n'empêche que je l'ai compris comme un point de vue moral.

Mme Eva JOLY : Oui, parce que c'est ce qu'on se plaît à dire en ce qui me concerne. Mais ce n'est pas un problème moral, c'est un problème de citoyenneté.

M. François LONCLE : Je n'ai rien contre la morale mais, dans la bouche d'un juge, on peut s'interroger sur ses motivations. On peut penser que la morale s'applique aux juges et se demander, par exemple, s'il est moral que certains d'entre eux soient aussi fascinés par les médias et leur accordent autant d'intérêt ? Cela aussi fait partie d'une morale. A chacun d'apprécier.

M. Philippe AUBERGER : Ce que vous avez dit est très juste et mal connu : il est effectivement très difficile de faire la distinction entre l'argent d'origine douteuse qui circule dans un centre offshore et l'argent qui peut s'y trouver pour des raisons compréhensibles. Lorsqu'une entreprise prépare une OPA ou une OPE sur un concurrent - ce qui est parfaitement normal et même parfois souhaitable pour réveiller l'entreprise attaquée - elle est obligée d'acheter des paquets d'actions à l'extérieur. Pour que cela soit discret, elle est obligée d'utiliser des centres offshore pour pouvoir, selon l'expression consacrée, « ramasser » lesdites actions - dans la limite de 5 % du capital car, au-delà, l'entreprise doit se déclarer à la COB. Ce n'est nullement répréhensible.

Il peut exister ainsi certaines circonstances où l'on est amené à utiliser les centres offshore et à organiser des opérations qui ont toute l'apparence d'opérations frauduleuses, mais qui sont absolument nécessaires au climat des affaires.

L'une des grandes difficultés du blanchiment de l'argent est d'arriver à faire la séparation entre le bon grain et l'ivraie. L'ivraie est souvent beaucoup plus abondante, mais on ne peut pas briser totalement le bon grain sous prétexte qu'il y a l'ivraie.

Vous avez dit qu'un certain nombre de commissions rogatoires n'étaient pas correctement exécutées en France. Si nous voulons donner des leçons à l'étranger et obtenir une bonne coopération des autres pays, nous devons être irréprochables à ce sujet. Pourquoi ne le sommes-nous pas ? Est-ce faute de moyens ou parce que nous ne souhaitons pas faire toute la lumière et que nous jouons l'enlisement ?

Mme Eva JOLY : La réponse se trouve dans le livre de Pierre Lascoumes, p. 238...

M. le Président : Quand nous sommes allés à l'étranger, M. Auberger, nous avons systématiquement demandé à nos interlocuteurs, s'ils avaient des griefs à l'égard de la France. Nous avons eu parfois des compliments sur des affaires délicates - notamment en Belgique, pour des affaires dont on se souvient - mais les griefs portaient toujours sur le temps. Ils nous renvoyaient à des questions de moyens.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous remercier pour la franchise de vos propos. Nous avons besoin de réfléchir à la manière dont nous pouvons faire évoluer certaines situations, mais nous ne pouvons le faire qu'à la condition d'avoir une vision aussi précise que possible de ce qui se passe sur le terrain.

Le rapport sur le Liechtenstein est une des premières étapes de ce que la Mission a décidé de proclamer devant l'opinion publique européenne, à savoir qu'il existe des territoires qui refusent délibérément la coopération judiciaire internationale. Ils ont une stratégie de développement économique et financier. Notre travail ne va pas sans difficultés -  le président de la commission des affaires étrangères est là pour y veiller - car nous avons, à chaque fois, des réactions diplomatiques difficiles. Ce fut le cas au Liechtenstein, un peu à Monaco et également au Luxembourg.

Si nous avons décidé de porter le combat sur le terrain politique pour ne pas laisser les magistrats porter seuls cette exigence qui appartient à la société tout entière, c'est pour obtenir des résultats politiques. C'est à cette aune que nous jugerons nous-mêmes de l'utilité de ce travail.

Le Liechtenstein, qui a envoyé ses plus hauts dignitaires protester auprès de nos ambassadeurs, a fait un certain nombre d'offres. Sur ce petit Etat, aucun pays européen n'a une quelconque prise, pas plus les Autrichiens que les Suisses, pas plus les Italiens que les Anglais, pas plus les Allemands que nous. Chaque Etat a utilisé les moyens qui étaient les siens pour essayer de faire avancer les choses. Nous avons utilisé la méthode parlementaire, les Allemands ont employé celle des services secrets et se sont fait traiter de « nazis » par le prince ; les Anglais ont choisi la méthode de la diplomatie secrète et les Suisses celle de la diplomatie ouverte.

Le Liechtenstein a fait des propositions de modification de mise en _uvre de la Convention de 1959, qu'il a signée mais pas ratifiée. Je voulais donc vous encourager, Madame, à continuer de critiquer le Liechtenstein, car peut-être aurons-nous avec vous raison de ses réticences. Et, entre autres éléments favorables, voici que le Liechtenstein répond à nos lettres ! Je tenais donc à vous remettre une lettre que nous avons reçue à la suite d'une des sollicitations que nous avons engagées sur place. Lorsque le Président Peillon et moi-même nous y sommes rendus, nous avons remis aux autorités quatre commissions rogatoires que la Chancellerie nous avait transmises - dont une concernait l'un de vos dossiers - comme bloquées depuis plusieurs années.

Je voulais vous remettre ce document, car je crois que vous y trouverez des éléments assez intéressants qui pourront vous amener à poursuivre nos investigations. Autant le Gouvernement français a montré sa fermeté, autant le Parlement son désir d'avancer, autant je dis à tous ces juges qui viennent nous expliquer qu'ils n'envoient plus de commissions rogatoires pour ne pas mettre en cause le respect de la Convention européenne des droits de l'Homme et le respect du délai raisonnable : il faut que l'autorité judiciaire, lorsqu'elle a des comptes à demander au Liechtenstein, le fasse. Je vous remets donc, très officiellement, ce document, traduit par nos soins, de manière à ce que vous puissiez constater les premiers résultats politiques de ce débat avec le Liechtenstein et que vous preniez le relais à votre manière.

