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N° 1625

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 27 mai 2004

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

AU NOM DE LA DÉLÉGATION À L'AMÉNAGEMENT ET AU DÉVELOPPEMENT DURABLE DU TERRITOIRE (1), SUR LA DÉSINDUSTRIALISATION DU TERRITOIRE

PAR M. Max ROUSTAN

Député

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(1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page.

La Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire est composée de : M. Emile Blessig, président ; MM. Jean Launay, Serge Poignant, Max Roustan, vice-présidents ; MM. André Chassaigne, Philippe Folliot, secrétaires ; MM. Joël Beaugendre, Jean Diébold, Jean-Pierre Dufau, Louis Giscard d'Estaing, Jacques Le Nay, Alain Marleix, Mme Henriette Martinez, MM. Patrick Lemasle, Mme Marie-Françoise Pérol-Dumont.

INTRODUCTION 5

I - UNE ÉCONOMIE MONDIALE EN MUTATION PERMANENTE 11

A. LES MUTATIONS, EFFETS DE LA DIVISION INTERNATIONALE DES ACTIVITÉS PRODUCTIVES 11

1. Des mutations permanentes et de plus en plus rapides 12

2. L'émergence des systèmes économiques de réseaux 15

3. La transformation des systèmes industriels d'organisation et de production 16

a) Des gains notables de productivité 17

b) La tertiarisation des activités industrielles 18

c) Les nouveaux enjeux de la division internationale du travail 19

4. Les conséquences des mutations sur l'aménagement du territoire 23

B. LA CHINE ET L'INDE, NOUVEAUX TERRAINS DE LA GLOBALISATION ÉCONOMIQUE 25

1. Une modernisation chinoise encore fragile 28

2. Des ateliers de main d'oeuvre aux industries de haute technologie, l'émergence d'entreprises chinoises 30

3. Un marché insuffisamment exploité par les entreprises françaises 32

4. L'émergence de l'Inde 36

II -  LA DÉSINDUSTRIALISATION DU TERRITOIRE : MYTHE OU RÉALITÉ ? 40

A. LA DÉSINDUSTRIALISATION : ENTRE MYTHE NATIONAL ET RÉALITÉ LOCALE 45

1. L'industrie augmente sa production mais perd des emplois 46

2. Le paradoxe des gains de productivité 49

a) Des gains essentiellement assis sur les efforts des salariés 49

b) La recherche de la productivité, effet des handicaps de l'industrie française 50

3. Externalisation des fonctions et consommation de services 52

4. Les effets pervers de la réduction du temps de travail 53

5. La désindustrialisation de certains territoires : dépasser les discours de circonstance 55

6. Une prise de conscience salutaire des handicaps de l'industrie française 58

a) 2003 : dégradation conjoncturelle ou structurelle ? 59

b) Une perte de compétitivité 60

c) Une inquiétante dépendance à l'égard du capital d'origine étrangère 61

d) Les réformes nécessaires : infrastructures de transport et de communication, droit du travail, taxe professionnelle, recherche et formation 63

B. L'ATTRACTIVITÉ DU TERRITOIRE, ENTRE IDÉOLOGIE ET IDÉES REÇUES 70

1. Un débat idéologique 70

2. Des statistiques à analyser avec précaution 71

3. L'importance des investissements étrangers sur l'économie française 74

4. Les idées reçues sur l'économie française ou la nécessité d'un travail psychologique 78

C. LA RÉPONSE PUBLIQUE AUX MUTATIONS INDUSTRIELLES 81

1. La réflexion de l'Etat sur son propre rôle 82

a) Le principe de l'intervention de l'Etat 83

b) Reconstruire un Etat stratège 85

c) Anticiper des mutations devenues permanentes : une nouvelle fonction politique 86

2. Une problématique européenne 88

a) Une urgence politique 88

b) L'élargissement, une chance pour l'industrie française 92

3. Le rôle croissant des collectivités territoriales 94

a) Collectivités locales et prévention des crises 94

b) Construire l'attractivité des territoires 96

CONCLUSION 101

EXAMEN PAR LA DÉLÉGATION 103

LISTE DES PERSONNALITÉS ENTENDUES 105

PAR LA DÉLÉGATION 105

LISTE DES PERSONNALITÉS ENTENDUES 107

PAR LE RAPPORTEUR 107

A N N E X E 109

AUDITIONS 117

MESDAMES, MESSIEURS,

La France est-elle actuellement en voie de désindustrialisation ? En 2002, votre Délégation à l'aménagement du territoire aurait répondu sans ambiguïté par la négative, mais une série d'indices récents suggère que le risque grandit.

Le thème de la désindustrialisation, devenu d'actualité, a déjà suscité une série de prises de position. Le ministère de l'Industrie, comme la DATAR, mettent en avant les mutations de l'industrie et évoquent le maintien de nos capacités manufacturières en s'appuyant sur les travaux de l'INSEE. De leur côté, divers instituts, des fédérations industrielles, des assureurs et des élus locaux sonnent le tocsin. Sans doute chaque position correspond-t-elle à des stratégies bien comprises, mais les divergences proviennent essentiellement d'un défaut d'analyse des statistiques disponibles par les protagonistes, ce qui constitue un paradoxe tant sont abondantes les informations sur ce sujet.

Faute de réponse définitive, la désindustrialisation est objet de débats et de rapports, alimentés par les annonces quotidiennes de fermetures d'établissements : discours de La Baule de M. le Premier ministre sur l'attractivité du territoire ; action commune franco-allemande sur la coopération industrielle ; réunion sur la désindustrialisation sous l'autorité de M. le Président de la République le 19 février dernier, rapport de la DATAR sur la désindustrialisation, création d'une mission d'information du Sénat sur la délocalisation des industries de main d'oeuvre. Débats, mais aussi réalité à laquelle les élus locaux se heurtent de plein fouet. Tandis que l'INSEE, tout en confirmant la baisse de l'emploi industriel, indique que l'industrie forme toujours 20 % de la richesse nationale - 40 % si l'on inclut les services qui y sont liés - les usines ne cessent de fermer. Il existe donc un décalage entre des statistiques rassurantes et la perception par le corps politique et social d'une situation plus brutale, faite de disparitions d'établissements et de délocalisations.

Le débat serait-il simplement d'ordre psychologique ? Répondre par l'affirmative serait faire injure aux industriels, aux salariés et aux élus locaux. La perception de la réalité constitue néanmoins un élément de notre analyse. La presse - surtout audiovisuelle - amplifie chaque événement en donnant une portée nationale à toute faillite ou délocalisation. Or, pendant que des usines ferment, des investisseurs en ouvrent de nouvelles. Le traitement de l'information n'est cependant pas le même. A part l'arrivée de Toyota à Onnaing, rares sont les implantations qui font la une de l'actualité.

Si la désindustrialisation du territoire est un mythe, l'accélération des mutations économiques est indéniable, au point de déborder les capacités d'adaptation de la société française. En raison de la concentration géographique qui prévaut pour nombre d'industries, ces mutations jouent surtout sur certains territoires. Il y a bien désindustrialisation de territoires, mais celle-ci ne produit pas socialement les mêmes effets dans une région de mono industrie ou disposant d'un tissu économique diversifié. La réponse des pouvoirs publics ne peut être en conséquence homogène, et se trouve contrainte d'évoluer. Et force est de constater que si l'Etat et les collectivités locales accomplissent de notables efforts, le dispositif public n'a pas encore pris la pleine mesure d'une économie en constante mutation. Mais l'on pourrait sans doute adresser le même reproche à certaines fédérations d'entreprises, et plus largement, à l'ensemble de la société française.

L'année 2003 a été marquée par une augmentation considérable des fermetures d'entreprises industrielles. La principale question, à laquelle le présent rapport ne pourra malheureusement répondre avec certitude, est de savoir s'il s'agit d'un effet du ralentissement de la conjoncture ou si la montée en puissance de la Chine, l'élargissement de l'Union européenne à l'Europe de l'Est, le montant de la dette publique, l'affaiblissement du potentiel de recherche, la financiarisation de l'économie et les rigidités du droit du travail se conjuguent pour enrayer l'activité industrielle sur notre territoire. En ce cas, la désindustrialisation serait un phénomène structurel, affectant dans un premier temps le tissu économique et social de notre pays, avant d'amoindrir sa puissance. Le débat dépasse alors largement la seule sphère économique pour s'étendre à la capacité de la société française à s'adapter à un monde nouveau. Cette question n'est d'ailleurs pas l'apanage de notre pays. Elle est également posée aux Etats-Unis et en Allemagne, en des termes certes différents car la compétitivité industrielle de ces deux nations s'est maintenue ces dernières années. La réponse apportée par chaque pays est le plus souvent d'ordre national, et l'on ne peut que regretter, sur le continent européen, qu'un problème lié à la fois à notre compétitivité et à l'élargissement des limites de l'Union ne puisse être résolu dans le cadre communautaire.

A la perception psychologique évoquée supra s'ajoute un problème sémantique. Le débat mêle indifféremment les notions de désindustrialisation, de délocalisations, de non-localisations, de mutations, d'attractivité, tous termes qui recouvrent des réalités différentes, mais que l'on se doit de relier car ils nous renvoient au jugement sur la compétitivité de notre pays. Les mots ont certes un sens, et il n'est pas indifférent que les pouvoirs publics préfèrent parler de mutations tandis que la plupart des acteurs économiques évoquent sans détours la désindustrialisation. Les mutations - terme directement emprunté à la biologie et chargé de déterminisme - constituent un moyen commode pour l'Etat et les collectivités locales d'oublier leurs insuffisances en matière d'intelligence économique, de fiscalité ou de formation professionnelle des salariés. L'action des pouvoirs publics se cantonne trop souvent à la subvention. A la décharge de l'Etat, l'autonomie croissante des acteurs économiques rend difficile la détermination d'une politique macroéconomique, d'autant qu'il a perdu prise sur la monnaie, le crédit et le financement de l'économie. Or, la finance, qu'il s'agisse des banques centrales ou des marchés d'actions, est devenue une puissance autonome d'évaluation et non plus le seul reflet (ou résultat) des productions et des échanges. La puissance publique est contrainte de redéfinir son rôle économique, alors que simultanément les salariés se retournent vers elle pour qu'elle assume une fonction d'amortisseur social, ce qui place les élus dans une situation d'impuissance, obligés de gérer a posteriori les conséquences de décisions dont ils ne sont guère responsables. A l'inverse, pour rester dans le domaine sémantique, le terme de désindustrialisation peut autant constituer une réalité qu'être un moyen d'appuyer des revendications.

