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Edition J.O. - débats de la séance
Articles, amendements, annexes

Assemblée nationale

Compte rendu
intégral

Deuxième séance du jeudi 14 décembre 2006

96e séance de la session ordinaire 2006-2007

PRÉSIDENCE DE M. JEAN-CHRISTOPHE LAGARDE,
vice-président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quinze heures.)

Formation et responsabilité des magistrats
Médiateur de la république
Et justiciables
Équilibre de la procédure pénale

Discussion, après déclaration d’urgence,
d’un projet de loi organique
et de deux projets de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, après déclaration d’urgence :

- du projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats (nos 3391, 3499),

- du projet de loi modifiant la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 instituant un médiateur (nos 3392, 3500),

- du projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale (nos 3393, 3505).

La Conférence des présidents a décidé que ces trois textes donneraient lieu à une discussion générale commune.

Rappel au règlement

M. Michel Hunault. Je demande la parole pour un rappel au règlement, fondé sur l’article 58-1.

M. le président. La parole est à M. Michel Hunault., pour un rappel au règlement.

M. Michel Hunault. Nous nous apprêtons à discuter d’une réforme particulièrement importante, celle de la justice : c’est pourquoi je tiens à regretter les conditions dans lesquelles nous en commençons l’examen, dans un hémicycle quasiment désert, en présence d’une poignée de députés, alors que la commission d’enquête parlementaire, après six mois d’un labeur acharné, a fait sur ce sujet primordial des propositions ambitieuses, qui dépassent les clivages politiques, en vue d’améliorer le fonctionnement de la justice.

Avant l’ouverture de la discussion, je me devais de dénoncer une telle organisation des débats : la réforme de la justice méritait mieux !

M. Pascal Clément, garde des sceaux, ministre de la justice. Je ne comprends pas ce qu’il a voulu dire !

M. le président. Monsieur Hunault, vous savez que nous arrivons en fin de législature. La Conférence des présidents a souhaité fixer ainsi l’ordre du jour. Nous ne serons peut-être pas très nombreux cet après-midi, mais l’important, c’est que la qualité soit au rendez-vous de nos débats – du moins convient-il de le souhaiter.

Ouverture de la discussion

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

M. Pascal Clément, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président et messieurs les rapporteurs de la commission des lois, mesdames, messieurs les députés, il y a un peu plus d'un an, le drame d'Outreau créait une onde de choc dans notre pays. Nous pouvons dire, je crois, que le traitement de cette affaire a entraîné une réelle crise de confiance entre les Français et leur justice. Chacun s'est en effet demandé : et si c'était moi ?

Je tiens néanmoins à rappeler combien il est difficile de rendre la justice et que, s'il y a eu un Outreau, des milliers de décisions sont rendues chaque année par des magistrats exemplaires assistés de fonctionnaires passionnés et compétents. Qu'on se souvienne du procès des pédophiles d'Angers, à bien des égards comparable à celui d'Outreau, qui montre bien que la justice en France peut aussi être exemplaire.

Les travaux de votre commission d'enquête, suivis par des centaines de milliers de téléspectateurs, ont suscité un intérêt sans précédent des Français, qui ont découvert à travers ces auditions la complexité des procédures judiciaires et la difficulté de faire reconnaître son innocence.

Qu'attendent nos concitoyens à la suite de ce drame ? Une réflexion à long terme sur l'avenir de notre système judiciaire. C'est la tâche qui incombera à la prochaine législature, qui devra s’inspirer des propositions adoptées à l'unanimité par votre commission d'enquête, car une telle réforme nécessite du temps, à l'image de ce qui a été fait à la fin des années quatre-vingt pour réformer le code pénal. Mais ils attendent également des réponses immédiates et concrètes aux principaux dysfonctionnements constatés dans l'affaire Outreau, afin qu'une telle affaire ne puisse pas se renouveler.

Quels étaient ces dysfonctionnements ? La solitude du juge d'instruction, le recours excessif à la détention provisoire, l'opacité de la procédure, l'insuffisance du contradictoire et le non-respect des procédures dans le recueil de la parole de l'enfant. Le drame d'Outreau a également suscité des interrogations sur la formation des magistrats et leur régime de responsabilité. Les projets que je vous présente aujourd'hui au nom du Gouvernement répondent point par point à ces difficultés.

En effet, ils mettent en place des pôles de l'instruction pour lutter contre la solitude du juge, instaurent un véritable contrôle de la chambre de l'instruction pour éviter les détentions provisoires injustifiées, accroissent la transparence de la procédure en prévoyant l'enregistrement audiovisuel des interrogatoires en garde à vue et devant le juge d'instruction, ainsi que la publicité des débats sur la détention provisoire, améliorent le contradictoire, notamment pour les expertises, et rendent obligatoire l'enregistrement de l'audition du mineur victime. De plus, ils améliorent la formation des magistrats, précisent leur régime disciplinaire et mettent en place une nouvelle voie de recours pour les justiciables à travers la saisine du médiateur de la République. Il ne s'agit assurément que d'une première étape dans la rénovation de notre justice, mais elle me semble indispensable pour éviter demain d'autres Outreau.

La réforme pragmatique que je propose s'appuie, elle aussi, très largement sur les propositions de votre commission d'enquête, puisqu'elle reprend entièrement ou partiellement vingt et une des trente-deux propositions législatives du rapport. Comme toute synthèse, elle a suscité un certain nombre de critiques : insuffisamment ambitieuse pour certains, elle est irréaliste pour d'autres. Toutefois, j'ai la conviction qu'elle constitue une première étape nécessaire pour permettre aux Français de retrouver la confiance en leur justice.

Le projet de réforme de la procédure pénale apporte des réponses précises et concrètes aux principaux dysfonctionnements constatés dans l'affaire Outreau.

Ce qui, en effet, a frappé le plus les Français dans cette affaire, c'est la solitude d'un juge d'instruction, qui a pu paraître parfois enfermé dans ses certitudes. Je souhaite mettre fin à cette solitude en faisant travailler les juges d'instruction au sein d'une équipe. Les affaires criminelles et les affaires correctionnelles complexes ne seront plus instruites par un magistrat isolé dans un tribunal, mais par un ou plusieurs juges d'instruction, réunis au sein d'un pôle, qui pourront échanger avis ou interrogations sur les points difficiles.

Le succès rencontré par le pôle antiterroriste de Paris et les juridictions interrégionales spécialisées, les JIRS, qui traitent des affaires de grande criminalité,…

M. Alain Marsaud. Très bien !

M. le garde des sceaux. …m'ont convaincu que les dossiers d'instruction complexes ne pouvaient plus être confiés à des juges d'instruction isolés mais devaient faire l'objet de regards croisés. Du reste, à propos de ces instances, personne ne parle d’usine à gaz mais chacun admet leur grande réussite.

De manière plus générale, je souhaite que ces pôles conduisent les juges d'instruction à ne plus travailler seuls au sein de leur cabinet mais, au contraire à acquérir la culture du travail en équipe. Ces pôles permettront de faciliter les co-saisines, c'est-à-dire la désignation de plusieurs juges d'instruction sur un même dossier. Ces co-saisines pourront même désormais être imposées par le président de la chambre de l'instruction, c'est-à-dire sans l'accord du magistrat initialement saisi, ce qui, vous le savez, est impossible aujourd'hui. Elles permettront en outre, sur des affaires complexes, de faire travailler des juges d'instruction peu expérimentés avec des magistrats confirmés. Du reste, sans attendre l'adoption de ce dispositif, j'ai demandé que les postes de juges d'instruction soient, autant que faire se peut, pourvus par des magistrats expérimentés, et non pas par de jeunes magistrats sortant de l'École nationale de la magistrature.

Les pôles auront de façon générale un ressort départemental. Cependant, compte tenu des particularités locales, on pourra instituer un pôle pour plusieurs départements ou plusieurs pôles par département. Contrairement à ce qu'ont pu affirmer certains, le système ne remet aucunement en cause la carte judiciaire actuelle. Il permet au contraire de ne pas y toucher. Chaque tribunal de grande instance conservera en effet un juge d'instruction, chargé des affaires correctionnelles simples. Par ailleurs, les affaires instruites au sein des pôles continueront à être jugées par la juridiction territorialement compétente. De plus, pour accompagner cette réforme, je souhaite que les frais de déplacements supplémentaires supportés par les avocats intervenant au titre de l'aide juridictionnelle pour se rendre dans les pôles de l'instruction soient pris en compte.

En vue d'assurer un accès en temps réel aux dossiers, j'ai également décidé d'accélérer la mise en place de la numérisation des procédures pénales : d'ici à la fin de l'année, une centaine des 181 tribunaux de grande instance devrait expérimenter cette numérisation. Enfin, pour limiter les déplacements chaque fois que c'est possible, j'ai demandé l’utilisation de la visioconférence. Tous les tribunaux de grande instance en seront équipés d'ici la fin de l'année.

Comme j'ai souvent eu l'occasion de le dire – mais j'ai compris qu'il était nécessaire de le répéter avec force aujourd'hui –, ces pôles constituent pour moi la première étape vers la collégialité de l'instruction proposée par votre commission d'enquête et à laquelle je suis tout à fait favorable.

M. Guy Geoffroy, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République pour le projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale et M. Jean Leonetti. Très bien !

M. le garde des sceaux. C'est pourquoi, comme je l'ai dit lors de mon audition devant la commission des lois, je soutiendrai l'amendement de votre président et de votre rapporteur visant à inscrire dans la loi le principe d'une instruction collégiale.

Toutefois, la pyramide des âges de la magistrature, qui entraîne des départs massifs à la retraite à l'horizon 2010, conjuguée à l'importance des moyens humains nécessaires à une telle réforme – il faudrait quelque 240 magistrats et 400 fonctionnaires de greffe supplémentaires –, nous oblige à différer celle-ci et à nous limiter, dans un premier temps, aux pôles de l'instruction.

Le deuxième enseignement que l'on peut tirer de l'affaire dite d’Outreau, c'est le caractère excessif du recours à la détention provisoire. Le présent projet propose donc un certain nombre de dispositions permettant d'éviter des détentions provisoires injustifiées.

Il renforce le caractère exceptionnel de la détention provisoire en limitant l'utilisation du critère du trouble à l'ordre public, qui ne pourra plus être employé en matière correctionnelle pour la prolongation ou le maintien en détention. Ce critère est en revanche maintenu pour le placement initial en détention car il peut être nécessaire dans certaines circonstances, notamment en matière de violences urbaines. Limiter la détention provisoire, c'est aussi mieux assurer la défense du mis en examen. Le texte prévoit la présence obligatoire d'un avocat lors du débat sur la détention provisoire, ce qui, semble-t-il, n'a pas toujours été le cas lors de l'affaire dite d’Outreau. Il permet par ailleurs au juge des libertés et de la détention de reporter ce débat pour favoriser le recours au contrôle judiciaire.

Enfin – et c'est à mes yeux une disposition fondamentale pour limiter la durée des détentions provisoires –, le projet instaure une audience publique de la chambre de l'instruction permettant d'examiner contradictoirement tous les aspects de la procédure en cours, dès lors qu'une personne est détenue. Cette audience permettra à la chambre de l'instruction d'avoir une vision globale du dossier, vision qui a clairement manqué lors de l'affaire dite d’Outreau et qui aurait sans doute permis d'éviter d'aller devant la juridiction de jugement pour que l'innocence des personnes mises en cause soit reconnue.

Votre commission a souhaité que ce nouvel examen de l'ensemble de la procédure puisse avoir lieu au bout de trois mois, au lieu des six mois initialement prévus. Je me range volontiers à ce nouveau délai qui permettra un contrôle approfondi du dossier au début de l'instruction.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Très bien !

M. le garde des sceaux. J'ajoute que le contrôle des chambres de l'instruction sur les cabinets des juges d'instruction sera également renforcé par la mise en place d'assesseurs permanents au sein de ces chambres à partir de septembre 2007, lorsque l'activité de ces dernières le justifie. La crédibilité de la justice passe par une plus grande transparence des procédures.

Ce souci se traduira dans les faits grâce à deux mesures : la publicité des audiences relatives à la détention provisoire et l'enregistrement audiovisuel des interrogatoires de garde à vue et devant le juge d'instruction en matière criminelle. Cet enregistrement est souvent interprété, à tort, comme une mesure de défiance à l'égard des forces de police et des magistrats. Il s'agit au contraire de lever tout soupçon et de prévenir les mises en cause injustifiées dont font parfois l'objet ces interrogatoires. L'enregistrement, qui pourra être consulté en cas de contestation, permettra de mieux sécuriser les procédures. J'ai pu constater, lors de mes déplacements au Royaume-Uni et en Italie, combien ces mesures étaient appréciées, bien qu'elles aient fait l'objet de longs débats avant leur adoption. Dans une société de plus en plus transparente, la justice ne peut pas refuser les garanties que peuvent apporter les nouvelles technologies.

Le caractère contradictoire de l'instruction, qui a fait défaut dans l'affaire dite d’Outreau, sera également renforcé. La mise en examen pourra être contestée à intervalles réguliers, et non pas seulement dans les six premiers mois, et des confrontations individuelles pourront être demandées. Votre commission a souhaité faire de la confrontation individuelle un principe que le juge ne pourra écarter que par une décision spécialement motivée. Je suis d'autant plus favorable à cette modification que les difficultés rencontrées lors de l’affaire dite d’Outreau proviennent en partie de l'absence de confrontations individuelles.

Le caractère contradictoire des expertises sera également renforcé par l’information des parties de la décision du juge ordonnant une expertise, sauf si cette information nuit à l'efficacité des investigations ; par la possibilité de désigner un coexpert de leur choix ; pour finir, par la suppression du filtre du président de la chambre de l'instruction en cas d'appel de refus d'une contre-expertise.

M. Jean-Yves Hugon. C’est exact !

M. le garde des sceaux. Enfin, le règlement des informations sera davantage contradictoire, puisque le juge devra statuer au vu des réquisitions du parquet et des observations des parties qui, chacun, auront pu répliquer à ces réquisitions ou observations, et l'ordonnance de renvoi – disposition à laquelle j’attache beaucoup d’importance – devra préciser les éléments à charge et à décharge concernant chacune des personnes mises en examen.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Très bien !

M. le garde des sceaux. Par ailleurs, le texte rend obligatoire l'enregistrement des auditions des mineurs victimes, alors qu'actuellement cet enregistrement peut être écarté par simple décision motivée du procureur ou du juge d'instruction. En outre, le mineur victime devra obligatoirement être assisté d'un avocat, le cas échéant commis d'office.

La crédibilité de la justice passe aussi par sa célérité et par la nécessité de limiter, autant que faire se peut, les informations injustifiées, afin de permettre aux juges d'instruction de ne traiter que les affaires réellement complexes. En effet, comment un juge peut-il consacrer son temps et son énergie à des affaires difficiles et sensibles comme celle d’Outreau quand son cabinet d'instruction est encombré d'informations dilatoires qui se terminent toutes, au bout de quelques mois, par un non-lieu ? Je rappelle, à titre d'illustration, que près des trois quarts des informations ouvertes sur plainte avec constitution de partie civile, à Paris, font l'objet d'un non-lieu. Il ne s'agit pas d'empêcher le dépôt de plaintes avec constitution de partie civile, mais simplement d'éviter que cette procédure ne soit détournée de son objet et utilisée pour paralyser le fonctionnement de la justice.

Reprenant les conclusions du rapport du président Magendie, le projet maintient la règle selon laquelle le criminel tient le civil en l'état lorsque l'action civile est engagée en réparation du dommage causé par l'infraction, mais la supprime dans les autres cas, revenant ainsi à l'application originelle de cette règle avant qu'elle ne soit étendue par la jurisprudence. Ainsi, par exemple, une plainte avec constitution de partie civile pour vol déposée par l'employeur dans le seul but de paralyser la contestation du licenciement aux prud'hommes n'aura plus l'effet recherché, ce qui devrait limiter le nombre de plaintes avec constitution de partie civile, et donc le nombre d'informations.

De la même manière, le texte cherche à éviter l'ouverture d'une information lorsqu'une affaire peut être résolue plus simplement et plus rapidement par une enquête du parquet. Ainsi, en matière délictuelle, avant de pouvoir déposer une plainte avec constitution de partie civile, il faudra avoir saisi le parquet. À l'issue d'un délai de trois mois, si le parquet n'agit pas ou refuse de poursuivre, la plainte sera recevable. Il ne s'agit donc pas, j’insiste, d'empêcher les plaintes avec constitution de partie civile, mais de vérifier auparavant si l'affaire ne peut pas être traitée plus rapidement et plus efficacement par une brève enquête du parquet.

Ces deux séries de mesures poursuivent le même objectif : permettre aux juges d'instruction de disposer de plus de temps pour instruire les affaires complexes, en évitant que leur cabinet ne soit encombré de plaintes ne justifiant pas l'ouverture d'une information. Elles ont été accueillies favorablement par les associations de victimes qui se sont réjouies de leurs conséquences positives sur la durée des instructions. J'y suis donc très attaché, car je pense qu'elles auront un impact réel sur le fonctionnement quotidien des cabinets d'instruction.

Le coût de l'ensemble de la réforme a été estimé à 30 millions d'euros par le ministère de la justice. Elle nécessitera en particulier la création de 70 postes nouveaux de magistrats et de 102 emplois de fonctionnaires de greffe. Les magistrats seront pourvus par redéploiement et un recrutement supplémentaire de fonctionnaires devra être organisé. Ce financement ne figure pas dans le projet de loi de finances pour 2007 car le chiffrage précis de la réforme dépend du périmètre définitif de la loi et du calendrier de sa mise en œuvre. Dès que la loi sera promulguée, le Gouvernement abondera en tant que de besoin les crédits du ministère.

Je crois par ailleurs le moment venu de procéder à une véritable modernisation de la formation et du régime disciplinaire des magistrats, comme l'a souhaité votre commission d'enquête. On ne peut plus considérer aujourd'hui que la formation et la discipline des magistrats telle qu'elle a été prévue il y a près de cinquante ans, demeure appropriée à la société française de 2006. C'est pourquoi je vous propose des mesures concrètes destinées à améliorer cette formation et à préciser le régime disciplinaire des magistrats.

Un bon magistrat, c'est un magistrat qui, avant de décider, écoute, doute et examine tous les arguments qui lui sont soumis en accordant la même importance à la parole de la victime qu’à celle du mis en examen. Il n'y a pas d'autre moyen de vérifier qu'un futur magistrat est capable d’appliquer cette méthode qu'en le soumettant à un stage préalable obligatoire avant toute nomination aux premières fonctions.

Or tous les magistrats aujourd'hui en poste n'ont pas suivi cette formation indispensable qu'est le stage. C'est pourquoi je propose de donner, pour toutes les voies d'accès à la magistrature, un caractère probatoire obligatoire à la formation préalable à la nomination dans les premières fonctions. Ce n'est pas la seule modification que nous entendons apporter à la formation des magistrats à laquelle je suis attaché. Depuis mon arrivée à la Chancellerie, je me suis fixé comme objectif d'ouvrir l'École nationale de la magistrature au monde extérieur.

À ma demande, ce changement radical de la pédagogie est déjà mis en œuvre. Désormais, une trentaine d'élèves avocats suivent, à Bordeaux, la même scolarité que les élèves magistrats. Il faut en effet absolument éviter qu'une coupure ne se crée entre magistrats et avocats,…

M. Jean Leonetti. Très bien !

M. le garde des sceaux. …et il n'y a pas de meilleur moment pour éviter cette rupture que la période de formation des uns et des autres.

Les manuels de droit nous apprennent que les avocats sont des auxiliaires de justice. Je veux que ce concept fondamental ne reste pas lettre morte. Cette évolution rejoint d'ailleurs l'objectif de l'amendement voté par la commission des lois prévoyant d'allonger la durée du stage qu'effectueront les auditeurs de justice au sein des cabinets d'avocats.

Désormais, les enseignants de l’École nationale de la magistrature ne sont plus uniquement des magistrats. Il s'agit là aussi de tout mettre en œuvre pour que la formation soit plurielle. Les avocats, les universitaires et les psychologues ont maintenant leur place au sein du corps enseignant de l'ENM. Désormais, la déontologie y est une discipline à part entière, qui fait l'objet de cours spécifiques, aussi bien en formation initiale qu'en formation continue. D’ailleurs, en proposant de confier au Conseil supérieur de la magistrature le soin d'élaborer un recueil des obligations déontologiques des magistrats, la commission des lois s'inscrit parfaitement dans cette ligne. Je souhaite même aller plus loin en instaurant, pour l'examen de sortie de l'ENM, une épreuve qui portera spécifiquement sur la déontologie des magistrats. Cette épreuve sera un nouvel outil à la disposition du jury pour lui permettre de déterminer l'aptitude d'un candidat à exercer les fonctions de magistrat.

Au-delà de la seule formation des magistrats, il faut également modifier leur recrutement en diversifiant les voies d'accès à la magistrature. La justice est rendue au nom du peuple français ; les juges doivent donc être issus d’horizons plus variés. Ils doivent également, au cours de leur carrière, pouvoir aller travailler au sein d'autres institutions, au sein d'entreprises, d'associations, afin de mettre leurs méthodes, leurs convictions et parfois leurs certitudes à l'épreuve d'autres réalités.

Pour ces raisons, je soutiendrai les amendements adoptés par votre commission des lois visant à accroître significativement le recrutement aux fonctions de magistrats de personnes ayant déjà exercé une activité professionnelle et instaurant une mobilité obligatoire des magistrats avant que ne leur soient confiées les fonctions les plus importantes. Cela signifie concrètement qu'un magistrat souhaitant être nommé conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation pourra utilement effectuer une mobilité de deux ans au sein de la direction des ressources humaines d'une entreprise.

Adapter le statut de la magistrature de 1958 à la France de 2006, c'est aussi adapter le régime disciplinaire des magistrats aux exigences de notre société. Je sais toutefois que toucher à la discipline des magistrats, c'est toucher à une question extrêmement sensible, car liée à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Je souhaite être efficace, c'est-à-dire que je souhaite que les modifications proposées entrent effectivement en vigueur sans encourir la censure du Conseil constitutionnel.

