XVIe législature
Session ordinaire de 2023-2024

Séance du vendredi 19 janvier 2024

Sommaire détaillé
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Séance du vendredi 19 janvier 2024

Présidence de Mme Élodie Jacquier-Laforge
vice-présidente

Mme la présidente

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    La séance est ouverte.

    (La séance est ouverte à neuf heures.)

    1. Politique pénitentiaire et conditions de détention

    Mme la présidente

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    L’ordre du jour appelle les questions sur la politique pénitentiaire et les conditions de détention. La conférence des présidents a fixé à deux minutes la durée maximale de chaque question et de chaque réponse, sans droit de réplique.
    La parole est à Mme Estelle Youssouffa.

    Mme Estelle Youssouffa (LIOT)

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    Je souhaite tout d’abord présenter mes vœux de prompt rétablissement aux deux magistrates agressées à Mayotte ce week-end. Elles ont demandé leur mutation, ce qui provoque une vive émotion sur l’île. Je veux vous lire certains messages des électeurs qui m’ont interpellée à ce sujet : « Madame la députée, il faut s’opposer aux demandes de mutation » ; « Beaucoup ont estimé que nos plaintes étaient "fleur bleue" » ; « La justice à deux vitesses. Il faut assumer. Pas de mutation. On règle le problème ensemble » ; « Qu’elles restent avec nous dans le même bateau. Ça va leur remettre les idées en place pour mieux apprécier la loi et l’esprit de la loi » ; « Pourquoi demander la mutation puisque c’est ce que vit la population mahoraise tous les jours ? Donc nous souffrons ensemble » ; « Nous avons besoin de magistrats qui ont subi ce que la population subit chaque jour pour qu’ils apportent leur expérience de la violence d’une agression physique, psychologique et matérielle et qu’ils aient le recul nécessaire pour juger en connaissance de cause. Et là je pense que leur jugement vis-à-vis des délinquants sera rendu avec moins de clémence et plus de sévérité » ; « Il faut mettre fin aux jugements Bisounours ».
    À travers ces mots des Mahoraises et des Mahorais, vous l’entendez, monsieur le garde des sceaux : Mayotte ne comprend pas la mansuétude des juges face à la violence hors norme que subit le territoire. L’ancien procureur nous avait expliqué qu’il fallait alléger les peines parce que notre unique prison manquait de places – le taux d’occupation atteint 250 % à Majicavo…
    Depuis votre visite à Mayotte, en mars 2022, pour annoncer la création d’un deuxième centre pénitentiaire et d’un centre pour les mineurs, rien n’a avancé, alors que l’État dispose d’un terrain adéquat à Mayotte. Le conseil départemental n’a pas reçu de demande formelle sur ce dossier. Où en sommes-nous aujourd’hui, monsieur le ministre ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice

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    Votre question comporte deux volets. Le premier est judiciaire et vous comprendrez que je ne puisse pas, en ma qualité de garde des sceaux, intervenir dans le débat et commenter les témoignages des Mahorais. Nous apportons cependant une réponse en envoyant à Mayotte des brigades que nous avons créées spécialement à cet effet. J’ai constaté, lors de mon déplacement sur l’île, les difficultés rencontrées sur place.
    S’agissant du volet pénitentiaire, vous l’avez rappelé, je me suis rendu au centre pénitentiaire de Majicavo, qui connaît en effet un taux d’occupation préoccupant : il était de 234 % le 10 janvier 2024, soit 653 détenus pour 278 places. Des opérations de désencombrement ont lieu régulièrement puisqu’un transfèrement hebdomadaire de détenus vers les établissements réunionnais ou vers des structures métropolitaines est organisé. Ces opérations ont été multipliées par deux au cours de l’année 2023.
    Compte tenu de cette situation carcérale préoccupante, j’ai annoncé – vous l’avez dit – la construction d’un second centre pénitentiaire à Mayotte, pourvu de 400 places, et d’un centre de semi-liberté d’une vingtaine de places. Nous en avons sécurisé le financement de plusieurs centaines de milliers d’euros. Des recherches foncières préliminaires ont été conduites par l’établissement public foncier (EPF) et par l’Établissement public foncier et d’aménagement de Mayotte (Epfam) en mars 2023. Des sites potentiels ont été identifiés. Je vous annonce que des représentants de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij),…

    Mme la présidente

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    Merci, monsieur le ministre.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    …qui pilote désormais le projet, se rendront sur place début février.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Estelle Youssouffa pour une seconde question.

    Mme Estelle Youssouffa (LIOT)

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    Je vous remercie pour cette bonne nouvelle, monsieur le garde des sceaux. Mayotte attend avec impatience l’ouverture du nouveau centre pénitentiaire et une réponse efficace en matière d’incarcération des mineurs, ces derniers imposant au territoire une violence hors du commun. Il y a urgence, d’autant que l’ouverture de ce centre permettrait le retour au pays de nombreux gardiens pénitentiaires mahorais qui souhaitent participer aux efforts déployés pour renforcer la sécurité de Mayotte.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Absolument !

    Mme Estelle Youssouffa

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    Les gardiens mahorais qui travaillent dans l’Hexagone font l’objet de racisme de la part de certains de leurs collègues. Vous avez été alerté à ce sujet, monsieur le ministre. Je pense aux ignobles inscriptions sur les murs des vestiaires des prisons de Fleury-Mérogis et de Bois-d’Arcy. Les tensions communautaires entre les gardiens pénitentiaires sont une triste réalité. Les Mahorais sont victimes d’intimidations et d’insultes. Ils s’estiment discriminés dans leur progression de carrière.
    Quand diligenterez-vous une inspection générale sur le respect des règles, des valeurs et des principes de la fonction publique pénitentiaire envers les agents mahorais ? Où en sont les enquêtes après les plaintes déposées au sujet des inscriptions racistes que je viens d’évoquer ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Votre légitime indignation est aussi la mienne, madame la députée. Les faits que vous avez rappelés sont indignes. La discrimination et le racisme à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, partout sur le territoire de la République, sont insupportables et je ne laisserai rien passer.
    À la suite des signalements par les personnels d’actes qui revêtent un caractère stigmatisant et raciste, les services de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) ont immédiatement porté plainte auprès des procureurs de la République compétents afin de rechercher leurs auteurs et de les sanctionner. Sachez que des enquêtes administratives et des poursuites disciplinaires sont systématiquement engagées lorsque les agents sont identifiés. Des actions spécifiques ont donc immédiatement été conduites en interne pour restaurer l’indispensable climat de respect et de dignité. Aucune transaction n’est possible sur ce sujet.
    La présentation de ces agissements au collège de déontologie de la DAP et plusieurs sessions de sensibilisation à la lutte contre les discriminations ont également été organisées, ainsi que des prestations de serment, pour rappeler les devoirs et les règles déontologiques qui s’appliquent à tout fonctionnaire. L’administration pénitentiaire s’est engagée à promouvoir le respect du bien vivre ensemble par la constitution d’un réseau de onze référents égalité diversité.
    Enfin, afin d’accompagner les agents et de leur permettre de s’exprimer, un dispositif externalisé, Allodiscrim, est proposé à l’ensemble des directions du ministère de la justice.
    Je vous remercie pour votre investissement et pour votre engagement, madame la députée : ce sont aussi les miens ! Les expressions racistes que vous avez dénoncées sont insupportables dans notre République.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Max Mathiasin.

    M. Max Mathiasin (LIOT)

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    Les deux établissements pénitentiaires de Guadeloupe sont surpeuplés. Vous l’avez constaté vous-même lors de votre récent voyage dans le département, monsieur le garde des sceaux. La situation de la prison de Baie-Mahault n’est pas plus enviable que celle de la maison d’arrêt de Basse-Terre, déplorable et indigne de la République. Les surveillants de l’administration pénitentiaire sont bien souvent victimes de violences. Or nous n’avons ni unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI), ni unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA), ni équipe régionale d’intervention et de sécurité (Eris), ni unité cynotechnique. Il n’y a pas non plus, dans les établissements, de filets de protection permettant d’éviter les projections de drogues et d’armes à l’intérieur de la prison.
    Soigner les détenus est indispensable, tout comme lutter contre les trafics d’armes et de stupéfiants. C’est le minimum pour limiter la violence entre les détenus et envers les surveillants, et améliorer les conditions de détention et de travail. On nous explique que les soins, les filets antiprojections, le renforcement des effectifs et le recours aux chiens coûtent cher. Peut-être, mais ils sont tout de même nécessaires ! Il faut investir. Alors que 300 places supplémentaires seront bientôt créées à Baie-Mahault et qu’un nouveau centre hospitalier universitaire (CHU) est en cours de construction, personne n’a trouvé pertinent de prévoir de nouvelles places pour les détenus qui devront se faire soigner. Ce n’est pourtant pas faute de vous avoir alerté sur le sujet, monsieur le ministre, tout comme vos prédécesseurs et le Gouvernement.
    Étant donné le nombre de détenus dans les prisons de Guadeloupe et les problèmes de santé mentale et la violence qui les touchent, la situation ne peut que s’aggraver. Monsieur le garde des sceaux, allez-vous enfin mettre un terme à cette discrimination structurelle et doter la Guadeloupe d’une UHSI, d’une UHSA et d’une Eris ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Vous posez une question très légitime, monsieur le député. Le ministère de la justice la prend particulièrement au sérieux. Les services de l’administration pénitentiaire, avec ceux de l’hôpital, travaillent à améliorer concrètement la prise en charge des détenus qui ont besoin de soins.
    En ce qui concerne les UHSI et les UHSA, un rapport interinspections de 2018, rédigé conjointement par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et par l’Inspection générale de la justice (IGJ), a conclu que la création, l’organisation et le fonctionnement de telles unités hospitalières nécessitaient une certaine taille critique. Si je ne peux pas vous annoncer la création d’une UHSI et d’une UHSA, je rappelle que la prise en charge sanitaire des personnes détenues à Baie-Mahault est assurée par une unité sanitaire du CHU de Pointe-à-Pitre pour les soins somatiques. Les hospitalisations somatiques sont quant à elles organisées au sein des deux chambres sécurisées aménagées pour recevoir les détenus. Un service médico-psychologique régional (SMPR) d’une capacité de huit lits est par ailleurs implanté au cœur même du centre pénitentiaire de Baie-Mahault. La feuille de route 2023-2027 relative à la santé des personnes placées sous main de justice, qui comprend trente-quatre actions, a également été élaborée avec le ministère de la santé et de la prévention pour améliorer l’ensemble des dispositifs dédiés à la prise en charge sanitaire des détenus.
    Vous le savez, la sécurité pénitentiaire est l’une de mes préoccupations majeures. Les Eris, elles aussi, nécessitent une organisation spécifique pour être créées, mais le centre pénitentiaire de Baie-Mahault bénéficie depuis le 15 janvier d’une équipe locale de sécurité pénitentiaire (ELSP) qui assure les missions d’extraction médicale, de sécurité intérieure et de transfert administratif.

    Mme la présidente

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    Merci, monsieur le ministre.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Monsieur le député, la prison de Baie-Mahault est éloignée géographiquement de l’Hexagone, mais je m’y suis rendu en mai dernier et ce centre pénitentiaire est très présent dans l’action du ministère.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Max Mathiasin pour une seconde question.

    M. Max Mathiasin (LIOT)

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    Cette question émane de ma collègue Martine Froger, retenue dans sa circonscription.
    Depuis plus de vingt ans, la population incarcérée augmente de façon continue. Fin 2023, elle a atteint le niveau inégalé de 75 000 détenus environ. Sans occulter les mesures prises pour remédier au surpeuplement des prisons – plan immobilier, aménagements de peine, solutions alternatives à la prison –, force est de constater que le bilan est mitigé. Malgré différentes propositions législatives pour offrir d’autres possibilités que l’incarcération, la situation reste insatisfaisante. Les peines alternatives obtiennent pourtant des résultats positifs chez nos voisins européens, où elles sont plus développées, notamment pour la prévention du risque de récidive.
    Monsieur le garde des sceaux, comment comptez-vous encourager concrètement le recours aux mesures alternatives à la détention, qui sont une solution à la surpopulation carcérale ? Une attention particulière doit être réservée aux conditions de préparation des libérations, grâce au maintien des liens familiaux, à l’ouverture ou au rétablissement des droits en matière de logement, de formation et de réinsertion professionnelle, mais aussi grâce à l’accès aux soins et à la prise en charge des situations sanitaires dégradées, souvent marquées par des addictions. Mieux préparer les libérations, c’est mieux lutter contre les récidives et cela nécessite de recruter des professionnels spécialisés et des assistants de service social. Quelle est votre feuille de route en la matière ?
    Ma collègue souhaite également appeler votre attention sur l’expérimentation du dispositif de régulation carcérale, qui repose sur le partage de l’information entre l’autorité judiciaire et l’administration pénitentiaire et dépend du taux d’occupation des établissements. Faute de moyens coordonnés, cette expérimentation ne s’est pas traduite par une baisse des taux d’occupation. Monsieur le ministre, allez-vous encourager et développer les expérimentations permettant une régulation carcérale au plan local ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Monsieur le député, j’irai à l’essentiel sur cette question essentielle. Le recours aux peines de travail d’intérêt général, prononcées par les tribunaux correctionnels, est en augmentation depuis 2023. Le nombre de places a quasiment doublé entre 2018 et 2024 pour atteindre 38 000 et la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, votée à la fin de l’année dernière, a ouvert la possibilité pour les sociétés de l’économie sociale et solidaire d’accueillir des TIG (travaux d’intérêt général). En outre, une plateforme dédiée, TIG 360o, a été mise en place pour faciliter le prononcé de cette peine. D’autres évolutions sont envisagées.
    En outre, la détention à domicile sous surveillance électronique (DDSE) connaît une forte progression – de 13 % depuis 2022. Les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip), qui ont suivi en milieu ouvert plus de 198 000 personnes en 2023, ont vu leurs moyens renforcés : entre 2018 et 2022, 1 600 emplois ont été créés – 970 conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), 175 directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation (DPIP), 144 personnels administratifs, 135 assistants de service social, 106 surveillants chargés de la surveillance électronique, 40 coordonnateurs culturels, 30 psychologues – et en 2024, 133 recrutements de CPIP sont prévus.
    La politique pénale et pénitentiaire, vous l’aurez compris, ne saurait répondre aux exigences qu’imposent la prévention de la récidive, la réinsertion et le respect de la dignité humaine sans un dialogue constant entre autorité judiciaire et administration pénitentiaire. Ce dialogue est effectif, je peux vous l’assurer, grâce aux instances opérationnelles que sont les commissions d’exécution et d’application des peines (Comex). L’Observatoire des peines d’emprisonnement ferme est d’ailleurs mis à leur disposition pour éclairer les décisions prises.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Caroline Abadie.

    Mme Caroline Abadie (RE)

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    Lorsqu’il est question de politique pénitentiaire, je pense d’abord aux 43 000 agents de l’administration pénitentiaire et de l’approbation dont je salue ici le dévouement et l’engagement constant. Leurs conditions de travail sont souvent compromises par une surpopulation carcérale chronique, nous le savons. Ce phénomène est ancien et après des années d’immobilisme, nous devons constater que jamais le ministère de la justice n’a consacré autant de moyens aux prisons. Regardons un instant dans le rétroviseur : lancement du plan « 15 000 places de prison » dès 2017 – le programme immobilier le plus ambitieux depuis trente ans –, rénovation de nos prisons vétustes, fin du partenariat public-privé. Ce sont des choix cruciaux que nous avons faits pour engager la transformation de nos prisons.
    La mission de réinsertion est au moins aussi importante, avec le travail comme fer de lance. La création du statut de travailleur détenu, le développement des TIG et la mise en place du label Peps – produit en prison.s – sont autant de progrès que nous vous devons, monsieur le garde des sceaux.
    Récemment, pour mieux prendre en charge les nombreux détenus souffrant de troubles psychologiques, nous avons autorisé l’implantation d’entreprises adaptées et des établissements et service d’aide par le travail (Esat) en milieu carcéral. Pourriez-vous dresser un état des lieux ? Puisqu’il me reste du temps, vous en aurez aussi, je suppose, monsieur le garde des sceaux, pour faire un bilan des effectifs des surveillants et des Spip ainsi que de tous les plans de revalorisation que nous avons mis en place depuis plusieurs années.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je vous remercie, madame la députée, pour l’hommage que vous avez rendu au personnel pénitentiaire, hommage auquel je me joins. Ces hommes et ces femmes qui forment la troisième force de sécurité de notre pays le méritent, eux qui font un métier difficile et qui sont pleinement investis dans leur tâche. Permettez-moi également de vous remercier pour votre propre engagement sur cette question si importante.
    Beaucoup de choses ont été faites pour favoriser l’insertion professionnelle des personnes détenues, qui constitue un outil essentiel dans la lutte contre la récidive. Le contrat d’emploi pénitentiaire, qui crée des conditions d’exercice proche de celles du droit commun, l’ouverture de droits sociaux, la prospection systématique d’entreprises en vue de les inciter à s’implanter dans nos établissements pénitentiaires sont autant d’éléments d’une politique dynamique destinée à accroître le travail parmi les détenus, qui sont près de 38 % actuellement à exercer ces activités. Ce sont des gages qui permettent d’envisager une diminution des récidives.
    Au-delà de ces évolutions normatives et organisationnelles, j’ai à cœur de diversifier les modalités d’accès à l’emploi en détention pour favoriser une adaptation à tous les publics, même les plus éloignés de l’emploi. Nous avons ainsi permis l’installation de structures d’insertion par l’activité économique en détention et nous avons organisé leur essaimage. Quarante de ces structures sont en cours de production et leur nombre atteindra soixante d’ici à la fin de cette année. Une phase pilote pour l’implantation d’entreprises adaptées destinées à accueillir des personnes présentant un handicap, notamment cognitif, s’achève. Six expérimentations sont en cours et nous en tirons les enseignements. Pour les personnes plus lourdement handicapées, j’ai souhaité qu’il soit possible d’ouvrir des Esat en détention. Le décret pris en Conseil d’État publié en décembre pérennise les deux établissements expérimentaux établis sur le modèle des Esat…

    Mme la présidente

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    Je vous remercie, monsieur le ministre.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    …qui existent déjà, l’un au centre de détention de Val-de-Reuil, l’autre à la maison d’arrêt d’Ensisheim.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Caroline Abadie, pour une deuxième question.

