• L’obligation de retrait en 24H des contenus manifestement illicites notifiés par les utilisateurs fournit un indicateur pertinent au régulateur pour évaluer la diligence des plateformes vis-à-vis de la prolifération des contenus haineux en ligne et le respect des obligations de moyens posées dans le reste du texte de la proposition de loi.
     
    Toutefois, l’inclusion des contenus relevant de l’infraction prévue à l’article 227-24 du code pénal dans le champ de cette obligation soulève des difficultés d’application compte tenu des difficultés de qualification du caractère pornographique de tels contenus.
     
    Le caractère « pornographique » d’un contenu doit, en application des décisions de la Cour de Cassation, être apprécié en fonction de sa nature lubrique, de l’état de l’évolution des mœurs à une époque définie et dans un lieu déterminé, de l’évolution du langage, mais également en fonction du public auquel il s’adresse. A titre d’exemple, le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le temps, et que l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité, même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au nom de la morale publique.
     
    Aussi, il apparaît difficile pour les plateformes d’apprécier l’élément intentionnel de la nature sexuelle d’un contenu. Il résulte des craintes formulées par les acteurs associatifs de retraits non proportionnés par les plateformes de contenus représentant des formes de nudité qui relèvent soit de la liberté d’expression (censure de la couverture de Télérama par Instagram), soit de la liberté de création (censure de certaines œuvres plastiques à l’instar de l’Origine du Monde). De même, l’emploi du mot « lesbienne » est régulièrement censuré sur Facebook, car il apparaît  dans les catégories de contenus pornographiques.
     
    La problématique de la lutte contre l’exposition des mineurs à la pornographie fait l’objet de diverses initiatives législatives (présente proposition de loi, proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, éventuellement le projet de loi audiovisuel).Cet éparpillement risque de nuire à la lisibilité et à la cohérence du projet d’évolution du cadre législatif existant. Il eût été de meilleure méthode de proposer une modification unique et concertée avec l'ensemble des acteurs.

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  • L'obligation faite aux associations de protection de l'enfance d'informer systématiquement les responsables légaux du mineur de la notification de contenus haineux aux plateformes soulève des inquiétudes chez les associations LGBT en raison d'un risque d'outing de certains jeunes.

    Or, comme le rappelle l’étude du Défenseur des Droits, les jeunes LGBT sont surexposés aux risques de violences ou de rejet de la part de leur famille: au moins la moitié des personnes homosexuelles ont été rejetées par leurs parents. Les filles lesbiennes et bisexuelles sont trois fois plus confrontées aux violences psychologiques que les filles hétérosexuelles. 

    Dans ce cadre, l'information aux parents pourrait s’accompagner d’une mise en danger du mineur au sein de la famille ou décourager le mineur à saisir une association reconnue comme tiers de confiance, le laissant en proie à l'isolement face aux violences numériques qu’il subit.

    Aussi, il eût été pertinent de différencier et de moduler l'obligation d'information en fonction des deux types de procédures prévues au sein du présent d'article: d'une part, la notification du contenu visant à obtenir un examen prioritaire de la part des plateformes et d'autre part, les éventuelles actions judiciaires engagées au nom du mineur par les associations concernées qui nécessitent l'accord des parents.

    Le présent article visait initialement à donner une base légale au dispositif qui existe déjà sur le plan conventionnel entre les plateformes et les associations reconnues comme « signaleurs de confiance » au niveau européen. Ce dispositif souple permet aux associations de notifier un contenu de manière prioritaire, sans obligation de signalement aux parents. Pour éviter que les enfants aient à gérer seuls les problèmes liés à l’exposition de contenus haineux, les associations de protection de l’enfance les mettent régulièrement en lien avec des associations formées, avec une expertise propre, capable de leur offrir une écoute, à l’instar de SOS Homophobie.

    En conclusion, il aurait été préférable d'introduire une exception circonscrite concernant l'obligation d'information, en confiant aux associations une capacité d’appréciation sur la pertinence d’informer ou non les parents au moment de la notification du contenu aux plateformes, en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. 

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  • La proposition de loi sur la lutte contre les contenus haineux sur internet constitue un cas d’école de ce que le législateur se doit d’éviter quand il accomplit sa mission.

    C’est en effet l’exemple même d’un projet aux intentions louables, dont il ne viendrait à personne l’idée de contester la finalité, mais dont la mise en œuvre contient en germe un certain nombre d’effets pervers qui, non seulement rendront le dispositif inefficace, mais en plus risquent de porter atteinte à nos libertés fondamentales, et en particulier à celle d’expression.

    Par ailleurs, les conditions dans lesquelles s’est déroulé le travail parlementaire participent d’un déséquilibre malheureusement récurrent entre l’exécutif et le législatif, au détriment évident de ce dernier.

    Mes objections porteront à la fois sur le fond et la forme.

    Sur le fond tout d’abord :

    Ce dispositif confie à des organismes privés étrangers, les GAFA, une mission de « gendarmes de l’internet ». Alors que par ailleurs, le législateur manifeste sa volonté de limiter l’hégémonie des grands réseaux sociaux, il est ici donné à ces derniers le moyen de renforcer leur pouvoir économique, a contrario de nos intérêts nationaux et européens, et de décider seuls, en l’absence du juge, de ce qui peut ou non se dire sur Internet.  

    Le montant des amendes que les GAFA encourent, en cas de défaillances dans leur activité de contrôle, les encourage à une modération excessive, entraînant un risque de sur-censure, notamment de ce que l’on appelle les contenus gris, plus difficiles à caractériser. Le recours à des algorithmes, mis en place afin de permettre une modération plus rapide et moins coûteuse, ne fera qu’accentuer ce risque.