La commission d'enquête avait proposé de faire sanctionner par le CSM la méconnaissance des principes directeurs de la procédure civile et pénale. Je suis évidemment entièrement d'accord avec cette proposition. Je veux – je l’affirme avec fermeté – qu'elle soit mise en œuvre. Pour cela, nous devons nous conformer aux observations faites par le Conseil d'État.

L'amendement que je défendrai au nom du Gouvernement propose de sanctionner la violation grave et intentionnelle par un magistrat des règles de procédure constituant des garanties essentielles des droits des parties, commise dans le cadre d'une instance close par une décision de justice devenue définitive.

M. Alain Marsaud. Eh bien, ce n’est pas demain que ça arrivera !

M. le garde des sceaux. Pourquoi une violation intentionnelle ? Parce qu'il faut marquer que c'est en toute conscience que le magistrat n'a pas respecté les règles de procédure. Pourquoi une violation grave ? Parce que les conditions matérielles actuelles contraignent parfois les magistrats à ne pas respecter en toute conscience certaines règles procédurales.

Je pense notamment à ces audiences qui devraient être tenues en présence d'un greffier et qui ne peuvent l'être parce que, malgré les efforts considérables entrepris depuis 2002, nous ne disposons pas aujourd'hui d'un nombre suffisant de greffiers au sein de nos juridictions.

La présence du greffier est une garantie essentielle. Ne pas la respecter est donc la violation intentionnelle d’une garantie essentielle des droits des parties. Peut-on pour autant parler de violation grave ? Je ne le crois pas. Pour moi, une violation grave est une violation qui fait grief à une partie, qui la prive d’un moyen de défense, qui met en cause l’impartialité du juge.

M. Jean Leonetti. Très juste !

M. le garde des sceaux. Pourquoi définir ainsi les garanties essentielles des parties ? Parce qu’il faut éviter la paralysie de la justice qui résulterait de l’engagement abusif d’actions disciplinaires à l’encontre de magistrats dans le seul but de les déstabiliser.

Pourquoi les violations visées doivent-elles intervenir dans le cadre d’une instance close par une décision de justice devenue définitive ? Parce que le Conseil d’État a considéré que l’absence de cette mention introduisait un risque de confusion entre l’office des juges d’appel et de cassation et celui du juge disciplinaire. Il a clairement indiqué que le CSM ne pourrait statuer en matière disciplinaire qu’une fois la procédure judiciaire close. Il s’agit, j’y insiste, d’éviter que la voie disciplinaire ne puisse être utilisée dans le cadre d’une instance en cours pour déstabiliser un magistrat.

La rédaction que je vous propose s’inscrit dans le respect des principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire. Elle me paraît de nature à éviter la censure du Conseil constitutionnel, tout en précisant les termes de la faute disciplinaire.

Les événements récents ont démontré que tous les magistrats ne sont pas aptes à exercer toutes les fonctions. Il faut aujourd’hui rendre possible l’interdiction, pour une durée déterminée, d’exercice de fonction à juge unique lorsqu’une faute disciplinaire établit la nécessité d’encadrer un magistrat dans l’exercice de ses fonctions. Je pense évidemment aux fonctions spécialisées : juge d’instruction, juge de l’application des peines, juge des enfants, juge d’instance, mais aussi juge aux affaires familiales ou juge présidant une audience correctionnelle à juge unique.

Je vous propose donc d’élargir la gamme des sanctions disciplinaires par la création d’une nouvelle sanction : l’interdiction d’exercer des fonctions à juge unique pour une durée maximale de cinq ans.

Il y a enfin une situation que j’estime inacceptable et à laquelle je veux mettre un terme : lorsqu’un magistrat a un comportement qui révèle des problèmes pathologiques et qu’il est indispensable de l’écarter sans délai de l’exercice de toute fonction juridictionnelle, nous ne pouvons pas actuellement apporter de réponse immédiate à ce dysfonctionnement majeur, puisque seule la voie disciplinaire est possible dans l’attente de la suspension décidée par une commission médicale. Je vous propose donc de donner au garde des sceaux la faculté, sur avis conforme du CSM car les garanties statutaires doivent êtres respectées, de suspendre de ses fonctions un magistrat dont le comportement justifie la saisine du comité médical, qui sera tenu de statuer dans un délai de six mois.

Votre commission d’enquête a enfin mis en lumière la nécessité de développer les contrôles externes à la justice.

Il n’existe pas aujourd’hui d’autorité extérieure à l’institution judiciaire habilitée à recueillir, examiner et donner suite aux réclamations des justiciables sur les dysfonctionnements de la justice liés au comportement des magistrats. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé de conférer au médiateur de la République la possibilité d’être saisi de réclamations émanant de toute personne mettant en cause le comportement d’un magistrat.

Ce texte a été considérablement enrichi par le travail de votre commission des lois, qui a utilement renforcé les pouvoirs du médiateur. La rédaction adoptée permet désormais à ce dernier de saisir les chefs de cour, qui lui donneront toutes les informations nécessaires pour déterminer si une réclamation est sérieuse. Dans ce cas, le médiateur transmettra la requête au garde des sceaux, qui aura l’obligation de faire procéder à une enquête à l’issue de laquelle il décidera si des suites disciplinaires doivent ou non être données à cette réclamation. La réponse qu’il adressera au médiateur sera motivée et publiée au Journal officiel.

Je sais que certains se sont interrogés sur la possibilité de permettre au médiateur de saisir directement le CSM lorsqu’il estime qu’une faute disciplinaire est caractérisée. Une telle saisine directe soulève en effet un certain nombre des difficultés.

Elle présente tout d’abord un risque constitutionnel certain, puisqu’elle pourrait être considérée comme portant atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire : l’extension de la saisine du CSM à une autorité administrative, fut-elle indépendante, risque en effet d’entraîner une augmentation des contestations des décisions de justice en dehors des voies de recours légalement prévues à cet effet. Or il convient au contraire d’éviter de multiplier les autorités compétentes pour saisir l’organe disciplinaire, afin que la procédure disciplinaire ne soit pas utilisée pour déstabiliser les magistrats dans leur activité juridictionnelle.

Cette disposition signifie également qu’il serait donné au médiateur un pouvoir concurrent, voire supérieur, à celui du garde des sceaux, puisque le médiateur pourrait passer outre au refus du ministre de la justice de saisir le CSM. Cela modifierait en profondeur notre système institutionnel, en donnant à une autorité administrative indépendante un pouvoir supérieur à celui du garde des sceaux.

Le texte proposé par le Gouvernement et enrichi par le travail de la commission des lois constitue une avancée considérable en ce qu’il permet de sortir ces questions des seuls murs de la Chancellerie. Cette exigence de transparence aura, je n’en doute pas, un rôle essentiel dans la régulation de notre système judiciaire.

Telle est, dans ses grandes lignes, la réforme de la justice que je souhaite proposer à la représentation nationale. Elle n’a pas l’ambition de modifier l’architecture de notre procédure pénale. Pourtant, je le pense profondément, il s’agit de modifications importantes qui illustrent la volonté du Gouvernement et du Parlement de ne pas laisser l’affaire d’Outreau sans réponse.

Ces textes constituent une avancée notable dans le rééquilibrage de notre procédure pénale et dans l’approfondissement de la responsabilité des magistrats, notamment grâce au travail constructif de votre commission des lois. Je tiens à remercier chaleureusement le président Philippe Houillon et les rapporteurs Guy Geoffroy et Xavier de Roux, qui ont largement contribué à améliorer les dispositifs proposés.

Ces textes apporteront de nouveaux sujets de réflexion à ceux qui souhaitent des changements plus structurels de notre procédure pénale. Seul le temps permet de savoir si l’on ne s’est pas trompé. Nous sommes tous convaincus d’une chose, c’est que la justice, si elle est rendue au nom de peuple français, doit aussi l’être au bénéfice du peuple français. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Houillon, président et rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, pour le projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats.

M. Philippe Houillon, président et rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, pour le projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats. Monsieur le garde des sceaux, vous avez raison : si plusieurs millions de Français ont partagé l’émotion communiquée par les acquittés d’Outreau, s’ils ont suivi de bout en bout les travaux de la commission d’enquête parlementaire, c’est parce qu’ils ont réalisé tout d’un coup que ç’aurait pu aussi bien leur arriver ; c’est parce qu’ils ont réalisé qu’on pouvait être innocent, le crier, et être placé malgré tout près de trois ans en détention provisoire.

Et pourtant ils ont entendu, effarés, jour après jour, dire aux députés de la commission que tout avait été fait normalement et que la loi avait été respectée ; ils ont entendu dire, à tort ou à raison, que des Outreau, il y en avait tous les jours ; ils ont entendu parler des conditions de la garde à vue, des perquisitions, des conditions carcérales, des expertises, avec comme point d’orgue cette déclaration ahurissante d’un expert : « Tant que vous paierez les expertises au prix des femmes de ménage, vous aurez des expertises de femmes de ménage. »

M. Jean Leonetti. Scandaleux !

M. Philippe Houillon, rapporteur. Et pourtant, combien de décisions sont fondées sur des expertises !

Les Français ont encore vu ces jours-ci, à Lille, des jeunes gens renvoyés devant le tribunal, pour insultes et violence à policiers, être relaxés par le hasard et la grâce d’un enregistrement vidéo qui démontrait, semble-t-il, que ces affirmations étaient fausses.

Convenez, monsieur le garde des sceaux, que, dans une démocratie, tout cela n’est pas particulièrement rassurant !

Reste, heureusement, qu’il serait intellectuellement malhonnête de résumer notre justice à l’affaire d’Outreau, et vous avez raison de citer l’exemplaire procès d’Angers, comme vous avez raison de souligner globalement la qualité de la magistrature de notre pays et des fonctionnaires qui l’assistent.

Je considère que la fonction de juger, qui demande beaucoup de qualités techniques et humaines, est une fonction cardinale dans notre société où les rapports complexes sont maintenant quotidiennement réglés par le droit, et donc par la justice qui l’applique et le fait respecter. Les magistrats qui la rendent, et qui ont par conséquent en mains le sort de la liberté, de l’honneur, de la famille, de l’emploi et du patrimoine de nos concitoyens, ont un rôle parmi les plus importants de notre République, un rôle qui ne supporte pas l’à-peu-près et qui rend légitimes les exigences qu’on peut avoir eu égard à son importance, comme le sont les exigences, à la hauteur de cette importance, que les magistrats peuvent avoir en ce qui concerne leurs conditions de travail.

Les travaux de la commission d’enquête ont eu une extraordinaire vertu démocratique : ils ont permis à nos concitoyens de s’approprier leur justice. Il faut s’en réjouir. Désormais, la justice est dans la société et non pas à côté. La conséquence quasi mécanique est qu’il existe maintenant une attente : l’attente d’une réforme d’ampleur et constructive de notre système judiciaire, qui devra occuper la prochaine législature.

Cette réforme, il faut d’abord en définir les axes. Le rapport que j’ai rédigé au nom de la commission propose à cet égard une base en quatre-vingts propositions, qui peuvent naturellement être enrichies et discutées.

Il faut ensuite en définir la méthode, qui passera par des évaluations sans a priori. Ainsi pour la carte judiciaire : faut-il ou non la modifier ? Il convient d’abord de regarder et d’évaluer. Il en va de même pour les ressources humaines. L’évaluation doit s’accompagner d’une large concertation, mais elle doit aussi se traduire par des choix politiques. Je pense notamment à la question contentieuse de la séparation du siège et du parquet. Faut-il ou non dissocier ces deux fonctions ? Ce sera, le moment venu, un choix politique.

Il faut enfin définir le calendrier de cette réforme, y compris, bien sûr, en ce qui concerne l’indispensable augmentation des moyens.

Cependant, je lis comme vous certains communiqués, je constate la persistance des conservatismes et des oppositions, et il m’arrive même de me demander si Outreau a vraiment changé quelque chose. Les plus hautes autorités de l’État ont présenté leurs excuses aux acquittés au nom de l’institution judiciaire. De grâce, ne nous excusons pas maintenant de tenter une réforme qu’il ne faut surtout pas enterrer ! Ce serait une déception et cela constituerait surtout un combat d’arrière-garde, avec le risque qu’un autre Outreau ne permette plus la sérénité et le dialogue qui sont de mise aujourd’hui.

Monsieur le garde des sceaux, vous vous êtes inscrit dans une logique de réponse à l’attente de nos concitoyens en choisissant de concrétiser dès maintenant quelques mesures immédiates constituant une première étape de cette réforme attendue.

Lors des auditions de notre commission d’enquête, on nous a fait part d’une apparente contradiction : tantôt, nous a-t-on dit, les politiques demandent plus de fermeté, plus de répression : ils se plaignent du laxisme de la justice lorsqu’un récidiviste libéré commet une nouvelle agression ; tantôt, à l’inverse, ils dénoncent l’aveuglement de la justice et montrent du doigt les mises en détention injustifiées lorsque des innocents sont concernés. En réalité, ce n’est pas une contradiction mais une équation : plus la demande de fermeté et de répression est grande, plus les garanties essentielles et les droits des parties doivent être indiscutables. Ce n’est pas contradictoire mais, à mon sens, consubstantiel.

C’est notamment à cette équation que le Gouvernement s’est efforcé de répondre en nous proposant trois textes : l’un est de procédure pénale et renforce les garanties et le contradictoire, avec une avancée significative concernant l’enregistrement vidéo des gardes à vue. Mon collègue Guy Geoffroy l’évoquera dans un instant. Le deuxième concerne la possibilité pour les justiciables de saisir le médiateur de la République non seulement de dysfonctionnements du système judiciaire, comme c’est déjà le cas, mais également pour lui soumettre des réclamations mettant en cause le comportement d’un magistrat. Mon collègue Xavier de Roux interviendra à ce sujet. Le troisième concerne la formation et la responsabilité des magistrats.

Vous avez abandonné, pour poursuivre la concertation, un quatrième texte concernant la réforme de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, dont on nous parle depuis longtemps, la commission d'enquête ayant, quant à elle, suggéré d'instaurer une parité entre magistrats et non magistrats, conformément aux recommandations européennes.

Le projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats est organisé autour de trois grands sujets : la formation initiale des magistrats, la gestion des carrières, le régime disciplinaire.

Sur les deux premiers points, la commission des lois vous propose d'améliorer le dispositif. Elle a adopté plusieurs amendements destinés à oxygéner la magistrature en l'ouvrant davantage sur l'extérieur. Elle s'est ainsi prononcée en faveur du développement des stages en cabinets d'avocats, dont elle vous propose de porter la durée à huit mois au lieu de deux. Je vous rappelle que notre commission d'enquête avait souhaité porter cette durée à un an. Il apparaît en effet essentiel que les jeunes magistrats, qui vont exercer un pouvoir dès la fin de leur scolarité, acquièrent auparavant une connaissance des justiciables en dehors de la relation d’autorité. Ce stage sera aussi de nature à améliorer les relations entre avocats et magistrats.

La commission souhaite également ouvrir la magistrature à un nombre plus important de professionnels expérimentés, comme cela se pratique dans d'autres pays européens. Pour ce faire, elle vous propose de relever les plafonds actuellement fixés par la loi organique pour les recrutements sur titre et par intégration directe au corps judiciaire, toujours conformément aux recommandations de la commission d'enquête sur l'affaire dite d'Outreau.

Un autre amendement, adopté par notre commission lors de sa dernière réunion, institue une mobilité statutaire pour accéder aux emplois hors hiérarchie, inspirée de celle que doivent effectuer les fonctionnaires recrutés par la voie de l'ENA. Cette mobilité leur permettra d'exercer d'autres fonctions pendant au moins deux ans, que ce soit dans d'autres administrations, des organisations internationales ou des entreprises. Pour éviter tout conflit d'intérêt et pour d'évidentes raisons déontologiques, cet amendement prévoit que, dans cette dernière hypothèse, la mobilité reçoive l'aval du CSM et se déroule à l'extérieur du ressort des juridictions où le magistrat a exercé antérieurement.

S'agissant du régime disciplinaire des magistrats, leur responsabilité est une question essentielle : les justiciables ont le sentiment qu'elle n'existe pas ou, à tout le moins, qu'elle n'est pas suffisamment lisible, alors même que leurs importants pouvoirs juridictionnels leur imposent des devoirs particuliers dont la violation doit pouvoir être sanctionnée, et que, par ailleurs, tout le monde est responsable. La définition actuelle de la faute disciplinaire est à la fois vague et peu cohérente, donc peu lisible. Elle ne fait pas référence au serment et utilise même des notions qui n'y figurent pas. À partir d'un serment archaïque faisant référence à des comportements religieux et de l'ordonnance de 1958 portant statut des magistrats, le Conseil supérieur de la magistrature a décliné une jurisprudence édictant un certain nombre de règles déontologiques non codifiées, dont le non-respect entraîne une des sept sanctions prévues à l'article 45 de l'ordonnance de 1958, allant de la réprimande à la révocation. À la vérité, très peu de sanctions sont prononcées : trente et une cessations de fonctions depuis 1958, soit moins d’une par an, alors qu’il y en a une centaine par an en Italie. Et lorsque des sanctions sont prononcées, elles concernent pour l'essentiel des comportements personnels déviants et non des comportements strictement professionnels.

L'architecture de la réforme du droit disciplinaire et de la responsabilité aurait pu s'articuler autour de quatre thèmes.

D’abord, la réécriture de manière plus moderne et à droit constant du serment des magistrats, c'est-à-dire en se bornant à reprendre les obligations déontologiques définies par le CSM lui-même à partir du texte de l'ordonnance de 1958. Cette démarche n’a d'ailleurs rien de très révolutionnaire, puisqu'elle figurait dans le projet de Mme Guigou en 1999 et qu'elle fut reprise par la commission Cabannes en 2004. À ce sujet, la commission des lois avait adopté un amendement, qu'elle se proposait d'améliorer pour tenir compte de certaines inquiétudes et remarques pertinentes, mais, devant la levée de boucliers des syndicats de magistrats, vous l'avez convaincue d'y renoncer : il y aurait eu coexistence de deux serments, l'ancien et le nouveau, donc de deux régimes disciplinaires, une telle situation ne pouvant prospérer. À suivre ce raisonnement, il ne sera jamais possible de modifier le texte du serment, ce qui est absurde. Celui des magistrats de la Cour des comptes a été modifié récemment sans qu’une difficulté de ce genre soit soulevée.

Ensuite, la corrélation claire de la faute disciplinaire avec les obligations nées du serment réécrit et qui seraient précisées, comme c’est le cas aujourd’hui, par la jurisprudence du CSM. Mais elle disparaît également. En revanche, le soin confié au CSM d'établir un recueil des obligations déontologiques, une sorte de code de déontologie, à l'image de ce qui se pratique dans d'autres démocraties, ainsi que la création d’une passerelle entre responsabilité de l'État et responsabilité disciplinaire, sont toujours présents dans le débat.

Le projet de loi contient trois mesures qui modifient l'échelle des sanctions disciplinaires. Il est ainsi proposé de créer une sanction nouvelle : l'interdiction d'être désigné ou nommé dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximale de cinq ans. L'instance disciplinaire pourra imposer la collégialité aux magistrats qui se sont montrés inaptes aux fonctions de juge unique. Il faudra toutefois, à une époque où nous valorisons le travail en équipe, veiller à ce que certaines de ces collégialités ne soient pas composées uniquement de tels juges.

Mme Anne-Marie Comparini. Très juste !

M. Philippe Houillon, rapporteur. Je pense, monsieur le garde des sceaux, que vous en avez tenu compte dans la réflexion.

Par ailleurs, les possibilités d'assortir une sanction disciplinaire d'un déplacement d'office sont élargies. Enfin, il est prévu d'interdire à un magistrat mis à la retraite d'office de se prévaloir de l'honorariat. Tout cela reste donc très modeste.

En revanche, le Gouvernement a déposé un amendement inspiré des conclusions de la commission d'enquête, prescrivant une faute disciplinaire touchant à la violation des garanties essentielles des droits des parties, sans toucher à la décision juridictionnelle elle-même, ce qui n'est de mon point de vue pas souhaitable. C'est un point important, car la qualité du contradictoire et des comportements contribue indiscutablement à la qualité des garanties accordées aux parties et donc à la fiabilité des décisions rendues. Encore faut-il que cette faute disciplinaire puisse être effectivement mise en œuvre. En l'occurrence, la violation doit être grave et intentionnelle, donc délibérée, et commise – certains préféreraient le terme « constatée » – dans le cadre d'une instance close par une décision de justice devenue définitive. Si l’on peut s'accorder raisonnablement sur la pertinence de la notion de gravité, l'intention sera plus difficile à démontrer. Il faudra, en outre, attendre quelques années pour faire valoir une telle violation, pour autant qu'elle ait résisté au filtre des décisions successives.

Reste la question de la responsabilité civile. L'action récursoire, qui ne concerne d'ailleurs pas les seuls magistrats, fait déjà partie de notre droit positif, mais elle est tombée en désuétude faute d'être utilisée. Le projet de loi n'aborde pas cette question, que ce soit pour en abandonner définitivement l'idée ou au contraire pour en préciser le régime.

Au total, ce projet comporte des avancées réelles sur la formation et le recrutement. Il permet d’engager la réflexion sur le thème de la responsabilité, qu'il conviendra d'aborder plus en profondeur après les échéances de 2007. C'est pourquoi je vous propose de l'adopter. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, pour le projet de loi modifiant la loi du 3 janvier 1973 instituant un médiateur.

M. Xavier de Roux, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, pour le projet de loi modifiant la loi du 3 janvier 1973 instituant un médiateur. « À quels saints faut-il se vouer ? », se demandaient les accusés d’Outreau. La Charte européenne sur le statut des juges du Conseil de l'Europe de 1998 reconnaît à toute personne le droit de soumettre sa réclamation sur le fonctionnement de la justice à un organisme indépendant. Or, en France, aucune autorité indépendante n'est aujourd'hui chargée d'assurer le respect de ce droit. Ce vide juridique alimente la défiance que nos concitoyens entretiennent à l'égard de la justice. Quand une injustice leur est faite, ils souhaitent le dire et réclamer.

