DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 6

Mercredi 13 novembre 2002
(Séance de 10 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Daniel Rigourd, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme de la direction de la police judiciaire

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu M. Daniel Rigourd, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme (BRP) de la direction de la police judiciaire.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation est heureuse d'accueillir M. Daniel Rigourd, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme de la direction de la police judiciaire.

Vous aviez été auditionné en septembre 2001 par la mission de l'Assemblée nationale sur l'esclavage moderne et vous aviez alors notamment souligné les difficultés rencontrées pour accumuler les preuves permettant de "remonter" jusqu'aux proxénètes. Aujourd'hui, tous ceux qui travaillent sur la prostitution, que ce soient les associations ou les parlementaires, ont le sentiment que le projet de loi pour la sécurité intérieure va permettre de pénaliser les prostituées et le client, mais que celui qui devrait l'être en premier, le proxénète, est un peu oublié.

J'aurais souhaité que vous nous indiquiez les moyens qui sont à votre disposition pour "remonter" jusqu'à ces proxénètes qui demeurent soit dans les pays limitrophes de la France, soit - c'est très souvent le cas maintenant -, dans leur pays d'origine, en exerçant leur activité au moyen de téléphones portables.

Vous mettez l'accent sur l'importance des renseignements apportés par les prostituées, notamment pendant la garde à vue. Je reste convaincue qu'il n'est pas facile de faire parler les prostituées et que le problème majeur qui se posera sera la suite à donner à leur coopération : comment les protégerons-nous après qu'elles auront parlé ?

Ne pensez-vous pas que la lourdeur des peines envisagées - 7 500 euros, même réduite à 3 750 euros - risque de nuire à leur application ? Quelle sera, à votre avis, l'attitude des réseaux mafieux face à ces peines ? Ne risque-t-on pas d'aller vers une clandestinisation de la prostitution ? Si oui, comment pouvons-nous répondre à ce nouveau problème ?

Enfin, quel est votre avis sur la distinction entre racolage passif et racolage actif ? Comment ressentez-vous la prise en compte du racolage passif dans le projet de loi ?

M. Daniel Rigourd : Vous avez à débattre d'une très délicate question d'actualité, dans laquelle la police judiciaire est, hélas, impliquée tous les jours dans son travail.

Je suis commissaire divisionnaire à la direction de la police judiciaire du 36, quai des Orfèvres. J'ai 56 ans, dont 32 ans de police judiciaire. Je dirige, depuis octobre 2000, la BRP, la brigade de répression du proxénétisme, que l'on appelait autrefois la brigade mondaine. Son travail se réalise à plusieurs niveaux.

On ne peut parler aujourd'hui du phénomène prostitutionnel sans faire un bref historique de ce qui est arrivé en 1997. A mon entrée dans la police comme jeune officier en 1970, j'exerçais dans le 16èm arrondissement à la première brigade territoriale. J'avais en particulier à m'occuper du Bois de Boulogne.

Nous avions affaire à une prostitution de jeunes femmes franco-françaises, issues des différentes provinces de la France profonde et de jeunes femmes francophones, issues de pays ayant des liens historiques avec la France - pays du Maghreb ou pays africains. Il y avait, bien sûr, auprès de ces prostituées, des proxénètes, qui n'ont jamais été, il faut le savoir, des enfants de cœur. Le proxénète, lié souvent au milieu du grand banditisme, s'il avait sa "gagneuse", comme on disait dans notre jargon, pour pouvoir arrondir, non pas ses fins de mois, mais son argent de poche, n'était pas un ange. Il y avait des rackets et les jeunes femmes étaient frappées.

Il y a eu une évolution indéniable, dans les années quatre-vingts, de la mentalité de la société française, tant au niveau des mœurs que de la jurisprudence. Je me souviens qu'avant, j'allais chercher à six heures du matin le moindre individu qui logeait avec une prostituée et que je le déférais, du seul fait de cette cohabitation. J'ai ainsi mis dans les années 75 un ingénieur en prison. Mais c'était comme cela : on arrivait, on regardait la brosse à dents, le costume, et on emmenait l'homme au dépôt et en prison pour des faits de proxénétisme.

La société française a évolué. La jurisprudence a changé. Maintenant, il ne suffit plus simplement d'établir des liens de cohabitation ; les magistrats ne s'en contentent plus ; il faut démontrer le fait de proxénétisme, d'apport d'argent, de relation de travail et les flux pécuniaires, ce qui est difficile. La prostituée française, franco-française ou francophone, a donc gagné en indépendance.

Les magistrats et la société française ont reconnu le droit à la vie privée d'une personne même prostituée. Je connais ainsi des prostituées qui ont une vie privée en dehors de leur métier ; elles sont mariées et nous ne sommes pas là pour aller chercher le mari à six heures du matin.

C'était le contexte des années 80-90. Alors que faisait la BRP à cette époque ? Elle continuait à travailler parce qu'en sous-main, il y avait toujours des affaires liées au grand banditisme. Beaucoup de proxénètes étaient des gens de la banlieue sud ou liés aux Toulonnais ou aux Marseillais. C'était un microcosme dans lequel il y avait des interférences. Chacun vivait dans son monde et nous, nous travaillions à des affaires de petits réseaux.

Cette prostitution franco-française et francophone était ciblée dans des endroits bien particuliers de la capitale : le bois de Boulogne, la porte Dauphine, la contre-allée Foch, la mythique rue St Denis... Il y a dix ans, il y avait 2 000 prostituées rue Saint-Denis ; actuellement, il y en a 350 ; la tranche d'âge va de 35-40 ans à 70-80 ans. Il y avait aussi le bois de Vincennes, la Madeleine, Pigalle... C'étaient des endroits très stratégiques.

Puis, en 1997, les prostituées traditionnelles nous ont alertés parce qu'elles voyaient sur leurs trottoirs, dans des endroits non répertoriés, non ciblés, des femmes - et c'est le grand problème - très jeunes, très belles. Complètement en dehors d'un circuit, ne parlant pas le français, elles étaient déconnectées des réalités de la vie moderne, terrorisées - nous le voyons au cours des enquêtes que nous menons -, mais installées là avec une attitude qui ne laissait aucun doute sur leur activité.

Ce furent les premiers réseaux bulgares que nous avons observés en 1997. Il a fallu beaucoup de patience et de courage pour pouvoir, sans mauvais jeu de mots, pénétrer dans ces milieux totalement hermétiques à nos manières de faire, à nos philosophies de police républicaine. Cela a été difficile. Mais les résultats sont là puisque, de 1997 à 2002, plusieurs centaines de proxénètes ont été arrêtés et des réseaux démantelés.