Compte tenu d'incertitudes statistiques, il est difficile de distinguer désindustrialisation et mutation. Déterminer si la désindustrialisation est un mythe ou une réalité est une nécessité dans le débat économique, mais il ne s'agit que d'un aspect d'une question plus vaste, que le corps politique et la société semblent avoir peur d'aborder de front, à savoir celle de la validité de notre modèle économique et social dans un monde en constante évolution.

I - UNE ÉCONOMIE MONDIALE EN MUTATION PERMANENTE

La mondialisation n'est rien d'autre que la poursuite d'un mouvement amorcé au moyen-âge. Les historiens analysent les espaces économiques de cette époque comme la juxtaposition d'économies-monde. L'Europe, la Chine, l'Empire byzantin (puis ottoman), la péninsule arabe, l'Inde, la Chine, les sultanats malais ou l'Afrique orientale avaient leurs systèmes de production propres, mais entretenaient également un commerce international. Ce commerce influençait la localisation des activités. La fortune de la Champagne aux XIIème et XIIIème siècles n'était pas due seulement aux cultures céréalières ou à la transformation du lin et du chanvre, mais au fait que cette région était au coeur de l'axe reliant les villes hanséatiques d'Europe du Nord aux républiques maritimes italiennes de Gênes et de Venise, qui, pour leur part, commerçaient activement avec l'Orient. La vocation de la France à être un carrefour d'échange et une plate-forme logistique était inscrite de longue date dans sa géographie.

En jetant son filet sur le monde, pour reprendre l'expression de Toynbee, l'Europe est à l'origine d'un processus historique qui conduit graduellement à son unification économique. Cette dernière n'est évidemment pas achevée, tant sont disparates les conditions sociales et économiques des habitants de notre planète. Mais aux économies-monde précitées s'est substitué un seul marché, même si aucun économiste ne se risquerait à le qualifier d'unique et de libre tant les obstacles tarifaires et invisibles sont encore nombreux.

A. LES MUTATIONS, EFFETS DE LA DIVISION INTERNATIONALE DES ACTIVITÉS PRODUCTIVES

Dans les années 70, on utilisait le terme de restructurations pour évoquer le redressement de secteurs en difficulté, comme la sidérurgie, le textile ou les chantiers navals, en raison de l'obsolescence de leur outil technique ou de l'exacerbation de la concurrence internationale. Quelles qu'en étaient les causes, les restructurations n'intervenaient qu'après constat de pertes financières importantes.

Si le mot mutations s'est substitué à celui de restructurations, c'est en raison d'un changement dans leur nature. Elles ne sont plus uniquement dictées par des raisons de survie, mais sont également initiées par des entreprises en bonne santé financière et touchent des usines souvent rentables. Il s'agit d'exigences de compétitivité, visant à améliorer encore la rentabilité d'une société, par anticipation de la concurrence, ou sous la pression des actionnaires. Ce type de mutation (Danone à Evry, ST Microelectronics à Rennes...) suscite l'indignation des salariés car il leur est incompréhensible d'être licenciés alors qu'ils estiment être à la hauteur des exigences économiques. Mais il correspond à des stratégies d'implantation soigneusement réfléchies par les entreprises, dans lesquelles les salariés de l'ensemble des espaces économiques sont mis en concurrence, entre autres critères d'investissement, au regard de leurs compétences et de leurs niveaux de salaires. Le tableau ci-dessous montre, à titre d'exemple, les différences de coûts salariaux selon les pays au sein de deux entreprises de taille mondiale, Siemens et Thomson.

Coûts des ingénieurs chez Siemens et Thomson

Siemens

Thomson

Coût horaire d'un ingénieur en logiciels

(en euros)

Coût d'un ingénieur débutant

(France : base 100)

Allemagne 80

Autriche 60

Espagne 52

Grèce 30

Pologne 30

Inde 24

Etats-Unis, côte Ouest 225

Etats-Unis, côte Est 200

Allemagne 150

France 100

Pologne 30

Chine 20

Source : Siemens et Thomson

1. Des mutations permanentes et de plus en plus rapides

Reflétant l'évolution économique du monde, les mutations sont globales, permanentes et rapides. Elles se déroulent lors des phases de ralentissement économique aussi bien qu'en période de croissance soutenue et de créations d'emplois. Le premier cas est aisément compréhensible car les cycles de ralentissement obligent les entreprises à se regrouper et à rechercher des innovations technologiques, recourant ainsi au processus de destruction créatrice évoqué dans les années 30 par Joseph Schumpeter. Le ralentissement des années 70, consécutif au choc pétrolier, a ainsi consacré le virage des économies occidentales vers les industries de haute technologie, au détriment des industries lourdes.

Les mutations en période de croissance obéissent à la nécessité pour les entreprises de maintenir ou d'accroître leurs marges dans un monde de forte concurrence. Les raisons de cette course au profit peuvent relever d'une stratégie industrielle à long terme comme d'une logique de court terme, due, entre autre, à la financiarisation de l'industrie. Elle peut conduire les entreprises, cotées en bourse, à privilégier des logiques de court terme pour satisfaire des actionnaires qui exigeaient, à la fin des années 90, des rendements annuels de 15 %... Les conséquences vont de la fusion-acquisition en passant par la vente par appartement d'activités, le recours à la sous-traitance, la délocalisation, même si ces pratiques sont également observées dans les sociétés non cotées. La modification de l'allocation du capital financier est d'autant plus rapide qu'elle se déroule dans un environnement juridique de liberté de circulation des capitaux en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, et plus récemment en Chine. Il est ensuite facile, par ricochet, de modifier le périmètre d'activité des établissements industriels, voire de les supprimer. L'ensemble des industriels entendus par votre Délégation a confirmé qu'il était peu coûteux de déménager le capital physique.

La liberté de déplacement des capitaux accentue les effets de la mondialisation de l'économie. Si cette dernière constitue une réalité incontestable, elle n'abolit cependant pas les différences structurelles entre zones économiques. L'Amérique du Nord et l'Asie sont des espaces démographiques dynamiques, soumis généralement à peu de contraintes réglementaires, et la croissance y oscille respectivement autour de 3 et 9 %. Elles constituent des réserves de croissance pour les entreprises, alors que l'Europe stagne à 1 ou 2 %, et constitue une zone de basse pression démographique. Les industriels de la plasturgie et de la mécanique ont avancé ce second facteur comme motif d'implantation. Ce facteur entraîne divers comportements de la part des entreprises :

- localisation d'activités en vue de conquérir des marchés émergents : tel est le cas de l'industrie automobile en Chine ou en Europe de l'Est ;

obligation de suivre les donneurs d'ordre : lorsqu'un groupe s'implante hors de son pays d'origine, les sous-traitants sont souvent obligés de le suivre. La fonderie, la plasturgie ou les équipementiers automobiles en sont un exemple. La Slovaquie, initialement dépourvue d'industrie automobile, se classe désormais au cinquième rang mondial pour la sous-traitance dans ce secteur, ce résultat ayant été obtenu en deux ans...

recherche de moindres coûts de production : écarts salariaux ou de charges sociales constituent des motifs traditionnels de délocalisations, mais ces dernières changent de nature. Les délocalisations se traduisaient traditionnellement par la réimportation de produits vers le pays d'origine de l'entreprise. Ce schéma perdure largement mais il se juxtapose à une autre tendance : celle par laquelle une délocalisation répond à la fois à la satisfaction des marchés locaux et à l'exportation, constituant en fait une allocation nouvelle des facteurs de production.

L'appréhension du phénomène des mutations est complexe. Si ces dernières sont en corrélation avec un environnement macroéconomique général, elles relèvent principalement de décisions microéconomiques, correspondant aux nouvelles stratégies des secteurs industriels. Compte tenu de la multiplicité desdits secteurs, les mutations sont permanentes. Elles induisent dans le jeu social un principe d'instabilité auquel la France est d'autant moins préparée qu'elle ne dispose pas des outils d'anticipation et d'adaptation qui rendraient acceptable cette nouvelle donne. Cette instabilité apparaît comme la rançon d'un progrès économique sans perspective de progrès social.

Progrès économique sans progrès social... Le débat sur les mutations débouche inévitablement sur l'immoralité de ces dernière. La détresse des salariés est facile à mettre en lumière au regard des profits de certaines entreprises. Ce type de discours n'est pas récent, il date de l'apparition de la révolution industrielle et de la perception de la déshumanisation qu'elle entraînait. On le retrouve dans les écrits de penseurs et doctrinaires aussi divers que Maurras, Weber ou Bakounine. Mais même si une civilisation ne peut se limiter à l'économie, si aucun être humain ne peut se borner à être un homo economicus, l'économie n'a rien d'une morale. Elle n'est que le moyen de combiner des ressources pour satisfaire des besoins matériels, même si quelques tentatives, comme les fonds éthiques (12 % de la capitalisation boursière aux Etats-Unis, seulement 0,5 % en France) visent à réintroduire des formes d'humanisme dans le jeu économique.