Le Luxembourg est dans une situation politique bien différente puisqu'il est membre de l'Union européenne. Nous avons eu quelque motif d'irritation avec le ministre de la justice sur la question des voies de recours et l'exécution des commissions rogatoires.

Je voudrais que vous nous fassiez part de vos observations, car le Luxembourg tient un discours très habile : il répond à toutes les questions, ses statistiques sont irréprochables et il ne comprend pas pourquoi les juges européens sont exaspérés par son absence - ou sa prétendue absence - de coopération. Quelle est donc votre expérience de ce pays ? Je formulerai la même question en ce qui concerne la Suisse, notamment les cantons de Suisse alémanique - car la justice est cantonale en Suisse et nous savons qu'à Genève et Lausanne, la situation s'est fortement améliorée.

Mme Eva JOLY : Dans les dossiers que j'instruis, beaucoup de transactions s'opèrent par le Luxembourg, où j'ai la chance de connaître une collègue qui a piloté ces procédures avec beaucoup de bienveillance. Je ne me suis donc pas heurtée au système frontalement, si je puis dire. Les recours existent, retardent les procédures mais parfois, après des négociations, des transactions, en attendant un peu, nous arrivons à avoir quelque chose.

Mais il est vrai que le système marche approximativement, uniquement par les relais personnels : parce que c'est Untel, parce que c'est Perraudin, parce que c'est moi. Ce n'est pas institutionnel et donc pas satisfaisant.

Nous ne devons pas accepter qu'entre pays de niveau démocratique égal, il y ait des recours purement dilatoires, empêchant de réunir les éléments de preuves lorsque les personnes sont mises en examen. Il me semble que c'est une modification législative que nous devrions parvenir à négocier avec nos partenaires et qui devrait faire partie d'une convention européenne. C'est simple : lorsque vous êtes mis en examen en France, vous ne devriez pas avoir la possibilité de disposer des recours au Luxembourg ; ceux-ci vont retarder la procédure de plusieurs années au terme desquelles, lorsque les pièces sont enfin transmises, vous allez vous apercevoir que leur contenu n'est pas satisfaisant parce que les fonds proviennent en réalité de Monaco ou de Gibraltar, où qu'il vous faut adresser une nouvelle commission rogatoire. Pendant ce temps, la vie continue. Le procès perd tout son sens lorsqu'il est tenu dix années après, parce que nous ne jugeons plus la même personne et que le monde a changé.

Lorsqu'une personne mise en examen, ayant retardé de sa propre volonté la réunion des éléments, peut exercer par la suite un recours parce que le procès n'a pas eu lieu dans un délai raisonnable, cela me paraît contre-productif. L'Italie vient d'être condamnée dans l'affaire Gelli du Banco Ambrosiano parce que le délai n'était pas raisonnable : il y avait quarante mises en examens et cela avait duré six ans après la dernière fuite de M. Gelli...

M. le Rapporteur : La question des voies de recours est une question qui fâche. La Suisse, juste avant le départ de Mme Carla del Ponte mais sous son inspiration, a réussi à supprimer l'une des voies de recours sur les commissions rogatoires.

Le Luxembourg n'est pas du tout décidé à le faire. C'est là un des points de conflit assez net entre ce pays et nous. On décèle sous la pression de l'Association des banques luxembourgeoises, qui a son propre système de lobbying politique dans cet Etat qui a construit sa prospérité sur l'économie et les services financiers.

Nous voudrions vous entendre sur la Suisse - si vous avez une expérience concrète des cantons alémaniques - mais aussi sur Monaco et Andorre où nous avons, comme Français, une responsabilité particulière.

Mme Eva JOLY : En Suisse, il existe une disposition qui est très utilisée par les juges français : lorsque l'enquête commence à Genève, c'est Genève qui a compétence sur tous les cantons. Je n'ai donc pas eu de problèmes avec les cantons alémaniques puisque, par une grande coïncidence sans doute, les premiers comptes trouvés dans mes dossiers étaient genevois.

M. François LONCLE : Après l'intervention du Rapporteur, je voudrais préciser, Monsieur le président, qu'en tant que Président de la Commission des affaires étrangères, je suis naturellement du côté de la Mission d'information sur le sujet qui nous occupe totalement et pas du côté de la diplomatie française. Je serais heureux de faciliter certaines de vos démarches si des réticences vous semblaient apparaître pour la fin de ces travaux, absolument nécessaires.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup, Monsieur le président.

Je vous remercie également, Madame, d'avoir répondu à notre invitation et pour les propos que vous avez pu tenir. Ce combat en est à son début. Il s'appuie au départ essentiellement sur les juges mais je crois qu'aujourd'hui se dessine un vrai mouvement. Il faut faire en sorte de passer le plus rapidement possible des discours aux actes.

Audition de M. Marc CIMAMONTI,
Procureur de la République adjoint
au Tribunal de grande instance de Marseille

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 mai 2000)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Après un an de travaux de la Mission, nous tenions à revenir vers les praticiens français.

Je vous laisse immédiatement la parole.

M. Marc CIMAMONTI : Le magistrat de province que je suis a une vision différente de celles de ses collègues de Paris. Il n'a pas d'affaires provenant du secteur bancaire ou boursier. Les affaires les plus importantes concernent l'utilisation des fonds publics et aussi l'utilisation des fonds européens - en croissance perceptible.