De 1997 à 2000, nous avons d'abord vu arriver les jeunes filles de l'Est - Polonaises, Russes, Lituaniennes - ou des Balkans - Roumaines, Bulgares, Moldaves, Yougoslaves, Kosovares.

A partir de 2000, nous avons vu arriver les Africaines, les "Gazelles" comme on les appelle. Elles viennent suivant le même procédé, mais le système de proxénétisme est totalement différent. Elles se disent Sierra-Léonaises, comme nos premières jeunes filles de l'Est se disaient Kosovares. En fait, elles ne le sont pas, comme j'ai pu le constater, avec mon collègue directeur de Roissy, lorsque j'ai dirigé la police judiciaire de la Seine Saint-Denis de1994 à 2000.

Elles déclaraient donc venir du Kosovo ou de Sierra-Leone, se disaient persécutées et, ayant à peine mis un pied en France, elles demandaient l'asile politique. La difficulté c'est que nous n'avons pas de papiers référents pour établir leur identité quand elles entrent dans notre pays. Tous leurs papiers sont soit repris par les passeurs, soit déchirés dans l'avion ou lors du passage. Il s'agit donc d'une identité déclarée. Or, nous n'avons plus de moyens coercitifs, puisque, vous le savez, les fichiers de prostituées sont interdits et la loi sur la présomption d'innocence ne nous permet plus de les placer en garde à vue durant vingt-quatre heures.

En droit français, la prostituée est témoin victime, et nous la considérons bien comme telle, mais, lorsque nous pouvions la mettre en garde à vue durant vingt-quatre heures - en fait, c'était en général plutôt une dizaine d'heures - cela nous permettait d'établir une relation de confiance avec les prostituées appartenant à un réseau. Elles s'apercevaient que le policier français n'avait rien à voir avec le policier des pays dont elles étaient originaires. Je suis allé en Albanie, je reviens de Roumanie, je me suis également rendu au Bénin en mission d'audit ; je puis vous dire que, dans ces pays, quand j'exposais la jurisprudence française et les lois de la République, j'avais droit à de larges sourires. La prostitution y est interdite, même si elle se pratique sous le manteau, dans des motels ou des hôtels et sert parfois, hélas, au plaisir de quelques notables ou quelques policiers.

Alors, le policier français, pour elles, est à l'image du policier de leur pays, et elles ont la crainte de la violence qui peut exister dans ces services de police. En fait, pour nous, l'intérêt de la garde à vue était une mise en confiance des prostituées qui, peu à peu, parvenaient à nous donner des informations.

Une procédure d'enquête judiciaire qui démantèle un réseau de proxénètes, c'est quarante-huit heures de garde à vue pour le ou les proxénètes ; c'est un travail énorme d'investigations, de nombreuses heures d'auditions. Et, pour pouvoir recouper ces auditions et rechercher les incohérences qu'elles recèlent, il faut que nous disposions des auditions des victimes. Actuellement, nous ne disposons que de quatre heures pour entendre ces victimes. Quatre heures, compte tenu des problèmes d'interprétariat que nous connaissons. Par exemple, nous avons découvert dernièrement, lors d'une perquisition chez l'une des Sierra-Léonaises, qui sont en fait toutes des Nigériennes, un document montrant qu'elles ne sont pas toutes victimes. Si, elles le sont toutes au début, certaines deviennent, ensuite, les protégées des proxénètes.

Ces proxénètes sont arrivés avec leurs gros sabots, si je puis dire, pour surveiller leurs protégées. En plus des méthodes modernes, dont nous disposons et dont ils disposent aussi, comme le téléphone portable, nous faisons quelquefois des opérations lourdes avec mes collègues des renseignements généraux sur le boulevard des Maréchaux. Je puis vous dire que dès que mon poste de commandement est établi et que les voitures de mes collaborateurs de la PJ - des voitures civiles-, commencent à sillonner certaines portions du boulevard des Maréchaux, les téléphones portables sonnent et tout se met en branle...

Nous travaillons avec les moyens du bord, mais nous leur avons néanmoins porté des coups sévères dans les années 1997 à 2000. Ensuite, ils se sont mis en retrait au-delà de la frontière, en Belgique, en Italie, voire en Roumanie ou en Albanie, et ils restent tranquillement chez eux.

En revanche, à l'intérieur du groupe, ils disposent parfois d'une fille que l'on appelle une "ramasseuse", une fille qui a été la protégée, se prostitue plus ou moins, qui, après l'avoir fait au début, est tombée dans les bonnes grâces du proxénète et qui ramasse l'argent. Elle fait le transit. En une heure et demie, par le Thalys, de la Gare du Nord ou la Gare de l'Est, elle est en Belgique. Il y a aussi la Western Union qui permet à ce flux d'argent de s'évaporer, bien sûr sous de faux noms.

Actuellement, 70 % des prostituées sont d'origine étrangère. Parmi les 30 % restant, une partie sont naturalisées, en particulier les Camerounaises, qui ont quitté la rue Saint-Denis et sont maintenant dans les camionnettes du Bois de Vincennes. Elles sont souvent indépendantes, il faut le reconnaître. Il y a des Ghanéennes dans le haut de la rue Saint-Denis. Mais pour toutes ces jeunes femmes, l'argent transite aussi par les chauffeurs de cars de la société Euroline, qui partent de la Porte de Bagnolet et transfèrent l'argent entre la Roumanie ou les pays de l'Est et la France, moyennant commission.

Quand nous effectuons les contrôles de ces jeunes femmes, elles sont toutes en situation régulière. Il faut le savoir. Une grande partie sont présentes grâce aux demandes d'asile politique. Il y a là un détournement manifeste du droit d'asile. Indéniable, et incontournable. Elles nous présentent souvent, notamment les Africaines, des photocopies de photocopies de documents. Cela vous explique un peu l'état dans lequel sont mes collaborateurs, car mon rôle essentiel n'est pas de contrôler. Je m'occupe de la prostitution et de la pornographie, mais aussi des jeux. Les effectifs dévolus au proxénétisme sont très limités. De plus, nous ne disposons pas de moyens coercitifs nous permettant de voir l'évolution de la prostitution. C'est le grand problème.

Il faut aussi reconnaître qu'une grande partie de ces jeunes femmes viennent avec des passeports en cours de validité, soit via l'espace Schengen, soit sans visa, comme les Roumaines ou les Bulgares maintenant. Elles viennent faire de la prostitution touristique pendant trois mois. Dernièrement, j'ai rencontré à la Porte de Vincennes, à trois heures du matin, une jeune Slovène, professeur de danse en Slovénie, où elle gagne 1 500 francs par mois, qui se prostituait pendant son séjour en France.