C'est pour remédier à cette situation que le Gouvernement propose de confier au médiateur de la République le soin d'examiner les plaintes des justiciables et de leur donner suite. Cependant, il n'a pas pris le parti de donner aux justiciables la possibilité de saisir directement l'instance disciplinaire. Une saisine directe risquerait en effet de déstabiliser l'institution judiciaire. Accorder au justiciable la possibilité de mettre directement en cause la responsabilité disciplinaire des magistrats reviendrait à créer une nouvelle voie de recours et aboutirait à une prolifération des mises en cause personnelles des auteurs des décisions de justice, de nature à porter atteinte à leur indépendance. Il est évident que, dans un procès où l’un perd et l’autre gagne, le risque existe toujours que le juge lui-même soit mis en cause. Mais la question reste entière : l'indépendance des magistrats a-t-elle pour conséquence leur irresponsabilité ? Nous répondons de manière insatisfaisante à cette question essentielle.

Il faut donc instituer un filtre capable de distinguer entre les plaintes qui relèvent des voies de recours traditionnelles et celles qui justifient l'ouverture d'une procédure disciplinaire. Selon certains, dont les plus hauts magistrats de la République, ce filtrage pourrait être confié à une chambre des requêtes spécifique, instituée sur le modèle de la commission des requêtes placée auprès de la Cour de justice de la République par l'article 68-2 de la Constitution pour statuer sur la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. Cette commission est chargée d'ordonner, soit le classement de la procédure, soit sa transmission au procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisir la Cour de justice de la République. Elle est composée de trois magistrats du siège hors hiérarchie à la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers maîtres à la Cour des comptes, désignés pour cinq ans. Comme il permet de mettre en cause la responsabilité des membres du Gouvernement, ce modèle pourrait inspirer la création du filtre permettant de mettre en cause la responsabilité des magistrats.

Toutefois, plutôt que de créer une chambre des requêtes ad hoc, le Gouvernement a prévu de confier ce rôle de filtrage au médiateur de la République. C'est en effet l'autorité chargée de recevoir les réclamations concernant le fonctionnement de toutes les administrations. Cette autorité reçoit d'ores et déjà les réclamations portant sur des litiges opposant une personne physique ou morale au service public de la justice, et traite déjà des dysfonctionnements de l'administration judiciaire.

Le Gouvernement reprend, ce faisant, une proposition de la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau, en s'inspirant d'ailleurs de plusieurs exemples étrangers.

Ainsi, pour ne prendre que deux exemples européens, en Italie, le médiateur de la République peut signaler une plainte au ministre de la justice, qui engage ensuite l'action disciplinaire au travers d'une requête faite au procureur général près la Cour de cassation. De même, le Defensor del Pueblo espagnol peut engager, d'office ou à la demande d'une personne physique ou morale, toute enquête visant des actes et des décisions de l'administration publique, le champ de cette dernière recouvrant celui de l'administration judiciaire.

Le projet de loi qui nous est soumis encadre cependant strictement les pouvoirs d'investigation du médiateur, auquel il est explicitement interdit d'utiliser les moyens dont il dispose normalement, dans tous les autres cas, pour examiner une réclamation. Ainsi, dans le projet qui nous est soumis, le médiateur ne pourrait pas interroger les chefs de cour sur les plaintes qui lui sont transmises.

Ce dispositif soulève la question des moyens dont disposera le médiateur pour instruire 1es réclamations des justiciables dont il est saisi. Comment, en effet, pourrait-il statuer sur le caractère sérieux de celles-ci sans obtenir de l’autorité judiciaire les informations utiles, ne serait-ce qu'en interrogeant les chefs de cour ?

Pour répondre à cette difficulté, la commission des lois a prévu d'inscrire le dispositif d'examen des réclamations des justiciables dans le statut de la magistrature.

L'amendement qui vous sera proposé précise la manière dont les réclamations seront instruites et donne aux magistrats toutes les garanties de procédure. Cet amendement autorise le médiateur à interroger les chefs de cour. Le médiateur aura ainsi les moyens de vérifier si la plainte est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire. Pour sa part, le garde des sceaux aura l'obligation de faire diligenter une enquête par ses services, et notamment par l'inspection générale des services judiciaires.

Est en outre précisée dans cet amendement la manière dont le garde des sceaux devra rendre compte au médiateur. Le garde des sceaux devra aviser le médiateur des suites qu'il réserve à sa réclamation ; en particulier, s'il décide de ne pas engager des poursuites disciplinaires, il devra motiver sa décision, et le médiateur pourra décider de porter le dossier devant l'opinion en publiant un rapport.

Enfin, cet amendement donne au magistrat des garanties de procédure, en prévoyant que les pièces, toutes les pièces du dossier, lui seront obligatoirement communiquées.

Ainsi, on peut souhaiter que les plaintes des justiciables soient examinées dans des délais raisonnables, et surtout qu’il soit répondu au justiciable. Ce qui se passe aujourd’hui et ce que reprochent les justiciables à la justice, c’est souvent son long silence, et c’est celui-ci qu’il faut briser. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Guy Geoffroy, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République pour le projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale.

M. Guy Geoffroy, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République pour le projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale. Permettez-moi tout d’abord, monsieur le président, de vous saluer au « perchoir » de cette assemblée. Vous avez pris récemment vos fonctions et nos travaux débutent sous votre égide. Nous connaissons votre intérêt, votre implication, votre sensibilité aux problèmes de sécurité et de justice. Nul doute, que sous une égide de cette qualité, nos travaux seront sereins et efficaces.

M. le président. Vous êtes bien aimable, monsieur Geoffroy. Vous aurez dix-sept minutes : vous venez en effet de consacrer deux minutes à quelque chose d’utile. (Sourires. )

M. Christophe Caresche. Ce qu’il ne faut pas faire pour séduire l’UDF ! C’est un métier !

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Monsieur le ministre, nous engageons aujourd’hui tout sauf une réformette. Nous n’engageons pas non plus une réforme définitive, mais la première étape d’une réforme nécessaire.

Pourquoi la réforme est-elle nécessaire ? Tous ceux qui étaient membres de la commission d’enquête dite d’Outreau le savent peut-être mieux que les autres parlementaires. L’écho de cette triste affaire n’a pas cessé dans l’opinion publique, même s’il s’est un peu atténué.

Nos concitoyens ne veulent pas être victimes par rapport à toutes les questions relatives à la sécurité et à la justice. Ils ne veulent pas, bien sûr, être victimes de la délinquance et de la criminalité, qu’il nous revient de prévenir autant qu’il est possible et de réprimer de la manière la plus efficace qui soit. Mais ils ne veulent pas non plus être victimes d’une justice qui peut quelquefois leur donner le sentiment, fondé sur des éléments objectifs, qu’elle pourrait les broyer.

Rappelons-nous Outreau, qui n’est – vous l’avez dit, monsieur le ministre – que la partie émergée d’un iceberg bien plus important, même s’il ne représente pas l’intégralité – bien loin de là – du fonctionnement de la justice dans notre pays. C’est le drame de la détention provisoire. C’est le drame d’innocents qui ont passé un temps toujours trop long derrière les barreaux, même si, au début, on comprend que ce moyen ait pu être mis en œuvre.

Je citerai quelques chiffres. Les innocents d’Outreau, fort heureusement acquittés, ont eu cumulativement vingt-cinq ans à eux tous. L’an passé, comme l’a rappelé un de nos collègues lors de la commission d’enquête, cinq siècles de détention ont été effectués dans notre pays par des citoyens mis en cause, incarcérés à titre provisoire, qui ont été déclarés innocents après une décision de justice.

Par rapport à tout cela et avec de surcroît cette circonstance, que je qualifierai d’aggravante, qui est qu’Outreau n’est pas une erreur judiciaire, il fallait bien évidemment que quelque chose fût fait.

Outreau n’est pas une erreur judiciaire, parce que aucun de ceux qui ont été déclarés coupables n’a été laissé hors d’un jugement et d’une punition. Aucun de ceux qui étaient innocents n’a été définitivement condamné.

Mais c’est justement parce qu’il n’y a pas d’erreur judiciaire, parce que le fonctionnement de la justice a conduit à ce que la vérité soit intégralement établie, qu’il nous fallait nous pencher sur le drame d’Outreau et sur tous ceux qui ont pu exister, pour faire en sorte qu’aucun drame de ce type ne puisse se renouveler. C’était l’objet, il y a tout juste un an, de la constitution de la commission d’enquête.

Je voudrais saluer le travail de cette commission d’enquête, à laquelle j’ai eu le grand honneur de participer, saluer son président André Vallini, son rapporteur Philippe Houillon, qui, tous deux, chacun à leur manière, avec leur sensibilité propre mais ensemble, ont aidé les parlementaires, quelle que soit leur couleur politique, qu’ils soient issus de la commission des lois ou non, à faire ce travail d’écoute, d’analyse, de proposition, qui a valu à notre assemblée l’honneur d’être reconnue dans sa qualité par nos concitoyens.

M. Jean Leonetti. Très bien !

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je voudrais saluer également mes collègues membres de cette commission. Certains sont aujourd’hui présents, parce qu’ils se sont efforcés d’être disponibles, à l’écoute, toujours déterminés à ce que notre travail corresponde à ce qu’attendaient les Français. Nous sommes entrés dans la phase où les Français vont, à leur tour, juger les suites de notre travail.

Des suites, il en fallait, et il aurait été inconcevable d’attendre pour je ne sais quelle raison – nous étions tous d’accord sur ce point –, parce que nous n’aurions plus de légitimité à légiférer compte tenu de la proximité de la fin de la législature. Il eût été inconcevable que nous n’engagions pas cette première étape : ce travail, monsieur le ministre, que, sous votre impulsion et avec la commission des lois, nous présentons aujourd’hui à l’Assemblée.

Nous devons accomplir ce travail pour les Français, pour la justice – ni contre les Français, ni bien évidemment, contre la justice.

Je voudrais, comme vous, monsieur le ministre, saluer à mon tour les magistrats de ce pays, et leur dire que le fait de nous être interrogés sur ce qui n’avait pas fonctionné à Outreau n’était pas une insulte à leur égard, au contraire. Certes, nous en avions le droit, sans nuire à la règle fondamentale de l’indépendance de la justice. Mais, j’irai plus loin, nous en avions même le devoir : nous, élus représentants du peuple, qui rendons des comptes devant le peuple, nous avions le devoir de nous préoccuper de ce qui n’avait pas fonctionné dans notre justice, laquelle – faut-il le rappeler ? – est chargée de dire le droit et de dire la vérité au nom du peuple français, que nous représentons.

Dans ce projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, vous nous proposez, monsieur le garde des sceaux, un certain nombre d’avancées. Je voudrais les saluer, non pas comme celles d’une timidité, mais comme celles d’une lucidité. Nous devions envisager des réformes à la fois nécessaires et possibles et avoir l’humilité et en même temps la détermination de penser et de dire que tout ce que nous ferions aujourd’hui serait à appliquer rapidement et que tout ce que nous ne pourrions pas faire aujourd’hui devrait être approfondi dans une réflexion qui se poursuivrait, pour être, le jour venu, mise en œuvre.

S’il y a une responsabilité de la prochaine législature, quelle qu’elle soit, c’est de ne pas accepter que soit laissé en jachère le travail de cette commission d’enquête et de faire en sorte, non pas de prendre des positions systématiquement différentes, non pas non plus de se mettre systématiquement dans les mêmes pas, mais de s’en servir comme base, pour aller plus loin, vers une justice plus efficace et plus juste.

Le premier point sur lequel le projet de loi insiste, c’est celui de la solitude du juge. Vous l’avez dit, monsieur le ministre, on ne peut pas résumer la différence entre Outreau et Angers par le fait qu’à Outreau, le juge était seul tandis qu’à Angers, ce n’était pas le cas. Cependant, l’affaire d’Angers était plus complexe, plus lourde, il y avait plus d’enfants victimes – ce qui ne signifie pas que les malheureuses victimes d’Outreau doivent être mésestimées – et plus d’adultes coupables. Pourtant, à Angers, la justice a bien fonctionné.

Incontestablement, le fait qu’à Angers la co-saisine ait été dès l’origine déterminée a été un des éléments de cette instruction et de ce procès.

Le fait qu’à Outreau le juge chargé de l’instruction ait eu la possibilité très légale de refuser la co-saisine qui lui était proposée au cours de l’instruction est probablement une des clefs de ce drame.

Votre proposition de co-saisine dans le cadre et à partir de la création des pôles de l’instruction est, monsieur le ministre, une première étape importante, qu’il faut saluer. Mais ce n’est, en même temps, qu’un premier pas, une première étape vers un dispositif plus complet, que tout le monde appelait de ses vœux.

Cela fait vingt ans que des dispositions ont été votées en ce sens dans cette assemblée, pour mettre en œuvre la collégialité de l’instruction. Nous pouvons espérer qu’à l’issue de nos débats nous aurons institué la collégialité de l’instruction dans les meilleures conditions.

La deuxième question porte sur la détention provisoire. Ce n’est pas un hasard si, dans notre pays, depuis trente ans, nous parlons de détention provisoire et non plus de détention préventive. Le projet de loi rappelle que la détention provisoire est la solution ultime lorsque les mesures de contrôle judiciaire sont insuffisantes pour la manifestation de la vérité et, entre autres, pour la protection du mis en cause.

Ce projet de loi va assez loin en la matière. Il permet d’ouvrir des fenêtres pour la révision de la détention provisoire. Je vous remercie, monsieur le garde des sceaux, d’avoir donné par avance votre accord à la proposition de la commission des lois. Vous aviez prévu une révision au bout de six mois, avec une durée d’examen de deux mois par la chambre de l’instruction. Nous avons souhaité un délai plus rapide, et proposé une révision au bout de trois mois, et que la chambre de l’instruction bénéficie d’un mois supplémentaire. Si bien que toute personne mise en examen et incarcérée pourra demander une audience publique au cours de laquelle l’ensemble du dossier sera étudié, y compris la question du maintien ou non de la détention. Toute personne pourra bénéficier de ce qui aura beaucoup manqué à l’affaire d’Outreau. Nous avons tous en mémoire les témoignages des acquittés, notamment de celui qui, pendant près d’un an, n’a pas eu d’avocat. Lors de son unique audition chez le juge d’instruction, il était seul face à plusieurs accusateurs et il a eu beaucoup de mal à faire comprendre qu’il était hors d’état de se défendre et qu’il était démuni face aux accusations très lourdes qui pesaient sur lui.

À partir de l’évolution sur la détention provisoire, vous nous proposez de renforcer le caractère contradictoire de la procédure par la contestation de la mise en examen et par la possibilité de demander à tout moment de passer du statut de mis en examen à celui de témoin assisté, lequel ne peut être incarcéré. Vous proposez également des dispositions qui ont trait à l’expertise ou à la formulation d’observations écrites après avoir pris connaissance des réquisitions du procureur avant la clôture de l’instruction. Nous avons tous en mémoire ce fait qui nous a stupéfiés, mais qui, néanmoins, était parfaitement légal, à savoir le cas d’un juge bouclant son instruction – reprenant pour l’essentiel les conclusions du procureur – et transmettant le dossier d’instruction à un nouveau juge n’ayant reçu aucun des mis en examen incarcérés, n’ayant procédé à aucun acte nouveau et renvoyant aux assises des personnes dont il n’a eu connaissance que par l’intermédiaire de pièces écrites, sans avoir pu prendre la pleine mesure de la complexité du dossier, sans que rien ne puisse lui être reproché.

Dernier objectif du projet de loi : la réduction des délais de jugement des affaires pénales, objet des articles 11, 12 et 13, sur lesquels notre commission s’est penchée de manière assidue, allant même jusqu’à envisager dans un premier temps la suppression de l’article 12. Notre commission a finalement opté pour un amendement visant à supprimer la procédure, jugée trop complexe et, de ce fait, peut-être inefficace, du II de cet article.

Les amendements de la commission des lois portent sur l’ensemble de ces sujets. L’un des plus importants concerne la collégialité de l’instruction d’ici à cinq ans. Pourquoi seulement dans cinq ans ? Même si nous dégagions les moyens financiers nécessaires pour payer les juges d’instruction supplémentaires qu’il faudrait recruter, nous ne pouvons pas aller plus vite, car la formation des juges dure plus de trente mois. Le délai de cinq ans que nous donnons aux pouvoirs publics pour créer la collégialité de l’instruction rendra plus pertinente la phase intermédiaire des pôles de l’instruction et de la co-saisine.

Notre commission a également prévu la possibilité de saisir la chambre de l’instruction trois mois après la première mesure de mise en détention provisoire au lieu des six initialement prévus. Notre collègue Alain Marsaud a fait adopter par la commission un amendement qui tend à inscrire l’échevinage dans les juridictions correctionnelles. Cet amendement a été voté par la commission pour prendre date et poser le problème. Il n’a, en effet, aucune chance d’être adopté en l’état, faute d’être accompagné des amendements de coordination qui pourraient permettre son inscription dans le code de procédure pénale ; et aussi en raison d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel qui rappelle que « s’agissant des formations correctionnelles de droit commun, la proportion des juges non professionnels doit rester minoritaire ».

L’on ne peut reprocher à cette loi ni d’être insuffisante, ni de bouleverser radicalement le paysage juridique. Elle tient compte en effet des deux tiers des propositions législatives de la commission d’enquête : les questions de procédure pénale notamment sont reprises, auxquelles il faut ajouter la vingt-deuxième, à savoir la collégialité de l’instruction.

Certaines corporations laissent entendre que cette réforme serait néfaste. Leur avis n’est pas à dédaigner, mais, en l’occurrence, elles ont tort, car elle vise à assurer l’équilibre vers lequel il faut tendre. L’équilibre est le maître mot de cette réforme. La justice est un équilibre à atteindre et à garantir en permanence. Nous avons vérifié avec Outreau que les risques de déséquilibre dans le fonctionnement de la procédure, en particulier de l’instruction, existaient et qu’il fallait les corriger. À vouloir aller trop loin, trop vite, peut-être créerions-nous d’autres déséquilibres. Cela mérite que notre assemblée, et le Parlement tout entier, adopte ce texte de loi, ainsi que les deux autres que vous nous proposez. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

Question préalable
sur le projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats

M. le président. J'ai reçu de M. Jean-Marc Ayrault et des membres du groupe socialiste une question préalable, déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du règlement, sur le projet le projet de loi relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats.

La parole est à M. André Vallini.

M. André Vallini. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le 1er décembre 2005, les six derniers accusés d'Outreau sont innocentés en appel à Paris. Le soir même du verdict d'acquittement, vous présentez, monsieur le garde des sceaux, « vos excuses au nom de l'institution » et vous assurez vouloir tirer tous les enseignements de cette affaire. Quatre jours plus tard, les treize acquittés sont reçus à Matignon par le Premier ministre, puis reçoivent une lettre personnelle du Président de la République.

Le 7 décembre, à l’initiative de Jean-Louis Debré, notre président, et de Philippe Houillon, l'Assemblée nationale vote à l'unanimité la création d'une commission d’enquête parlementaire qui, pendant six mois, va soulever un intérêt sans précédent dans le pays : acquittés, travailleurs sociaux, policiers, magistrats, experts, avocats, journalistes viennent devant les députés décrire une machine judiciaire qui s'est emballée au mépris des droits de la défense.

Faut-il supprimer le juge d'instruction ou celui des libertés ? Séparer les magistrats du parquet et du siège ? Comment limiter la détention provisoire ? Comment recueillir la parole des enfants ? Quelle formation donner aux juges ? Pourquoi le budget de la justice est-il si faible ? Toutes ces questions qui agitaient depuis des années le seul monde judiciaire monopolisent soudain les titres des journaux comme les rayonnages des librairies et même les conversations de comptoir devant le café du matin ou les repas de famille du dimanche.

Le 7 juin, six mois plus tard, la commission dite d’Outreau présente quatre-vingts propositions adoptées à l'unanimité et saluées par l'ensemble des milieux judiciaires et de la presse.

Cinq mois plus tard, nous examinons une réforme de la justice, critiquée de tous côtés et qui a même réussi à semer la zizanie jusqu'au sein du Gouvernement sur l’enregistrement des gardes à vue, des auditions chez le juge, et au sein du groupe UMP – je fais référence au débat animé de la commission des lois.

Mme Pelletier, ancien ministre et ancien membre du Conseil constitutionnel, le dit elle-même : « Que peut-on attendre des quelques mesures annoncées ? Certainement pas une amélioration significative du fonctionnement de la justice, qui se dégrade d'année en année. »

Jean-Louis Debré voulait un débat national au Parlement sur la base du rapport de la commission dite d’Outreau : il avait raison. Moi-même, j’ai proposé des états généraux sur la justice dans tout le pays au cours desquels nous aurions expliqué, ensemble – majorité et opposition – aux Français qu'à quelques mois de 2007, le Gouvernement n'avait pas le temps de mener à bien des réformes de grande ampleur qui demandent du temps et de la sérénité. Vous avez fait le choix contraire et nous devons donc débattre de vos textes.

S’agissant de la procédure pénale, Jean-Denis Bredin s’exprimait ainsi en juillet 2006 dans une interview à Libération : « L'affaire d'Outreau fut un exemple édifiant. Cette opinion publique qui ne cesse de réclamer des détentions nécessaires ou exemplaires, des châtiments sévères, voici qu'elle s'intéressait soudain à des innocents qui avaient, un temps, été tenus pour des coupables. Que faut-il réformer ? D'abord les esprits. Quand nous faisons le procès du juge, c'est aussi le nôtre que nous devrions faire. Dans un droit dominé par l'appétit de sécurité et la montée en puissance de la victime, la soif de châtiment n'a cessé d'envahir nos mentalités. Il nous faudrait, bien sûr, modifier notre procédure d'instruction, mais modifier aussi notre idée du procès pénal, renoncer à notre très ‘‘secrète’’ déclaration des droits où la présomption d'innocence ne tient aucun rôle, dont l'article 1er dispose que ‘‘tout suspect est présumé coupable’’, l'article 2 que ‘‘mieux vaut un innocent en prison qu'un coupable en liberté’’, et dont l'article 3 édicte que ‘‘la défense de la société est placée au-dessus de toute valeur morale’’. Plus encore que nos lois, c'est notre conception des droits de l'homme et de la démocratie qui est en cause. »

J’ai entendu Philippe Houillon évoquer tout à l’heure les droits de la défense et la demande de sécurité. Il y a un an, je vous disais à cette tribune qu’il y a pour le moins quelque paradoxe à se récrier face aux atteintes à la présomption d’innocence et aux droits de la défense quand, depuis 2002, on a voté des lois qui les ont fait reculer.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Cela n’a rien à voir !

