Fabrication de la liasse
Rejeté
(jeudi 18 février 2021)
Photo de monsieur le député Hervé Saulignac
Photo de monsieur le député Boris Vallaud

À compter du 1er janvier 2022 et jusqu’au 31 décembre 2023 :

1° Par dérogation au 1° de l’article L. 262‑4 et aux articles L. 262‑7‑1 et L. 262‑8 du code de l’action sociale et des familles, le bénéfice du revenu de solidarité active est ouvert aux bénéficiaires âgés de plus de dix-huit ans ;

2° Par dérogation au 3° de l’article L. 262‑4 du même code, le bénéfice du revenu de solidarité active est ouvert aux élèves, étudiants et stagiaires au sens de l’article L. 124‑1 du code de l’éducation âgés de plus de dix-huit ans.

 

Exposé sommaire

Cet amendement vise à ouvrir, de manière temporaire le temps de la crise, le droit au RSA dès 18 ans, y compris pour les étudiants.

Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les effets de la crise de la COVID-19 sur les enfants et la jeunesse livre un diagnostic dont personne ne peut détourner les yeux. 600 000 jeunes de 18 à 25 ans sont au chômage, soit le plus fort contingent en Europe. 38 % des jeunes travaillent dans le cadre d’un contrat précaire ou sans contrat. 43 % des non diplômés n’ont pas d’accès à internet. 9 % des 15-24 ans ont perdu leur emploi lors du premier confinement contre 2 % des 40 – 65 ans. 33 % des étudiants ont une activité rémunérées mais 38 % de ceux-ci l’ont perdu lors du confinement et 21 % ont travaillé moins. 1,6 million de jeunes de 18 à 29 ans, soit 20 % des jeunes, sont en situation de pauvreté, les moins de 30 ans représentent près de 50 % des pauvres de notre pays. 19 % des étudiants déclarent avoir dû se restreindre dans l’achat de produits de première nécessité pendant le confinement. Et cette situation s’est dégradée depuis.

Pendant qu’une génération entière de jeunes adultes s’enfonce sous nos yeux, jour après jour, dans une précarité sociale, économique, psychologie, qui va la marquer à vie, nos légitimes débats sur l’évolution et le renforcement de nos politiques publiques envers la jeunesse, entre projet de RUA, objectif de renforcement de la "garantie jeunes", développement d’un revenu de base, ou universel, ou socle, dégressif ou non, inconditionnels ou non, mise en place d’une dotation de départ universelle ou non, etc., en ces jours sombres, prennent des accents de glose sur le sexe des anges.

Lors des auditions, vos rapporteurs et les députés qui y ont pris part, ont été interpellés par plusieurs interlocuteurs, dont des associations venant en aide aux publics en situation de précarité, sur le fait de savoir si le dépôt de cette proposition de loi avait pour objectif de poser un débat, de prendre date pour l’avenir, ou si nous avions la ferme intention de faire concrètement et sans délai progresser nos dispositifs sociaux, notamment pour les jeunes adultes, au cœur d’une crise inédite.

Oui, vos rapporteurs le concèdent à l’endroit des personnes qui les ont interpellés lors des auditions. Le dépôt de cette proposition de loi est à la fois un acte de pleine sincérité, visant à défendre un projet que nous avons travaillé sérieusement et auquel nous croyons, mais aussi, un projet dont nous n’avions pas raisonnablement l’espoir qu’il soit adopté ce jour. Une manière de prendre date, d’exposer, de défendre, de confronter, nos conceptions et projets.

Nous avons toutes et tous, députés de la nation, des convictions, et nous recherchons tous l’intérêt général. C’est à force de temps que nos lois se font et évoluent.

Nos collègues de la majorité nous ont déjà indiqué, à plusieurs reprises lors de cette législature, leur attachement au développement de la "garantie jeunes", ce que non seulement nous comprenons mais appuyons, ayant nous-même œuvré à sa création et à sa mise en œuvre. Nous entendons, même si nous avons eu des désaccords profonds sur certaines de ses hypothèses de construction, le projet de RUA. Mais la lucidité commande de reconnaître que ce projet ne verra pas le jour dans les prochains mois, ni même, très vraisemblablement, avant la fin de la législature.

Nos collègues Républicains de la commission des affaires sociales ont témoigné lors de toute cette législature de leur réel attachement aux valeurs de solidarités qui nous réunissent toutes et tous ici. Nous nous sommes retrouvés sur certains combats, encore dernièrement pour défendre fermement la généralisation de l’expérimentation « Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée ». Nous avons divergé sur d’autres. Il en va de même avec de nombreux collègues du centre.