Il faut bien se rendre compte des flux d'argent que la prostitution génère. Elle draine une véritable économie parallèle. On le voit dans des pays comme l'Albanie, par exemple. En Roumanie, en revanche, depuis quelque temps, la situation s'améliore. Nous avons vraiment senti que les Roumains collaborent beaucoup plus avec nous. Mais la prostitution génère entre 60 et 80 000 francs de gains par mois, c'est-à-dire entre 3 000 et 4 000 francs par soirée et par jeune femme ; cependant les jeunes filles de l'Est ne gardent qu'à peine 10 % pour elle.

Il est certain que les jeunes filles de l'Est ne partent pas de leur pays pour se prostituer et, quand elles le peuvent, repartent. Certaines, dont nous avons neutralisé les proxénètes restent, bien sûr, mais beaucoup d'autres, s'en vont. Nous collaborons en ce sens avec des associations comme le Nid ou "Aux captifs, la libération" - car nous ne sommes pas en concurrence avec elles - : ces associations luttent contre la prostitution et nous contre le proxénétisme.

Comment ces jeunes femmes s'en vont-elles de chez elles ? C'est là que nous faisons la différence entre réseaux et filières. Bien souvent, elles partent avec la bénédiction de leur famille et de leurs proches pour aller en Europe de l'Ouest vivre une vie meilleure. Je pourrais vous donner à lire des centaines de procès-verbaux qui le confirment. Elles partent en confiance et le drame se joue quand elles passent la frontière de leur pays. Les personnes qui les accompagnent les quittent et elles savent qu'elles seront seules et qu'elles vont rencontrer d'autres interlocuteurs. Cela peut être le policier douanier, qui leur fait comprendre que si elles couchaient avec lui, cela faciliterait le passage de frontière et les relations avec le passeur.

Ensuite, c'est l'engrenage. Elles passent en particulier par un pays quasiment incontournable quand on vient des Balkans - l'Albanie -, où elles servent à la prostitution, cachées dans des motels. Il est indéniable qu'elles y subissent des violences, voire des actes de tortures pour certaines qui se rebellent. Elles sont parfois maltraitées à titre d'exemple pour les autres.

Puis, il y a le passage entre l'Albanie et l'Italie, sur la côte Adriatique. Je suis allé dans ces ports, - des bases logistiques mafieuses -, d'où déferle toute la main d'œuvre étrangère sur l'Europe. La mafia italienne apporte une aide logistique pour le transfert vers la France, la Belgique, l'Allemagne et la Hollande.

Le chemin de croisade de ces jeunes femmes au travers des pays de l'Europe de l'Est est dramatique. Elles viennent pour être femme de ménage, barmaid, serveuse, voire strip-teaseuse - je le sais puisque je m'occupe des peep-shows et des sex-shops -, mais pas pour aller dans ces milieux prostitutionnels, où elles sont asservies.

Pour revenir aux proxénètes, nous leur avons porté des coups. Ils ont vu comment nous travaillions. Aujourd'hui, ils ne viennent plus, comme c'était la coutume, dans les hôtels. Ils se tiennent à distance et, pour les attraper, c'est difficile. Nous attendons qu'ils fassent un petit séjour.

Au mois d'août dernier, nous avons démantelé une famille roumaine de neuf personnes. Cela allait de l'oncle à la tante, en passant par la mère, les belles-sœurs et d'autres parents, qui faisaient venir des jeunes filles roumaines. Mais maintenant qu'ils ont vu nos méthodes, ils quittent la périphérie de Paris pour aller se loger dans l'Essonne ou le Val d'Oise, dans les hôtels Formule 1, où ils mettent les jeunes femmes. Cela accroît nos difficultés, puisqu'il faut mettre en place des filatures et repérer les lieux de prostitution.

Ils ont leur business et le gèrent, en passant par d'autres pays. L'Espagne est aussi une zone assez recherchée. Il nous faut attendre, amasser les preuves. C'est un travail sur le long terme, qui représente beaucoup de travail, de surveillances, de filatures et d'écoutes téléphoniques. Nous ne sommes pas toujours gagnants, mais nous y arrivons.

Ce système correspond à la prostitution de voie publique des jeunes filles de l'Est, celle qui nous interpelle. Il en va un peu différemment des Africaines, bien que mon collègue de l'Office central de répression de la traite des êtres humains - l'OCRTEH - ait démantelé des réseaux de passeurs masculins vraiment très organisés aussi.

Nous avons découvert, en revanche, le "système des mamas". Il s'agit d'anciennes prostituées, qui sont retournées au pays et ont monté des agences de voyage ou des magasins. Elles proposent une vie meilleure en Occident à des jeunes filles, souvent naïves, qui cherchent à avoir un plus dans leur vie quotidienne.

Elles proposent ce que nous appelons "le package". Pour 45 000 dollars, elles fournissent de vrais/faux passeports, des visas, le billet d'avion, l'accompagnement dans l'avion, la réception à l'aéroport de Roissy ; souvent, les jeunes filles disposent d'un numéro de téléphone qu'elles doivent appeler à leur arrivée pour qu'on vienne les chercher. Elles sont ensuite mises sur le trottoir. Pour toute cette logistique, elles ont à rembourser 1 000 dollars par semaine. C'est le "système des mamas". Ces jeunes filles disent qu'elles vont chez l'oncle ou chez la tante... et qu'elles doivent ramener 1 000 dollars par semaine !

Nous avons démantelé un réseau de ce type, pour lequel une quinzaine de jeunes filles travaillaient. Vous voyez les flux énormes que cela génère. Elles ont une certaine liberté et finissent par acquérir leur liberté. Que font-elles pour récupérer leur argent ? Elles font venir des copines ! C'est un système très différent de celui des jeunes filles de l'Est, qui, elles, ont peur, c'est indéniable.

En fait, les jeunes filles de l'Est sont assez proches de nous. Nous arrivons à dialoguer. Elles ont la crainte de représailles contre leur famille, ou contre les enfants qu'elles ont laissés. En revanche, pour les jeunes filles africaines, le vaudouisme est utilisé. Je l'ai vu, de mes propres yeux. Lors de perquisitions, nous avons retrouvé des sachets plastiques contenant des poils pubiens, des rognures d'ongles, qui leur sont pris au départ ou à leur arrivée sur le territoire français. J'ai négligemment sorti devant elles ces petits sachets et elles sont entrées en transe, se mettant à hurler dans les bureaux.

Les problèmes d'ordre public que génère la prostitution ne sont pas tellement de mon domaine, mais plutôt celui de mes collègues de la police urbaine de proximité, la PUP. Nous en voyons cependant le contrecoup, par les bagarres de secteurs ou de zones.