Je suis affecté au pôle économique et financier de Marseille, dont j'ai la responsabilité directe. Au cours des années récentes, une évolution positive s'est fait jour à travers la constitution de ces pôles. Cela s'est traduit, en pratique, essentiellement par l'affectation d'assistants de justice ou d'assistants spécialisés. C'est cela qui constitue aujourd'hui la nouveauté. Ces pôles économiques et financiers sont l'embryon d'une culture du qualitatif au sein de l'institution judiciaire, c'est-à-dire la priorité donnée aux procédures les plus importantes ; cela n'a pas toujours été le cas.

Pour les magistrats du Parquet, la constitution de ces pôles correspond aussi à la reconnaissance d'une véritable indépendance dans l'exercice de leurs fonctions. Je suis certes soumis à une hiérarchie - puisque je dépends d'un procureur de la République et d'un procureur général - mais, au quotidien, j'exerce mes fonctions en pleine indépendance. Je tenais à le souligner devant votre Mission.

Néanmoins, je crois que non seulement nous ne sommes pas au milieu du gué, mais que nous n'avons même pas mis le pied dans la rivière en ce qui concerne ces pôles économiques et financiers. Le discours sur l'insuffisance des moyens est un discours récurrent, mais je pense qu'effectivement le problème est bien de cet ordre. Il faut être conscient que l'institution judiciaire dans son ensemble n'a pas aujourd'hui les moyens d'assurer son rôle et de remplir les missions, de plus en plus nombreuses et de plus en plus lourdes, qui lui sont confiées. Comment cela se traduit-il ? Si l'on accorde des moyens aux parquets financiers et à l'instruction financière, mais que, pour faire juger un dossier, il faut attendre dix-huit mois à deux ans parce que le tribunal correctionnel est encombré, tous les efforts accomplis sont pratiquement réduits à néant.

Il faut avoir conscience que la constitution des pôles économiques et financiers en province se traduit par des redéploiements internes. Nous n'avons pas eu la création d'un seul poste de parquetier ou de magistrat dans les pôles de province. Pour être en mesure d'exercer nos missions, il nous faut des magistrats du parquet supplémentaires, des juges d'instruction supplémentaires et des créations de postes budgétaires.

S'agissant du pôle de Marseille, je tiens également à insister sur un problème d'ordre juridique. Aujourd'hui, nous ne sommes pas pleinement opérationnels parce que nous n'avons compétence que dans les Bouches-du-Rhône. Nous attendons toujours le décret nous donnant compétence sur l'ensemble du ressort de la cour d'appel d'Aix - c'est-à-dire jusque dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Var et les Alpes-Maritimes.

Quand je dis que nous sommes au milieu du gué, c'est non seulement en référence au problème des effectifs, mais aussi au problème des moyens techniques et informatiques. En province, Internet, on ne connaît pas ; Intranet, c'est de la fiction... L'instruction assistée par ordinateur, la gestion électronique des documents... tout cela, nous ne connaissons pas. Quand je vois des photos montrant un juge brandir un crayon à papier, je me dis qu'effectivement on nous demande de traiter la délinquance économique et financière avec des crayons à papier. C'est une image qui reflète le sentiment que nous éprouvons parfois.

Le principal problème est celui des moyens indirects, c'est celui de la police judiciaire. Nous ne pouvons pas en faire l'économie. Dans le ressort de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, notre seul interlocuteur valable en matière économique et financière est la division économique et financière du SRPJ de Marseille : c'est-à-dire, en tout et pour tout, soixante officiers de police judiciaire (OPJ) pour couvrir les nombreux départements cités précédemment. Cela signifie qu'il nous est très difficile d'obtenir leur concours dans des conditions acceptables de célérité et d'exhaustivité des investigations à accomplir. C'est là une des conséquences du fait que les missions de la police nationale sont - et c'est aussi légitime - de plus en plus centrées sur les exigences de la police de proximité.

En pratique, cela veut dire que quand vous confiez une procédure d'enquête à un officier SRPJ, avant d'enclencher effectivement les investigations, des mois - voire une année - peuvent s'écouler. C'est une situation qui n'est pas acceptable.

Dès lors, les services de police judiciaire sont purement et simplement réactifs. Tout d'abord, nous faisons le tri de ce que nous leur envoyons, en nous posant chaque fois le problème des priorités. Cela se traduit surtout par le fait qu'ils sont dans l'incapacité de faire des enquêtes d'initiative : ils agissent sur plainte ou dénonciation mais n'ont pas les moyens, par exemple, de faire des recoupements entre délinquance financière et criminalité organisée et de s'intéresser aux agissements financiers de personnes que l'on décrit comme les tenants de celle-ci. Traiter cette question de la police judiciaire me paraît absolument impératif.

L'introduction des assistants de justice et des assistants spécialisés fait évoluer le travail du magistrat. Le magistrat n'est plus celui qui se borne à faire des envois pour enquête aux services de police ; il doit être désormais un chef d'équipe, ce qui lui permet de se recentrer sur les affaires et les contentieux les plus importants.

Là encore, nous sommes à la croisée des chemins. Les assistants spécialisés sont des fonctionnaires de catégorie A qui avaient, dans le cadre de leur administration d'origine, des pouvoirs importants : ce sont des inspecteurs des impôts ou des inspecteurs des douanes qui pouvaient entendre les personnes, procéder à des vérifications, parfois effectuer des visites domiciliaires. Aujourd'hui, devenus assistants spécialisés, ils sont absolument dépourvus de tout pouvoir : par exemple, demander proprio motu la communication d'un document à une autre administration leur est impossible.

Il est donc impératif de revoir leur statut, afin de leur donner des pouvoirs de police judiciaire - même limités : le droit de communication avec une administration, la possibilité de procéder à des auditions ou à des réquisitions à un organisme bancaire sous le contrôle d'un magistrat. Si nous ne leur donnons pas de tels pouvoirs, ces collaborateurs de qualité ne resteront pas et chercheront à réintégrer leur administration d'origine au plus vite.