    Sur la forme ensuite :

    Cette PPL prend appui sur un rapport mais n’a été étayée par aucune étude d’impact. Alors que ce dispositif a, dès le départ, suscité une levée de boucliers de la part de parlementaires très au fait des sujets numériques, d’associations du numérique, du CNB, de la CNIL, du Conseil national du Numérique, de l’Union européenne…, le gouvernement est resté sourd à des arguments pourtant convergents.

    Les tâtonnements se sont succédé : sur le harcèlement sexuel par exemple, d’abord taxé de cavalier législatif par le gouvernement puis réintégré à la faveur d’un sous-amendement de la rapporteure, contrairement à l’avis de l’Union européenne, ou sur le harcèlement scolaire, autant de difficultés pour délimiter le champ couvert par le dispositif.  Les réécritures successives aussi, preuves, s’il en était, que la rédaction n’avait pas été mûrement travaillée en amont.

    Pire encore, le recours à la procédure d’urgence a limité de façon drastique le temps et le débat parlementaires sur un sujet pourtant particulièrement complexe.

    Enfin, que dire du dépôt, en catastrophe et en seconde et définitive lecture, d’un amendement du gouvernement, non discuté en commission, portant sur le terrorisme et la pédo-criminalité. S’il est un sujet dont il aurait fallu débattre pendant des mois, en multipliant les auditions, pour prétendre respecter nos principes démocratiques, c’est bien celui du terrorisme. Il avait été abordé lors des discussions au Sénat. Pourquoi attendre le dernier jour pour faire voter un tel amendement, à la sauvette. Amateurisme ou mise de côté délibérée du parlement ? La question mérite d’être posée.

    Pour ces nombreuses raisons, et dans un souci de cohérence avec mes convictions profondes, je ne voterai pas cette proposition de loi. Considérant les débats suscités à l’intérieur et à l’extérieur des deux Chambres, je demande au gouvernement de déférer la loi sur la lutte contre les contenus haineux sur Internet au Conseil constitutionnel, afin que ce dernier puisse en évaluer la constitutionnalité.

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  • La lutte contre les discours haineux sur Internet ne peut être effective sans responsabiliser les plateformes.

    La proposition de loi relative à la lutte contre la haine sur Internet comprend un dispositif complet qui protège les citoyens contre toutes les formes de haine ou de discrimination, notamment en y intégrant la notion « d’atteinte à la dignité de la personne humaine » suite à mon amendement en commission en première lecture.

    Cet amendement a été suggéré par l’Association pour la Recherche et l’Archivage de la Mémoire Arménienne (ARAM). Le concept de « dignité de la personne humaine » est un principe à valeur constitutionnelle suite à la décision dite « Bioéthique » du 27 juillet 1994 formulée par le Conseil constitutionnel.

    Dans une décision d’octobre 1995, le Conseil d’État rappelle que « le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public ».

    Une insatisfaction demeure : l’expression du négationnisme sur Internet est encore tolérée par le principe constitutionnel de liberté d’expression.

    La réalité historique du Génocide des Arméniens de 1915 est régulièrement remise en cause sur Internet par des individus profitant de l’anonymat que procure Internet.

    La négation et l’apologie des crimes de guerre et de crimes contre l’humanité est un combat commun pour nos démocraties. Néanmoins, faut-il encore qu’une juridiction internationale ait acté que des crimes de génocide ont bien été commis à une époque donnée. Ce fut le cas pour la reconnaissance de la Shoah, mais pas pour le Génocide des Arméniens.

    Rappelons ce qui a été réalisé par le législateur en France. Le 29 mai 1998, l’Assemblée nationale adoptait le principe suivant : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».

    Ce principe devenait officiellement une loi de la République avec la loi n° 2001‑70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915.

    Or, à l’heure actuelle, il y a une incohérence dans le dispositif juridique français : si la négation de la Shoah est pénalisée, il n’existe aucun moyen pour pénaliser la négation des autres crimes contre l’humanité et des crimes de génocide dont celui des Arméniens.

    -Par une loi du 23 janvier 2012 réprimant la contestation de l’existence de tous les génocides reconnus par la loi, le législateur a prévu des sanctions pénales à l’encontre de ceux qui contesteraient ou minimiseraient de façon outrancière l’existence d’un crime de génocide défini par l’article 211‑1 du code pénal et reconnu comme tel par la loi française. Or, le Conseil constitutionnel, par une décision du 28 janvier 2012 a censuré cette loi qui portait selon lui une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication.

    -Par une loi du 27 janvier 2017, Egalité et citoyenneté, le législateur a voulu élargir une nouvelle fois l’incrimination du négationnisme. Cette loi permettait d’incriminer la négation du génocide arménien à partir de deux hypothèses :

    -d’une part lorsqu’elle a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ;

    -d’autre part lorsqu’elle a constitué une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale.

    Même si le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur la première hypothèse de négationnisme, il a censuré le texte au motif de la seconde hypothèse.

    Rappelons que la qualification de génocide concernant les crimes subis par la population arménienne en 1915 et 1916 dans l’Empire ottoman et qui conduisit près d’1,5 millions de femmes, d’hommes et d’enfants à la mort ne fait l’objet d’aucune discussion par la communauté historique et scientifique.

    Et pour cause, Raphaël Lemkin, juriste à l’origine du concept juridique de génocide a rappelé dès 1943 que la nécessité de créer une telle qualification juridique était justifiée pour caractériser les massacres des Arméniens de 1915 à 1923.

    L’ouvrage récent de l’historien turc Taner Akçam, Ordres de tuer (CRNS Editions, 2020, 324 p.), établit enfin l’authenticité des ordres des autorités ottomanes pour la déportation et l’annihilation des Arméniens de l’empire dès 1915.

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