M. André Vallini. Je suis d’accord avec vous, Philippe Houillon, quand vous dites que lorsque l’on organise plus de répression, il faut prévoir plus de garanties. Mais à ce moment-là, après avoir voté les lois Sarkozy, il ne fallait pas voter les lois Perben II. Quand on alourdit le code pénal, cela a été votre choix, pour le rendre plus sévère, il faut renforcer le code de procédure pénale, pour le rendre plus protecteur. Or vous avez fait le contraire.

Alors, que faire ? Changer les esprits, comme le dit Jean-Denis Bredin ? Ce sera long. Faire évoluer les mentalités ? Cela prendra du temps. Remettre à plat toute la procédure pénale. Oui, sans doute. Commençons par reprendre les propositions de la commission d’enquête parlementaire, et il est vrai, je n’ai cessé de le rappeler, que vous reprenez, monsieur le garde des sceaux, quelques propositions intéressantes de cette commission.

L'enregistrement des gardes à vue, pratique courante chez nos voisins européens, était attendue en France. Elle constitue une avancée pour les justiciables, mais aussi pour les policiers. D’ailleurs, je renvoie les policiers français qui s’en inquiètent à leurs collègues britanniques. Très hostiles à ce dispositif il y a quelques années, ils n'y renonceraient aujourd'hui pour rien au monde. M. le ministre, qui s’est rendu au Royaume-Uni, peut en témoigner.

M. le garde des sceaux. Assurément.

M. André Vallini. Toutefois, votre nouveau dispositif attribue un rôle trop important au parquet en cas de gardes à vue simultanées puisque c'est le procureur qui sera chargé de dresser la liste des personnes dont les interrogatoires ne seront pas enregistrés. Il aurait fallu aller plus loin, comme le proposait le groupe socialiste, en prévoyant que l'avocat puisse être présent à tous les interrogatoires dès le début de la garde à vue, même si le dossier de la procédure ne lui est communiqué qu'en cas de prolongation.

Concernant la détention provisoire, les mesures proposées vont dans le bon sens, monsieur le ministre. Mais elles sont insuffisantes : l'absence de durées butoirs, l'absence de rappel du caractère exceptionnel de la détention provisoire et le maintien de la référence au critère de trouble à l'ordre public sont autant de déceptions par rapport à ce que préconisait la commission d’enquête parlementaire.

De semestrielle, l'audience devant la chambre d'instruction est devenue trimestrielle : cette avancée est dans l'esprit des propositions de la commission d’enquête mais nous regrettons que ce ne soit qu'une possibilité laissée à la discrétion du président de la chambre d'accusation. En outre, les multiples exceptions à la publicité formées à la demande de la partie civile, du ministère public, du président de la chambre de l’instruction risquent d'avoir raison de cette mesure. Toutefois, la commission a déposé un amendement pour que ce dispositif soit évalué dans les années qui viennent.

Enfin, il est indispensable de conserver le juge des libertés et de la détention. Et je vous remercie de l’avoir fait, monsieur le ministre, contre l’avis du groupe UMP.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Les avis étaient très partagés !

M. André Vallini. Il faut aussi renforcer le statut des magistrats remplissant ces fonctions. Toutefois, nous sommes réservés quant à la possibilité pour le juge des libertés et de la détention de décider d'un placement en détention provisoire pour procéder aux vérifications nécessaires sur la situation personnelle de l'intéressé. En effet, l'avocat semble à même de fournir ces éléments, sans qu’il soit besoin de faire jouer au juge des libertés et de la détention un rôle qui relève davantage de la compétence du juge d'instruction.

Pour en finir avec la solitude et l'inexpérience de certains juges d'instruction, nous avions préconisé la collégialité dans le rapport sur l’affaire dite d’Outreau. Vous proposez, à la place, des pôles de l'instruction si compliqués à mettre en œuvre que même les députés de la majorité les ont supprimés en commission des lois. M. Fenech y voit une « usine à gaz » n'instaurant pas « une vraie collégialité », M. Marsaud, « une fausse bonne idée », et M. Bénisti une réforme « contreproductive ». Je n’aurais pas pu être plus sévère. Vous avez ajouté in extremis, après beaucoup de contorsions auprès des députés UMP de la commission de lois, un amendement indiquant que la collégialité aurait « vocation » à entrer en vigueur dans cinq ans. Je n’ai jamais vu un tel terme employé dans le code de procédure pénale. Quand on fait la loi, c’est pour y inscrire des dispositions appelées à entrer en vigueur immédiatement. M. de Roux a dit hier après-midi en commission des lois qu'il s'agissait d' « une annonce relevant d'un programme électoral et non d'un texte normatif ». Quant à M. Goasguen il a parlé d’« un lamentable rafistolage et d'une annonce électoraliste ». Je ne saurais mieux dire.

Venons-en maintenant à la formation des magistrats. Et souvenons-nous de la phrase du juge Burgaud devant la cour d'assises de Saint-Omer : "le travail qui m'est demandé est purement technique". Cette réponse aurait pu sortir hélas ! de la bouche de tous les magistrats de la chaîne pénale de l’affaire dite d’Outreau. Tous, du haut en bas de la hiérarchie judiciaire, ont fait leur travail avec conscience et en parfaite bonne foi et tous ont concouru à la débâcle d'Outreau. Tous ont été "techniquement" irréprochables : juge des libertés et de la détention, chambre de l'instruction, substituts, procureur, parquet général. Des vies ont été brisées, des familles disloquées, des honneurs salis, mais le code a été scrupuleusement respecté.

L’École nationale de la magistrature forme aujourd'hui de parfaits mécaniciens du droit et de la procédure pénale. Elle leur apprend à ouvrir des codes, à rédiger des jugements, à prononcer des réquisitoires, à gérer des flux et des stocks. Chacun sait tourner la plupart des boulons, sans toujours être sûr de la machine sur laquelle il travaille ni à quoi ressemble l'objet qu'il est censé fabriquer. L'essentiel est oublié et le résultat est parfois tragique.

L'affaire d'Outreau montre, au-delà de toutes les réformes du code de procédure pénale, ce que devraient être les bases de l'enseignement de l'ENM.

Il s’agit d’abord de la défense permanente des libertés publiques, mission première assignée par la Constitution qui se décline très concrètement dans le quotidien du juge, au pénal surtout, par un véritable attachement à la présomption d'innocence, par la culture du doute, par l'utilisation réfléchie et modérée de la détention provisoire et par un usage raisonné et toujours profondément motivé de l'emprisonnement.

Il s’agit ensuite du respect scrupuleux du justiciable, de tous les justiciables : plaignants, victimes, témoins, suspects, condamnés, emprisonnés. Ce respect, là encore, se décline très concrètement dans tous les contacts du magistrat. C'est dans cet esprit que l'interrogatoire, l'audition, l'entretien judiciaire, doivent faire l'objet d'un véritable enseignement.

Il s’agit enfin de l'attachement farouche à l'indépendance : c'est certainement l'apprentissage le plus long et le plus difficile. Cela implique de respecter la loi certes, connaître l'état du droit évidemment, mais aussi et surtout apprendre à penser par soi-même, et savoir dire non quand tous les autres ont pu dire oui. Voilà ce qui a cruellement manqué aux magistrats dans l'affaire d'Outreau.

S’agissant de la formation des magistrats, monsieur le ministre, certaines de vos propositions vont dans le bon sens et nous les voterons. Lorsqu'elles sont insuffisantes, nous proposerons de les compléter par voie d’amendement avec une idée simple : tous les apprentissages demandent une technique mais, en matière de justice, il s’agit d’abord d’apprendre à mettre la technique au service de l'être humain et de sa dignité.

La question de la responsabilité des magistrats, l'affaire d'Outreau l'a jetée sur la place publique sans que, pour autant, les citoyens en saisissent les enjeux et la complexité. Elle se nourrit depuis longtemps de leur exaspération à l’égard de la justice : tous les sondages démontrent avec constance un mécontentement profond et grandissant quant au fonctionnement de l'appareil judiciaire, surtout chez ceux qui y ont déjà été confrontés.

Vous avez renoncé, fort heureusement, à votre idée dangereuse de sanctionner les « erreurs grossières et manifestes d’appréciation », qui vous avait sans doute été soufflée par votre collègue de l’intérieur.

M. le garde des sceaux. Je vous rassure : il n’en est rien !

M. André Vallini. Vous avez raison, M. Sarkozy est beaucoup plus sommaire : il veut faire payer les juges pour leurs fautes quand vous entendiez initialement rendre les magistrats responsables de leurs actes juridictionnels.

Votre projet de loi comporta ensuite une disposition qui s'inspirait du rapport de la commission d'enquête parlementaire : il était ainsi proposé de sanctionner "la violation délibérée des principes directeurs de la procédure civile ou pénale ". Nous avons pris acte avec vous de l'avis du Conseil d'État qui soulignait le risque d'atteinte à la séparation des pouvoirs et de confusion avec le rôle des juridictions d'appel et de cassation que comportait cette idée.

Je veux réaffirmer aujourd'hui avec fermeté que nous sommes hostiles à l'appréhension du "mal jugé" par le droit disciplinaire. L'exercice des voies de recours doit constituer le seul moyen de contester une décision juridictionnelle. Toute autre solution favoriserait une autocensure des pratiques judiciaires et pèserait notamment sur celles qui comportent une "prise de risques" telle que la remise en liberté ou le retour d'un enfant placé au sein de sa famille. La solution de facilité serait alors pour les magistrats de ne prendre que des risques minimaux, au détriment des libertés individuelles et du pari qu’ils sont souvent amenés à faire sur les décisions qu’ils ont à prendre.

Le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa décision disciplinaire du 8 février 1981, a rappelé que les motifs et le dispositif des décisions de justice ne peuvent être critiqués que par l'exercice des voies de recours tout en retenant cependant que « ce principe trouve sa limite lorsqu'il résulte de la chose définitivement jugée qu'un juge a, de façon grossière et systématique, outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu'il n'a accompli, malgré les apparences, qu'un acte étranger à toute activité juridictionnelle ». D'autres décisions du CSM ont par ailleurs retenu la responsabilité disciplinaire de magistrats en raison de négligences chroniques dans le suivi des affaires qui leur étaient confiées. Mais, comme l'a rappelé le Conseil, une telle responsabilité ne peut être envisagée qu'en ce qui concerne une décision juridictionnelle définitive, c'est-à-dire non susceptible de recours.

De façon plus générale, il faut aussi savoir que pour certains – et leur point de vue mérite d’être entendu, ce ne sont pas forcément des magistrats syndicalistes –, une nouvelle définition de la faute disciplinaire n'est pas nécessaire, l'état du droit semblant parfaitement satisfaisant. L'accroissement à droit constant des poursuites disciplinaires ces dernières années en serait la démonstration. La poursuite engagée devant le CSM contre le juge et le procureur de l’affaire dite d'Outreau, contre l'avis de l’inspection des services judiciaires, en est une autre preuve. La notion de faute pourrait ainsi parfaitement faire l'objet d'une jurisprudence plus précise et plus codifiée du CSM, sans qu'il faille pour autant une loi. Il suffirait de créer à la Chancellerie, là encore sans qu’il soit besoin de loi, un bureau spécialisé dans le recueil des plaintes des justiciables composé de personnalités indiscutables.

Sur la réforme de la responsabilité disciplinaire, le corps des magistrats et leurs syndicats sont partagés. La magistrature, comme n'importe quel corps, se remet d'autant moins facilement en cause que les magistrats pensent n'avoir à rendre de compte qu'à leur conscience et que leur réponse est souvent : « Donnez-nous davantage de moyens et nous aurons une meilleure justice ». Et il est vrai que la responsabilité des magistrats doit aussi s'apprécier en fonction des moyens mis à leur disposition.

Il serait à cet égard utile d'ajouter, à quelque réforme que ce soit, une disposition identique à celle introduite dans le code pénal par la loi Fauchon du 10 juillet 2000, qui prévoit que la responsabilité d'une personne est appréciée en tenant compte du pouvoir et des moyens dont elle disposait. La responsabilité des magistrats s'apprécierait donc également en fonction des moyens mis à leur disposition.

Votre projet de loi propose de permettre au médiateur de donner suite à des réclamations concernant le service public de la justice et mettant en cause le comportement d'un magistrat. Aux yeux de certains, le choix du médiateur est une erreur qui enlèverait de la force à la réforme, en noyant une innovation intéressante dans une institution qui n'aurait pas suffisamment acquis le statut de défenseur des libertés. Leur idée serait alors de créer une commission nationale de recours des justiciables, avec une commission filtre auprès de chaque cour d’appel, semblable à celle que nous avions envisagée en 1998, dans une réforme lancée par le précédent gouvernement et bloquée dans les conditions que l’on sait.

Moi-même, j’étais réticent à l’idée du médiateur et je m’y suis rallié à l’occasion des débats de la commission d’enquête. Il ne faut pas que le justiciable se serve de cette procédure comme d'un nouveau degré de juridiction : celui qui a perdu un procès ne doit pas tenter, faute d'avoir obtenu gain de cause, de mettre en cause la responsabilité du juge. Et, de ce point de vue, le choix du médiateur est pertinent puisqu'il démontre que ce sont bien les dysfonctionnements du service public de la justice qui sont visés et non pas les décisions juridictionnelles.

Mais votre projet est en retrait par rapport à la proposition de la commission, qui avait intégré cette très bonne idée du médiateur. Vous proposez en effet un filtrage du garde des sceaux. Si un problème constitutionnel s’était posé, il aurait suffi, si je puis dire, de réviser la Constitution.

M. le garde des sceaux. Ah ! Comme vous y allez !

M. André Vallini. Une révision constitutionnelle sera de toute façon nécessaire pour réformer le Conseil supérieur de la magistrature et le doter de moyens d'investigation par la mise à disposition ou le rattachement d'inspecteurs des services judiciaires, sans pour autant dépouiller votre ministère. Il faut en faire un vrai Conseil supérieur de la justice en faisant évoluer sa composition de manière que les représentants des magistrats n'y soient plus majoritaires, ou qu’ils soient au moins à parité avec les non-magistrats, qui eux-mêmes seraient désignés à une majorité des trois cinquièmes de l’Assemblée nationale, avant que le Sénat n’ait été réformé pour le rendre plus représentatif. C’est une idée évoquée lors de la commission d’enquête que je vous soumets aujourd’hui, monsieur le ministre.

M. Philippe Houillon, rapporteur. Vous voulez supprimer le Sénat ?

M. André Vallini. Non : seulement le réformer. Je suis un partisan acharné du bicamérisme et je défendrai dans d’autres enceintes cette proposition de réforme.

Il faudrait faire en sorte que le CSM ne soit plus présidé par le Président de la République. Imaginez un instant M. Sarkozy à sa tête, quand on sait ce qu’il pense de l’indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs !

M. Jean Leonetti. Il y a des hypothèses plus effroyables encore !

M. André Vallini. Le ministre de la justice ne devrait plus en être membre non plus.

Il ne me reste que peu de temps pour évoquer les moyens de la justice ; il est vrai qu’ils sont très faibles.

Des audiences sans greffier, des juges qui siègent plus de neuf heures d'affilée, des gardes à vue prolongées par télécopie, des juges d'instruction débordés, des avocats excédés : la justice va mal. Lundi prochain, vous le savez, monsieur le ministre, avocats et magistrats seront à nouveau mobilisés pour dire ensemble leur colère. Ce sera la deuxième fois en un mois, ce qui est sans précédent. Voilà qui démontre le profond malaise de la justice en France.

Avec 2,3 %, la France ne consacre pas assez de moyens à la justice. Je vous ai donné acte, il y a quelques semaines, lors du débat budgétaire, que les crédits du ministère de la justice étaient ceux qui connaissaient la plus forte augmentation. Mais le retard pris est considérable.

M. Xavier de Roux, rapporteur. Vous y avez contribué !

M. André Vallini. Entre 1997 et 2002, nous avons commencé à combler ce retard et vous essayez de continuer dans cette voie, même si les budgets votés ne sont pas les budgets exécutés puisque l’on constate des reports de crédits et des annulations. La France consacre 28 euros par an et par habitant à la justice, soit le même niveau que la Croatie, contre 55 euros pour l’Allemagne et 63 euros pour la Belgique.

Dans notre chapitre consacré aux moyens, nous proposons de hisser le budget de la justice à 3 % du budget de l’État et de le faire passer à 40 euros par an et par habitant.

Je veux vous poser la même question que celle que je vous ai posée en commission des lois : si cette réforme est votée – je pense qu’elle le sera –, si elle est promulguée – c’est moins sûr – et si elle est mise en œuvre dans les mois qui viennent – c’est encore moins sûr –, comment pourrez-vous la financer ? Vous avez eu l’honnêteté de dire que vous n’aviez rien prévu dans le budget 2007. Vous répondrez, comme en commission des lois, que nous procéderons par abondement en tant que de besoin. Mais cela ne veut strictement rien dire. Et sur quel chapitre prendrez-vous l’argent ? Sur le budget de la justice ou sur un autre ministère ? À moins que ce ne soit qu’une loi d’affichage, ce que je ne veux pas croire.

En conclusion, monsieur le ministre, au-delà des clivages partisans et loin des polémiques inutiles, la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau, qui fut une première dans l’histoire parlementaire, a contribué à réhabiliter le travail parlementaire. Nos travaux ont suscité l’espérance d’un profond changement de la justice dans le milieu judiciaire mais aussi dans tout le pays. Hélas ! après le temps de l’espérance est venu celui du désenchantement. La déception est quasi générale et elle est même mal dissimulée sur les bancs de votre majorité. Notre justice traverse une crise de confiance sans précédent. Beaucoup de Français déplorent ses dysfonctionnements. 70 % pensent qu’elle fonctionne mal, 53 % – soit une majorité – disent la redouter. C’est grave car, lorsque la justice est à ce point suspecte aux yeux des citoyens, c’est le pacte social qui se fissure sous nos yeux et c'est tout l'édifice républicain qui est menacé.

Le 29 juin, les membres de la commission d’enquête se sont rendus à Outreau pour remettre officiellement leur rapport aux acquittés qui étaient presque tous présents. Vous vous souvenez que j'ai prêté le serment d'Outreau en votre nom à tous. Il s’agit, au-delà des alternances politiques éventuelles, de prendre l’engagement de veiller à la mise en œuvre des réformes que nous proposons dans notre rapport qui a été adopté à l’unanimité. Ce serment, il nous appartiendra donc de le tenir après 2007. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. Dans les explications de vote sur la question préalable, la parole est à M. Jean Leonetti, pour le groupe UMP.

M. Jean Leonetti. Il m’a semblé que les propos de M. Vallini ressemblaient plus à une intervention de discussion générale qu’à une question préalable.

La commission d’Outreau, qui a réuni, comme d’autres, des députés de tous les groupes, et je pense notamment à celle constituée autour de l’affaire Humbert et dont M. Vaxès était membre, a travaillé sereinement et dans le sens de l’intérêt général.

Aujourd’hui, il est normal que M. Vallini relève un certain nombre d’éléments positifs puisque le garde des sceaux a repris les propositions intéressantes de cette commission d’enquête, comme la nécessaire transparence, l’encadrement de la détention provisoire ou la collégialité, même si celle-ci n’est pas tout à fait satisfaisante à ses yeux.

Lorsqu’il souligne, comme chacun de nous pourrait le faire, que la réflexion du juge Burgaud selon laquelle le travail qui lui est demandé est purement technique est une vision extrêmement parcellaire du travail de juge, qui est essentiellement un travail humain envers d’autres humains, qu’ils soient innocents ou coupables, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui.

Lorsqu’il appelle, à cette tribune, à une réforme d’une grande ampleur après un débat citoyen dans l’ensemble du pays et à une confrontation avec l’ensemble des professionnels, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui.

Mais là n’est pas le débat. Il s’agit de savoir si rien est mieux que trop peu. Compte tenu de l’émotion suscitée par l’affaire d’Outreau dans tous les foyers qui jugeaient hier que leur justice était éloignée, distante, lente, tardive, et aujourd’hui qu’elle est dangereuse pour leur liberté et leur individualité, l’inaction n’est pas acceptable.

Si chacun d’entre nous sait qu’il ne s’agit que d’un premier pas, nous considérons pour notre part qu’il est indispensable pour renouer la confiance entre les citoyens et la justice.

Il était facile de traiter le problème en affirmant de façon péremptoire que la jeunesse du juge, peut-être son inexpérience et sa solitude, étaient seules en cause, qu’il était seul coupable. La réforme, qui prévoit une meilleure formation des magistrats, mais aussi des sanctions, comme pour toute profession à responsabilités, le fait dans le respect du juge, de son dévouement et de sa compétence.

Quand je subis l’injustice, je peux me dire qu’il suffit d’aller devant la justice. Mais quand c’est la justice qui produit l’injustice, devant qui dois-je réclamer ? La procédure équilibrée, faite devant le médiateur, respectueuse de nos institutions et qui saisit légitimement si nécessaire le garde des sceaux, apparaît effectivement comme une avancée extrêmement positive.

Enfin, il est nécessaire que les dispositions proposées soient financées. La facilité serait de faire une immense réforme qui nécessite le triplement, voire le quadruplement du nombre de juges mais sans l’évaluer ni la financer, puis d’attendre tranquillement qu’une nouvelle majorité la mette en œuvre. C’est l’honneur de ce gouvernement et de la majorité qui le soutient d’avoir fait en sorte que ce pas soit financé. Ainsi, l’amélioration sera réelle.

