Accueil > Documents parlementaires > Les rapports d'information
Version PDF
Retour vers le dossier législatif

N° 1708

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 juin 2004.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION (1)

SUR L’ACCOMPAGNEMENT DE LA FIN DE VIE

Président et Rapporteur

M. Jean Leonetti,

Député.

——

TOME II

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie est composée de : M. Jean LEONETTI, président ; M. Jean BARDET, Mme Christine BOUTIN, M. Jean-Paul DUPRÉ, Mme Catherine GÉNISSON, MM. Gaëtan GORCE, Olivier JARDÉ, Mme Nadine MORANO, MM. Michel PIRON, Michel VAXÈS, vice-présidents ; Mmes Martine BILLARD, Marie-Josée ROIG1, secrétaires ; MM. Paul-Henri CUGNENC, Alain GEST, Mme Henriette MARTINEZ, M. Bernard PERRUT, membres du Bureau ; Mmes Sylvie ANDRIEUX-BACQUET, Martine AURILLAC, Danielle BOUSQUET, MM. Pascal CLÉMENT, Patrick DELNATTE, Pierre-Louis FAGNIEZ, Mmes Jacqueline FRAYSSE, Claude GREFF, MM. Jean-Christophe LAGARDE, Jean-Marie LE GUEN, Alain NÉRI, Jean-Marc NESME, Mme Françoise de PANAFIEU, MM. Christian VANNESTE, Alain VIDALIES.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la mission.

 Audition de M. Didier Sicard, Président du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé (Procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003) 9

 Audition de M. le Professeur Louis Hollender, Président de l'Académie nationale de médecine (Procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003) 19

 Audition de M. Michel Vovelle, historien (Procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003) 31

 Audition de M. Nicolas Aumonier, Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences à l’Université Joseph Fourier, Grenoble I (Procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003) 41

 Audition de M. Damien Le Guay, philosophe (Procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003) 65

 Audition de Mme Jacqueline Lagrée, philosophe (Procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003) 77

 Audition de M. Jean Delumeau, historien, ancien professeur au Collège de France (Procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003) 87

 Audition de M. Michel Hanus, Président de la Société française de thanatologie (Procès-verbal de la séance du 18 novembre 2003) Présidence de M. Jean Leonetti, président 97

 Audition de Mme Anita Hocquard, Socio-anthropologue, enseignante-chercheur à l’Université de Paris-I (Procès-verbal de la séance du 18 novembre 2003) 109

 Audition de M. Pascal Hintermeyer, Directeur de l’Institut de sociologie de l’Université March Bloch de Strasbourg-II (Procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003) 121

 Audition de Mme Danièle Hervieu-Léger, sociologue, directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003) 137

 Audition de M. Dalil Boubakeur, Président du Conseil français du culte musulman (Procès-verbal de la séance du 25 novembre 2003) 151

 Audition de M. Olivier Abel, membre de la Commission Eglise et Société de la Fédération protestante de France, professeur de philosophie éthique (Procès-verbal de la séance du 25 novembre 2003) 163

 Audition de Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin, Archevêque de Lyon (Procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003) 173

 Audition de M. Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France (Procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003) Présidence de M. Jean Leonetti, Président 197

 Audition de M. Gilbert Schulsinger, Grand Maître honoris causa à la Grande Loge de France, ancien médecin chirurgien (Procès-verbal de la séance du 2 décembre 2003) 209

 Audition de Mme Marie-Françoise Blanchet, Grande Maîtresse de la Grande Loge féminine de France accompagnée de Mmes Martine Chiriqui-Reinecke, psychologue clinicienne et Christiane Aizenfisz, pédiatre (Procès-verbal de la séance du 2 décembre 2003) 217

 Audition de M. Jean-Pierre Pilorge, Grand secrétaire de la Grande Loge nationale française (Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003) 227

 Audition de M. Stéphane Meyer, conseiller de l’ordre du Grand Orient de France (Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003) 237

 Audition de M. Michel Ducloux, Président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003) 245

 Audition du Professeur Jean-Michel Boles, Président sortant de la Société de réanimation de langue française et du Professeur François Lemaire, adjoint au Chef de service de réanimation de l’hôpital Henri Mondor et Secrétaire de la Commission d’éthique de la Société de réanimation de langue française (Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003) 261

 Audition de M. Philippe Letellier, Professeur au CHU de Caen, responsable de l'unité de soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 9 décembre 2003) 277

 Audition du Docteur Grégoire Moutel, Chef du Laboratoire d'éthique médicale de la Faculté Necker (Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003) 291

 Audition de Mme Annick Touba, Présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (SNIIL) (Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003) Présidence de M. Jean Leonetti, président 303

 Audition de Mme Nadine Hesnart, Présidente de la Fédération nationale des infirmiers (FNI) (Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003) 309

 Audition du Docteur Maryse Dumoulin, Maître de conférences des Universités (éthique et santé publique) à l'Université de Lille II, médecin à l'hôpital Jeanne de Flandre de Lille, Présidente de l'association Vivre son deuil Nord–Pas–de–Calais (Procès–verbal de la séance du 10 décembre 2003) 321

 Audition du Docteur Christophe Trivalle, Chef du service de gérontologie et de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse de Villejuif (Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003) 335

 Audition du Professeur Jean-Michel Zucker, ancien chef du Département d'oncologie pédiatrique de l'Institut Curie (Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003) 347

 Audition du Docteur Henri Delbecque, Responsable du comité de suivi du programme national de développement des soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003) 357

 Table ronde, ouverte à la presse, « Pourquoi débattre de la fin de vie ? » réunissant Mme Marie de Hennezel, auteur du rapport « fin de vie et accompagnement » remis en octobre 2003 à M. Jean-François Mattei, Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, M. Sadek Béloucif, membre du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, MM. Nicolas Aumonier, André Comte-Sponville, Jacques Ricot, philosophes (Procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003) 358

 Audition de M. Edouard Couty, Directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins du Ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées (Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004) Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition du Docteur Pierre Saltel, responsable de l’Unité de psychologie médicale du Centre Léon Bérard de Lyon et Secrétaire de la Société française de psycho-oncologie (Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004) 358

 Audition du Docteur Jean-Marie Gomas, médecin généraliste, co-fondateur de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004) 358

 Audition de Mme Marie-Thérèse Garnier, infirmière au sein d’une unité mobile de soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004) 358

 Audition du Professeur Michel Dehan, Chef du service de pédiatrie et réanimation néonatales à l'hôpital Antoine Béclère de Clamart (Procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004) 358

 Audition du Docteur Aude Le Divenah, Chef de projet du Programme national de soins palliatifs à la Direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des Soins (DHOS) (Procès-verbal de la séance du 13 janvier 2004) 358

 Audition du Professeur Emmanuel Hirsch, Directeur de l’Espace éthique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (Procès-verbal de la séance du 20 janvier2004) 358

 Audition du Docteur Jean-Philippe Wagner, Président de la Fédération des associations « Jusqu’à la mort, accompagner la vie » (JALMALV) (Procès-verbal de la séance du 20 janvier 2004) 358

 Audition du Docteur Régis Aubry, Président de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) (Procès-verbal de la séance du 20 janvier 2004) 358

 Audition de M. Bruno Pollez, médecin praticien mis à la disposition de la Direction Générale de la Santé (Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004) Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition de M. Alain Cordier, Président du directoire de Bayard Presse, Président de la Commission « Ethique et professions de santé » auprès du Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées (Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004) 358

 Audition du Père Patrick Verspieren S.J., Directeur du Département d'éthique biomédicale du Centre Sèvres (Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004) 358

 Audition de M. Henri Caillavet, Président d’honneur de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) (Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004) 358

 Audition du Docteur Marie Sylvie Richard, Chef de service de la Maison médicale Jeanne Garnier membre du Conseil de Direction, enseignante en éthique médicale (Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004) 358

 Audition du Père Daniel Duigou (Procès-verbal de la séance du 27 janvier 2004) 358

 Audition de Mme Hedwige Marchand, infirmière coordinatrice de la Fondation Croix Saint-Simon, Unité François Xavier-Bagnoud (Procès-verbal de la séance du 27 janvier 2004) 358

 Audition de M. Patrick Thominet, Cadre de soins au sein de l’équipe mobile de soins palliatifs du groupe hospitalier La Pitié-Salpêtrière (Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004) Présidence de Mme Nadine Morano, Vice-présidente 358

 Audition de M. Claude Reinhart, Président de l’Association pour le développement des soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004) 358

 Audition de Mme Yolande Briand, Secrétaire générale de la Fédération Santé–sociaux de la CFDT (Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004) 358

 Audition du Docteur Xavier Mirabel Président de l’Association « Alliance pour les droits de la vie » (Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004) 358

 Audition du Père Léon Burdin, S.J., ancien aumônier de l’Institut Gustave Roussy de Villejuif (Procès-verbal de la séance du 3 février 2004) 358

 Audition de M. Renaud Denoix de Saint Marc, Vice-Président du Conseil d’Etat (Procès-verbal de la séance du 3 février 2004) 358

 Audition de M. Guy Canivet, Premier président de la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 3 février 2004) 358

 Audition de M. Marc Dupont, membre de la mission interministérielle de lutte contre le cancer, ancien Chef du département des droits du malade à la Direction générale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (Procès-verbal de la séance du 4 février 2004) 358

 Audition de M. Alain Bénabent, Professeur de droit civil à l’Université Paris X, Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 4 février 2004) 358

 Audition de Monsieur Gérard Mémeteau, Professeur à la faculté de droit de Poitiers, Directeur du centre de droit médical (Procès-verbal de la séance du 4 février 2004) 358

 Audition de M. Michel Castra, Maître de conférences en sociologie et chercheur au Laboratoire CLERCE-CNRS (Procès-verbal de la séance du 10 février 2004) Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition de M. Jean-Claude Marin, Directeur des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la justice (Procès-verbal de la séance du 10 février 2004) 358

 Audition de M. Daniel Vigneau, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (Procès-verbal de la séance du 10 février 2004) 358

 Audition de M. Emmanuel Dunet-Larousse, Juriste, auteur d’études sur les droits des malades et la fin de vie (Procès-verbal de la séance du 10 février 2004) 358

 Table ronde, ouverte à la presse, « Mort médicalisée, mort choisie, sont-ils des termes antagonistes ? » réunissant le Docteur Michèle Salamagne, médecin responsable de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse de Villejuif, M. Henri Caillavet, Président d’honneur de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité, M. Jean-Michel Boles, Président sortant de la Société de réanimation de langue française et le Docteur Régis Aubry, Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 11 février 2004) 358

 Audition de M. Alain Prothais, Directeur de l’Institut de criminologie et des sciences criminelles de l’Université de Lille II (Procès-verbal de la séance du 12 février 2004) 358

 Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition de Mme Nicole Questiaux, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ancien Ministre et président de section honoraire du Conseil d’État (Procès-verbal de la séance du 12 février 2004) 358

 Audition de Mme Dominique Thouvenin, Professeur de droit privé à l’Université Denis Diderot, Paris VII (Procès-verbal de la séance du mardi 24 février 2004) 358

 Audition de M. Bernard Beignier, Doyen de la Faculté de droit de Toulouse (Procès-verbal de la séance du mardi 24 février 2004) Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition de Mme Isabelle Erny, juriste au bureau Ethique et Droit de la sous-direction de la coordination des services et des affaires juridiques de la Direction générale de la santé du Ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées (Procès-verbal de la séance du 24 février 2004) 358

 Audition de M. Didier Rebut, Professeur de droit pénal à l’université de Paris II (Procès-verbal de la séance du 24 février 2004) 358

 Audition de M. Carlos de Sola, Chef du service de la bioéthique au Conseil de l’Europe (Procès-verbal de la séance du 25 février 2004) 358

 Table ronde, ouverte à la presse, « Fin de vie : faut-il légiférer ? » réunissant M. Jean Michaud, conseiller honoraire à la Cour de cassation, membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, M. Didier Rebut, professeur de droit pénal à Paris II, M. Jean Pradel, professeur émérite de droit pénal à la faculté de droit de Poitiers, M. Bernard Beignier, Doyen de la faculté de droit de Toulouse (Procès-verbal de la séance du 25 février 2004) 358

 Audition de M. Bernard Kouchner, ancien ministre (Procès-verbal de la séance du 6 avril 2004) Présidence de M. Jean Leonetti, président 358

 Audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien président du Conseil constitutionnel et ancien Garde des Sceaux (Procès-verbal de la séance du 14 avril 2004) 358

 Audition de M. Lucien Neuwirth, membre honoraire du Parlement (Procès-verbal de la séance du 14 avril 2004) 358

 Audition de M. Dominique Perben, Garde des Sceaux (Procès-verbal de la séance du 27 avril 2004) 358

 Audition de Mme Marie-Anne Montchamp, Secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, auprès du Ministre de la Santé et de la Protection sociale (Procès-verbal de la séance du 18 mai 2004) 358

Audition de M. Didier Sicard, Président du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé


(Procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous entendons aujourd’hui M. Didier Sicard, Président du Comité consultatif national d’éthique. Sous sa présidence, les prises de position de cet organisme ont été nombreuses et évolutives.

M. Didier Sicard : Je propose que cette audition prenne la forme d’un échange. Je n’ai aucune vocation à enfermer le débat dans une position qui correspondrait à une conviction personnelle ou qui dépendrait du Comité consultatif national d’éthique. Je vais donc simplement proposer quelques axes de réflexion.

On est frappé de constater que le débat sur l’euthanasie ressurgit toujours à l’occasion d’un procès ou d’une situation très spectaculaire, mais peu fréquente. Entre ces événements importants, la réflexion de la société est assez faible. C’est comme s’il fallait régler en quinze jours une question qui préoccupe l’humanité depuis 2 000 ans. Hippocrate se demandait déjà comment agir face à une personne souffrante en fin de vie. L’humanité a toujours été confrontée à la mort de l’autre et à la question de savoir comment l’accompagner dans sa fin de vie.

Ce qui a changé depuis dix ans, en particulier en France et peut-être plus que dans d’autres pays européens, est la médicalisation excessive de la fin de vie. Environ 75 % des personnes meurent à l’hôpital. Il est étrange de constater que les personnes atteintes d’une insuffisance cardiaque, d’une insuffisance respiratoire, du SIDA, d’un cancer ou d’une maladie chronique au long cours sont bien souvent transportées, après avoir bénéficié de soins palliatifs à domicile, toutes sirènes hurlantes, par le SAMU, pour que la mort survienne dans un hôpital.

Les services de réanimation se retrouvent confrontés à des fins de vie, qu’il aurait fallu que l’entourage assume très simplement. Lorsque, par exemple, la respiration devient difficile, il y a une incapacité croissante de l’entourage et de notre société à accepter que la fin de vie se passe à domicile. Le principe selon lequel « il y a encore quelque chose à faire, on ne peut pas le laisser mourir comme ça » demeure. Des équipes de réanimation doivent apporter un soulagement et sont très embarrassées pour savoir quelle est l’attitude la plus efficace à adopter. Il en est de même pour des enfants nouveau-nés. On est frappé de voir que le SAMU est très souvent appelé pour des enfants, en état de mort apparente à l’issue d’une maladie.

La famille ne supporte pas la survenue de la mort à domicile. La responsabilité éventuelle des médecins hospitaliers apparaît parce que les médecins de famille ont disparu, remplacés par des médecins généralistes et des médecins dits « urgentistes ». Or, les médecins des services d’urgence qui sont consultés, ne connaissent rien du patient et sont très embarrassés par l’attitude à adopter. Le premier réflexe est alors déontologique avec, en arrière-plan, la vague sensation qu’il existe une loi interdisant tout acte d’euthanasie et surtout une loi disposant que la non-assistance à personne en danger est un délit, voire plus. Dans ces situations toujours embarrassantes, on s’aperçoit que les conclusions opérationnelles sont souvent les plus mauvaises, aboutissant à un transfert sur l’hôpital de la gestion de la fin de vie. Cette situation qui peut confiner paradoxalement à l’acharnement thérapeutique n’est jamais vue avec lucidité, comme si l’hôpital avait vocation à apporter la réponse efficace.

L’autre point, et là c’est une position assez personnelle est que j’ai toujours tendance à relier la fin de vie chez les personnes âgées, à celle des adultes et des enfants sans différencier l’âge de la personne. Au nom de quoi considérerait-on que la fin de vie d’un nouveau-né est un problème radicalement à part et pose moins de problèmes ? Il faudrait essayer de maintenir en tension la fin de vie du nouveau-né et celle de l’adulte.

La particularité de la situation française conduit à une médicalisation de la fin de vie de l’adulte bien plus importante qu’en Europe du Nord, par exemple. Le concept de « non-assistance à personne en danger » aboutit par ailleurs au sauvetage à la naissance d’enfants de faible poids, même dans le cas de grands prématurés de 23 à 24 semaines, de triplés ou de quadruplés. La vie est là et il ne s’agit pas de l’abandonner, même si le pronostic cérébral est très compromis.

La situation cérébrale de ces enfants ayant un poids extrêmement faible, avec des records qui augmentent chaque année (450, 430 grammes), est quelquefois suffisamment préoccupante, pour penser que l’enfant n’a pas vocation à vivre. Or, si cet enfant se retrouve en situation d’autonomie respiratoire vers le quinzième jour, la médecine est extrêmement embarrassée. Elle se trouve partagée entre la possibilité de faire vivre et de confier à une famille un enfant – non pas handicapé moteur mais atteint d’un handicap cérébral massif qui le laissera vivre plusieurs mois, voire quelques années – et celle d’abréger et de mettre fin à sa vie. Ces situations se vivent de manière assez angoissée avec toujours la menace pour un médecin de se retrouver en situation délicate vis-à-vis de la loi.

On se trouve donc face à une situation nouvelle, qui veut que la fin de la vie doit être médicalisée. Elle est de plus en plus perçue comme un accident ayant une cause avec un engagement de la responsabilité du médecin, qui n’a pas fait ce qu’il fallait, de plus en plus marqué. Autrement dit, la mort n’est plus intégrée à une fin naturelle. Dans ce domaine, il y a en France une faiblesse considérable de la réflexion.

J’ai eu l’occasion de discuter de ces problèmes d’euthanasie avec le Parlement belge avant le vote de la loi. Je n’ai pas été auditionné par des interlocuteurs néerlandais mais je leur en avais parlé lors de réunions et de séminaires. Les Hollandais et les Belges ont une médicalisation de la fin de vie infiniment moins grande et une présence des médecins de famille et des médecins référents locaux beaucoup plus importante. Le maillage de la société est beaucoup plus grand, chacun se connaît – davantage en Hollande qu’en Belgique, où il faut distinguer le cas de la Wallonie de celui de la Flandre. Les Flamands ont une vision familiale d’une cohésion telle, qu’envoyer quelqu’un en fin de vie à l’hôpital est toujours une souffrance et non une solution de facilité. Les Hollandais nous ont précisé que la loi qu’ils ont votée au Parlement vaut pour les Pays-Bas et n’a pas vocation à être universelle. Elle est adaptée à leur type de société, même s’il y a eu des débats très nourris là-bas.

On se trouve au XXIe siècle dans une situation d’opposition très radicale entre deux positions.

D’un côté, « l’association pour le droit de mourir dans la dignité » (ADMD) revendique de façon militante la possibilité pour un être humain d’avoir la maîtrise de sa mort, s’il le souhaite.

Tout en respectant tout acte d’engagement militant, j’ai toujours été très gêné par le simplisme des mots et en particulier par cette mise en valeur du terme « dignité ». Quelle est la personne qui veut mourir dans l’indignité ? Il y a une espèce de tautologie, comme si cette revendication était extraordinaire. Au fond, chaque être humain souhaite être confronté à sa mort de la façon la moins douloureuse possible pour lui-même et pour sa famille. Le mot « dignité » – je suis peut-être là un peu polémique – vient parasiter toute la profondeur de la réflexion.