Il ne faut pas oublier les proxénètes. Tout le monde me dit : "Mais les proxénètes sont là, derrière les prostituées, en train d'attendre." Je vous répondrai, tout d'abord, qu'il faudrait que je dispose de moyens me permettant d'être dehors tous les soirs, ce qui est loin d'être le cas, et, ensuite, que mes collègues de la PUP mettent une pression assez soutenue. Mais plus on exerce une pression policière, plus certaines prostituées râlent. Nous l'avons bien vu avec la manifestation des prostituées franco-françaises, francophones ou des travestis du Bois de Boulogne, le 5 novembre dernier.

Dans les années 70, au Bois de Boulogne, les prostituées étaient Françaises. Puis, sont arrivés des Brésiliens. Avec la modification du plan de circulation du Bois de Boulogne en 1990-1992, les Brésiliens ont disparu et sont allés en Italie ou sont repartis chez eux. Maintenant, il y a une population mixte : des Péruviens, des Colombiens, des Equatoriens ainsi que des Espagnols et des Sud-Américains, qui bénéficient du droit de rapprochement entre l'Espagne et ses anciennes colonies. Ils prennent la nationalité espagnole et entrent ainsi dans l'espace Schengen. Ils ont des papiers en cours de validation et sont inexpulsables, bien qu'étant d'origine sud-américaine. Nous sommes là simplement pour contrôler les jeunes filles ou les travestis.

Fin 2000, les Chinoises sont arrivées. Elles sont arrivées dans le cadre du travail clandestin. Elles occupent le centre de Paris. Elles sont encore peu nombreuses pour l'instant, entre cinquante et cent. Je n'ai pas de fichiers, ce sont des chiffres de contrôles que l'on note à main levée. Il doit y avoir environ trois cent cinquante, quatre cents Africaines, Ghanéennes et Sierra-Léonaises.

Avec mon collègue de la PUP, nous avons compté qu'en vingt-quatre heures, à peu près deux mille prostituées travaillent sur Paris.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et les Françaises ?

M. Daniel Rigourd : Elles représentent environ 30 % des prostituées, mais, sur ces 30 %, vous avez beaucoup de Camerounaises et de femmes d'origine maghrébine.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et les Françaises d'origine ?

M. Daniel Rigourd : Il n'y en a pas beaucoup. Rue Saint-Denis, il y a trois cent cinquante prostituées, de vraies franco-françaises, qui ont entre quarante et soixante-dix ans.

Les Chinoises sont donc arrivées. Elles ont entre quarante et quarante-cinq ans. Elles viennent de la migration clandestine, c'est-à-dire qu'elles viennent dans le cadre du travail clandestin. Au départ, elles travaillent dans des ateliers clandestins et, comme ces ateliers ne leur donnent pas beaucoup d'argent, elles se recyclent dans la prostitution.

Il y a une prostitution à deux niveaux chez les Asiatiques.

Il y a la prostitution dans des appartements. Ce sont de jeunes Thaïlandaises qui exercent soit dans des salons de massages, soit dans des appartements. Elles sont contingentées dans un appartement loué ayant trois ou quatre chambres. Les clients sont rabattus par des coreligionnaires dans la rue. Elles ont une clientèle d'Asiatiques ou d'Européens et offrent des prestations à 800 francs de l'heure.

Puis, il y a la Chinoise d'une quarantaine d'années, qui est une "marcheuse". Elles marchent par deux dans le centre de Paris - 11ème, 12ème, Place Clichy, Strasbourg-Saint-Denis - et vont dans des hôtels de passe. Elles ont affaire à une clientèle, pardonnez-moi de parler ainsi, "bas de gamme".

Voilà le premier niveau de mon travail au sein de la brigade de répression du proxénétisme. J'ai sept fonctionnaires pour faire tout cela ! A cinquante-six ans, à vingt mois de la retraite et avec mon expérience, je me permets de dire ce que tout le monde a peur de dire : c'est scandaleux !

Mme Catherine Génisson : Sept fonctionnaires constamment sur le terrain ?

M. Daniel Rigourd : Non, madame, car, voyez-vous, sur les sept fonctionnaires de mon groupe de voie publique, qui sont remarquables, deux vont être mutés à partir du mois de janvier. Il n'y en aura donc plus que cinq. Puis, il y a les récupérations, les RTT, les congés annuels, les stages...

J'ai des garçons et des filles pleins de bonne volonté ; ils étaient encore dehors cette nuit, car on n'a pas d'heure à la PJ : ce n'est pas neuf heures-midi, ni quatorze heures-dix-huit heures. Mais c'est notre vie à la police judiciaire. Nous avons choisi.

Le deuxième niveau de mon travail est celui où se sont recyclées les Françaises. Elles ont quitté la rue, où la concurrence était dure. Il s'agit de la prostitution en studio ou en appartement.

Dans les années soixante-dix, du temps de la Mondaine, nos prostituées de rue allaient faire leur passe dans des studios, dans des appartements, dans des hôtels. Donc, à l'époque, nous faisions tomber le gérant ou le propriétaire de l'hôtel pour faits de proxénétisme. Les fonds de commerce ont donc périclité. Les voyous, les Julot ont donc fait racheter des hôtels entiers en sous-main et les chambres d'hôtel ont été transformées en studios. On rassemble deux chambres et on en fait un studio, dont la jeune femme est soit disant propriétaire par acte notarié. Mais en fait, elle n'en a pas toujours les moyens. Donc, pour pouvoir rentabiliser et rembourser son prêt au proxénète et parce qu'elle ne peut pas être prostituée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle sous-loue le studio à des copines. Elle travaille de midi à seize heures, mais le reste de la journée et la nuit, elle le sous-loue moyennant 6 000 à 10 000 francs par mois. C'est ce que l'on appelle les "doublantes".

C'est surtout dans le centre, rue Saint-Denis, que cela se pratique. C'était la principale activité de la Mondaine. On vient d'avoir une affaire concernant deux studios et vingt-et-une à quarante doublantes. Je vous laisse calculer le chiffre que cela génère quand on sous-loue 10 000 francs par personne et par mois. Ce sont des faits de proxénétisme. On attrape un, voire deux proxénètes. Dans cette dernière affaire, nous en avons pris trois : l'homme, sa femme et sa maîtresse. C'est aussi une de mes activités. J'ai six fonctionnaires pour s'en occuper.

Le troisième niveau de mon travail, c'est celui des call-girls et des escort-girls, c'est-à-dire internet. J'ai six personnes qui travaillent sur ce problème.