Aussi est-ce logiquement qu'aucun gouvernement n'a pris, en trente ans, la moindre mesure restreignant les mutations (ou les délocalisations) car cela équivaudrait à la mort de l'économie française. Le discours politique doit dépasser les hypocrisies de convenance pour souligner, en premier lieu, que les mutations contribuent à la modernisation de notre société ; en second lieu que les secteurs qui ont le plus recouru aux délocalisations figurent parmi ceux qui créent le plus d'emplois en France ; en troisième lieu, que si le coût social des mutations est si élevé en France, la raison s'en trouve dans les handicaps propres à notre société, dont la résultante est un taux de chômage structurel plus élevé que la moyenne des pays de l'Union européenne.

Ce débat n'est pas propre à la France, mais il s'exprime avec beaucoup plus de franchise en Allemagne et aux Etats-Unis. Tandis qu'une trentaine d'Etats fédérés ont légiféré a minima pour tenter de limiter les investissements américains à l'étranger, des entreprises américaines se sont groupées en association, considérant que ces investissements extérieurs étaient indispensables au maintien de leurs marges et à la création d'emplois aux Etats-Unis. En Allemagne, une polémique oppose le chancelier Gerhardt Schröder au président de la fédération des chambres de commerce et d'industrie, Ludwig Georg Braun, ce dernier encourageant les investissements dans les pays de l'Est au motif que l'absence de réformes en Allemagne pénalise les entreprises.

Derrière ce débat apparaît en filigrane une tentation protectionniste, difficile à mettre en oeuvre dès lors qu'un pays comme la France annonce publiquement qu'il met tout en oeuvre pour être ouvert et attractif. Un simple chiffre condamne sans appel cette tentation : 25 % des salariés français doivent leur emploi aux exportations. Ils seraient les premiers touchés en cas de contraction du commerce international. Les mesures qui encourageraient ou obligeraient les entreprises à rester sur le sol national seraient également inopérantes, et perçues comme une entrave à leur liberté de gestion.

2. L'émergence des systèmes économiques de réseaux

La mondialisation des marchés conduit les entreprises (notamment les plus grandes) à s'organiser en réseau planétaire. Leur objectif réside dans la recherche d'économies d'échelle et dans l'accès à une taille critique permettant de faire face à la concurrence internationale (investissements en recherche, communication). Dans le monde industriel contemporain, il y a de moins en moins de place pour les stratégies conçues à l'échelle d'un seul pays ou d'un seul continent. C'est en toute logique que se constituent des réseaux de production dont la gestion est facilitée par l'essor des technologies de l'information et de la communication.

« L'organisation des réseaux est définie comme un mode d'organisation dans lequel une organisation pivot (en général un oligopole) coordonne l'activité de nombreuses PME à travers lesquelles se constituent, s'identifient et s'allouent des ressources mobilisées en vue de réaliser un projet productif. Les relations ainsi constituées établissent une organisation-réseau... organisée dans la dimension verticale des opérations productives. Cette dimension verticale s'accompagne très souvent d'une extension horizontale : il s'agit là de formes d'alliances ou de coopération entre organisations, entre grandes entreprises et PME, entre grands groupes et laboratoires publics (par exemple entre l'INRA et Aventis Crop Science dans le domaine de la génomique ou entre le CIRAD et Nestlé pour les recherches sur les arômes). Ces alliances portent, entre autres, sur l'acquisition de compétences complémentaires » (1).

Gains technologiques, échanges d'information et de savoir-faire, acquisition de ressources externes constituent autant de facteurs qui favorisent l'organisation en réseau. Celle-ci permet une plus grande réactivité à la demande des consommateurs, grâce à une utilisation (supposée optimale) de l'ensemble des technologies disponibles au sein du réseau. La force de ce type d'organisation provient de ce que des activités de localisation différente peuvent être accomplies en coordonnant les capacités productives d'une chaîne d'acteurs. Les relations entre entreprises d'un même réseau sont complexes, allant de la dépendance envers l'entreprise pivot à des coopérations mutuellement avantageuses. Une entreprise est en position de force au sein d'un réseau, dès lors qu'elle dispose d'un actif (compétence, technologie, ressource financière) stratégique, non échangeable, indispensable pour générer de la valeur.

3. La transformation des systèmes industriels d'organisation et de production

Chaque année, l'économie française détruit environ 2,2 millions d'emplois, et en crée tout autant. Ce processus concerne l'ensemble des secteurs qui abandonnent des produits et des métiers devenus obsolètes, pour aborder de nouveaux marchés. L'évolution des techniques, des produits, de l'offre et de la demande est constante et induit de nouveaux modes d'organisation et de production. L'industrie est sans doute le secteur qui a subi les plus fortes transformations en vingt ans.

Avant d'analyser cette transformation, il convient de rappeler la contrainte permanente sous laquelle travaille l'industrie. En raison de la concurrence, du progrès technologique et de la pression du secteur de la grande distribution, les produits industriels gagnent constamment en qualité alors que leurs prix ne cessent de baisser. Cette contrainte dure depuis le début de la révolution industrielle, soit 250 ans. Comme les nations industrialisées ne se limitent plus aux seuls continents européen et nord-américain, le phénomène s'accentue.

a) Des gains notables de productivité

Le progrès technique et l'automatisation croissante des tâches ont permis des gains de productivité dans le secteur industriel. Ces gains sont variables selon les pays et selon le facteur de production. La productivité du travail d'un employé chinois est nettement plus faible que celle d'un employé français, mais elle est compensée par l'extrême parcellisation des tâches et des salaires très bas. La productivité du capital en France semble pour sa part inférieure à celle constatée en Allemagne et aux Etats-Unis, signe d'un outil industriel moins moderne, bien qu'il soit difficile d'établir des statistiques en ce domaine.

Ces gains sont indispensables pour accroître ou simplement défendre les parts de marché des industriels. En France, la productivité du travail a progressé depuis 1990 de plus de 4 % par an, soit un rythme supérieur à celui de la croissance économique qui a évolué entre 1,5 % et 2,5 %. Il s'agit d'une moyenne, car dans l'automobile, les exigences des donneurs d'ordre ont contraint les équipementiers d'accroître leur productivité de 10 %, voire 15 % certaines années.

L'amélioration des procédés de fabrication et leur automatisation ont conduit à la forte diminution du nombre des travailleurs non qualifiés. En contrepartie, l'industrie a développé certaines fonctions - design, recherche appliquée, contrôle de la qualité, suivi des produits, recyclage des produits en fin de vie - devenues indispensables, pour des raisons classiques de concurrence, de fidélisation de la clientèle ou de respect des obligations environnementales. Elle a donc recruté des travailleurs plus qualifiés. Ce processus de déversement de l'emploi, dégagé par Alfred Sauvy, n'a cependant pas été neutre pour l'emploi. Le départ des ouvriers non qualifiés n'a pas été compensé par la création du même nombre de postes d'encadrement. Entre 1978 et 2002, l'industrie française a globalement perdu 1,5 million d'emplois, hors secteur énergie, alors qu'elle a maintenu sa part dans la création de richesses.

b) La tertiarisation des activités industrielles

La répartition des activités économiques selon les secteurs primaire, secondaire et tertiaire est sans doute obsolète. L'agriculture et la pêche ne se limitent plus à des produits primaires et font une part croissante à l'industrie agro-alimentaire. Nombre d'agriculteurs tirent également une proportion notable de leurs revenus d'activités touristiques (tourisme vert, séjours à la ferme...), classées dans le secteur tertiaire.

Le secteur industriel fait également l'objet d'une semblable modification, par une tertiarisation croissante de ses activités. Dans les années 70, de grandes entreprises envisageaient leur avenir dans la diversification de leurs activités. L'intensification de la concurrence et les exigences de rentabilité ont renversé cette tendance et les ont conduit à se recentrer sur le cœur de leurs activités. Elles ont dans cette logique externalisé de nombreuses fonctions : entretien des locaux, transports, restauration collective, location d'espaces de bureaux, comptabilité, design. Une entreprise comme Sodhexo, leader mondial de la restauration collective et des bases de vie pour l'industrie, doit en partie sa croissance à ce mouvement d'externalisation.

Statistiquement, l'externalisation constitue une explication partielle de la diminution de l'emploi industriel. Lorsqu'une usine assure elle-même la restauration de ses employés, les cuisiniers et personnels de salle sont classés dans l'industrie. Si cette activité est externalisée, elle relève de la catégorie des services et les employés de la restauration sont alors comptabilisés dans le secteur tertiaire. Une part des emplois industriels a donc glissé vers le secteur tertiaire, alors que les fonctions industrielles n'ont pas disparu.

Le recours à l'intérim constitue également une forme d'externalisation. La durée de vie de plus en plus courte des produits, la saisonnabilité de certaines productions (climatiseurs, jouets), les exigences de réactivité des entreprises conduisent ces dernières à recourir de manière croissante aux personnels intérimaires. 300 000 d'entre eux travaillent pour l'industrie, tout en relevant statistiquement du secteur tertiaire. L'on pourrait croire que les rigidités du droit du travail en France favorisent particulièrement ce type d'embauche dans notre pays, mais il en est de même aux Etats-Unis, pays où il est facile de licencier. L'intérim est devenu une variable d'ajustement très commode pour des entreprises souhaitant maîtriser leurs charges de personnel.

La tertiarisation de l'industrie est également une conséquence de la sophistication des produits. Le processus de fabrication n'est qu'un élément d'une chaîne qui allie la définition du produit, son positionnement sur un segment de marché, son design, le marketing, la publicité, les frais de commercialisation... En termes de temps et de coût, la phase de fabrication en usine entre dans certains cas pour une part minoritaire dans la valeur finale d'un produit.

L'industrie est ainsi devenue une activité qui consomme des services, à la fois pour diminuer ses coûts et pour bénéficier de savoir-faire. En France, la part de l'industrie est de 20 % dans le PIB. Si l'on ajoute les services qui sont connexes, cette part atteint 40 %. C'est à l'aune de ce dernier chiffre que se résume l'enjeu du débat sur une éventuelle désindustrialisation. Les activités de services ne se substituent pas à l'industrie. Elles accompagnent son essor ou son déclin. Une industrie diversifiée, dynamique, innovatrice génère une multitude d'activités autour d'elle, formant un réseau d'entreprises.