    Mme Caroline Abadie (RE)

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    Ce qui compte, c’est ce qui se passe en détention, nous le voyons bien. Avec 75 % de détenus ayant au mieux un certificat d’aptitude professionnelle (CAP), l’éducation et la formation professionnelle s’avèrent essentielles. En 2020, je m’étais alarmée du taux très faible de la formation professionnelle en milieu carcéral, particulièrement dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Avez-vous obtenu des régions une progression en la matière ?
    Je tiens par ailleurs à mettre en lumière les structures de contrôle judiciaire avec placement probatoire (CJPP) que vous avez créées ainsi que les trente centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales (CPCA) dont j’avais appelé la création de mes vœux lors du Grenelle des violences conjugales. Ces deux structures ont pour point commun d’aboutir à des taux de récidive très faibles et de redonner plus de sens à la peine.
    La Cour des comptes a elle-même souligné l’efficacité de ces dispositifs dans son récent rapport consacré à la politique d’égalité entre les femmes et les hommes menée par l’État et j’aimerais savoir, monsieur le ministre, si vous prévoyez d’en créer d’autres et si vous envisagez d’appliquer le modèle des CJPP à de nouvelles infractions – je pense en particulier aux délits routiers qui se prêteraient à ce type de prise en charge.
    L’accompagnement est décisif et vous avez mis en œuvre la libération sous contrainte pour éviter les sorties sèches. Disposez-vous d’un état des lieux de la mise en œuvre de cette procédure ? Permet-elle de réduire durablement la surpopulation pénitentiaire ? Dans le cadre de notre rapport d’information sur les alternatives à la détention et l’éventuelle création d’un mécanisme de régulation carcérale, Elsa Faucillon et moi-même avons proposé d’élargir cette mesure aux maisons d’arrêt, qui sont en souffrance.
    Vous connaissez mes convictions à ce sujet : je crois qu’il nous faudra, en nous appuyant bien sûr sur le plan « 15 000 places de prison », planifier une réduction durable de la surpopulation carcérale, comme le demandent les professionnels de la chaîne pénale et comme le préconisaient les états généraux de la justice.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Le contrôle judiciaire avec placement probatoire permet non seulement une prise en charge globale, notamment psychologique, de l’auteur de violences conjugales, mais également son éviction du domicile familial. Ce contrôle social impliquant une prise en charge complète est extrêmement intéressant et nous réfléchissons activement à son élargissement à d’autres infractions tout en prenant en compte les contraintes liées à l’hébergement dans un contexte de tensions sur le parc immobilier. Je ne suis toutefois pas convaincu de la pertinence de son application aux infractions ne nécessitant pas d’évincer leurs auteurs du domicile, comme c’est le cas pour les violences intrafamiliales. Je précise que depuis le début de l’expérimentation, à la fin de l’année 2020, 270 personnes placées sous main de justice ont été prises en charge dans le cadre du CJPP et qu’une évaluation est en cours.
    Quant à la libération sous contrainte de plein droit, dispositif entré en vigueur depuis le 1er janvier 2023, je suis pleinement favorable à son développement. Cette mesure salutaire renforce le sens de la peine d’emprisonnement, évite les sorties sèches, facteur de récidive, et constitue un levier de régulation carcérale. Près de 11 000 détenus en ont déjà bénéficié et je demeure mobilisé avec tous les acteurs pour renforcer cette mesure dont l’utilité a été rappelée aux procureurs de la République et aux directeurs interrégionaux des services pénitentiaires par une dépêche du 8 novembre 2023. Le 15 janvier, j’ai également demandé le lancement d’une enquête nationale afin d’identifier des pistes d’amélioration.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Nicolas Dragon.

    M. Nicolas Dragon (RN)

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    Au début des années 2000, les Néerlandais ont modifié leur politique pénale en recourant massivement aux courtes peines, mesure qui a eu des conséquences bénéfiques :…

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Ce n’est pas vrai !

    M. Nicolas Dragon

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    …baisse de la délinquance, surcapacité pénitentiaire ayant conduit à fermer plusieurs prisons devenues inutiles, réduction de la dépense publique consacrée à la sécurité. Aux Pays-Bas, les courtes peines prononcées contre des primo-délinquants sont exécutées au sein d’établissements pénitentiaires spécifiques. Le groupe Rassemblement national pense que ceux-ci présentent des avantages évidents. Ils peuvent être construits rapidement dans la mesure où ils nécessitent des dispositifs de sécurité allégés et coûtent également moins cher en fonctionnement dès lors que les besoins de surveillance sont plus restreints. Par ailleurs, comme les chiffres de la délinquance aux Pays-Bas le montrent, ce dispositif favorise la réinsertion des prisonniers qui purgent leur peine à l’abri de tout contact avec la grande délinquance.
    Le parc immobilier de l’État fait actuellement l’objet de nombreuses cessions. Un grand nombre de bâtiments pourraient donc être transformés à peu de frais en établissements pénitentiaires de ce type. Ceux-ci conviendraient à des primo-délinquants ne manifestant pas une forte dangerosité : ils purgeraient leur peine dans un cadre qui, tout en les privant totalement de liberté, serait moins dur que l’environnement carcéral actuel. Cela permettrait également de les séparer des détenus dangereux qui transforment parfois la prison en centre de formation pour criminels. À cet égard, je pense aux difficultés du centre pénitentiaire de Laon, dans ma circonscription, et je rends hommage à ses surveillants comme à tous ceux de France.
    Monsieur le garde des sceaux, pensez-vous expérimenter ce type de dispositif en France, comme le proposait Marine Le Pen durant la dernière campagne présidentielle ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je vous dirai sans ambages, monsieur le député, que ce que vous dites est faux. Selon une étude présentée au début du mois de juillet 2023 devant le Parlement néerlandais, « l’idée selon laquelle la baisse de la délinquance aux Pays-Bas est liée à un recours massif aux courtes peines est absolument fausse ». Fermez le ban ! Autrement dit, c’est un mensonge de plus : mensonge quand vous dites cela, mensonge quand vous dites que la justice est laxiste, mensonge quand vous dites que les peines ne sont pas exécutées, mensonge quand vous dites que nous n’avons pas de perpétuité réelle ! Dans son programme, Mme Le Pen demandait 9 000 magistrats, alors que ce chiffre était déjà atteint, et quand je lui ai dit publiquement que ce cap était franchi, elle a purement et simplement doublé l’objectif pour le porter à 18 000, faisant fi de l’impossibilité d’en recruter et d’en loger autant. Votre programme est très clair, c’est la trique et le mensonge, et la conjugaison des deux ne va pas dans le sens de la justice.
    Je veux bien que vous m’interpelliez, mais je tiens à vous rappeler que nous sommes un des pays les plus sévères : le taux de surpopulation carcérale est très préoccupant, comme la Cour des comptes le souligne, et le nombre de peines correctionnelles et criminelles prononcées n’a cessé d’augmenter dans notre pays. Vous préférez faire votre miel de ce supposé laxisme de la justice. Vous proposez la lune aux Français avec votre programme pour la justice en leur faisant croire qu’en doublant ou en triplant tout, vous allez régler la question de la délinquance. Vous allez même jusqu’à flirter, comme l’a montré M. Bardella, avec la peine de mort – vous le faites sans le faire tout en le faisant, en recourant à la prétérition.
    Posez-moi une question fondée sur du vrai et je vous répondrai. Là, vous partez d’un mensonge pour tenter de mettre à mal la politique pénale ferme que je conduis depuis que je suis à la tête de ce ministère.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Jean-Philippe Tanguy.

    M. Jean-Philippe Tanguy (RN)

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    Monsieur le ministre, essayons tous de retrouver notre calme.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je suis très calme.

    M. Jean-Philippe Tanguy

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    La réponse que vous venez de donner à M. Dragon ne correspondait ni au fond, ni au ton de sa question.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Si, monsieur !

    M. Jean-Philippe Tanguy

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    C’est là votre liberté, mais permettez-moi de dire que je l’ai trouvée bien éloignée des enjeux soulevés et des propositions formulées par mon collègue.
    Je souhaite vous interroger au sujet d’un problème dont je sais – car je ne suis pas là, moi, pour polémiquer – qu’il vous tient à cœur : les conditions de travail difficiles des agents pénitentiaires. Je n’affirme pas que vous n’avez rien fait en la matière, encore moins que cette question ne vous préoccupe pas ; mais la situation est grave, vous le savez.
    Les agents pénitentiaires de la maison d’arrêt d’Amiens font face à la surpopulation carcérale alors que 20 % des postes ne sont pas encore pourvus. Après en avoir été alerté par les syndicats, je vous avais saisi pour obtenir plus d’informations, et vous m’aviez répondu, par un courrier d’ailleurs très républicain, en m’informant de l’arrivée de quatorze agents, prévue le 1er juillet. Je vous en remercie, mais les syndicats m’ont fait savoir que dix agents auront quitté leur poste d’ici à cette date et que les équipes seront donc toujours en sous-effectif. Comme vous le savez, plus il manque d’agents, plus les conditions de travail se dégradent, ce qui accroît la souffrance des agents en poste et diminue l’attractivité du métier, rendant les postes d’autant plus difficiles à pourvoir.
    Quel plan d’urgence avez-vous prévu, non seulement pour améliorer les conditions de travail des agents, mais aussi pour rendre le métier plus attractif, de manière à pourvoir tous les postes vacants et à soulager les agents ?
    Par ailleurs, dans mon courrier, je vous avais également interrogé quant au nombre exorbitant d’heures supplémentaires non payées aux agents et transformées en congés qu’ils ne peuvent pas prendre en raison du manque d’effectifs. Quand paierez-vous ces heures supplémentaires, étant donné qu’elles ne peuvent donner lieu à des congés effectivement pris ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Merci pour cette question républicaine. Elle n’est pas fondée sur un mensonge, c’est pourquoi je vous réponds avec le plus grand calme. Je me permets d’ailleurs de rappeler que vous avez parfois eu vous-même des poussées de décibels bien supérieures aux miennes.
    Voici les chiffres, qui sont incontestables. Depuis 2018, 5 102 emplois ont été créés, dont plus de 2 660 emplois de surveillants. Cet effort ne faiblira pas en 2024, puisque nous créerons 599 emplois, dont 512 emplois de surveillants, quantum qui intègre 149 emplois destinés à rattraper une sous-exécution antérieure.
    Il est difficile de traiter le sujet pénitentiaire en deux minutes, mais je rappellerai que nous avons renforcé la sécurité et signé avec les personnels pénitentiaires le passage de métiers de catégorie C à la catégorie B, et de la catégorie B à la catégorie A, réclamé depuis plus de vingt ans. Nous avons fait beaucoup ; nous le devons d’ailleurs aux personnels pénitentiaires, dont je n’ai de cesse de dire qu’ils accomplissent un travail exemplaire dans des conditions très difficiles.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Jean-François Coulomme.

    M. Jean-François Coulomme (LFI-NUPES)

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    Le 28 juin 2023, l’Observatoire international des prisons (OIP) a rapporté que 47 prisons françaises sur 187 ont été condamnées pour conditions de détention indignes. Cela fait référence, par exemple, à l’insalubrité, qui entraîne de nombreux problèmes de santé pour les détenus et pour les prévenus, et qui est caractérisée par la présence massive de rats et d’insectes dans les prisons françaises.
    La prison de Fresnes s’illustre en la matière : plusieurs cas graves de leptospirose y ont été diagnostiqués, nécessitant une hospitalisation d’urgence en service de soins spécialisés. Cette maladie est véhiculée par l’urine de rat et transmise par contact direct cutané ou muqueux ou par contamination des eaux. Saisi en 2016 par l’OIP à la suite de la contraction de la leptospirose par deux détenus, le juge des référés du tribunal administratif de Melun a imposé à l’administration pénitentiaire de Fresnes la mise en œuvre de plusieurs mesures destinées à lutter contre la présence massive de rats et d’insectes dans la prison. Le ministre de la justice de l’époque a alors annoncé un plan de lutte contre ces rongeurs. Or en 2017, l’OIP a de nouveau assigné l’État en justice, constatant l’absence de mesures prises et la prolifération continue des rats. Le tribunal administratif a alors estimé que le nombre de nuisibles devait être très substantiellement diminué dans un délai de trois mois.
    Pourtant, quatre ans plus tard, en décembre 2021, le Conseil d’État a condamné une nouvelle fois l’État français pour les manquements notoires liés à l’hygiène dans le centre pénitentiaire de Fresnes. Après un an de signalements concernant la présence de rats dans les cellules, qui n’ont donné lieu à aucune prise en charge par le personnel de la prison, un détenu a contracté la leptospirose et a souffert d’une atteinte hépatique ; reins et foie touchés, il a passé plus d’un mois à l’hôpital, où il a subi un traitement intensif. Plus de 25 % des établissements pénitentiaires français, tout simplement inaptes à accueillir du public, sont dangereux pour la santé. Monsieur le ministre, que comptez-vous faire pour éviter que des détenus soient contaminés par des rats dans les prisons de la septième puissance économique mondiale ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Il est beaucoup plus confortable d’être dans l’opposition que d’agir.

    M. Jean-François Coulomme

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    Ah !

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Vous parlez ; moi, je travaille. Je vous répondrai tout de même, pour vous montrer que le « y a qu’à, faut qu’on, faudrait » a des limites. Premièrement, vous qui êtes contre la construction d’établissements pénitentiaires,…

    M. Jean-François Coulomme

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    C’est vrai !

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    …dites-moi comment vous pensez améliorer les conditions de détention indignes.

    M. Jean-François Coulomme

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    Par la réduction de la population carcérale !

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Comment lutter contre les conditions indignes, si ce n’est en construisant des établissements pénitentiaires dignes ?
    Deuxièmement, nous avons doublé le budget dédié à la rénovation d’établissements pénitentiaires. Vous parlez de ceux qui n’ont pas encore été rénovés, mais il faut aussi parler de ceux qui l’ont été. Je pense aux Baumettes, à Fleury-Mérogis, ou encore à d’autres établissements que j’inaugurerai bientôt et dont certains sont récemment construits – neufs, sains, propres ! Nous pensons au personnel pénitentiaire et bien sûr aux détenus.
    Pensons également à la loi du jeudi 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention, dont Mme Abadie était la rapporteure ; nous avons bien vu comme vous l’avez critiquée et ce que vous en avez dit. D’ailleurs, vous n’avez voté aucun budget du ministère de la justice. Pourtant, c’est avec de l’argent qu’on rénovera la maison d’arrêt de Fresnes, pour laquelle de grands travaux sont prévus.
    « Y a qu’à, faut qu’on, faudrait ». Contrairement à vous, monsieur le député, je n’ai pas de baguette magique. Cette situation me préoccupe. Pour reprendre une citation bien connue, vous n’avez pas le monopole du cœur. J’ai été avocat pendant trente-six ans ; je connais les conditions de détention indignes.
    Nous avons instauré le contrat d’emploi pénitentiaire, dont vous ne vouliez pas non plus, alors qu’il permet à des gens de reprendre pied dans la vie civile ordinaire qu’ils seront amenés à réintégrer après leur libération. Nous avons tout fait pour faire venir les patrons dans les établissements pénitentiaires. Désormais, un nombre considérable de détenus travaillent en prison.
    Nous avons fait beaucoup de choses. Vous, non, mais la critique est toujours au rendez-vous. Vous vous en nourrissez ; c’est dommage, lorsqu’il s’agit de sujets si importants.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Jean-François Coulomme, pour une deuxième question.

    M. Jean-François Coulomme (LFI-NUPES)

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    Ne vous en déplaise, monsieur le ministre, il y en aura trois, toutes semblables.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je vous en prie ! Vous aurez trois réponses !

    M. Jean-François Coulomme (LFI-NUPES)

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    En 2023, l’établissement pénitentiaire d’Aiton, en Savoie, a connu deux meurtres, le 10 février puis le 13 décembre, chacun perpétré dans les mêmes effroyables circonstances par le codétenu de la victime, mis en examen pour homicide. Entre les quatre murs d’une cellule exiguë où deux personnes purgeaient leur peine dans quelques mètres carrés âprement partagés, malgré les différentes alertes relatives aux troubles psychiatriques des codétenus et malgré les signalements de leur mésentente, la codétention fut maintenue.
    Ces deux drames auraient pu être évités, comme la majorité de ceux qui surviennent dans un établissement pénitentiaire, si l’encellulement individuel était respecté et que l’indigne moratoire permettant de passer outre n’avait pas été prolongé. Il ne s’agit pas de drames propres à l’établissement d’Aiton, mais de dysfonctionnements structurels graves que tous les professionnels s’accordent à dénoncer. Les conditions de détention dramatiques et insalubres, la surpopulation qui justifie de déroger à l’encellulement individuel sont les conséquences directes de votre frénésie carcérale. (M. le garde des sceaux soupire.)
    Le personnel pénitentiaire, en plus d’être choqué, est démuni face à cette situation insupportable dans laquelle la meilleure volonté du monde ne permet pas d’éviter de tels drames. La prise en charge psychiatrique est insuffisante en raison du manque de personnel, car le nombre d’équivalents temps plein (ETP) dépend de la capacité théorique de la structure et non du surnombre effectif des détenus, qui peut varier du simple au double.
    Les deux codétenus accusés dans ces affaires avaient une santé psychique fragile. L’un d’eux venait d’ailleurs de passer plusieurs semaines en UHSA, structure spécialisée pour les détenus souffrant de troubles psychiatriques. Dans de nombreuses affaires similaires, les témoins soulignent la détresse et l’état de santé mentale altéré des mis en cause. Selon l’OIP, cela dénote une fois de plus la catastrophique prise en charge des personnes souffrant de troubles psychiatriques lourds en détention et soulève la question de leur présence même en prison.
    Monsieur le ministre, combien de morts encore faudra-t-il pour vous décider à appliquer l’encellulement individuel et pourquoi ne respectez-vous pas les trois premiers articles du code de déontologie pénitentiaire ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je reste calme, mais à vous entendre, me voilà complice de ces meurtres… Vous êtes toujours dans la caricature.
    Nous savons bien qu’il y a un problème de surpopulation carcérale ; cela ne date pas d’aujourd’hui. Je vous ai expliqué comment nous essayons de le régler. La construction de centres pénitentiaires constitue un des leviers à cette fin. Nous avons également développé les TIG et l’assignation à résidence sous surveillance électronique (Arse). J’ai systématisé la libération sous contrainte et développé le travail pénitentiaire. Nous avons engagé des travaux de rénovation et de construction d’une ampleur inédite. Avez-vous visité une prison neuve ? (M. Jean-François Coulomme acquiesce.) Peut-être trouvez-vous plus intéressant de polémiquer.
    Nous savons de longue date qu’il existe des agressions dans les établissements pénitentiaires. Le milieu pénitentiaire est très difficile ; il se caractérise par la promiscuité et par la violence. Je tiens d’ailleurs à rendre une nouvelle fois hommage au personnel pénitentiaire, trop souvent victime de ces violences. Que feriez-vous à ma place, monsieur le député ? Construiriez-vous une prison sans aucune violence, agiriez-vous comme le promet l’autre extrême ? Le risque zéro n’existe pas, vous le savez.
    Vous vous arrêtez toujours sur ce qui ne marche pas, jamais sur ce que nous avons fait. Nous avons pourtant fait beaucoup. Nous avons construit trois UHSA, mais vous ne l’avez pas dit, car vous n’êtes pas objectif. De plus, ce n’est pas avec les moyens que vous nous avez consentis que nous pourrions améliorer la situation : vous n’avez voté aucun des budgets dédiés à la justice. « Y a qu’à, faut qu’on, faudrait », et bla bla bla, et bla bla bla…
    Posez votre troisième question, vous aurez une troisième réponse.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Jean-François Coulomme.

