Reconnaissance de la torture au pays basque et enjeux de coopération judiciaire
Question de :
M. Peio Dufau
Pyrénées-Atlantiques (6e circonscription) - Socialistes et apparentés
M. Peio Dufau interroge M. le ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice, sur les faits de torture et mauvais traitements révélés dans le cadre du conflit basque et leurs implications en matière de coopération judiciaire. La France est signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1987, qui dans son article 15 dispose qu'aucune déclaration obtenue par la torture ne peut être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour établir qu'une déclaration a été faite. Toutes les garanties juridiques essentielles doivent en outre être assurées afin que les personnes accusées soient jugées de manière équitable. La France est également partie à la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit explicitement en son article 3 la torture et engage les États à mener des enquêtes efficaces sur les allégations crédibles de mauvais traitements. À ce jour, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné l'Espagne à 12 reprises pour avoir manqué à cette obligation. Dans l'affaire Portu et Sarasola, la Cour a même constaté des traitements inhumains et dégradants. Plus récemment, une décision de l'Audience nationale espagnole est venue reconnaître la réalité de faits de torture dans une autre affaire, brisant ainsi un tabou institutionnel et marquant un tournant dans la reconnaissance judiciaire de ces pratiques. Depuis plusieurs années déjà, de nombreux éléments concordants, issus d'expertises médicales, de rapports d'organisations internationales et de travaux d'instituts attestaient également de cas de torture subie en garde à vue en Espagne. Ces éléments concernant une ancienne dirigeante de l'ETA ont été versés aux débats dans le cadre des procédures de mandats d'arrêt européens instruites sur le territoire français. La coopération judiciaire entre la France et l'Espagne repose sur la confiance mutuelle, mais l'usage de déclarations extorquées sous la torture ou les mauvais traitements ne saurait être compatible avec l'État de droit, ni avec les engagements internationaux de la France en matière de droits humains. La reconnaissance de ces pratiques ne peut se limiter à des affaires individuelles. Au Pays Basque, 5 657 cas de torture ont été comptabilisés par la fondation Euskal Memoria d'après ses chiffres de 2021. La plupart étaient des ressortissants de l'État espagnol. Ces chiffres, croisés à de nombreuses expertises indépendantes et décisions de justice, révèlent une dimension systémique des mauvais traitements dans le cadre du conflit basque. Cette réalité ne peut être ignorée si l'on souhaite avancer vers une résolution juste et durable. Mettre toute la lumière sur ce qu'il s'est passé est une condition nécessaire pour construire une paix fondée sur la vérité, la reconnaissance et la responsabilité. Dans ce contexte, alors que la torture a été reconnue dans plusieurs cas par la justice européenne, documentée par des experts indépendants et commence à l'être également par certaines juridictions espagnoles, M. le député souhaite connaître les suites que le Gouvernement entend donner à cette situation, notamment en matière de coopération judiciaire avec l'Espagne et d'évaluation des dossiers de mandats d'arrêt européens concernés. Au regard des révélations concordantes sur le caractère systémique des violences commises dans le cadre du conflit basque, il souhaite également connaître les engagements que le Gouvernement est prêt à prendre et les suites qu'il entend donner à cette réalité dans la résolution du conflit basque.
Réponse en séance, et publiée le 11 juin 2025
COOPÉRATION JUDICIAIRE ENTRE LA FRANCE ET L'ESPAGNE
Mme la présidente . La parole est à M. Peio Dufau, pour exposer sa question, no 376, relative à la coopération judiciaire entre la France et l'Espagne.
M. Peio Dufau . Je souhaite interpeller le garde des sceaux sur des faits de tortures et mauvais traitements dans le cadre du conflit basque et sur leur implication en matière de coopération judiciaire. Vous savez que la France est signataire de la Convention de 1987 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et qu'elle est également partie à la Convention européenne des droits de l'homme, laquelle interdit explicitement la torture et engage les États à mener des enquêtes efficaces sur les allégations crédibles de mauvais traitements.
À ce jour, la Cour européenne des droits de l'homme – CEDH – a condamné l'Espagne à douze reprises pour avoir manqué à cette obligation. Et dans l'affaire Portu et Sarasola, elle a même constaté l'existence de traitements inhumains et dégradants. Plus récemment, l'Audience nationale espagnole a reconnu la réalité des faits de mauvais traitements dans une autre affaire. J'ajoute que des éléments concernant une ancienne dirigeante de l'ETA – Euskadi ta Askatasuna – ont été versés au débat dans le cadre des procédures de mandat d'arrêt européen instruites sur le territoire français.