Si le secteur secondaire a perdu 1,5 million d'emplois en vingt ans, l'emploi lié à l'industrie a continué de progresser. Les activités de services aux entreprises sont passées de 1,5 million de personnes en 1980 à 3,4 millions en 2000, qu'il s'agisse de salariés ou d'entreprises unipersonnelles.

c) Les nouveaux enjeux de la division internationale du travail

La création de grandes zones commerciales comme l'Union européenne, l'ASEAN ou l'ALENA, la liberté de mouvement des capitaux, le poids croissant des multinationales ont favorisé la tendance à la division internationale du travail. Les progrès des techniques de l'information et de la communication (TIC), au début des années 90, ont accéléré cette tendance en mettant en réseau la plupart des centres d'activité économique. Il est désormais possible de concevoir, de fabriquer et de commercialiser des produits en différents points du globe, en profitant des avantages comparatifs de chaque pays, d'autant que les frais de communication ne cessent de baisser. Il y a donc mise en concurrence de chaque facteur de production à l'échelle mondiale.

La logistique au service de la mondialisation

La division internationale du travail rehausse l'importance des coûts du commerce : coûts de transport, de communication, de négociation, de surveillance ... La disparition progressive des barrières douanières a confirmé la déconnection entre les coûts du commerce et les restrictions commerciales imposées par les Etats.

Il n'existe pas de statistique précise pour mesurer les dépenses de logistique dans le monde. Une étude de l'Université du Michigan évalue par extrapolation ces dépenses à 3 400 milliards de dollars en 1999, soit approximativement 10 % du PIB mondial.

D'après l'Organisation de l'aviation civile internationale, le coût du fret aérien ne cesse de baisser (2,73 % en moyenne chaque année depuis 1980), tandis que les prix du fret maritime ont augmenté - contrairement à une idée reçue - sans doute en raison de pratiques anticoncurrentielles et de frais portuaires croissants.

Le recours à des systèmes de production en flux tendus a amplifié l'importance du facteur temps. L'économiste américain Hummels a calculé que les exportateurs vers les Etats-Unis des principales catégories de biens manufacturés étaient prêts à payer 0,8 % de la valeur du bien pour le voir arriver un jour plus tôt.

La logistique constitue en elle-même une industrie, avec différents modèles économiques, des infrastructures, des métiers (transports, entrepôts, facturations, suivi des marchandises...). Le fret aérien et le fret maritime génèrent annuellement des millions d'emplois. Les régions qui se trouvent sur de grandes voies commerciales et qui disposent également d'un tissu industriel dense sont particulièrement compétitives pour attirer les plates-formes logistiques. Le Nord-Pas-de-Calais opère ainsi une nette reconversion vers ce secteur. L'Ile-de-France, nœud de communication ferroviaire, routier et aéroportuaire, figure parmi les premières régions européennes dans ce secteur.

La restructuration des activités des entreprises au niveau mondial est désormais une donnée permanente de l'activité économique. Elle s'analyse aussi bien par secteur que par entreprise, qu'il s'agisse de grands groupes comme des PME. Cette évaluation est confirmée par la croissance du « commerce intragroupe ». Entendue par votre Délégation, Mme Clara Gaymard, présidente de l'Agence française des investissements internationaux (AFII), rappelait que 40 % des échanges industriels français étaient des échanges interentreprises. Il en est de même aux Etats-Unis, où ce type d'échanges atteint un taux similaire à celui de la France. A l'échelle mondiale, ce taux atteint 70 %.

La mise en concurrence des facteurs de production est évidemment la cause principale des délocalisations comme des non-localisations, lorsque les écarts de salaires ou de charges sociales sont trop importants. S'y ajoutent certains facteurs comme le taux d'imposition ou de moindres contraintes réglementaires (temps de travail, normes environnementales). Ainsi s'expliquent en partie la délocalisation des secteurs du textile, du cuir et de l'électroménager, qui ont touché le Nord, le bassin des Vosges, la Lorraine et la Basse-Normandie, même lorsqu'il s'agissait d'établissements rentables. Mais dans un marché ouvert, rentable ne signifie pas toujours concurrentiel.

Ecarts salariaux dans l'industrie de l'habillement : taux horaire

Union européenne

14 $

France

13,8 $

Turquie

2,6 $

Tunisie

1,6 $

Chine

0,6 $

Pakistan

0,3 $

Source : Union française des industries d'habillement

Les localisations successives de l'industrie textile américaine illustrent également cette mise en concurrence des facteurs de production, car elles combinent la recherche des coûts les plus bas avec celle d'environnements réglementaires moins contraignants. A la fin de la seconde guerre mondiale, le cœur de l'industrie textile était Boston, en raison des facilités portuaires pour l'export et de la relative proximité de la matière première (laine de la Nouvelle-Angleterre, coton de Virginie). La première délocalisation s'est déroulée dans les années 50 à l'intérieur du territoire des Etats-Unis, vers les Etats du Sud, où la main-d'œuvre était moins syndiquée. Au milieu des années 70, les industriels se sont implantés au Nord du Mexique, créant d'immenses maquilladores. Aujourd'hui, l'industrie textile a tendance à quitter le Mexique pour s'installer au Guatemala, en Chine ou au Pakistan, où les salaires sont moins élevés qu'au Mexique. Boston n'a plus d'industries textiles et s'est recentrée sur les industries de hautes technologies.

Un exemple similaire pourrait être pris avec le cas de l'industrie pharmaceutique à Porto-Rico. Autrefois compétitive en raison de sa proximité avec les Etats-Unis et du niveau peu élevé des salaires versés sur l'île, elle se délocalise en raison de l'augmentation de ces derniers.

Le mouvement de localisations et de délocalisations est permanent, concerne tous les secteurs et ne se limite pas aux pays développés. L'industrie textile a déjà quitté l'Ile Maurice, comme elle quitte actuellement la Pologne. Les industriels tunisiens marquent également certaines inquiétudes car le coût de leur main-d'œuvre pourrait n'être plus compétitif par rapport à la Chine. Mais en s'appliquant à tous les secteurs, les délocalisations créent de nouveaux défis pour les économies des pays développés.

Jusqu'à une période récente, une forme d'accord tacite consistait à laisser aux pays en voie de développement la fabrication de produits simples et à bas coûts (textile, objets en plastique) requérant une main-d'œuvre abondante. Les pays développés conservaient la mainmise sur les industries sophistiquées. Les délocalisations et localisations s'étendent désormais à tous les secteurs de l'industrie et des services, en raison de l'élévation du niveau de la main-d'œuvre dans les pays en voie de développement, comme d'ailleurs dans les pays de l'Est de l'Europe. La qualification des employés s'améliore constamment, ce qui permet aux industriels de créer des usines modernes, où la productivité du travail se rapproche de celle de l'Europe. Les salariés européens entrent donc directement en concurrence avec ceux d'Asie ou d'Amérique latine, avec le handicap de travailler moins longtemps et d'être payés à un niveau plus élevé. En ce cas, d'autres facteurs (qualité, proximité de la clientèle, inventivité, design...) doivent impérativement prendre le relais pour garantir leurs emplois.

Ainsi que l'indique l'économiste François Chesnais « Nous sommes entrés dans une phase où les multinationales vont chercher à tirer parti de la situation extraordinairement favorable qui leur est offerte par ce croisement miraculeux entre la convergence des productivités et le maintien de disparités très fortes des salaires, des conditions de travail (sécurité, hygiène) et des niveaux de protection sociale »  (2).

Cette convergence leur permet de fabriquer en tous lieux des produits à plus haute valeur ajoutée, et non plus seulement des produits bas de gamme. De ce fait, ils déplacent leurs laboratoires de recherche et certains services informatiques. Ils entraînent également leurs sous-traitants. Le seul frein à la généralisation du phénomène est l'étroitesse du marché solvable. L'Europe, les Etats-Unis et le Japon demeurent respectivement les premier, second et troisième marchés de consommateurs au monde. Mais là encore, une simple lecture des facteurs démographiques montre que les marchés se déplaceront vers l'Asie.

4. Les conséquences des mutations sur l'aménagement du territoire

Le lien entre mutations économiques et aménagement du territoire est théoriquement ténu. Les mutations sont l'effet de décisions le plus souvent micro-économiques et n'ont que peu de rapport avec une politique nationale destinée à assurer à nos concitoyens les mêmes chances, quel que soit le territoire où ils vivent.

Ce lien est en réalité très fort. L'aménagement du territoire consiste à mettre en place les conditions pour que nos concitoyens aient accès à l'emploi et à un ensemble de services. Il ne peut y avoir d'aménagement du territoire sans activité économique pérenne. Il suffit de constater les deux angles par lesquels la question de la désindustrialisation est traitée : le risque de perte de substance à l'échelle nationale, et le traumatisme que subissent certains territoires. L'on cite Métaleurop dans le Pas-de-Calais, Péchiney en Ariège, Moulinex dans l'Orne. Lorsqu'une industrie quitte une région, elle n'affecte pas seulement des grilles de statistiques. Elle induit la fermeture de commerces, d'entreprises sous-traitantes et entraîne parfois des départs de population. Elle porte également atteinte à son image. Le Nord-Pas-de-Calais abandonne ainsi graduellement ses activités textiles après avoir fermé ses mines pour se reconvertir vers l'industrie logistique. Il se réfère pourtant avec une infinie fierté à son passé ouvrier comme le gage d'un avenir qui demeurera industrieux. C'est donc en toute logique que la Piscine de Roubaix, musée dédié à l'art moderne, présente au public un atelier consacré aux techniques de l'industrie textile.