M. Vallini, vous avez, avec le président de la commission des loi, travaillé en profondeur sur le sujet majeur du contrat social, de la confiance dans la justice d’un pays démocratique. Nous sommes d’accord sur le fond et le serment que vous avez pu faire à Outreau est dans tous les cœurs et dans tous les esprits. Mais aujourd’hui, je vous en supplie, ne renonçons pas à faire ce pas positif afin de ne pas avoir à regretter un jour qu’une autre affaire d’Outreau nous accuse de ne rien avoir fait, si ce n’est parler. Car alors, c’est un autre débat, celui de la confiance entre les citoyens et leurs représentants, qui s’ouvrirait. C’est la dignité et l’honneur du Parlement de faire ce premier pas et de prendre un engagement pour l’avenir.

Voilà pourquoi le groupe UMP ne votera pas cette question préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Pour le groupe UDF, la parole est à Mme Anne-Marie Comparini.

Mme Anne-Marie Comparini. Comme l’ensemble de mes collègues, je considère que, pour répondre aux ravages de l’affaire d’Outreau, aux souffrances endurées par des innocents et leurs familles et aux attentes de l’opinion publique, il faut refonder la justice fragilisée de notre pays. Pour atteindre cet objectif, vous avez choisi, monsieur le ministre, de proposer des changements positifs mais, disons-le, minimes. Je regrette, comme vient de le dire M. Vallini et d’autres, que vous n’ayez pas repris toutes les propositions de la commission d’enquête.

Un tel choix peut mettre fin aux espoirs suscités par le débat sur le pouvoir judiciaire qui avait été lancé avant la commission parlementaire, dont nous connaissons tous la valeur, par les commissions Delmas-Marty et Viout.

Je regrette également que les trois projets présentés aujourd’hui soient discutés à marche forcée. Cela risque d’anéantir le nécessaire dialogue qui doit exister entre le législateur et le juge. Disons-le : le législateur n’est pas l’ennemi du juge. N’oublions pas non plus qu’il y a deux jours nous avons travaillé ici même sur un projet de loi de modernisation du dialogue social. Cela montre bien que lorsque l’on veut réformer, l’une des premières étapes est de savoir dialoguer avec les acteurs eux-mêmes.

Enfin le texte qui nous est soumis court le risque d’être sans suite. La question du fonctionnement pérenne, efficace de toute la justice – civile, pénale, financière – et de son indépendance ne peut être dissociée de celle de ses moyens et du statut des magistrats. L’UDF a souvent dit que la France était perfectible dans ce domaine. Malgré les quelques progrès que nous avons salués, le budget de la justice reste très insuffisant comparé à celui de nos voisins.

Mais si je fais le même constat que M. Vallini, je n’en tire pas les mêmes conséquences. Une lecture rapide de ces trois textes peut laisser croire à nos concitoyens que tout est réglé. Or un examen approfondi montre qu’il n’en est rien. Je ne voterai pas la question préalable car il faut aborder le débat. Il faut peser, soupeser chaque changement. Ne pas le faire serait inacceptable en matière de justice. Mais il nous faut aussi approfondir le calendrier d’application de chacun de ces changements.

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. le garde des sceaux. Un mot seulement, monsieur le président, pour remercier André Vallini de sa participation au débat. Je ne m’attache pas à la forme qu’elle a prise car il n’avait guère d’autre choix que la question préalable pour apporter sa contribution.

Je l’ai dit, je le répète : cette réforme a le mérite de répondre aux questions que se sont posées les Français après Outreau. Elle ne prétend nullement bouleverser l’architecture de notre justice. Certains estiment qu’elle doit être réformée complètement, d’autres moins. Bref, la réflexion est en cours. J’ai rappelé qu’il avait fallu à votre assemblée pas moins de dix ans pour réformer le code pénal. Je souhaite que la prochaine législature lance un travail de fond, mais je reconnais appeler de mes vœux une certaine lenteur qui me semble nécessaire pour tirer les conclusions qui s’imposent.

La France est un vieux pays, son système judiciaire est ancré dans notre culture, et le mettre cul par-dessus tête nous ferait de toute façon courir un énorme risque. Au fond, nous sommes plus d’accord qu’il n’y paraît, quoique tout soit discutable et puisse être discuté. Pour convenir de réponses ne serait-ce que ponctuelles aux accusés d’Outreau, il nous a déjà fallu bien des efforts, tant au sein de la majorité qu’à l’extérieur. Qu’en aurait-il été si nous avions mis en cause l’architecture même de notre justice ! Cela étant, il est normal qu’il faille du temps.

Au-delà des textes eux-mêmes, André Vallini a soulevé la question de la détention provisoire qui constitue sûrement l’une des caractéristiques les plus frappantes de la justice française : les détentions provisoires, bien qu’elles ne représentent plus que 30 % environ des incarcérations, au lieu de 40 %, restent à un niveau considérable. Il fallait donc trouver des solutions. Les limites sont fixées par le code de procédure pénale. On peut en discuter, mais ce n’est pas, à mes yeux, le débat essentiel.

Dans ce projet, nous apportons un changement fondamental concernant le rôle de la chambre de l’instruction, qui ne marche pas en France, depuis toujours suis-je tenté d’ajouter. Si je devais braquer les projecteurs sur un seul aspect de la réforme que nous proposons, ce serait assurément sur le fait que la chambre de l’instruction va enfin jouer son rôle.

J’en profite pour mentionner un point qui n’est pas dans le texte car il relève de mon autorité : toutes les chambres de l’instruction disposeront désormais d’assesseurs à plein-temps de façon à assurer un vrai suivi des cabinets des juges d’instruction. De la sorte, les magistrats risqueront moins de commettre une erreur judiciaire. L’expérience et la discussion nous ont conduits à prendre cette mesure qui est fondamentale.

Je ne répondrai pas sur les autres points, car j’aurai l’occasion d’y revenir, mais, après l’intervention d’André Vallini au nom de son groupe, je voulais donner un coup de projecteur sur la chambre de l’instruction. Une telle réforme n’apparaît sûrement pas, aux yeux de l’opinion, comme fondamentale, mais nous, juristes, savons qu’elle l’est.

Nous allons donc dans la bonne direction et je me réjouis que, bien que nous ayons eu du mal à nous mettre d’accord sur l’ampleur de la réforme, nous soyons parvenus à nous entendre sur ses points précis. Là réside l’essentiel. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Je mets aux voix la question préalable sur le projet de loi organique relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats.

(La question préalable n'est pas adoptée.)

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures cinq, est reprise à dix-sept heures vingt.)

M. le président. La séance est reprise.

Discussion générale commune

M. le président. Dans la discussion générale commune aux trois projets de loi, la parole est à M. Christophe Caresche.

M. Christophe Caresche. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, même si le débat a largement débuté avec l’examen de la question préalable, je voudrais à mon tour évoquer rapidement les conditions dans lesquelles il se déroule.

Vous vous livrez à un exercice difficile, monsieur le ministre, et c’est sans doute inéluctable dès lors que vous souhaitiez tirer les conclusions de l’affaire d’Outreau avant la fin de la législature. Le délai, nous le savons bien, est limité, ce qui vous amène à présenter un texte qui peut paraître incomplet par rapport aux propositions de la commission d’enquête, et vous prenez donc, je pense que vous en avez conscience, un double risque.

Le premier risque, c’est de ne pas être à la hauteur de l’émoi que cette affaire a suscité, mais plus encore des réformes qui paraissent nécessaires. La justice est sans doute aujourd’hui un pilier fragile de la République. L’affaire d’Outreau l’a révélé, et l’on attend des responsables politiques qu’ils fassent un certain nombre de réformes qui soient à la hauteur.

Le second risque, c’est la rupture du consensus qui avait pu naître au sein de la commission d’enquête. De tels consensus sont toujours fragiles. Ils sont le fruit de discussions, de réflexions et de compromis, chacun ayant peut-être renoncé à une partie de ses idées pour permettre à tous de se retrouver sur des propositions communes. En n’en reprenant qu’une partie ou en ajoutant des éléments qui n’étaient pas dans le rapport de la commission d’enquête, vous preniez le risque de mettre en cause ce consensus, et d’abord dans votre majorité, on l’a vu en commission. Un certain nombre de débats qui avaient été tranchés dans le cadre de la commission d’enquête ressurgissent maintenant de façon spectaculaire, et c’est bien normal.

Vous devez donc faire face à une double difficulté. C’est une réforme incomplète, mais elle est présentée comme telle, comme une première étape, et c’est une réforme qui, finalement, ne satisfait personne.

Vu les contraintes qui sont les vôtres, peut-être n’y avait-il pas d’autre solution, à moins de renvoyer la discussion après les élections présidentielle et législatives, mais c’est un fait. Je le regrette.

Il se forme parfois un consensus sur les questions de justice, et on a le sentiment que les responsables politiques se mettent d’accord pour avancer, font un constat assez unanime, et sont capables de formuler des propositions. Nous avions vécu la même chose avec la commission Truche et la commission Delmas-Marty. Les commissions arrivent à élaborer des projets qui rassemblent les responsables politiques, et on voit ensuite le consensus se déliter. Après les travaux de la commission Truche, il y avait eu un véritable consensus entre le Président de la République, qui avait approuvé ses propositions, et le gouvernement de Lionel Jospin, qui les avait approuvées également. Mais, finalement, une partie d’entre elles n’ont pas été mises en œuvre. Vous vous souvenez de cette réforme, concernant notamment le CSM, qui a été interrompue en cours de législature. Et, à chaque fois, évidemment, nous revoyons surgir les problèmes qui n’ont pas été traités.

Avec la commission sur l’affaire d’Outreau, on a le sentiment que ce scénario un peu maléfique est en train de se reproduire. Il semble possible de se rassembler sur des propositions, et puis un délitement se produit. Il y a certes les circonstances, et je ne porte pas de jugement de valeur, mais les propositions de la commission d’enquête risquent d’apparaître un peu comme une parenthèse.

Ce sera à chacun d’entre nous, notamment ceux qui ont participé à cette commission, d’essayer de faire vivre les éléments de réforme intéressants et de retravailler en quelque sorte à ce consensus.

Pour l’instant, nous avons trois textes à examiner et, avant d’y venir de façon plus précise, essentiellement à celui qui concerne la procédure pénale, je voudrais indiquer les leçons que je tire personnellement de l’affaire d’Outreau, en me référant au livre très intéressant de Denis Salas et d’Antoine Garapon qui vient de paraître, et dont l’analyse m’a séduit. Je partage en effet leur sentiment : qu’on le veuille ou non, c’est la question du système inquisitoire français qui est posée.

M. Georges Fenech. Eh oui !

M. Christophe Caresche. Cela ne veut pas dire qu’il faille supprimer le juge d’instruction, monsieur Fenech, ne vous réjouissez pas trop vite ! Mais c’est quand même cela qui est en cause. Le juge d’instruction est-il chargé de par la loi de faire apparaître la vérité ? Cela peut se discuter, mais c’est ainsi que le juge d’Outreau a semblé vivre son instruction. C’est en tout cas lui donner une responsabilité qui paraît exorbitante à un moment où les affaires deviennent plus en plus complexes.

Mais surtout, notre système inquisitoire est marqué par la culture de l’aveu, qui a été omniprésente dans l’instruction d’Outreau. Une machine judiciaire s’est mise en marche, non pas tant pour essayer de rassembler des éléments de preuve – à charge et à décharge – que pour essayer de conforter une thèse, celle des magistrats, en particulier du juge d’instruction et du procureur, selon laquelle on était en présence d’un réseau pédophile qu’il fallait à tout prix dévoiler. C’est cette question qui est au cœur de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau.

Les réponses sont multiples. Mais, pour essayer de faire progresser le débat, il faut savoir quelles sont celles que l’on privilégie. Il y a évidemment la responsabilité des juges, qu’a évoquée André Vallini. Elle existe déjà dans les textes. Sans doute n’est-elle pas suffisamment mise en œuvre, l’institution chargée de la contrôler n’étant pas totalement détachée, de par sa composition, d’intérêts qui peuvent apparaître comme corporatistes. Mais si cette responsabilité doit être davantage mise en œuvre, on peut d’ores et déjà le faire. Est-ce donc la question principale ? Personnellement, je ne le crois pas.

L’autre réponse suggérée est celle de la collégialité : pour mieux contrôler le travail du juge, on demandera à d’autres magistrats de le seconder. Ce n’est pas un choix anodin. Je crois en effet que la collégialité peut améliorer les choses, mais, là encore, est-ce la véritable solution ? Je ne le crois pas davantage.

En réalité, cette solution passe fondamentalement par le renforcement de la défense – et on a vu combien son exercice avait été difficile pendant toute la durée de l’instruction d’Outreau. Il ne s’agit pas seulement de confier à d’autres juges le soin d’assurer le contrôle de l’instruction. Le plus important, c’est de procéder à un rééquilibrage de la procédure pénale, en y renforçant la part du contradictoire et en assurant un meilleur équilibre entre la phase d’enquête et la phase d’audience. Dans l’affaire d’Outreau, on a vu que la phase d’audience, même s’il a fallu s’y reprendre à deux fois, avait plutôt bien fonctionné ; c’est le miracle de l’audience.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Le texte le prévoit.

M. Christophe Caresche. Il faut que la procédure entre le plus rapidement possible dans la phase contradictoire au cours de laquelle il ne s’agit pas, pour le juge, de rechercher la vérité, seul, dans un cabinet d’instruction, mais de confronter les différents points de vue.

Dans cet esprit, nous présenterons un certain nombre d’amendements qui s’inspirent, pour l’essentiel, des conclusions de la commission d’enquête et qui nourriront le débat.

En ce qui concerne la garde à vue, nous proposerons un article additionnel avant l’article 1er, qui reprendra les améliorations suggérées par le rapport concernant les droits des personnes placées en garde à vue. Il s’agit de notifier à l’intéressé les faits qui lui sont reprochés ; de l’informer qu’il a le droit de ne pas répondre aux questions des enquêteurs – droit qui avait été remis en cause dans un texte précédent – et, six mois après la fin de la garde à vue, d’interroger le procureur de la République sur les suites données à la procédure le concernant ; de permettre à la défense d’assister à tous les interrogatoires, comme c’est le cas dans beaucoup de pays européens ; de ménager un espace contradictoire dans les enquêtes du procureur en permettant à l’avocat de communiquer à tout moment avec le prévenu et de consulter le dossier de la procédure ; d’informer annuellement le Parlement des mesures de garde à vue, via un rapport annexé au projet de loi de finances.

Toutes ces propositions ont déjà été largement formulées dans le cadre de la commission d’enquête et nous les présenterons à nouveau pour compléter ce projet de loi.

En ce qui concerne l’instruction, nous considérons que la formule proposée, à savoir la collégialité – mais dans cinq ans, pour des motifs budgétaires –…

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Non, pour ménager le temps de formation.

M. Christophe Caresche. …n’est pas satisfaisante, et elle est d’ailleurs largement mise en cause sur les bancs de la majorité.

Nous voulons également compléter le texte en ce qui concerne la détention provisoire. Le constat est unanime : il faut que la détention provisoire soit limitée au profit des autres formes de contrôle de la personne mise en examen. Nous ferons des propositions pour l’améliorer, en termes de délais notamment, et pour faire en sorte qu’elle ne soit plus la règle mais l’exception.

J’ai retenu une phrase que je trouve assez juste : « La détention provisoire est le laboratoire de l’aveu. » C’est en effet le moment où s’exerce une pression pour faire avouer la personne mise en examen. On l’a vu clairement dans l’affaire d’Outreau : ceux qui ont avoué sont sortis assez rapidement de la détention provisoire, tandis que les autres ont été détenus très longtemps et ce sont des vies qui ont été ruinées.

Telles sont les propositions que nous formulerons pour en revenir à l’esprit qui a animé la commission d’enquête, pour essayer d’améliorer ce qui peut l’être dans ce texte que vous avez voulu succinct. Nous regrettons que le consensus qui s’est fait jour sur Outreau n’ait pas débouché sur un texte plus riche. Je comprends les raisons qui ont motivé votre choix, monsieur le garde des sceaux, mais vous prenez le risque de décevoir au moment où nos concitoyens attendent que nous leur redonnions confiance en la justice. Il reste pour cela un travail important à accomplir. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Comparini.

Mme Anne-Marie Comparini. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, depuis le début de la législature en 2002, notre assemblée a examiné sept lois concernant la procédure pénale. Cette redoutable inflation législative témoigne du profond malaise dans lequel est plongé notre pays. Chaque affaire judiciaire défrayant la chronique ou mettant en cause la justice appelle immédiatement la rédaction d’une loi. Et c’est une fois de plus face à une actualité médiatique prégnante, aux dysfonctionnements de la justice et aux drames humains d’Outreau qu’une réforme est annoncée.

Dans ce contexte, vous nous dites, monsieur le garde des sceaux, que les textes présentés n’ont pas la prétention de répondre globalement aux problèmes de la justice, qu’il ne s’agit que d’une première étape, définie par le président de la commission des lois comme ce qui est faisable immédiatement, en attendant une réforme plus profonde après les élections de 2007.

Êtes-vous sûr, monsieur le garde des sceaux, de la faisabilité immédiate de vos projets ?

Admettons, ce qui n’est pas encore certain, que votre proposition relative au médiateur soit constitutionnelle, il faudra bien des décrets et, surtout, une équipe chargée d’étudier les plaintes. Je rappelle que vos services instruisent actuellement 17 000 plaintes par an via les parquets généraux. En a-t-on les moyens dès à présent ou faudra-t-il attendre le budget complémentaire de juillet 2007 pour mettre en place la médiation ?

De même, en vertu de leur droit disciplinaire, les magistrats doivent déjà exercer leur fonction en respectant des exigences éthiques et déontologiques particulièrement contraignantes et sans équivalent dans les autres corps de fonctionnaires de l’État. Les sanctions prévues par l’article 45 de l’ordonnance de 1958 sont nombreuses – sept – et lourdes. Une lecture rapide de l’amendement gouvernemental pourrait donner l’impression qu’il fallait combler un vide. Mais l’examen approfondi de cet amendement, non soumis pour consultation aux organisations syndicales et rapidement étudié, nous amène à vous interroger sur ses contours. Inclut-il le « mal jugé » ? En ce cas, la faute doit-elle être volontaire ou non ? Doit-elle être simple ou réitérée ? Quel est le délai de prescription ?

Ces questions ne se traitent pas à la va-vite. Il importe de ne pas désarmer ni déstabiliser la justice. Nous veillerons donc à ce que cette modification législative n’insère pas l’acte juridictionnel lui-même dans le périmètre disciplinaire. Il n’y a là rien d’étonnant : la procédure naturelle pour contester une décision juridictionnelle existe bel et bien dans l’exercice des voies de recours.

J’en viens à la collégialité. L'UDF propose depuis longtemps que les jeunes magistrats soient orientés à la sortie de l’école vers les fonctions collégiales plutôt que vers le tribunal d'instance ou les fonctions d'instruction, plus difficiles et plus exposées. Dans une perspective similaire, vos projets de loi prévoient une formation probatoire destinée à apprécier les qualités de chaque candidat, notamment à travers un stage en juridiction, et surtout la mise en place de pôles d'instruction permettant de confier les affaires criminelles complexes à des juges expérimentés.

Dans une interview publiée par le Figaro d’hier, le président Houillon déclarait que « faute de moyens et d'effectifs, il n'aurait pas été possible d'instaurer immédiatement une collégialité. Nous envisageons de l'instituer dans cinq ans. En revanche, nous avons choisi la co-saisine et les pôles qui nécessitent un investissement moins important. » Dont acte. Mais ces pôles eux-mêmes, monsieur le garde des sceaux, auront-ils les moyens de fonctionner réellement ?

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Oui !

Mme Anne-Marie Comparini. Devant la commission, le garde des sceaux a estimé les besoins supplémentaires à 70 postes de magistrats et 112 de greffiers. Avez-vous les moyens de ces créations, sans qu’elles ne se fassent au détriment d'autres juridictions, qui ont parfois elles-mêmes besoin de renforts ?

Qu’en est-il d’ailleurs de ces pôles ? Quel sera leur nombre ? Selon quels critères les dossiers seront-ils répartis entre eux et les juridictions interrégionales spécialisées ou d’autres structures spécialisées ? Nous n’avons aucune information à ce propos. Quand on sait que la collégialité votée en 1985 n'a jamais été appliquée faute de 300 postes de magistrats supplémentaires, on voit qu’il s’agit de questions sérieuses que nous devons traiter sérieusement et sans faux-semblants !

Un réaménagement de la détention provisoire est souhaité par tout le monde. Vous proposez la limitation du recours au motif de trouble à l'ordre public, la présence de l'avocat lors du débat contradictoire sur le placement en détention, et surtout – c’est une bonne proposition – l'examen régulier, tous les trois mois, de l’ensemble de la procédure par la chambre de l'instruction après, il est vrai, accord du président de chambre. Pouvez-vous nous assurer que les chambres de l’instruction, qui assument déjà une charge de travail importante, disposeront de moyens renforcés sans que les chambres civiles soient pour autant « déshabillées » ; que les avocats auront la possibilité de remplir cette nouvelle mission ; qu’un calendrier de l’enquête sera mis en place, prévoyant des délais très stricts dont le respect s’impose aux enquêteurs ; enfin que des alternatives à la détention provisoire, notamment le bracelet ou l'assignation à résidence, que vous souhaitez encourager, seront effectivement retenues ?

Ces observations rapides m’amènent à me demander, monsieur le garde des sceaux, s’il ne s’agit pas là de l’énième réforme sans suite réelle, conformément à ce qui semble être la règle d'or des travaux parlementaires : « une affaire judiciaire : une loi ». Rassurez-vous, ce n’est pas votre procès que je fais là, mais le nôtre : je crains que les politiques ne cherchent à s’exonérer de toute responsabilité en donnant aux Français l'illusion d’une action rapide.

Nous avons bien la responsabilité de réformer une justice fragilisée et parcourue par les doutes de tous ceux qui l'exercent et la servent au quotidien. Cette réforme est incontournable parce que la justice est un ressort indispensable de la confiance du citoyen. Mais cette nécessité est exigeante. La réforme doit être pérenne pour qu’on puisse tourner la page des changements incessants et parfois chaotiques des vingt dernières années.