Il y a des réseaux. Nous venons d'attraper dernièrement Margaret Mc Donald, la Madame Claude du XXIème siècle. Elle avait un ordinateur et quelque 520 escort girls à travers le monde entier, dont le montant de la prestation était de 1 000 euros de l'heure et de 20 à 25 000 francs du week-end.

Ce sont de très jolies jeunes femmes, qui sont en recherche de mannequinat. L'une d'elles me disait :"Vous savez, j'ai 100 briques à faire dans l'année." Mais, attention, il ne faut pas les appeler "prostituées", elles n'aiment pas du tout. Cela se passe par annonce dans les journaux. Un numéro de téléphone est donné aux clients qui sont, bien sûr, des businessmen, des princes arabes... Celle qui organise le réseau est une ancienne call girl qui, atteignant la quarantaine, a décidé de monter son entreprise avec dix ou quinze téléphones portables. Sur leur site internet, elles sont escort girls. Il suffit de taper ce mot pour voir s'afficher toutes les beautés avec leurs mensurations et leur photo. Vous choisissez un téléphone. Vous n'avez jamais la jeune femme en direct, vous avez toujours celle qui gère le réseau ; elle appelle ensuite la jeune femme, qui entre alors en contact avec le client.

C'est aussi une des activités de la brigade de répression du proxénétisme, car je ne pense pas que l'on puisse laisser cette activité de côté. Je m'occupe, en plus, de la réglementation des peep-shows et des sex-shops. Les sex-shops sont des librairies spécialisées. Il faut s'occuper de revues et de gadgets en tout genre. La législation est très stricte concernant les mineurs. Il nous faut être très vigilants à ce sujet.

Les peep-shows, ce sont des démonstrations de strip-tease dans des cabines, avec des instruments. Le client se trouve parfois allégé de 5 000 ou 10 000 francs sur sa carte bleue, parce qu'il croit qu'il va avoir des relations sexuelles avec la jeune fille. En fait, il se fait berner.

Pourquoi sommes-nous présents ? En fait, les gérants de sex-shops et surtout de peep-shows, doivent avoir une autorisation de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC), pour pouvoir ouvrir un tel établissement. Il faut trois licences de spectacle, dont celle-ci. Les jeunes femmes se disent donc intermittentes du spectacle de manière à avoir une couverture sociale. Le problème, c'est que si elle veut rester, le gérant l'engage à avoir des relations avec le client. Et, à partir du moment où il y a des prestations sexuelles payantes, il y a proxénétisme. Il nous faut donc faire de la surveillance pour demander au client à la sortie s'il a payé pour une fellation ou des rapports sexuels. C'est une des activités de la BRP.

Le dernier groupe de six fonctionnaires dont je dispose s'occupe des établissements de la nuit parisienne, des discothèques, des bars à hôtesses, où il peut aussi y avoir des dérives prostitutionnelles : des jeunes femmes, "bouchonneuses" au départ, assurent aussi des prestations sexuelles. C'est assez difficile à établir, puisque tout se passe en vase clos. Il faut faire quasiment du flagrant délit : attraper le client à la sortie et lui demander s'il a eu des prestations sexuelles. Mais il n'est pas tellement enclin à le dire.

Nous nous occupons aussi des clubs échangistes homo et hétérosexuels. Voilà toute notre activité.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En quoi le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy vous permettra-t-il de mieux travailler ?

M. Daniel Rigourd : Comme je vous l'ai dit, la grande difficulté, c'est que l'on ne maîtrise plus la prostituée dans le cadre législatif actuel. En fait, pour la BRP, service spécialisé de la Police judiciaire, ce ne sera pas forcément très différent.

Il existait deux sortes de racolage auparavant : le racolage actif et le racolage passif. Le racolage passif, qui était une contravention de troisième classe, a été supprimé en 1994, parce qu'il était défini comme une "attitude de nature à provoquer la débauche". En fait, ce sont les magistrats qui ont décidé que cette attitude était très difficile à établir, même pour le policier : de plus il aurait fallu avoir un policier derrière chaque prostituée pour établir ce racolage passif,.

S'agissant du racolage actif, qui est le fait de racoler un client par tout geste, parole, écrit ou acte, il est mis en œuvre par mes collègues de la police urbaine de proximité. Des procès-verbaux, dont je suis parfois destinataire pour information, sont diligentés par mes collègues. C'est une contravention de cinquième classe, pour laquelle vous n'avez aucun moyen coercitif. La prostituée vous donne l'identité qu'elle veut, une fausse identité la plupart du temps. Il n'y a pas de domicile car elle change d'hôtel régulièrement. Voyez la difficulté que l'on a pour recouvrir une telle contravention.

Avec le racolage qui devient un délit - ce qu'il avait été de 1946 à 1959 avec des peines d'amendes et plusieurs mois, voire des années d'emprisonnement, puisque c'est une ordonnance de 1959 qui en a fait une simple contravention -, la PUP établira une procédure judiciaire avec garde à vue et les droits y afférant, auxquels nous sommes toujours très attentifs. Il faudra établir de façon plus ferme, l'identité et le domicile des personnes.

Cela ne se traitera pas en quelques minutes au poste de police, ni même en quatre heures. Il y aura vingt-quatre heures de garde à vue. Il y aura une compréhension plus affichée de la prostituée vis-à-vis des services et, qui sait, dans ce dialogue, arriverons-nous peut être à plus de résultats.

La police judiciaire ne se fait pas avec la boule de cristal ni le pendule. Nous allons aux renseignements. Il nous faut des informations. C'est à nous, par des moyens tout à fait légaux, de mettre en confiance ces jeunes femmes et de pouvoir peut-être, au travers de cette procédure, obtenir des renseignements. Le projet de loi prévoit des autorisations de séjour pour toute prostituée qui collabore. Nous sommes preneurs de toute collaboration de la prostituée. Mon service sollicite déjà auprès des autorités préfectorales des autorisations provisoires de séjour pour des prostituées qui collaborent.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Vous sont-elles accordées ?

M. Daniel Rigourd : Oui, tout à fait. Cela peut choquer les esprits, quand on sait que la prostituée est témoin-victime. Certes, elle l'est, nous n'en démordons pas, nous savons dans quelle situation elle se trouve. Mais c'est cette approche relationnelle entre le policier et la prostituée qui nous permettait auparavant de tisser des liens de confiance.

Prenons en exemple l'affaire, réalisée au mois d'août, des Roumains de Goussainville. Il s'agissait de toute une famille ; nous en avons déféré neuf ; huit sont incarcérés. C'est une affaire solide, qui a représenté des heures de surveillance et de planque, et dont les contradictions sont apparues au cours d'interrogatoires. Il est difficile de mettre en confiance une prostituée, victime du système, en quatre heures. Le temps que l'interprète arrive, il faut compter déjà au moins une heure et demie... Nous avons des problèmes d'interprétariat qui sont inadmissibles.