Il nous faut aussi tenter de peser sur nos sources d'information. Aujourd'hui, nous sommes saisis de manière erratique alors que le parquet a vocation à être un carrefour d'informations. Outre les informations transmises par la police judiciaire, il y a aussi les services de contrôle de légalité, les directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF), les chambres régionales des comptes, les services fiscaux et les services des douanes. Nous avons la possibilité, au moins formelle, de peser sur les programmes de contrôle et de signaler, par exemple, à telle chambre régionale des comptes, qu'il serait intéressant de se pencher sur tel secteur, telle entreprise ou telle association destinataire de fonds publics.

Votre Mission ne peut se désintéresser de l'amont de l'institution judiciaire. J'en donnerai deux exemples concernant le contrôle de légalité car, en province, les marchés publics constituent la majeure partie des affaires les plus importantes que nous avons à traiter.

Le bureau de contrôle de légalité de la préfecture des Bouches-du-Rhône compte cinq fonctionnaires pour près de 5 000 marchés publics à analyser et à décrypter très précisément. Ils n'en ont pas les moyens. Sans doute serait-il nécessaire d'étudier comment des conseillers de chambre régionale des comptes ou de tribunal administratif pourraient être détachés ou mis à disposition de ces services pour les épauler.

Il en est de même des chambres régionales des comptes. Au regard des missions qui leur sont confiées, il faut se poser la question de ce qu'elles font. On s'aperçoit qu'elles ont à contrôler des entités qui, finalement, n'offrent que peu d'intérêt du point de vue de l'utilisation des fonds publics - je pense aux associations syndicales et à diverses associations qui représentent près d'un tiers des comptes qu'elles ont à contrôler annuellement. Il faut donc aussi se poser la question de l'utilisation de ces corps de contrôle. L'améliorer aura des conséquences sur les saisines des parquets.

Enfin, on ne peut éluder la question de l'article 40 du code de procédure pénale (CPP). Son usage est extrêmement variable selon les époques et les administrations.

Je vais vous donner un exemple que j'ai vécu dans le cadre de mes fonctions, qui remonte à la première partie des années quatre-vingt-dix : un fonctionnaire territorial avait fait l'objet d'une procédure de redressement fiscal car il était apparu, dans le cadre des investigations, qu'il percevait des rémunérations occultes liées à l'exercice de ses fonctions. Or nul n'avait saisi le parquet sur le fondement de l'article 40 du C.P.P. Nous nous en sommes aperçus le jour où, lors d'une perquisition chez l'intéressé, nous avons trouvé les pièces afférentes à ce redressement fiscal. Cela pose problème : pendant plusieurs mois - voire plusieurs années - la dérive a continué et ces rémunérations occultes se sont poursuivies.

Je ne sais s'il faut sanctionner l'irrespect des obligations prévues à l'article 40 du C.P.P. Il est vrai que le juriste se demande à quoi correspond une obligation sans sanction. Je ne suis pas certain, néanmoins, qu'il faille une sanction pénale à l'article 40 du C.P.P. : il faut plutôt donner les moyens et la disponibilité nécessaire au parquet pour qu'il puisse rencontrer ses partenaires très régulièrement. A Marseille par exemple, tous les six mois, se tient une réunion avec les services de contrôle de légalité au cours de laquelle nous examinons leurs attentes et l'éventuelle qualification pénale de certains dossiers. En d'autres termes, il nous appartient de créer la « culture » de l'article 40 du C.P.P. Mais je dois reconnaître que la situation a évolué et que, depuis quelques années, il y a davantage de dénonciations et de signalements sur son fondement. Il faut donc continuer dans ce sens et même aller bien au-delà.

Je voudrais aussi vous parler des affaires plus spécifiquement liées au blanchiment.

Le magistrat de province ne peut qu'être perplexe devant le fossé qui sépare, d'une part, le constat, établi internationalement par le GAFI et d'autres instances spécialisées, des sommes faramineuses qui circulent et les déclarations sur le fait qu'il faut lutter contre ce fléau, et, d'autre part, les mesures qui sont effectivement prises pour y répondre.

Je le dis comme je le pense : le dispositif de déclaration de soupçon auprès de TRACFIN est totalement lacunaire. Il ne concerne aujourd'hui, sous réserve des modifications susceptibles d'intervenir dans le cadre du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, que les établissements bancaires et financiers ainsi que les notaires et les professionnels de l'immobilier (pour les opérations portant sur des biens immobiliers). Au parquet de Marseille, nous avons eu treize saisines de TRACFIN sur la base de déclarations de soupçon depuis 1994. Je pense qu'il faut aller au-delà et appréhender dans le cadre de la déclaration de soupçon l'ensemble des professionnels qui interviennent dans des opérations qui entraînent des mouvements de capitaux.

Prenons pour exemple la vente d'un bien immobilier. Dans ce cas, le notaire peut adresser une déclaration de soupçon. Mais dans le cas d'une cession de parts de SCI, il n'y a pas de déclaration. Pourquoi ? Quelle logique à cette différence de traitement ? Aucune.

Il faut étendre le périmètre de la déclaration de soupçon. Le projet de modification de la directive européenne nous invite à étendre ce dispositif aux experts-comptables et aux avocats. Le sentiment du professionnel que je suis, est que c'est absolument nécessaire : ce n'est pas jeter la pierre à une profession, ce n'est pas prétendre que les avocats font du blanchiment, c'est établir un dispositif préventif car il est vrai que, comme dans toute profession, chez les magistrats, chez les policiers comme chez les avocats, il y a des gens qui franchissent la ligne rouge.