Avec beaucoup de nos collègues de gauche nous avons ferraillé depuis plus de trois ans pour faire entendre nos analyses et propositions, avec un succès qui peut être qualifié de modeste.

Mais des centaines de milliers de jeunes gens ne peuvent pas attendre.

Nous avons débattu aujourd’hui, la semaine dernière en commission, et combien de fois ces dernières années de ces questions.

Mais aujourd’hui, nous devons faire face à cette injonction à agir, ici et maintenant. Cette injonction que nous avons reçue lors des auditions, mais à dire vrai, cette injonction que nous recevons toutes et tous, tous les jours depuis des semaines, depuis des mois. Cette injonction à agir pour ne plus voir ces interminables et insoutenables files d’attente devant des soupes populaires, comme ces passages furtifs que nous ne voyons pas dans des épiceries solidaires et autres locaux d’associations caritatives, de milliers de jeunes gens qui sont en train de glisser, chaque jour un peu plus, à l’heure où nous parlons, dans une précarité qui va irrémédiablement marquer leur vie.

Nous savons le poids des études et du premier emploi sur le marché du travail dans notre pays. Nous voyons chaque jour la marée des témoignages de ces dizaines de milliers de jeunes adultes qui décrochent, qui décrochent de leurs projets, qui décrochent de leur avenir, faute du soutien nécessaire de la communauté nationale. Ce faisant, c’est l’avenir de la nation qui décroche.

Nous en sommes là. Au cœur d’une crise sociale, économique et sanitaire sans précédent, la jeunesse demeure exclue du premier mécanisme de solidarité en France, le revenu de solidarité active (RSA), alors qu’elle est le groupe social le plus exposé à la précarité, notamment de par le contexte que nous connaissons. La majorité civile étant accordée à dix-huit ans, rien ne justifie que nous refusions la majorité sociale et solidaire jusqu’à vingt-cinq ans, et que nous continuions de fermer les yeux sur les conditions de vie réelle des jeunes.

Cet amendement se veut une réponse à l’urgence sociale que nous constatons toutes et tous et à l’injonction à agir, ici et maintenant, que nous ont formulé des interlocuteurs.

Cet amendement se veut un compromis possible entre toutes les forces politiques représentées dans notre commission.

Dans un entretien datant de 1991, Paul Ricœur expose une « éthique du compromis » (Paul Ricœur, « Pour une éthique du compromis », entretien réalisé́ par Jean-Marie Muller et François Vaillant, publié par la revue Alternative non violente, n°80, octobre 1991. Repris dans Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique, Le Seuil. p. 119). L’hypothèse sur laquelle se fonde le philosophe est « qu’aucune société́ ne dispose d’un système unique de justification de ce qui est juste ou injuste ». Autrement dit, dans toute société́, il y a une diversité́ irréductible. Cette diversité́ est ici regardée sous l’angle des justifications, mais nous pourrions l’élargir aux conditions de vie, aux intérêts, aux valeurs, etc.

Face à cet enjeu essentiel pour la conception de nos institutions politiques, Paul Ricœur pose le compromis comme l’outil central de la résolution de ces conflits en démocratie : « Le problème du compromis est qu’on ne peut pas atteindre le bien commun par une justification unitaire, mais seulement par la mise en intersection de plusieurs ordres de grandeur. Le compromis est donc essentiellement lié à un pluralisme de la justification, c’est-à-dire aux arguments que les gens mettent en avant dans les conflits. Il n’existe pas de super-règle pour résoudre les conflits, mais on résout les conflits à l’intérieur d’un ordre homogène où les gens se reconnaissent. ».

Et ce compromis est surtout à ne pas confondre avec un consensus !

En effet, « le compromis, loin d’être une idée faible, est une idée au contraire extrêmement forte. Il y a méfiance à l’égard du compromis, parce qu’on le confond trop souvent avec la compromission. La compromission est un mélange vicieux des plans et des principes de références. Il n’y a pas de confusion dans le compromis comme dans la compromission. Dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre de justification. [...] Le consensus supposerait, dans ce cas, le nivellement de tous dans un magma. Le compromis est toujours faible et révocable, mais c’est le seul moyen de viser le bien commun. Nous n’atteignons le bien commun que par le compromis, entre des références fortes mais rivales. ».