Les Sierra-Léonaises qui, en général, sont des Nigériennes, parlent le Pidgin-english. C'est dramatique, il nous faut des heures pour obtenir des interprètes. On finit par capituler. Dans une affaire de proxénétisme, ce sont cinq, dix ou quinze jeunes femmes qu'il faut entendre. Comment démultiplier mes fonctionnaires ? Ce sont des heures d'interrogatoire et, au bout de quatre heures, elles peuvent nous dire qu'elles en ont assez et elles peuvent partir.

Voilà. Nous avons des conditions de travail difficiles.

Les textes concernant le proxénétisme sont très bons ; les articles 225-5 à 225-12 du code pénal sont des textes complets. Le proxénétisme simple, c'est cinq ans de prison ; le proxénétisme aggravé, dix ans ; en bande organisée, quinze à vingt ans ; avec actes de torture, de barbarie et avec réseaux internationaux - ce que nous démontrons tous les jours - avec armes et importation et exportation à travers la frontière, vingt ans de réclusion criminelle à perpétuité, et la cour d'assises.

Mais, prenez l'affaire Brignon, dit le Gaulois. Il avait quinze prostituées en forêt d'Arminvilliers qui tapinaient dans des camionnettes. Cela nous a demandé des mois pour être renseignés. Il prenait 1 000 francs par jour aux quinze prostituées. Brignon était le fils d'un grand voyou de la banlieue sud. Son père avait été "flingué" et il avait comme garde du corps l'ancien chauffeur de son père, qui avait soixante-dix ans et qui, tranquille, surveillait le cheptel.

Nous avons travaillé des mois entiers sur cette affaire et avons fini par l'interpeller. M. Brignon a été déféré devant le juge, il a fait quatre mois de prison et la cour d'appel - la cour de l'instruction maintenant - l'a libéré au motif qu'à trente-huit ans, il avait dit la vérité, avait trouvé du travail et qu'il allait loger chez sa maman. Et on lui a restitué sa belle voiture achetée avec l'argent des prostituées !

Que voulez-vous que j'exige après de mes collaborateurs, qui avaient passé des jours et des nuits sur cette affaire ?

Mme Claude Greff : Le projet de loi qui est proposé aujourd'hui va-t-il vous aider concrètement ?

M. Daniel Rigourd : Le fait que le racolage redevienne un délit nous aidera, ainsi que le fait d'accorder des papiers provisoires de séjour aux prostituées qui collaborent. Ces deux grands axes vont nous aider.

Je travaille à la mairie de Paris avec Mme Anne Hidalgo et j'ai également rencontré Mme Françoise de Panafieu. La réouverture des maisons closes ne résoudrait strictement rien, puisque les proxénètes pourraient très bien introduire discrètement leur "cheptel" et monnayer leurs prestations avec la tenancière... Nous serions totalement hors circuit. Or, ce qui a fait la force de la police judiciaire en matière de lutte contre le proxénétisme, c'est la prostitution de rue. C'est triste à dire. Mais le proxénétisme y est visible : les prostituées sont dans la rue, ce qui permet de suivre les manèges.

Nous travaillons aussi contre le proxénétisme clandestin dans les studios, les appartements. Il faut avoir de la persévérance, il faut avoir des renseignements. Mais nous parvenons à avoir des enquêtes réussies.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Mais il vous faut plus de moyens.

M. Daniel Rigourd : Il faut beaucoup de monde.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il faut aussi une meilleure coordination.

M. Daniel Rigourd : C'est exact. Nous avons une coordination avec l'OCRTEH. Je suis compétent sur Paris et les trois départements de la petite couronne ; mon collègue Colombani, lui, est compétent sur toute la France au travers des SRPJ. L'OCRTEH est un service de documentation, de renseignements ; il collabore avec nous. Cela marche très bien.

Nous avons aussi des collaborations avec certaines autorités étrangères. Nous le faisons par Europol et Interpol, par le biais de nos collègues du service de coopération internationale.

M. Pierre-Christophe Baguet : Comment travaillez-vous avec la gendarmerie ?

M. Daniel Rigourd : Nous avons une compétence vraiment urbaine. Je suis en rapport avec un capitaine de gendarmerie, que j'ai rencontré en Roumanie, parce que des Roumaines et des Bulgares ayant exercé à Chartres, avaient transité par Paris.

M. Pierre-Christophe Baguet : C'est donc un hasard, cela dépend des hommes.

M. Daniel Rigourd : Oui, souvent, c'est une relation d'hommes. Une question de bonne volonté. Je pense qu'il y a suffisamment de travail pour qu'il n'y ait pas de guerre entre nous. Je suis d'ailleurs issu de la gendarmerie. J'y ai fait trois ans avant de choisir la police nationale.

M. Pierre-Christophe Baguet : La coordination reste toutefois à améliorer.

Mme Danielle Bousquet : Si l'on en revient au projet de loi, le fait que le racolage redevienne un délit permettra de placer la femme prostituée pendant vingt-quatre heures en garde à vue ; donc, éventuellement, d'établir son identité et d'établir des liens de confiance avec elle. Mais, c'est un pari, rien ne vous permet de l'affirmer.

M. Daniel Rigourd : Effectivement, rien ne permet de l'affirmer. Le travail de police judiciaire est un travail de longue haleine et de persuasion, un travail de communication et de confiance.

Le racolage devenant un délit, il appartiendra aux tribunaux de déterminer les éléments constitutifs de l'infraction. Le policier constatera, établira un procès-verbal, des moyens coercitifs seront à sa disposition. Ensuite, la procédure sera envoyée au tribunal et ce sera au juge de statuer.

Les collègues avaient du mal à établir le racolage actif, tel qu'il est actuellement défini, car il fallait être là au moment où la prostituée vient vers le client pour lui demander s'il monte. Il faut le constater. Avec le texte en projet, le racolage tiendra à une attitude générale.

On m'a, bien sûr, demandé si nous ne risquions pas de confondre la prostituée avec la jeune femme qui rentre chez elle en minijupe. A cela, j'ai répondu qu'il suffisait de venir avec moi le soir sur les boulevards de Paris. Actuellement, d'ailleurs, les Africaines sont en col roulé, pantalon et veste, elles ne sont pas en minijupes. Mais vous les voyez quand même Porte de la Villette ou Porte de la Chapelle, groupées par deux ou par trois, à deux ou trois heures du matin. Je ne pense pas qu'une épouse, ni une fille puissent être là à cette heure-là. Elles sont près d'un arrêt de bus et se servent des cabines de téléphone pour se changer. La démarche est indéniable, l'attitude aussi. Je ne pense pas que l'on puisse se tromper.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Pourriez-vous nous éclairer sur le montant de l'amende ? 3 750 euros constitue un montant élevé.