De l’autre côté, la vie est assimilée à une certaine forme de sacré, que ce soit pour le nouveau-né, la personne âgée ou la personne adulte, avec le sentiment que toute vie, tant qu’elle existe, doit être préservée. Cette conception est encouragée par les dispositions législatives du code pénal sur la non-assistance à personne en danger, qui énoncent que toute personne qui va mourir doit être préservée de la mort, dans la limite du possible. On peut donc aboutir à une situation paradoxale qui, au nom de cette sacralisation de la vie, obligerait à vivre, quelles que soient les circonstances.

Je ne pense pas que les religions soient les seules à défendre cette vision sacrée de la vie comme un absolu que l’on n’interroge pas. La médecine est, elle-même, confrontée sur le plan déontologique à une culture considérant comme absolument contraire à l’éthique médicale de faciliter la mort d’une personne. Cet absolu médical, qui fait référence aussi à la valeur sacrée de la vie, entraîne paradoxalement des conduites d’acharnement thérapeutique, même si tout le monde est apparemment contre, afin de se préserver de toute critique à l’égard de cette vision sacrée de la vie.

La médecine est assiégée, parce qu’elle est le bras séculier de la société. Elle est partagée entre deux voies : soit abréger la vie du malade, soit apporter une assistance qui pourrait confiner quelquefois à l’absurde et à une certaine irresponsabilité. Depuis dix ans, les soins palliatifs ont constitué une alternative, même si ce côté « alternatif » me paraît toujours très ambigu. Cependant, la culture médicale manque en France depuis très longtemps d’une culture palliative. Nous sommes dans une culture de l’efficacité. Les hôpitaux, en particulier universitaires, ont une peine considérable en 2003 à accepter que les soins palliatifs soient autre chose que des équipes d’accompagnement dans les dernières heures des derniers jours.

Or, il est évident que c’est une médecine essentielle – non seulement d’accompagnement et de recours – mais aussi une médecine d’une qualité relationnelle importante. D’ailleurs, les médecins de soins palliatifs n’ont pas le statut qu’ils devraient avoir. Ils sont, à la limite, les seuls détenteurs actuels d’un vrai humanisme médical et non d’un pseudo-humanisme réfugié dans des grands principes.

J’ai l’habitude de dire à mes étudiants que je voudrais être soigné par des médecins de soins palliatifs. Ils sont assez surpris, pensant que je souhaite mourir, ce qui n’est pas mon cas actuellement. Cela signifie simplement que j’ai infiniment de respect pour ces médecins. La part des soins palliatifs est absolument dérisoire dans les études. Il demeure, à l’égard de ces médecins une certaine désinvolture et une certaine condescendance, qui ne sont pas dignes de la place qui leur revient et de leur efficacité.

L’ambiguïté est que l’on ne peut pas dire que les soins palliatifs vont résoudre la fin de vie en France au XXIe siècle et que toute personne devra être accompagnée. Non seulement cela n’a pas de sens, mais cela ne tient pas compte non plus du fait qu’un certain nombre de personnes, très légitimement, ne veulent pas entendre parler de soins palliatifs, soit par peur, soit parce qu’elles ne peuvent pas affronter avec lucidité la mort, soit parce qu’elles sont inconscientes, ou parce que les équipes sont indisponibles ou déjà surchargées.

Les soins palliatifs ne peuvent donc être inscrits dans les hôpitaux comme un recours facile pour chaque situation. Qu’en est-il alors des soins palliatifs pour les nouveau-nés ? Qu’en est-il pour les personnes inconscientes ? On voit bien où ces soins ont leur place, mais on est plus embarrassé d’en faire une orientation générale face à la fin de vie.

Comment aider le Parlement dans sa réflexion ? Fin 1999, début 2000, le Comité avait émis un avis, élaboré à partir d’un affrontement en son sein, entre ceux qui étaient plutôt partisans de l’euthanasie, notamment le sénateur Henri Caillavet, et d’autres qui n’étaient pas uniquement les représentants des religions. On retrouvait exactement les mêmes termes du débat que dans la société : deux positions s’affrontaient et s’écoutaient relativement peu. C’est le problème du débat de société. Toutefois, lorsque les gens se respectent, lorsqu’ils ne sont pas arc-boutés sur une idéologie (gauche contre droite, progressistes contre conservateurs, religieux contre athées) et qu’ils retrouvent une liberté d’homme ou de femme, chacun prend conscience des limites de son discours.

Tout le monde est favorable aux soins palliatifs, même si certains ont encore tendance à considérer que c’est à peine une solution. D’autres disent que les soins palliatifs ne sont pas contradictoires avec une attitude euthanasique. Le débat est en fait infiniment plus complexe. Les soins palliatifs ne peuvent toutefois pas confisquer la réflexion. Il serait dangereux de s’enfermer dans une conception qui limiterait à cette attitude palliative l’ensemble de la réflexion de notre société sur l’euthanasie.

Après de nombreux débats, nous avons fini par déboucher sur le concept « d’exception d’euthanasie » – le choix de ce terme ayant été probablement une maladresse, si l’on en juge l’interprétation qu’en ont donnée les médias. L’« exception d’euthanasie » n’a jamais été une situation exceptionnelle permettant l’euthanasie mais plutôt un concept proposé par des juristes du Comité. Il s’agissait de sortir ex-capere de la loi, des situations manifestement simples, afin de limiter deux risques. Le premier est d’éviter que la médecine, tétanisée par l’angoisse de passer devant une juridiction, n’adopte des attitudes clandestines en laissant à un interne, à un médecin (chef de service ou pas) ou, plus choquant encore, à une infirmière le soin de pratiquer un acte, le soir ou le dimanche matin, en fonction de ses seules convictions. Le deuxième risque est d’aboutir à une lâcheté collective : on ne fait rien, parce que cela est interdit et que l’on ne souhaite pas être mis en examen, la médecine étant faite pour sauver et maintenir la vie. Ceci constitue une sorte de discours fermé.

Par conséquent, nous avions proposé non pas une dépénalisation de l’euthanasie, mais plutôt une « instruction judiciaire ». Cela permettrait que le plus grand nombre de situations soit examiné avec une certaine responsabilité de la société et que le soin de décider ne soit pas confié seulement à une équipe médicale. Pour cela, il faudrait admettre que les situations dont j’ai parlé initialement – le transfert du malade en fin de vie du domicile à l’hôpital, l’arrêt des soins, le retrait d’une sonde d’intubation, l’arrêt d’un traitement anticoagulant – soient vues avec toute l’attention qui est requise pour le malade, et non avec l’angoisse de la loi et d’un juge porteur de convictions qui pourrait, à partir de la loi, demander des comptes à la médecine.

Les situations d’arrêt de soins ou même de thérapeutiques qui peuvent avoir un double effet – soulager quelles que soient les conséquences – ne doivent pas conduire à ce qu’en France, il y ait une sorte d’autorisation de tuer. La vision euthanasique
– l’autorisation d’une transgression inscrite dans la loi – aurait probablement plus d’effets délétères que cette sorte d’« instruction judiciaire ». Cependant, je reste embarrassé, car je n’arriverai pas à rédiger assez subtilement la loi, pour qu’elle donne des instructions judiciaires tout en gardant sa rigueur. Une loi n’est pas faite pour s’adapter toujours à toutes les situations.

Depuis dix ans, j’ai observé que les pratiques euthanasiques actives sont infiniment moins fréquentes dans les hôpitaux universitaires, qu’elles ne l’étaient en 1983. L’usage du cocktail lytique a régressé. Son emploi était banal dans les années 70-80. Il est maintenant vécu comme un acte de transgression, parce qu’on en parle. Auparavant, on n’en parlait jamais assez.

Je me souviens très bien – et je n’en suis pas fier –, il y a à peu près quatre ou cinq ans, m’être opposé à l’idée d’un colloque sur l’euthanasie à l’hôpital Cochin. J’avais soutenu alors, que l’on ne pouvait pas parler de l’euthanasie dans un hôpital universitaire, devant les malades, comme s’ils allaient y être confrontés. Ma réflexion était insuffisante à l’époque et je ne trouve plus anormal maintenant que, dans un établissement hospitalier, cette question soit traitée. Il ne faut pas exclure les hôpitaux des débats de société. Plus on parle, plus on s’aperçoit que les personnes sont rassurées. La pire des angoisses est liée à la clandestinité. La pire des angoisses pour une personne est de se retrouver avec une perfusion dont elle ne sait pas très bien si elle est destinée à raccourcir son temps de vie ou à la sauver. Non seulement il faut en parler, mais il faut en parler avec courage. Il ne faut pas évacuer les débats sur les soins palliatifs ou sur une sorte de référence absolue au sacré.

Les pratiques euthanasiques existent en particulier pour les enfants, elles sont étrangement beaucoup plus acceptées par la société que pour les adultes. La médicalisation excessive de la fin de vie oblige la loi à prendre en compte ces conditions nouvelles pour éviter que le bras séculier de la médecine ne se retrouve dans une situation de paralysie ou d’angoisse.

M. le Président : La première question étant toujours la plus difficile, je vais me permettre de la poser. Monsieur le Président, nous allons vous pousser dans vos retranchements.

Le Comité national consultatif d’éthique a utilisé deux termes « engagement solidaire » et « exception d’euthanasie ». Dans les deux cas, il y a une petite contradiction dans ce que vous entendez par ces termes. Pourrait-on essayer de préciser comment nous devrions, en tant que législateur, le traduire dans une recommandation ou dans un texte législatif ?

Ma deuxième interrogation porte sur la profonde mutation intervenue entre 1991 et 2000 dans la réflexion du Comité national consultatif d’éthique, – ne serait-ce que par l’emploi de termes que je viens d’évoquer –.

Enfin, ne craignez-vous pas que le Comité national consultatif d’éthique soit essentiellement préoccupé par le souci de libérer les médecins d’une angoisse de « judiciarisation » de notre société plutôt que par la prise en compte réelle de l’accompagnement de fin de vie ?

M. Pierre-Louis Fagniez : J’ai été très sensible au fait qu’on ait évoqué très clairement ce qui se passait voilà vingt ans avec les cocktails lytiques. Les médecins présents ici qui ont travaillé dans des services universitaires ont tous connu cela. Notre Président Jean Leonetti, nous ayant invité à vous pousser dans vos retranchements, il faudrait que cela soit clair : quand on parle de cocktails lytiques, il s’agit de médicaments qui peuvent soulager le patient et diminuer la durée de sa vie. En revanche, à côté des cocktails lytiques, il y a une drogue qui devrait être supprimée définitivement : le chlorure de potassium, directement introduit dans les veines. Il serait bon que le président du Comité national d’éthique nous dise s’il y a des cas où cela est possible. Je suis à la tête d’un service de réanimation et j’ai dû récemment rappeler que, dans mon service, cela ne se ferait jamais. Je précise qu’il est question de chlorure de potassium, mais pas de cyanure, même si les deux produits ont le même effet.

M. le Président : Le chlorure de potassium arrête le cœur en diastole. Cela correspond à un arrêt cardiaque. C’est donc une injection intentionnellement mortelle.

M. Jean-Christophe Lagarde : Monsieur le Président, vous dites que l’euthanasie est mieux acceptée quand il s’agit d’enfants. Je voudrais que vous m’expliquiez pourquoi.

Plusieurs députés précisent qu’il s’agissait de nouveau-nés et non d’enfants.

Ne considérez-vous pas que la situation actuelle, c’est-à-dire une situation dans laquelle on laisse faire en faisant semblant de ne pas savoir et ce, à la seule initiative d’une personne, est la plus mauvaise ?

J’ai voulu faire partie de cette mission pour éviter d’adopter a priori une opinion très tranchée. Il me semble que le pire, dans une société, est l’arbitraire d’un individu vis-à-vis des autres. Doit-on en sortir par la loi ou d’une autre manière ? Cet arbitraire reste l’axe central du débat. C’est une double lâcheté de la part de la société, d’une part, de faire reposer sur un individu une décision terrible, alors qu’il ne l’a pas demandé et qu’il n’a pas choisi d’exercer la médecine pour cela, et, d’autre part, de faire semblant de ne pas savoir que cela existe.

Ce que vous avez dit à propos de la diminution des cas d’euthanasie dans les Centres hospitaliers universitaires au fur et à mesure que l’on en parle est très important. Cela prouve bien que cette lâcheté a eu des effets que la société a feint d’ignorer.

M. Gaëtan Gorce : Monsieur le Président, comment qualifieriez-vous la situation actuelle d’un point de vue éthique, je n’ose pas dire d’un point de vue juridique, puisque l’on est dans l’incertitude et le flou le plus absolu. La situation actuelle vous paraît-elle moralement et éthiquement acceptable ?

Par ailleurs, comment envisager aujourd’hui l’intervention du droit – pas nécessairement de la loi ? Comment assurer une articulation entre ce qui peut relever de la déontologie et de la règle fixée éventuellement par le législateur ou par d’autres ? Quelle référence adopter et comment la fixer ?

Enfin, vous évoquez dans votre avis, qui a évolué entre 1991 et 2000, la question du consentement. Comment considérez-vous qu’il est possible de prendre en compte ce consentement ? Sous quelles formes peut-on l’envisager ? Avez-vous réfléchi à la manière de le vérifier, de s’en assurer, de le prendre en compte ensuite dans l’éventuelle décision qui peut intervenir ?

Mme Catherine Génisson : Vous avez présenté le double engagement, « engagement solidaire » et « exception d’euthanasie », face à des situations que l’on sait rares. Comment établir l’égalité des citoyens face à ce double engagement ?

Mme Henriette Martinez : Monsieur le Président, nous parlons avec vous d’éthique. Je voudrais savoir à qui appartient ma vie, selon le Comité national consultatif d’éthique. La question a dû se poser. Nous avons beaucoup parlé de médecine, mais nous ne sommes pas tous médecins. Chacun de nous possède une vie. A qui appartient-elle, selon le Comité ?

M. le Président : Monsieur le Président, nous écouterons vos réponses à cette belle série de questions avec une grande attention.

M. Didier Sicard : Le principe de l’engagement solidaire est d’éviter l’arbitraire d’une conviction d’une personne, de la famille, d’un médecin, voire d’une équipe. L’engagement solidaire, c’est le consentement d’une personne, avec un entourage proche et une équipe médicale qui n’est pas seule, sous le regard de la société qui intervient pour garantir que la fin de vie se passe avec la compassion la plus grande et le plus grand respect à l’égard de la personne concernée. Cette compassion pourra peut-être conduire à abréger la vie. L’engagement solidaire consiste donc à tout faire pour qu’il n’y ait pas de clandestinité. Actuellement, le mot « accompagnement » est ambigu dans certaines cliniques, où il signifie « perfusion d’une drogue ». Les mots sont totalement transformés sur le plan sémantique. On est dans la tragédie : on camoufle par des mots qui sont de l’ordre de « soins palliatifs » des conduites euthanasiques. L’« exception d’euthanasie » était simplement un terme qui devait être proposé aux autorités judiciaires, dans des cas ambigus, afin d’éviter l’emballement d’une mise en examen. Cet engagement solidaire devait faire l’objet d’une sorte de témoignage à plusieurs.

La réflexion a effectivement évolué entre 1990 et 2000. En qualité de Président du Comité, mon rôle est, comme le disait Jean Bernard, mon prédécesseur, celui d’un chef de gare : organiser la discussion pour qu’elle fonctionne. En dix ans, et ce n’est pas lié à la simple présence du sénateur Henri Caillavet, la réflexion a été plus ouverte et n’a pas été frileuse. On ne peut pas la qualifier de progressiste, car il serait dramatique de lier « progressisme » et « attitude ouverte », mais il est évident, à la lecture des avis, que les opinions des uns et des autres ont évolué.

S’agit-il de libérer les médecins d’un risque de « judiciarisation » ? On pourrait me le reprocher en tant que médecin de défendre ma profession. Au contraire, il m’apparaît nécessaire de protéger le médecin d’une certaine facilité qui l’amène à considérer que sa compétence, son expérience et ses convictions “ l’autorisent à ”. Il faudrait plutôt limiter l’acte médical, dans les domaines difficiles, par un regard extérieur. Il s’agirait de ne pas laisser, dans la mesure du possible, le médecin ou une équipe médicale, seuls face à des situations parfois extrêmement complexes.

Le cocktail lytique n’a jamais été destiné à soulager mais à tuer. Le chlorure de potassium fait partie des cocktails lytiques. Administrer du phénergan-largactyl-dolosal (PLD) n’a jamais servi à permettre à un malade de mieux respirer ou d’améliorer sa vigilance. Le problème, comme certains journaux scientifiques l’ont dit, est que ces traitements restaient parfois inefficaces pour donner la mort. En revanche, le chlorure de potassium la donne en quelques minutes. Sur l’intention de donner la mort par cocktail lytique, il ne faut pas être hypocrite. Le mot « lytique » me semble un euphémisme pour dire « mortel ». Ce n’est pas la morphine. Les doses de morphine nécessaires pour tuer sont extraordinairement variables et certaines personnes peuvent résister à des doses considérables. Les mots « cocktail lytique » signifient que le médecin traitant a considéré qu’il fallait un arrêt de la vie.

Au sujet de l’euthanasie qui serait mieux acceptée pour les nouveau-nés, on constate que lorsque des pédiatres, avec courage, en présence des parents quelquefois, posent une perfusion qui va en quelques minutes entraîner la mort d’un enfant dont les chances de survie sont quasiment nulles, cela est considéré certes comme une grande transgression mais cependant, sans débat. Je ne veux pas ouvrir une discussion critique sur ce point, car je ne suis pas pédiatre et que je comprends parfaitement ces situations. Mais il faut toutefois maintenir cette lucidité et en tout cas avoir le même regard sur la mort des nouveau-nés et sur celle des personnes âgées ou atteintes de maladie grave.

Sur la situation actuelle des soins palliatifs, ayant une équipe de soins palliatifs dans mon hôpital, j’en parle comme un privilégié. J’ai donc l’impression que ces situations sont infiniment mieux gérées qu’il y a dix ans. Mais on reste encore dans une culture qui privilégie l’acharnement thérapeutique, car demeure le sentiment qu’il y a « toujours quelque chose à faire ». La médecine est poussée dans ses excès parce que, culturellement, la mort est de moins en moins acceptée. Il y a infiniment moins d’attitudes d’interruptions décrétées de la vie qu’il y a quinze ou vingt ans. Les soins palliatifs n’ont pas la place qu’ils devraient avoir. Je ne peux cependant parler que de ce que je vois. J’ignore tout des pratiques invisibles ou clandestines. La situation actuelle est mauvaise, car il y a une espèce de censure dans les hôpitaux, où l’on ne parle pas de la mort. Elle est exclue de tous les débats. On parle beaucoup plus de ces problèmes dans les médias. C’est comme si tout s’arrêtait à l’entrée de hôpital, avec une chape de plomb, qui s’abattrait à l’intérieur. J’ai été partie prenante de cette « chape de plomb », puisque je me suis opposé à la tenue de débats sur l’euthanasie dans mon hôpital il y a cinq ans. Je ne le ferai plus actuellement. Le débat sur la fin de vie doit irriguer les universités et les équipes médicales. Les équipes de réanimation sont quasiment seules à y être confrontées. Elles ont dans l’ensemble assez avancé dans leur réflexion. Elles sont la seule société savante à avoir dit qu’abréger les soins ne leur posait pas de problème existentiel.

Comment faire intervenir le droit ? Je ne suis pas juriste. La déontologie médicale mériterait d’être revue dans son articulation avec la loi. Peut-être faut-il travailler sous la forme d’instructions. Là est la difficulté. Déontologie et droit doivent travailler ensemble, mais je n’ai malheureusement pas de solution à vous proposer.