Il existe des terroirs industriels comme il existe des terroirs agricoles. Ils sont le fruit de traditions, de la présence de matières premières, des axes de communication, de l'origine géographique des dirigeants. Les raisons sont multiples, mais la localisation des industries ne doit rien au hasard. Ces terroirs imprègnent la conscience individuelle et collective des habitants, formant au fil du temps une culture industrielle fondée, pour les salariés comme pour les dirigeants, sur la certitude absolue de l'utilité et de la qualité de leur travail.

C'est cette conscience collective qui est le garant du maintien d'industries, même lorsqu'elles paraissent condamnées. Au milieu des années 80, l'industrie horlogère suisse semblait laminée par la vague des montres à quartz japonaises, mettant en péril l'emploi dans les vallées du Jura. Repositionnée par Nicholas Hayek, créateur de Swatch, sur le créneau de la mode, du design et de l'humour, cette industrie a rationalisé ses processus de production et s'assure de confortables marges tant sur les montres courantes (Swatch, sous-traitance pour des griffes de prêt à porter développant une ligne de montres) que sur l'horlogerie de très grand luxe (Blancpain, Vacheron-Constantin, Jaeger-Lecoultre...), même si la plupart des marques emblématiques appartiennent à de grands groupes financiers. Le schéma suisse se retrouve dans nombre de régions européennes. Les soieries de Lyon ou les lainages du Piémont, presque condamnés il y a vingt ans, ont retrouvé leur compétitivité. Faut-il par ailleurs rappeler que l'industrie automobile française était vouée à la disparition dans les années 80 ? Lorsqu'une industrie est en revanche dans l'incapacité de s'adapter, la fermeture d'usines ou leur délocalisation constitue avant tout un choc psychologique, une atteinte à l'identité des salariés et des habitants avant d'avoir des répercussions économiques et sociales.

Nous constatons une problématique proprement française de la désindustrialisation. A la différence de nombre de pays européens, la France constitue un vaste territoire, avec des zones très urbanisées et d'autres sous-peuplées. Si le Nord-Est a conservé une prééminence industrielle, l'Ouest et le Sud ne sont pas seulement des terres agricoles, comme en témoignent le dynamisme industriel de la Bretagne, des Pays de Loire et le pôle aéronautique de Toulouse. La taille du territoire français et ses caractéristiques géographiques ont induit l'existence de régions aux industries nombreuses et diversifiées comme de régions de monoindustries. Les conséquences économiques et sociales de fermetures d'usine passent quasiment inaperçu dans le premier cas et sont catastrophiques dans le second. L'Ille et Vilaine a ainsi un taux de chômage inférieur à la moyenne nationale grâce à des PME évoluant dans des secteurs variés, ce qui permet d'amortir des fermetures d'établissements. A l'inverse, la région Franche-Comté a récemment souffert de la concentration de son tissu industriel sur un petit nombre de secteurs (plasturgie, optique...).

L'aspect principal des mutations au regard des territoires est de mêler les problèmes globaux et les problèmes particuliers, comme les actions à court terme et les actions à long terme. Quatre logiques s'affrontent en se combinant, selon les cas :

- la logique économique et financière des entreprises ;

- l'avenir de leurs personnels, et par ricochet, celui des populations locales ;

- la construction (ou reconversion) des territoires ;

- les politiques publiques de réaction et d'anticipation, face aux mutations.

En raison de leur permanence, de leur complexité et de leurs aspects économiques et sociaux, les mutations placent les territoires devant de nouveaux défis. L'action publique ne peut se limiter à réparer les sinistres, à relever des établissements en faillite puisque les entreprises rentables sont susceptibles de quitter une région pour des raisons stratégiques. Les territoires doivent avant tout s'organiser pour favoriser la création permanente de richesses, d'entreprises, d'emplois. Il ne s'agit pas seulement de la question de l'attractivité - qui constitue un faux problème fondé sur des statistiques peu fiables - mais de la capacité des élus et de l'administration à anticiper, conjointement avec les entreprises, les évolutions économiques qui se déroulent sur leurs territoires.

En d'autres termes, même si la localisation des entreprises relève logiquement de la décision des détenteurs du capital, la puissance publique est en mesure de conserver un rôle d'impulsion et d'initiative...

B. LA CHINE ET L'INDE, NOUVEAUX TERRAINS DE LA GLOBALISATION ÉCONOMIQUE

S'il n'est pas une semaine sans que la presse économique n'évoque une délocalisation industrielle en Chine ou, dans une moindre mesure, en Inde, l'industrialisation de ces deux pays n'est pas un phénomène nouveau. Leurs civilisations, plus anciennes que celles de l'Europe, ont permis l'épanouissement de traditions manufacturières. Les Chinois ont inventé l'imprimerie, la poudre, la boussole, la soierie... Au moyen-âge, la route de la soie a longtemps constitué la principale voie du commerce international. L'Inde, pour sa part, a créé des écoles de mathématiques remontant à l'antiquité. Cette aptitude des Indiens aux sciences abstraites explique en grande partie leur capacité à former des informaticiens auxquels les entreprises occidentales ont de plus en plus recours.

Votre Rapporteur rappelle toutefois que la montée en puissance de la Chine et de l'Inde n'est pas l'origine principale des difficultés de l'industrie française, sauf en quelques secteurs. Les investissements français à l'étranger - qu'il s'agisse d'implantations ou de délocalisations - sont infiniment plus importants en direction des Etats-Unis (40 milliards d'euros chaque année) et vers les autres pays de l'OCDE, où se trouve une demande solvable. Chine et Inde doivent plutôt être considérés comme des marchés sources de croissance.

La Chine et l'Inde disposent depuis le XIXème siècle d'une infrastructure industrielle considérable. D'abord mise en place par le colonisateur britannique et par les sociétés qui régnaient dans les concessions (Shangaï était considérée comme le paradis des capitalistes dans les années 20), cette industrie a été renforcée par l'émergence d'investisseurs nationaux, puis par les gouvernements chinois et indiens, pour de logiques raisons de nationalisme. L'Inde n'a accepté qu'à la marge l'aide financière accordée par les membres de l'OCDE aux pays en voie de développement et a mis en place à la fois une industrie lourde (charbon, acier) et de biens de consommation (fer blanc, automobile, textile) parfaitement adaptée au faible pouvoir d'achat des consommateurs. Il en est de même pour la Chine, où le principal investisseur a été longtemps l'armée. Rappelons enfin que les ingénieurs chinois et indiens maîtrisent de longue date les technologies de l'espace et de l'énergie nucléaire.

L'irruption soudaine de ces deux pays sur la scène économique mondiale, après des décennies de relative autarcie, résulte de plusieurs facteurs, qui se sont conjugués. Le premier réside dans une volonté d'ouverture (contrôlée) sur le monde après avoir constaté l'échec de l'économie dirigée : obsolescence graduelle de l'industrie, sous-investissement... La Chine et l'Inde ont admis, face aux besoins de leurs immenses populations, que leur développement passait par l'acceptation des capitaux étrangers. Le second facteur est lié à la démographie. Respectivement peuplés par 1,2 et 1 milliard d'habitants, ces pays rassemblent le tiers de l'humanité. Or 75 % de leur population est encore rurale et constitue un réservoir de main d'oeuvre utilisable par l'industrie. La masse démographique est sans précédent dans l'histoire de l'économie et induit une pression à la baisse des salaires et à la déflation du coût des facteurs de production pour plusieurs décennies. Dans le seul secteur du textile, l'écart entre salariés français et chinois est de 40. De ce fait, l'ensemble des industries dans lesquelles le coût de la main d'oeuvre est prépondérant a vocation, à plus ou moins long terme, à se localiser en Chine ou en Inde (puis à moyen terme au Pakistan et au Bengladesh), à moins de faire preuve de stratégies novatrices, comme l'a suggéré M. Guillaume Sarkozy, président de l'Union des industries textiles, entendu par votre Délégation.

Ce facteur démographique n'illustre rien d'autre que la théorie des avantages comparatifs, dégagée par l'économiste anglais David Ricardo (3). Elle explique qu'un pays améliore son bien-être économique et social si, au lieu de fabriquer la totalité des biens que ses habitants souhaitent consommer, il se spécialise dans les biens qu'il peut produire à un coût relativement faible pour en échanger les excédents contre ceux qu'il ne produit pas en quantités suffisantes. Emise au XIXème siècle, cette théorie illustrait la domination anglaise sur l'industrie textile, mais elle n'a jamais trouvé sa pleine application dans un monde alors caractérisé par de fortes barrières douanières.

La théorie de Ricardo a été précisée par celle de Heckscher et Ohlin, plus pertinente pour expliquer la montée en puissance de la Chine et de l'Inde. Le prix d'un bien dépendant de celui des facteurs utilisés pour sa production, et ce dernier étant partout le même quand ces facteurs sont échangés, la différence des coûts relatifs des biens échangés reflète celle des prix relatifs des éléments non échangeables utilisés comme facteurs de production. Le prix relatif de ces derniers reflète à son tour des différences de dotations. La théorie de Heckscher-Ohlin affirme que les pays se spécialiseront dans la production des biens échangés utilisant le plus intensivement le facteur non échangeable dont ils disposent le plus.

Les facteurs essentiels qui ne font pas l'objet d'échanges sont le capital et le travail. Les pays connaissant une abondance relative de capitaux (les pays développés) exporteront des produits intensifs en capital, tandis que ceux relativement riches en main d'oeuvre (les pays en développement) exporteront des produits intensifs en travail. L'activation du commerce dans un pays suscitant une hausse du prix du facteur abondant par rapport à celui qui est rare, cette théorie implique que la mondialisation entraînera une détérioration de la situation des travailleurs (par rapport à celle des détenteurs de capitaux) des pays développés, mais l'améliorera dans le tiers monde. Ce raisonnement justifie incidemment les craintes des syndicats des pays de l'hémisphère Nord et explique la crise subie par les industries dans lesquelles le coût de la main d'oeuvre est prépondérant (cuir...).