M. Daniel Rigourd : C'est une somme énorme. Le proxénète n'a ni compte en banque, ni carnet de chèque, la prostituée n'a que de la monnaie fiduciaire, et elle conserve rarement cet argent très longtemps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Est-ce que ce sera dissuasif ?

M. Daniel Rigourd : A mon avis, oui. C'est dissuasif.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je pensais au policier qui devra verbaliser.

M. Daniel Rigourd : Non, il n'y aura pas d'état d'âme. L'infraction sera caractérisée et relevée par le policier sans état d'âme. Il y aura des faits de prostitution avec une procédure diligentée par les services de police. Ensuite, il y aura le suivi. Seul le tribunal pourra statuer sur le quantum et il pourra imposer une amende moins importante.

Mme Danielle Bousquet : Cela ne risque-t-il pas de réfréner la prostitution visible, dont vous parliez précédemment, et d'envoyer vers une prostitution plus cachée, voire clandestine, la quasi totalité des jeunes femmes qui se trouvent sur les trottoirs. Il vaut mieux sous-louer un studio à 10 000 francs que de payer une pénalité de 20 000 francs chaque fois que l'on est prise en situation de racolage.

M. Daniel Rigourd : C'est le phénomène prostitutionnel qui est sanctionné, le fait d'être prostitué. Dans la rue ou dans un studio, on est toujours prostitué et quand on est dans un studio, on racole quand même en bas du studio. Rue Saint-Denis, les prostituées racolent dans la rue. La démarche de racolage est première. Il n'y a que sur internet, quand cela se fait par le web, qu'il n'y a pas de racolage. J'ai vu aussi à Strasbourg certaines prostituées qui mettent des petites lumières à leur fenêtre. Dans les camionnettes du Bois de Vincennes, elles allument aussi pour signaler "occupé" ou pas. Mais, de toute façon, toutes ces situations sont des démarches de racolage.

Une partie de la prostitution quittera sans doute la voie publique, mais le phénomène prostitutionnel existera encore. Ce sera à nous de le trouver et de le sanctionner. Je pense, malgré tout, que certaines prostituées se décourageront. Il ne faut pas se voiler la face, c'est la prostitution étrangère qui est visée, celle qui est soumise à des organisations mafieuses.

Jusqu'en 1997, les prostituées Françaises étaient tranquilles. Rue Saint-Denis, il y a eu une reconquête des immeubles et des appartements, grâce au travail conjoint de la police et des élus. Nous avons fait murer des studios, par arrêté du préfet de police. La source de revenus est ainsi tout de suite occultée. Le studio n'est rouvert que pour une vente légale.

La nouvelle prostitution étrangère a opéré un détournement manifeste du droit d'asile. La procédure dite de reconduite à la frontière et d'expulsion est très difficile à mettre en œuvre. Elle est extrêmement réglementée, tant sur le plan administratif que, surtout, sur le plan judiciaire : elle est assurée par le juge du contrôle de la détention et des libertés. Pour expulser une personne, il faut que le pays dont elle est originaire reconnaisse son ressortissant. Or, dans les pays d'Afrique notamment, il n'y a plus de registres d'état civil. Pour avoir les identités réelles de ces jeunes femmes, c'est donc vraiment une galère. La grande majorité de celles qui arrivent sous régime du droit d'asile n'ont en France aucun document référent.

Mme Bérengère Poletti : Vous avez certainement pu observer l'attitude de divers pays européens vis-à-vis de ce phénomène de prostitution, en particulier de la prostitution étrangère. Selon vous, y a-t-il un pays en Europe qui aurait une politique plus exemplaire que celle que nous menons ou que nous sommes en voie de mener, et vers laquelle vous souhaiteriez nous voir nous orienter ?

M. Daniel Rigourd : Je me suis surtout rendu dans les pays d'Europe de l'Est et non dans ceux d'Europe de l'Ouest. Néanmoins, je me suis intéressé aux différentes législations, qu'elles soient hollandaise, allemande ou anglaise. En France, nous avons un système abolitionniste depuis 1960, c'est-à-dire que l'on ne lutte pas contre la prostitution, mais contre l'exploitation de la prostitution. En Hollande, il existe un système réglementariste. En Angleterre, la prostituée est reconnue, si elle habite seule dans un appartement sans souteneur.

Selon moi, il serait vain de vouloir éradiquer la prostitution. Certaines associations luttent pour la prohibition, comme les Equipes d'action contre le proxénétisme (EACP) ou "Aux captifs, la libération". Il appartiendra aux parlementaires de trancher.

Le problème, c'est le détournement des procédures. A force de les ennuyer, le nombre des jeunes filles de l'Est régresse légèrement depuis un ou deux ans. Les coups portés aux proxénètes leur ont montré que les autorités françaises commençaient à leur mettre la pression. Alors pour nous piéger, ils organisent un turn-over, c'est-à-dire qu'elles sont un mois en France, en mois en Espagne, en Italie, etc.

Mais j'ai rencontré des jeunes femmes supplier leur proxénète de ne pas les emmener dans des maisons en Hollande. Pour elles, c'est la galère de se retrouver dans des vitrines. Ici, sur le trottoir, elles sont entre elles, même si c'est triste à dire.

Cela m'avait frappé, il y a deux ans, lors d'une tournée de nuit Porte de Clichy. A deux heures du matin, les Africaines surtout, l'hiver, sont toutes assises sur les bouches de métro, parce qu'il y fait plus chaud. Une dizaine sont là, regroupées, pendant que leurs consœurs tiennent le trottoir de la Porte d'Asnières à la Porte Clichy. Elles travaillent en turn over.

Elles sont très difficiles à contrôler. Les Africaines, en particulier, nous causent beaucoup de problèmes ; elles sont agressives, arrogantes. Avec les jeunes filles de l'Est, cela se passe un peu mieux. Quand on veut les contrôler, elles s'évaporent dans la nature très rapidement.

Par rapport à la Hollande, elles ont au moins en France la liberté de pouvoir discuter entre elles, de papoter, d'avoir une semi-vie un peu libre tout en étant sur le trottoir. Certaines peuvent rester avec un client plus longtemps, parfois même une soirée. C'est ce qu'elles disent et écrivent. Les trottoirs parisiens sont beaucoup plus libres, hélas, que les vitrines d'Amsterdam.