La coopération judiciaire entre la France et l'Espagne repose sur la confiance mutuelle : l'usage de déclarations extorquées sous la torture ou autres mauvais traitements ne saurait être compatible avec l'État de droit ni avec les engagements internationaux de la France en matière de droits humains. La reconnaissance de ces pratiques ne peut se limiter à des affaires individuelles. Ainsi, au Pays basque, 5 657 cas de torture ont été comptabilisés en 2021 par la fondation Euskal Memoria. Un tel chiffre, croisé avec les nombreuses expertises indépendantes et décisions de justice en la matière, révèle une dimension systémique des mauvais traitements dans le cadre du conflit basque. Cette réalité ne peut être ignorée. Faire toute la lumière sur ce qui s'est passé est une condition nécessaire pour construire une paix fondée sur la vérité, sur la reconnaissance et sur la responsabilité.
Première question : dans un contexte où la torture a été reconnue par la justice européenne, documentée par des experts indépendants et désormais prise en compte par certaines juridictions espagnoles, quelles suites le gouvernement entend-il donner à cette situation, notamment en matière de coopération judiciaire avec l'Espagne et de réévaluation des mandats d'arrêt européens concernés ?
Seconde question : au regard des révélations concordantes sur le caractère systémique des violences commises, quels engagements le gouvernement est-il prêt à prendre et quelles suites entend-il donner à cette réalité dans le cadre de la résolution du conflit basque ?
Mme la présidente . La parole est à M. le ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’intérieur.
M. François-Noël Buffet, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’intérieur . En vous priant d'excuser le garde des sceaux, je tiens tout d'abord à rappeler qu'il ne lui appartient pas de donner quelque instruction que ce soit dans le cadre de dossiers individuels ni d'interférer dans les procédures judiciaires, et ce en raison des principes constitutionnels de séparation des pouvoirs et d'indépendance de l'autorité judiciaire que nous connaissons tous.
La coopération judiciaire entre la France et l'Espagne est régie par les instruments de l'Union européenne que sont principalement le mandat d'arrêt européen aux fins de remise de personnes et la décision d'enquête européenne aux fins d'obtenir des éléments de preuve dans le cadre d'enquêtes en cours. L'application de la décision-cadre du Conseil datée du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres « ne saurait avoir pour effet de modifier l'obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu'ils sont consacrés par l'article 6 du Traité sur l'Union européenne », comme d'ailleurs l'interdiction de subir des traitements inhumains ou dégradants, a fortiori des actes de torture. Elle ne saurait non plus évidemment contrevenir aux engagements de la France au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de la Convention internationale contre la torture et autres peines et traitements inhumains et dégradants, ou encore du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Aux termes des articles 695-29 à 695-36 du code de procédure pénale, la procédure applicable devant la chambre de l'instruction, lorsqu'une autorité judiciaire française est saisie par une autorité judiciaire de l'Union européenne en vertu d'un mandat d'arrêt européen, permet à la personne recherchée de bénéficier des droits de la défense et, à ce titre, de faire état d'éventuels risques et de l'existence d'une violation de ses droits fondamentaux, afin de faire obstacle à sa remise. L'autorité judiciaire est ensuite souveraine dans son appréciation, ce qui lui permet à titre exceptionnel d'émettre un avis défavorable à la remise de la personne. C'est ainsi que, saisie de l'un des titres sollicitant la remise d'Iratxe Sorzabal Diaz, la chambre d'instruction près de la cour d'appel de Paris a émis, le 16 décembre 2020, un avis défavorable, considérant que les garanties produites par les autorités espagnoles étaient insuffisantes.
S'agissant de la coopération pénale entre la France et l'Espagne, il convient de souligner qu'elle est ancienne, riche et empreinte d'une grande confiance mutuelle. La permanence du dialogue entre les ministres, nos services et nos autorités judiciaires respectives a favorisé la mise en œuvre d'une réponse commune, ferme et efficace, notamment contre les agissements meurtriers de l'ETA, organisation terroriste que nous connaissons bien.
Parfaite illustration de cette coopération, le groupe de travail franco-espagnol de lutte contre le terrorisme a été instauré conjointement par les chefs d'État français et espagnol au sommet de Perpignan en 2001 ; il réunit juges, procureurs et policiers spécialisés des deux pays. Sur la période 2018-2023, vingt-quatre mandats d'arrêt européen concernant six membres de l'ETA ont été adressés à la France par les autorités espagnoles, dont trois ont abouti à la remise temporaire de l'intéressé, quatorze donné lieu à une décision de remise différée – deux ayant depuis été exécutées –, quatre étant devenus sans objet en raison du retrait de la demande par l'Espagne ou de leur remplacement par de nouveaux mandats d'arrêt européen et trois ayant donné lieu à un refus de remise – dont un seul sur le fondement du respect des droits fondamentaux.
Auteur : M. Peio Dufau
Type de question : Question orale
Rubrique : Droits fondamentaux
Ministère interrogé : Justice
Ministère répondant : Justice
Date : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue au Journal officiel du 3 juin 2025