    M. Jean-François Coulomme (LFI-NUPES)

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    Cette troisième question me permet d’aborder la question du recrutement. Le 21 février 2023, vous êtes allé à Agen rendre hommage à l’École nationale d’administration pénitentiaire (Enap), « cette si belle école qui forme aux métiers de l’administration pénitentiaire, si essentiels pour la sécurité de notre pays ». En cela, nous souscrivons sans réserve à vos propos.
    Toutefois, le 16 novembre 2023, le directeur de l’établissement a réuni les 800 élèves de la promotion 216 pour les admonester en raison des incidents, des incivilités, voire des délits commis. Chaque jour et chaque nuit, ce sont des retards, des absences, des cris, de la musique trop forte, du manque de respect, des dégradations, des vols, des attitudes indécentes – y compris des scènes de fellation dans la laverie de l’établissement, filmées et partagées sur les réseaux sociaux –, de la consommation d’alcool et de drogue, des femmes sifflées, des portiques forcés, des insultes ou encore des bagarres en ville, dont se sont d’ailleurs plaints les commerçants d’Agen.
    Quelles mesures comptez-vous prendre pour que les agents pénitentiaires en poste n’aient pas à subir l’arrivée de nouvelles recrues plus proches de la délinquance que des vertus requises par leur fonction ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Le directeur a fait ce qu’il fallait faire, voilà ma réponse. Existe-t-il un milieu, un seul, qui soit complètement préservé des dérives, y compris d’ordre sexuel ? Le directeur a pris la mesure des faits en question et a rectifié la situation, comme il sied à un directeur d’école. C’est aussi simple que cela.
    Parmi ces élèves qui deviendront des surveillants pénitentiaires, il y a aussi des gens très motivés. Pour ma part, c’est eux que je regarde. J’aime cette école et je m’y rends régulièrement. J’y vois des jeunes dont beaucoup, d’ailleurs, viennent des territoires ultramarins et acceptent ce déracinement par désir de faire ce métier.
    Je vous accorde qu’il existe quelques dérives, mais, là encore, vous soulignez ce qui ne va pas en passant sous silence ce qui va bien. Je note que vous avez commencé votre propos par un hommage aux personnels pénitentiaires ; c’est une manière bien singulière de leur rendre hommage. Il y a des dérives partout. Aucun milieu culturel, sociologique ou professionnel n’y échappe. En tant qu’avocat, pendant trente-six ans, j’ai défendu des gens issus de tous les milieux, qui avaient commis une infraction. En l’occurrence, les infractions des élèves – certes insupportables, indignes – ont été repérées, et le directeur a parfaitement rempli son rôle.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Philippe Juvin.

    M. Philippe Juvin (LR)

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    Tout d’abord, je remercie l’Assemblée d’organiser ce débat sur les conditions de détention pénitentiaire. En réalité, monsieur le garde des sceaux, nous n’avons jamais eu de débat de fond sur ce que la société attend de la prison, et c’est cela qui nous manque.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je suis bien d’accord.

    M. Philippe Juvin

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    Nous ne parlons des prisons – et les torts sont partagés par toute la classe politique – que quand survient un fait qui suscite de l’émotion.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    C’est vrai.

    M. Philippe Juvin

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    Or la seule réponse que des gens très intelligents avancent alors consiste à dire : il faut augmenter le quantum de la peine. Mais le quantum de la peine ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la politique pénale et carcérale (Mme Caroline Abadie applaudit.)
    En quoi consiste au fond ce grand débat sur ce que la société attend de la prison ? Qu’attendons-nous des prisons ? Qui y place-t-on ? Pendant combien de temps ?
    Nous, députés du groupe Les Républicains, pensons que des peines très courtes pourraient être utiles. Nous pensons qu’il faut créer des prisons d’un type nouveau, plus petites, dont certaines pourraient être moins coûteuses car elles demanderaient moins de gardiens dès lors qu’on dispose d’autres moyens de s’assurer que les détenus ne s’évaderont pas. Il faut également envisager la probation plutôt que l’emprisonnement et accorder une place plus importante au travail, pour que les détenus payent leur cellule et l’amende versée aux parties civiles. Ensuite, nous sommes favorables à l’exécution de leur peine par les étrangers dans leur pays d’origine.
    Monsieur le garde des sceaux, si la société n’a pas ce débat de fond, qui a déjà eu lieu parmi les professionnels, celui-ci sera confisqué par l’émotion, par ceux qui considèrent que la prison, c’est le Club Med, ou par ceux qui jugent qu’elle est inhumaine et qu’il faut la supprimer. Êtes-vous prêt, comme cela a été fait dans d’autres domaines de la vie politique, à lancer un grand débat, non pas avec les professionnels, mais avec tous les citoyens, pour que nous déterminions, hors des excitations de l’actualité, ce que la société attend de sa prison ? (Applaudissements sur les bancs du groupe LIOT.)

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Le discours que vous tenez est assez rare ; en général, les députés de votre famille politique me demandent au contraire d’être plus ferme encore. J’essaye de tenir une position d’équilibre entre une fermeté que j’assume et un certain humanisme, sans démagogie ni angélisme.
    Vous avez raison sur un point : on ne parle de la prison, comme de la justice, que quand il y a des difficultés, à l’occasion d’un fait divers, de sorte que nos compatriotes ont à l’évidence une vision erronée de la détention et de la justice.
    Actuellement, 39 % des personnes écrouées sont des prévenus, tandis qu’en 2021, cette proportion était de 31,1 %. La durée moyenne de la détention provisoire est en légère baisse : elle est passée de 5,2 mois en 2020 à 4,9 mois en 2022. La circulaire de politique pénale que j’ai signée en septembre 2022 appelle à une action volontaire de tous les acteurs judiciaires et pénitentiaires afin de limiter strictement le recours à la détention provisoire. Il est ainsi préconisé de privilégier les mesures d’assignation à résidence ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique. Avec la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, j’ai souhaité limiter encore le recours à la détention provisoire. C’est ainsi qu’on a créé l’assignation à résidence sous surveillance électronique sous condition suspensive de faisabilité.

    Mme la présidente

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    Je vous remercie, monsieur le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    La porte de la Chancellerie vous est ouverte si vous voulez évoquer avec moi ces questions, car je vois, monsieur le député, que vous avez des idées.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Philippe Juvin.

    M. Philippe Juvin (LR)

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    La tentative d’analyser sereinement un problème n’exclut pas la rigueur qui est parfois nécessaire dans l’application des peines.
    Je souhaite vous poser deux questions sur la liberté envisagée sous deux aspects très différents. D’abord, le droit d’être jugé : dans certains ressorts, 20 % des extractions judiciaires sont impossibles parce que l’administration pénitentiaire ne parvient pas à les réaliser. Cela crée évidemment des dysfonctionnements majeurs dans la chaîne judiciaire, car les audiences sont annulées. En outre, c’est un problème du point de vue des libertés, dès lors que les prévenus ne sont pas jugés, ce qui n’est pas satisfaisant. Êtes-vous prêt à prévoir, pour améliorer les extractions, soit des moyens supplémentaires pour l’administration pénitentiaire, soit des interventions de la police ou de la gendarmerie ?
    Ensuite, vous avez parlé de la préventive. Tant qu’on n’est pas condamné définitivement, on est présumé innocent, c’est-à-dire qu’on est innocent. Monsieur le garde des sceaux, je ne vous cache pas que je ne sais pas comment on peut préparer sa défense quand on est enfermé vingt-deux heures sur vingt-quatre à deux ou trois dans 9 mètres carrés, où il fait 19 degrés, sans pouvoir se laver ni dormir, sans accès à internet ou à la documentation nécessaire, et quand on a le spectacle sonore et visuel des chiottes de son codétenu. Personne ici n’aurait préparé son intervention dans de telles conditions.
    La question demeure : comment, en 2024, en France, peut-on considérer qu’un présumé innocent, c’est-à-dire un innocent, puisse être ainsi privé de liberté ? La liberté individuelle n’est-elle pas une question fondamentale ? Accessoirement, pour ceux qui ne s’émeuvent pas des questions de liberté, je peux parler d’argent : une journée de probation coûte 15 euros, tandis qu’une journée de prison coûte 110 euros. Monsieur le garde des sceaux, êtes-vous prêt à faire cette révolution, en matière délictuelle évidemment, à l’exclusion sans doute des violences volontaires et des récidives ? Faire de la probation l’outil privilégié en matière de préventive et faire de l’incarcération une exception constituerait en effet une vraie révolution. (Mme Caroline Abadie applaudit.)

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Pardon, je ne veux pas être répétitif, mais je souligne à quel point votre discours s’éloigne de celui habituellement tenu par votre famille politique, qui demande toujours plus de répression et toujours plus de prison. Vous savez qu’un amendement visant à créer 3 000 places de prison supplémentaires, défendu par votre famille politique, a été adopté dans la loi de programmation pour la justice.
    Plus de 370 ETP seront consacrés aux extractions judiciaires.
    Voulez-vous supprimer l’incarcération en matière de préventive ? Rappelons qu’il y a des conditions légales qui permettent l’incarcération. Vous soutenez que dans ces conditions on ne peut pas préparer sa défense. Vous avez raison, il y a des conditions qui sont totalement indignes. En ce sens, Caroline Abadie et moi avons suivi l’initiative du président de la commission des lois du Sénat qui a défendu la loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.
    Toutefois, reconnaissons que les établissements que nous avons rénovés sont bien rénovés. Je vous invite à venir avec moi visiter un établissement pénitentiaire rénové, comme Fleury-Mérogis ou les Baumettes. Il y a une douche individuelle dans chaque cellule, tandis que j’ai connu l’époque où les détenus prenaient une douche par semaine dans des douches collectives, qui étaient un des lieux les plus dangereux pour le personnel pénitentiaire.
    Nous avons essayé de régler ces problèmes, mais – vous le savez parce que vous êtes engagé en politique de longue date et que vous avez connaissance de la réalité – on ne règle pas ces questions d’un coup de baguette magique. J’aimerais disposer de la baguette magique du Rassemblement national ou de La France insoumise ; je la cherche, mais je ne la trouve pas.
    Nous progressons donc sur ces questions. Enfin, 198 000 personnes placées sous main de justice sont en milieu ouvert ; c’est un chiffre énorme.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Philippe Juvin.

    M. Philippe Juvin (LR)

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    Monsieur le garde des sceaux, je vous confirme que nous voulons plus de places de prison.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Ah bon, j’ai eu peur !

    M. Philippe Juvin

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    En effet, c’est en ayant plus de places de prison qu’on incarcérera mieux.
    Je sais que vous n’avez pas de baguette magique, que nous n’avons pas d’argent, dès lors que la dette s’élève à 3 000 milliards d’euros, que nous n’avons pas le temps, car les problèmes se posent maintenant.
    Je ne veux ni galvauder le sujet majeur que constituent les conditions d’incarcération ni faire la liste de tout ce qui ne va pas, car je sais aussi ce qui s’est amélioré depuis trente ans.
    Quelles sont vos marges de manœuvre à budget constant ? Il faut observer ce qui marche et qu’on pourrait appliquer dès à présent.
    Les parloirs en visioconférence, par exemple, sont un dispositif formidable pour qu’une personne détenue puisse voir ses enfants, sans que ceux-ci aillent en prison, car la famille du détenu n’est pas détenue, et certains ne veulent pas que leurs enfants sachent qu’ils sont en prison.
    Avez-vous observé quel est le coût des conversations téléphoniques depuis les cabines en prison ? Cela coûte une fortune ; cette situation doit changer.
    Par ailleurs, là où existent des quartiers « Respecto », ils fonctionnent bien, et leur création n’entraîne pas de coût supplémentaire.
    Quant à la probation, elle est moins onéreuse que l’incarcération. Si 75 000 personnes sont incarcérées en France, plus de 160 000 font l’objet de mesures de probation : l’administration pénitentiaire, en réalité, c’est d’abord la probation – je sais que vous ne l’ignorez pas.
    À Paris, il y a 1 000 détenus à la Santé, tandis que 300 personnes portent un bracelet électronique dehors. Si vous augmentez de 100 le nombre de bracelets électroniques, vous libérez autant de places que si vous construisiez 10 % de places de maison d’arrêt supplémentaires.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Ce n’est pas comme cela que ça se passe.

    M. Philippe Juvin

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    Nous avons donc les moyens d’agir vite. Il faut construire des prisons, mais nous pouvons aller plus vite en construisant des prisons d’un type nouveau, que j’ai évoqué précédemment.
    Il faut profiter de ces moyens et de ces marges de manœuvre.
    Les Français veulent probablement qu’on incarcère, mais ils veulent surtout que les personnes qui ont commis des infractions ne recommencent pas. Or je crois que quand les détenus dorment par terre, sur un matelas crasseux, dans 9 mètres carrés avec vue sur les chiottes, les conditions pour atteindre cet objectif ne sont pas réunies.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je partage votre constat concernant les conditions indignes en prison. Qui, en France, considérerait qu’on peut s’en satisfaire ? Dans une grande démocratie, cela ne devrait pas exister ; pourtant cela existe depuis des temps immémoriaux et nous essayons bien sûr d’y remédier.
    Beaucoup de choses ont été faites. Vous avez abordé la question des moyens. Depuis qu’Emmanuel Macron a été élu Président de la République, le budget de la justice est en constante augmentation : celle-ci atteindra 11 milliards d’euros en 2027, soit une augmentation de 60 % sur dix ans. Vous connaissez aussi bien que moi la part de ce budget qui est consacrée à la rénovation, à la création d’établissements pénitentiaires ou à la valorisation des métiers de surveillants.
    Les structures d’accompagnement vers la sortie, le développement de la semi-liberté et le travail en prison vont dans le sens que vous indiquez : il faut à la fois assurer fermement la réponse pénale et envisager la réinsertion après la sortie. Il est indispensable de prévoir la réinsertion, car la prison est un tout : punir et réinsérer ; l’un ne va pas sans l’autre.
    Je suis en phase avec ce que vous dites et je n’ai rien d’autre à ajouter. Accordez-moi, monsieur le député, si j’ai encore un peu de temps…

    Mme la présidente

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    Dix secondes !

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    …que c’est très compliqué en trois fois deux minutes d’évoquer ces questions. Venez donc me voir avec Mme Abadie : nous aurons davantage de temps et nous pourrons développer différentes idées. Vous savez, je suis favorable à la coconstruction, et je suis évidemment preneur de vos idées. Cependant, je ne suis pas sûr que tous les élus de votre groupe soient d’accord avec vous. (Sourires.)

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Elie Califer.

    M. Elie Califer (SOC)

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    Dans les outre-mer, les problématiques liées à la politique pénitentiaire et aux conditions de détention se posent avec une particulière acuité. Elles sont souvent insoutenables et parfois scandaleusement inhumaines, comme c’est le cas en Guyane. Comment améliorer cette situation ? J’ai visité la semaine dernière une maison d’arrêt en Guadeloupe, où le taux de surpopulation s’élève à 235 %. Ce chiffre ahurissant traduit des conditions de détention effroyables dépourvues de toute humanité. Ces chiffres interpellent, mais surtout ils traduisent des conditions de détention et de travail des personnels dramatiques, entraînant de l’usure professionnelle et de la souffrance au travail. Il faut définir un seuil de criticité.
    La situation que je décris est alarmante, mais il y a pire encore : de nombreux professionnels sont agressés. La majorité des agressions à l’encontre des personnels sont perpétrées par des détenus souffrant de troubles psychiatriques, soumis de ce fait à de lourds traitements, et qui n’ont pas leur place en détention.
    Avec l’ensemble des personnels, nous réclamons avec force la création de structures spécialisées sur notre territoire : des structures interrégionales, des unités hospitalières sécurisées, des UHSA. Ces outils existent dans l’Hexagone ; pourquoi pas chez nous ? Monsieur le ministre, je vous pose donc une question circonstanciée.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    C’est une vraie question, qui a déjà été évoquée et à laquelle j’ai répondu – madame la présidente, je n’empiéterai donc pas sur mon temps de parole. En 2018, le rapport sur l’évaluation des UHSA pour les personnes détenues, écrit par l’Igas et l’inspection générale de la justice, conditionnait la création d’UHSI et d’UHSA à une certaine taille. C’est pourquoi il n’en a pas été créé. En revanche, il y a désormais en Guadeloupe quatre chambres sécurisées, dédiées aux hospitalisations somatiques de personnes détenues.
    Nous sommes vigilants sur les conditions particulières que connaissent nos outre-mer. Après être allé en Martinique et en Guadeloupe, je me rendrai très prochainement en Nouvelle-Calédonie. En Guyane, nous nous trouvons dans une situation de surpopulation pénale en raison de la présence de détenus brésiliens et surinamiens ; nous sommes en train de négocier des accords avec le Brésil afin qu’ils récupèrent leurs détenus – c’est une demande du personnel pénitentiaire. Nous faisons donc des efforts portant sur plusieurs points, et je peux vous dire que nous sommes particulièrement vigilants face à la situation difficile et délicate des outre-mer sur le plan pénitentiaire.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Christian Baptiste.