Ainsi le consensus est toujours illusoire, mensonger, et à l’opposé de l’effort que demande le véritable compromis. Ce n’est pas autre chose que défend Michel Rocard en 1991 dans un dialogue avec Paul Ricoeur (« Justice et marché. Dialogue entre Michel Rocard et Paul Ricœur »,in Esprit, janvier 1991) lorsqu’il déclare qu’ « à partir du moment où on a fait le choix que nous évoquions au début du refus de la violence, c’est-à-dire de la coexistence avec l’adversaire, de la nécessité de lui faire une place, y compris avec ses propres projets d’avenir, on entre alors nécessairement dans une logique de compromis. [...] Il faut en finir avec cette oscillation qui nous fait passer de l’unanimisme à la guerre civile. Il faut construire et conforter cette culture démocratique qui exige [...] à la fois compromis, concertation et reconnaissance des conflits. ».

Aurons-nous une autre occasion, dans cette législature, de répondre à l’urgence de la situation de dizaines de milliers de jeunes ? Après plus de trois ans de législature, à peine plus d’un an avant l’élection présidentielle, à quelques mois de la campagne qui y conduira le pays, tous les députés font l’expérience du temps compté pour agir utilement pour nos compatriotes.

La crise économique et sociale qui bout sous la crise sanitaire sera malheureusement au premier rang de nos préoccupations collectives dans les prochaines années. Il n’est pas nécessaire d’être devin pour formuler l’hypothèse selon laquelle les manières d’y faire face occuperont une place importante dans les débats démocratiques de notre pays en prévision des élections présidentielle et législatives.

Mais entre cette législature qui, quoi qu’on en pense, va commencer à tirer à sa fin, et la mise en œuvre des nouvelles orientations de la prochaine, la situation, elle, ne peut pas attendre.

Pour changer les choses aujourd’hui, il sera toujours temps de reprendre le cours plus ordinaire de l’évaluation et de l’évolution de nos dispositions législatives et politiques publiques d’ici deux ans, nous devons trouver un compromis.

Nous continuerons quant à nous à l’avenir de porter l’automatisation, l’inconditionnalité, un nouveau mode de calcul du volet « activité » pour la mise en place d’un revenu de base, ainsi que la mise en place d’une dotation universelle à 18 ans, mais plus aujourd’hui.

Dans le cadre de cette « niche parlementaire », il nous reste peu de temps pour être utiles ensemble.

C’est pourquoi le présent amendement propose l’ouverture du droit au RSA dès dix-huit ans, y compris pour les étudiants, tout en maintenant l’ensemble des autres paramètres du revenu de solidarité active tel qu’il existe aujourd’hui et sans lui adjoindre de dotation universelle, pour une durée de deux ans.

Nous nous permettons de penser que le caractère temporaire de cette mesure, au regard de la situation, devrait permettre à des collègues opposés à l’idée d’une ouverture pérenne du RSA aux moins de vingt-cinq ans, qu’elles qu’en soient les modalités, de s’y rallier.

Nous espérons que celles et ceux de nos collègues qui pourraient être favorables à cette ouverture de manière pérenne mais qui auraient des différences sur les modalités, accepteront ce compromis, là aussi grâce à l’encadrement dans le temps de la mesure proposée et au regard de l’urgence de la situation.

De même que Descartes proposa une "morale par provision", en attendant de pouvoir fonder ses comportements sur la nouvelle science sûre et certaine que ne manquerait pas de lui apporter sa démarche du doute méthodique, vos rapporteurs pensent en toute sincérité que notre commission ferait œuvre très utile, utile à des dizaines de milliers de jeunes françaises et français, utile à leurs familles, utile à l’avenir du pays, en adoptant aujourd’hui ce dispositif « par provision ».

Car aujourd’hui, notre seule certitude est que le statu quo n’est pas possible.

L’adoption de cet amendement permettrait de mettre en œuvre une réponse massive et immédiate, tout en garantissant le principe d’une « clause de revoyure » après les élections présidentielle et législatives de 2022.

Alors, il sera loisible, espérons-le, un peu à distance du cœur de cette crise, sur le fondement d’un contrat démocratique renouvelé avec le pays lors des prochaines élections, à l’Assemblée nationale de la seizième législature, de choisir une évolution et un renforcement pérennes de nos politiques sociales à l’endroit des jeunes adultes.

Mais en attendant, ils ne peuvent pas attendre.

C’est la raison pour laquelle, si notre Assemblée votait en faveur de cet amendement, nous solliciterions le Gouvernement pour qu’il amende ce dispositif afin de le rendre applicable dès la promulgation de la loi, ce que les contraintes de la recevabilité financière ne nous autorisent pas à inscrire dans le présent amendement, ainsi que pour procéder aux coordinations nécessaires.