La libéralisation progressive des échanges a été accentuée par le développement des technologies de l'information, permettant à un donneur d'ordre de produire à distance et de coordonner l'ensemble des fonctions logistiques entre plusieurs pays. La Chine et l'Inde ne sont rien d'autre que des nouveaux terrains issus de la globalisation économique, à l'instar des pays de l'ASEAN dans les années 70. Leur croissance est logique, mais le phénomène de mode qui place ces pays à la une de l'actualité économique occulte le fait que le PIB de la Chine n'atteint encore que le quart de celui du Japon. Leur masse démographique et leur volonté de puissance politique peuvent cependant changer les données de l'économie mondiale. Leur entrée dans une économie d'échanges est certes un phénomène économique, mais ce dernier est la traduction d'un nationalisme visant à établir une position prépondérante dans le maximum de secteurs industriels. Ces pays ne se contenteront pas d'être les ateliers de l'Occident... Certains indices le démontrent déjà, comme la récente augmentation de capital d'une jeune entreprise française (Stepmind) de circuits intégrés pour l'industrie du téléphone. Cette augmentation a été assurée par des capitaux chinois. Il en est de même, à une échelle supérieure, en Grande-Bretagne, où près de 130 entreprises chinoises se sont implantées. Lors de son audition, Mme Clara Gaymard, Présidente de l'Agence française des investissements internationaux, a noté que certains conglomérats chinois, soucieux de devenir des acteurs globaux, recherchaient des partenariats avec des entreprises occidentales pour accéder à de meilleures technologies et au design. Ce début (très modeste) d'inversion de flux de capital rappelle que l'industrie est le préalable à la création d'épargne. Si la Chine et l'Inde attirent les industries européennes et américaines, elles capteront ensuite une grande part de l'épargne et des centres de décision.

1. Une modernisation chinoise encore fragile

La Chine est passée en une quinzaine d'années du stade d'une industrie lourde, centrée sur l'énergie et la sidérurgie, au stade d'une industrie diversifiée dont les produits sont concurrentiels sur les marchés mondiaux. En 2003, la croissance du PIB s'est établie à 9,1 % et les exportations ont augmenté de 30 %. Les investissements étrangers ont atteint 53 milliards de dollars en 2002, plaçant la Chine au premier rang des pays récipiendaires. Enfin, la Banque centrale a accumulé 120 milliards de dollars de réserves de change supplémentaire, ce qui établit le total de ces dernières à 350 milliards de dollars. Cette évolution ne résulte évidemment pas des seules forces du marché mais de la volonté du Parti communiste chinois, qui gouverne le pays. L'ouverture sur le monde a obéi à une stratégie de puissance dont la première étape s'est achevée le 1er janvier 2002 par l'adhésion de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce.

La modernisation de l'industrie chinoise a entraîné un bouleversement social considérable : exode rural massif vers les grandes villes côtières, pression sur les bas salaires, restructurations urbaines... 150 millions de personnes environ sont au chômage et l'exode rural devrait concerner 400 millions de personnes dans les 20 prochaines années. Dans l'histoire de l'humanité, rarement une société s'est trouvée face à un défi économique et social aussi important. Economiquement, la plupart des entreprises chinoises n'étaient et ne sont toujours pas viables au regard des critères modernes de gestion, par défaut d'outil de comptabilité et de normes juridiques. La modernisation en cours s'effectue selon deux canaux principaux. Le premier est d'ordre politique, puisqu'il consiste à mettre délibérément en faillite des milliers d'entreprises d'Etat pour les forcer à se regrouper et à modifier leurs méthodes de gestion. Le second, d'une ampleur plus considérable, consiste en une privatisation à peine déguisée. La Commission des actifs d'Etat souhaite encourager la fusion ou l'ouverture du capital d'environ 174 000 entreprises nationalisées, notamment avec des entreprises étrangères. Cette commission a rang de ministère et remplit une fonction d'investisseur pour le compte de l'Etat. Elle se concentre actuellement sur l'activité de 196 grandes entreprises opérant dans les secteurs de l'énergie, des transports, des télécommunications ou de l'armement, mais à moyen terme, plus de 10000 opérations devraient être réalisées avec des firmes occidentales. Ces opérations doivent permettre aux entreprises chinoises d'intégrer les technologies et les règles de gestion en vigueur sur les marchés internationaux.

La consolidation industrielle s'accompagne d'une lente modernisation des services financiers. La plupart des normes prudentielles qui régissent l'activité des banques et des sociétés d'assurance occidentales ne sont pas appliquées en Chine. Là encore la modernisation passe par l'ouverture du capital des banques chinoises à des partenaires extérieurs, notamment depuis qu'un décret de décembre 2003 a relevé à 25 % la part qu'une banque étrangère peut acquérir dans une banque chinoise. De récentes prises de participation ont permis d'assainir le bilan de banques chinoises et de moderniser leur gestion, mais on notera que la décision du gouvernement de recapitaliser à hauteur de 45 milliards de dollars ses deux principales banques publiques (Bank of China et China Construction Bank) est l'aveu de l'importance de leurs créances douteuses. La plupart des observateurs estiment que les créances douteuses atteignent près de 400 milliards de dollars, à raison de 240 milliards pour les quatre premières banques chinoises. Le risque systémique de faillites n'est pas à écarter, à moins que la recapitalisation des banques ne se poursuive et que la loi de décembre 2003 instaurant une instance de tutelle sur le secteur financier (banque, assurance et bourse) soit appliquée avec efficacité.

2. Des ateliers de main d'oeuvre aux industries de haute technologie, l'émergence d'entreprises chinoises

Sous réserve de la véracité des statistiques, la part de la Chine dans la production de certains biens industriels s'établit ainsi :

Part de la Chine dans la production mondiale

Produits

Part (en %)

Horlogerie

75 %

Jouets

70 %

Appareils photographiques

55 %

Péniciline et vitamine C

55 %

Ordinateurs portables

50 %

Téléphones

50 %

Climatiseurs

30 %

Téléviseurs

29 %

Lave-linge

24 %

Textile

20 %

Réfrigérateurs

16 %

Meubles

16 %

Acier

15 %

Source : Institut Changcheng, étude publiée par l'Expansion, novembre 2003.

Les statistiques - parfois impressionnantes - sont logiques au regard de la démographie de la Chine. Le nombre de Chinois ayant accédé à la société de consommation dépasse 300 millions de personnes, soit un marché équivalent à celui de l'Europe occidentale ou des Etats-Unis. Mais 75 % (900 millions de personnes) subissent encore des conditions de vie difficiles, à la limite du seuil de pauvreté dans les régions les plus reculées. C'est à l'aune de ce chiffre, qui résume le potentiel de croissance de la Chine, qu'il faut admettre (et intégrer dans les stratégies économiques) que la Chine sera inéluctablement le premier producteur industriel de la planète. Elle est déjà le premier partenaire commercial de l'Union européenne, des Etats-Unis et du Japon. La seule véritable question concerne le rythme de cette industrialisation.

La taille du marché chinois justifie, bien plus que les coûts salariaux, la montée en puissance de l'industrie de ce pays, sous l'effet de deux facteurs : l'implantation d'entreprises étrangères soucieuses de conquérir le marché intérieur chinois et l'apparition d'entreprises chinoises qui deviennent des leaders mondiaux. L'impératif de conquête du marché chinois est primordial, compte tenu du nombre potentiel de consommateurs. Les coûts salariaux ne sont pas toujours déterminants, comme l'expliquait récemment M. Carlos Ghosn, PDG de Nissan, interrogé par un journaliste de La Tribune : « On peut fort bien avoir des salaires bas et des coûts de production élevés et vice versa. Nous sommes confrontés, en Chine, à une main d'oeuvre moins formée et moins efficace qu'au Japon, à une pléthore de fournisseurs, à des excès de capacités, à des pratiques industrielles et managériales qui ne sont pas optimisées. Ce qui n'empêche d'ailleurs pas ce pays d'être pour nous très profitable ». Néanmoins, un troisième facteur est bien lié aux coûts de production chinois, et explique les délocalisations d'entreprises occidentales, taïwanaises et japonaises. Ces coûts de production, combinés à la masse démographique des facteurs humains de production, sont si bas qu'ils induisent pour de longues années une pression à la baisse des prix sur l'ensemble des producteurs. A moins de changer de stratégie, ces derniers sont contraints de délocaliser. S'il est courant de citer le textile ou le cuir comme secteurs victimes de délocalisations, il convient de noter que près de 15 000 entreprises japonaises ont déjà transféré en Chine leurs usines de produits bruns et blancs, ou la fabrication de photocopieurs et appareils photographiques, afin que leurs prix demeurent compétitifs sur les marchés mondiaux. Le phénomène est analogue à Taïwan, dont les fabricants d'ordinateurs portables (ex : Acer...) sont graduellement contraints de délocaliser une part de leur activité en Chine continentale.

L'industrialisation de la Chine se porte encore dans les secteurs à haute densité de main d'oeuvre (textile, habillement, cuir, ameublement...). A l'instar de nombre de pays avant elle (Ile Maurice, Mexique, Guatemala, Maroc, Tunisie...), la Chine a fait du secteur textile l'un des principaux facteurs de son développement. Mais elle a également orienté son économie vers les produits à haute valeur ajoutée (téléphonie, ordinateurs, satellites), selon un schéma désormais classique, en trois étapes :

- assemblage de composants en sous-traitance de sociétés étrangères ;

- échange de technologies lors de la constitution d'une joint venture ;

- rachat de la participation de la société étrangère et constitution d'une société entièrement chinoise, disposant à la fois des capacités de conception et de production. Ce schéma vient de s'appliquer à la filiale de téléviseurs de Thomson et à la division de téléphones portables d'Alcatel, rachetées par TCL et pourrait se répéter dans un avenir proche dans le secteur des composants aéronautiques.