    M. Christian Baptiste (SOC)

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    Avec mon collègue Elie Califer, nous avons visité le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, le 5 janvier dernier. Ce fut pour nous l’occasion de découvrir à la fois les conditions de travail du personnel et les conditions de détention, en particulier celles qui devraient être garanties aux détenus par les exigences réglementaires. Je dois vous avouer que cette visite ne nous a pas laissés indifférents – c’est le moins qu’on puisse dire.
    Au gré des échanges avec le personnel et les détenus, plusieurs faits alarmants ont été portés à notre connaissance. Je pense notamment à l’absence d’UHSA et d’UHSI dont nous avons parlé tout à l’heure ; on n’en créera peut-être pas pour la seule Guadeloupe, mais on pourrait envisager une ouverture d’UHSA pour l’ensemble des outre-mer, ou au moins un rattachement à un établissement.
    Je pense aussi au manque de moyens et de matériel qui empêche d’assurer des fouilles efficaces à l’entrée du centre pénitentiaire, ou encore à la surpopulation carcérale. Je voudrais attirer votre attention sur ce dernier point : le centre pénitentiaire de Baie-Mahault a une capacité d’accueil de 491 détenus ; aujourd’hui, il en compte 695, soit une surpopulation carcérale de 141 %.
    Il est vrai que le Gouvernement n’est pas resté silencieux face à ce problème ; il a envisagé une extension du centre pénitentiaire de Baie-Mahault. C’est une avancée louable, qui doit cependant être nuancée, et pour cause : l’extension est grevée par l’omission cruciale de l’expansion concomitante de ses infrastructures essentielles. En effet, sans être exhaustif, comment expliquez-vous qu’il soit prévu d’augmenter la capacité d’accueil du centre sans agrandir la cuisine et la cour de promenade ? Sans prévoir une zone de stockage des affaires des détenus adaptée à la nouvelle capacité d’accueil ? Sans agrandir le greffe ?
    Ma question est la suivante : au regard des éléments exposés, quelles sont les mesures concrètes envisagées par le Gouvernement afin d’intégrer l’évolution nécessaire des structures annexes au projet d’extension du centre pénitentiaire de Baie-Mahault ? Eu égard à l’urgence de la situation, pouvez-vous nous indiquer dans quel délai vous pensez pouvoir remédier à la situation ? C’est le moment d’agir de manière décisive.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Messieurs les députés, je sais que vous avez visité Baie-Mahault. Vous me posez une question précise et je vous répondrai précisément. Le projet d’extension du centre pénitentiaire prévoit la création de 300 nouvelles places, qui sera suivie de la réhabilitation des fonctions support de l’établissement déjà existantes. Cette mise en service du dispositif d’accroissement des capacités est bien prévue en 2026.
    Je précise que 12,48 millions d’euros ont été engagés au titre des études ou des travaux de maintenance des ouvrages sur ce seul site, depuis 2013. Des travaux d’étanchéité des toitures et des terrasses se sont poursuivis en 2023, ainsi que les opérations de rénovation et d’extension de ce qu’on appelle la buanderie ; ils sont toujours en cours. En 2024, il est prévu de poursuivre cet effort en avançant dans la rénovation et l’extension du quartier arrivant, ainsi que dans l’installation de chambres froides positives et négatives.
    Comme je savais que ces questions me seraient posées au sujet de Mayotte et d’autres territoires ultramarins, je suis venu en compagnie du directeur de l’Apij. Bien entendu, nous tiendrons nos engagements sur ces sujets comme sur les autres.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Sandrine Rousseau.

    Mme Sandrine Rousseau (Écolo-NUPES)

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    « La privation ne doit pas être – ne peut pas être – une privation de dignité ». Ce sont vos mots, monsieur le ministre.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    En effet.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Pourtant, la dignité semble avoir en partie disparu de notre univers carcéral. Dans nos prisons, la surpopulation atteint des sommets qui rendent la situation explosive : sur les 73 700 personnes détenues au 1er septembre 2023, près de 50 000 étaient entassées dans des prisons où le taux moyen d’occupation était de 145 % ; 2 300 dormaient sur des matelas à même le sol, comme l’a dit notre collègue Philippe Juvin.
    Les situations de violence augmentent à mesure que la dignité humaine disparaît. Trente-quatre associations, des syndicats, des parlementaires et des institutions comme le Conseil économique, social et environnemental (Cese) ou la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) demandent au Gouvernement de mettre en place un mécanisme qui contraigne les acteurs judiciaires et pénitentiaires à réguler la population carcérale. Ils le réclament eux-mêmes, aux côtés de tous les acteurs de terrain.
    En France, on enferme trop. Selon l’Observatoire international des prisons, la régulation carcérale d’urgence n’empêcherait pas les magistrats de continuer à rendre leurs décisions au cas par cas. D’autre part, l’expérience du covid a montré que la libération de détenus pouvait produire des effets rapides, à la mesure de l’urgence.
    Monsieur le ministre, en France, en 2024, il n’est plus possible d’accepter que des personnes condamnées soient détenues dans des conditions inhumaines.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je suis d’accord avec vous.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Allez-vous répondre favorablement aux acteurs de terrain qui demandent une régulation carcérale d’urgence ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Si je devais vous répondre rapidement, je dirais que je partage ce que vous dites au sujet des conditions indignes de détention. Il est assez rare que je partage vos positions, je le souligne pour l’occasion. (Mme Sandrine Rousseau sourit.) On ne peut qu’être d’accord avec cette position. Cela nous oblige, et cela explique que nous rénovions à tour de bras et que nous construisons comme jamais auparavant.
    Au fond, vous souhaiteriez que demain on annonce sortir 2 000 détenus de prison. Ce n’est pas si simple. La comparaison avec le covid n’est pas pertinente ; je rappelle que la situation était marquée par des risques réels, et qu’il y a eu des morts dans l’administration pénitentiaire, dans ce milieu de promiscuité. Mme Nicole Belloubet a fait ce qu’elle devait faire, et elle l’a bien fait.
    Aujourd’hui, si vous annoncez sortir tant ou tant de détenus, vous portez atteinte à l’autorité de la chose jugée et à l’indépendance de la justice. La situation est donc complexe. Je mets en place et j’essaye de promouvoir le travail pénitentiaire : des grâces liées à l’effort, les TIG, l’Arse et la libération sous contrainte. Je reconnais des insuffisances dans la mise en œuvre et j’ai alerté les procureurs sur cette question. Voilà des dispositifs qui me semblent plus conformes à nos principes. Pardon de m’exprimer avec familiarité, mais l’indépendance de la justice, je ne peux pas m’asseoir dessus. Elle existe, elle empêche que le garde des sceaux défasse ce que le juge a fait.
    Pour le reste, je ne doute pas de votre sincérité et suis comme vous sensible aux conditions indignes d’incarcération.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Sandrine Rousseau.

    Mme Sandrine Rousseau (Écolo-NUPES)

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    Je précise que tous les détenus ne sont pas soumis à l’autorité de la chose jugée : il y a des détenus qui ne sont pas encore jugés.
    En France, 31 % des personnes qui sortent de prison récidivent dans les douze mois, et nous n’avons jamais connu autant de surpopulation carcérale. Notre politique de plus en plus répressive, qui peine à mettre en œuvre des aménagements de peine, est manifestement inefficace. C’est pour interroger cette politique répressive inefficace et soumettre une piste de réflexion que je souhaite vous poser cette question : la justice restaurative propose un espace de parole aux victimes qui souhaitent trouver des réponses à leurs questions et se reconstruire, ainsi qu’aux auteurs d’agression qui peuvent entendre des paroles d’humain à humain.
    Elle ne vient pas en remplacement de la justice pénale – car la reconnaissance des faits est un prérequis –, mais en complément. En effet, si la justice pénale permet d’enquêter et de sanctionner, elle n’offre pas de cadre aux victimes. Elle se concentre sur la peine, alors que la justice restaurative se concentre sur les besoins. Les avantages sont nombreux : désengorgement des prisons, car cela limite les récidives ; aide aux victimes, pour comprendre et s’impliquer davantage dans le processus ; apaisement de la société, en favorisant le dialogue et la réinsertion sociale.
    La justice restaurative peine à se développer en France. La loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales a fixé un cadre légal, reconnu par le pénal. Toutefois, le programme reste peu développé : seulement cinquante-quatre personnes en ont bénéficié en 2021.
    À l’inverse, le Canada fait figure de pionnier en la matière. La justice restaurative s’y développe depuis trente ans, et elle est possible dans tout type de procédure. Les résultats sont impressionnants : on constate entre 25 et 35 % de récidives en moins si les personnes ont participé à la justice restaurative. La situation est similaire en Belgique et aux Pays-Bas.
    Avocats, magistrats comme victimes demandent plus de justice restaurative dans notre système. C’est un enjeu majeur pour la future aide aux victimes. Le changement culturel est en cours ; un film qui aborde le sujet est sorti en 2023. Êtes-vous prêt à accompagner ce changement ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Madame la députée, cela va devenir suspect, mais je suis encore d’accord avec vous – en partie, du moins (Mme Sandrine Rousseau sourit.) Lorsque j’ai parlé de l’autorité de la chose jugée, vous avez eu une réponse curieuse en me parlant des détentions provisoires. Pardon, mais on n’enferme pas les gens en détention provisoire par lettre de cachet ; c’est une décision qui relève du juge d’instruction. Si j’annonce libérer les personnes placées sous mandat de dépôt par un juge des libertés et de la détention, alors là ce sera la révolution – peut-être l’appelez-vous de vos vœux.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Ça, c’est un autre sujet… (Mme Sandrine Rousseau sourit.)

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je suis très favorable à la justice restaurative. Je connais bien les expériences conduites au Canada et en Belgique et je tiens à vous dire que nous avons déjà mis en place des dispositifs. Dans la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, que j’ai portée, il y a des dispositions visant à étendre la justice restaurative. Vous ne les avez pas votées.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Si, nous avons voté les dispositions portant sur la justice restaurative.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Vous me dites « y a qu’à, faut qu’on, faudrait ». Moi, je vous dis qu’on a proposé d’étendre la justice restaurative. J’y crois profondément et je n’ai pas fini de travailler sur le sujet. Je pense que c’est une façon d’apporter de l’apaisement aux victimes qui consentent à la justice restaurative – elle ne peut pas être obligatoire. C’est aussi une façon de lutter contre la récidive, je partage votre avis sur ce sujet. Vous n’avez pas été au rendez-vous des avancées que nous proposions.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Nous avons voté les avancées, monsieur le ministre.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Chacun assume ses responsabilités, madame Rousseau.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Marcellin Nadeau.

    M. Marcellin Nadeau (GDR)

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    Permettez-moi d’enfoncer le clou après ce qu’ont dit mes collègues de Guadeloupe. Cette semaine, lors du débat sur l’état de la psychiatrie en France, Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités a reconnu que la situation en outre-mer était marquée par la persistance des problèmes d’accès aux soins en milieu carcéral. Les UHSA et les UHSI y font cruellement défaut.
    Les responsables des soins psychiatriques du CHU de Fort-de-France et les représentants syndicaux du personnel pénitentiaire de Martinique relèvent une discrimination structurelle entre la France hexagonale et les outre-mer ; ils réclament qu’on la comble. Ils ont eu l’occasion d’exprimer leur inquiétude face à l’évolution exponentielle des jeunes en situation psychologique critique au sein de leur établissement, notant une augmentation de seize à soixante-trois patients, avant et après la crise du covid. Or, ils ne disposent que de quinze lits d’accueil.
    Vous connaissez les causes de cette explosion : le trafic de stupéfiants, les effets de la crise de covid-19, la misère et la pauvreté inhérentes à nos territoires. Mais le plus grave, c’est que la demande des milieux pénitentiaires rejoint des personnels de santé, des magistrats et des avocats, qui tous réclament une prise en charge digne de ces patients – une demande restée sans réponse à ce jour. Pour répondre à ce besoin, nous demandons la création en Martinique, comme dans les autres territoires ultramarins, d’une UHSI et d’une UHSA qui seraient, en l’espèce, adossées à l’unité pour malades difficiles (UMD) interrégionale, compétente à la fois pour la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane.
    De même, pour la sécurité de nos centres pénitentiaires, nous pensons nécessaire d’implanter dans nos territoires une Eris, ainsi qu’un pôle de rattachement des extractions judiciaires (Prej) pour les transferts sanitaires ou judiciaires, autant de structures réclamées avec insistance par les professionnels.
    À l’instar de Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités, pouvez-vous, monsieur le ministre, vous engager, pour ce qui vous concerne, à mobiliser les voies et moyens de telles structures ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Prétendre que tout a déjà été fait serait d’une insupportable prétention – si tel était le cas, nous n’aurions plus besoin de ministres –, mais nous ne sommes pas restés inactifs. Après avoir évoqué les avancées en Guadeloupe, à Mayotte et en Guyane, laissez-moi vous présenter celles intervenues en Martinique. Tout d’abord, j’ai posé la première pierre du futur centre pénitentiaire de Ducos. Pour les raisons que j’évoquais précédemment, et qui tiennent aux conclusions d’un rapport conjoint de l’Igas et de l’IGJ sur la nécessité d’atteindre une taille critique pour les instaurer, je ne peux hélas vous annoncer la création d’UHSI ou d’UHSA. Néanmoins, huit chambres sécurisées permettent désormais la prise en charge des détenus présentant des troubles psychiatriques.
    S’agissant de la délinquance, j’ai renforcé la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Fort-de-France lors d’un récent déplacement, et un poste de magistrat de liaison a été créé, qui sera basé à Sainte-Lucie. Pour faire face au trafic d’armes et de stupéfiants, nous avons créé l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), dont les missions sont de saisir puis confisquer les avoirs criminels, qui peuvent ensuite parfois être distribués. Comme vous le savez, cette structure dispose en Martinique d’une antenne qui fonctionne parfaitement.
    Enfin, s’agissant de l’aide à la justice, j’ai annoncé fin août la création de vingt-six postes d’ici à 2027 – onze postes de magistrat, six de greffier et neuf d’attaché de justice.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Tematai Le Gayic.

    M. Tematai Le Gayic (GDR-NUPES)

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    Disposant de seulement deux minutes pour un sujet aussi important, je vais tenter d’être à la fois concis et précis.
    Pour avoir visité la plupart des prisons de Polynésie, qui se situent sur trois îles différentes, je tiens tout d’abord à remercier tout le personnel pénitentiaire – personnels administratifs comme gardiens de prison –, mais aussi tous les jeunes d’outre-mer qui s’engagent dans ces métiers.
    Vous avez assuré à tous les députés, monsieur le ministre, être sensible à la question des conditions de détention. Avez-vous une feuille de route s’agissant de la prison de Faa’a Nuutania ?
    Par ailleurs, je ne peux que rendre hommage au travail mené à l’intérieur des prisons en faveur de la réinsertion professionnelle, qui présente une spécificité en Polynésie, puisque plusieurs prisons proposent la pratique de l’agriculture – un élément important lorsque l’on sait le lien viscéral des Océaniens, Kanaks et Polynésiens, à la terre. Mais les dispositifs de réinsertion y présentent des limites. En effet, certains détenus disposant d’une réduction de peine, par exemple, ne peuvent rentrer dans leur île, car, faute de moyens – je pense notamment à l’absence de gendarmerie –, l’administration pénitentiaire ne peut y assurer de suivi de leur réinsertion. C’est un sujet sur lequel nous aimerions travailler.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. le garde des sceaux.

    M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux

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    Je vous le concède, il est très compliqué d’être concis s’agissant de questions aussi complexes ; à quelques secondes près, vous y êtes parvenu, et je vais également m’y employer.
    La Polynésie, qui n’est pas concernée par le plan « 15 000 places de prison », dispose de quatre établissements : deux de taille réduite – un aux Marquises et un dans les îles Sous-le-Vent –, le centre Tatutu de Papeari et celui de Faa’a Nuutania.
    S’agissant de la santé – une compétence qui, comme vous le savez, relève aussi des « lois du pays » –, la convention d’organisation concernant l’accès aux soins des détenus de Papeari, signée en 2017, a permis une amélioration des soins, et une unité de lutte contre la toxicomanie a été ouverte en 2020. En outre, des médecins interviennent évidemment de manière régulière à Faa’a.
    Pour mieux lutter contre la délinquance, la Polynésie a enfin été reliée au casier judiciaire national (CJN) en 2022, ce qui représente une avancée majeure. Par ailleurs, outre les quatre magistrats supplémentaires arrivés en septembre et les seize postes créés au greffe depuis 2018, j’ai annoncé fin août 2023 qu’au moins vingt-quatre postes seraient créés d’ici à 2027 – quatre postes de magistrat, treize de greffier et sept d’attaché de justice. Par ailleurs, plus de 500 mineurs délinquants sont suivis par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
    Enfin, le Conseil de l’accès au droit de la Polynésie française (CADPF), créé en 2022, facilite l’accès des citoyens polynésiens aux informations utiles sur leurs droits.

    Mme la présidente

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    La séance de questions est terminée. Merci à tous d’avoir respecté les temps de parole décidés en conférence des présidents. Après une suspension d’environ quinze minutes, la séance sera reprise en salle Lamartine pour le débat sur le thème : « Essais nucléaires en Polynésie française : indemnisation des victimes directes, indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales ».

    Suspension et reprise de la séance

    Mme la présidente

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    La séance est suspendue.

    (La séance, suspendue à dix heures vingt, est reprise à dix heures trente-cinq.)

    Mme la présidente

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    La séance est reprise.

    2. Essais nucléaires en Polynésie française : indemnisation des victimes directes, indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales

    Mme la présidente

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    L’ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Essais nucléaires en Polynésie française : indemnisation des victimes directes, indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales ».
    Ce débat a été demandé par le groupe Gauche démocrate et républicaine-NUPES. À la demande de ce dernier, il se tient en salle Lamartine, afin que des personnalités extérieures puissent être interrogées. La conférence des présidents a décidé d’organiser ce débat en deux parties. Nous commencerons par une table ronde en présence de personnalités invitées, d’une durée d’une heure. Deux invités seront entendus à titre exceptionnel en visioconférence car ils résident, l’un en Polynésie française, l’autre aux États-Unis. Nous procéderons ensuite, après avoir entendu une intervention liminaire du Gouvernement, à une nouvelle séquence de questions-réponses, d’une durée d’une heure également. La durée des questions et des réponses sera limitée à deux minutes, sans droit de réplique.
    Pour la première phase du débat, je souhaite la bienvenue à Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’association 193, à maître Cécile Labrunie, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans la défense des victimes de dommages corporels, et à M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur, membre du programme Sciences & Global Security de l’université de Princeton. Je vais maintenant donner la parole à chacun de nos invités, pour une intervention d’environ cinq minutes.
    La parole est à Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’association 193.