Le « testament de vie » n’a pas beaucoup de valeur. Une personne en bonne santé, envisageant sa fin de vie avec une certaine indétermination et l’espoir que cela se passe bien, n’a pas envie d’être soumise à des perfusions inutiles qui prolongeraient sa vie pendant trois jours. Cela fait partie de l’évidence de tout être humain. Mais j’ai été confronté à des situations paradoxales et cette expérience est certainement partagée : des dizaines, voire des centaines de fois, des personnes m’ont dit que, si tout espoir était un jour perdu, elles ne souhaitaient pas vivre une vie qui n’ait plus de sens, toutes paroles qu’un médecin entend sans les critiquer. Or, à de très nombreuses reprises, ces personnes arrivant en état de détresse avaient un regard qui nous suppliait non d’abréger leur vie, mais de la prolonger. Celui qui se noie s’accroche au rocher, alors qu’en parfaite santé, il a une attitude radicalement différente. Pour ces raisons la société est dans une situation très embarrassante. Elle parle au nom de personnes en bonne santé alors que, lorsque l’on est un malade en fin de vie, la moindre heure gagnée peut procurer un très grand plaisir. Le « testament de vie » est donc une information, mais une information très vaine. Elle ne peut pas ligoter le médecin dans une sorte de conseil, qui le ferait agir de telle ou telle façon.

Vous m’avez interrogé sur l’égalité des citoyens face à ce problème. La mort est la situation la plus inégalitaire de l’humanité : il y a une grande différence entre mourir dans la rue, dans le froid, ou au chaud, comme le laboureur entouré de sa famille, ou encore comme dans le film Les invasions barbares, dans lequel la fin de vie se passe apparemment de manière merveilleuse, devant un grand lac canadien, la personne étant accompagnée de tous ses proches. On a presque, dans ce cas, une perfusion de bonheur. Mais les visions idylliques d’une fin de vie dans de telles conditions ne tiennent pas. La fin de vie de la plupart des êtres humains est heureusement extrêmement simple et n’est que rarement un cauchemar mis en scène. Mais par le refus d’acceptation de l’entourage, cette situation peut devenir cauchemardesque, quand par exemple des gens qui auraient pu mourir chez eux tranquillement, sont confiés à l’hôpital toutes sirènes hurlantes. Il y a ce moment-là une très grande violence de la société, justifiant alors des réseaux de soins palliatifs. Il faudrait mettre un terme à cette médicalisation hospitalière de la fin de vie. C’est un vœu pieux, puisque les médecins de famille ont disparu. Peut-être faudrait-il mieux organiser des réseaux de soins palliatifs.

A qui appartient la vie de chacun ? Il est évident que chacun a le droit de se suicider. Je ne connais pas très bien le rapport avec le sentiment de propriété de sa vie dans telle situation ou dans telle autre. Une vie n’a de sens que dans un environnement. Un environnement impitoyable ou de terreur fait que l’on a envie de se déposséder de sa vie pour éviter une situation insupportable. Ma vie, face à un entourage attentif, chaleureux, a du sens. La question « à qui appartient ma vie » n’a pas de sens en soi. Une vie dépend de la façon dont la société est capable d’accepter celui qui va mourir, celui qui est le plus faible. Une société ne s’honore que si elle s’approche des plus vulnérables. Or, qu’y a-t-il de plus vulnérable que quelqu’un qui va mourir ? Reconnaître au patient un droit à la maîtrise de sa mort, en disant que cela nous débarrasse de toute inquiétude sur notre comportement à son égard me paraît quelquefois un peu ambigu ou choquant.

M. le Président : Aucune thérapeutique ne peut être administrée à un malade sans son consentement libre et éclairé sur lequel il peut revenir à tout instant. Ma question est provocatrice et va peut être même au-delà de ma pensée : le « testament de vie » ne peut-il pas être la façon qu’aurait un bien portant de dire qu’il est capable de décider du moment où le traitement doit être arrêté et de confier à un mandataire la responsabilité de prendre cette décision s’il était dans l’incapacité de le faire ? Cela signifie naturellement que le mandataire en question aura une lourde responsabilité morale.

Vous avez indiqué qu’au sein même du Comité national consultatif d’éthique, il y avait deux visions assez classiquement opposées : la première considère que chacun d’entre nous doit pouvoir disposer de sa vie au nom de son libre arbitre ; la seconde a une vision plus sacralisée de la vie. La question n’est d’ailleurs pas nécessairement enfermée dans une problématique religieuse. Avez-vous pressenti, à un moment donné, que les positions devenaient à la fin moins inconciliables qu’au début de votre démarche ?

M. Didier Sicard : Quand j’ai pris mes fonctions, les membres m’ont dit que ce problème était impossible à résoudre et que l’on n’en sortirait pas avec des positions aussi tranchées. Or le plus mystérieux est que, grâce à une écoute respectueuse, personne n’étant investi – contrairement à ce qui se passe dans le cadre du débat parlementaire – d’un mandat pour défendre efficacement une position, au bout d’un certain nombre de semaines, voire de mois, une position a surgi. Personne ne s’y est raccroché avec désespoir, mais chacun avait le sentiment d’être en accord avec sa conscience et il apparaissait évident d’admettre que le choix ne peut pas être binaire.

L’avis a été signé par les quarante membres. Dans une société avec des personnalités aussi différentes et éloignées les unes des autres, cette unanimité est presque heureuse.

En janvier 2000, quand nous avons rendu cet avis, nous avons été agressés par les journalistes, bousculés, insultés de tous les côtés. Or nous avions débattu en nous respectant les uns les autres. Nous n’avons pas brandi des étendards. Nous avons été capables d’entendre que ces débats devaient déboucher sur une réalité. Il n’y a pas eu de passage en force, de victoire de l’un ou de l’autre. J’ai le sentiment qu’à un moment donné, la société est capable de se mettre d’accord sur un certain nombre de points. Cela n’était pas le cas de la Belgique et de la Hollande où lorsque le débat parlementaire a été engagé, c’était dans la violence et dans l’affrontement politique. Il y avait donc des gagnants et des perdants. Une société, lorsqu’elle débat de ces problèmes, retombe à une énorme majorité sur des situations assez voisines.

M. le Président : Quid du refus de soins, du « testament de vie », du mandataire ?

M. Didier Sicard : Concernant le refus de soins, un avis est en cours car la loi de mars 2002 le permet beaucoup plus facilement. L’ambiguïté du mandataire est qu’il ne peut pas se substituer. De la même façon qu’un « testament de vie » perd son sens entre le moment où l’on est en bonne santé et le moment où l’on va être malade, le mandataire est simplement celui qui peut témoigner que ce testament a existé. Il ne peut pas se substituer à la personne. Les mandataires, les personnes de confiance ne suffiront jamais. La solution est peut-être à trouver dans l’institution de « Comités de médiation ». On pourrait imaginer que, dans les hôpitaux ou aux endroits où les personnes meurent, la société civile, sous la forme de médiateurs – une personne ou un groupe, pas forcément des médecins – soit capable de considérer éventuellement ce « testament de vie ». En tout état de cause, celui-ci ne doit pas enfermer le médecin dans une situation où il ne puisse plus exercer son discernement.

M. le Président : Monsieur le Président, je vous remercie de nous avoir si longuement éclairé. Je constate que l’éthique s’interroge plus qu’elle n’apporte de réponses. Vous avez suscité dans nos esprits suffisamment de questions pour que nous les mûrissions. Si vous êtes encore disponible à la fin de nos auditions, nous vous demanderons peut-être de revenir nous expliquer la position du Comité consultatif national d’éthique. Ici aussi, nous avons l’impression qu’il ne peut y avoir ni vainqueurs ni vaincus et que personne ne gagnera contre l’autre. On perdra si l’on n’arrive pas à formuler des propositions à la fois humaines, raisonnables et qui sortent ce problème de la clandestinité.

Audition de M. le Professeur Louis Hollender, Président de
l'Académie nationale de médecine



(Procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Des colloques ont été organisés à l’Académie de médecine sous l’égide du professeur Hollender sur le thème de l’accompagnement de fin de vie. Notre mission elle aussi ne se limite pas à l’euthanasie et a un thème plus large.

M. Louis Hollender : Il y a trois ans, j’avais organisé à l’Académie de médecine une table ronde sur l’accompagnement de la fin de la vie. A l’époque, j’avais été choqué par l’excès de médiatisation de certains gestes d’euthanasie. Dans le but d’élever le débat, la séance à thème rassemblait le président du Conseil national de l’Ordre des médecins, des spécialistes de la douleur, un conseiller à la Cour de cassation et les représentants des quatre cultes majoritaires en France (Monseigneur Doré, évêque de Strasbourg, le Grand Rabbin Sitruk, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Monsieur Boubakeur, et le pasteur Bertrand).

Je commencerai cet exposé en remarquant qu’on entend parler « d’euthanasie passive » et « d’euthanasie active ». Or, l’euthanasie passive n’existe pas ! C’est un terme inexact. Ce n’est rien d’autre qu’une « alternance thérapeutique » qui comporte une autre orientation stratégique privilégiant les soins d’accompagnement et les soins de fin de vie. On modifie les mesures de réanimation, sans faire d’acharnement thérapeutique.

Dans quelles circonstances les réanimateurs sont-ils amenés à prendre ce genre de décisions ? Certains cas sont évidents, comme lorsque l’électro-encéphalogramme est plat, ce qui signifie la mort cérébrale. Tout le monde est d’accord sur ce point.

Puis, il y a les sujets en état de coma dont l’évolution ne laisse augurer qu’un pronostic mauvais et sans espoir. Cela repose sur un examen clinique poussé et des examens complémentaires (scanner, IRM) pour évaluer de manière précise l’état de l’encéphale. Face à des sujets paralysés aux facultés mentales pratiquement inexistantes, si l’expérience des réanimateurs et les examens complémentaires montrent qu’il n’y a aucune chance d’une survie acceptable, avec un pronostic très proche de la certitude, l’équipe de réanimateurs est en droit d’arrêter progressivement les mesures thérapeutiques et de prendre une autre orientation stratégique.

Que va-t-elle faire alors ? Elle va procéder par étapes, en arrêtant d’abord les perfusions médicamenteuses puis les antibiotiques, la chimiothérapie, l’adrénaline s’il y a un problème cardiaque ; le rythme du respirateur sera ensuite ralenti jusqu’à son arrêt. Au dernier moment seulement, l’équipe va « détuber » le patient. L’évolution se fera progressivement vers un arrêt thérapeutique. On ne provoque pas la mort. On ne fait qu’avancer le moment de la mort d’un patient dont on sait qu’il est condamné. C’est pour cela que le terme d’ « euthanasie passive »” n’est pas approprié.

Qui va décider de faire ces gestes de changement de stratégie thérapeutique ? C’est d’abord l’équipe des réanimateurs. Il est indispensable également que les infirmières et les aides-soignantes soient consultées. Il ne peut y avoir qu’une décision collégiale. Ensuite, il faut informer la famille, lui faire un exposé clair de la situation, lui expliquer comment les choses vont inéluctablement évoluer. A l’issue d’un temps de réflexion, la famille devra revenir pour rediscuter avec l’équipe. Si les proches et l’équipe des réanimateurs, après une nouvelle réflexion collégiale, pensent que l’arrêt des soins est une bonne mesure, à ce moment, il est souhaitable que tout le monde prenne ses responsabilités. Un document écrit doit être rédigé avec des arguments médicaux très détaillés et très précis. Ce document serra contresigné par le personnel soignant et par la famille. Il s’agit d’un processus qui reste parfaitement conforme au code de déontologie médicale.

Ce qui précède est valable pour les adultes. La quasi-totalité des réanimateurs français souscrit à cette conception en accord avec les propositions faites par le Collège national des médecins réanimateurs. Il existe toutefois une exception : elle concerne les néonatalogistes. Ils sont les seuls à pratiquer l’euthanasie active. Quand ils ont affaire à des prématurés venus au monde au bout de 16 ou 17 semaines, ils tentent d’abord un maximum. Mais, s’il n’y a rien à espérer, et ils s’en rendent compte rapidement, ils organisent un « arrêt de vie », en endormant le bébé, souvent dans les bras de sa mère. Malheureusement, d’après un néonatalogiste avec qui, à Strasbourg, j’ai discuté, cela arrive encore – une fois par mois.

Cette solution peut-elle être véritablement considérée comme de l’euthanasie ? En fait, elle réalise une transition entre l’alternance thérapeutique et la véritable euthanasie. Dans ce domaine, vous avez un exemple que les juristes connaissent. Il y a quelques années, un prématuré est venu au monde à Liège sans bras ni jambes. On n’a pas fait de tentative pour le maintenir en vie. En accord avec la famille, on a donné à sucer au bébé des barbituriques qui l’ont endormi. A l’époque, cela a fait scandale. Un procès a eu lieu. L’histoire s’est terminée par un acquittement. Comme toujours, hélas, l’opinion publique s’est emparée de l’affaire par des acclamations dans le Palais de Justice de Liège à l’issue du jugement...

Pour résumer, chez l’adulte, il n’y a pas d’euthanasie passive mais une alternance thérapeutique acceptée par l’ensemble des médecins réanimateurs et la famille. Une petite exception subsiste toutefois du côté des néonatalogistes, dans certains cas exceptionnels.

Venons en maintenant à l’euthanasie au sens propre du terme ou l’euthanasie active.

Quelles peuvent être les justifications à « donner la mort » ? Il ne s’agit pas de la donner rapidement, comme dans les prisons américaines par injection de potassium par exemple, mais progressivement. La douleur ou les douleurs sont à l’origine de ce type d’euthanasie : on se demande si, face à des malades atteints de douleurs incoercibles, on ne devrait pas abréger leur vie.

Pour un médecin, la douleur doit être considérée comme une maladie et être traitée en tant que telle. Nous disposons aujourd’hui d’un arsenal thérapeutique extrêmement vaste pour calmer les douleurs. Les Anglo-Saxons ont même mis au point un antalgique beaucoup plus puissant que ceux qui existaient précédemment, mais qui n’a pas encore reçu l’autorisation de mise sur le marché en France.

Des antalgiques puissants existent sans oublier l’analgésie auto-contrôlée, avec les pompes à morphine dont le patient contrôle le débit. Il y a aussi les timbres de « fentanyl ». On peut administrer des doses de plus en plus élevées de médicaments antidouleur, même si en augmentant leur posologie et leur rythme d’administration, ils finissent par entraîner la mort.

A l’heure actuelle, la médecine est capable de soigner toutes les douleurs ; seules 5 % d’entre elles résistent à ces thérapeutiques. Un pourcentage extrêmement faible. Par ailleurs, il convient de se demander si les personnes qui souffrent beaucoup demandent vraiment la mise en arrêt de leur vie. Nous avions auditionné à l’Académie de médecine des directeurs de centres anti-cancéreux : à peine 2 à 3 % de malades de leurs services, nous ont-ils rapporté, ont demandé que l’on mette fin à leurs douleurs incoercibles. Cela donne à réfléchir sur l’affirmation que la douleur physique doit devenir un facteur déterminant de l’euthanasie.

J’ai dirigé pendant vingt ans un important service de chirurgie digestive et générale. J’ai vu mourir des patients. Je n’ai jamais eu affaire à des patients qui m’ont demandé d’abréger leur fin de vie. Ce n’est certes qu’une expérience personnelle, mais il faut le dire. En revanche, j’ai vu des souffrances psychologiques. Il faut savoir ce qu’est la souffrance psychologique de ces personnes abandonnées dont personne ne s’occupe plus. La douleur psychologique est parfois aussi grave, aussi impérieuse et aussi désolante que la souffrance physique. Et le comportement des humains est souvent assez triste. Un exemple est resté dans ma mémoire : une famille de paysans alsaciens dont j’avais opéré le père d’un cancer assez avancé de l’œsophage. La famille s’en est occupée très gentiment jusqu’au jour où elle est venue avec le notaire signer un acte stipulant que la ferme allait revenir au fils aîné. A partir de ce moment, je n’ai plus vu personne. Je recevais des coups de téléphone de sa famille, qui me demandait s’il vivait encore ! Cet exemple peut vous permettre de comprendre les problèmes psychologiques et les douleurs morales auxquels font parfois face les patients en fin de vie.

La douleur morale est quelque chose d’extrêmement important. Elle ne doit pas être négligée et doit être soignée au même titre que la douleur physique. Une question se pose alors à propos des soins palliatifs, dont on reparlera dans un instant.

Comment faire face à des personnes qui ont préparé un document par lequel elles souhaitent qu’on mette fin à leur vie dans certaines circonstances ? D’après mon expérience, ces documents n’ont aucune valeur en pratique. Imaginons que vous ayez par exemple, dans le service, un malade qui va mal. Des amis viennent le voir. On s’apitoie sur son sort et les bien-portants vous disent désirer, quand ils seront dans cet état, que vous mettiez un terme à leur vie. Ces mêmes personnes se proposent parfois de rédiger un « testament de fin de vie » dans ce sens. Pourtant, cela ne correspond à rien. Ce sont des instantanés d’une réaction psychologique épidermique momentanée. Ils ne répondent pas aux profondeurs intérieures, à la véritable intimité de la personne quand le moment arrive. Ces différentes considérations ne sauraient constituer des arguments valables pour justifier une euthanasie active.

Ces différentes considérations ne sauraient constituer des arguments valables pour justifier. Si l’on pouvait développer les soins palliatifs, nous ne discuterions certainement pas de l’euthanasie en ce moment. Le problème de l’euthanasie au sens propre du terme ne se poserait plus. Notre ancien ministre de la Santé, Bernard Kouchner, disait que si l’on arrivait à développer correctement les soins palliatifs, des 10 % de demandes d’euthanasie exprimées à l’heure actuelle, il n’en resterait plus que 2 à 3 %. L’euthanasie n’existera plus le jour où nous aurons été capables de mettre véritablement sur pied les soins palliatifs.

Les soins palliatifs impliquent toute une équipe (médecin, psychologue, autorité religieuse) capable d’entourer le patient arrivé en fin de vie. Il nous faudrait des équipes mobiles à la fois en libéral et à l’hôpital car je suis contre l’idée de créer des unités de soins palliatifs, sauf à des fins d’enseignement et de recherche dans les CHU. Des unités spéciales où l’on placerait les personnes arrivées à ce stade, deviendraient en effet tôt ou tard des mouroirs ; en y entrant, les patients sauront dans quel état ils se trouvent. En revanche, on devrait, dans chaque grand service (maladies sanguines, chirurgie digestive, cancérologie), prévoir des chambres isolées destinées aux malades arrivés au stade terminal. Et surtout, je le répète, il faudrait développer les unités mobiles, qui iront se déplacer aussi bien dans les centres hospitaliers qu’à domicile.

Les soins palliatifs nécessitent, en outre, une meilleure formation des médecins de famille, même si l’enseignement de nos étudiants commence à tenir compte de ce besoin. On doit apprendre aux médecins à mieux s’occuper des patients en fin de vie, tant au plan psychologique qu’au plan de la douleur physique.

Beaucoup de médecins ou d’infirmières des anciennes générations refusent encore d’injecter de la morphine. On leur a trop enseigné les effets secondaires de la morphine donnée de manière répétée. Tout un apprentissage doit donc se faire auprès du corps médical et des infirmières pour former des équipes qui seront à la disposition de malades qui, alors, pourront rester à domicile.

Actuellement, 35 à 40 % des Français meurent en hôpital. 70 % d’entre eux souhaiteraient mourir chez eux, mais ils ne le peuvent pas. Le médecin de famille ne peut ni faire face ni être aussi présent que souhaitable. En développant les équipes de soins palliatifs à domicile, on rendrait d’énormes services. Ces mêmes équipes pourraient aller dans les hôpitaux comme dans les CHU, de service en service, afin de répondre aux besoins. Cependant, il est difficile, pour ces équipes, de s’occuper de plus de trois ou quatre patients par semaines. Le problème qui se pose à tout le corps médical et infirmier est donc la création de multiples équipes mobiles de soins palliatifs.