Quant à l'argument tiré du secret professionnel, j'estime qu'il n'est pas recevable. Qu'est-ce que le secret bancaire si ce n'est un secret professionnel ? On a, depuis 1990, établi une limite au secret professionnel bancaire à travers la déclaration de soupçon. Pourquoi ne pourrait-on pas faire de même vis-à-vis de ces professionnels qui interviennent directement dans des opérations impliquant des mouvements de capitaux, que sont les experts-comptables et les avocats ?

Qu'est-ce que la pratique du blanchiment dans une juridiction de province ? Nous connaissons ce que l'on appelle le blanchiment de proximité, c'est-à-dire une affaire de trafic de stupéfiants dont nous allons identifier la circulation d'une partie des produits financiers. C'est certes du blanchiment, mais nous ne sommes pas très loin du recel. Pour moi, ce n'est pas véritablement du blanchiment.

Les treize procédures auxquelles j'ai fait référence précédemment - c'est-à-dire les saisines du Parquet de Marseille par TRACFIN - portent sur des faits extrêmement rudimentaires. Nous n'en sommes pas au stade de l'empilage ou de l'intégration ; c'est du placement des fonds, ce sont des flux suspects en espèces, à l'entrée ou à la sortie. Ces procédures débouchent généralement sur des non-lieux ou sur des classements sans suite. Les délits de blanchiment tels qu'ils existent aujourd'hui ne valent donc que comme technique d'enquête, comme technique d'investigation. En termes de dispositif pénal, c'est inopérant.

Nous n'avons pas véritablement de poursuite ou de condamnation parce que notre système probatoire n'est pas adapté. Il faut savoir se donner les moyens et probablement en arriver à des dispositifs, non pas d'allégement, mais de renversement de la charge de la preuve au stade du placement des fonds - première étape du blanchiment. Il faut que la personne se voit impartir l'obligation de prouver le caractère licite de l'origine des fonds qu'elle détient. Sinon, le dispositif restera une technique d'enquête et d'investigation.

J'ajouterai enfin que ce qui me paraît poser problème, c'est l'absence de rapidité de la justice financière. La justice est trop lente. A cet égard, je ferai trois séries d'observations.

Premièrement, il est vrai qu'il y a une très forte instabilité législative en matière de procédure pénale. L'idéal serait que l'on ne change pas trop souvent la donne judiciaire en matière pénale, comme c'est le cas depuis une vingtaine d'années. A tout le moins, pourquoi ne pas prévoir en matière pénale un dispositif qui existe en matière civile - je pense à la saisine pour avis de la Cour de cassation ? Cela nous permettra, face à une innovation législative en matière de garde à vue, par exemple, de dire le droit très rapidement. Aujourd'hui, c'est impossible.

Deuxièmement, du point de vue de la procédure et de l'égalité des armes entre la défense et l'accusation, j'ai tendance à penser en tant que praticien que la procédure est aujourd'hui équilibrée. Je me demande même si elle n'est pas, dans une certaine mesure, déséquilibrée sur certains points au détriment des intérêts de la société et du ministère public. En voici un exemple que j'ai vécu de près. Un mis en examen, ou son avocat, détecte un moyen de nullité concernant sa garde à vue. L'information va durer trois ou quatre ans. L'avocat attend la fin de l'information pour soulever ce moyen de nullité parce que, en fait, il cherche à faire annuler toute la procédure et ainsi à faire bénéficier son client de la prescription. Il faudrait donc, de lege ferenda, prévoir un délai à partir de la mise en examen ou du dernier interrogatoire - par exemple, trois mois - pour soulever le moyen de nullité ; ce délai expiré, la nullité serait couverte. Ce serait sain et permettrait d'éviter la dérive temporelle des procédures - des procédures financières, notamment, car dans ces dossiers la défense s'appuie sur des bataillons d'avocats spécialisés et nous avons parfois le sentiment que les armes sont inégales à notre détriment.

Ma troisième et dernière observation porte sur le projet de loi « présomption d'innocence ». Il semble que des délais butoirs seront prévus pour les enquêtes. On ne peut que s'en féliciter, dans une approche idéale.

Mais je vous disais précédemment qu'il faut trois à six mois, voire un an, pour enclencher l'investigation. Si l'on prévoit un délai de six ou huit mois, il sera impossible à tenir. De plus, il faut bien voir par quoi cela va se traduire : au bout de huit mois, il faudra rendre compte au président du TGI, soumettre un mémoire pour justifier la nécessité de prolonger les investigations, organiser l'audiencement et avoir un véritable débat avec la personne gardée à vue. Il faudrait d'ailleurs prévoir un mécanisme de recours, parce que c'est une décision grave que d'interrompre une enquête sur décision du tribunal de grande instance.

Ce dispositif est donc satisfaisant dans la perspective d'une justice idéale qui a tous les moyens, directs et indirects. Mais ce n'est pas le cas. Alors, le temps que nous devrons consacrer à ce type de débat le sera au détriment de la conduite des investigations. Je crains que cette disposition ne fasse qu'accroître en pratique l'inégalité des justiciables devant la justice et que plus les affaires seront complexes, moins elles auront de chances d'aboutir.

Je voudrais évoquer d'autres points en matière de corruption ou de délais de prescription.

En matière de corruption, il faut en arriver à un toilettage des textes. Il faut désormais faire litière de la recherche d'une sollicitation antérieure à l'avantage. Tout avantage indu perçu par un décideur public à l'occasion de l'exercice de ses fonctions doit être constitutif de corruption. Cela nous évitera d'avoir recours à des infractions qui ne sont pas faites pour cela comme l'abus ou le recel d'abus de biens sociaux.

En ce qui concerne le régime de prescription de l'action publique, l'absence de certitude est fort dommageable. Toute une jurisprudence apparaît qui affirme que la prescription ne court pas tant que l'infraction est occulte. Je pense qu'il vaut mieux que les choses soient claires et prévoir en matière de délinquance financière - cela existe dans d'autres domaines - un délai objectif de six ou dix ans. Avec un délai de dix ans, on embrassera tous les comportements délictueux qui le méritent. Au moins, il n'y aurait plus cette incertitude.