    Mme Léna Normand, première vice-présidente de l’association 193

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    « Vérité », « transparence », « meilleure indemnisation des victimes », « en finir avec le pacte du mensonge » : tels étaient les propos du Président de la République Emmanuel Macron lors d’un déplacement en Polynésie, en juillet 2021. Mais de quelle vérité et de quelle transparence parlait-il, alors que les archives les plus attendues par le peuple maohi, celles qui lui permettraient de comprendre ce qui lui arrive, à lui et à sa descendance, sur le plan sanitaire, ne sont pas déclassifiées ? La vérité, celle que dénonce l’association 193 dont je suis la porte-parole aujourd’hui, est qu’il n’y a pas une seule famille en Polynésie qui n’ait pas au moins un proche malade ou décédé d’un cancer : parents, grands-parents, conjoints, frères, sœurs, enfants…
    La vérité est que le bilan sanitaire des cancers en Polynésie est alarmant : chaque année, on y dénombre près de 1 000 nouveaux cas, dont 600 sont listés radio-induits, sur une population de 280 000 habitants. La voilà, la vérité ! Un héritage empoisonné, laissé par l’État français au peuple maohi et à sa descendance. Rejeter 50 % des demandes d’indemnisation des populations civiles, cela constitue-t-il une « meilleure indemnisation des victimes » ? Et encore, ce ratio n’intègre pas les rejets systématiques par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) des dossiers postérieurs à 1974, date à partir de laquelle les essais nucléaires ont été souterrains.
    Parce que pendant longtemps, seules les victimes que sont les anciens travailleurs de Mururoa et Fangataufa ont été prises en compte, l’association 193 a été créée et accompagne dans leurs démarches de demande d’indemnisation toutes les populations des cinq archipels : Gambier, Tuamotu, Marquises, Australes, Société. Depuis 2017, ce sont ainsi plus de 600 familles que l’association 193 accompagne bénévolement, à chaque étape de la demande d’indemnisation. Or, si les demandeurs, victimes et défunts par la voix de leurs ayants droit, répondent aux trois conditions légales de temps, de lieu et de maladie, la moitié d’entre eux se voient refuser la reconnaissance de victimes et l’indemnisation, à cause du critère du « 1 millisievert » (1 mSv).
    Ce seuil du « 1 mSv » est le point de blocage, dont l’association 193 demande la suppression. Que le Président de la République fasse supprimer ce « 1 mSv » de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, dite loi Morin : peut-être alors sera-t-il audible quand il prétend souhaiter une meilleure indemnisation des victimes. Alors qu’il clame vouloir en finir avec le pacte du mensonge, il est plus que temps que l’État demande pardon au peuple maohi et assume sa responsabilité dans les conséquences de ses 193 essais nucléaires.
    Mesdames et messieurs les députés, toute la Polynésie a été contaminée. Aussi, opposer ce seuil dosimétrique du « 1 mSv » au peuple maohi est une énième insulte à son égard, d’autant plus que les chiffres ont été minimisés. On peut citer le rapport du docteur Millon du 10 juillet 1966, alors aux îles Gambier : « Il sera peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels, de façon à ne pas perdre la confiance de la population qui se rendrait compte que quelque chose lui a été caché dès le premier tir ». De même, on peut saluer les révélations faites par Sébastien Philippe et Tomas Statius dans leur ouvrage Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, en une démarche ô combien utile dans cette quête de la vérité.
    Pour conclure, l’association 193 réclame la suppression du « 1 mSv » et de l’échéance calendaire imposée aux ayants droit fixée au 31 décembre 2024, le remboursement de l’ensemble des frais de soins et frais annexes supportés par la caisse de prévoyance sociale au titre des maladies radio-induites, ainsi que la réalisation d’études sur les maladies transgénérationnelles – conditionnée par la restitution des registres de cancers détenus par l’armée. Mesdames et messieurs les législateurs, vous savez comme nous qu’un texte de loi se fait et se défait. Je vous remercie pour votre attention.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur.

    M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur

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    Mon intervention se focalise sur la méthodologie et les données retenues par le Civen pour renverser la présomption de causalité pour les personnes résidant en Polynésie française dans la période des essais nucléaires aériens de 1966 à 1974, notamment sur l’île de Tahiti à l’époque de l’essai Centaure le 17 juillet 1974, et qui ont été ou sont victimes d’au moins une maladie reconnue comme ouvrant le droit à une indemnisation. Mes propos s’appuient sur un travail de recherche que j’ai mené depuis 2019 à l’université de Princeton, aux États-Unis, sur l’impact dosimétrique des essais nucléaires français en Polynésie, et qui a fait l’objet d’une publication scientifique dans une revue à comité de lecture et d’un ouvrage, Toxique, coécrit avec Tomas Statius et publié en 2021 aux Presses universitaires de France.
    D’après sa méthodologie actuelle, le Civen doit renverser la présomption de causalité, établir que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. S’il ne le démontre pas, la demande d’indemnisation doit être acceptée. Le Civen affirme adopter cette méthodologie pour toujours privilégier l’approche qui permet de garantir que la limite de dose n’a pas été dépassée. Mes travaux montrent que ce n’est pas le cas. Pour la période des essais atmosphériques, le Civen utilise des estimations de doses efficaces produites par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) pour évaluer les doses potentiellement reçues par les personnes résidant en Polynésie française en dehors des sites des centres d’expérimentation du Pacifique. Selon le Civen, l’ensemble de ces doses figure sous forme de tables dans une étude du CEA de 2006, dont la méthodologie et les résultats ont été validés par un groupe de travail international missionné par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
    Cette affirmation est pourtant erronée. Bien que les experts internationaux se soient exprimés d’un point de vue qualitatif sur la méthodologie suivie par le CEA dans ses calculs de doses, ils n’ont en aucun cas pu valider les résultats de ces études, notamment les estimations des doses efficaces reçues par les populations.
    La raison est simple : lorsque le groupe d’experts a étudié les travaux du CEA en 2010, les archives sur lesquelles se fondaient les calculs de doses étaient encore classifiées. De fait, les experts n’ont eu d’autre choix que de considérer que toutes les informations, toutes les données et tous les calculs fournis étaient corrects. Les archives n’ont été partiellement déclassifiées qu’en 2013, trois ans après l’évaluation des experts. À ma connaissance, le Civen n’a jamais vérifié, de manière indépendante, les données employées dans les calculs du CEA. Ses décisions se fondent donc sur des estimations qui n’ont pas pu être validées ou vérifiées en totalité selon les standards scientifiques internationaux, lesquels impliquent notamment que quiconque puisse reproduire les résultats et en vérifier la justesse.
    Les estimations de doses retenues par le Civen concernent principalement six essais aériens dont la France reconnaît qu’ils ont eu des retombées plus importantes que prévu, aux îles Gambier, dans l’atoll de Tureia et dans l’île de Tahiti. Pour les cinq essais aériens de l’archipel des Gambier et de l’atoll de Tureia, le CEA produit une fourchette de doses. S’agissant en revanche de l’essai Centaure, qui a touché l’île de Tahiti, le CEA avance trois doses différentes correspondant à trois zones distinctes. Selon lui, les habitants de la zone Pirae-Papeete ont reçu les doses les plus faibles. Cette zone concentre la majorité de la population qui était présente en Polynésie française lorsque les retombées radioactives de l’essai Centaure se sont fait sentir, soit environ 80 000 habitants en 1974. Aucune fourchette de doses ni aucun intervalle de confiance ou d’incertitude lié à la dose efficace n’ont été calculés par le CEA pour cette zone. L’estimation actuellement retenue par le Civen pour la région la plus peuplée de Tahiti est donc basse.
    En suivant la méthodologie du CEA et en utilisant de nouvelles données issues des documents déclassifiés en 2013, il est possible d’estimer la valeur haute de la fourchette des doses efficaces reçues par les habitants concernés. J’y ai procédé pour Tahiti ainsi que pour Moorea et pour les îles Sous-le-Vent. Les travaux que j’ai publiés en 2022 montrent que certaines erreurs ou omissions dans les valeurs sources retenues par le CEA – carences également relevées par des chercheurs de l’Inserm, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale – ont conduit à sous-estimer les doses potentiellement reçues par les résidents de la Polynésie française. Il ressort que les doses efficaces annuelles reçues par la population civile à la suite de l’essai Centaure ont pu atteindre 2,5 fois les valeurs estimées par le CEA. Par conséquent, toute personne résidant dans l’île de Tahiti, à Moorea ou dans les îles Sous-le-Vent en 1974 a pu recevoir une dose efficace supérieure au seuil d’indemnisation de 1 mSv. Cela représente environ 110 000 personnes, soit 90 % de la population de la Polynésie française à l’époque, dix fois plus que ce que suggère l’étude du CEA de 2006. Ces résultats sont publiés dans le détail et disponibles en accès libre ; ils peuvent être reproduits par quiconque, y compris par le Civen.

    Mme la présidente

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    La parole est à Maître Cécile Labrunie, avocate au barreau de Paris.

    Mme Cécile Labrunie, avocate au barreau de Paris

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    En préambule, je tiens à remercier Mme Reid Arbelot de m’avoir invitée à m’exprimer sur un sujet aussi sensible et multifacettes. Je suis avocate au sein du cabinet TTLA, qui accompagne des victimes de maladies professionnelles, de catastrophes sanitaires et plus largement de dommages corporels. En 2002, nous avons entamé un long combat aux côtés d’associations de victimes des essais nucléaires : l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) et l’association polynésienne Moruroa e tatou.
    Depuis la création d’un système spécifique d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, et grâce aux réformes qui lui ont permis de mieux fonctionner, nous constatons une amélioration du droit à réparation, puisque le nombre de victimes indemnisées a substantiellement augmenté au cours des six dernières années. Toutefois, il subsiste de sérieuses difficultés quant à l’application du seuil de 1 mSv et aux données sur lesquelles le Civen se fonde pour refuser des indemnisations. Par ailleurs, la liste des maladies radio-induites doit être complétée, et les questions environnementales doivent être prises en considération. Enfin, les conséquences des essais sur la santé des descendants inquiètent parents et grands-parents.
    Ces questions complexes devraient être abordées devant la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, qui, je le rappelle, doit être réunie au moins deux fois par an par le Gouvernement pour suivre l’application de la loi du 5 janvier 2010 et en proposer des modifications éventuelles. Or cette commission ne s’est pas réunie depuis février 2021 – Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités nous fournira peut-être des informations à ce sujet dans la deuxième partie du débat.
    Il est en revanche un sujet qui n’a rien de complexe et qui nécessite une intervention rapide du législateur : les victimes par ricochet, que la loi du 5 janvier 2010 omet dans son article 1er. Il s’agit des proches d’un défunt ayant été reconnu victime des essais nucléaires ; il s’agit des veuves, des enfants, des petits-enfants, de celles et ceux qui ont perdu un époux, un père ou un grand-père des suites d’une maladie dont il a été admis qu’elle était radio-induite. Il s’agit de Mme M. et de son fils, dont l’époux et père respectif est décédé à l’âge de 34 ans d’un cancer du cerveau. Le tribunal administratif a reconnu en 2016 que ce cancer était imputable à son séjour sur les sites d’expérimentation, et a enjoint au Civen d’indemniser les préjudices subis personnellement par le défunt. Quant à Mme M. et à son fils, il n’est pas prévu d’indemniser leur préjudice moral et d’accompagnement, pas davantage que d’indemniser les conséquences matérielles de ce décès. Elle avait alors 31 ans, et son fils 8 ans ; aujourd’hui ce dernier a 54 ans et sa mère est âgée de 77 ans.
    Une telle situation est injuste pour celles et ceux qui ont défendu l’histoire de leur proche défunt, et qui se sont battus plusieurs années pour obtenir réparation des préjudices subis par ce dernier. Rappelons que tous les autres systèmes d’indemnisation visant à réparer des dommages collectifs prévoient non seulement l’indemnisation intégrale des préjudices subis directement par la victime, mais également l’indemnisation des préjudices subis par ricochet par ses ayants droit en cas de décès. C’est ainsi que fonctionne le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva).
    Le cancer du poumon est multifactoriel ; il peut être la conséquence de l’inhalation de poussière d’amiante ou d’une exposition à des rayonnements ionisants. Or il n’est pas appréhendé de la même façon par le Fiva et le Civen. Prenons le cas de Mme A., qui saisit le Fiva car son époux, exposé à l’amiante, est décédé d’un cancer du poumon. Le Fiva propose d’indemniser les préjudices subis de son vivant par le défunt et les préjudices personnels subis par sa veuve. Prenons maintenant Mme B., qui saisit le Civen car son époux est décédé d’un cancer du poumon après avoir été exposé aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français. Le Civen reconnaît que ce cancer est imputable à l’exposition, mais n’indemnise que les préjudices subis par le défunt de son vivant. L’accompagnement de fin de vie, le préjudice moral, le deuil et le bouleversement du foyer ne sont ni reconnus ni indemnisés.
    La loi a oublié les familles endeuillées : il est temps d’y remédier. La réparation intégrale des préjudices doit être étendue aux ayants droit des personnes décédées d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, tant en leur nom propre qu’au titre de l’action successorale. C’est en ces termes que je vous propose de prévoir une nouvelle rédaction de l’article 1er de la loi du 5 janvier 2010. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d’accepter de relayer la voix des familles de victimes des essais nucléaires.

    Mme la présidente

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    Nous en venons aux questions. La parole est à Mme Mereana Reid Arbelot pour la première d’entre elles, le groupe Gauche démocrate et républicaine-NUPES étant à l’initiative du présent débat.

    Mme Mereana Reid Arbelot (GDR-NUPES)

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    Madame la présidente, chers collègues, ia ora na – bonjour à tous. Je tiens à remercier le groupe GDR-NUPES, auquel j’appartiens, et les présidents des autres groupes parlementaires d’avoir permis la tenue de ce débat. J’adresse également mes remerciements les plus chaleureux aux intervenants, en particulier à Mme Normand, qui nous fait l’honneur de sa participation malgré l’heure tardive en Polynésie, et à M. Philippe, qui se joint à nous depuis New York où il est cinq heures du matin. Je remercie enfin Maître Labrunie et mes collègues pour l’intérêt qu’ils portent à ce pan de l’histoire de France.
    Ma question s’adresse à Sébastien Philippe : la communauté scientifique nationale et internationale a-t-elle formulé des retours après la publication de vos travaux scientifiques et de votre livre Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, paru aux Presses universitaires de France ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    La première partie mes travaux a été publiée en 2020, avant la parution du livre que j’ai coécrit avec Tomas Statius, tandis que la partie scientifique, qui détaille les calculs et la méthodologie, est parue en 2022 dans une revue scientifique à comité de lecture, ce qui veut dire qu’elle a été évaluée par des pairs de manière anonyme. Tous ces éléments sont en accès libre. À compter de mars 2021, j’ai été invité à présenter mes travaux dans plusieurs établissements prestigieux : les universités de Harvard, Princeton et Columbia ainsi que le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Je les ai également exposés à l’Assemblée nationale dans le cadre d’une audition en juin 2021.
    Quant aux retours scientifiques auxquels ils ont donné lieu, un directeur de recherche de l’Inserm a récemment fait le lien entre nos travaux et ceux de son institut, notamment en ce qui concerne les données sources sur l’exposition à la contamination des populations polynésiennes – données qui nous ont conduits à revoir les estimations du CEA à la hausse. Ce directeur de recherche a indiqué que nos résultats étaient identiques à ceux de l’Inserm ; ce dernier a ainsi décelé les mêmes erreurs que nous. Cette question ne fait donc plus débat parmi la communauté scientifique, d’autant que les données considérées sont en accès libre.
    Nos travaux ont par ailleurs été récompensés : nous avons été finalistes du prix Albert Londres en 2021 en France, et avons reçu en 2022 le prix Sigma du meilleur journalisme de données dans le monde. Au-delà des journalistes, nos travaux ont été reconnus par la communauté académique, en France et aux États-Unis, comme un exemple de modèle hybride entre la recherche scientifique et le journalisme d’investigation. Ils ont donc bénéficié d’un bon accueil.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Sandrine Rousseau.

    Mme Sandrine Rousseau (Écolo-NUPES)

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    Des programmes de recherche font-ils l’objet de financements publics afin que des équipes pluridisciplinaires mesurent l’ampleur du phénomène ? En d’autres termes, l’État français a-t-il manifesté la volonté d’étudier les conséquences sur la santé de ses 193 essais nucléaires ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    À ma connaissance, l’Inserm, entre autres contributeurs, a publié les résultats d’une longue étude qui procède à des reconstructions dosimétriques et mesure la relation entre la fréquence des cancers de la thyroïde en Polynésie française et les essais nucléaires menés par la France.
    En revanche, les recherches que j’ai publiées en 2022 n’ont toujours pas donné lieu à une réponse scientifique de l’État français, contrairement aux promesses qu’il avait faites lors de la publication de l’enquête en 2021. Le CEA a certes publié un ouvrage d’un historien sur les essais nucléaires en Polynésie française, mais il ne s’agit pas là d’une contribution scientifique. À ce jour, l’État n’a donc produit aucune étude scientifique relative au lien entre essais nucléaires et pathologies cancéreuses, qui se pencherait notamment sur les incertitudes liées aux doses. Nous disposons uniquement de rapports du CEA, qui n’ont jamais été vérifiés par personne, et dont les données sources ne sont pas toutes disponibles en libre accès.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Nadège Abomangoli.

    Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES)

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    Je remercie notre collègue Mereana Reid Arbelot d’avoir organisé ce débat et les intervenants pour la qualité de leurs analyses et de leurs travaux.
    Monsieur Sébastien Philippe, le président Macron s’était engagé à déclassifier des milliers d’archives relatives aux essais nucléaires en Polynésie pour faciliter le travail des chercheurs. Où en sommes-nous ? Avez-vous reformulé des demandes et quelles ont été les réponses apportées ? Par ailleurs, existe-t-il des coopérations scientifiques et universitaires avec d’autres pays qui s’intéresseraient à ce sujet et, dans l’affirmative, à quel stade en sont-elles ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    Lorsque nous avons réalisé notre enquête avec Tomas Statius, de 2019 à 2021, moins de 300 documents avaient été partiellement déclassifiés en 2013, à la suite d’une décision de justice. Nous avons donc travaillé sur ces documents, tout comme l’a fait l’équipe de l’Inserm que j’ai déjà mentionnée, de manière indépendante.
    Désormais, près de 110 000 documents ont été rendus accessibles au public, dans un effort de transparence rarement observé sur ces questions sous la Ve République. Malheureusement, les archives disponibles sont encore loin d’être exhaustives, notamment en ce qui concerne les données nécessaires à une analyse indépendante des conséquences de plusieurs essais nucléaires français : je pense notamment à l’essai Sirius effectué en 1966, qui a aussi eu des répercussions sur l’île de Tahiti et sur lequel les rapports ne sont toujours pas disponibles.
    Toutes les institutions françaises n’ont pas joué le jeu de la déclassification. Le CEA n’a déclassifié que 400 documents ; la plupart soit portent sur des sujets techniques mineurs, tels que les ballons d’hélium utilisés pour porter les bombes qui ont été déclenchées au-dessus de Moruroa, soit sont datés de la période précédant celle des essais atmosphériques. Seulement quelque 0,5 % des documents rendus publics l’ont été par le CEA et il reste impossible de consulter la majorité de ses archives qui devraient pourtant être accessibles, en particulier celles ayant un lien direct avec les conséquences sanitaires, humaines et environnementales en Polynésie.
    C’est également le cas des archives du service de santé des armées (SSA) qui avait contribué à l’analyse de l’impact des essais atmosphériques en Polynésie, en effectuant des mesures sur les populations, en 1966, aux îles Gambier. Le SSA avait également, à l’époque, développé des méthodes de calcul afin d’étudier les doses reçues et il avait formulé des propositions visant à protéger la population. Malgré plusieurs demandes, je n’ai pas réussi à accéder à ces documents.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Christian Baptiste.