Pour conclure, je pense qu’en tant que femmes et hommes politiques, vous devez aussi prendre en compte la mentalité de vos électeurs. Or, on est toujours étonné quand on voit le résultat des enquêtes : un sondage annonce que 70 % des Français sont favorables à l’euthanasie, un autre disant le contraire. Par conséquent, ces sondages n’ont pas beaucoup d’importance. Il faut se méfier de ces études qui pourraient éventuellement guider une prise de position.

M. le Président : Je suis certain que le professeur Hollender ne dit pas cela dans un sens de dénigrement des hommes et des femmes politiques.

Si nous sommes attentifs à l’opinion des populations, nous sommes aussi capables de dépasser l’opinion d’un jour que nous pouvons lire dans les sondages. Nous avons à leur égard le même recul que vous. Si l’on avait attendu l’opinion publique, la peine de mort serait toujours en vigueur dans notre pays.

M. Louis Hollender : Légiférer est une idée, mais sur quoi faut-il de légiférer ? Sur la souffrance intolérable ? Le problème de sa définition se pose alors. Or à peine 5 % des cas de souffrances, je l’ai dit, ne peuvent être calmés par la thérapeutique médicamenteuse.

Les demandes d’euthanasie rédigées « à froid » sont sans valeur. Quant aux demandes formulées sur le moment, il ressort de notre enquête auprès des directeurs de centres anti-cancéreux que dans 2 à 3 % des cas seulement, l’euthanasie est souhaitée. Et pourtant, les douleurs les plus intolérables sont présentes dans ces centres.

En ce qui concerne la perte de dignité, il faut d’abord se demander comment qualifier la dignité de l’individu ? Elle est liée à la personne humaine. Comment la formuler ? Qui va la qualifier ? S’agira-t-il de l’intéressé, de la famille ou des visiteurs ?

Si cela devait devenir un texte de loi, on imagine les procès possibles pour une euthanasie trop tardive ou pour un refus d’euthanasie. Ce serait ouvrir la porte à des dérives imprévisibles.

Autoriser la pratique de l’euthanasie se heurte aussi au principe du respect de la vie d’autrui : ne risque-t-on pas d’introduire un précédent utilisable dans d’autres circonstances ?

On avait parlé un certain moment « de situation d’exception ». Qu’est-ce que cela signifie-t-il ? En préparant un rapport, j’avais rencontré un jour un ancien membre du Comité d’éthique, à qui j’avais exposé le point de vue de l’Académie de médecine. Il m’avait alors déclaré, ce qui va vous horrifier, qu’à partir de 2005-2007, l’euthanasie allait devenir un devoir civique… !

Légiférer ? Où va se situer la limite ? Chaque situation est unique. Chaque situation est difficile à juger. Vouloir légiférer sur un sujet aussi complexe, aussi délicat, est une erreur psychologique et même une erreur politique.

J’avais demandé à l’époque à Monsieur Michaud – conseiller honoraire à la Cour de cassation – de s’exprimer sur l’opportunité de légiférer sur l’euthanasie. Il s’était élevé d’une manière assez énergique contre cette idée, en reprenant les différentes lois déjà existantes et pour lui suffisantes. Il était formel en disant que cela risquait de conduire à des dérives incontrôlables.

M. le Président : J’ai bien compris votre refus catégorique de modifier quoi que ce soit dans la loi. Pourtant, dans les propositions que vous faisiez, certaines étaient contraires soit au code de déontologie, soit à la loi actuelle.

Ne peut-on pas assimiler l’arrêt des soins à une non-assistance à personne en danger ? Vous avez indiqué qu’il ne s’agit pas là d’euthanasie, bien que cela soit qualifié d’euthanasie passive. Aujourd’hui dans la loi française, un arrêt de soins, même en concertation avec la famille, peut être incriminé.

M. Louis Hollender : Ce n’est pas un arrêt de soins. Je me suis mal exprimé ou mal fait comprendre. C’est une autre orientation stratégique. C’est une alternance thérapeutique.

M. le Président : Même s’il s’agit d’une alternance thérapeutique, elle se termine par une suppression de l’intubation. A un moment donné, le soin s’arrête progressivement, probablement plus humainement. Mais cela peut tomber sous le coup de la loi.

Vous avez également évoqué le problème très douloureux des bébés de très faible poids – les prématurés de 400 grammes – dont on sait qu’ils sont voués pour la plupart à des vies végétatives. Vous avez précisé qu’à titre exceptionnel (mais tout de même une fois par mois dans certains CHU), on endort un enfant pour toujours. Cet acte est considéré par la loi française comme un assassinat, puisqu’il est pratiqué avec préméditation.

Ces deux éléments montrent que l’Académie de médecine évolue de manière profonde dans son concept de respect de la vie mais aussi d’accompagnement de fin de vie. En même temps, notre législation est souvent appliquée avec beaucoup d’humanité et de modération. Les juges refusent de poursuivre de tels actes qui, malheureusement, tombent sous le coup de la loi.

Nous savons que tout cela se pratique, dans un contexte souvent difficile pour les familles et pour l’équipe médicale. Cette dernière ne prend d’ailleurs jamais la décision de gaieté de cœur. En même temps, nous sommes conscients que les actes en question sont illégaux. C’est pourquoi nous nous demandons comment modifier le code pénal ou, plus simplement le code de déontologie.

Dans son rapport, Madame Marie de Hennezel propose de modifier les articles 37 et 38 du code de déontologie médicale qui concernent le double effet : apaisement des douleurs mais aussi accélération de la mort. Nous connaissons tous cette pratique d’administration de doses progressives de médicaments qui calment et aboutissent à la mort. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation contraire à la loi.

Si, demain, nous proposions des modifications du code de déontologie dans le sens d’une reconnaissance du double effet, d’une acceptation du refus de soins au point qu’il puisse interrompre la vie, d’un accompagnement dans la mort des prématurés sous réserve d’examens complémentaires donnant un pronostic indubitable de vie végétative, l’Académie de médecine accepterait-elle ces modifications légales ou réglementaires ? Ces dispositions viendraient modifier le décalage entre la réalité que vous décrivez et la loi écrite. L’appréciation des juges se réalise au travers de leur intime conviction et de l’opportunité des poursuites. Ces deux derniers éléments protègent les gens qui, courageusement, font ce que vous dites, en conformité avec l’avis de l’Académie de médecine.

Mme Catherine Génisson : Pour compléter votre question, un cas n’a pas été évoqué : celui des personnes qui ne sont pas en fin de vie, et qui se trouvent dans des situations telles, qu’elles sont capables en toute conscience de demander cette fin de vie. Pour un certain nombre d’entre elles, la décision de mourir est concertée avec la famille. Cela est fait dans la clandestinité puisque c’est parfaitement interdit. Cela existe et reste rare, mais il ne faut pas se voiler la face.

Vous avez décrit des cas de réanimation au début de vos propos. Or, il est des personnes conscientes qui connaissent une défaillance multi-viscérale irréversible. Il arrive qu’on choisisse des alternatives thérapeutiques conduisant progressivement à la mort pour ces personnes dans cet état de défaillance irrémédiable alors qu’elles restent conscientes.

M. Gaëtan Gorce : Il y a effectivement deux situations. La décision prise par le corps médical ne correspond pas aujourd’hui à ce qu’autorise le code pénal. Cela pose néanmoins un problème. Vous avez dit que, lorsque l’on prend une décision d’alternative thérapeutique, on ne provoque pas la mort, on ne fait que l’avancer. C’est jouer sur les mots. Vous la provoquez même si vous l’anticipez. Cela pose un problème moral et mérite débat.

Par ailleurs, que fait-on par rapport à quelqu’un de parfaitement conscient de sa situation et de son caractère irrémédiable ? Que faire si cette personne souhaite qu’on l’accompagne dans une décision qu’elle veut prendre ? Que pensez-vous d’un tel cas ? On peut effectivement réduire cette situation à des pourcentages infimes, mais dans les 3 % qui restent, il y a des cas humains très particuliers. Nous rentrons en contradiction avec leur volonté en maintenant les choses en l’état, et lorsque leur volonté est respectée, nous rentrons en contradiction avec la loi. Je ne pense pas que l’on puisse résoudre ces questions avec des certitudes exprimées.

Je voudrais ajouter un point. J’ai une grande confiance dans la déontologie médicale. Cependant, veuillez considérer, Monsieur le Président, qu’il y a aussi dans cette assemblée une déontologie faisant que les parlementaires et les élus du peuple sont capables de se faire une opinion sans forcément suivre les pressions des médias et des électeurs qu’ils représentent, en particulier sur des sujets comme ceux-ci.

Mme Henriette Martinez : Vous nous avez parlé de la souffrance physique des personnes malades en fin de vie, et également de la souffrance psychologique des personnes abandonnées. Pensez-vous que seules les personnes abandonnées puissent souffrir en fin de vie ? Des personnes non-abandonnées souffrent également à l’approche de la mort. Des personnes qui ne sont pas âgées se retrouvent en fin de vie pour d’autres raisons. Les soins palliatifs ne constituent alors pas une réponse pour elles.

Ne pensez-vous pas que les soins palliatifs sont une alternative parmi d’autres ? Peuvent-ils être considérés comme une réponse au choix d’en finir plus rapidement ? Il y a deux façons de finir sa vie. Les soins palliatifs peuvent être nécessaires. Cependant, ne peut-on pas considérer que des personnes peuvent faire d’autres choix parce que c’est leur décision ou parce que les soins palliatifs ne sont pas la réponse ?

A propos du « testament de fin de vie », vous nous avez affirmé qu’il est sans valeur car il est basé sur des instantanés, des moments affectifs. Ne pensez-vous pas qu’il puisse y avoir un véritable engagement quasi-militant ? Des personnes ne peuvent-elles pas tout au long de leur vie réaffirmer en pleine conscience cette volonté ? Croyez-vous que cela soit toujours affectif et qu’il ne peut y avoir un choix raisonné de chacun de finir sa vie, au moment où il considérera qu’il n’est plus en mesure de la vivre correctement ?

Considérez-vous enfin, Docteur, que ma vie vous appartient ? La vie de tout à chacun appartient-elle à la médecine seule ?

Est-ce à la médecine seule de dire qu’il faut continuer à vivre même si c’est contre la volonté de l’individu qui est en train de mourir ?

M. Alain Gest : Vous considérez que l’équipe médicale peut avoir le droit d’arrêter les mesures thérapeutiques quand la personne se trouve dans une situation de vie inacceptable. Quelle peut être la conception que vous pouvez avoir médicalement de ce qu’est une vie acceptable ? La terminologie qualifiée de « droit d’arrêter les mesures thérapeutiques » est inappropriée puisque le droit est à l’inverse de cela.

Par rapport à un exemple récent de l’actualité, estimez-vous qu’une personne qui ne souffre pas, et qui ne peut donc pas être soulagée par les soins palliatifs, a nécessairement une vie acceptable ?

M. Alain Vidalies : Avez-vous exprimé aujourd’hui la position officielle de l’Académie de médecine ? Quelle est la date de la dernière réflexion de cette dernière qui vous permet aujourd’hui de vous exprimer de la manière dont vous le faites devant l’Assemblée nationale ?

Vous dites qu’une demande écrite « à froid » est sans valeur. Cette position règle la question de manière assez définitive. Je ne dis pas que la question de la valeur de cette demande “ à froid ” ne se pose pas. Mais vous demandez-vous toujours si cette demande a une valeur ? Ne faut-il pas, face à une telle demande à froid, quand vous en avez connaissance, réfléchir à des procédures de vérification plutôt que d’avoir une réponse déterminée qui laisse la société devant le problème?

M. Louis Hollender : Qu’est-ce qu’une vie acceptable ? Prenons l’exemple d’un sujet qui est dans un service de réanimation depuis un certain nombre de semaines. Il est dans un état de coma complet et paralysé. Les examens (scanner, IRM) montrent que le cerveau est dans un état tel que, si on le laisse survivre, il n’aura qu’une vie végétative. Si le corps médical arrive à cette conclusion et la communique à la famille, n’estimez-vous pas, à ce moment-là, qu’il a le droit d’orienter autrement la stratégie thérapeutique ?

M. le Président : Personne n’est choqué par ce que vous dites. Mais nous faisons face à un problème en tant que législateur : nous constatons que ces pratiques sont en infraction avec le code pénal. Je parle ici des bébés prématurés, du double effet des doses qui calment, etc.

M. Louis Hollender : Le problème des bébés prématurés est très spécifique. Aussi, je me permets de vous proposer d’auditionner des néonatalogistes. J’ai eu de longues discussions avec les réanimateurs, qui partagent le point de vue de l’Académie que je viens d’exposer. Ce sont eux qui m’ont dit qu’ils se trouvaient en porte-à-faux par rapport aux néonatalogistes.

Quant aux personnes désirant mettre fin à leur vie, l’individu est libre de terminer son existence comme il l’entend, en tenant compte de considérations philosophiques ou psychologiques. Pourquoi le médecin ou la société devraient-ils l’aider ? S’il veut se suicider, c’est son droit le plus absolu, mais il n’appartient pas au médecin d’aider un individu à se suicider.

Mme Henriette Martinez : Mais que faire quand, comme dans le cas de M. Vincent Humbert, l’individu n’est pas en mesure de se suicider ?

M. le Président : Je précise que ce n’est pas un débat entre Monsieur Vincent Humbert et la médecine mais entre Monsieur Vincent Humbert et la société. Ne demandons pas aux médecins de fournir une solution à ce genre de problème alors qu’ils ne sont que l’instrument, orienté ou non, d’une société qui légifère et accepte ou pas ce type de situations.

Mme Henriette Martinez : Il s’agit seulement de l’exemple de quelqu’un qui n’a plus la faculté de se suicider.

M. Michel Vaxès : Cet exemple éclaire la question que tout le monde a posée ici.

M. Alain Vidalies : Cette question ne peut pas être posée au médecin uniquement, et notre dialogue d’aujourd’hui au lieu de poser la question dans ces termes-là, tend plutôt à demander : Est-ce que le médecin qui a le monopole de l’activité médicale s’oppose à la démarche de la société ? La question est différente. Évidemment, ce n’est pas au médecin d’apporter seul la réponse, mais de ce que nous avons entendu aujourd’hui, il ressort qu’un conflit pourrait exister entre la volonté de la société et celle du médecin qui refuserait de s’y soumettre.

M. le Président : La question posée est de savoir ce que pense la pratique médicale et au nom de cette dernière l’Académie de médecine, des différentes situations qui peuvent être adoptées vis-à-vis des malades en fin de vie. Par ailleurs, qu’ils veuillent ou non l’appliquer, la loi s’impose au juge et au médecin, sauf si dans le cadre d’une législation éventuelle le second fait valoir des clauses de conscience.

Les médecins sentent bien qu’ils sont capables d’avancer l’heure de la mort dans des conditions très particulières avec une démarche très progressive. Ils sont aussi capables de la donner en néonatalogie.

Il faudra que nous entendions des médecins qui se trouvent confrontés à des situations très difficiles, dans lesquelles ils ne savent pas s’il faut réanimer un nouveau-né et, quand ils l’ont fait, s’ils doivent abréger sa vie ou pas. Même si l’on emploie les mots « abréger » ou « endormir », il s’agit dans tous les cas d’administrer la mort. La médecine n’est pas opposée à ces concepts. Elle n’est pas opposée non plus à l’idée que, lorsque la vie est purement végétative et qu’elle dépend de la poursuite de la thérapeutique, son arrêt passe pour une solution humaine. Cet arrêt de vie ne doit pas pour autant se faire en catimini mais de manière ouverte.

Il reste ce qu’on peut appeler le suicide assisté : le malade est conscient et sa fin de vie n’est pas proche. Comme il est incapable physiquement de se donner la mort, il demande l’assistance médicale. La médecine n’est alors plus que l’instrument d’une volonté déléguée.

Un tout autre problème presque plus compliqué apparaît : celui de la dépénalisation d’un acte visant à donner la mort de manière préméditée. Cet acte échapperait à la loi et au code pénal. On arrive alors à la dépénalisation de l’euthanasie que vous qualifiez « d’active » et qui, en réalité, est la véritable euthanasie. On se retrouve dans un autre champ que la fin de vie programmée qu’on accompagne ou qu’on accélère. On rejoint le cas d’un homme ou d’une femme lucide, qui a renouvelé son acte de volonté. Ce renouvellement nous pose un problème, même s’il est exceptionnel.

M. Louis Hollender : L’individu est libre de sa destinée. S’il veut mettre fin à sa vie, c’est à lui qu’appartient la décision si l’entourage n’arrive pas à le persuader de ne pas le faire. En revanche, ce n’est pas au corps médical de l’aider et de l’assister dans le suicide. L’assistance au suicide est inacceptable pour un médecin. Pour le corps médical, il n’y a pas de problème : c’est non. L’assistance au suicide n’est pas conforme au code de déontologie médicale.

Si une tierce personne non-médicale vient aider l’individu, celle-ci doit-elle être condamnée d’avoir favorisé la mort ? Faut-il, dans la jurisprudence, déculpabiliser la personne, l’infirmière, le médecin, qui accomplit cette assistance au suicide ? Cette question risque de se poser un jour aussi.

Personnellement, je trouve que l’individu n’a pas le droit non plus de participer à un suicide. Si le médecin ne doit pas le faire, si l’infirmière ne doit pas le faire, le commun des mortels n’a pas davantage le droit de s’y adonner ; il ne lui appartient pas de décider de la vie d’autrui.

Mme Henriette Martinez : Vous dites que cela n’appartient pas au corps médical, mais à qui cela appartient-il alors ? Peut-on considérer qu’il appartient à chacun de décider de la fin de sa vie ?

M. Louis Hollender : Oui, mais il faut que chacun le fasse tout seul sans demander l’aide de personne.

Mme Henriette Martinez : S’il n’est pas en mesure de le faire tout seul, qui doit l’aider à le faire ? Vous parlez de la famille. On peut aussi considérer que le corps médical pourrait avoir une responsabilité à ce sujet.

M. Louis Hollender : Le médecin se mettrait en contradiction avec le code de déontologie. Un médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort.

Mme Henriette Martinez : C’est une question éthique, une question qui touche à la vie, à la mort de chaque individu. Considérez-vous qu’il appartient au médecin et au médecin seul de dire si la vie doit s’arrêter ou non ? Le médecin a-t-il ce droit absolu, qui dépasse le libre-arbitre de chacun et les considérations éthiques ? Les convictions personnelles du médecin peuvent-elles aller à l’encontre de la volonté de l’individu ?

M. Louis Hollender : Vous en venez au cas de l’alternance thérapeutique du malade dans une unité de soins intensifs. Ce n’est jamais le médecin seul qui décide. C’est une décision collégiale d’un ensemble de médecins et le personnel soignant. La décision est également prise avec l’accord de la famille. Elle l’est en fonction d’une situation bien claire, bien définie devant un pronostic dont on sait avec quasi-certitude qu’il mènera à une vie végétative. C’est alors que la décision de changer l’alternative thérapeutique est prise.

M. le Président : Le problème du suicide assisté est un problème difficile. Je comprends bien que la médecine pose des principes a priori.

A propos du droit du malade de refuser les soins, l’Académie de médecine verrait-elle de manière favorable – comme cela figure dans le code de déontologie – qu’un malade refuse des soins, même lorsqu’il est informé que leur interruption abrègera sa vie ?

De même, si le malade formule par écrit ou devant témoins, de façon claire et incontestable, sa décision d’interruption thérapeutique et que le médecin ne l’écoute pas vraiment parce que la mort peut être au bout de cette interruption thérapeutique, cela vous paraît-il conforme ou non à la déontologie médicale ?

M. Louis Hollender : L’homme, en tant que tel, est responsable de sa propre vie. Prenons le cas d’un patient atteint d’un cancer du pancréas, dont l’évolution est déjà avancée, à qui nous expliquons qu’il devrait être opéré. S’il ne le veut pas, nous le laissons libre de sa décision et en aucun cas nous lui imposerons de thérapie. Cette dernière doit toujours s’exécuter avec le consentement du patient.