Avant 2002 – et je déplore que nos collègues du groupe socialiste ne soient pas présents – il était déjà question de renforcer la présomption d'innocence et de mieux encadrer la détention provisoire. Ceux qui étaient déjà députés de l’UDF se souviennent qu’ils se sont battus pour que les droits de la défense soient mieux assurés et que le recours à la détention se limite aux cas où elle est nécessaire pour protéger les victimes, les témoins et le bon déroulement du procès pénal.

Après l’alternance de 2002, et sous l'influence d'une conception assez réductrice et sécuritaire de la procédure pénale, le travail qui avait été accompli dans ce domaine grâce à un dialogue fructueux entre le Sénat et l'Assemblée a été en partie mis à bas, si bien que les magistrats sont aujourd'hui fondés à nous demander si nous savons ce que nous voulons !

Si elle doit être pérenne, la réforme doit aussi être efficace, par exemple dans le traitement des plaintes de nos concitoyens, comme l’a relevé l’un des rapporteurs. À l'extension du rôle du médiateur, l'UDF préfère la création d'une chambre des requêtes au sein du Conseil supérieur de la magistrature, afin de responsabiliser les magistrats sans en faire des boucs émissaires, ce qui serait le signe que notre pays va mal. Plutôt que de créer un nouveau manquement, nous préférons réactiver la circulation de l'information au sein de l'institution sur les questions éthiques et déontologiques et favoriser la détection des situations à risques. On peut également préférer la solution préconisée par le Premier président de la Cour de cassation et rappelée à l’instant par le président Houillon, c’est-à-dire la mise en place d’un code des bonnes pratiques professionnelles qui servirait de référence aux magistrats dans leur travail quotidien.

L’efficacité suppose aussi qu’on remédie à la lenteur des procédures, à l’allongement des délais, à l'encombrement des greffes, qui, faute de personnel, tardent à rendre exécutoires les décisions rendues. Elle suppose enfin qu’on éradique l’inexécution des sanctions pénales, qu’on dispose de structures carcérales dignes, aussi bien pour les mineurs que pour les majeurs, et qu’on travaille à assurer la meilleure réinsertion possible.

Nous ne devons pas occulter le fait que tout cela a un coût : c’est là encore notre responsabilité de politiques. Or l’UDF juge que le budget de la justice reste très insuffisant, en dépit des quelques progrès que l’on doit à vos efforts, monsieur le garde des sceaux. Pour nous, la question du fonctionnement et de l’indépendance de la justice ne peut être dissociée de celle de ses moyens et de celle du statut des magistrats.

En outre, la justice est aujourd’hui ballottée au gré de lois conjoncturelles dictées par l’actualité et accablée par un empilement de réformes ponctuelles, qui ne s’accompagnent ni de moyens matériels adéquats, ni de créations de postes en nombre suffisant – la France compte cinq fois moins de fonctionnaires de justice que l’Allemagne.

Toute la difficulté est de conduire cette réforme sans retard ni précipitation. Parce qu’elle est capitale, elle doit échapper à l'affrontement classique entre la droite et la gauche et à la fameuse « table rase » des alternances politiques. Enfin, elle doit se construire autour d’un vrai dialogue entre le législateur et les acteurs de la justice, et d’un débat confiant et responsable avec les Français.

M. le président. La parole est à M. Michel Vaxès.

M. Michel Vaxès. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, le Gouvernement nous présente aujourd’hui, dans le prolongement du rapport de la commission d'enquête créée à la suite de l'affaire dite d'Outreau, trois projets de loi qui en constitueraient une première traduction législative.

Cette commission d'enquête a eu le mérite d'engager un débat de fond, qui a mobilisé professionnels et spécialistes de la justice. Elle n’a pas laissé indifférents nos concitoyens, qui ne se sont certainement jamais autant intéressés aux questions de justice. Les attentes étaient grandes, chacun se prenant à espérer une réforme ambitieuse à la hauteur des enjeux.

Ce ne sera, hélas ! pas le cas, et ces trois projets de loi décevront les acteurs de la justice aussi bien que les justiciables, comme toujours lorsque le souci des échéances électorales prend le pas sur l'intérêt général. C'est dire combien nous regrettons la décision du Gouvernement de présenter coûte que coûte, dans la précipitation et selon la procédure d’urgence – nous l’avons appris hier –, une réforme a minima avant les rendez-vous politiques de 2007. Vous renoncez ainsi à l’occasion historique de présenter le projet ambitieux qu’attendaient toutes celles et tous ceux qui espéraient beaucoup de « l’après-Outreau ». Le petit nombre de députés présents dans cet hémicycle confirme que la mobilisation n’est pas à la hauteur de l’importance du sujet.

Avant d'aborder l'examen de chacun de ces trois projets de loi, permettez-moi de poser une question et d'y apporter ma réponse. L'affaire d'Outreau est-elle l’expression d'un dysfonctionnement de la justice ou celle, plus fondamentale, d'une crise multiforme qui affecte notre société dans son ensemble ? Bien répondre à cette question nous évitera de nourrir l’illusion qu'une réforme, si bonne soit-elle, permettrait d'éviter qu’un tel drame ne se reproduise.

J'ai pour ma part la conviction que l'affaire d'Outreau est d'abord la conséquence d'une crise idéologique, politique, économique et sociale qui affecte et fragilise toutes les institutions de la République. Renonçant à combattre une insécurité sociale généralisée, nos gouvernants mènent depuis trop longtemps une politique pénale du « tout-sécuritaire », tentant vainement de rassurer une population livrée à de multiples peurs. Faute de garantir la cohésion sociale par la promotion de politiques publiques adaptées, faute de lutter audacieusement contre toutes les injustices sociales et la misère culturelle, les gouvernements ont cherché à rassembler autour d’un consensus sécuritaire. Ce populisme pénal a nourri une inflation de lois pénales, textes presque exclusivement de circonstance, venus, après chaque fait divers, malmener les valeurs et les principes les plus fondamentaux de notre droit. Ont ainsi été sacrifiés les principes du procès équitable et de la présomption d'innocence, la culture du doute, les droits de la défense ou encore le respect des libertés individuelles.

On ne peut pas penser Outreau hors du contexte de l’époque, marqué par la découverte de réseaux pédophiles. La culture du doute pouvait-elle résister au climat d'horreur et d'indignation morale qui prévalait alors ? Notre société n'a-t-elle pas succombé à la tentation de préférer un innocent en prison plutôt qu’un coupable en liberté ? Dès lors, la trame du drame n'était-elle pas formée avant même qu'il ne se réalise ?

L'affaire d'Outreau proprement dite a surtout mis en exergue deux problèmes : celui de la détention provisoire et celui de l'indigence des moyens de la justice, qui explique notamment l'incapacité à faire vivre l'une des principales exigences d'une justice de qualité, à savoir la collégialité. Tant que ces deux questions essentielles n’auront pas été résolues, il serait illusoire de croire que de nouvelles affaires d’Outreau ne se produiront plus.

Cela dit, et parce que toute institution est toujours perfectible, les propositions d’améliorations avancées lors des débats menés dans le cadre de la commission d’enquête méritent d’être concrétisées. Assurer un service public de qualité, garant des principes directeurs d’une justice respectueuse des droits fondamentaux et des libertés individuelles, devrait être l’objectif d’une réforme ambitieuse de la justice.

Si nous accueillons favorablement certaines dispositions du texte soumis à notre examen, nous regrettons, je le répète, que ces trois projets de loi manquent d’ambition. Nous déplorons que des pans entiers de ce que devrait être une véritable réforme aient été délibérément ignorés, comme l’organisation et la composition du Conseil supérieur de la magistrature, l’organisation de la police judiciaire ou la question, tout aussi essentielle, de la défense des plus démunis de nos concitoyens.

Le premier des projets de loi que nous examinons est consacré à la formation et à la responsabilité des magistrats. Ses quatre premiers articles, qui traitent plus spécifiquement de la formation, introduisent un changement mineur au regard de l’importance de cette question. En effet, la formation et le recrutement des magistrats étant de toute évidence des conditions essentielles d’une justice de qualité, il eût fallu proposer des dispositions tendant à diversifier le recrutement pour remédier à l’uniformité sociale et culturelle de la magistrature et améliorer le contenu de la formation initiale et continue, pour dépasser son caractère purement technique et juridique.

Les amendements adoptés par la commission, qui visent à rééquilibrer l’importance respective des différentes voies d’accès à la magistrature judiciaire au profit des candidats bénéficiant déjà d’une autre expérience professionnelle dans le domaine juridique, vont dans ce sens et nous les soutiendrons.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Très bien !

M. Michel Vaxès. Il en est de même de l’amendement qui prévoit une obligation de formation continue. Nous souhaitons aussi, toutefois, que soit retenue notre proposition d’introduire dans les concours d’accès une épreuve de sciences humaines. Cette proposition, modeste en apparence, a pour ambition de modifier la philosophie du recrutement, et donc de la préparation aux concours.

J’aurai le temps de m’exprimer sur chacune des dispositions de ce projet de loi organique lors de l’examen des articles, mais je tiens à faire dès maintenant une remarque préalable sur l’article 5, qui crée une nouvelle sanction disciplinaire : l’interdiction d’exercer des fonctions à juge unique pendant une durée maximale de cinq ans. Nous comprenons l’esprit de cette disposition destinée à empêcher un magistrat fautif d’exercer seul, mais il serait regrettable de donner ainsi le sentiment que l’on dévalorise la collégialité, dont chacun reconnaît l’importance, au motif qu’elle pourrait se satisfaire de la compétence insuffisante d’un juge sanctionné.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Ce n’est pas ça !

M. Michel Vaxès. J’évoquerai encore brièvement, pour en terminer avec le projet de loi organique, l’amendement de la commission visant à insérer avant l’article 5 un article additionnel qui modifie le serment des magistrats – serment dont la violation constituera d’ailleurs une faute disciplinaire. Cet amendement, auquel je reviendrai lorsque nous l’examinerons, pose plusieurs problèmes. Nous proposerons donc un sous-amendement qui, s’il était adopté, nous permettrait de voter l’amendement. Faute de ces modifications, nous nous y opposerions avec détermination – à moins que vous ne décidiez, ce qui vaudrait bien mieux, de le retirer.

Lorsqu’il est question de justice, l’indépendance est une notion fondamentale. Une réforme de la justice ne peut donc s’envisager sans aborder la question de l’indépendance du parquet. Celui-ci ne peut, selon nous, rester totalement soumis au pouvoir exécutif. S’il est en effet envisageable que le parquet demeure lié à la chancellerie afin de garantir une bonne conduite de la politique pénale de la nation, il nous paraît indispensable de mieux garantir l’indépendance du statut personnel du parquetier. Distinguer son statut fonctionnel, qui le lierait à la chancellerie pour ses missions d’administration et de politique pénale, et son statut personnel, qui serait calqué sur le statut des magistrats du siège, permettrait d’assurer une indépendance préservée de toute contingence politique.

Nous aurions également souhaité voir figurer dans une réforme de la justice la suppression de toute possibilité d’instructions particulières du garde des sceaux. De même, les rapports de politique pénale établis chaque année par les procureurs de la République et les procureurs généraux devraient être présentés chaque année devant le Parlement. La démocratisation d’une institution qui juge au nom du peuple français exige en effet que les citoyens aient, par l’intermédiaire de la représentation nationale, une meilleure connaissance de la politique pénale.

La réforme qui nous est proposée ignore également les problèmes que pose la composition actuelle du Conseil supérieur de la magistrature. Nous aurions pourtant pu reprendre le projet de loi constitutionnelle adopté en 1998 et jamais promulgué. Nous vous aurions alors proposé de supprimer de la liste des membres du CSM le Président de la république et le garde des sceaux, et de prévoir une présidence tournante, le président étant élu pour deux ans et choisi alternativement parmi les magistrats et les non-magistrats.

Ce CSM rénové aurait pu se voir confier la gestion des services judiciaires et l’inspection des magistrats, cette inspection étant assurée par un service créé auprès du CSM et dont le chef et les membres, choisis par le CSM, n’appartiendraient pas à ce dernier. Un tel service pourrait être chargé de l’examen des plaintes des justiciables et éventuellement de la saisine du CSM.

Le Gouvernement a préféré nous soumettre un texte qui modifie la loi sur le médiateur en créant une nouvelle procédure d’examen des réclamations relatives au fonctionnement de la justice. L’article unique de ce texte a d’ailleurs été supprimé par la commission pour être intégré dans le projet de loi relatif aux magistrats et trouver place dans l’ordonnance de 1958. Dans le dispositif proposé, le médiateur saisi par un parlementaire de la plainte d’un justiciable transmet la réclamation au garde des sceaux s’il estime qu’elle est susceptible de recevoir une qualification disciplinaire. Nous vous proposerons par un amendement de donner la possibilité au médiateur de saisir le CSM s’il considère, au vu des résultats de l’enquête, que l’instance disciplinaire mérite d’être saisie malgré la décision du ministre de la justice de ne pas engager de poursuites disciplinaires. Cette disposition répond à une exigence de plus grande indépendance de la justice.

Le dernier des projets de loi qui nous sont soumis tend à renforcer l’équilibre de la procédure pénale. La plupart des dispositions de ce texte emportent notre adhésion. Nous proposerons cependant quelques amendements visant à l’améliorer.

L’un de ces amendements, qui répond à la volonté affichée par le texte de renforcer la cohérence de l’instruction et de favoriser le travail en équipe, a pour objet de permettre aux parquets et aux juges d’instruction de travailler avec des officiers de police judiciaire détachés de leur administration d’origine.

Dans le respect de l’esprit du texte, nous proposerons également une série d’amendements tendant à affirmer le caractère exceptionnel de la détention provisoire.

Nous vous présenterons enfin un amendement relatif à la création d’un « internat » du barreau, reprenant une proposition de Me Soulez-Larivière qui mérite d’être sérieusement évaluée. À défaut de pouvoir examiner en détail le dispositif proposé par notre amendement, qui est sans doute allé rallonger encore la liste des victimes de l’article 40, nous vous demanderons d’accepter de réfléchir à la pertinence de cette proposition en adoptant un amendement qui propose la rédaction d’un rapport sur cette question.

Notre intérêt pour la mise en œuvre d’un tel dispositif tient au fait que, de l’aveu de tous, l’aide juridictionnelle traverse une crise sans précédent et mobilise une grande majorité des avocats dans l’ensemble des barreaux français. La revalorisation de l’aide juridictionnelle accordée par la dernière loi de finances et celles qui ont été préconisées pour calmer la colère des avocats ne suffiront pas à résoudre cette crise. Seule une réforme de grande ampleur de l’aide juridictionnelle y parviendra.

La proposition de création d’un « internat » du barreau, à laquelle je reviendrai lors de la défense de notre amendement, mérite donc d’être examinée avec la plus grande attention. Cet internat, dans le cadre duquel exerceraient des avocats sélectionnés sur concours qui se consacreraient exclusivement à la défense des personnes éligibles à l’aide juridictionnelle, se substituerait au régime actuel de cette aide afin de garantir une défense efficace aux plus démunis.

Il n’est pas envisageable que le projet de loi présenté ne prenne pas en compte ce problème, et cela d’autant moins qu’il a pour objet de renforcer la dimension contradictoire du procès. Les auditions effectuées par la commission d’enquête ont prouvé, si besoin était, que la défense n’est pas la même pour tous. Tous les citoyens ne peuvent aujourd’hui bénéficier d’une défense de qualité et nous ne pouvons accepter cette inégalité dans l’accès à la justice. L’accès au droit et à la justice est un droit fondamental du citoyen, fût-il le plus démuni, et c’est à notre société de le lui garantir. La défense pénale est une question qui ne peut plus être regardée sous l’angle de l’intérêt privé. Elle est un droit de l’homme et doit donc être envisagée dans la perspective de l’intérêt public inhérent à l’existence même de la justice.

Si le Gouvernement s’était donné le temps indispensable pour l’élaboration d’une réforme ambitieuse de la justice, peut-être ne serait-il pas passé à côté de cette question primordiale. Je crains en effet que la précipitation ne nous conduise à l’adoption d’un texte imparfait, qui sera source de déception chez les professionnels de la justice comme chez les citoyens. Les débats que nous avons eus en commission des lois le prouvent : nous sommes dans l’urgence et, de fait, les dispositions proposées ne pourront être appliquées faute de moyens.

L’idée de créer des pôles d’instruction n’est pas mauvaise, même si nous pensons, comme une majorité de nos collègues d’ailleurs, qu’il aurait mieux valu mettre en place une véritable collégialité.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. C’est ce que prévoit le projet de loi !

M. Michel Vaxès. C’est d’ailleurs pourquoi la commission des lois a proposé la suppression du premier article. Aussi regrettable que cela puisse vous sembler, les faits sont têtus : nous pouvons voter des dispositions pleines de bonnes intentions, mais elles ne seront jamais appliquées si les moyens nécessaires à leur mise en œuvre ne suivent pas.

Je vous ai bien entendu, monsieur le garde des sceaux : selon vous, il serait impossible, même si nous en avions les moyens, de former avant la fin de la législature les magistrats nécessaires à la mise en œuvre des dispositions que nous recommandons. Je rappelle toutefois que nous n’avons cessé, depuis 2002, de proclamer la nécessité d’un budget plus important pour la justice et d’une formation en nombre des magistrats. J’ai le souvenir d’avoir souligné devant votre prédécesseur les besoins en moyens humains. Si nous avions été entendus, peut-être aurions-nous pu traduire concrètement les dispositions que vous proposez aujourd’hui sans qu’il nous faille encore attendre plusieurs années que la formation des magistrats suive son cours.

Pour conclure, je vous confirme que c’est dans un esprit constructif que nous abordons cette discussion, en espérant que vous examinerez nos amendements dans ce même esprit.

M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon.

M. Jérôme Bignon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’onde de choc créée dans l’opinion publique par l’affaire dite d’Outreau a agi comme un puissant révélateur, qu’ont amplifié les remarquables travaux de la commission d’enquête mise en place par notre assemblée. Ces travaux ont, bien évidemment, suscité passions et attentes.

Comme l’écrit Jules Romains dans Les Hommes de bonne volonté, « au jour où les sociétés ont accueilli une goutte de justice, on pouvait prévoir qu’il n’y aurait plus de repos tant que la goutte n’aurait pas tout retravaillé, tout transformé, tout amené à l’état de justice ». Fallait-il pour autant un grand soir de la justice, une révolution de nos institutions judiciaires ? Vous avez choisi, monsieur le ministre, de privilégier une démarche pragmatique, alliant rapidité et efficacité dans les réponses aux questions posées par nos compatriotes.

Cette première étape, que souligne délibérément le titre du rapport déposé par nos trois collègues Philippe Houillon, Guy Geoffroy et Xavier de Roux, démontre que le Gouvernement inscrit résolument sa réponse à Outreau dans la longue marche vers l’état de justice. C’est assurément la bonne méthode.

Redonner aux Français confiance dans leur justice est pourtant un vrai défi, tant est forte la conviction que certains parviennent toujours à s’arranger, que la lutte du pot de fer contre le pot de terre est toujours perdue par le pot de terre et que, selon que vous serez puissant ou misérable, vous serez épargné ou broyé. Les révolutions n’ont guère fait évoluer cette conviction et les réformes considérables de la procédure pénale intervenues depuis 1958 n’y ont pas suffi.

Je peux pourtant vous assurer, monsieur le ministre, mes chers collègues, que les temps ont changé depuis le jour où, avocat débutant, j’étais plus souvent terrorisé par le juge d’instruction que mon client, qui connaissait la musique, où l’accès à la connaissance du dossier était tellement limité que nous étions contraints de recopier à la main les centaines de pages de la procédure, où les droits de la défense étaient portion congrue ; il fallait une énergie peu commune pour lutter contre le juge et son allié le parquet. Cela n’a pas suffi pour modifier le décalage entre la perception culturelle qu’ont nos compatriotes de leur justice et sa réalité institutionnelle et technique. Les réformes entreprises n’ont pas permis d’éviter Outreau, affaire dans laquelle ont joué d’abord l’effroi causé par l’horreur des faits reprochés, puis l’effet de bascule quand les choses se sont transformées, liées à l’incroyable enchaînement des dysfonctionnements.

Mais d’un horrible malheur, celui d’Outreau, est née une vraie prise de conscience : la « forêt » d’Outreau ne peut plus cacher les dizaines d’arbres qui chaque année sont victimes de « mini-Outreau », non révélés parce que petits et peu médiatisés. Quand on aborde ce débat, il faut avoir bien conscience que si 20 000 personnes en moyenne sont placées chaque année en détention provisoire, chiffre excessif qui nous situe en tête des pays européens champions de cette mesure, ce qui est beaucoup plus grave à mon sens, c’est qu’environ 5 % de ces détenus provisoires bénéficient soit d’un non lieu, soit d’un acquittement. Même si la comparaison est difficile en raison de la durée exceptionnelle de la détention provisoire dans cette affaire, c’est ainsi une cinquantaine d’Outreau qui se produisent chaque année. Cela fait frémir quand on imagine le déshonneur, le choc familial et professionnel qui frappent chaque homme ou femme placé en détention provisoire. J’en ai assisté de nombreux. J’en parle donc avec gravité. C’est à tous ces hommes et toutes ces femmes injustement détenus que je pense au moment où nous abordons la discussion de ce texte important.

Le groupe UMP, au nom duquel j’ai l’honneur de m’exprimer, apprécie, monsieur le ministre, votre démarche pragmatique. Nos compatriotes ne connaissent pas aussi intimement le fonctionnement de la justice que les spécialistes qui siègent dans cette enceinte et qui ont réfléchi à ces sujets au sein de la commission d’enquête ou de la commission des lois. Mais ils ont très intelligemment compris que quelque chose n’allait pas, et ils ont posé à travers les débats plusieurs questions auxquelles le Gouvernement s’est efforcé de répondre assez pragmatiquement en déposant trois projets de loi, que les travaux de la commission des lois ont permis de regrouper en deux projets : l’un organique, parce qu’il touche au statut des magistrats, l’autre ordinaire, qui concerne la procédure pénale.