    M. Christian Baptiste (SOC)

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    Dans un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur le contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires, en particulier sur les effets des rayonnements ionisants sur la santé, présenté par le député Claude Birraux en 1999, il est spécifié, je cite, que « ce n’est pas parce qu’une dose reçue est inférieure au seuil que le tissu concerné ne subit aucun dommage… L’individu exposé n’est pas indemne ! »
    Pensez-vous, monsieur Philippe, que nous devrions abandonner la notion de seuil dans la législation, pour départager les demandes d’indemnisation ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    En effet, scientifiquement, il n’y a pas de seuil de radiation à partir duquel il n’y aurait aucun effet sur le corps. Le consensus international scientifique établit une relation linéaire entre les doses de radiation et le risque de développer certains cancers.
    D’après mes travaux, la méthodologie utilisée par le Civen a peu de sens, notamment en ce qui concerne les essais réalisés de 1966 à 1974, période au cours de laquelle la population polynésienne a été directement exposée à des doses estimées comme étant supérieures à 1 mSv – j’ai moi-même réévalué ces doses et d’autres le feront encore sans doute après moi. Il est quasiment impossible de démontrer que les personnes qui résidaient à Tahiti en 1974 n’ont pas reçu de doses supérieures à ce seuil. Par conséquent, toute personne qui développerait un cancer figurant sur la liste des cancers reconnus devrait bénéficier d’une indemnisation si elle résidait en Polynésie française pendant la période des essais atmosphériques ; en tout cas 90 à 95 % de cette population.
    Le seuil de 1 mSv est un seuil réglementaire, qui répond à un principe de limitation du code de la santé publique. Il se fonde sur des recommandations de la communauté scientifique internationale, dans le but de protéger le public. Dans l’esprit de ces recommandations, il s’applique aux situations d’exposition dans lesquelles les individus reçoivent des doses généralement planifiées, qui peuvent ne pas représenter un bénéfice direct pour eux, mais qui seraient bénéfiques pour la société. Est-il judicieux d’appliquer ce seuil aux expositions et aux contaminations du public à la suite des retombées radioactives produites par les essais nucléaires ? Ces essais n’ont certainement pas eu d’effets bénéfiques pour la santé des individus exposés ; y a-t-il eu un bénéfice pour la société polynésienne ou pour les gens sur place ? On peut en débattre, mais cette idée ne sera probablement jamais acceptée par les Polynésiens. Ce seuil de 1 mSv doit sans doute être repensé, notamment pour certaines périodes d’exposition forte du public, comme de 1966 à 1974.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Mereana Reid Arbelot.

    Mme Mereana Reid Arbelot (GDR)

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    Ma question s’adresse à Maître Labrunie. La loi Morin de 2010 permet la reconnaissance et l’indemnisation des victimes directes des essais nucléaires, mais ne prévoit pas la reconnaissance du préjudice moral, familial ou matériel subi par les proches des malades. Interrogé à plusieurs reprises sur ce point, le ministre des armées répond qu’il leur est possible de solliciter une réparation selon les règles du droit commun, à condition de démontrer l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre la pathologie ayant entraîné le décès de la victime et son exposition aux essais nucléaires. Qu’en est-il de ces recours ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Cécile Labrunie.

    Mme Cécile Labrunie

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    Malheureusement, la réponse du ministre n’est pas satisfaisante : non seulement elle ne correspond pas à l’esprit de la loi de 2010, issue d’un projet de loi présenté par le ministre de la défense de l’époque, Hervé Morin, qui était d’instaurer un système d’indemnisation « juste et efficace » et de mettre un terme à « de tristes batailles judiciaires », mais elle représente un affront au principe de réalité. Avant 2010, on imposait aux victimes de démontrer l’existence d’un lien direct et certain entre la pathologie et l’exposition aux essais, ce qui explique qu’aucune d’entre elles n’a été indemnisée. On a parlé de preuve impossible puisque, médicalement, il n’est pas possible de prouver avec certitude qu’une maladie a une origine unique, les cancers ayant souvent une origine multifactorielle. Le principe de présomption est donc le seul qui permettrait une juste réparation face à des cancers dont, je le répète, il est à ce jour impossible scientifiquement de déterminer l’origine unique et certaine.
    Le ministre a omis de mentionner une autre condition : que l’action ne soit pas considérée comme prescrite. D’ailleurs, les tribunaux administratifs de Strasbourg, de Bordeaux et de Lyon, saisis sur le fondement des règles de droit commun, et qui viennent de rendre leurs premiers jugements, ont estimé que les demandes étaient prescrites. Ils ont en effet considéré que le point de départ du délai de prescription courait de la date à laquelle les veuves, en l’occurrence, avaient formulé, il y a quelques années, une demande d’indemnisation auprès du Civen. Ces personnes, qui se sont vu ensuite opposer des refus et qui ont porté des recours devant des juridictions administratives, se sont battues pour les droits de leurs époux défunts. À l’époque, elles n’avaient même pas l’idée de se battre pour leur propre cause.
    Le tribunal administratif de Dijon, quant à lui, a rejeté les demandes au motif d’une absence de preuve de lien de causalité entre les préjudices dont il était demandé réparation et les essais nucléaires. Ce sont donc des procédures longues et incertaines. Les époux et les familles mériteraient de voir leurs préjudices reconnus, afin de tourner la page sur un contentieux qui a déjà été très lourd et pénible.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Tematai Le Gayic.

    M. Tematai Le Gayic (GDR-NUPES)

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    Ma question s’adresse à M. Sébastien Philippe. Lorsqu’il est question d’indemniser les victimes des essais nucléaires, on s’interroge souvent sur la culpabilité ou non de l’État français : savait-il qu’il y aurait des conséquences sanitaires pour le peuple maohi ? Il a fallu attendre 2010 pour qu’une loi prévoie d’indemniser les Polynésiens victimes des essais nucléaires, alors même que plusieurs événements dans l’histoire polynésienne ont montré que l’État était informé bien avant cette date : en 1958, le député polynésien Pouvanaa Oopa a été accusé à tort par l’État, puis emprisonné et déporté vers la France pendant dix ans ; en 1966, lorsque le président de Gaulle s’est déplacé en Polynésie, le successeur de ce député, John Teariki, avait prononcé un discours demandant au général d’arrêter les essais nucléaires et de les réaliser dans l’Hexagone – ce qui n’a pas été accepté ; des rapports de médecins, notamment à Tureia, ont été dissimulés pour que les populations sur place ne se rendent pas compte – Mme Léna Normand l’a rappelé – qu’elles étaient tous les jours contaminées par ces essais nucléaires.
    Souvenez-vous de la fameuse péripétie où le général de Gaulle devait se rendre à Mangavera le jour d’un tir, mais s’en est finalement abstenu, ayant été averti qu’il y aurait une pluie radioactive. Il est rentré à Tahiti sans prévenir la population, laquelle est restée et y a été exposée. D’après vos recherches, monsieur Philippe, l’État était-il au courant, aux moments des faits, des conséquences des essais nucléaires ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    L’État était bien au courant des conséquences possibles des essais nucléaires atmosphériques en Polynésie française. En 1966, le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires interdisant de procéder à des explosions nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique ou sous l’eau avait déjà été signé par le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Union soviétique. Ce traité répondait à une demande de l’opinion internationale de cesser d’exposer les populations aux particules radioactives dispersées lors des explosions. Avant d’être conduits en Polynésie, les essais français menés en Algérie étaient d’ailleurs sous-terrains afin de limiter les retombées. Ainsi, quand les essais ont été déplacés en Polynésie française, l’État était au courant qu’il exposait les populations et il a décidé de mener ces essais en connaissance de cause. La première année notamment, il attendait de voir quelles seraient les réactions de l’opinion publique nationale et internationale pour éventuellement poursuivre les essais en l’absence d’opposition majeure.
    Dès le premier essai conduit en 1966 – je vous remercie d’avoir rappelé cet épisode –, la communauté qui vit aux îles Gambier, qui font partie des îles les plus proches de Mururoa, a été exposée à des retombées radioactives sans en avoir été informée. Les habitants attendaient la venue d’un ministre pour la célébration des premiers essais. Après le départ de celui-ci, on les a laissés poursuivre les festivités alors que les sols, les sources d’eau potable et les aliments étaient contaminés. En 1966, un médecin militaire a recommandé dans un rapport de minimiser les chiffres pour ne pas perdre la confiance de la population et éviter qu’elle ne se rende compte qu’il y avait eu un raté dès le départ.
    En 1971, ce même médecin, alors chef du département chargé d’étudier la contamination des produits alimentaires en Polynésie française, a expliqué à la télévision qu’il n’y avait aucun problème et a prétendu que les aliments analysés par ses équipes étaient exempts de toute contamination. La même année, après l’essai Encelade, l’État a laissé pendant des semaines des familles de l’île de Tureia boire de l’eau de pluie contaminée par des éléments radioactifs alors que les services de contrôle de l’État mesuraient la contamination des sources d’eau potable et dosaient les éléments radioactifs dans la thyroïde des enfants de moins de 7 ans présents sur l’île. Nous disposons de la liste de ces personnes et, dans le cadre de notre enquête, nous avons retrouvé les membres de ces familles : même s’il ne s’agit pas d’une étude épidémiologique, beaucoup d’entre eux ont développé des cancers de la thyroïde. Donc l’État savait, avant et pendant la conduite des essais, et, aujourd’hui encore, il est au courant de cet héritage.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Bastien Lachaud.

    M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES)

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    Ma question, qui s’adresse également à M. Sébastien Philippe, porte sur les risques environnementaux, plus particulièrement sur les risques d’effondrement des atolls. En effet, à Mururoa, en 1979, un effondrement a provoqué un tsunami. Sur cet atoll, des aménagements ont été effectués pour prévenir le risque de submersion marine. Des installations très impressionnantes permettent aujourd’hui de mesurer les mouvements géologiques, grâce à des relevés quasiment permanents. Avez-vous eu accès à ces données ? Comment évaluez-vous le risque d’un effondrement anticipé des atolls de Mururoa et de Fangataufa ? D’après certaines études, ces effondrements pourraient se produire d’ici un ou deux siècles et non sur des échelles de temps géologiques, ce qui signifie qu’ils seraient la conséquence des essais souterrains. Comment analysez-vous ce phénomène ?

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Sébastien Philippe.

    M. Sébastien Philippe

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    Les essais souterrains consistent à faire exploser des engins nucléaires à une profondeur de l’ordre de 900 mètres ou 1 kilomètre sous le massif corallien de l’atoll. Ces essais, de par leur nombre – plus d’une centaine – et leur localisation, ont fracturé une partie de l’atoll de Mururoa. Les essais les plus puissants ont été à l’origine d’un effondrement des falaises sous-marines autour de l’atoll, qui ont engendré des vagues, susceptibles de submerger l’atoll de Mururoa et ceux environnants. La communauté de Tureia, la plus proche – celle qu’on a laissée boire de l’eau contaminée aux produits de fission –, est la plus exposée au risque d’effondrement. En effet, l’altitude de cet atoll est très proche du niveau de la mer. D’après les calculs disponibles, dans le pire des cas, il pourrait y avoir une vague de quelques mètres, ce qui suffirait à inonder toute cette communauté, qui vit au niveau de l’eau.
    En outre, de la matière fissile est toujours emprisonnée dans l’atoll. On ignore si, en cas d’effondrement, une partie serait libérée dans l’environnement. Cela dépendrait des circonstances de l’événement. Le système de contrôle, qui semble solide sur le plan scientifique, montre que les déplacements sont actuellement très faibles, voire inexistants. Toutefois, il est impossible de prédire le risque sismique : on peut surveiller les mouvements et essayer d’anticiper dans quelle direction ils évolueront, mais on ne peut pas prévoir le point de rupture.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Mereana Reid Arbelot.

    Mme Mereana Reid Arbelot (GDR-NUPES)

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    Ma question s’adresse à Mme Léna Normand. Quels sont les principaux obstacles rencontrés par les victimes qui souhaitent demander réparation ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Léna Normand.

    Mme Léna Normand

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    Je vous remercie pour votre question et surtout pour votre initiative.
    Comme je l’ai indiqué, le principal point de blocage est le seuil de 1 mSv, mais la période de séjour pose des difficultés également. En effet, alors que la loi prévoit que le requérant doit avoir séjourné en Polynésie française entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998, le Civen rejette systématiquement les demandes de réparation quand le séjour est postérieur à 1975, ce qui correspond à la fin de la période atmosphérique. Même si je comprends bien que pour la période atmosphérique, les retombées sont directes – et là le Civen oppose malheureusement le seuil de 1 mSv –, la date du 31 décembre 1998 figure dans la loi. Il est parfois affirmé que cette période de 1975 à 1998 profiterait davantage aux anciens travailleurs. Mais qu’en est-il de la population résidente ? On nous a promis d’arrêter le mensonge. N’est-ce pas un faux-semblant que de faire croire à la population que l’État veut bien indemniser les personnes pour toute la période pendant laquelle il a réalisé ces essais alors que ce n’est pas le cas ? Des populations sont oubliées.
    Ensuite, lors de la phase d’expertise préalable à une indemnisation, les experts s’appuient sur la nomenclature Dintilhac afin d’évaluer les préjudices. D’après cette nomenclature, le décès ne constitue pas un préjudice. Ce n’est pas normal. Quand on pose la question, on nous répond que la loi fait référence aux personnes souffrant d’une maladie. Mon argument rejoint ici celui de Maître Labrunie au sujet des victimes par ricochet. Lorsque la personne est décédée, les ayants droit peuvent formuler une demande, mais les préjudices pris en compte sont ceux subis par le malade de son vivant. Dès lors que la personne est décédée, la situation n’est pas considérée comme constitutive d’un préjudice. Ce n’est pas normal : le décès est le pire des préjudices, et les malades laissent parfois des enfants derrière eux.
    Enfin, la loi fixe une échéance au 31 décembre 2024 pour les personnes décédées avant le 28 décembre 2018 – soit avant l’insertion dans la loi du seuil de 1 mSv. Pour les victimes décédées après cette date, les ayants droit disposent de six ans pour formuler la demande. Or les données statistiques montrent que pour de très nombreux défunts, les ayants droit n’ont pas formulé de demande. On nous oppose des aspects budgétaires ; de nouveau, la Polynésie française doit se mobiliser et nous avons l’impression de quémander alors que c’est un dû. Les obstacles opposés au peuple maohi sont tellement nombreux. Que d’injustice ! Nous demandons par conséquent la suppression de la date butoir au 31 décembre 2024.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Christian Baptiste.

    M. Christian Baptiste (SOC)

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    Ma question s’adresse à Maître Labrunie. Comment le Civen démontre-t-il concrètement que le requérant a été exposé à une dose inférieure à 1 mSv par an ? Cette démarche vous semble-t-elle pertinente ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Cécile Labrunie.

    Mme Cécile Labrunie

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    Saisi d’une demande, le Civen utilise les données personnelles dont il dispose s’agissant des personnes concernées. Les salariés, les militaires et les appelés avaient bénéficié d’une surveillance médicale radiobiologique lors de leur séjour : port d’un dosimètre pour mesurer l’irradiation externe, anthropogammamétrie ou analyses des selles et des urines pour mesurer la contamination interne – inhalation de gaz et de poussières radioactives. En réalité, on trouve assez peu de données issues de ces examens spécifiques aux noms barbares dans les dossiers de militaires ou de salariés. Quant à la population, il n’y a pas de données individuelles du tout, car elle ne bénéficiait pas d’un suivi à l’époque.
    En l’absence de données individuelles, le Civen utilise des données collectives de dosimétrie d’ambiance et s’appuie sur les rapports dont il dispose, soit exclusivement le rapport du CEA.
    Selon le Civen, les données de ce rapport ont été « validées » par un rapport de l’AIEA. En réalité, comme l’a rappelé Sébastien Philippe, l’AIEA n’a pas validé les données mais uniquement la méthodologie employée. L’AIEA n’a pas eu les données en mains et n’a pu les vérifier ; elle est partie du principe que les données étaient exactes et a validé la façon dont elles ont été calculées. Or l’enquête de Sébastien Philippe et Tomas Statius remet précisément en question ce socle de données, ce qui induit des difficultés. Comment le Civen entend-il apporter la preuve que le demandeur ou la victime décédée ont été exposés à une dose inférieure à 1 mSv ? Les notions de preuve et de présomption sont importantes : la victime bénéficie d’une présomption d’exposition.

    Mme la présidente

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    Je vous demande de conclure car il nous faut respecter les temps de parole impartis. La parole est à Mme Sandrine Rousseau.

    Mme Sandrine Rousseau (Écolo-NUPES)

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    Ma question s’adresse à Mme Léna Normand. Les essais nucléaires ont occasionné des déchets qui sont entreposés dans le sable ou « océanisés », c’est-à-dire jetés dans l’océan. La population a-t-elle connaissance des lieux de stockage ? Pour les habitants des îles concernées, ce problème fait-il partie des préjudices susceptibles de donner lieu à une indemnisation ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Léna Normand.

    Mme Léna Normand

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    Ce sujet sensible est longtemps resté tabou : il ne fallait pas l’évoquer. La parole s’est libérée depuis peu. Les Polynésiens commencent à peine à connaître leur histoire, à savoir que des déchets ont été jetés à la mer, par exemple à Reao. Un travail d’information a débuté, notamment dans le système éducatif.
    En ce qui concerne l’indemnisation, ainsi que l’évoquait Maître Labrunie, le Civen se base sur la dose efficace qui se calcule de manière interne et externe. Sachant que le Polynésien se nourrit essentiellement des produits de la mer et de la terre, comment s’évalue cette dose ?
    Nous savons que des déchets de plutonium se trouvent à Reao, sous la dalle ; or le plutonium se conserve pendant des milliers d’années. Il y a un travail de sensibilisation à mener auprès de la population. Pendant longtemps, on nous a dit – et nous avons cru – que les essais étaient propres. À présent, il convient de tenir le discours inverse. Ce n’est pas simple, c’est pourquoi je remercie une fois encore Mme Reid Arbelot pour son initiative.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Marcellin Nadeau.

    M. Marcellin Nadeau (GDR-NUPES)

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    Je remercie également notre collègue Reid Arbelot pour son initiative. Quant à ma question, elle s’adresse à Mme Léna Normand.
    Le peuple maohi subit une profonde discrimination en matière de droit à la réparation. Le parallèle peut être fait avec les conséquences de l’exposition au chlordécone aux Antilles ou au mercure en Guyane. Avez-vous envisagé que ces luttes convergent ? La convergence des actions des différents peuples et collectifs concernés serait-elle, selon vous, de nature à renforcer leur efficacité ?