On parle de consentement éclairé. C’est certes un progrès, mais il ne faut pas trop se leurrer sur ce terme. Il est certain que le patient, en face de vous, est toujours en état d’infériorité. Mais il peut refuser et jamais un médecin ne lui imposera un traitement dont il ne veut pas.

M. le Président : Monsieur le Président, vous avez pris un cas relativement facile. Prenons des soins qui ont commencé, des soins qui maintiennent en vie un cardiaque, par exemple. Ce patient décide en toute lucidité qu’il ne veut plus mener cette vie végétative et souhaite rentrer chez lui. S’il réitère, réaffirme, réécrit cette volonté et que sa famille participe à sa décision, ne pensez-vous pas que le corps médical doit interrompre des soins qui le maintiennent en vie ?

M. Louis Hollender : Je suis d’accord avec vous. Le corps médical n’a jamais à imposer une thérapeutique à un patient. Si un patient refuse un traitement, nous n’insistons pas. Il est de notre devoir de le mettre devant ses responsabilités, de lui dire les risques qu’il encoure et de lui expliquer comment les choses peuvent évoluer. Je rappelle aussi que la médecine, ce n’est pas des mathématiques. Une situation peut évoluer favorablement ou défavorablement. Jamais nous imposerons une thérapeutique. Si le patient refuse, libre à lui.

Ainsi, en matière de cancer du sein, il fut un temps où on se montrait beaucoup plus large dans le geste thérapeutique et où l’on amputait plus facilement. Des femmes ont parfois systématiquement refusé ce genre d’intervention. Je n’ai jamais insisté ni imposé de traitement, le patient est toujours resté libre de sa décision.

M. le Président : Vous avez raison sur le plan médical. Cependant, au plan juridique, vous savez que des médecins ont été mis en examen pour avoir laissé sortir des malades dont la vie était mise en danger par l’interruption des soins. Il faudrait peut-être que nous produisions des textes qui permettent au libre-arbitre du patient de désengager le médecin du contrat qui le lie à ce patient et qui lui garantissent cette liberté de refus de soins qui, inscrite dans le code de déontologie, se pratique un peu en contradiction avec la loi.

M. Louis Hollender : Je suis d’accord avec vous. Il faut que l’homme reste maître de sa décision et qu’on ne puisse pas reprocher à un médecin d’avoir imposé sa décision. On en revient à la différence entre l’homme et l’individu. Si vous parlez de l’individu, vous arrivez à la conception de la société. On peut alors s’incliner devant ses choix tout en gardant à l’esprit ce qu’il va coûter à la société. Mais si on parle de l’homme en tant que tel, il doit rester libre de sa décision.

M. le Président : Vous nous avez apporté un éclairage médical qui, malgré sa contradiction avec notre code pénal et en partie avec le code de déontologie, montre qu’un certain nombre d’avancées peuvent être faites dans la pratique. Je ne sais si cela se traduira de manière législative ou réglementaire, mais il ne faudrait pas que les pratiques que vous avez évoquées restent dans l’illégalité. C’est d’ailleurs dans l’intérêt du corps médical d’être éclairé sur les limites de la façon dont il peut gérer à la fois le libre-arbitre du malade et en même temps l’obligation de soigner.

Le libre-arbitre du malade qui choisit sa mort, l’interruption du traitement qui peut entraîner la mort et le fait que la non-assistance à personne en danger soit punie gravement, paraissent devoir constituer pour nous des axes de réflexion.

J’insisterai sur une dernière question relative à une pratique médicale courante en médecine : le double effet d’un médicament qui calme mais qui raccourcit la vie. Cela reste aussi puni par la loi. Pensez-vous que, dans le cas de douleurs physiques ou de souffrance morale apparemment inacceptables et dans un cadre bien délimité, collégial, débattu avec le malade ou son entourage, cette pratique soit contraire à la déontologie médicale ?

M. Louis Hollender : Ma réponse est non. Nous savons qu’il existe des médicaments extrêmement puissants, dont le rythme d’administration peut, dans un délai plus ou moins prévisible, amener la mort. Toutefois, le fait de les prescrire n’est pas contraire à la déontologie médicale ni aux obligations du médecin de soigner.

M. le Président : Je vous remercie, Monsieur le Président, pour vos réflexions.

M. Louis Hollender : Les remarques que j’ai entendues autour de la table vont me faire réfléchir aussi. Ne croyez pas que pour nous le problème soit toujours simple. Ce que vous ressentez, Mesdames, Messieurs, un certain nombre d’entre nous l’ont également ressenti. Le corps médical est pris par l’écueil de la déontologie médicale, de la morale et de la conscience individuelle et il n’est pas facile de naviguer entre ces différents impératifs.

Audition de M. Michel Vovelle, historien


(Procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Michel Vovelle. J’espère que tous les participants ont reçu l’actualisation de la préface de l’édition 2000 de son ouvrage intitulé La mort et l’Occident de 1300 à nos jours. Michel Vovelle est historien, a notamment enseigné l’histoire de la Provence et y a consacré un ouvrage dépeignant le rapport à la mort. Son dernier recueil traite de l’évolution de la mort dans la société occidentale. Il est en outre professeur émérite de l’Université de Paris I. Nous sommes heureux de l’accueillir et de lui donner la parole, afin qu’il nous présente une vision historique de la mort, qui n’est, à mon avis, pas négligeable dans la conduite des travaux de notre Mission. Il nous montrera ensuite comment, au cours de ces dernières années, la société a modifié son rapport à la fin de vie. Monsieur le Professeur, après vous avoir écouté, nous nous permettrons de vous soumettre des questions.

M. Michel Vovelle : La carrière universitaire rend les professeurs émérites bavards. Néanmoins, je vais tenter de contenir mon exposé sur ce vaste thème. Je suis très honoré de m’exprimer devant vous aujourd’hui.

Ma carrière d’historien est marquée par deux dominantes. Au cours de mes dix dernières années professionnelles, j’ai enseigné à la Sorbonne, l’histoire de la Révolution Française. Auparavant, durant 25 ans passés à Aix-en-Provence, j’ai développé un intérêt particulier pour le thème de l’histoire des mentalités et plus spécifiquement pour les représentations collectives devant la mort. En 1981, j’ai ainsi publié La mort et l’Occident de 1300 à nos jours. Je ne cite pas cet ouvrage par vanité d’auteur, mais parce que, lorsqu’il m’a été demandé en 2000 de préfacer sa réédition, j’ai pris conscience qu’en un quart de siècle à peine, les conclusions, que j’avais pu formuler sur ce tableau des attitudes collectives devant la mort, étaient caduques, ou demandaient à être révisées. Cela peut sembler paradoxal, si l’on considère ce que les historiens de la précédente génération appelaient « les invariants », car s’il reste un invariant dans toute aventure humaine, c’est bien la mort et jusqu’à présent, elle n’a pas été éradiquée. Cependant, comme tous les invariants, celui-ci n’a cessé de varier. Ce sont ces mouvements, qu’ils soient inscrits dans la durée, ou qu’ils soient convulsifs et brutaux, que j’ai tenté d’analyser.

Quand il m’a été demandé, dans le cadre de votre mission d’information, d’aborder la problématique de l’accompagnement en fin de vie, j’ai été quelque peu perplexe car ce thème s’accompagne d’un flou volontaire compréhensible. Pour ma part, il me renvoie, dans un contexte événementiel souvent polémique, à une interrogation à trois niveaux. Le premier est l’accompagnement en fin de vie que l’on pourrait aborder sous l’angle de « l’abandon des vieux » : le « massacre » des personnes âgées lors de la canicule de l’été dernier en a été un révélateur symptomatique et dramatique. Le deuxième niveau est celui du stade terminal de la vie. J’en parle presque en praticien, puisque, depuis dix ans, je participe à la conférence d’ouverture du cours de préparation aux soins palliatifs à l’hôpital Brousse de Villejuif. Je suis donc profondément attaché à cette pratique des soins palliatifs. Enfin, si nous appréhendons dans un troisième temps le thème de la fin de vie, se pose à nous la question de l’instant de la mort avec les problèmes de l’euthanasie et du droit à la mort « The right to die », qui reprend l’expression anglo-saxonne consacrée et qui renvoie à ce que les sociologues et les praticiens appelaient, il y a 25 ans, plus brutalement « la nécessité de débrancher la pompe ».

Nous sommes donc interrogés à ces trois niveaux. En quoi avez-vous besoin d’un historien ? Que peut-il vous apporter dans cette réflexion austère ? Il peut tout d’abord vous proposer une mise en perspective sur le moment de la mort et ce qu’il a représenté. Je ne vais pas remonter aux époques de Sénèque ou de Mirabeau.Dans un article publié dans la revue Autrement, je m’étais demandé si la peur de la mort avait une histoire. Je crois qu’elle a non seulement une histoire, mais que cette peur a toujours existé. Il n’y a pas de « mort achronique », pour reprendre l’expression du regretté Philippe Ariès, qui renvoyait à un « âge d’or » des derniers instants dans une société villageoise marquée par de fortes solidarités. Philippe Ariès avait mis en lumière une continuité de cette mort naturelle, de l’époque médiévale et même pré-médiévale jusqu’au paysan de Tolstoï, qui, voyant la mort venir se tournait vers le mur et prenait congé, de façon pacifiée, de la vie et des autres. C’est cette mort que nous avons perdue. La mort, selon les époques, a connu des formulations différentes. L’époque médiévale, celle de l’art de mourir – artes moriendi – se focalisait sur l’instant de la mort, comme l’illustrent les xylographies représentant l’agonisant entouré, d’une part par les anges, d’autre part, par les démons qui le sollicitent. Le mourant se trouvait à face à un dilemme : à cet instant précis, tout pouvait être sauvé ou perdu et le croyant le plus respectueux pouvait tout perdre par manque de foi. Cette survalorisation de l’instant de la mort a été relayée à l’époque classique par le thème de la bonne mort comme le fruit d’une bonne vie. L’imagerie et l’iconographie de la mort de saint Joseph visité par le Christ, en présence de la Vierge et de saint Jean, sont symboliques de cette bonne mort.

La perception de la mort et de son moment a beaucoup varié selon les époques. Aujourd’hui, à la question « quelle mort désirez-vous ? », nos contemporains répondent, dans les sondages, qu’ils la souhaitent tardive et rapide. Face aux deux menaces majeures pesant sur notre époque, le cancer et l’accident cardio-vasculaire, les sondés optent plutôt pour l’accident cardio-vasculaire. Dans ce contexte de valorisation et de désir d’une mort rapide, si les Français étaient interrogés sur leurs préférences quant à leur mort, la réponse se formulerait d’elle-même, mais il va de soi que nous ne sommes pas maîtres du jeu et que nous sommes dépendants de paramètres collectifs !

Ce sont ces paramètres que j’ai tenté d’analyser, à la fois tels qu’ils s’imposaient déjà il y a 25 ans, et tels qu’ils se sont confirmés ou plutôt affirmés ces dernières années. Le premier est la réalité du vieillissement de la population. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la peur de la mort, compte tenu de l’ancien modèle démographique d’espérance de vie à la naissance qui nous promettait une vie de l’ordre de 20 à 25 ans, s’inscrivait dans le cadre d’une vie brève. Aujourd’hui, la peur de la mort se manifeste dans le cadre d’une vieillesse heureusement perpétuellement prolongée, puisque l’espérance de vie, dans les sociétés occidentales, dépasse 80 ans pour les femmes et 75 ans chez les hommes.

Le deuxième paramètre – et c’est celui qui pèse le plus lourd – est la généralisation de la mort hospitalière avec son corollaire, la fin tendancielle de la mort familiale, à domicile. A New York, en 1950, environ 50 % des décès survenaient encore à domicile. Les années suivantes ont accentué cette situation et le modèle américain de la mort hospitalière s’est généralisé dans les sociétés dites évoluées. Elle est le reflet d’un progrès considérable, dans les dernières décennies, des techniques de réanimation et de maintien en vie des malades incurables ou terminaux. La fin de la vie pose désormais non seulement des problèmes techniques mais également la question éthique du terminus de l’aventure humaine.

Le troisième paramètre est le recul, dans ce contexte, des intermédiaires et la dépossession de famille qui n’est plus en mesure d’assumer le dernier passage. En effet, le recul de la cohabitation trigénérationnelle, dans un contexte de travail et d’habitat urbains, est effectif. La société actuelle a placé la famille en retrait : si elle s’en est parfois accommodée, elle s’est sentie dépossédée de la mort de ses proches. La solitude des malades terminaux, des mourants et des vieillards en est la conséquence accentuée.

Enfin, le dernier paramètre est la déstructuration culturelle marquée par le recul des rituels. Ce recul, fruit de réalités prosaïques, comme la taille des ascenseurs, les feux rouges qui ont mis fin aux cortèges funèbres par exemple, s’associe à la fin d’un héritage culturel. La déchristianisation, évidente dans les sondages de 1994, est confirmée par ceux des années 2000. Nous assistons à un recul de l’Eglise en tant qu’institution, ainsi que des pratiques religieuses et des références dogmatiques. Le rationalisme ne s’en trouve pas pour autant conforté, les sociologues constatant le retour d’un irrationalisme que l’on pourrait qualifier de « bricolage idéologique ».

Dans ce contexte général, nous nous trouvons tous confrontés à une nouvelle responsabilité. Depuis 25 ans, nous constatons un recul de la dénonciation violente ou agressive du pouvoir médical, qui avait accompagné les premières formes de l’hospitalisation et de la médicalisation. Nous avons tous en mémoire ce cri lancé par le père de Dainville, savant jésuite visité sur son lit d’agonie par un de ses confrères : « on me frustre de ma mort ». Ce thème de la frustration de la mort a trouvé un large écho dans la dénonciation de l’acharnement thérapeutique symboliquement dénommé « heroic measures » par les Anglo-Saxons. Cette différence sémantique dans la terminologie met en évidence le contraste entre deux sensibilités. Quoi qu’il en soit, cette phase, initiée dans les années 60, connaît un relatif apaisement, dans la mesure où les médecins ont fait une grande partie du chemin, et où l’éducation a progressé.

Néanmoins, des problèmes et des contentieux restent en suspens. Je songe là au thème spécifique des dons d’organes. Il y a quelques années, j’ai été convié à un colloque sur ce sujet. Alors que les premières greffes d’organes furent bien accueillies, il y a aujourd’hui un mouvement de refus inquiétant qui traduit une méfiance à l’égard du corps médical et qui est aussi le reflet du nouveau rapport que nous entretenons à notre corps et à notre intégrité physique. La dénonciation du pouvoir médical a été également apaisée par l’essor du nursing à partir de 1965. A cette date furent publiés les premiers travaux de la doctoresse suissesse-américaine Kübler-Ross à l’origine, après d’autres, du nursing, c’est-à-dire l’accompagnement des malades terminaux et la restitution de l’humanité et de la dignité aux mourants. Cette nouvelle attitude est apparue en réaction au tabou de la mort caractéristique de nos sociétés occidentales et que l’anglais Geoffrey Gorer dénonçait, dès 1955, dans son ouvrage intitulé Pornography of Death. Dans ce livre, il montrait comment, dans une société focalisée sur ses valeurs consuméristes et hédonistes, la mort était devenue, relayant le sexe, la nouvelle expression de l’obscène. Le nursing a d’abord connu un essor dans le monde anglo-saxon avant de s’étendre à l’ensemble du monde occidental. Il est à la base du développement des soins palliatifs. La France a d’ailleurs en la matière une expérience encore trop limitée : la diffusion des soins palliatifs est lente et le nombre de lits alloués demeure restreint. Selon les praticiens, l’apparition du Sida a modifié et enrichi la pratique même de ces soins initialement réservés aux vieillards : une nouvelle catégorie de patients plus jeunes est apparue.

Dans ce contexte, le problème de la solitude et de l’accompagnement du malade terminal se reformule. Nous pouvons le résumer simplement en faisant intervenir les différents partenaires. La famille dépossédée se plaint et en même temps est parfois absente. Si je ne souhaite pas tirer argument de ces cercueils abandonnés ou non réclamés de l’été dernier, il est tout de même le reflet d’une solitude des personnes âgées, tenant à la fois aux conditions générales de la vie et au fait que nombre de personnes de 60 ans sont aujourd’hui le soutien direct de personnes de 80 ans et plus. Ce contexte nous pousse à reformuler le moment de la mort pour l’entourage. J’y suis sensible, notamment à la lecture des travaux du père Christian Biot, chercheur ecclésiastique, sur l’accompagnement des mourants. Alors que la génération du docteur Kübler-Ross se focalisait fort légitimement sur les étapes conduisant à la mort, sur l’apaisement et la dignité des mourants, le père Biot attache autant et parfois plus d’importance à l’accompagnement des survivants et au travail du deuil. L’utilisation qui est faite aujourd’hui de cette expression m’agace. En effet, alors que les psychiatres, qu’ils soient lacaniens ou non, désacralisent Freud et contestent cette expression même, toute chose aujourd’hui peut faire l’objet d’un travail de deuil. Cette banalisation ne doit cependant pas minimiser l’ampleur et la profondeur de cette tâche.

Ma dernière séquence, la plus délicate, portera sur la reformulation du dilemme du dernier instant. Je veux évoquer le rêve de Saint Christopher. Saint Christopher était un hospice britannique où, comme le montraient des images télévisées, de vieilles dames vivaient leurs derniers instants, paisibles et assises au milieu d’enfants jouant sur une pelouse. Cela constitue un peu plus qu’une utopie, puisqu’en plus des efforts de soutien psychologique et de présence, la lutte contre la douleur a été placée au centre du dispositif. Aujourd’hui, il est entendu chez les praticiens que la douleur a perdu toute valeur positive et doit être neutralisée autant que faire se peut. Ce rêve de Saint Christopher est d’ailleurs actuellement décliné dans le film à succès « Les invasions barbares » : le malade terminal quitte la vie « comme on le fait d’un banquet », entouré de sa famille et de ses amis, une piqûre finale mettant un terme à ses souffrances. Si cette vision demeure utopique, elle présente néanmoins un idéal de la bonne mort aujourd’hui.

Dans le cadre de la mort hospitalière, le malade nous confronte au problème du droit de mourir, du suicide assisté avec toutes les interrogations que cela comporte. Jusqu’où va la volonté de mourir et d’être maître de l’interruption de sa propre vie ? Cette décision suppose un degré de conscience minimum ou que l’on fasse confiance à un document rédigé antérieurement. Cela est source de multiples malentendus. Je me souviens avoir été contacté par Jean-Pierre Elkabbach, pour participer à une émission qui devait se passer en présence du regretté professeur Schwarzenberg. N’ayant pu se déplacer, il avait envoyé une de ses patientes, nous la présentant comme une femme se préparant sereinement à la mort. Jean-Pierre Elkabbach exprimait à raison une certaine crainte. En effet, l’une des premières choses que nous a dit cette femme fut « On ne m’a pas bien expliqué que j’étais perdue ». Le professeur Schwarzenberg l’avait certainement fait, mais cette personne ne l’avait pas pleinement intégré. Je vous livre ce simple témoignage, mais en tout état de cause, tout ne peut pas se terminer comme cet épisode appartenant au folklore de Lacan, dans lequel un patient, trépignant d’impatience en salle d’attente, se vit céder sa place par un autre patient. L’impatient entra dans le cabinet de Lacan et en ressortit hilare. Interrogé par celui qui attendait sur les raisons de sa joie, il lui expliqua que Lacan lui avait affirmé qu’il était condamné. Mais ce n’est pas toujours aussi facile …

J’en viens maintenant à l’inévitable décision du personnel soignant. Face au problème de l’euthanasie, active ou passive, nous sommes confrontés à la réalité des faits et des pratiques, avec les dangers d’une euthanasie active qui serait admise officiellement et les arrière-pensées qu’elle pourrait dissimuler, comme la tentation d’éliminer les malades incurables au nom de l’argument économique et du coût de la survie dans un monde où les survivants des Trente Glorieuses sont parfois regardés avec un œil torve … Ces risques de dérapage existent comme en témoigne l’affaire Malèvre. Plus ambiguë est l’affaire Humbert, qui nous interroge sur le bien fondé du comportement du médecin dont on a fait un bouc émissaire.