Compte tenu de la taille du marché chinois, ce schéma n'est évidemment pas le seul. Il existe des sociétés qui se sont développées sans l'aide particulière de partenaires étrangers, en fondant leur croissance sur les besoins du marché intérieur et sur l'innovation. Mais il faut toujours garder à l'esprit qu'en un pays aussi centralisé et marqué par l'idéologie, l'émergence de sociétés de taille internationale a pour origine une volonté du pouvoir politique. Un membre du Parti communiste siège dans chaque conseil d'administration d'une entreprise chinoise... C'est le gouvernement qui détermine lesquelles des sociétés seront leaders dans leur domaine, le choix s'opérant entre sociétés d'Etat et entreprises privées. Les investissements chinois à l'étranger ont ainsi doublé en 2003 par rapport à 2001. Des entreprises comme Haier (électroménager), TCL (téléviseurs) ou Huawei (équipements de télécommunications) s'implantent progressivement sur les marchés européens, asiatiques et nord-américains. Elles ne traduisent pas seulement l'irruption de la Chine sur les marchés internationaux. Elles sont la manifestation d'une montée en puissance globale, voulue par le pouvoir politique, qui accordait jusque récemment des aides financières aux entreprises exportatrices. La Chine n'a pas oublié la quasi tutelle sous laquelle elle a été placée par les grandes puissances coloniales à la fin du XIXème siècle et l'agression japonaise au XXème siècle. Elle vise le leadership asiatique et sait que ses importations constituent déjà le moteur de la croissance de nombreux pays, notamment le Japon. De la dépendance économique naît la dépendance politique...

3. Un marché insuffisamment exploité par les entreprises françaises

Alcatel, Alstom, Areva, Carrefour, Citroën, Danone, EADS, Lectra, L'Oréal, LVMH, Michelin, Pernod-Ricard, Saint-Gobain, Thomson ou Véolia ont largement investi sur le marché chinois dans le but d'y conquérir une nouvelle clientèle. Air France a ouvert récemment des lignes directes vers Canton et Shangaï. Ces entreprises, sorte de CAC 40 en réduction, se sont implantées de longue date et souhaitent pérenniser leur présence. Elles ont entraîné dans leur sillage une série de PME.

La plupart des implantations industrielles sont conditionnées à des transferts de technologie. La Chine ne se limite pas à être un atelier de main d'oeuvre. Il s'agit d'un principe établi par le gouvernement chinois. Une implantation est toujours soumise à une autorisation politique. Les transferts de technologie comportent le risque, pour l'industrie française, d'être concurrencée dans quelques années sur l'ensemble de ses marchés. La plupart des entreprises assument ce risque, qui les condamne à innover constamment, considérant que le marché est global et que l'irruption de la Chine et d'autres pays émergents n'est qu'un élargissement du champ géographique de la concurrence.

La prise en compte de la globalisation se traduit par un nombre croissant de partenariats franco-chinois dans la recherche et le développement. Cet intérêt est lié à la qualité des chercheurs issus des universités chinoises. Il permet à des entreprises de disposer de cadres et de chercheurs de bon niveau et de tenter de les fidéliser pour mieux asseoir leurs implantations. D'après le cabinet A.T. Kearney, qui a organisé à l'IFRI une conférence sur ce thème en septembre 2003, une vingtaine d'entreprises françaises - parmi lesquelles Alcatel, Thomson Multimédia ou SNECMA - ont investi dans des laboratoires de recherche, pour un montant de 519 millions d'euros. Ce chiffre est largement inférieur aux investissements de recherche consentis par les entreprises américaines, taïwanaises, japonaises ou allemandes. La plupart des entreprises de taille mondiale disposent déjà d'unités de recherche en Chine.

L'entrée de la Chine à l'OMC a récemment accéléré ce phénomène. Sans doute a-t-on négligé qu'elle ne signifiait pas seulement l'ouverture du marché chinois, mais également l'ouverture des marchés occidentaux aux produits chinois. Il n'est donc pas certain que le partage de la valeur ajoutée s'effectue entre un Occident qui concevrait des produits innovants et une Chine qui fabriquerait des produits moyens de gamme. Dès lors que la Chine dispose des capacités de conception - ce qui est déjà le cas dans plusieurs domaines - et qu'elle peut conduire sa politique de recherche publique et privée à moindre coût qu'en Occident - ce qui est également le cas - elle est en mesure de maîtriser la totalité d'une filière de production. Dans cette perspective, le fait de disposer de laboratoires de recherche en Chine est une condition supplémentaire pour soutenir la concurrence mondiale.

Si notre industrie dispose de positions appréciables en Chine dans l'énergie nucléaire, le traitement de l'eau ou l'aéronautique, sa part globale de marché est inférieure à celle du Japon, de Taiwan, de Singapour, des Etats-Unis de l'Allemagne et des Pays-Bas. M. Denis Gautier-Sauvagnac, président de l'Union des industries métallurgiques et mécaniques, a souligné que l'industrie française, hors secteurs nucléaire et aéronautique, ne couvrait plus, en 2002, par ses exportations, que 25 % des importations chinoises, soit 10 points de perte en deux ans, alors que l'industrie allemande avait maintenu ses positions. Pour l'industrie française, il s'agit d'une nette diminution de compétitivité sur une très courte période. Elle n'est qu'une facette de la faiblesse de nos échanges avec la Chine, ainsi que l'illustrent les tableaux ci-dessous :

Principaux pays clients de la Chine

(en milliards de dollars)

2001

2002

Exportations

(% total)

Exportations

(% total)

Total

266,2

100

Total

352,2

100

1. Etats-Unis

54,3

20,4

1. Etats-Unis

70

21,5

2. Hong-Kong

46,5

17,5

2. Hong-Kong

58,5

18

3. Japon

45

16,9

3. Japon

48,4

14,9

4. Corée du Sud

12,5

4,7

4. Corée du Sud

15,5

4,8

5. Allemagne

9,8

3,7

5. Allemagne

11,4

3,5

6. Pays-Bas

7,3

2,7

6. Pays-Bas

9,1

2,8

7. Royaume-Uni

6,8

2,5

7. Royaume-Uni

8,1

2,5

8. Singapour

5,8

2,2

8. Singapour

7

2,1

11. France

3,7

1,4

14. France

4,1

1,3

Total UE

40,9

15,4

Total UE

48,2

14,8

Source : service d'expansion économique, ambassade de France en Chine

Principaux pays fournisseurs de la Chine

(en milliards de dollars)

2001

2002

Importations

(% total)

Importations

(% total)

Total

243,6

100

Total

325, 2

100

1. Japon

42,8

17,6

1. Japon

53,4

18,1

2. Taïwan

27,3

11,2

2. Taïwan

38,1

12,9

3. Etats-Unis

26,2

10,8

3. Corée du Sud

28,6

9,7

4. Corée du Sud

23,4

9,6

4. Etats-Unis

27,2

9,2

5. Allemagne

13,8

5,7

5. Allemagne

16,4

5,6

6. Hong-Kong

9,4

3,9

6. Hong-Kong

10,7

3,6

7. Russie

8

3,3

7. Malaisie

9,3

3,2

8. Malaisie

6,2

2,5

8. Russie

8,4

2,8

12. France

4,1

1,7

14. France

4,2

1,4

Total UE

35,7

14,7

Total UE

38,5

13

Source : service d'expansion économique, ambassade de France en Chine.

Cette faiblesse des performances françaises est partagée par la plupart des pays européens. L'Allemagne est certes plus présente que notre pays, mais elle arrive loin derrière les Etats-Unis et le Japon. L'Europe est plus encline à invoquer et critiquer la concurrence déloyale, l'absence de lois sociales, des durées hebdomadaires de travail s'établissant à 60 heures, la contrefaçon, en oubliant que les craintes qu'elle exprime aujourd'hui à l'égard de la Chine sont analogues à celles qui étaient émises à l'encontre du Japon dans les années 80. Vingt ans après, des pans entiers de l'industrie japonaise sont sous contrôle de sociétés occidentales. Le manque de salariés qualifiés conduit déjà à l'augmentation des salaires des cadres chinois, à l'élévation du niveau de vie et de la demande de produits importés. L'internationalisation des investissements étant la clé de la survie des industries, le véritable défi réside dans la capacité de l'ensemble des industries européennes à prendre plus de parts du marché chinois.

4. L'émergence de l'Inde

Cinquième pays par la superficie et bientôt premier pays par la démographie, l'Inde a longtemps cultivé une tradition économique d'autarcie. Ce pays avait pourtant le dixième PIB du monde dès son indépendance. Les difficultés rencontrées par les gouvernements indiens à maintenir l'unité d'un pays fédéral, agité par des tensions ethniques et religieuses, expliquent que l'économie n'ait pas toujours constitué une priorité. L'Inde s'est ouverte aux capitaux étrangers pour trois raisons : l'échec de son modèle national de développement, le poids croissant de sa dette extérieure et la crainte de laisser à la Chine le leadership politique en Asie. Il ne faut pas non plus mésestimer le nationalisme indien et sa logique volonté de puissance. A la différence de la Chine, l'Inde a été colonisée en perdant successivement la maîtrise des liaisons maritimes de la mer d'Oman et de l'Océan indien dès 1505, face aux Portugais, avant de voir son territoire graduellement conquis par les Français, puis par les Anglais, de 1757 à 1947. Or, les Indiens se considéraient comme plus civilisés que leurs colonisateurs. Lorsque la reine Rani Abbakha repoussa les Portugais en 1623, elle les décrivit « comme des êtres corpulents et grossiers, méprisant la femme, incapables de comprendre l'art et la culture, sensibles seulement au langage de la force (4). La montée en puissance de l'économie indienne est d'autant plus considérée comme une revanche sur l'Occident que la première conséquence économique de la colonisation anglaise fut... la désindustrialisation de l'Inde. Appliquant la doctrine mercantiliste, l'Angleterre interdisait à ses colonies la moindre production industrielle pour assurer des débouchés à ses industriels. Alors que la production de cotonnades formait 70 % des exportations indiennes au XVIIème siècle, la mainmise politique anglaise, combinée à la mécanisation de l'industrie textile dans le Lancashire, aboutit à faire disparaître la totalité des ateliers textiles indiens en moins d'un siècle (5).