En matière de coopération judiciaire internationale, je souhaite mentionner un problème pratique auquel nous sommes régulièrement confrontés : celui du financement des déplacements à l'étranger. C'est d'une lourdeur décourageante ! Il peut parfois s'avérer intéressant de monter une réunion de travail à propos d'une affaire de douanes, par exemple, sur laquelle travaillent aussi nos homologues italiens et espagnols - le cas échéant, sous l'égide des instances européennes avec l'OLAF. Il faut alors rédiger un rapport, recevoir l'onction de la Chancellerie et l'autorisation du contrôleur financier. Celle-ci vous arrive deux jours avant le départ, vous enjoignant d'aller à la succursale de la Banque de France chercher vos devises. Vous m'accorderez que ce n'est pas très confortable.

A l'évidence, cela ne bloque pas le système, mais cela fragilise les fonctions de ceux qui sont quotidiennement confrontés à ces difficultés. Pourquoi ne pas prévoir un dispositif reposant sur une décision des chefs de juridiction - le procureur pour le parquet, le président du TGI pour le siège - accompagné de contrôles extrêmement réguliers ? Il faut une certaine souplesse : il ne s'agit pas d'aller faire du tourisme, mais simplement de pouvoir se rencontrer, confronter des points de vue et mieux traiter les procédures.

Un dernier mot. Paris est très différent de la province. Paris, c'est TRACFIN, l'OCRGDF, des colloques, des réunions, toute une information qui passe par des canaux informels. En province, nous sommes très loin. Nous avons l'impression d'avoir le nez dans nos procédures et nous avons du mal à les replacer dans un contexte d'ensemble. Pour nous, l'élaboration de documentations spécialisées est fondamentale : quand nous recevons les rapports de la Mission interministérielle d'enquête sur les marchés publics, les rapports du Service central de prévention de la corruption, les notes de la sous-direction des affaires économiques et financières de la Chancellerie, cela nous aide. Cela doit continuer, car, ce n'est qu'ainsi que nous serons plus compétents et que nous créerons des références qui pourront nous aider sur d'autres dossiers.

M. le Président : L'état des lieux assez maussade que vous avez dressé est contrebalancé par votre passion, qui montre bien l'engagement des procureurs comme des juges dans cette lutte contre le blanchiment et que, même si les moyens sont souvent insuffisants, il existe des fonctionnaires profondément motivés.

Je voudrais vous rassurer sur deux points.

Le premier concerne la position de notre Mission. Nous pensons qu'effectivement il serait souhaitable, en dehors d'une nécessaire réforme de TRACFIN, parce que TRACFIN fonctionne de façon encore trop cloisonnée, d'élargir le mécanisme de la déclaration de soupçon aux professions que vous avez évoquées, c'est-à-dire aux experts-comptables et aux avocats.

Le deuxième point porte sur le sujet important du renversement de la charge de la preuve comme moyen d'éviter le classement des dossiers. Nous avons fait adopter un amendement dans le cadre de la première lecture du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, qui permet d'élargir le mécanisme mis en place en 1996 en matière de proxénétisme et de stupéfiants, à toutes les formes d'incrimination - sous réserve que les personnes concernées soient liées par une association de malfaiteurs.

Vous dites que vous avez été saisis treize fois par TRACFIN. Pourriez-vous nous détailler le type d'affaires et la façon dont vous avez pu travailler à partir de ces saisines ? Quelle était d'ailleurs la nature, y compris juridique, de cette saisine ?

M. Marc CIMAMONTI : La plupart des affaires concernent des mouvements en espèces - soit des dépôts en espèces qui arrivent sur des comptes de manière répétée et régulière, soit, à l'inverse, des sommes qui arrivent par chèques de manière répétée, suivies de décaissements d'espèces extrêmement rapides. Cela peut traduire un recours à des sociétés taxi ou à des fausses factures. Ce sont des dispositifs extrêmement frustes.

Au parquet, cela se traduit par des enquêtes préliminaires le plus souvent confiées à la division économique et financière du SRPJ de Marseille. Le problème est que lorsque les personnes sont invitées à s'expliquer sur ces dépôts en espèces, elles répondent qu'elles ont gagné ces sommes au jeu, aux cartes ou au casino ; on n'arrive pas à prouver l'infraction d'origine et on se retrouve avec des classements sans suite.

Par ailleurs, certains dossiers dont nous avons été saisis par TRACFIN se sont très vite révélés concerner non pas du blanchiment, mais de l'abus de biens sociaux. Dans ces cas, les informations sont toujours en cours.

Autre exemple de procédure qui s'est traduite par une enquête préliminaire inaboutie. Il s'agissait d'espèces changées en devises qui partaient ensuite aux Etats-Unis. Le parquet a tenté de faire entendre les intéressés par le biais du consul, puisque des Français installés aux Etats-Unis étaient impliqués. La demande est revenue avec un refus de la part des autorités consulaires locales de procéder à ce type d'investigation.

Cela montre que l'entraide judiciaire répressive internationale, en l'occurrence avec les Etats-Unis par le biais de l'autorité consulaire, n'a pas donné les résultats que nous escomptions.

Il faut garder en permanence à l'esprit que nous privilégions les enquêtes préliminaires, parce que l'instruction est une denrée rare. C'est une constante dans les juridictions de province. Bien souvent, les juges d'instruction n'ont pas la formation ou les capacités matérielles de traiter les procédures ; nous ouvrons donc très peu d'instructions.

