Question écrite n° 6475 :
Spoliations foncières en Martinique : que fait la justice ?

17e Législature

Question de : M. François Ruffin
Somme (1re circonscription) - Écologiste et Social

M. François Ruffin interroge M. le ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice, sur le désordre foncier en Martinique : la justice française est-elle malhonnête ou incompétente ? La famille Bill habite le lieu-dit Durand, dans la commune de Saint-Joseph, depuis les années 1800, plus de deux siècles. Hier agriculteurs, ils possédaient et cultivaient 22 hectares. Ils ont tenu à montrer à M. le député leurs titres de propriété originaux : de vieux parchemins, qui datent pour certains des années 1920, effectués par un maître notaire à Fort-de-France. Mais voilà que, le 11 janvier 2008, une donation et une vente de leurs terres ont été réalisées sans qu'on leur demande leur avis. La famille se rend compte de cette situation seulement en 2023, lorsqu'elle voit des travaux débuter sur son terrain. On leur concède juste leur logement, 300 mètres carrés et sans même un coin pour le jardin ! Derrière leur habitation, les enfants ont planté un panneau : « Terrain volé ! » La famille entame donc des démarches auprès de la mairie et du service de la publicité foncière, puis elle décide de porter plainte le 12 mars 2025. Mais deux semaines plus tard, à peine, le tribunal de Fort-de-France leur renvoie « un avis de classement à victimes ». Classé sans suite. Et pour quelle raison ? Parce que, énonce le procureur de la République, « l'enquête n'a pas permis de déterminer les faits ». Mais quelle enquête ? Quelle enquête en moins d'un mois ? M. le député leur a demandé : ont-ils été interrogés par la police ? « Non ». Ont-ils été convoqués par un magistrat instructeur ? « Non ». Ont-ils reçu une demande d'information complémentaire ? « Non ». Le procureur de la République et ses services n'ont diligenté aucune enquête. Dans des affaires qui, pourtant, à première vue, ne sont pas simples, qui mériteraient une véritable enquête : une pareille spoliation n'est possible, semble-t-il, que par une collusion entre le néo-propriétaire et peut-être des élus et peut-être des notaires. M. le député l'ignore. Ou peut-être les Bill ont-ils vraiment tort. M. le député l'ignore. Mais la justice ici, à Fort-de-France, fait le choix de l'ignorer. Elle fait le choix de ne pas savoir. Elle fait le choix de laisser-faire cette spoliation. Pourquoi ? Est-ce par incompétence ? Par indifférence ? Par malhonnêteté ? Il n'y aurait que la famille Bill ! Mais l'ASSAUPAMAR (Association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais) intervient dans plus de quatre cents dossiers ! Ce sont sans doute bien davantage, des milliers de personnes, qui se résignent, sans recourir à cette association. « Chaque semaine », témoigne Rosalie Gaschet, sa présidente, « nous avons cinq, dix, quinze personnes, qui nous apportent leurs papiers. Alors que ce n'est pas notre vocation ». Durant l'heure que M. le député a passée dans leur local, en effet, deux hommes se sont présentés, des petits paysans installés sur la commune du Lamentin et qui se voient soudain chassés par un promoteur. Alors, une véritable enquête sera-t-elle menée dans le cas de la famille Bill ? Le ministère prendra-t-il au sérieux ces spoliations de terres en Martinique ? Ou, comme dans le cas du chlordécone et dans cent autres affaires, les Martiniquaises et Martiniquais n'auront-ils le droit qu'à une sous-justice, complice et pourtant rendue en notre nom, gens de France ? Il lui demande sa position sur le sujet.