Je ne répéterai pas ce qui a été dit, beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire, par le rapporteur de la loi organique, et qui sera évidemment évoqué en détail dans le cours de la discussion. Mais, s’agissant du statut des magistrats, vous avez fait la constatation, monsieur le ministre, qu’il convenait d’améliorer leur formation. L’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, doit être confiée à des magistrats sérieux, compétents, respectueux d’une déontologie, capables d’impartialité et d’humanité. Or cela s’apprend, et il est apparu que le système actuel présentait quelques défauts à cet égard, notés d’ailleurs, avec beaucoup de finesse et d’intelligence, par de nombreux magistrats qui ont été entendus par la commission d’Outreau. Et j’ai retrouvé dans les rapports des éléments extrêmement significatifs à ce sujet. La diversification du recrutement reste marginale et la formation initiale demeure étroitement juridique. La formation continue, non obligatoire, est très inadaptée. Il faut enfin mieux valoriser l’expérience.

La réforme proposée met l’accent sur la formation probatoire. Les magistrats doivent en outre acquérir de l’expérience à l’extérieur du corps judiciaire. La fonction ressources humaines devient essentielle dans votre administration. La formation continue devrait devenir, comme pour les avocats, obligatoire.

Mais, s’agissant des magistrats, le malaise d’Outreau ne tenait pas seulement à l’insuffisance de leur formation : l’opinion a mal compris l’insuffisance du régime disciplinaire. Les règles existantes sont l’objet de nombreuses critiques. La faute disciplinaire est peu lisible. Les sanctions prises sont en outre peu appliquées, et les trois quarts d’entre elles se situent aux niveaux les plus faibles de l’échelle. Ce sentiment de quasi-impunité heurte encore davantage nos compatriotes qu’une formation parfois insuffisante.

C’est pourquoi vous avez proposé différentes pistes extrêmement intéressantes et très positives, qui respectent l’autorité judiciaire et toutes ses composantes dans la sensibilité qui est la leur par rapport à la remise en cause de leurs qualités professionnelles, en précisant de façon très utile les devoirs qui incombent aux magistrats, en permettant de mieux détecter les fautes quand elles sont commises, en revoyant les sanctions disciplinaires qui leur sont applicables, en modifiant enfin la définition de la faute disciplinaire. Vous ouvrez ainsi, monsieur le garde des sceaux, la voie d’une modernisation de la relation entre les magistrats et les justiciables, responsabilisant mieux les uns et donnant aux autres la conviction que l’impunité ne couvre plus les auteurs de dysfonctionnements dont ils ont été le cas échéant victimes.

Le second volet, c’est la procédure.

Votre projet relève bien de la volonté de renforcer, en changeant le point d’équilibre, les droits de la défense. L’avocat que je suis est évidemment sensible à cette volonté, tant est grand le déséquilibre que j’ai dénoncé et que j’ai connu, comme certains ici, au début de ma carrière, et dont je n’avais pas trouvé qu’il s’était considérablement atténué. Les propositions que vous faites, et j’espère qu’elles seront adoptées par notre assemblée, feront progresser de façon certaine, réaliste et rapide les droits de la défense.

Il s’agit de rendre l’instruction plus objective en favorisant la collégialité, d’instruire et de juger dans de meilleurs délais en luttant contre les recours dilatoires et les procédures abusives.

Il s’agit également de renforcer les droits des parties : vous avez marqué votre volonté de limiter la détention provisoire pour mieux respecter la présomption d’innocence. Elle ne doit être ordonnée que quand elle est indispensable. Vous avez placé, comme le font beaucoup de pays européens, le contrôle judiciaire comme mesure principale, la détention devenant subsidiaire.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Ça devrait déjà être comme ça !

M. Jérôme Bignon. Symboliquement, c’est un signe, qui, je l’espère, sera suivi d’effet. Les décisions de placement en détention provisoire devront être examinées de façon plus complète et plus fréquente. Vous renforcez le contradictoire dans la procédure, à la fois pour l’expertise, pour les échanges entre le juge et le parquet, et pour les mises en examen. Combien de fois ai-je été choqué de voir des ordonnances de renvoi qui étaient la copie conforme des réquisitions du parquet sans qu’un mot ne prenne en compte les remarques de la défense, pourtant exprimées souvent avec conviction et talent ?

Vous assurez également, par vos projets, une plus grande transparence en élargissant la publicité des débats, en organisant progressivement l’enregistrement des interrogatoires en matière criminelle, en assurant avec plus de délicatesse le recueil de la parole des mineurs.

En conclusion, monsieur le garde des sceaux, même si, comme l’on dit certains et comme le rediront d’autres pendant le débat, on pouvait espérer, compte tenu de l’ampleur du choc, aller plus loin, plus fort, plus vite, avec plus de moyens, vous avez rendu par vos projets le souhaitable réalisable : vous l’avez rendu possible en inscrivant vos propositions dans un calendrier compatible avec les moyens humains et techniques dont vous disposez.

Charles Péguy écrivait, à la veille de la guerre de 14-18 : « Tout point de justice, tout point de revendication de droit est en lui-même et instantanément un point de rupture d’équilibre. » C’est cette rupture d’équilibre qui crée une dynamique. Vous avez accepté et voulu après Outreau que l’équilibre existant puisse être remis en cause. Cette rupture d’équilibre garantit la dynamique de cette première étape, qui assurément va dans le bon sens et que soutient le groupe UMP. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le garde des sceaux. Bien !

M. le président. La parole est à M. Georges Fenech.

M. Georges Fenech. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je dois d’abord exprimer un regret face à cet hémicycle quasiment vide : nous sommes à peine une dizaine de députés présents – un seul sur les bancs des socialistes, André Vallini. Alors que l’affaire d’Outreau avait soulevé une telle émotion dans le pays, nous aurions dû être plus nombreux au rendez-vous.

Quel contraste d’ailleurs avec le palais de justice de Paris, qui, comme un clin d’œil de l’histoire, au moment où nous décidons d’une réforme de la justice, vient de rendre une décision dans l’affaire Seznec, lors d’une audience à laquelle j’ai assisté en tant qu’observateur, décision qui m’a profondément attristé. Sans remettre en cause le bien-fondé d’une décision de justice, je dois tout de même relever que depuis le début du XXe siècle, monsieur le ministre, il n’y a eu que six révisions prononcées par la justice. Malgré la réforme de 1998 qui a intégré dans les motifs de révision la notion de simple doute et non plus exclusivement la démonstration de l’innocence, malgré la saisine d’un de vos prédécesseurs, Mme Lebranchu, malgré les réquisitions de l’avocat général, le résultat est là : cela a été une immense tristesse de voir quatre-vingts ans de combats de toute une famille, de toute une région, de tout un peuple, anéantis aujourd’hui.

Mais ce clin d’œil de l’histoire, cette concordance des temps entre le passé et l’époque d’aujourd’hui, nous ramène à notre actualité : la triste affaire d’Outreau, que nous avons tous vécue avec beaucoup d’émotion.

Les projets de réforme que vous nous présentez, monsieur le ministre, ont pour ambition de répondre à l’immense émotion soulevée dans le pays par le désastre judiciaire d'Outreau, vécu par ces quatorze hommes et femmes dont l'un est décédé en détention. Ce fiasco judiciaire est remonté au plus haut sommet de l’État quand, le 5 décembre 2005, le Président de la République écrivait aux acquittés en ces termes : « Au nom de la justice dont je suis le garant, je tiens à vous présenter regrets et excuses devant ce qui restera comme un désastre judiciaire sans précédent. » Fait également sans précédent dans l'histoire parlementaire française, une commission d'enquête, regroupant toutes les formations politiques, fut décidée par notre président Jean-Louis Debré et le président de la commission des lois, Philippe Houillon. Notre commission a été suivie de bout en bout par les Français : un voyage au cœur de la justice, et également au cœur de la démocratie, qui a abouti à la formulation de quatre-vingts propositions.

Monsieur le garde des sceaux, vous avez donné tout votre appui et toute votre confiance à ce travail parlementaire, et je tiens à vous en remercier. C’est connaissance prise de nos conclusions que vous avez fait élaborer un ensemble de textes qui couvre l’essentiel des champs de réforme retenus par la commission d’enquête, notamment la formation et la responsabilité des magistrats, la garde à vue, la détention provisoire pour en souligner le caractère exceptionnel, le renforcement du caractère contradictoire de la procédure pénale, le renforcement du contrôle des chambres d’instruction, la protection des mineurs.

Cependant, vous avez choisi d’améliorer le système plutôt que d’en changer la nature fondamentale, c’est-à-dire la nature inquisitoriale dont parlait tout à l’heure Christophe Caresche. Vous avez choisi de donner en fin de compte une nouvelle chance à la fonction qui continue de personnifier le système tout entier : je veux parler de la fonction de juge d’instruction. Vous avez évoqué un argument dont je ne peux méconnaître le poids : une réforme d’ampleur, une réforme radicale de notre système judiciaire ne peut s’envisager à quelques mois d’échéances majeures dans le calendrier politique. Comment vous contredire sur ce point ? En déposant moi-même, en novembre 2005, avant même l’examen en appel de l’affaire d’Outreau, une proposition de loi portant suppression du juge d’instruction, pas un instant je n’ai songé – je l’ai d’ailleurs écrit – qu’un tel texte pouvait entrer en vigueur sans que parallèlement d’autres réformes soient conduites pour construire un ensemble viable et cohérent.

Je reste néanmoins convaincu qu’à terme, notre système judiciaire sera construit selon le même schéma que celui désormais en vigueur dans la quasi-totalité des grandes démocraties, c’est-à-dire un schéma dans lequel le rôle de chacun dans la mise en état des affaires pénales soit clarifié : au parquet, doté d’un statut et d’une organisation rénovée, c’est-à-dire séparé fonctionnellement des juges du siège et jouissant d’une plus grande autonomie, de diriger l’enquête, à charge et à décharge, dans le cadre de bureaux d’enquête – ceux-ci existent d’ailleurs dans les grandes juridictions – ; à la défense d’exercer pleinement ses droits grâce à une revalorisation de son statut, non seulement par des moyens procéduraux strictement équivalents à ceux du parquet, mais également par la mise à disposition de moyens d’investigation spécifiques, qui pourraient être mutualisés, permettant à la défense de rétablir l’équilibre par rapport au parquet ; enfin, au juge de l’instruction, au juge de l'enquête, sous le contrôle d'une chambre de la cour d'appel, d'exercer un rôle d'arbitre assurant l'équité, la rigueur et la célérité des investigations, à lui, à ce juge de l’instruction et non plus d’instruction, d’autoriser ou de refuser des actes portant atteinte aux libertés individuelles tels que, par exemple, la détention provisoire.

Voilà, monsieur le garde des sceaux, ce que devrait être selon moi – et selon beaucoup d’autres – une révolution judiciaire tranquille, celle que j'appelle de mes vœux.

J'insiste sur le fait que, si une telle « rupture judiciaire tranquille » bouscule l'idée d'une exception française – alibi de tous les immobilismes et de tous les conservatismes –, il n'est pour autant nullement question de copier tel ou tel modèle étranger, mais bien de construire un système original franco-français. Votre prédécesseur, M. Perben, s’était déjà engagé dans cette voie en augmentant progressivement les moyens du parquet, lequel peut désormais faire procéder, sur autorisation du juge des libertés et de la détention, à des actes qui, autrefois, exigeaient une ouverture d'information. Il convient d'ailleurs de rappeler qu’aujourd’hui, 95 % des enquêtes pénales sont diligentées par le parquet. Seul un reliquat de 5 % des affaires sont dévolues au juge d'instruction.

Ma proposition de loi avait été signée par 80 députés de notre majorité. Elle a été soutenue par des membres éminents des professions judiciaires dont, notamment, le bâtonnier de Paris. La procédure pénale contradictoire peut désormais être considérée, à mon sens, comme une option possible pour notre pays. Ce sera en tout cas celle de demain, j'en suis intimement convaincu.

Vous avez fait le choix, monsieur le garde des sceaux, de rester dans un système malgré tout inquisitoire en proposant une collégialité de l'instruction, à terme, avec des pôles de l'instruction en régime transitoire. Je le dis comme je le pense : je ne crois pas à la collégialité de l’instruction, qui n’éliminera pas les risques d’une nouvelle affaire d’Outreau. En renonçant à s’attaquer aux racines de celle-ci, notre pays est passé à côté d’une chance historique : celle de faire bénéficier notre justice, à la suite de nos grands voisins européens, d’une procédure fondée sur l’échange contradictoire des preuves, sous le contrôle d'un juge ayant le rôle d'arbitre indépendant, seul à même de garantir pleinement l'impartialité, l'équité et l’efficacité des enquêtes pénales.

Il est bon de rappeler que, malgré les quelque quarante réformes de procédure effectuées en quarante ans, notre système reste toujours fortement imprégné d’une procédure inquisitoire d'un autre temps, toujours fondée sur l'écrit, le secret, l'aveu, la confusion des rôles de l’enquêteur et du juge, de l’accusation et du jugement. Dans notre système vieillissant, le juge d'instruction, qu'il officie en solitaire ou même, demain, en binôme voire en trinôme, ne peut être ni un véritable enquêteur, ni un véritable juge. Ce n’est pas la quantité de juges qui permet de rendre un système plus performant.

La question de la collégialité a d’ailleurs été posée à l’un des acquittés d’Outreau, qui a répondu avec un certain bon sens que s’il avait été en face de deux juges Burgaud, sa situation n'aurait sans doute pas été meilleure. La collégialité de l'instruction montrera vite qu'elle institue une concertation de façade entre les magistrats chargés de l'instruction ou qu'elle est susceptible de créer un nouveau type de contentieux, celui qui opposera les juges entre eux.

D'ailleurs, le rapport Viout, chargé de tirer les enseignements de l'affaire d'Outreau, a révélé qu'en pratique, la co-saisine, qui existe déjà de manière facultative,…

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Elle deviendrait obligatoire !

M. Georges Fenech. …ne correspondait parfois à « aucune réalité concrète ». En clair, il est prévisible que la création du collège de l'instruction ou des pôles d'instruction conduira à un alourdissement de la procédure.

Monsieur le garde des sceaux, plutôt que de vous ingénier, comme tous vos prédécesseurs depuis Robert Badinter, à conserver un système dépassé et à créer de véritables bunkers de l’instruction, au prétexte de ne pas déchirer les forces du corporatisme – car c’est bien de cela qu’il s’agit – ou de ne pas contrarier une culture judiciaire à la française, inscrite dans le marbre, mieux aurait valu remettre les acteurs judiciaires à leur place et, selon la formule de l’un des avocats des acquittés d’Outreau, « réécrire la partition judiciaire » avec cet objectif simple : aux enquêteurs d’enquêter, au parquet de diriger la police judiciaire, d’exercer les poursuites, et au juge de juger.

Je voterai vos projets de réforme, car ils contiennent d’indéniables avancées. Mais je veux ici prendre rendez-vous avec ceux qui nous écoutent, avec les Français, en leur disant : ne désespérez pas ; la grande réforme de la justice verra le jour. C’est inéluctable, j’en ai la conviction. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Hugon.

M. Jean-Yves Hugon. Permettez moi, monsieur le garde des sceaux, d’aborder le sujet qui nous réunit aujourd’hui à travers un double prisme : celui du député membre de la commission dite d'Outreau, qui a vécu pendant six mois une expérience législative et humaine exceptionnelle et passionnante ; celui également du simple justiciable, qui découvre un monde inconnu, parfois opaque, donc inquiétant, mais qui veut encore avoir confiance en la justice de son pays.

C'est justement de cette confiance que j'aimerais vous parler. Cela a été dit et redit : l'affaire d'Outreau, outre l'immense émotion qu'elle a provoquée chez nos concitoyens, a suscité de nombreuses interrogations. Nous avons tous entendu la même chose dans nos villes, dans nos campagnes, dans nos permanences, sur nos marchés : comment cela est-il possible dans un pays comme le nôtre ? Cela peut-il m'arriver demain matin ? Pourquoi les juges ont-ils autant de pouvoir ? Pourquoi ne doivent-ils pas répondre de leurs actes lorsqu'ils commettent une erreur ? Pourquoi la justice est-elle si inhumaine ? Et ainsi de suite, sans compter tous les « mini-Outreau » locaux que l'on est venu et que l’on vient encore nous dénoncer.

En fait, le drame d'Outreau a été le révélateur d'un divorce profond entre les Français et leur justice, laquelle est pourtant prononcée en leur nom. Je suis persuadé que la première partie de notre rapport analyse bien la chaîne de dysfonctionnements qui a conduit à ce désastre. Il était important de faire ce travail pour pouvoir avancer des propositions concrètes. Pourtant, ce n'est pas cela que nos compatriotes retiendront de cette affaire. Il est certain que l'audition publique des acquittés – qui, avec une impressionnante dignité, et chacun avec ses mots, nous ont raconté leur terrible épreuve – restera dans toutes les mémoires. Pour ma part, je n'oublierai jamais Pierre Martel nous disant que, lorsqu'il entrait dans le bureau du juge, il avait l'impression, je cite, « que cet homme avait droit de vie et de mort sur [lui] », ou encore Odile Marécaux nous racontant ses conditions de garde à vue, Alain Marécaux assistant, menotté, aux obsèques de sa mère, morte de chagrin, ou bien Daniel Legrand fils, inventant le meurtre d'une petite fille pour pouvoir être libéré. Et que dire de Thierry Dausque, qui est resté quatorze mois ou plus dans sa cellule sans voir un avocat ?

Voyez-vous, monsieur le garde des sceaux, voilà ce qui choque nos compatriotes, qui découvrent que tout cela est possible aujourd'hui en France, la patrie des droits de l'homme. Bien sûr, ces dysfonctionnements – pour employer un euphémisme – gravissimes ne doivent pas porter ombrage au travail remarquable et courageux qu'accomplissent quotidiennement l'immense majorité de toutes celles et tous ceux dont la mission est de rendre la justice des hommes. Le premier devoir du législateur est de créer les conditions pour que cette justice puisse être rendue sereinement et dans les meilleures conditions possibles. Mais notre devoir est aussi – et la tâche n'est pas aisée – de créer les conditions pour que le citoyen ait à nouveau confiance en la justice de son pays, pour que l'innocent, qui peut être suspecté, puisse se dire : « Je ne risque rien, puisque je suis innocent ; c'est à la justice de prouver que je suis coupable avant de me condamner. » Aujourd’hui, en effet, le citoyen innocent a l'impression qu'il devra d'abord prouver son innocence pour ne pas être condamné. C'est tout simplement le principe de base de la présomption d'innocence que les Français veulent faire respecter.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Eh oui !

M. Jean-Yves Hugon. Mes chers collègues, le calvaire des acquittés d'Outreau nous oblige. Nous allons avoir un débat technique, un débat entre spécialistes – je n’en suis d’ailleurs pas un –, et c'est normal. Mais dans ce débat, dans les décisions que nous allons prendre, je souhaite que le justiciable potentiel qu'est tout citoyen puisse trouver des réponses concrètes à ses interrogations, car celui qui légifère est, comme celui qui rend la justice, au service du peuple.

Pour conclure, je voudrais rappeler que la deuxième partie de notre rapport comporte 80 propositions, que presque tout le monde s'accorde à trouver courageuses et ambitieuses. Ces propositions sont cosignées par l'ensemble des trente commissaires, toutes tendances confondues. Les textes que vous nous proposez aujourd'hui, monsieur le garde des sceaux, vont certes dans le bon sens et sont un début de réponse à l'attente légitime des professionnels et de nos concitoyens. Mais ils ne peuvent en aucun cas satisfaire l’immense espoir suscité par les travaux de notre commission.

Je fais donc partie de ceux qui voteront ces mesures. Mais je le ferai en attendant une réforme plus ambitieuse, qui devra intervenir après les échéances politiques majeures de 2007. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. François Vannson.

M. François Vannson. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la récente affaire d'Outreau, aussi dramatique fût-elle, a eu néanmoins un mérite : celui de révéler au grand jour les imperfections de notre système judiciaire. Si l'idée d'une réforme dans ce domaine n'est pas nouvelle, il existe désormais un réel consensus sur la nécessité de redonner à nos compatriotes la confiance qu'ils sont en droit d'attendre de leur justice. C'est pourquoi nous ne pouvons, monsieur le garde des sceaux, que vous féliciter pour votre initiative : vous avez œuvré avec détermination afin de mettre en place un dispositif qui ne permette pas un nouvel Outreau.

À l'heure d'examiner ces textes, il est important d'avoir à l'esprit les conclusions dégagées dans le rapport rédigé par notre collègue Philippe Houillon au nom de la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire d'Outreau, commission dont j’ai eu l'honneur de faire partie. Ce rapport, par les nombreuses propositions qu'il contient, doit nous servir de guide afin de pallier au mieux les carences de notre système judiciaire.

On retrouve d'ailleurs dans les textes soumis à notre discussion certaines de ces propositions. Je pense notamment aux dispositions prévues en matière de formation et de responsabilité des magistrats. Les conséquences désastreuses que peuvent avoir le manque d'expérience, voire même l'incompétence d'un magistrat, sur la vie d'un justiciable montrent bien que des évolutions sont nécessaires, tant dans le domaine de la formation et de l'évaluation des magistrats que dans celui de leur sanction. Le projet apporte une tentative de réponse à ces exigences en permettant un renforcement de la formation et de l'adaptation de l'ensemble des magistrats, quel que soit leur mode de recrutement, non seulement au moment de leur entrée en fonction mais également tout au long de leur carrière. Je partage à ce sujet les propositions de la commission des lois, qui visent notamment à créer une formation continue des magistrats et à allonger la durée du stage de sortie de l'École nationale de la magistrature. Il est également souhaitable que nous allions vers un renforcement du contrôle de l'aptitude à exercer des fonctions judiciaires.