Quelle attitude adopter ? Le gouverneur Jeff Bush a bien sûr récemment ordonné, au nom du sacro-saint droit à la vie, le rebranchement d’une femme dans le coma depuis 13 ans, alors qu’elle avait été débranchée par les médecins.

Je vous livre ces éléments comme l’actualité nous les présente. Ils nous renvoient à la nécessité d’établir une déontologie. Dans la culture française, en tant que vieux rationaliste, une pratique m’apparaît injustement décriée. Il est reproché aux jésuites du Grand Siècle de pratiquer la casuistique, c’est-à-dire l’étude des cas, car elle serait une forme de laxisme coupable. Or, la casuistique peut s’imposer lors de la prise d’une décision dans un moment tragique. En tout cas, je considère qu’il ne faut pas s’enfermer dans une vision manichéenne des choses. Mes amis œuvrant dans des unités de soins palliatifs s’inquiètent de la focalisation actuelle sur les problèmes de l’euthanasie, qui pourrait faire du tort aux soins palliatifs. Les soins palliatifs, même si à leur terme se trouve la mort, représentent la vie. Mais si l’euthanasie se solde par la mort, elle ne s’analyse pas forcément comme un homicide. Dans quelles voies, en accord avec un humanisme à l’usage de notre temps, devons-nous nous engager ? Vous devez tenter de répondre avec courage à cette question épineuse. Pour conclure, j’aimerais vous rappeler de ne pas oublier les vieillards jusqu’à la prochaine canicule  ...

M. le Président : Nous vous remercions, Monsieur le Professeur, de nous avoir fait bénéficier de vos connaissances historiques. Comme ceux qui vous ont précédé, vous avez suscité en nous plus d’interrogations que de solutions. L’euthanasie pourrait s’apparenter à la mort pleine de quiétude de saint Joseph, ou à celle, récente, d’un canadien recevant une injection mortelle au bord d’un lac. Vous avez souligné le désir de nos concitoyens de vivre longtemps et de mourir rapidement et si possible sans douleur. Quels sont les avantages et les dangers à prôner ce type de mort heureuse présente ?

Vous avez par ailleurs évoqué le deuil. Même si je ne suis pas très âgé, j’ai senti sur ce point une très nette évolution. Je me souviens ainsi des draps devant les maisons, qui ont laissé place à des brassards, qui sont devenus des bandeaux, puis de simples boutons, jusqu’à la disparition de toute manifestation extérieure du deuil. Il n’est d’ailleurs pas rare aujourd’hui d’entendre, au cours d’un repas amical, une personne expliquant avoir perdu depuis peu un être cher. Je ne crois pas qu’il faille considérer que les individus ressentent moins de peine. La peine est-elle interdite dans notre société, dont le mouvement général, marqué par la vitesse, est incompatible avec le temps nécessaire au deuil ? Avez-vous le sentiment que notre société veuille éluder le passage de la vie à la mort, et que la rapidité, si elle profite au malade, profite aussi à la société qui désire que les choses aillent vite et se passent sans douleur ?

M. Michel Vovelle : Vous exposez le thème du tabou sur la mort, comme système de représentation et de pratique collective, tel qu’il a été pratiqué puis découvert au XXe siècle. Il est apparu par étapes successives à partir du monde anglo-saxon. Geoffrey Gorer s’en est le premier fait l’écho dans l’ouvrage Pornography of Death, dans lequel il avait constaté le passage, dans l’entre-deux-guerres, de la mort anglaise victorienne très visible – la reine Victoria voulait que la nursery royale soit drapée d’un drap de crêpe noir lors des deuils familiaux – à un système inversé, dans lequel la mort devenait obscène et cachée pour le malade et pour la famille. Cette déstructuration a suivi son cours et est aujourd’hui effective. Cependant, une redécouverte de la mort, à partir de 1965, a été constatée et a accompagné le mouvement tendant à rendre leur dignité aux malades terminaux. L’analyse des derniers stades de la vie effectuée par le docteur Kübler-Ross a été à l’origine du nursing. Cette découverte a trouvé des applications différentes. Outre-Atlantique, les sociologues, les psychologues et les médecins ont initié le mouvement. Le relais en Europe et en France a été pris par les historiens, comme Philippe Ariès et l’anthropologue Louis-Vincent Thomas. D’ailleurs, Philippe Ariès rappelait souvent, sur le ton de la plaisanterie, qu’en révélant ce tabou des sociétés modernes, il avait été cité dans Le Monde comme sociologue américain. En 1976, est parue une immense bibliographie des travaux sur la mort et le passage de la vie à la mort. Son introducteur, Fulton, disait, avec un humour très britannique, que la réalité du tabou sur la mort ne pouvait plus être niée, puisque 450 titres étaient parus dans l’année à ce sujet. Philippe Ariès pensait que cette redécouverte était seulement verbale. Je pense, au-delà d’un épiphénomène qui se situerait dans le seul discours, que l’on redécouvre et que l’on reconsidère la mort en termes de dignité rendue aux mourants et plus récemment au regard de l’intérêt porté au travail de deuil des survivants.

M. Gaëtan Gorce : Vous avez très justement rappelé que notre société s’attachait à masquer et à oublier la mort. Pour autant, lorsque s’engage le débat sur la fin de vie ou sur l’euthanasie, terme ambigu à employer avec beaucoup de précaution, n’y a-t-il pas une réappropriation de la mort et un retour de l’intérêt pour la vie et pour la mort, à travers cette volonté de pouvoir choisir ? On constate que si notre société réagit collectivement de manière passionnée à cette question, en rappelant les valeurs et les principes dont celui-ci de l’interdit de tuer, les citoyens pris individuellement disent – à une large majorité – leur approbation à la liberté pour chacun de choisir sa mort.

M. Michel Vovelle : Cette question est fondamentale et se posera de plus en plus. Le perfectionnement constant des techniques de réanimation et de maintien en vie font qu’à un moment le praticien devra « débrancher la pompe ». Il y aura de moins en moins de morts naturelles. Le problème de la responsabilité va donc se poser. Celle de la famille est importante, mais elle n’est pas indiscutable, dans la mesure où son attitude peut être spontanément négative ainsi qu’en témoignent le problème des dons d’organes et la difficulté à assumer la réalité physique de la mort. La responsabilité du malade lui-même peut s’apprécier par la rédaction d’un testament des dernières volontés, qui peut être un détour utile. Cela pose toutefois le problème profond de la continuité de cette dernière volonté et de l’attachement à la vie. Dès lors, dire la vérité au malade – cette exigence est nouvelle – est fondamental. Encore faut-il que cette vérité soit réellement perçue, non comme dans le cas de la patiente du Professeur Schwarzenberg citée précédemment qui ne l’avait pas intériorisée. On pourra toujours poser la question de savoir ce qu’est l’ultime dernière volonté, dans la mesure où il y a forcément un moment où celle-ci n’est plus perceptible. Je pense que ce problème n’est pas irréductible et que l’on en viendra à une forme de sagesse et d’humanisme qui permettra de déléguer cette responsabilité aux médecins, dont nous comprenons toutefois les réticences à vouloir l’assumer, du fait des attaques contre le pouvoir médical, précédemment évoquées. Au XIXe siècle et jusqu’à l’époque pastorienne, le médecin apparaît sur les ex-voto comme un grand personnage mais ne pouvait rien faire d’autre pour le mourant que l’assister. Ses moyens d’intervention étaient très limités. A partir de la révolution pastorienne et des révolutions thérapeutiques du XXe siècle, le pouvoir médical s’est matérialisé dans son efficacité. Le médecin est investi de pouvoirs qui parfois lui pèsent et qu’il ne revendique pas toujours.

M. le Président : Je vais passer la parole à Monsieur Michel Vaxès, Madame Henriette Martinez et Monsieur Michel Piron.

M. Michel Vaxès : J’éprouve quelques scrupules à poser une question qui devrait s’adresser plutôt à un philosophe qu’à un historien. Néanmoins, compte tenu de votre expérience, je souhaite entendre le point de vue de l’historien sur la question suivante : pour aborder les problèmes nous préoccupant aujourd’hui, ne faut-il pas avancer dans la définition du rapport entre le vivant et l’humain ? La question de l’euthanasie se pose aux deux extrémités de la vie pour les nouveaux–nés et pour les adultes en fin de vie. A quel moment l’humain apparaît-il dans le vivant et à quel moment l’humain cesse-t-il d’exister dans le vivant ? Je ne sais pas si cette interrogation s’est posée dans l’Histoire, mais il me semble que l’avancée des technologies médicales risque de la poser avec plus d’acuité.

M. Michel Vovelle : La question n’est pas tout à fait nouvelle. Elle apparaît de façon singulièrement importante au siècle des Lumières. A cette époque, conjointement aux progrès de la physiologie, s’est posé le problème du moment de la mort. En ouvrant l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, nous constatons que de nombreux articles sont consacrés à la mort ; le premier article traite des enterrements précipités. La question avait d’abord été formulée dans les gazettes allemandes, à propos des funérailles juives. En effet, les juifs berlinois enterraient traditionnellement leurs morts dans les 24 heures suivant le décès. Le problème des funérailles précipitées fut ainsi lancé par les gazetiers, tant est si bien que cet article de l’encyclopédie fourmille d’exemples mentionnant des morts-vivants mal enterrés. Dans ma jeunesse, ayant dépouillé plus de 20 000 testaments provençaux, essentiellement rédigés par des vieilles filles, j’ai été marqué par leur peur d’être ensevelies vivantes. La question de la mort effective était déjà présente au siècle des lumières. Actuellement, la science a déterminé des critères objectivant la mort, tel l’encéphalogramme plat. Les critères de définition du passage de la vie à la mort et de l’humain à ce qui est peut-être encore vivant dans l’entretien de certaines fonctions vitales mais qui ne répond plus à aucune forme d’hominisation ont été affinés. Je vous renvoie à l’exemple désolant de cette malheureuse jeune fille de Floride, débranchée puis rebranchée.

M. Michel Piron : En appréciant votre mise en garde contre tout manichéisme, je me posais d’autres questions. Où commence l’acharnement thérapeutique ? Quelle est la part du naturel et du médical ? Nous sommes face aux invariants que sont la vie et la mort, avec une tendance à l’extension de la vie. Pour autant, cette extension de la vie par la science nous permet-elle de dépasser l’indépassable ? La terminologie progresse–t–elle à la même vitesse que les progrès de la science ?

M. le Président : Avant de laisser Michel Vovelle répondre, je vais passer la parole à Mesdames Henriette Martinez et Nadine Morano et à Monsieur Pierre-Louis Fagniez.

Mme Henriette Martinez : J’aimerais savoir quelles sociétés ont, à travers l’Histoire, pratiqué l’euthanasie pour abréger les souffrances d’un mourant ?

Mme Nadine Morano : Gaëtan Gorce a parlé de la liberté exprimée d’un patient. Aujourd’hui, l’hypocrisie règne dans notre société. Au cours de discussions avec de nombreux médecins et par le biais de nombreuses correspondances reçues de praticiens, j’ai appris que, pour des patients qu’ils savaient en fin de vie et dans une situation insupportable, nombre de médecins pratiquaient l’injection de cocktails aidant à la mort. En tant qu’historien, quelle doit être la place de la famille et la responsabilité de chacun dans de telles situations ? Cette décision ne devrait-elle pas être prise de manière collégiale et ouverte afin de tenir compte de l’évolution de la société ?

Le don d’organes est une vraie avancée. Pourtant, il y a quelques années, lorsque ce sujet était abordé avec les familles, elles considéraient cette hypothèse comme inacceptable. Demander aux familles ayant perdu un enfant un don d’organe pour en sauver un autre soulevait un tollé. La communication, l’explication et l’implication des médecins ont permis aux familles de mieux accepter cette possibilité et de faire entrer les dons d’organes dans les moeurs. Ainsi, les cartes de donneurs d’organes ont été créées.

M. Jean Bardet : Une tendance à la baisse des dons d’organes est constatée.

M. le Président : En outre, les refus de dons augmentent. Cela rejoint la problématique introduite par Michel Vaxès. Lors d’une transplantation, un organe est vivant, tout en n’étant plus du domaine de l’humain.

Mme Nadine Morano : Je ne suis pas médecin. J’ai trois enfants et souhaite ne jamais être confrontée à la mort de l’un d’entre eux. Néanmoins, si je devais en perdre un, je ferais tout pour permettre la survie d’un autre enfant. La démarche intellectuelle permet de faire évoluer la société. Si nous nous interrogeons à l’avance, en accompagnement avec le corps médical, nous parviendrons à une prise de décision plus sereine. Le cas Humbert, phénomène de société, a dévoilé une grande hypocrisie. Ne pensez-vous pas que la liberté exprimée du patient de choisir la dignité et sa mort demeure fondamentale ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Monsieur Vovelle, vous avez mis en exergue une constatation historique évidente : nous mourrons aujourd’hui à l’hôpital dans un pourcentage compris entre 70 et 90 % selon les pays. Nous naissons dans les hôpitaux dans les mêmes proportions. Toutefois l’évolution des prises en charge respectives de la naissance et de la mort ne s’est pas accompagnée des mêmes investissements. Si vous vous rendez à Port-Royal, vous constaterez que les naissances s’effectuent au sein d’une organisation remarquable. Or, nous sommes sur le point d’installer les 70 ou 90 % des citoyens amenés à mourir à l’hôpital dans des unités de soins palliatifs – expression horrible – destinées à ce qu’ils y meurent. N’y a-t-il pas un déficit d’investissement pour l’accompagnement des mourants par rapport à celui qui est consenti pour la naissance ? D’un point de vue historique, n’y a–t–il pas un décalage entre la mort et la naissance ? Comme le disait Gaëtan Gorce, l’appropriation de la mort à l’hôpital n’est pas envisagée, puisque les équipes de soins n’ont pas procédé aux investissements nécessaires à la prise en charge des morts. Si ce décalage était comblé, n’aboutirait-on pas la ré-appropriation de sa mort par le défunt ?

Mme Christine Boutin : Monsieur le Professeur, j’ai été très intéressée par la façon dont vous avez traité de cette problématique grave et par le sourire de bon aloi que vous avez su conserver. Le problème de l’euthanasie pose profondément la question de la liberté de la personne. Concernant la fin de notre propre vie, nous pouvons prendre des décisions sincères, mais en réalité successives. In fine, dans la majorité des cas d’inconscience qui précède la mort et du fait de la réalité, il appartient à un tiers d’accomplir l’acte. Dans l’Histoire, une société s’est-elle déjà posée la question de savoir si la décision de se donner soi-même la mort pouvait être déléguée ?

M. Michel Vovelle : La première question, si je la résume, nous interroge sur le fait de savoir si la mort naturelle existe toujours. Je crois que les morts naturelles seront de moins en moins nombreuses. Les patriarches évoqués dans les livres de mémoire et qui quittent la vie en toute sérénité masquent en fait une réalité : l’hécatombe dans leurs classes d’âge avait déjà eu lieu et ces derniers étaient des privilégiés. Cela renvoie au thème de la mort - sommeil, sorte d’idéal et de rêve du gisant attendant la fin des temps. Aujourd’hui, la situation est différente. Compte tenu des moyens de lutte contre les infections, les maladies de dégénérescence ou cardio-vasculaires, le cancer, la mort naturelle va tendanciellement reculer. L’expression que les sociologues démographes utilisaient il y a 25 ans, à savoir « nous sommes tous des rescapés », ne pourrait plus être utilisée avec la même force, même si nous finirons par tous être des rescapés !

Les deuxième et dernière questions relatives aux sociétés ayant adopté l’euthanasie se font écho. Il est bien difficile d’y répondre. Dans le folklore, les Bretons allaient chercher le gros boulet de saint Yves, un bloc de granit, pour abréger les souffrances du mourant. Il n’est pas précisé l’usage qu’ils en faisaient. Dans ces sociétés de la mort achronique, une équivoque sur le terme demeure. L’euthanasie volontaire peut se retrouver dans la mort de Sénèque, s’ouvrant les veines dans son bain mais il s’agit là d’une pratique élitiste.

M. le Président : Vous évoquez là un suicide.

M. Michel Vovelle : Il s’agit d’un problème de frontière et en tout état de cause, c’est une mort assistée. De même, nous pourrions évoquer l’exemple de Cabanis qui, au chevet d’un Mirabeau enfermé dans une grande souffrance, lui donna de l’opium. Bonaparte fit de même quand il quitta Jaffa, en procurant un peu d’opium aux malheureux qui y restaient. L’euthanasie a donc été pratiquée sans le dire et le mot n’avait pas le même contenu qu’actuellement.

La troisième question portait sur la liberté exprimée du patient. Beaucoup de médecins avouent avoir pratiqué l’euthanasie passive. Le Professeur Schwarzenberg fit ainsi scandale.

M. Jean Bardet : Excusez-moi de vous interrompre, mais je crois qu’une définition des termes s’impose. L’expression « euthanasie passive » est un faux terme. Donner une drogue à un malade pour abréger ses souffrances est un acte médical. En revanche, dès lors que la mort est la finalité de l’action, nous pouvons parler d’euthanasie. En tant que médecin, je pense que la situation est rendue complexe par l’absence de définition des mots. En les définissant de manière précise, le nombre de cas problématiques devient infinitésimal.

M. Michel Vovelle : Entre abréger les souffrances et mettre à mort, ce n’est parfois qu’une question de nuance et un glissement peut s’opérer ! S’agissant des dons d’organes, comme homme des Lumières croyant au progrès, je constate que ce problème nous confronte à la non-linéarité du progrès. Il y a quelques années, je participais, en tant qu’historien, à un colloque de spécialistes des dons d’organes, colloque motivé par l’augmentation des refus de dons. Cette évolution nous interroge et peut s’apparenter à la crainte des enterrements précipités constatée au siècle des Lumières. Elle se nourrit de la préoccupation de l’intégrité du corps, dénuée de toute analyse rationnelle.

Sur un autre point, l’institution d’une une procédure collégiale me semble une voie intéressante pour éviter les dérapages.

Même si le terme « soins palliatifs »” peut sembler horrible car renvoyant à l’idée de mouroirs et de ghettos de la mort, l’installation d’unités de soins palliatifs constitue un progrès considérable par rapport à l’état antérieur caractérisé par l’abandon du malade en phase terminale. Un effort positif de restitution de la dignité a été effectué. Les lieux où l’on naît et les lieux où l’on meurt relèvent d’une qualité de soins particulière. Je suis sensible à l’argument que vous présentez sur le caractère inévitablement restrictif de ces centres de soins. Néanmoins, ils demeurent importants et devraient l’être plus car ils répondent à une nécessité.

Enfin, pour répondre à Madame Boutin, je crois que l’euthanasie fut pratiquée un peu de tout temps, sans le dire.

M. le Président : Avant de donner la parole au Professeur Jean Bardet, je soulignerai qu’à mon sens, chaque société a la mort qui lui correspond. Pensez-vous qu’historiquement et sociologiquement, cette idée se vérifie ? Dans sa réflexion, notre Mission doit-elle prendre cet aspect en considération ? Nous sommes dans une époque où nous n’échappons pas à la puissance des médias et à ce désir d’effacer et d’adoucir la mort. Comme vous l’avez dit précédemment, nous sommes tous des rescapés. Tant mieux ! Le slogan en cardiologie : « sauver les cœurs trop bons pour vivre » signifiait qu’il ne fallait pas laisser mourir les personnes illégitimes dans leur mort. Le problème est de savoir jusqu’à quel point l’activité médicale est légitime. La ligne de partage entre le soin et l’acharnement thérapeutique est floue, y compris pour la famille, déchirée entre un désir de soin et le souhait que le patient soit laissé en paix. C’est cette ambiguïté qui fait que l’on se pose la question de savoir à quel moment la technique viole l’éthique.