Mme Catherine Génisson : En fait, vous venez perturber le travail des Africaines, puisqu'on les laisse, malgré tout, organiser leur prostitution. Elles gagnent plus d'argent que des jeunes filles de l'Est à qui l'on retire la plupart de ce qu'elles gagnent et pour qui vous êtes presque le sauveur qui leur apporte une possibilité d'échapper à leur condition.

M. Daniel Rigourd : Non, je ne suis pas le sauveur. Tout ce que nous savons pour les Africaines, c'est qu'elles ont un package de 45 000 dollars, qu'elles doivent payer.

Mme Catherine Génisson : Elles savent ce qu'elles auront à faire ?

M. Daniel Rigourd : Non. Ce sont des jeunes filles naïves qui veulent aller vers l'Europe pour trouver une vie meilleure. Certaines le savent, d'autres ne le savent pas. Mais elles ont 45 000 dollars à rembourser à raison de 1 000 dollars par semaine et gagnent entre 60 et 80 000 francs par mois. Une fois qu'elles ont remboursé, elles sont libres. Elles ne sont plus a priori sous la férule du proxénète "mama".

Dans un réseau plus structuré, si elles ne paient pas, elles peuvent avoir des pénalités de retard et cela peut parfois se cumuler, mais elles ont une liberté d'action bien supérieure à celle des jeunes filles de l'Est qui, elles, peuvent seulement espérer qu'une partie de l'argent qu'elles remettent à la ramasseuse, au proxénète ou à la filière ira vers leur famille. Mais c'est infime, cela représente 10 % de leurs gains, d'après ce que nous pouvons calculer des affaires que nous avons vues.

Mme Claude Greff : J'aimerais avoir votre avis de professionnel au sujet des clients. La prostitution, c'est une chose mais, au risque de me répéter, il y a un côté moral et d'éducation que je ne souhaiterais pas occulter. Comment avez-vous ressenti l'attitude des clients que vous avez interpellés ? Se rendent-ils vraiment compte de ce qu'ils font en étant les clients de ces prostituées, c'est-à-dire en entretenant ce marché humain ? Ont-ils conscience que leur attitude fait que la prostitution existera toujours, tout simplement parce qu'ils sont demandeurs.

M. Daniel Rigourd : A vrai dire, la BRP n'a pas une grande approche du client. Lorsque nous intervenons, nous prenons les proxénètes et les victimes. Pour ce qui est de la prostitution de rue, nous n'auditionnons jamais de clients. Le client va et vient. Localiser les proxénètes est déjà pour nous une tâche très importante ; identifier et localiser les prostituées qui vont témoigner contre eux nous demande aussi énormément de travail.

La seule fois où j'ai à entendre le client, c'est quand il se rend dans des peep-shows ou des bars à hôtesses car, dans ces cas-là, il nous faut son témoignage. Dans les bars à hôtesses, il y a des "bouchoneuses", qui sont payées en fonction du nombre de bouteilles de champagne qu'elle font boire, mais il y a toujours de petites alcôves en sous-sol ou à l'étage, où une prestation sexuelle est exécutée. C'est plus sélect, plus feutré.

Mais, dans l'ensemble, le client est toujours honteux, il se demande ce qui va lui arriver, quelle sera la suite judiciaire. Il lui importe toujours que ses proches ne le sachent pas. Il est mal à l'aise.

Mme Claude Greff : Au travers de ce projet de loi, j'aimerais qu'il y ait une forme d'éducation. Hier, on nous relatait la forte demande du client pour personnes enceintes ; il paraît également que l'on constate un besoin spécifique pour des personnes handicapées ou très jeunes.

Même si le rapport sexuel doit exister, parce que c'est humain, dans des conditions sur lesquelles la morale n'a pas à intervenir - chacun fait bien ce qu'il veut de sa vie -, j'aimerais néanmoins qu'au travers de ce texte, l'on insiste sur le fait que l'on ne peut pas faire tout et n'importe quoi et que le client doit être d'autant plus pénalisé que son attitude est hautement irrespectueuse de l'être humain.

M. Daniel Rigourd : Ce peut être un axe d'attaque que de pénaliser le client, mais, si l'on regarde ce qui se passe en Suède, la difficulté a déjà été contournée ; les prostituées se servent d'affichettes ou du téléphone portable et retrouvent le client dans des motels ou chez lui. Vous ne voyez plus de clients dans la rue, mais il est certain qu'il existe toujours une façon de détourner la loi.

Mme Bérangère Poletti : On évite l'arrivée de prostituées étrangères supplémentaires.

M. Daniel Rigourd : C'est au législateur de tolérer ou non l'arrivée de ces personnes. Même si elles sont naïves - et c'est vrai qu'elles ne partent pas pour entrer dans un système prostitutionnel -, comment peut-on accepter que quelqu'un qui vient du Kosovo ou de Sierra-Leone, qui fuit donc un pays où elle est persécutée physiquement et moralement - puisque c'est cela demander l'asile politique à un pays qui vous accueille - puisse à nouveau, dans ce pays d'accueil, se retrouver persécuté moralement et physiquement en se retrouvant sur le trottoir ? C'est terrible. On ne vient pas dans un pays d'accueil pour cela. On y vient pour se reconstruire, se ressourcer et refaire une autre vie. C'est ce problème qu'il faudra prendre à bras-le-corps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Votre témoignage a été extrêmement instructif. Comme dans d'autres domaines, la police réalise là un travail énorme, mais il me semble que le maillon suivant est défaillant. A cet égard, Mme Elisabeth Badinter nous déclarait hier qu'elle pensait que, si nous avions quelques procès "saignants", cela marquerait un coup d'arrêt.

J'estime également que les lois existantes devraient être mieux appliquées.

M. Daniel Rigourd : Si vous me permettez de conclure, la police urbaine de proximité, c'est très bien pour les incivilités, la petite et la moyenne délinquance.

Mais, en ce qui concerne la délinquance et la criminalité organisée, il faut des personnes qui ont le savoir et la connaissance. Depuis 1999, sur une promotion de plusieurs centaines de gardiens de la paix affectés à Paris, seulement cinq gardiens l'ont été à la police judiciaire ; or, il me manque actuellement quinze personnes sur l'effectif de ma brigade.

Les services spécialisés sont des services qui travaillent sur le moyen et le long terme, qui ont la connaissance, le savoir, la technicité. Or, pour tout ce qui touche à la délinquance et la criminalité organisée, ou à des domaines financiers, nous avons été complètement dénudés.

La police judiciaire a été laissée pour compte et la brigade de répression du proxénétisme, l'ancienne mythique brigade mondaine, qui appartient à la préfecture de police du quai des Orfèvres, souffre beaucoup.

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