M. Gilbert LE BRIS : Je poserai trois questions liées à la région de France où vous êtes en poste.

Je souhaiterais avoir confirmation de votre part que les circuits du blanchiment y pénètrent fréquemment le secteur immobilier. Le phénomène s'amplifie-t-il ? Prend-il une dimension particulière ?

Deuxièmement, la proximité géographique de Monaco, avec ses caractéristiques et ses spécificités, représente-t-elle un problème ? Avez-vous actuellement à travailler avec les autorités monégasques et dans quelles conditions ?

Troisièmement, je crois comprendre vous êtes favorable à un espace judiciaire européen. Etes-vous également favorable à un parquet européen, situation dans laquelle le juge chargé du dossier serait amené à se déplacer pour mener d'un bout à l'autre l'enquête dans tous les Etats européens ?

Dernière question. Vous avez mentionné l'insuffisance des moyens humains et informatiques disponibles pour lutter contre la cybercriminalité. N'y aurait-il pas des allégements à faire dans les procédures elles-mêmes ?

M. Marc CIMAMONTI : Je ne peux répondre à vos deux premières questions portant sur le blanchiment immobilier et la proximité de Monaco, puisque je suis aujourd'hui en fonction au pôle économique et financier de Marseille. Or il me semble que ce n'est pas dans les Bouches-du-Rhône que l'on rencontre de tels problèmes. Donnons compétence au pôle économique et financier sur l'ensemble du ressort de la cour d'appel d'Aix et je serai alors à même de vous fournir des éléments d'information.

Tout ce que je peux dire, c'est qu'en effet, l'entraide judiciaire avec Monaco n'est pas une réussite ! Mais c'est là une simple impression. Dans six mois ou un an, quand le décret d'extension de compétence sera intervenu, je serai plus à même de répondre à ces deux premières questions.

Un parquet européen : dans quel but ? Par définition, pour lutter contre les fraudes communautaires. C'est probablement un objectif louable à moyen ou long terme. Aujourd'hui, il serait déjà souhaitable que s'entendent les différents parquets nationaux qui peuvent être concernés, que nous puissions nous rencontrer, ordonner des investigations, désigner des chefs de file, faire le point sur les investigations à réaliser dans tel pays. Soyons concrets et pragmatiques !

A court terme, faisons en sorte que priorité soit donnée aux fraudes communautaires, que nous ayions les moyens de les traiter localement à travers les pôles économiques et financiers et de nous rapprocher de nos homologues des pays concernés par ces fraudes, de façon à ordonner des poursuites conjointes dans les différents pays.

Quant à l'allégement de la procédure, je vous ai parlé des problèmes liés aux requêtes en nullité. Cet aspect me paraît absolument indispensable ; pour le reste, la procédure est aujourd'hui à peu près équilibrée.

La garde à vue ne pose pas de problèmes particuliers en matière économique et financière. L'avocat sera bientôt présent dès la première heure. J'estime important de ne pas alourdir le cadre de l'enquête préliminaire ; il s'agit d'un cadre souple, qui permet d'aller vite tout en respectant les droits de la défense. En revanche, l'introduction de délais-butoirs pose immédiatement au parquet la question de l'opportunité des poursuites.

Il est vrai que les plaintes avec constitution de partie civile en matière financière nous noient sous toute une série d'exigences. Mais c'est un droit salutaire que de pouvoir se constituer partie civile. Vouloir l'encadrer, c'est donc répondre de manière biaisée au défaut des moyens de l'institution judiciaire ; cela ne me paraît pas très sain.

M. le Rapporteur : Je vous remercie de la liberté de vos propos, qui font honneur au magistrat indépendant que vous êtes ainsi que des éléments très précis et concrets que vous donnez à notre réflexion. Il est toujours intéressant pour la représentation nationale de vérifier ce qui se passe sur le terrain lorsqu'elle prend des grandes décisions d'intérêt commun.

Nous avons déjà évoqué avec vos collègues le problème que pose la pénurie d'officiers de police judiciaire. Lors de son audition, M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, avait reconnu qu'il faudrait le même genre d'efforts dans le recrutement, la formation et l'embauche de ces OPJ, que ce qui a commencé à être fait sur le plan judiciaire au profit des magistrats. Même si vous n'avez pas constaté de création de postes budgétaires dans votre ressort, la progression du nombre de magistrats est avérée. Mais on ne peut pas rattraper le retard pris en quelques années seulement : je rappelle que nous avons aujourd'hui un nombre de magistrats par nombre d'habitants équivalent à celui qui existait en 1857, sous le Second Empire...

J'aimerais savoir à quel nombre vous évaluez vos besoins en OPJ. Si, en ce moment, une grande réforme de la police est en cours - c'est la mise en place d'une police de proximité, qui répond à des attentes concrètes de nombre de nos concitoyens -, il est vrai que certains offices, comme l'OCRGDF ont perdu des moyens au cours des années récentes. Les SRPJ ne voient guère leurs effectifs augmenter. Vous parliez de soixante OPJ pour la région Provence-Alpes-Côte d'azur : à combien estimez-vous l'augmentation nécessaire pour ne plus avoir à attendre un an avant que les investigations commencent ?

M. Marc CIMAMONTI : Il me paraît important qu'au-delà de l'augmentation purement quantitative, nous ayons la possibilité d'avoir recours à plusieurs services - c'est-à-dire que des moyens de police judiciaire financière soient, par exemple, véritablement dévolus aux services de gendarmerie.

J'estime qu'il nous faut une augmentation de l'ordre de 30 à 40 % des effectifs pour enclencher directement les investigations. Car, bien souvent, nous avons besoin de deux, trois voire quatre OPJ travaillant en parallèle sur un dossier déterminé, pour concentrer les investigations préliminaires. Actuellement, nous n'en avons qu'un pour traiter l'intégralité du dossier.