    Mme Léna Normand

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    Toutes les voies doivent être explorées pour que justice soit rendue et que les victimes soient indemnisées, en premier lieu celle ouverte par la loi Morin – même si, on l’a dit, ce texte est imparfait. Les recours ouverts sur son fondement sont des recours de plein contentieux devant le juge administratif, mais nous avons été approchés pour mener une action civile, sur le modèle de celle menée pour les victimes du chlordécone. Pourquoi pas, mais le combat pour faire reconnaître le droit à l’indemnisation des victimes sur la base de la loi existante est déjà très laborieux. D’autres voies sont possibles, mais nous ne les avons pas empruntées pour le moment.

    Mme la présidente

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    Je remercie tous les invités pour leur participation à nos travaux.

    Suspension et reprise de la séance

    Mme la présidente

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    La séance est suspendue.

    (La séance, suspendue à onze heures trente-cinq, est reprise à onze heures quarante.)

    Mme la présidente

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    La séance est reprise.
    La parole est à Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités.

    Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités

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    Je vous remercie d’avoir pris l’initiative de ce débat parlementaire qui place, dès mon arrivée au ministère, l’enjeu des conséquences des 193 essais nucléaires français au premier plan de mes préoccupations. Comme différents gouvernements l’ont fait à plusieurs reprises depuis 1997, je tiens à souligner les enjeux majeurs auxquels les essais nucléaires passés nous confrontent collectivement : l’indépendance, l’économie, l’environnement d’un territoire ou encore la santé des vétérans et des populations. Ministre du travail, des solidarités et de la santé, je m’exprime devant vous sur ce qui relève de mon champ de compétences, même si d’autres ministères sont concernés, notamment pour les mesures de reconnaissance mémorielle.
    Ce sujet est précis et complexe par sa profondeur historique et par la variété des conséquences de ces essais sur la santé publique, l’environnement mais surtout sur chaque famille, chaque femme, chaque homme, chaque enfant concerné.
    Je connais l’engagement de longue date des députés polynésiens, notamment le vôtre, madame Reid Arbelot, messieurs Chailloux et Le Gayic – vous vous placez dans la lignée de vos prédécesseurs, en particulier de M. Moetai Brotherson, aujourd’hui chef du gouvernement de la Polynésie française –, mais aussi celui de Mmes Maina Sage et Nicole Sanquer, sous la précédente législature, sans oublier les sénateurs Lana Tetuanui et Teva Rohfritsch, membre du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI).
    Cet engagement est justifié, tout comme est légitime le débat auquel je suis heureuse de participer pour répondre à vos questions, en toute transparence, et pour réaffirmer l’attention que mon ministère et l’ensemble du Gouvernement portent à la juste indemnisation des citoyens touchés, directement ou indirectement, par les essais. Je me place dans la droite ligne de la loi Morin et des engagements pris par le Président de la République lors de sa visite officielle en Polynésie en juillet 2021.
    La loi Morin fixe le cadre d’indemnisation des victimes des essais menés par la France entre 1966 et 1996 sur votre archipel. Cette loi-cadre a mis en place une commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, qui peut être consultée sur le suivi de l’application de la loi et sur la modification éventuelle de la liste des maladies radio-induites. La dernière réunion de cette instance remonte à 2021, ce qui est insatisfaisant. De même que le rôle de contrôle des assemblées est essentiel à la démocratie – dès ma prise de fonction, j’ai tenu à me présenter devant vous, aujourd’hui –, le rôle de cette commission est fondamental et la voix de ses membres doit être entendue plus régulièrement. Il s’agit d’une de vos revendications, également mise en avant par les autorités locales polynésiennes. En responsabilité, je prends l’engagement de réunir cette commission dans le courant du premier trimestre 2024.
    Je m’engage également à suivre la mise en œuvre de l’engagement pris en 2021 par le Président de la République : l’État doit rembourser à la caisse de prévoyance sociale (CPS) de Polynésie française les soins de santé dispensés aux assurés du régime polynésien. La logique de cette annonce, à laquelle je souscris, est celle d’un Gouvernement qui assume ses responsabilités. Le poids financier de l’indemnisation des victimes des conséquences des essais nucléaires français ne doit pas être supporté par les caisses locales polynésiennes. Je tiens à vous rassurer sur l’avancée des travaux tendant à rendre cette mesure opérationnelle : le principe est acté et des discussions techniques ont lieu au niveau interministériel, en lien étroit avec les autorités polynésiennes.
    Pour évaluer l’impact des essais sur la santé, il convient de le caractériser et, pour ce faire, de disposer de données scientifiques. Or l’état des connaissances scientifiques a beaucoup progressé ces dernières années grâce à plusieurs expertises sollicitées par les autorités. Parmi elles, figure le rapport de l’Inserm sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires sur la population de Polynésie française, publié en 2021, qui analyse plus de 1 200 publications et fait l’objet de nombreuses communications. On peut également citer le suivi épidémiologique de la cohorte des vétérans qui avaient été présents sur les sites d’expérimentation nucléaire de la France dans le Pacifique et qui avaient bénéficié d’une surveillance dosimétrique.
    Ces expertises profitent à la communauté scientifique mais – et c’est essentiel – s’accompagnent aussi d’une communication transparente et adaptée des connaissances acquises à la population elle-même, à ses représentants et aux professionnels de santé qui constituent des relais essentiels pour faciliter le processus d’indemnisation mis en place et pour lever les freins éventuels aux demandes.
    Enfin, ce dossier me conforte dans ma volonté d’accorder une priorité à la prévention, en particulier à la santé-environnement. Je ne conçois la santé que comme un capital global à préserver, notamment face aux risques liés à l’environnement qui ont un impact sur la santé. Nos indicateurs de santé publique doivent être améliorés. L’espérance de vie en bonne santé diminue tandis que la mortalité infantile à la naissance augmente. Le ministère du travail, de la santé et des solidarités sera aussi celui de la prévention. Une bonne prévention en santé dans notre vie quotidienne – qu’il s’agisse de notre alimentation, de notre éducation à la santé ou encore du travail –, ce sont des milliers de maladies mortelles évitées, des millions d’euros d’économies et une société du mieux-être et du soin pour tous. Je m’assurerai que la prévention en santé soit bien prise en considération dans toutes nos politiques publiques. La prévention sera l’affaire de tous : l’ensemble des acteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux, les préfets de région, les ARS – les agences régionales de santé –, les collectivités locales ainsi que les associations.
    Avant de répondre aux questions des différents orateurs, je tiens à préciser – c’est mon deuxième engagement – que je serai attentive, à votre écoute et investie dans l’avancée des travaux afin que l’engagement du Président de la République se concrétise dans les meilleurs délais et de la manière la plus juste qui soit.

    Mme la présidente

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    Nous en venons aux questions. Je rappelle que la durée des questions, ainsi que celle des réponses, est limitée à deux minutes, sans droit de réplique.
    La parole est à Mme Mereana Reid Arbelot.

    Mme Mereana Reid Arbelot (GDR-NUPES)

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    Madame la ministre, je vous remercie pour vos propos liminaires fort éclairants, notamment sur les engagements importants pris par le Président de la République en 2021. Je souhaite que notre attention se porte aujourd’hui sur les attentes réelles et concrètes des Polynésiens, qui restent d’actualité malgré les mesures que vous avez évoquées.
    Le général de Gaulle a rappelé à maintes reprises le service rendu par la Polynésie à la France pour faire de celle-ci une nation aux mains libres, en la dotant de la dissuasion pour nous assurer la paix. En 2021, le président Macron a dit à Papeete : « […] l’argent dont je parle, c’est l’argent du contribuable. L’argent du contribuable, c’est le nôtre à tous. […] j’assume cette solidarité compte tenu de notre histoire. C’est un devoir parce qu’il y a une dette. »
    Depuis 1977, soit dix ans après le premier essai nucléaire, la compétence de la santé est transférée à la Polynésie. La CPS supporte seule les frais médicaux de toutes les personnes présentes en Polynésie. La loi Morin dresse une liste de vingt-trois maladies, 12 500 personnes ayant été touchées par une ou plusieurs d’entre elles. Le coût des soins pour ces victimes est estimé à 838 millions d’euros et continue d’augmenter, atteignant 67 000 euros par victime en moyenne. Le Civen a reconnu 400 victimes sur 12 500 et l’État propose de rembourser la CPS à hauteur de 400 fois 67 000 euros, considérant qu’on ne peut imputer tous les cancers polynésiens aux essais nucléaires.
    La déclassification des documents, certes encore modeste mais inédite sous la Ve République, et les avancées scientifiques démontrent que les critères et les justifications de rejet du Civen sont très discutables. L’État a infligé à la population de Polynésie une exposition aux radiations ionisantes et à tout l’environnement polynésien un épandage de particules radioactives contaminant îles, sols, rivières, lagons, récifs, coraux, océan, faune, flore, eau et nappe phréatique pendant des décennies.
    Le Gouvernement est-il prêt à reconnaître l’obsolescence de certains critères et la remise en cause des études sur lesquelles le Civen s’appuie pour rejeter ou valider des dossiers d’indemnisation ? Est-il prêt à reconnaître les progrès de la science ? Alors que l’État dépense 1,2 milliard d’euros d’argent public dans l’assainissement de la Seine pour les Jeux olympiques de Paris, pourrait-il assainir la dette des frais médicaux, liés à la bombe, payée par les Polynésiens ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Vous venez de rappeler l’engagement pris par le Président de la République en 2021, notamment la volonté d’accéder à la demande, formulée par les autorités polynésiennes, de remboursement des dépenses de santé engagées par la caisse de prévoyance sociale pour les malades atteints d’une pathologie – un cancer – causée par les essais nucléaires et ayant bénéficié d’une décision d’indemnisation par le Civen.
    Mes services et ceux de la CNAM – la Caisse nationale de l’assurance maladie – ont déjà commencé à travailler, en lien avec la CPS, à la définition des bases techniques d’une mise en œuvre opérationnelle. En mai dernier, comme vous venez de la rappeler, la CPS a procédé à une première évaluation du montant de l’indemnisation et l’a transmis à la CNAM afin que celle-ci puisse émettre un avis sur ce niveau d’indemnisation. Nous devrions parvenir à stabiliser le montant forfaitaire pris en charge et à formaliser une convention entre le gouvernement de la Polynésie française et le gouvernement français.
    La déclassification des archives relevant du secret-défense fait également l’objet d’un engagement du Président de la République ; 13 000 documents ont été déclassifiés à ce jour. C’est une des questions importantes sur lesquelles nous devrons commencer à travailler ensemble.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Max Mathiasin.

    M. Max Mathiasin (LIOT)

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    En tant que Guadeloupéen, je ne suis pas un fin connaisseur du drame vécu en Polynésie à la suite des essais nucléaires. Mais mon territoire, lui aussi ultramarin, a également subi un choc – peut-être de moindre importance selon la façon dont on l’évalue – au moment de la crise du chlordécone. Autorisé aux Antilles jusqu’en 1993, ce produit n’était plus utilisé depuis longtemps dans l’Hexagone, où il avait été interdit. Lorsque, quelques années, plus tôt, un drame lié au chlordécone était survenu aux États-Unis, les autorités américaines n’avaient pas tardé à indemniser les quelque 400 000 personnes touchées. Elles n’avaient pas tergiversé, ne s’étaient pas lancées dans des recherches interminables sur les causes et les conséquences de l’incident.
    Nous, Guadeloupéens, sommes touchés par le drame vécu en Polynésie. Les habitants des outre-mer vivent tous sur des îles qui constituent la France – qu’elles se situent dans l’océan Pacifique, Atlantique ou Indien. Or le contexte géopolitique se caractérise par sa fragilité et nous sommes conscients que, dans le monde actuel, tout peut arriver. Nous sommes en France, qui se veut pays de la liberté. Puisque vous venez d’être nommée ministre du travail, de la santé et des solidarités, il serait temps que vous apportiez des réponses rapides à toutes ces questions pour que, l’an prochain, nous ne soyons pas obligés d’avoir de nouveau ce débat. Je rappelle que cette situation est connue dans le monde entier à travers les émissions de télévision et qu’elle ne fait pas honneur à la France.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Si j’ai bien compris votre question, vous attendez de moi que je vous réponde à la fois sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie – le débat qui nous occupe aujourd’hui – et sur la crise du chlordécone.

    M. Max Mathiasin

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    Non ! J’établissais simplement un parallèle entre les deux !

    Mme la présidente

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    Monsieur le député, notre débat ne prévoit pas de droit de réplique.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Je vous remercie de rappeler que j’ai été nommée à ce poste il y a exactement une semaine, ce qui me permet de travailler avec vous sur ces questions.
    Nous aurons l’occasion de revenir sur les conséquences des essais nucléaires. La crise du chlordécone constitue également une priorité du Gouvernement. Je l’affirme avec d’autant plus de force que l’ancienne parlementaire que je suis a travaillé sur cette question avec l’un de vos anciens collègues, Serge Letchimy, un des parlementaires très engagés dans ce dossier.
    Je peux vous assurer que je suivrai de près, en lien avec les élus de la Guadeloupe – comme vous – mais aussi de la Martinique, le déploiement de la stratégie en cours. Ambitieuse, celle-ci couvre tous les champs concernés, aussi bien l’environnement que la santé et l’agriculture. Ce dossier figure évidemment sur ma feuille de route.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Guillaume Vuilletet.

    M. Guillaume Vuilletet (RE)

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    Tout d’abord, je précise qu’en raison des aléas des transports en Île-de-France, je n’ai pu suivre que partiellement la première partie du débat.
    Personne ne nie que les 193 essais étaient nécessaires à la France pour garantir sa souveraineté en matière de dissuasion nucléaire. Le président l’a rappelé en 2021 et, cette même année, une table ronde sur le sujet a été organisée à Paris.
    Je ne reviendrai pas en détail sur les questions environnementales et sanitaires, qui ont déjà largement été évoquées. Cependant, je rappellerai qu’Olivier Véran, lorsqu’il était ministre des solidarités et de la santé, s’était engagé dans une logique d’aller vers, pour entrer en contact avec les personnes touchées, ou potentiellement touchées, car nous étions alors confrontés à un manque d’information mais aussi au phénomène de renoncement aux droits. J’aimerais que vous nous donniez des éléments de réponse à ce sujet.
    J’aimerais surtout évoquer un autre point. Les sociétés polynésiennes qui ont subi les conséquences des essais nucléaires ont été touchées en profondeur. Ces territoires ont été totalement déstructurés. Nous avons assisté, là-bas, au développement d’une forme de mono-économie autour de l’industrie nucléaire, avec des conséquences durables : la disparition du tissu économique traditionnel, mais aussi l’absence d’investissements qui auraient permis une diversification de l’économie.
    Si la fin des activités nucléaires a bien sûr donné lieu à des indemnisations, cette situation, nous l’avons vu, a tout de même aussi causé des dégâts psycho-sociaux. L’Observatoire français des drogues et des tendances addictives évoque ainsi une omniprésence des phénomènes d’alcoolisation car des populations ont été profondément marquées par le vide social qui s’est créé après le départ de l’industrie nucléaire. La nation a une responsabilité en la matière et doit assumer aussi cette part de la dette nucléaire.
    J’aimerais savoir quelles actions ont été prévues face à cette situation, notamment depuis la table ronde de 2021.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Comme vous l’avez dit, les essais ont eu un impact sur l’ensemble des familles polynésiennes mais aussi sur l’organisation de la société. C’est pourquoi, s’agissant du processus d’indemnisation, il faut certes, dans un premier temps, définir des critères médicaux – sans même parler de la question financière –, mais ce travail ne suffit pas puisque nous avons par exemple évoqué le cas des victimes par ricochet. Plutôt que d’avoir une lecture purement administrative du phénomène, il est donc indispensable de prendre en considération l’évolution de la société.
    L’aller vers, que vous avez évoqué, est incontestablement une manière de faire connaître des dispositifs. Vous avez laissé entendre que, si l’on juge que les procédures sont trop longues ou si l’on n’est pas correctement informé, on a tendance à renoncer. Nous devons donc nous demander comment transmettre au mieux l’information.
    On comptabilise à ce jour 2 857 demandes d’indemnisation. Les chiffres sont en légère augmentation – je pèse mes mots car je crois que le sujet leur donne une importance particulière –, et la commission d’indemnisation a rendu à ce jour 750 décisions. L’aller vers est nécessaire car le droit à l’information est à mes yeux un point important que je vais examiner de manière très concrète.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Nadège Abomangoli.

    Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES)

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    La question des conséquences des essais nucléaires est un sujet qui, au sein du groupe La France insoumise, nous tient particulièrement à cœur. Nous travaillons, y compris dans nos circonscriptions de la France hexagonale, avec de nombreux citoyens engagés sur ces enjeux : je pense, par exemple, à l’aulnaysienne Hélène Lavoine, membre de l’Association des vétérans des essais nucléaires, qui nous écoute depuis les tribunes. Je tiens à saluer les victimes de ces essais et leurs familles qui sont mobilisées partout sur le territoire national.
    De 1966 à 1996, 193 essais nucléaires ont été réalisés en Polynésie, causant 203 retombées aériennes mesurées. Chacune de ces expérimentations était un coup porté à des citoyens dont on a tardé à reconnaître les souffrances. Les Polynésiens ont toujours reçu des informations rassurantes ; pourtant, dans les faits, ces essais ont eu des conséquences sanitaires dramatiques cachées, en sus d’une pollution environnementale catastrophique. Les doses de radioactivité sur site et même au-delà demeurent largement supérieures à la moyenne constatée dans l’Hexagone.
    Je rappelle que 146 des essais ont été souterrains, ce qui est très inquiétant puisque les sous-sols en sont fragilisés et comportent une forte présence de déchets radioactifs piégés dans la formation basaltique. L’eau pourrait faire remonter à la surface des éléments radioactifs provenant du fond des cavités de tir. Il y aurait ainsi, dans les sous-sols de Mururoa et de Fangataufa, près de 500 kilogrammes de plutonium, soit un risque réel pour la santé et pour la biodiversité. Les simulations menées par le CEA en 2011 ont montré les risques créés par la fragilisation des sous-sols, et on a d’ailleurs assisté à un effondrement de terrain à Mururoa, conséquence des essais nucléaires sous-marins. Selon ces simulations, une vague déferlerait en dix minutes sur l’atoll de Tureia, situé à une centaine de kilomètres. Voilà qui est très inquiétant !
    Quels sont, à votre connaissance, les impacts de ces essais sur le dérèglement climatique, sachant que la situation est déjà dégradée, comme le montre la montée des eaux subie par les atolls du Pacifique ? Quelle politique comptez-vous mener pour, d’une part, traiter les sols concernés par les risques en santé environnementale et en santé humaine, et, d’autre part, informer les personnes concernées ? En effet, l’information comme le risque de désinformation représentent un enjeu qui a été largement souligné.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Je tiens tout d’abord à rappeler que le suivi des conséquences environnementales relève à titre principal de la compétence du ministre chargé de l’environnement, mais c’est un sujet que nous devons travailler, comme vous le savez fort bien, à plusieurs voix. Cependant, en tant que ministre chargée de la santé, la question de l’impact sanitaire de l’environnement me concerne et vous avez à ce titre parfaitement raison de m’interroger. La meilleure prise en compte possible du lien entre la santé et l’environnement, à toutes les échelles du territoire, est incontestablement une de mes priorités. Je tiens à cet égard à vous apporter plusieurs précisions.
    Comme vous le savez, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) assure régulièrement depuis 1998 la surveillance radiologique de cinq îles hautes et de deux atolls situés dans les cinq archipels de la Polynésie française. En 2021 et en 2022, l’IRSN a poursuivi cette surveillance radiologique en y intégrant de surcroît les îles hautes de Moorea, de Rapa et de Raivavae ainsi que plusieurs autres atolls – Pukarua, Reao, Vahitahi, Vairaatea, Nukutavake, Pinaki et Hikueru.
    Il a effectué alors de nombreux prélèvements, les échantillons ainsi récoltés provenant des différents milieux atmosphériques, terrestres et marins avec lesquels la population peut être en contact ainsi que de denrées alimentaires issues du milieu marin de pleine mer, du milieu marin lagunaire et du milieu terrestre. Les mesures réalisées sur les prélèvements ont donc permis de couvrir la quasi-totalité de la gamme d’éléments radioactifs artificiels susceptibles d’être décelés dans l’environnement – sols, aérosols, eaux de mer, eaux douces ou encore denrées. L’IRSN a également réalisé des prélèvements de bénitiers et des mollusques très abondants dans les lagons.
    Cette nouvelle campagne de mesures, dans la continuité de celles menées ces dernières années, confirme la stabilité des niveaux de radioactivité artificielle résiduelle et décelable dans l’environnement polynésien : ils se situent à un niveau très bas et sont essentiellement attribuables au césium 137. La dose efficace annuelle totale, comprenant l’exposition externe et l’exposition interne par ingestion ou inhalation, était en 2022 de l’ordre de 1,4 mSv pour les adultes de Polynésie française, soit deux fois plus faible qu’en métropole, où elle est de l’ordre de 3 mSv hors exposition médicale.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Christian Baptiste.