M. Jean Bardet : Je souhaite faire deux commentaires. Une baisse du nombre de donneurs d’organes, parallèle à la baisse du nombre de donneurs de sang, est avérée. Cette baisse a pour origine le souci de respecter l’intégrité du corps, mais fait également suite à l’affaire du sang contaminé qui a généré une confusion chez les individus, puisque les risques de contamination en cas de dons d’organes n’existent pas.

Par ailleurs, concernant les soins palliatifs, le risque de créer des mouroirs a été compris par les hôpitaux et les organismes de soins, puisqu’ont été instituées des unités mobiles de soins palliatifs qui se déplacent au chevet du malade. Ces unités se développent même à domicile. Il s’agit sans doute d’une idée à creuser.

M. Michel Piron : N’avez-vous pas le sentiment qu’occulter la mort aujourd’hui est l’expression d’un nouveau rapport au temps ? J’ai parfois l’impression que plus nous sommes aptes à gagner du temps, moins nous sommes aptes à en prendre. Je m’interroge sur la relation entre notre absence de regard posé sur la mort et sur cette modification du rapport de notre société au temps.

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous avez dit que le nombre de dons d’organes avait diminué, mais ce n’est qu’une impression. En 1994, 15 dons d’organes pour un million d’habitants étaient constatés. Aujourd’hui, ce chiffre est de 19,7, ce qui correspond à l’objectif « 15/20 » défini symboliquement pour rappeler l’appellation de l’hôpital des Quinze-Vingts qui héberge l’Etablissement français des greffes. Il est donc faux de parler d’une baisse du nombre de dons d’organes.

M. le Président : Au–delà de toute donnée chiffrée, la problématique liée aux donc d’organes demeure et en cela, elle concerne les travaux de notre mission. En effet, les dons d’organes impliquent le plus souvent, que l’on prélève un organe vivant sur quelqu’un qui va mourir. Le malade est maintenu en vie pour pouvoir effectuer ce prélèvement. A ce moment-là, l’organe est vivant : la personne n’est peut–être plus humaine, mais elle est toujours vivante. Les individus comprennent que la réanimation doit être stoppée dans un souci de prélèvement. Toute la difficulté est d’annoncer la mort tout en formulant une demande de prélèvement. Ce développement relatif à un nouveau rapport au corps est nouveau car autrefois, il n’y avait pas de dons d’organes.

M. Michel Vovelle : Effectivement, il n’y avait pas de dons d’organes, mais on peut faire mention des gravures illustrant la découverte de Harvey représentant une transfusion sanguine, où le donneur était un chien. Le résultat n’est pas connu…

Je n’ai pas à formuler de conclusion. Je m’enrichis de vos interventions. Me considérant comme un modeste praticien auxiliaire de soins palliatifs, puisque, depuis dix ans, je donne une conférence inaugurale à l’hôpital Brousse, je partage votre point de vue sur la nécessité d’ouverture et de développement des soins palliatifs. En outre, vous avez indiqué, Monsieur le Président, que chaque société a la mort qu’elle mérite. Pierre Chaunu, avec lequel j’ai une longue tradition d’amitié difficile, a dit qu’une société se jugeait à la manière dont elle traitait ses morts. Il est certain qu’à chaque séquence de l’évolution de l’humanité, une société est régie par un système de la mort qui, n’est certes pas le décalque mécanique des structures sociales, mais qui a à voir avec les structures de la société, du pouvoir et l’imaginaire collectif, religieux ou philosophique. D’un système à l’autre, la mort change et des séquences de crise se renouvellent. Le Moyen–Age fut marqué par la crise du macabre, la fin du XVIe siècle par le frisson du baroque. Je me suis demandé si nous vivions une crise aujourd’hui, ou si, comme Philippe Ariès le pensait, simplement un épiphénomène. J’ai l’impression que nous sommes dans une période de crise, dans laquelle se formule la nécessité d’un humanisme à l’usage de notre temps. Je ne peux qu’exprimer ma satisfaction quand l’on me parle de l’augmentation du nombre des dons d’organes.

Audition de M. Nicolas Aumonier,
Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences à l’Université Joseph Fourier, Grenoble I



(Procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous prie d’accueillir Nicolas Aumonier, ancien élève de l’Ecole normale supérieure qui a beaucoup travaillé sur la philosophie des sciences et les rapports entre la philosophie et la biologie. Membre du Comité consultatif pour la protection des personnes dans la recherche biomédicale à l’hôpital Saint-Antoine, maître de conférences en histoire et philosophie des sciences à l’Université de Grenoble I, vous avez écrit le Que sais-je ? qui a fait notre initiation en matière d’euthanasie, mais également un Essai d’évaluation des arguments en présence aux Editions du Conseil de l’Europe au mois de septembre 2003. Vous allez prochainement faire paraître à La Documentation française, un article que nous attendons avec une grande impatience.

Notre Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a été mise en place à la suite d’un certain nombre d’événements qui ont défrayé la chronique, mais également, pour tenter de réactualiser les données de la philosophie, de la science, de la médecine et du droit. Vous avez affaire à des législateurs dont la préoccupation est de savoir s’il convient de faire évoluer les normes actuellement acceptées en France, sachant que d’autres législations existent en Europe, aux Pays-Bas ou en Belgique par exemple. Nous avons choisi de n’auditionner, dans un premier temps, que des philosophes, des sociologues et des historiens pour essayer de replacer ce problème dans son contexte moral et éthique qui, de mon point de vue, ne peut s’articuler avec une pratique législative ou réglementaire qu’après que nous ayons étudié ces notions.

Députés de la majorité et de l’opposition, nos clivages n’épousent pas nos convictions politiques. En effet, il peut y avoir des positions, à l’intérieur de la majorité ou de l’opposition, plutôt favorables ou plutôt opposées à une modification législative. Nous avons donc choisi de nous mettre dans une position telle, qu’elle nous permette à tous de modifier notre point de vue initial qu’il soit le résultat de notre culture, de l’enseignement que nous avons reçu ou de nos connaissances, pour mieux comprendre et appréhender ce difficile problème, en faisant preuve d’ouverture.

M. Nicolas Aumonier : Je vous remercie, Monsieur le Président et vous tous ici, de prendre le temps d’entendre des philosophes. C’est plutôt rare lorsqu’il s’agit de bioéthique. Je n’ai pas le souvenir que le Conseil d’Etat, saisi de la révision des lois de bioéthique en 1999, en ait auditionné un, ès qualités, ni que le jury chargé d’organiser la conférence de consensus (dont parle Madame de Hennezel dans son rapport) n’en compte un, pour l’instant. Je ne sais si c’est parce que nous avons coutume d’être un peu iconoclastes ou parce que nous avons la réputation de jargonner. Si tel était le cas aujourd'hui, je vous remercierais, Monsieur le Président et vous tous, de me rappeler à l’ordre de la clarté.

Je dirai, en commençant, que sur ces questions, je conçois mon rôle de philosophe de deux manières : d’une part, il faut essayer de peser les arguments entre eux et, d’autre part, il faut prendre le temps de mesurer certains dangers ou mettre en garde à leur propos. Il me semble et j’espère qu’entre l’émotion qui paralyse la pensée et la froideur d’une logique inhumaine, il y a place pour préciser des arguments, en tenant compte de la situation réelle des personnes qui souffrent, au point d’être amenées à demander à en finir. L’euthanasie, pour être clair, est-elle un meurtre ou un acte ultime de soins ? Devrez-vous nécessairement légiférer sur ce point ? Les partisans et les adversaires de l’euthanasie échangent-ils, à ce sujet, des arguments de poids égal ?

Je vous propose trois angles de réflexion :

– l’histoire et la définition du mot « euthanasie » et le repérage des situations hospitalières concrètes auxquelles il s’applique ;

– la tentative d’une troisième voie, présentée en France par le Comité consultatif national d’éthique ;

– l’évaluation rationnelle des thèses en présence autour de quelques points centraux.

Pour terminer cette présentation, je dirai qu’il ne s’agit pas d’un problème purement spéculatif. Les mots cachent des personnes dont la détresse particulière semble échapper à toute mise en mots. Autrement dit, essayer de trouver les mots justes, de peser les arguments est peut-être la première forme de respect que nous leur devons.

Le terme « euthanasie » est l’héritier de quatre sens distincts. De l’Antiquité au Chancelier Bacon, l’euthanasie signifie « mort douce ». Cela signifie aussi, parfois, préférer une mort violente par le fait d’être égorgé plutôt que de mourir d’inanition quand on est lépreux et que des ennemis viennent prendre la ville qui vous ravitaillait. Ce sens n’est donc pas si clair.

Le deuxième sens du terme est utilitariste et provient de l’école de pensée illustrée notamment par Bentham, Mill ou Sidgwick. Nous en trouvons également des rappels ou des références, lorsque Cicéron s’interroge sur qui de l’utile ou de l’honnête, c'est-à-dire de l’utile ou de la moralité, doit l’emporter. Pour l’utilitariste, ce qui justifie la vie, ce qui fait qu’elle mérite d’être vécue est son utilité. Celle-ci est non seulement marchande mais renvoie également aux plaisirs. Lorsque la somme des plaisirs l’emporte sur la somme des déplaisirs, nous sommes dans un contexte utilitariste, la vie mérite alors d’être vécue. Lorsque cette somme est défavorable aux plaisirs, la décision peut être prise d’interrompre cette vie. Nous rencontrons souvent ce raisonnement qui a une origine utilitariste.

Le troisième sens du mot « euthanasie » est, historiquement, l’euthanasie eugéniste. L’un des exemples historiques les plus attestés est l’ordre donné par le Chancelier Hitler du 1er septembre 1939 au mois d’août 1941. Durant cette période, environ 100 000 personnes sont mortes dans ce qu’on appelait « des fondations charitables pour des soins hospitaliers ». Ces personnes, du fait de leur handicap, de leur maladie ou de leur âge, étaient improductives. Les médecins, qui n’étaient pas dupes, affirmaient qu’elles devaient être envoyées dans ces fondations pour éviter les travaux forcés et la mort. Ces fondations se sont révélées n’être rien moins que des endroits où on les a fait mourir.

Enfin, le dernier sens du terme est l’euthanasie compassionnelle qui se rencontre lorsque rien n’existe pour calmer une douleur insoutenable. Il s’agit alors de mettre en œuvre quelque chose pour faire mourir les patients et, ainsi, faire passer la douleur. L’un des plus beaux exemples de la littérature est raconté par Léon Daudet dans ses Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (au chapitre « Devant la douleur »). Six Russes avaient été envoyés à l’Hôtel-Dieu par le tsar, pour être soignés de la rage. Après la mort d’un premier Russe, les cinq autres ont supplié qu’on les achève. Pasteur, le pharmacien en chef et le directeur en chef de l’Hôtel-Dieu, n’ayant rien pu faire, ont pris la décision de les faire mourir. Après une discussion, expression de la collégialité, le pharmacien en chef leur a administré un produit létal. Léon Daudet rapporte ensuite : « nous nous mîmes tous à pleurer tellement c’était insoutenable ».

Ces quatre sens du mot « euthanasie » viennent s’appliquer à cinq actes qu’il est aujourd'hui possible de pratiquer sur une personne qui, hospitalisée ou soignée à domicile, souffre terriblement : administration d’analgésiques à forte dose pour accélérer le décès ; limitation ou abstention des traitements actifs ou de réanimation ; arrêt des dispositifs de survie artificielle ; aide au suicide ou suicide assisté ; injection d’une substance mortelle.

Nous abordons dès lors l’enjeu philosophique d’une définition de l’euthanasie. En effet, pour un certain nombre de personnes, une rupture se fait jour entre, d’une part, les trois premières définitions, considérées comme des situations de services, de soins, et, d’autre part, les deux dernières qui ne le sont plus. Pour d’autres, il y a continuité d’un même acte, le médecin sachant très bien à quoi va conduire une escalade de doses de sédatifs – l’euthanasie – et le faisant. Pour ma part, il me semble que l’euthanasie doit être définie par rapport à l’intention de l’acteur de soins. En effet, ce dernier est le seul à pouvoir savoir s’il fait un geste pour libérer un lit, éliminer une personne éventuellement gênante pour son service – cela peut arriver – ou s’il met en œuvre une technique de soins pour assommer la douleur, fût-ce bientôt – mais il ne sait pas exactement quand – au prix de la vie. Une définition de l’euthanasie doit donc être suffisamment restreinte pour tenir compte de cette finesse : les intentions du ou des acteurs de soins. Je pense donc que l’euthanasie est l’acte ou l’omission – car l’omission peut être mortelle – dont l’intention première vise la mort d’un malade pour supprimer sa douleur. C’est une chose de supprimer la douleur, fût-ce en entraînant la mort ; c’en est une autre de supprimer la vie, en estimant que le problème n’existera plus. Il y a donc un consensus sur ce point et le rapport de Madame de Hennezel en témoigne : pour aller vite, l’euthanasie est une mort imposée que nous pouvons opposer à une mort « naturelle ». J’emploie évidemment « naturelle » avec toutes les précautions que ce mot implique dans ce contexte. Cette distinction seule permet de maintenir les notions d’intention, d’acte et de liberté.

Dans le panorama culturel actuel, une opposition se manifeste entre les défenseurs des soins palliatifs et ceux d’une loi sur l’euthanasie ou d’une possibilité qui serait donnée d’autoriser l’euthanasie. Il me semble que cette opposition n’est pas complète ; c’est une fausse opposition. En effet, il est possible d’être à la fois favorable aux soins palliatifs et à l’euthanasie ou d’y être défavorable. Plusieurs combinaisons existent. Ce ne sont pas des oppositions bloc à bloc.

Dans ce panorama, les législateurs que vous êtes ont certainement connaissance des principales prises de positions des autorités religieuses qui sont toutes opposées à l’euthanasie, soit parce qu’elles l’envisagent comme un meurtre (c’est la position des juifs, des musulmans, des catholiques et des orthodoxes), soit parce qu’elles estiment qu’elle apporte une fausse réponse à la souffrance (c’est la position des bouddhistes et d’un certain nombre de protestants).

Quant aux autorités morales, le Conseil de l’Europe a pris, le 25 juin 1999, la position que vous connaissez : il s’oppose à l’euthanasie au nom du respect inviolable de la dignité de toute personne. Les arguments sont que le droit à la vie, y compris celui des malades incurables et des mourants, est garanti par les Etats membres. Un droit à la vie existe donc, mais je ne sais pas ce que cela signifie. En outre, la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement. Le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou un mourant, ne peut jamais constituer un fondement juridique à sa mort de la main d’un tiers. En quelque sorte, la volonté d’une personne qui serait dans cette situation ne suffit pas à fonder, au regard du Conseil de l’Europe, une légitimation de la demande. La volonté doit donc être examinée, ici, avec précaution.

Dans son avis du 27 janvier 2000, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) affirme, pour sa part, l’existence d’une troisième voie entre soins palliatifs insuffisants et reconnaissance d’un droit au suicide assisté ou d’une euthanasie à qui en fait la demande. Cette troisième voie est-elle légitime entre deux solutions qui ne s’opposent pas exactement termes à termes ? Telle est la première question à se poser. Elle permet déjà d’indiquer une réponse. La solution du CCNE consiste à créer une sorte d’instance d’exception qui serait chargée d’examiner, s’il y a lieu ou non, de poursuivre le médecin qui a pratiqué une euthanasie. Or, cette réponse ne me paraît pas philosophiquement correcte pour plusieurs raisons. D’abord, cette instance se prononce quand il n’y a plus rien à dire. Autrement dit, toute la stratégie qui consiste à dire « sortons les pratiques clandestines de la clandestinité par une loi » restera, en réalité, sans effet si celui ou ceux qui ont agi, estiment que leur action n’était peut-être pas tout à fait conforme à ce que la loi aurait prévu. Ce problème se rencontre aux Pays-Bas et en Belgique. N’ayons pas la naïveté de croire qu’une loi empêche d’agir ceux qui veulent l’enfreindre. L’existence d’une loi ne signifie pas qu’elle ne sera pas violée. Sortir une pratique de la clandestinité en l’organisant juridiquement me paraît, sur le terrain de la pratique même de cette sortie de clandestinité, utopique. Ensuite, le nom même d’ « instance d’exception » me semble un abus de vocabulaire, bien que je ne sois pas juriste. En effet, il me semble que, lorsque les juristes invoquent le terme d’exception, il s’agit de la forme et non du fond. Par conséquent, imaginer que la décision de laisser en vie une personne soit une question de forme serait un abus de vocabulaire. En outre, imaginer qu’un tiers puisse consentir à l’euthanasie de quelqu’un me semble surréaliste. Nous ne sommes, en effet, pas ici dans le contexte – qui a peut-être servi de modèle – de l’expérimentation biomédicale. Dans ce dernier cas, en principe, l’expérimentation sur une personne doit permettre d’en sauver d’autres par la suite sans tuer cette personne. L’expérimentation clinique est réversible, elle s’exerce dans un contexte où il existe un choix alors que, dans le cas imaginé par le CCNE, supposer que quelqu’un pourrait avoir le rôle de consentir à l’acte sans être véritablement à la place de la personne me paraît un abus de position. Cette instance d’exception organise une sorte de permis de tuer compassionnel qui ne me paraît pas tenir la route.

Le respect de la dignité de la personne est souvent évoqué. Il peut évidemment s’entendre de deux façons, que vous souhaitiez légiférer sur l’euthanasie ou que vous ne le souhaitiez pas. Tout le monde est favorable au respect de la dignité de la personne. Mais en quoi consiste véritablement cette notion ? Je vous propose un historique rapide du concept de dignité.

Il me semble que les premiers qui disent dignitas, en l’opposant à pretium (prix), les premiers qui opposent la valeur ou le prix à la dignité sont les stoïciens avec Sénèque. La logique stoïcienne va placer l’esclave face à l’homme libre et appliquer particulièrement cet antagonisme à soi-même, en opposant les passions dont je serais l’esclave, à la pensée, qui est ce qui doit commander en moi. Il y a donc une hiérarchie dans le système stoïcien entre un haut (la pensée ou la volonté, ce qui dépend vraiment de moi) et un bas ou un vil, dirait Nietzsche, (ce qui me dépossède de moi-même, ce qui m’entraîne où je ne voulais pas aller, c'est-à-dire les passions, le corps). La première naissance du mot « dignité » est une sorte d’aristocratisme de la pensée contre le corps ou d’aristocratisme de la volonté contre le corps. La critique nietzschéenne, selon laquelle les Stoïciens ont anesthésié la vie, me paraît assez juste.

Le deuxième temps de cette histoire de la dignité réside dans la pensée chrétienne, qui affirme que tout homme a une dignité car il est aimé de Dieu. Cette idée est reprise dans la tradition évangélique : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites. » Cette tradition chrétienne est ensuite reprise, laïcisée et moralisée, c'est-à-dire située dans un contexte strictement moral et pas du tout religieux, par Kant. La dignité est alors la dignité morale, c'est-à-dire le respect de la loi morale qui est en nous et pas nécessairement de la loi politique. Dans les deux dernières étapes (la pensée chrétienne ou la pensée kantienne), il s’agit d’une universalité de la notion de dignité, d’une démocratisation politique de l’aristocratique dignité stoïcienne.