Il faut aussi et surtout diversifier les services. Cette diversification est en cours avec les OPJ des douanes. Au contact quotidien d'un assistant spécialisé inspecteur des douanes, j'ai mieux perçu l'utilité de ce service. Il représente un apport substantiel à notre action, surtout dans une ville portuaire comme Marseille.

M. le Rapporteur : Voilà qui est clair. Cela fera partie des propositions de la Mission pour les futurs projets de lois de finances.

S'agissant des instruments juridiques disponibles, le président a rappelé que nous attendions la directive européenne pour la transposer aux diverses professions, car il n'y a aucune raison que la France fasse un choix d'imposition à la déclaration de soupçon de certaines professions si d'autres pays européens ne le font pas ; il ne faudrait pas créer ainsi des distorsions de concurrence dommageables.

En 1998, avait été instaurée la déclaration de soupçon pour les agents immobiliers et les notaires ; j'aimerais, sur ce sujet, que vous puissiez nous présenter le bilan que vous dressez de cette nouvelle astreinte.

M. Marc CIMAMONTI : Sans parler d'un véritable retard, il faut prendre en compte la dimension culturelle. En juin 1999, plusieurs réunions de travail se sont tenues avec les responsables de chambres des notaires, les représentants de TRACFIN, le parquet général et le parquet associé, dont l'objet était prioritairement de sensibiliser les différents professionnels.

Pour l'instant, il faut admettre que le parquet de Marseille ne reçoit aucune saisine sur la base de déclarations de soupçon émanant de notaires ou d'agents immobiliers. A mon avis, cela tient notamment à l'environnement local : les Bouches-du-Rhône ne sont pas le Var ou les Alpes-Maritimes.

Il faut aussi tenir compte de la nouveauté de la procédure.

En outre, plus intéressants que les ventes de biens immobiliers, sont les mouvements de capitaux afférents aux sociétés civiles immobilières - constitution de SCI et cession de parts.

M. le Rapporteur : Vous trouverez des éléments de moralisation des cessions de parts de SCI dans le volet relatif à la lutte contre la délinquance financière du projet de loi relatif aux nouvelles régulations économiques.

Dans ce cadre, nous avons voté la mise en place d'un mécanisme de renversement de la charge de la preuve en lien avec le délit d'association de malfaiteurs - elle-même étendue aux infractions économiques et financières - de sorte que les classements sans suite et les échecs répressifs - on en connaît beaucoup en Corse, par exemple - trouvent une réponse juridique appropriée.

De même, nous avons supprimé la nécessité de démontrer l'antériorité du pacte en matière de corruption. Ainsi, les juges et les parquets pourront éviter l'utilisation indue de l'abus de biens sociaux pour réussir à réprimer les pratiques illégales.

Ces éléments me conduisent à vous demander ce que nous pouvons encore faire pour améliorer les moyens juridiques dont vous disposez.

M. Marc CIMAMONTI : Sur le plan des dispositions de fond, je pense que les perspectives que vous annoncez devraient apporter un mieux certain.

Notre problème est d'abord un problème de détection de l'infraction et souvent aussi un problème de preuve. Pour appréhender une matière, il est souvent intéressant d'avoir des « délits obstacles », comme l'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité dans les marchés publics, qui ont un effet préventif.

Dans cette perspective, pourquoi ne pas prévoir un délit qui serait le non-respect manifeste ou réitéré de l'obligation de déclaration de soupçons ? Le délit obstacle est une bonne institution : la moralisation récente de la passation des marchés publics s'explique notamment parce que nous avons eu le délit obstacle de favoritisme : quand on n'arrive pas à prouver le retour, on prouve au moins le favoritisme.

M. le Rapporteur : Le président Peillon et moi-même avions déposé un amendement visant à réprimer pénalement la non-déclaration de soupçon répétée, manifeste et intentionnelle dans le cadre du projet de loi NRE, mais nous n'avons pas été suivis. Nous reviendrons à la charge en nous prévalant de vos excellentes déclarations !

M. le Président : Vous avez indiqué que la pénurie de moyens, parfois aussi la faiblesse des incriminations, vous conduisaient, dans certains cas, à ne pas déclencher d'investigations. Pourriez-vous nous indiquer le nombre et la nature des informations dont vous disposez, auxquelles vous ne donnez pas suite en raison de cette pénurie ?

M. Marc CIMAMONTI : C'est en fait un arbitrage.

Prenons l'exemple d'une affaire d'abus de biens sociaux dans le cadre d'une société d'économie mixte. Les abus étaient caractérisés. De surcroît, nous avions de très lourds soupçons sur la possibilité de faits de corruption, autres que les abus de biens sociaux patents et assez rudimentaires que nous avions démontrés.

La décision est toujours collégiale au parquet, c'est ce qui fait son intérêt et sa force. Nous nous sommes interrogés : si nous entamions une procédure, il y avait 60 % de chances que nous n'arrivions pas à démontrer les faits de corruption. Nous risquions fort de nous engluer pendant deux à trois ans.

En revanche, l'incrimination d'abus de biens sociaux était solide. Nous avons donc fait une citation directe à partir de l'enquête préliminaire. Six mois après, il y a eu condamnation, sanction et - comme nous avions pu faire apparaître un petit délit d'ingérence - inéligibilité - ou, plus exactement, incapacité d'exercer une fonction publique. Nous avions atteint notre but : une réponse rapide, une sanction principale et une sanction complémentaire intéressante. Après douze mois d'enquête préliminaire et six mois d'audiencement, le dossier était traité et une réponse judiciaire apportée ; aujourd'hui, le dossier ne serait pas encore jugé si nous avions décidé d'ouvrir l'information.

Voilà notre approche : ce n'est peut-être pas parfait, mais le but est de répondre aussi parfaitement et aussi rapidement que possible aux infractions, dans le respect des droits de la défense.

M. le Président : Je vous remercie.

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2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (4ème partie)