Réponse publiée le 19 août 2025

Le désordre foncier constitue une source d'insécurité juridique nuisant aux intérêts privés des citoyens, à l'économie locale, mais aussi à la mise en œuvre de politiques publiques d'aménagement du territoire. Ce phénomène affecte plusieurs collectivités ultramarines, dont la Martinique. Au cours des dernières années, le Parlement et le Gouvernement ont manifesté leur détermination à combattre ce phénomène par l'adoption de plusieurs dispositifs, visant notamment à faciliter l'identification des propriétaires. L'article 35 de la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer (LODEOM) a ainsi prévu la mise en place d'une procédure dite de « titrement » des biens immobiliers en Martinique. Le titrement permet d'inventorier les biens immobiliers et les occupants dépourvus de titres de propriété, et d'établir le lien entre un bien et une personne, afin de constituer ou reconstituer ces titres de propriété. Au plan opérationnel et parallèlement à ces initiatives législatives, le groupement d'intérêt public pour la sortie de l'indivision et pour le titrement en Martinique (GSITM) a débuté son activité en 2023. Il est chargé d'une mission de conseil gratuit, afin de faciliter la sortie des indivisions successorales et de procéder au titrement prévu par l'article 35 de la loi LODEOM. La prescription acquisitive a par ailleurs été identifiée comme un levier important de résorption du désordre foncier dans les collectivités concernées. Il s'agit d'un mode d'acquisition dit « originaire », et non dérivé, de la propriété, qui résulte de la possession du bien. En d'autres termes, elle ne nécessite pas la preuve d'avoir acquis son droit auprès du précédent propriétaire, comme dans le cas d'une vente, d'une donation ou d'une succession. L'absence de nécessité de retracer la chaîne de propriété constitue un avantage certain dans le contexte du désordre foncier. Toutefois, le droit étant conféré au possesseur du bien par le simple effet de la loi, la propriété n'est alors matérialisée par aucun titre matériel. Pour pallier cet inconvénient, l'article 35-2 de la loi LODEOM a autorisé les notaires à établir jusqu'au 31 décembre 2027 un acte de notoriété dit « renforcé » en Martinique. Lorsqu'un tel acte constate une possession portant sur un immeuble répondant aux conditions de la prescription acquisitive, il fait foi de la possession, sauf preuve contraire. Passé un délai de cinq ans à compter de sa publication, il ne peut plus être contesté. Il s'agit donc d'un mode de preuve dérogatoire, efficace et sécurisé de la propriété acquise par prescription. Plus récemment, le législateur a adapté les règles de fond de la prescription acquisitive, pour renforcer son efficacité en outre-mer. L'article 51 de la loi « habitat dégradé » du 9 avril 2024 a ainsi réduit en Martinique le délai d'usucapion de trente à dix ans, jusqu'au 31 décembre 2038. Il a aussi aménagé les conditions de la possession requise, pour que l'existence d'une indivision ne fasse pas obstacle au jeu de la prescription acquisitive. Cette mesure avait pour objectif d'accélérer l'acquisition, sur ce fondement, de droits de propriété. Ces droits pourront être constatés dans des actes de notoriété ou des décisions de justice et publiés au fichier immobilier. Un autre levier de résorption du désordre foncier tient au partage des indivisions successorales de longue durée, ouvertes sur plusieurs générations, qui sont très répandues dans les collectivités ultramarines. C'est l'objectif de la loi n° 2018-1244 du 27 décembre 2018 visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer, dite « loi Letchimy ». Dans certaines conditions, par dérogation au principe de l'unanimité, ses dispositions permettent de vendre ou partager les biens indivis à la majorité absolue des indivisaires lorsque la succession est ouverte depuis plus de dix ans. Ce dispositif a aussi été complété par la loi « habitat dégradé » du 9 avril 2024, dont l'article 51 a étendu le partage par souche applicable en Polynésie française depuis la loi du 26 juillet 2019 aux collectivités régies par l'article 73 de la Constitution, à Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon. Ces dispositions permettent, dans les situations les plus complexes, d'attribuer les lots composant une succession à une lignée familiale, par dérogation au principe de droit commun selon lequel les successions sont partagées par tête, c'est-à-dire en constituant autant de lots qu'il y a d'héritiers. S'agissant de l'affaire individuelle évoquée, il n'appartient pas au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice, d'intervenir ou de se prononcer sur l'existence d'une infraction pénale, en raison des principes d'indépendance de l'autorité judiciaire et de séparation des pouvoirs. Il apparaît néanmoins utile d'apporter les précisions suivantes. Conformément à l'article 40 du code de procédure pénale, le procureur de la République dispose de la prérogative d'apprécier l'opportunité des poursuites à engager à la suite d'une plainte ou d'une dénonciation. Dans l'hypothèse où le procureur décide de classer sans suite une plainte, le plaignant dispose de plusieurs voies de recours. Premièrement, le recours hiérarchique devant le procureur général, prévu par l'article 40-3 du Code de procédure pénale, permet au plaignant de solliciter un réexamen de la décision de classement sans suite. Le procureur général, en sa qualité de magistrat du parquet près une Cour d'appel, peut enjoindre au procureur de la République d'engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente. Deuxièmement, la constitution de partie civile, conformément à l'article 85 du Code de procédure pénale, offre au plaignant la possibilité de saisir directement le juge d'instruction. Cette démarche, qui nécessite l'assistance d'un avocat, est recevable sous réserve qu'une première plainte ait été préalablement déposée et classée sans suite, ou qu'un délai de trois mois se soit écoulé depuis le dépôt de la plainte initiale. Le juge d'instruction, saisi d'une telle plainte, est tenu de procéder à l'instruction des faits dénoncés, indépendamment des réquisitions du ministère public. Enfin, la citation directe permet au plaignant de citer l'auteur présumé des faits devant le tribunal correctionnel ou de police compétent, sans passer par une phase d'instruction préalable. Cette procédure, réservée aux contraventions et aux délits, nécessite la délivrance d'une citation par un huissier de justice.

Données clés

Auteur : M. François Ruffin

Type de question : Question écrite

Rubrique : Outre-mer

Ministère interrogé : Justice

Ministère répondant : Justice

Dates :
Question publiée le 6 mai 2025
Réponse publiée le 19 août 2025

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