La question du juge unique doit aussi être posée. La collégialité et le travail en équipe ne sont pas des remèdes miracles, j’en suis conscient, mais ils permettent d'éviter bien des erreurs, notamment au moment de l'instruction. On connaît les conséquences que peut avoir la solitude du juge d'instruction, de surcroît quand il est peu expérimenté, d'où la nécessité de permettre une véritable collégialité dans le domaine de l'instruction. Cette question fait l'objet d'un vrai débat, et il est souhaitable que notre discussion permette de dégager une solution efficace. Comme je l'avais suggéré dans le rapport sur l'affaire d'Outreau, cette solution pourrait être d’associer le juge des libertés et de la détention à l'ensemble de la procédure d'instruction.

Il importe également de faire évoluer notre système juridictionnel selon une logique de responsabilisation accrue des magistrats. Si le renforcement de la responsabilité des magistrats passe par le développement d'une culture de contrôles internes, il doit également faire appel à des contrôles externes plus fréquents. Le choix préconisé par le rapport sur l’affaire d’Outreau – donner au médiateur de la République le soin de connaître des réclamations relatives au bon fonctionnement de la justice selon les modalités d'instruction des réclamations précisées par la commission – s'avère, dans cette optique, particulièrement pertinent.

La réforme de la justice ne se fera pas sans une évolution de nos règles de procédure pénale. Il apparaît en effet fondamental d'instaurer un rééquilibrage des rapports en faveur de la défense en renforçant le caractère contradictoire de la procédure pénale, notamment lors des expertises. L'enregistrement audiovisuel des personnes gardées à vue dans le cadre d'affaires criminelles, ainsi que le renforcement de la présence obligatoire de l'avocat aux côtés de la victime, s'inscrivent dans cette logique.

L'affaire d'Outreau – comme beaucoup d'autres, hélas – a mis en lumière le problème des abus en matière de recours à la détention provisoire. Ce qui frappe dans de nombreux cas, c'est la propension au placement en détention provisoire, malgré les solutions alternatives possibles, et notamment la durée de ces détentions. La durée maximale légale des détentions provisoires apparaît excessive eu égard au principe, constamment réaffirmé dans notre droit, de la présomption d'innocence. Bien souvent, le placement sous contrôle judiciaire pourrait être préféré à la détention. La restriction des critères de la détention provisoire me semble, à ce titre, aller dans la bonne voie, de même que l'ensemble des dispositions visant à réduire la durée de l'instruction. À ce propos, je salue la volonté de revenir sur la règle selon laquelle « le pénal tient le civil en l'état ». Cela permettra de limiter de manière significative la durée des procédures et évitera l'encombrement des juridictions répressives.

Pour conclure, je tenais, monsieur le ministre, à vous renouveler mon soutien dans la démarche que vous avez entreprise, qui s'inscrit pleinement dans l'action que vous menez depuis que vous êtes aux responsabilités. Rappelons au passage que le budget de la justice a augmenté de 38 % depuis 2002 et que la loi de finances pour 2007 prévoit encore une progression de 5 %.

M. le garde des sceaux. Très bien !

M. François Vannson. Certes, j'en suis bien conscient, ces dispositions ne suffiront pas à venir à bout de l'ensemble des maux dont souffre notre système judiciaire ; elles n'ont d'ailleurs pas cette prétention. De nombreux problèmes restent encore à aborder : je pense, par exemple, au traitement de la parole des enfants, à la place à accorder aux rapports d'expertise ou encore et surtout au rôle des médias durant la procédure pénale.

Les textes que vous nous proposez doivent plutôt être envisagés comme un premier pas dans la réforme de notre justice. Je souhaite que les débats qui vont suivre contribuent à enrichir vos propositions et nous permettent de surmonter certaines divergences. Il importe donc de faire en sorte que la discussion de ces textes se tienne dans un climat serein et constructif ; le sujet est trop grave pour se prêter à la polémique. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Alain Marsaud.

M. Alain Marsaud. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, trop tôt ou trop tard, trop loin ou pas assez loin, aucun d'entre nous – ni vous, monsieur le ministre, je n’en doute pas – ne sera totalement satisfait par la réforme institutionnelle de la justice que vous proposez aujourd'hui.

Vous-même, nous-mêmes, parlementaires, et de nombreux magistrats aurions souhaité sans doute qu’on tienne différemment compte de l'histoire récente de notre pays. Car c'est de l'histoire qu’il s'agit et, si nous sommes réunis aujourd'hui – sans doute trop peu nombreux –, c'est parce que l’histoire a déraillé à travers l'une de ses institutions les plus emblématiques : la justice, et en particulier la justice pénale.

Qui oserait nier l'émotion qui fut la nôtre, en même temps que celle de l'ensemble du pays, lors de l'audition de celles et de ceux qui furent atteints dans leur chair et dans leur âme par l'injustice, assénée tel un coup de masse irréfléchi, presque mécanique, sur des esprits naïfs, désignés à la vindicte la plus irresponsable, la plus abjecte, voire la plus meurtrière, puisque l'un d'eux y a laissé la vie.

Alors, nous ici, représentants élus d'un peuple qui nous demande justice, pouvions-nous rester sourds, muets et passifs, comme si rien ne nous avait atteints, comme s'il fallait tout simplement céder à l'opportunité du « il n'y a rien à faire » ?

Non, car le peuple de France a des droits sur nous, et notamment celui d'exiger que nous lui épargnions à l'avenir ces drames de la souffrance la plus profonde, car ils sont ceux de l'injustice la plus inexcusable, tant elle est banale.

Alors, monsieur le garde des sceaux, vous avez entrepris ce fragment de réforme. Je dis ce fragment, car il faudra bien sûr que nous l’achevions dans quelques mois – au moins pour ceux qui seront là – et que nous allions, bien sûr, plus loin, sous peine d’y perdre notre honneur.

J'ai compris combien il vous fallait slalomer entre les impératifs politiques, les corporatismes, les suspicions de tous poils et les discours de ceux qui disent qu'il faut tout changer mais qui souhaitent, en réalité, que rien ne change et que les mauvaises habitudes perdurent.

Alors oui, nous sommes nombreux à avoir souhaité intégrer dans votre texte des chimères sans doute, derrière lesquelles nous courons, mais il s'agit bien en réalité d'instaurer en France la justice à laquelle ont droit les citoyens de notre pays et que nous n'avons pas toujours su trouver par le passé. Espérons que nous la trouverons dans le futur.

Vous connaissez ma réserve à l'égard de la création des pôles d'instruction, mais rêvons très fort que cela soit le moyen de vaincre la solitude du juge d'instruction. J'aurais préféré, pour ma part, qu'on le replace là où il doit être dans l’institution judiciaire, à savoir en qualité de vrai et unique maître de l'enquête, débarrassé de ses pouvoirs juridictionnels qui le font parfois trébucher. J’ai cependant, monsieur le rapporteur, l’impression d’être, comme le juge, bien solitaire dans cette démarche.

M. Philippe Houillon, rapporteur. À qui parlez vous ? Nous sommes trois. (Sourires.)

M. Alain Marsaud. Nous n'aborderons qu'imparfaitement le débat sur l'échevinage, au travers d'un amendement que j'ai fait voter à la quasi-unanimité de la commission des lois ; il s'agit de ma part d'un appel à la mise en œuvre de cette réflexion.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je l’ai dit tout à l’heure.

M. Alain Marsaud. Je vous en remercie, monsieur le rapporteur, et si, monsieur le garde des sceaux, vous avez véritablement pour ambition, d'une part, de donner des moyens à notre institution et, d'autre part, de la débarrasser des corporatismes, il faudra bien que vous rendiez la justice pénale au peuple, car c'est en son nom qu'elle est rendue. Je vous sais d'ailleurs ouvert à cette réflexion, regrettant que nous ne puissions la mener à bien aujourd'hui.

Je vous proposerai d'aller plus loin dans la mission de la chambre de l'instruction qui, à mon sens, doit avoir l'obligation de réexaminer les situations à la requête des parties. La seule opportunité laissée à la discrétion du président de ladite chambre ne me semble pas satisfaisante, car insuffisamment protectrice.

Et puis il y a le doute, le fameux doute oublié dans l'affaire d'Outreau, ce doute qui paraît pour certains magistrats une faiblesse, alors même qu'il devrait être élevé au niveau de la vertu.

Je vous proposerai d'inclure – que dis-je, d'institutionnaliser – la notion de « doute raisonnable », tel qu'il est conçu dans le droit anglo-saxon et qui, au fond, devrait se substituer dans notre droit à la notion de charge constitutive d'infraction, mais aussi à celle d'intime conviction. Ce doute raisonnable induirait en quelque sorte un renversement du raisonnement du juge d'instruction ou du juge du fond, puisqu'il lui faudrait éliminer cette notion de doute avant toute prise de décision.

Nous libérerions ainsi juges et procureurs du travail forcené que leur impose la nécessité d’accumuler des charges ou des convictions bien souvent artificielles. Si vous ne deviez pas me suivre, monsieur le garde des sceaux, dans cette révolution, faites enseigner dès demain la vertu du doute à l'École nationale de la Magistrature, et n'attendez pas !

Enfin, dans le but de mettre fin à une dernière injustice, reprenez à votre compte ma proposition sur la limitation de l'interdiction de se marier pour les magistrats exerçant au sein des mêmes juridictions. Je sais que le problème est compliqué, mais cette prohibition, qui n'exclut ni le concubinage ni les relations très personnelles, n'existe pas dans les juridictions administratives, dans les chambres régionales des comptes, au Conseil d'État ou ailleurs. Pourquoi, dès lors, empêcher une profession qui se féminise d'accéder tout simplement à une vie conjugale harmonieuse ? (Sourires.)

Si Outreau a semé le malheur, commençons au moins à imaginer, voire à planter le bonheur. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Monsieur Marsaud, si les magistrats risquent de ne goûter que modérément votre diatribe sur le corporatisme, je suis convaincu qu’ils apprécieront grandement l’attention que vous portez à leur bonheur ! (Sourires.)

La discussion générale commune est close.

La parole est à M. le garde des sceaux.

M. le garde des sceaux. Je savais que nous aurions avec Alain Marsaud un grand moment d’art oratoire, la chute ne m’a pas déçu.

Je ne retiendrai du discours de M. Caresche que ce que j’en souhaite, c'est-à-dire les éléments positifs, notamment qu’il ait admis que j’apporte une réponse immédiate. En effet, qu’aurait dit l’opinion dans le cas inverse ? Imaginez que nous ne soyons pas ici à discuter de ce texte de loi et qu’un nouvel Outreau se produise dans les semaines qui viennent. Qu’auraient à répondre les députés à leurs électeurs en pleine campagne législative ? Qu’ils n’ont rien fait parce qu’ils réfléchissent à une réforme si importante qu’elle est renvoyée au lendemain des élections ? Croyez-vous que les électeurs vous auraient suivis sur ce terrain ?

Il y avait des choses immédiates à faire ; il fallait les faire, quitte, ensuite, à prendre son temps pour une véritable révolution de l’ordre judiciaire, sur laquelle je ne suis personnellement pas convaincu qu’il existe un consensus. La question centrale est celle du maintien de la procédure inquisitoire ; j’y reviendrai dans ma réponse à M. Fenech.

Je rappelle, monsieur Caresche, que c’est le juge qui doit contrôler le juge, et que c’est bien dans cet esprit-là que nous modifions ou étendons le régime de responsabilité. L’apport important que constitue l’enregistrement audiovisuel pendant la garde à vue et pendant l’audience chez le juge d’instruction ne doit pas être compris autrement que comme une démarche visant à mettre la technologie au service des policiers et des magistrats.

Madame Comparini, vous avez souligné que certaines mesures ne s’appliqueraient pas immédiatement. Je l’ai dit moi-même en commission et j’en conviens. Les enregistrements audiovisuels, par exemple, ne seront pas mis en place avant quinze mois.

Le budget de la réforme a été estimé par le ministère de la justice à 30 millions d’euros. Ce chiffre est à rapporter aux 6,2 milliards d’euros du budget de la justice, ce qui devrait faire taire vos inquiétudes : les moyens sont là, et la réforme n’est pas chère.

Il aura fallu cinq ans révolus pour régler le problème des effectifs. C’est fait pour les magistrats, en nombre suffisant aujourd’hui ; ce le sera dans un an pour les greffiers, dont la pénurie est liée à l’allongement de la formation.

D’ailleurs, l’amendement que le Gouvernement souhaite accepter sur l’allongement de la formation à l’ENM va aussi ralentir l’arrivée des nouveaux magistrats dans les juridictions. Pensons à tout cela et au problème du renversement de la pyramide des âges, auquel le ministère de la justice, comme d’ailleurs l’ensemble de l’administration française, va se trouver confronté à partir des années 2007-2010 avec la multiplication des départs à la retraite.

Concernant la définition de la faute disciplinaire, je vous renvoie, madame Comparini, à l’amendement n° 69, mais vous précise que la violation des règles de procédure pénale doit être grave et intentionnelle ; en revanche, elle n’a pas à être réitérée. Nul besoin, en effet, qu’une erreur lourde soit réitérée pour que l’on considère que c’est une erreur.

Monsieur Vaxès, je ne renonce à aucun « rendez-vous historique », auquel je n’avais pas la moindre prétention. J’ai toujours dit que je souhaitais répondre aux questions que les Français se sont posées après l’affaire d’Outreau : la solitude du juge d’instruction, les abus de la détention provisoire, l’écoute et le recueil de la parole des enfants, autant de questions concrètes et précises auxquelles répondent les textes que je vous présente.

La saisine du médiateur, autorité indépendante, par tout justiciable qui se considère victime d’un dysfonctionnement grave de la justice est une réforme extrêmement novatrice. Cela va au-delà de l’affaire d’Outreau et c’est, je le crois, dans tout ce que je propose, ce que l’histoire retiendra comme l’avancée la plus incontestable.

Monsieur Bignon, je vous remercie du soutien que vous m’avez apporté au nom de l’UMP. J’y suis d’autant plus sensible que cette réforme, je ne vous le cache pas, n’a pas été chose facile : vous aviez beaucoup travaillé dans le cadre de la commission d’enquête et il m’a fallu trouver les moyens humains et budgétaires adaptés me permettant de m’engager sur une voie réaliste. Je vous le dis avec fierté : ce que je vous propose sera appliqué, ce qui n’est pas le cas de toutes les réformes, surtout en fin de législature où l’on pourrait être tenté – ce n’est pas mon cas – de faire voter des dispositions peu réalistes. Je puis vous assurer que tout ce que vous voterez sera mis en œuvre dans des délais relativement proches.

Les dispositions que je propose éviteront les détentions injustifiées, mais il faut aussi faire changer les mentalités. Imaginez qu’un crime atroce soit commis demain : c’est l’opinion publique elle-même qui réclamera la détention provisoire. Il y a des précédents. Cette ambivalence de notre culture nous conduit à raison garder. Notre système doit certes prévoir la détention provisoire, mais dans des cas suffisamment graves pour qu’elle ne soit pas contestée.

La contestation doit néanmoins être possible : elle le sera, ce qui est nouveau, devant la chambre de l’instruction, non de façon ponctuelle, mais pour l’ensemble du dossier. J’avais proposé un délai de six mois dans le texte initial, que le rapporteur souhaite ramener à trois. J’accepterai, bien sûr, ce bon amendement. C’est une bonne méthode pour limiter la détention provisoire, car je ne crois pas pour ma part à la grande réforme appelée de leurs vœux par certains : ce sont des hommes qui appliquent les règles de la justice, et non celles-ci qui s’appliquent automatiquement.

Monsieur Fenech, vous avez beaucoup réfléchi aux questions relatives à la justice. Vous êtes même un orfèvre en la matière puisque vous appartenez au corps des magistrats, et je ne peux que rendre hommage à votre connaissance intime de ces questions. Vous lancez une idée très intéressante – bien que je ne la partage pas – qui a été accueillie favorablement par de nombreux experts, et notamment par des personnalités éminentes du barreau. Cette idée, l’une des plus stimulantes issues du débat sur Outreau, je la résume d’un mot : vous souhaitez que le juge d’instruction devienne le juge de l’instruction et se trouve en position d’arbitre entre les parties, ce qu’il n’est pas aujourd’hui, même s’il instruit à charge et à décharge – j’ai fait, notez-le au passage, modifier le texte pour que l’ordonnance de renvoi soit aussi à décharge.

Mais la création d’un juge de l’instruction implique de profonds changements.

Tout d’abord, les parties doivent apporter leurs preuves et faire venir leurs experts. Or ce que l’on reproche à la justice accusatoire, c’est bien son coût.

Ensuite, elle implique que le parquet, qui est l’une des parties, ne soit plus relié à l’autorité politique, qui est pourtant sa justification démocratique. Le système actuel, qui est à mes yeux excellent, assure la totale indépendance des juges, renforcée par la révision constitutionnelle de 1993, mais fait présider le Conseil supérieur de la magistrature par le Président de la République, élu au suffrage universel, et donne la maîtrise de la politique pénale au garde des sceaux, lui-même issu d’une majorité parlementaire résultant d’élections. Le parquet est donc démocratiquement légitimé. Mais dès lors que le juge d’instruction devient un arbitre, il faut que le parquet soit indépendant. La situation est alors totalement différente et ce serait une véritable révolution judiciaire, peut-être voulue par certains, mais dont personnellement je ne veux pas. Ne vous étonnez donc pas que je ne vous la propose pas !

Je ne suis pas sûr d’avoir raison, d’autant qu’on peut avoir raison aujourd’hui et tort après-demain, en raison de l’évolution des mœurs et de l’histoire. Quoi qu’il en soit, je livre ce thème à votre réflexion. Mais si nous allons un jour en ce sens, c’est que, les mentalités ayant évolué, tout le monde en sera d’accord.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Ce n’est pas gagné !

M. le garde des sceaux. À mes yeux, en effet, nous n’y sommes pas encore parvenus.

Monsieur Hugon, vous avez rappelé le calvaire des acquittés d’Outreau et, ayant participé à cette commission d’enquête, vous avez sans doute été sensible à toutes ces vies brisées, à ces familles éclatées. Je vous remercie d’avoir souligné le fait que j’ai voulu apporter des réponses concrètes et non idéologiques aux questions que cette affaire a posées.

Monsieur Vannson, merci de votre soutien. Vous avez raison, il fallait faire quelque chose. Imaginez, comme je le disais tout à l’heure, une nouvelle affaire d’Outreau : qu’aurions-nous dit dans quelques semaines à nos électeurs ?

S’agissant de la collégialité, je renvoie M. Caresche à l’amendement présenté par le président de la commission et les rapporteurs. Il ne s’agit pas d’une « vocation à devenir collégial ». La collégialité est inscrite dans la loi et sera effective dans cinq ans. Même si certains en doutent, il vaut mieux être plusieurs que seul pour prendre des décisions difficiles. En revanche, tant que la collégialité n’existe pas – avec au moins trois magistrats –, il ne peut être question de supprimer le juge des libertés et de la détention. La carte judiciaire comptant aujourd’hui 181 tribunaux de grande instance, avec au moins deux magistrats par pôle, cela signifie que nous aurons dans un premier temps une centaine de pôles. En revanche, quand nous passerons à la collégialité, nous baisserons ce chiffre puisqu’il faudra au moins trois magistrats. Dès lors, nous pourrons envisager de supprimer le JLD.

Je remercie Alain Marsaud, qui connaît bien la matière également, pour avoir longtemps été un serviteur de la justice à un niveau élevé de responsabilité, d’avoir rappelé l’importance de cette culture du doute qui est la base de la philosophie du magistrat. Le nouveau directeur de l’École nationale de la magistrature, M. Dobkine, est un fervent défenseur de cette culture et l’enseignement va être infléchi dans cette direction, afin de tirer, là aussi, les conséquences de l’affaire d’Outreau, qui suppose un retour sur soi-même à tous les niveaux de la magistrature. Une formation plus affirmée à la déontologie sera assurée à l’ENM et un examen sera dédié à cette matière, afin de s’assurer que les futurs magistrats considèrent bien que le fait d’avoir réussi un concours, et acquis en cela une légitimité, ne leur donne pas la certitude d’avoir raison, et qu’il convient, dans la recherche de la vérité, d’écouter toutes les parties, que ce soit la victime ou la personne mise en cause, avec la même ouverture d’esprit, et parfois de cœur.

Pour conclure, je remercie l’ensemble des parlementaires. On me dit que je n’ai pas réalisé la révolution judiciaire. Comment aurais-je pu le faire ? Je ne partage pas les positions exprimées par M. Fenech ou d’autres. Pour moi, il faut une maturation progressive et l’affaire d’Outreau a permis de l’engager, mais aucune grande décision n’a été prise dans notre histoire judiciaire sous le coup de l’émotion. Les grandes réformes de la justice ont pris des années. Il faut donc continuer à réfléchir, mais néanmoins apporter immédiatement des réponses aux questions posées par l’affaire d’Outreau, pour que cela ne recommence pas.

J’ai été frappé par les propos de Jérôme Bignon qui a rappelé que, jeune avocat, il devait prendre des notes dans le bureau du juge d’instruction, parce qu’il ne disposait d’aucun autre moyen. Ce que nous tenons aujourd’hui pour évident en matière de droits de la défense était inexistant il y a vingt ans et, avec ces textes, nous faisons de nouveaux pas pour les améliorer. C’est une chance d’être défendu, surtout si l’on est accusé à tort – et on n’est jamais assuré de ne pas l’être un jour. Voilà ce qu’ont pensé les Français. Ces textes apportent à la défense des droits nouveaux, qui devraient justifier au sein de votre assemblée le même consensus que celui que vous aviez su trouver à la commission d’enquête. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

ordre du jour de LA prochaine séance

M. le président. Ce soir, à vingt et une heures trente, troisième séance publique :

Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi organique, no 3391, relatif à la formation et à la responsabilité des magistrats :

Rapport, no 3499, de M. Philippe Houillon, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi, no 3392, modifiant la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 instituant un médiateur :

Rapport, no 3500, de M. Xavier de Roux, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

Suite de la discussion, après déclaration d'urgence, du projet de loi, no 3393, tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale :

Rapport, no 3505, de M. Guy Geoffroy, au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

(Ces trois textes faisant l'objet d'une discussion générale commune)

La séance est levée.

(La séance est levée à dix-neuf heures dix.)