L'Inde a reçu en 2003 des investissements d'une valeur de 5,1 milliards de dollars, soit 15 % des flux financiers en direction des pays émergents, d'après une étude de Morgan Stanley. Ce flux pourrait rapidement s'accroître en raison d'un prochain programme de privatisations pour réduire le déficit budgétaire de l'Etat. Il s'est combiné avec la montée en puissance de grands groupes (Tata, Ranboxy). Si l'Inde est connue pour ses entreprises de services informatiques, elle est également présente dans l'industrie automobile, la pharmacie, les biotechnologies et les services financiers.

A l'instar de la Chine, l'ouverture de l'Inde résulte d'une volonté politique. Si le rythme de croissance a presque égalé celui de la Chine en 2003 (près de 9 %), des facteurs propres à l'Inde -poids des castes, éducation élitiste - freinent la diffusion des connaissances et des techniques au sein de la population. Celles-ci bénéficient à la frange éduquée du pays, soit annuellement 2 500 000 personnes supplémentaires, issues d'universités anglophones d'excellente qualité. De ce fait, les délocalisations de services informatiques, redoutées à juste titre par les pays occidentaux, créent peu d'emplois à l'échelle de l'Inde. L'effet d'entraînement sur l'économie est moindre que celui induit en Chine par l'industrialisation. Aussi est-il logique que l'Inde ait attiré en 2003 treize fois moins de capitaux que son voisin et ne participe qu'à 1 % des échanges mondiaux.

La tendance devrait aller en s'amplifiant. L'Inde rassemble déjà 300 millions de consommateurs ayant un pouvoir d'achat analogue à celui des occidentaux, et dispose d'une main d'oeuvre à très bas coût. A titre d'exemple, pris dans le secteur des biens de consommation, l'Inde comptait 11,16 millions d'abonnés au téléphone portable à la fin de janvier 2003. Un an plus tard, ce chiffre s'établissait à 29,8 millions. Le besoin de donner du travail à une population rurale en surnombre conduit en outre ce pays à être très libéral (d'aucun diront laxiste) en matière de droit du travail ou de protection de l'environnement, ce qui attire nombre d'industries comme la chimie, la pharmacie ou l'agroalimentaire, qui y trouvent à la fois la main d'oeuvre, des cadres locaux, des chercheurs et des ingénieurs de haute qualité. S'agissant de ces derniers, leur coût est inférieur à celui de leurs homologues occidentaux. Un ingénieur indien reçoit en moyenne 8 000 euros par an, contre 40 000 euros pour un ingénieur occidental. Dans l'industrie pharmaceutique, le coût de mise au point d'un nouveau médicament est d'un milliard d'euros en Europe et de 50 millions d'euros en Inde.

L'Inde a récemment attiré l'attention des observateurs en raison du nombre considérable de délocalisations de services informatiques en provenance des pays occidentaux. Ce fait n'a rien de surprenant car ce pays a de tout temps créé des écoles de mathématiciens de renom. Au IIIème siècle avant Jésus-Christ, le roi Asoka fonda à Tuksahila (actuellement au Pakistan) l'université la plus renommée du monde indien, où l'on enseignait la médecine, les mathématiques et l'astronomie. Aryabhata (476-550) calcula la rotation de la terre à l'époque où l'Occident croyait celle-ci immobile... Brahmagupta (598-660) perfectionna les équations diophantiennes, eut l'intuition du 0 et inventa les nombres négatifs pour calculer les pertes lors des transactions commerciales. Baschkaracharya (1114-1185) confirma les théories de Pythagore. Au XXème siècle, des mathématiciens comme Srishti Dahn Chatterji perpétuent cette tradition, et les universités américaines délivrant les MBA les plus prestigieux sont animées par de grands chercheurs en économétrie souvent issus de la tradition bengali.

Le principal centre de recherche et de traitement en informatique est dans la région de Bangalore. 150 000 ingénieurs y travailleraient, à comparer aux 120 000 ingénieurs de la Silicon Valley. La plupart des entreprises américaines de haute technologie (Packhard-Bell, Microsoft, Texas Instruments...) s'y sont implantées. Plus spectaculaire encore est la délocalisation de services informatiques (maintenance, centre d'appels, help desk, intégration de système, développement de projets) ou de services financiers (comptabilité...) d'entreprises de tous secteurs, allant des sociétés de services d'ingéniérie informatique à des entreprises de transport comme Air France, ou de banques. Les syndicats de salariés américains évaluent à 400 000 les pertes d'emplois sur le territoire des Etats-Unis, tous secteurs confondus, dues aux délocalisations vers l'Inde. Les entreprises américaines ont ainsi économisé 16,8 milliards de dollars en 2002. Mais les syndicats considèrent que ce phénomène pourrait concerner 3,3 millions d'emplois d'ici à 2015 en s'appuyant sur une étude du Forrester Research. Les syndicats britanniques estiment ce nombre à 10 000 et font part d'une menace pesant sur 200 000 emplois qualifiés. Les entreprises françaises sont encore peu présentes. Notre pays n'aurait perdu « que » 3000 emplois en 2002, en raison de délocalisations, soit seulement 1 % de son activité de sous-traitance informatique, représentant 100 millions d'euros d'importations brutes de services informatiques. Les implantations françaises pourraient sans doute s'amplifier dans un proche avenir - elles sont évaluées à 400 millions d'euros pour la fin 2004 - sans atteindre toutefois le même niveau que celui des pays anglo-saxons. La plupart des entreprises françaises d'ingénierie et de conseil en informatique sont en effet des petites entreprises dont le marché est essentiellement régional. En outre, le coût salarial n'est pas la seule variable. Dans un projet informatique, les risques de ruptures sont nombreux, et traiter avec des ingénieurs de plusieurs pays et langues les multiplie, renchérissant le coût final dudit projet. Nombreux également sont les projets qui exigent une proximité avec les clients. Les frais de communication, de voyages, de formation des personnels étrangers entrent également en ligne de compte et minorent les gains espérés. Les PME n'ont guère intérêt à adopter cette stratégie. En revanche, les grandes entreprises (Cap Gemini, St Microelectronics) sont susceptibles de trouver des diminutions de leurs coûts.

Exemples d'investissements français en Inde

Région

Entreprise

Fonction

Nombre d'emplois créés

Catégorie

Bombay

Cap Gemini

Atos

Consultants informaticiens

SSII

400

600

Consultants

Consultants

Bangalore

Société générale

Snecma

Delmia

Axa

Informatique et finance

Recherche

Recherche

Traitement de données

160

80

120

1000

Ingénieurs et cadres financiers

Ingénieurs

Ingénieurs

nc

Delhi

St

Microelectronics

Alcatel

Semi-conducteurs

Equipements de télécom-munications

1250

400

Ingénieurs

Ingénieurs

Madras

Alcatel

Technip

Valtech

Equipements de télécom-munications

Pétrochimie

SSII

300

230

100

Techniciens

Ingénieurs

Ingénieurs

Source : Alternatives économiques et Le Monde, décembre 2003.

L'Inde est ainsi devenue le second exportateur asiatique de services informatiques, derrière Singapour. La facturation des logiciels et des services a atteint 9,5 milliards de dollars lors de l'exercice fiscal 2002-2003, soit une progression de 26 % par rapport à l'exercice précédent. Mais on notera que ce pays escompte atteindre 50 milliards de dollars de chiffre d'affaire sur ce secteur en 2008. La National Association for software and services companies indique que les logiciels et services forment déjà 3 % du PIB et emploient 700 000 personnes. Il serait vain d'occulter la délocalisation des services. Il s'agit d'une tendance de fond de l'économie mondiale.

L'explosion des réseaux informatiques et de télécommunications a permis aux entreprises indiennes de développer à distance la sous-traitance d'opérations internes aux entreprises : comptabilité, maintenance informatique, opérations bancaires. Le coût horaire d'un informaticien indien développeur de logiciels oscille entre 6 et 8 euros, à comparer à 60 euros aux Etats-Unis. La diminution du prix des communications et le décalage horaire avec les économies occidentales ont favorisé cette tendance : une entreprise de courtage de Wall Street transmet ses opérations journalières à la clôture du marché de New-York avec la certitude qu'elles seront traitées durant la nuit. Le gain de temps est appréciable et s'ajoute à l'économie salariale sur la main d'oeuvre. L'Inde compterait environ 350 filiales et sous-traitants d'opérations de gestion, les deux tiers ayant été créés depuis 2000. Cette activité devrait croître fortement pendant les années à venir, ce qui menace la pérennité de milliers d'emplois dans les pays développés. Les américains utilisent depuis peu le terme offshoring pour qualifier une reprise économique sans reprise d'emplois en raison des délocalisations dans les services d'ingéniérie informatique.

1 () Alfredo Manuel Coehlo et Jean-Louis Rastouin : l'émergence de l'organisation en réseau dans l'industrie agroalimentaire, 2002.

2 () François Chesnais, préface à l'ouvrage de Claude Pottier, les multinationales et la mise en concurrence des salariés, 2003.

3 () David Ricardo (1772-1823), connu comme l'auteur des Principes d'économie politique et de taxation (1817) s'opposa, en tant que membre de la Chambre des Communes, aux lois protectionnistes sur le blé.

4

() Marc Ferro, histoire des colonisations, Le Seuil, 1994

5 () Appliquée aux 13 colonies d'Amérique, cette même politique fut à l'origine de la guerre d'Indépendance des Etats-Unis