    M. Christian Baptiste (SOC)

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    Je vous remercie, madame la ministre, ainsi que ma collègue Reid Arbelot pour avoir été à l’initiative de ce débat. Nous avions déjà apprécié la présentation qui en avait été faite à la salle de projection, riche de témoignages éloquents.
    Ma question est simple : y a-t-il une volonté réelle de l’État de régler le problème ? Il s’agit de prendre toute la mesure des conséquences des essais nucléaires. Des collègues disent que ces essais étaient nécessaires ; j’entends l’argument, mais on aurait pu les mener en Europe – pourquoi pas au large des côtes normandes ? Il s’agit surtout d’indemniser le préjudice et de ne rien cacher à nos populations. Il faut reconnaître que, durant toutes ces années, beaucoup d’informations ont été cachées, et je me demande si, aujourd’hui, on veut vraiment faire toute la transparence sur cette affaire pour assurer l’ensemble les indemnisations – même si je sais que celles-ci ne résoudront pas tout.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Vous avez pu remarquer que dans mon propos liminaire, j’ai eu à cœur d’affirmer que je souhaitais que ce qui est évoqué depuis plusieurs années devienne réalité. Cela passe évidemment par la capacité à travailler dans le cadre d’un dialogue le plus ouvert possible, ce qui implique de réunir la commission d’indemnisation. Certes, il est facile, quand on n’est en poste que depuis huit jours, de dire que c’était terrible avant et que dorénavant cela ira beaucoup mieux… Vous comprendrez donc que je fasse preuve dans ma réponse d’une prudence oratoire qui relève de l’honnêteté intellectuelle.
    Il s’agit bien de s’assurer tout d’abord que la commission fonctionne correctement, puis que l’autorité indépendante créée en 2010 est le garant de la divulgation des informations dont les uns et les autres peuvent avoir besoin. L’aller vers doit permettre d’informer les populations – il s’agit d’un point très important. Enfin, les crédits d’indemnisation doivent être attribués dans le respect du travail mené avec les autorités locales puisque, je le rappelle, le gouvernement français n’a pas la compétence en matière de santé s’agissant de la Polynésie. C’est donc dans le dialogue avec les autorités locales que nous pourrons avancer.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Sandrine Rousseau.

    Mme Sandrine Rousseau (Écolo-NUPES)

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    Comme pour le nucléaire civil, les questions de la gestion des déchets et de la pollution à travers la contamination radioactive sont systématiquement reléguées au second plan par les défenseurs du nucléaire militaire. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) estime que le gouvernement français aurait enfoui ou océanisé – c’est-à-dire tout bonnement jeté près des atolls – plus de 3 000 tonnes de déchets radioactifs, et de nombreuses associations estiment ce chiffre sous-estimé. Première question : pouvez-vous nous confirmer la quantité de déchets enfouis ou océanisés ?
    Quel est le risque que ces matières radioactives se répandent un jour dans l’environnement ? Quel impact en l’occurrence pourrait avoir le réchauffement climatique, la montée des eaux ou encore le bouleversement de la structure des îles et des atolls sur l’évolution du stockage dans le sable et sur la libération de matières radioactives ? Je pense notamment au risque très réel d’effondrement de l’atoll de Mururoa, qui inquiète les scientifiques car cela provoquerait un tsunami menaçant les habitants des atolls voisins. Quelles politiques et quelles mesures concrètes sont entreprises autour des lieux de stockage ? Quelles mesures de prévention, quel protocole et quelle campagne de sensibilisation sont prévus à destination des populations vulnérables, exposées à une contamination radioactive extrêmement dangereuse pour la santé ?
    La mise en place de véritables politiques de réparation est fortement attendue par les populations locales. L’État a fait preuve jusqu’ici d’une négligence active absolument coupable et il convient de le reconnaître, ce qui passe par le soutien actif aux initiatives en cours et par la création d’un mémorial où archives, documents et témoignages personnels seraient accessibles au public. De véritables réparations passent par une révision de notre politique d’indemnisation des victimes car le taux de rejet des dossiers d’indemnisation par le comité d’indemnisation est bien trop élevé. Qu’est-il envisagé pour rendre ces politiques de réparation plus opérantes, notamment pour les dossiers déjà rejetés ? Êtes-vous prête également à débattre de l’ouverture des droits à indemnisation aux victimes dites transgénérationnelles, c’est-à-dire aux descendants des personnes exposées aux essais nucléaires, sachant que leur quotidien est affecté par l’accompagnement de leurs parents qui font face aux pathologies liées à l’exposition aux radiations ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Vos premières questions concernent plus directement, vous le savez bien, le ministère chargé de l’environnement.

    Mme Sandrine Rousseau

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    Absolument pas !

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Cependant, je peux d’ores et déjà vous répondre qu’en ce qui concerne les déchets, le sujet a été détaillé dans un livre publié en 2006 et validé par l’Andra.
    S’agissant des conséquences d’une éventuelle montée des eaux, l’AIEA a envisagé ce cas et conclu que cela n’aurait à ce stade pas d’impact sur la radioactivité contenue dans les atolls. Je pense que de tels sujets nécessitent une expertise dont le ministère de la santé ne dispose pas. Je vous invite donc à vous adresser au ministère chargé de l’environnement.
    Au terme de travaux d’expertise menés en 2021, l’Inserm a indiqué que la littérature scientifique internationale ne fait pas apparaître de preuve d’effets transgénérationnels s’agissant de doses inférieures à 1 mSv, ce qui réduit la probabilité de transmission pour les doses de l’ordre de 1 mSv, qui correspondent aux retombées des essais nucléaires en Polynésie. Ce rapport de l’Inserm précise en outre que si les conséquences transgénérationnelles de radiations ont été démontrées chez l’animal, les études actuellement disponibles concernant l’homme ne mettent pas en évidence d’effet décelable.
    Il faut toutefois, au nom d’un devoir de vérité, déterminer l’impact des essais nucléaires sur la santé. Le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants prévoit de mener des travaux sur cette question dans les cinq ans à venir ; je pense qu’ils contribueront à nous éclairer sur le sujet.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Tematai Le Gayic.

    M. Tematai Le Gayic (GDR-NUPES)

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    Mauruuru maitai, madame la ministre, d’avoir accepté de venir ce matin pour parler d’un sujet important pour le peuple maohi. Vous avez déjà abordé dans votre propos liminaire la question de la liste des maladies reconnues par la loi Morin, mais êtes-vous d’accord pour la rendre beaucoup plus exhaustive, sachant que d’autres nations créatrices, elles aussi, de déchets nucléaires, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, reconnaissent que le cancer du pancréas, le cancer du pharynx, la maladie de Charcot et certaines maladies cardiovasculaires peuvent ouvrir droit à indemnisation au titre de victime des essais nucléaires ?
    Il y a un autre problème, moins connu, que j’illustrerai par l’exemple de Tureia, une île qui compte une centaine d’habitants et qui est la plus exposée par rapport au site de Mururoa. Il y a quelques mois, j’ai rencontré la maire de cette commune, qui m’a indiqué qu’un médecin militaire se rend sur son île chaque année pour aller voir des patients. Il est le seul à assurer leur suivi lorsqu’ils se rendent à l’hôpital de Tahiti, lequel ne dispose donc pas des informations les concernant, et lorsqu’il vient sur l’île, il n’y voit pas d’autres patients. Il faut savoir qu’on ne peut se rendre qu’une fois par mois en avion à Tureia. La maire se demande donc pourquoi il suit ces patients-là et pas d’autres, et pourquoi un médecin généraliste ne pourrait pas accéder à leurs données.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    En tant que membre du Gouvernement, je suis à la disposition de l’Assemblée ; il est donc tout à fait normal que je sois présente ce matin à vos côtés.
    S’agissant du premier point, je ne méconnais pas la question de l’élargissement de la liste des vingt-trois pathologies dites radio-induites reconnues par le décret d’application de la loi de 2010. Cette liste a déjà été élargie de dix-huit à, dans un premier temps, vingt et une, et, dans un deuxième temps, vingt-trois pathologies. Se pose désormais le problème, vous l’avez dit, de la reconnaissance précoce des cancers du pharynx, du pancréas, de la prostate, ainsi que des maladies du muscle cardiaque.
    Il importe de préciser que cette liste se fonde en grande partie sur les travaux scientifiques de deux instances internationales : le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants et le Centre international de recherche sur le cancer, qui est une agence de l’Organisation mondiale de la santé. Il s’agit donc d’un sujet qui n’est pas uniquement franco-français, mais qui possède une dimension internationale, et la réflexion que nous menons doit le prendre en considération.
    L’éventuelle révision de la liste est liée à l’avancement des travaux programmés par ces instances. Des travaux sur les cancers radio-induits doivent être publiés d’ici à 2025 ; ils concernent notamment les effets potentiels d’une association de maladies non-cancéreuses et de rayonnements ionisants à faible dose. Pour être très claire avec vous, je souhaite attendre les conclusions de ces travaux avant d’envisager une éventuelle ouverture de la liste.
    S’agissant des personnes qui seraient suivies par un médecin militaire, je ne peux pas vous répondre. Il s’agit typiquement d’une question à poser au haut-commissaire lors de la réunion de la commission prévue avant la fin du premier trimestre 2024.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Bastien Lachaud.

    M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES)

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    Je souhaite tout d’abord remercier les députés polynésiens d’avoir inscrit à l’ordre du jour la question des essais nucléaires en Polynésie française, pour ce qui concerne tant l’indemnisation des victimes directes, indirectes et transgénérationnelles que les réparations environnementales. Cela fait des décennies que les victimes souffrent des conséquences directes ou indirectes des essais et attendent une juste indemnisation ; en outre, ceux-ci ont provoqué d’importants dégâts environnementaux.
    Ma question portera plus spécifiquement sur la dépollution de l’atoll de Hao, qui a abrité un centre logistique de suivi des essais nucléaires. La création de ce centre s’est traduite par l’arrivée de 2 500 personnes dans un site occupé auparavant par 200 habitants seulement, ce qui a entraîné un bouleversement écologique ainsi qu’économique et social. Il subsiste aujourd’hui une pollution au plutonium liée à la piste aérienne construite à cette occasion. En effet, les avions renifleurs utilisés pour mesurer la radioactivité dans les nuages de l’explosion étant nettoyés en bout de piste, l’eau contaminée a imprégné la dalle, qui est toujours radioactive. Lors de l’examen de la loi de programmation militaire (LPM), le ministre des armées, Sébastien Lecornu, avait indiqué que le travail de dépollution était en cours.
    Quel est le calendrier relatif à la dépollution de la dalle Vautour ? Quels moyens sont mis en œuvre à cette fin ? Pourra-t-on garantir que le site ne sera plus dangereux, ni pour les hommes ni pour la biodiversité ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Je considère cette question comme une interpellation du Gouvernement. En tant que ministre du travail, de la santé et des solidarités, je n’ai ni les compétences ni la qualité pour y répondre. Je m’engage néanmoins à la transmettre à mon collègue chargé de la transition écologique. (Murmures sur les bancs du groupe LFI-NUPES.)

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Elie Califer.

    M. Elie Califer (SOC)

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    Il y a quelques semaines, j’ai assisté à la projection d’un film sur les essais nucléaires à l’Assemblée nationale, film qui nous a tous émus. L’avocat des victimes soulevait le problème du taux d’acceptation des dossiers – alors que démonstration a été faite de la responsabilité des essais dans les maladies et les décès.
    Nous faisons connaissance avec vous, madame la ministre, et je dois dire que j’ai apprécié les réponses que vous nous avez faites, que ce soit hier ou ce matin. Je voudrais revenir sur la liste des maladies ouvrant droit à indemnisation. Ne pensez-vous pas qu’elle est trop restrictive ? L’avocat précédemment cité soulignait ainsi que le cancer du vagin n’était pas indemnisé, contrairement à celui de l’utérus. Eu égard aux blessures, aux souffrances, aux douleurs, aux décès subis par ces populations, et en raison de leur avenir très incertain, ne faudrait-il pas examiner les choses avec empathie et responsabilité, et revoir la liste de ces maladies ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    J’ai bien conscience que le taux d’acceptation des dossiers pose un problème et qu’il est nécessaire de réparer le préjudice. Comme je viens de le dire, la liste que vous évoquez est passée de dix-huit à vingt et une puis vingt-trois pathologies. À chaque fois, son ouverture a découlé d’une expertise médicale et de l’évolution des connaissances scientifiques.
    N’étant pas médecin, je ne me permettrai pas d’effectuer des rapprochements hâtifs, mais soyez assuré que je vois bien le lien entre le vagin et l’utérus, et que j’entends la nécessité d’examiner ce genre d’interrogations.

    Mme la présidente

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    La parole est à M. Marcellin Nadeau.

    M. Marcellin Nadeau (GDR-NUPES)

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    On constate une réelle discrimination face au droit à réparation entre la France hexagonale et les dits outre-mer. C’est le cas pour les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, à travers le lien de causalité entre certains polluants et des pathologies : on parle toujours de « cancérogènes probables ». Il en va de même pour le chlordécone aux Antilles ou le mercure en Guyane – autant de dossiers dans lesquels la responsabilité de l’État est, au moins pour partie, engagée.
    Pourquoi une telle discrimination ? En quoi les politiques publiques de santé pourraient-elles contribuer à la réparation, par exemple en prenant en charge les frais médicaux transférés à la collectivité polynésienne, en réglant le problème de l’indemnisation des descendants des victimes, voire en sanctuarisant, dans des pays où le système de santé est dans un état encore plus préoccupant que dans l’Hexagone, des moyens pour la santé environnementale ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Monsieur le député, vous appelez de vos vœux une reconnaissance des pathologies radio-induites, donc un droit à indemnisation, ainsi qu’un accompagnement du pays lorsqu’il dispose de la compétence en matière de santé – ce qui est le cas de la Polynésie. Vous faites aussi allusion à une sanctuarisation des moyens, qui n’existe pas à ce jour.
    Le problème est de savoir comment caractériser une telle sanctuarisation. S’agit-il, par exemple, d’accompagner les politiques de prévention – l’enjeu, une fois les conséquences reconnues, étant les générations à venir ? Comment aller plus loin en matière de politiques de santé, afin que chacun vive dans les meilleures conditions de santé possible, sans commettre d’ingérence, la Polynésie française disposant de la compétence en la matière ? Accompagner, pourquoi pas, mais tout en respectant les compétences de la Polynésie française.

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme Mereana Reid Arbelot.

    Mme Mereana Reid Arbelot (GDR-NUPES)

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    Étant, par mon père, originaire des îles Gambier, je continuerai à me battre et à informer les Français de l’Hexagone par les moyens à ma disposition, notamment ceux de l’Assemblée nationale. Après la projection du film cité par M. Califer, je me suis rendu compte que nombre d’entre eux ne connaissaient pas ce pan de l’histoire de France. Pour nous qui dénonçons ces faits et souhaitons qu’on reconnaisse ce qui a été infligé à la population polynésienne, il importe d’avoir des retours en la matière. Il serait bon que ce pan de l’histoire soit inscrit dans les programmes scolaires. Il faut savoir aborder aussi des épisodes peu glorieux pour pouvoir réparer le présent et aller vers le futur. Certes, vous n’êtes pas ministre de l’éducation nationale, mais ne pensez-vous pas qu’en parler aux enfants dans le cadre des cours d’histoire serait une bonne idée ?

    Mme la présidente

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    La parole est à Mme la ministre.

    Mme Catherine Vautrin, ministre

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    Je vous accorde que faire nation signifie partager une histoire commune. Et si je ne suis pas ministre de l’éducation nationale, j’appartiens à un Gouvernement qui a été nommé par le Président de la République, sur proposition du Premier ministre. Or, lors de son déplacement en Polynésie française à la fin du mois de juillet 2021, le Président de la République avait pris l’engagement d’assumer le passé nucléaire de notre pays et avait annoncé la mise en œuvre de plusieurs mesures. Dans cette volonté du Président de la République, il y a, je crois, au-delà des mesures de réparation, le souhait d’assumer le fait que cette histoire fait partie intégrante de notre nation. Ces deux dimensions sont tout à fait importantes.

    Mme la présidente

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    Le débat est clos.

    3. Ordre du jour de la prochaine séance

    Mme la présidente

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    Prochaine séance, lundi 22 janvier, à seize heures :
    Discussion du projet de loi relatif à l’accélération et à la simplification de la rénovation de l’habitat dégradé et des grandes opérations d’aménagement.
    La séance est levée.

    (La séance est levée à douze heures trente.)

    Le directeur des comptes rendus
    Serge Ezdra