Dans le débat qui nous anime aujourd'hui, je citerai, parmi ceux qui se réclament de ce concept dans le titre même de leur conviction politique, l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD). Qui d’entre nous ne voudrait mourir dans la dignité ? Nous voulons évidemment tous mourir dans la dignité. Il me semble que le concept de dignité dont se sert l’ADMD est un concept stoïcien, aristocratique, hiérarchisant et, au final, non démocratique. Il me paraît qu’il y a une logique de maîtres qui essaient de changer la loi pour avoir la liberté de boire la ciguë s’ils le veulent. Or cette liberté existe. Personne ne peut empêcher personne de boire la ciguë : personne ne peut empêcher autrui de se suicider. Mais à partir du moment où cette conception devient prescriptive, c'est-à-dire voudrait obliger le corps médical ou un acteur de soins de me tuer si j’en fais la demande, elle paraît alors aristocratique, contraire aux droits de l’homme, c'est-à-dire contraire à une notion universelle de la dignité. C’est, en quelque sorte, le particularisme de la dignité qui essaie d’en supprimer l’universalisme. La dignité n’est pas de hiérarchiser entre une volonté et un corps ; c’est de penser le respect de l’unité corps et volonté.

En outre, l’argument massif en faveur d’une conception de la dignité élargie, c'est-à-dire universelle, est le respect d’un élémentaire principe de précaution, de prudence. En effet, certains estiment que le corps, quand il n’est plus rien, n’impose pas le respect et qu’il faut donc respecter la volonté, et ce d’autant plus que cette volonté a été préalablement exprimée dans ce qu’il est convenu d’appeler un « testament de vie ». Or, s’agissant de la question des droits de l’homme, la seule manière de préserver leur cohésion est de ne pas privilégier le respect de la volonté par rapport au respect du corps et si possible de respecter les deux à la fois ; et lorsqu’une personne ne peut plus communiquer, le principe de précaution demande de supposer qu’elle doit pouvoir changer d’avis, même après avoir écrit un « testament de vie ». Par conséquent, le respect de la volonté est, à un certain moment, subordonné au respect du corps parce que seul le corps peut manifester un changement de volonté. C’est la raison pour laquelle j’estime qu’opposer le respect du corps à celui de la volonté est un faux débat, un faux problème. Quand plus rien ne peut plus être exprimé, il faut alors, par prudence, par sagesse, absolument tenir le respect du corps comme le seul de nature à garantir le respect de la volonté ou d’un changement de volonté possible. C’est sur ce point que porte la notion de droits de l’homme : si une loi devait ouvrir la porte à l’euthanasie, elle ne pourrait plus tenir compte de ce changement de volonté, même au dernier moment, et elle abandonnerait les corps à l’impossibilité de changer de volonté. Elle viendrait, en quelque sorte, rompre le contrat social manifesté dans cet équilibre entre corps et volonté. Il me semble que le contrat social s’exprime dans le contrat médical tacite (défini par l’arrêt Mercier de la Cour de cassation du 20 mai 1936 : « tout patient a droit à des soins attentifs, consciencieux et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ») qui, lui-même au service de ce contrat entre notre propre corps et notre propre volonté, viendrait à être rompu si nous ne donnons plus la possibilité d’un changement de volonté à ce corps qui ne peut plus communiquer. J’espère avoir été clair. A l’intérieur de nous-mêmes, il y a ce contrat social élémentaire ou cette expression des droits de l’homme dans cet équilibre entre mon corps et ma volonté.

Certains se demandent pourquoi vouloir rester en vie lorsque la vie devient une prison. Il ne faut pas mésestimer humainement tout le poids de la souffrance qui peut conduire à une telle interrogation. Cependant, si nous ne cédons pas à l’émotion, dire que la vie corporelle peut devenir une prison est une affirmation platonicienne, puisque selon Platon « le corps est le tombeau de l’âme ». Il s’agit d’une forme d’idéalisme car la vie est ce qu’elle est dans la réalité. Vouloir la quitter peut être un désir légitime, mais le faire ou contraindre quelqu’un à le faire, revient peut être à transformer un désir légitime en fantasme, en rêve de lendemains meilleurs. Or qu’est-ce qui peut assurer le législateur qu’il y a une vie après la mort et que donc, en autorisant l’euthanasie, il autorise le rêve bien légitime d’une personne qui imagine qu’en quittant la vie, elle ne mourra plus ? En effet, pour penser cela, il faut penser d’une manière ou d’une autre, qu’on reste encore en vie. Or il me semble que le législateur agit dans le cadre d’une laïcité très forte et ne peut pas tomber dans ce travers, dans cette illusion, dans cette sorte d’« opium du peuple ». Il ne peut pas faire comme s’il y avait une vie après la mort, seul argumentaire tenable de ce que nous aurions une bonne raison de quitter une vie devenue ignoble pour une autre, plus agréable, meilleure ou sans souffrances.

Je tiens ce raisonnement parce que, pour résumer, nous entendons trois arguments à propos de l’euthanasie. Le premier de ceux-là consiste à dire : supprimer la vie pour supprimer la souffrance. Cela revient à déclarer : Paul est souffrant, Paul étant le sujet souffrant, le prédicat. Si l’on dispose d’une stratégie anti-douleur adéquate, on va supprimer la souffrance et Paul va rester en vie. Si vous dites que vous supprimez Paul pour supprimer la souffrance, que vous supprimez le sujet pour supprimer le prédicat, vous commettez une faute de logique impardonnable et difficile à soutenir. Nous la commettrions si nous autorisions l’euthanasie pour supprimer cette vie de souffrance avec le fantasme d’une vie meilleure. Pour des raisons de prudence et quelles que soient les croyances des uns et des autres – sur lesquelles je ne me prononce pas – un argument de croyance occulte ne doit pas intervenir dans ce débat pour justifier l’euthanasie.

Le deuxième argument est celui du testament de vie. Nous devons avoir à l’esprit que la personne qui l’écrit n’est pas la même le jour venu, même si, juridiquement, il s’agit du même sujet. En effet, cette personne pourrait souhaiter, bien qu’elle ne puisse plus exprimer quoi que ce soit, rester encore un peu en vie et ainsi prendre quelques dispositions affectives, attendre le retour d’un proche, se réconcilier avec un autre. Si la loi vient interférer en ce domaine, elle risque fort de faire comme s’il s’agissait de la même personne qui avait demandé l’acte d’euthanasie et sur laquelle il devrait être exercé. En fait, il n’y a pas de continuité humaine, affective entre la demande et l’acte, entre la personne qui demande et celle qui vient à mourir.

Le troisième argument le plus communément admis est celui du droit à l’exception : s’il est insupportable et inhumain de ne pas supporter des exceptions, il faut donc les organiser. Or une telle exception viendrait pervertir la confiance patient-médecin. Par ailleurs, comme nous venons de le voir, les conditions d’applicabilité de cette exception sont toutes fragiles. Un élémentaire principe de précaution semble donc devoir s’appliquer. Enfin, si une loi devait exister, il faudrait que quelqu’un l’applique. Il faudrait donc qu’un médecin ou qu’un acteur de soins passe à l’acte. Or il semble y avoir sur ce point un grand écart entre la demande des patients et ce que les médecins sont prêts à faire. Quelle attitude positive envisager par rapport à cette question ? Une loi ne résoudrait pas le problème de la solitude de ces personnes tel que ces demandes d’euthanasie l’expriment. Par ailleurs, même si ce n’en est pas le symétrique, un effort considérable dans le développement des soins palliatifs, c'est-à-dire dans le respect concret de la vie des personnes, est entrepris. Ayant interrogé quelques médecins, plus particulièrement dans la région grenobloise, avant de me présenter à vous, je me fais leur représentant et leur porte-parole. Tous demandent la création systématique d’un centre de traitement palliatif, d’un centre de formation à la douleur, dans chaque CHU, afin que les jeunes médecins soient formés.

Il me semble que la notion de dignité pourrait s’inspirer de la manière dont elle est illustrée par la Loi fondamentale allemande. Cette dernière a une position très exigeante de la dignité. Au lieu de toujours s’opposer à ceux qui, avec des arguments apparemment valables et par compassion, demandent une loi pour organiser les pratiques et afin d’éviter d’être perpétuellement en dehors du sens de l’histoire, il y a peut-être place pour une déclaration affirmant solennellement la positivité de la dignité de la personne humaine dans son universalité, de sorte que cette déclaration rendrait inconstitutionnelle, par le fait même, toute demande de loi sur l’euthanasie.

Pour tenter de conclure provisoirement, je dirai que le principal argument est celui des droits de l’homme. Pour les appliquer de manière simple, posons-nous une seule question. Ne nous demandons pas si nous devons légaliser ou non l’euthanasie mais simplement, comme les médecins, les patients, les familles et les héritiers peuvent le faire, si elle est légitime ? Pour qu’elle le soit, il faut dire pour qui et par qui. Or il me semble que, dans les deux cas, nous ne pourrons jamais répondre. Faudrait-il, enfin, que nous fassions si peu confiance à la loi pour qu’il nous faille une loi pour faire confiance à la loi ? Je m’explique : un jury d’assises, un tribunal correctionnel, a toute maîtrise, en France, pour qualifier les actes en jeu, pour décider ou non de poursuivre. Pourquoi faudrait-il donc une loi supplémentaire pour cela ?

Je vous remercie. J’ai été bien incomplet. Je me tiens prêt à répondre à vos questions.

M. le Président : Merci beaucoup, monsieur. Je vais, comme à l’accoutumée, poser les premières questions. Si vous le voulez bien, nous vous poserons une série de questions. Vous y répondrez par la suite dans l’ordre que vous souhaiterez.

Nous avons compris que vous n’étiez pas très favorable à une loi sur l’euthanasie. Vous avez abordé la question du continuum ou de la rupture entre cinq hypothèses médico-hospitalières : le double effet des drogues apaisantes, la limitation du traitement, l’arrêt du traitement de réanimation que l’on peut considérer comme artificiel, l’aide au suicide, l’injection mortelle. Les médecins font, en pratique, la distinction entre les trois premières hypothèses, et les deux dernières. Selon vous, ce qui importe, c’est l’intention. Cela est conforme à notre droit pénal. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a, de temps en temps, une certaine ambivalence d’action, lorsque l’élément calmant et l’élément létal sont à peu près équivalents dans l’intentionnalité ? Considérez-vous donc qu’il s’agit déjà d’une pratique euthanasique, selon la définition utilisée, ou encore d’un acte médical ?

Je tiens également à revenir sur l’affirmation selon laquelle sortir l’euthanasie de la clandestinité vous paraissait utopique. Nous ne pouvons néanmoins pas ne pas considérer, aujourd'hui, qu’il y a entre le code de déontologie médicale et le droit pénal – laissons de côté le CCNE qui a effectivement des positions difficiles à suivre parce qu’ambiguës – un certain fossé. Ce dernier fait que certaines pratiques médicales, dans le cadre du bon usage, peuvent encore se trouver confrontées à une loi qui les sanctionne. Ne pensez-vous donc pas – je vais volontairement employer un terme impropre - qu’il faille légaliser les bonnes pratiques ?

Vous avez, par ailleurs, critiqué le terme d’exception appliqué à l’euthanasie par le CCNE, sachant qu’il ne l’emploie pas comme une volonté de dépénaliser l’euthanasie mais comme le fait de considérer que cet acte de donner la mort revêt quand même un caractère compassionnel actif qui le différencie, dans son intentionnalité, de toute autre atteinte au corps humain de nature égoïste. En effet, nous pouvons distinguer les actes non-égoïstes des actes égoïstes, ceux qui sont faits pour le patient de ceux qui sont faits contre lui.

J’ai également été interpellé par votre affirmation selon laquelle l’euthanasie présupposait une vie ultérieure meilleure que celle qui serait actuellement vécue et qu’en agissant dans ce domaine, le législateur sortirait alors de sa laïcité pour entrer dans le religieux, offrirait un au-delà au lieu d’une vie souffrante. L’alternative du néant ne peut-elle pas, dans des situations particulières, apparaître comme une solution à une vie souffrante ? L’hypothèse du néant n’est-elle pas envisageable, tout du moins pour ceux qui proposent l’euthanasie ?

En outre, vous avez bien décrit le concept de la dignité dans sa théorie kantienne. Elle est celle que nous avons adoptée en Occident ; elle a toutefois peut-être subi une petite influence religieuse, même si Kant a essayé de sortir la notion de la morale universelle de la morale religieuse (tentative critiquée par Schopenhauer qui considérait que Kant avait une vision très chrétienne de l’universalité).

Vous avez bien opposé le corps et la volonté, en expliquant que le corps était le dernier lien d’humanité relié à la volonté et que, par conséquent, toucher au corps en niant la volonté immédiate ou en l’occultant et en se fiant à une volonté antérieure, serait une infraction à la dignité humaine. Vous oubliez toutefois les situations où la volonté lucide est en cohérence avec le corps. Lorsque la demande est exprimée dans cette hypothèse, un argument de liberté s’oppose à un argument d’humanité. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

Enfin, vous avez parfaitement décrit la philosophie platonicienne et stoïcienne des partisans de l’euthanasie qui sont, au fond, dans une situation de surmoi par rapport au ça et qui considèrent que le surmoi doit être privilégié, c'est-à-dire la volonté de la pensée par rapport à la contingence du corps. Dans ce contexte, les stoïciens ont prôné le suicide face à ce qui leur paraissait moralement indigne. J’affirmerais même que, dans l’histoire chrétienne, le martyre est une forme de suicide pour ne pas accepter ce que la volonté trouvait inacceptable. Il existe donc des exceptions de suicide ou, en tout cas, de privation de la vie dans des buts conformes à cette volonté.

Voilà les arguments de ceux qui défendent l’euthanasie et de ceux qui s’y opposent, que j’aurais souhaité que nous développions à nouveau. Vous l’aurez compris, je me garde bien de prendre parti parce que je cherche.

M. Michel Vaxès : Vous concluez sur l’argument que vous considérez principal : celui des droits de l’homme. Je pose donc au philosophe la question suivante : qu’est-ce que l’homme ? Elle a été posée à un historien la semaine dernière ; je souhaitais la poser à un philosophe. Il s’agit du rapport entre la pensée et le corps, entre l’humain et le vivant.

En outre, vous indiquez que l’euthanasie abandonnerait le corps à l’impossibilité de changer la volonté. Je ne suis pas médecin, mais un électro-encéphalogramme plat, confirmé comme irréversible prouve l’existence d’un corps vivant, incapable d’exprimer une volonté. J’ai choisi volontairement l’exemple le plus schématique. Quelle est alors votre réponse à la question de l’euthanasie ? Dans ce cas, on « débranche ». Il n’y a plus de souffrance – je parle sous le contrôle des médecins – parce qu’il n’y a plus de conscience et d’activité nerveuse ; il s’agit d’un corps en vie sans vie humaine. Cette problématique me paraît donc importante. J’aimerais avoir votre opinion sur cette question.

M. Pierre-Louis Fagniez : J’ai été très intéressé par l’ensemble de votre exposé. Vous avez initialement déclaré que nous, parlementaires, n’étions pas habitués à écouter les philosophes, notamment lorsque nous réexaminons les lois de bioéthique. Je peux vous rassurer sur ce point : pour la dernière révision des lois de bioéthiques, nous avons entendu d’autres philosophes et nous regrettons de ne pas vous avoir entendu. En tout cas, aujourd'hui, nous sommes très heureux de vous avoir entendu. Pour ma part, j’ai été très intéressé par votre exposé.

Je souhaiterais vous poser une question. Le corps de votre argumentaire comprend deux éléments : le respect du corps et la dignité. Nous comprenons très bien ce que recouvre le premier élément, avec ce principe de laïcité qui viendrait renchérir sur le principe religieux. En effet, les défenseurs de la laïcité et les prêtres pourraient bien défendre la même chose, puisque les laïcs considèrent qu’après la vie, il n’y a rien, et, qu’en ce sens, on n’a pas droit à l’euthanasie et que les prêtres postulent qu’il y a quelque chose et que, par conséquent, l’euthanasie est illégitime. Laïcs et religieux se rejoignent donc. Je vois bien que le respect du corps est ce qui anime l’essentiel de notre réflexion. Vous avez néanmoins présenté le principe de dignité comme si le respect du corps ne vous suffisait pas. Le droit à la vie est un droit fondamental de la personne. En ce sens, cet argument n’est-il pas suffisant ? Vous décrivez le principe de dignité, que vous faites d’ailleurs évoluer de façon subtile en le critiquant avec les stoïciens, en le réhabilitant ensuite, en abordant le testament de la personne et en finissant avec une déclaration générale au nom de la dignité. Pourquoi parler autant de la dignité quand le respect du corps et de la vie est le droit fondamental de la personne ? Pour l’embryon humain, l’appel au principe de dignité qui seul le protège de façon constitutionnelle n’est pas gratuit. J’ai trouvé votre argumentaire très intéressant et très subtil – peut-être un peu trop parce que le respect du corps, pour nous qui sommes médecins, est suffisant pour défendre le droit à la vie. Je finirai en disant qu’il est évident que ceux qui devraient y mettre fin ne peuvent être que des bourreaux, en tout cas pas des médecins.

M. Michel Piron : Votre remarquable exposé m’a inspiré deux questions essentielles. Je souhaiterais revenir sur son point de départ concernant le problème du continu et du discontinu. Je ne suis pas médecin, alors comment et quand, dans le continu du soin de la douleur, passe-t-on au discontinu qui peut être dans la dose et les moyens et qui, dans tous les cas, fait que le soin de la douleur ne peut peut-être pas complètement ignorer les conséquences évoquées précédemment ? J’ai bien retenu l’idée d’intentionnalité. C’est la cause première qui n’est pas la cause finale. Selon vous, pouvons-nous dépasser cette ambiguïté qui me paraît plutôt insurmontable ?

Ma seconde question a trait au couple volonté et corps. Je n’insisterai pas sur le mot « conscience » qui planait sur la discussion. Cela étant, vous l’avez évoqué en insistant, à juste titre, sur le fait que l’on pouvait changer de volonté et en indiquant que telle ou telle personne pouvait ne pas être la même au moment de la fin. Personnellement, je me demande si vous ne forciez pas un peu le trait en évoquant le changement de personne. Je me permettrai de vous interroger sur ma préférence pour une formule de Jankélévitch, qui disait : « je demeure moi-même tout en devenant autre ». Tout cela me conduit à la question de l’adjectif non-employé aujourd'hui mais si souvent utilisé de la « dernière » volonté. Parmi les questions qui nous sont posées, outre le cas limite d’un corps qui ne peut exprimer une volonté et qui est donc une non-expression de volonté, il y a celle de l’ultime volonté puisque, en effet, la même personne peut être sujette à de multiples changements. Je me pose, moi aussi, la question de savoir si l’on peut être capable de mettre le doigt sur ce que l’on pourrait appeler la dernière volonté.

Mme Henriette Martinez : Monsieur, vous avez affirmé qu’une loi sur l’euthanasie pourrait être transgressée et n’empêcherait pas les euthanasies clandestines. Il me semble que c’est le cas de toute loi. Toutes les lois sont transgressées. Elles ne sont pas faites pour cela et le sont pourtant. Je m’interroge donc sur cette affirmation qui tendrait à dire qu’il ne faut plus légiférer puisque toute loi est transgressée. Que faisons-nous donc ici, monsieur ? Ne fallait-il pas légiférer sur l’avortement ? Ne faut-il pas légiférer sur la sécurité routière ? Ne faut-il légiférer sur rien puisque toute loi, par définition, est un jour transgressée ?

Vous nous avez ensuite affirmé, comme l’a relevé le Président, que l’acte d’euthanasie relèverait de la croyance en un au-delà meilleur. Comment pouvez-vous affirmer que toute volonté d’être euthanasié procéderait de la croyance en un au-delà ? Je pense que de nombreuses personnes athées réclament l’euthanasie et qu’on ne rêve pas forcément d’un paradis en demandant la mort mais simplement d’une fin de cette vie.

Enfin, vous avez évoqué le testament de vie qui ne semble pas avoir de valeur à vos yeux, puisque la personne, au moment où son testament de vie est en mesure d’être exécuté, n’est plus la même. Que penseriez-vous d’un « testament de vie » renouvelé régulièrement tout au long de la vie par un acte écrit, par l’adhésion à une association ? Pensez-vous qu’il serait toujours sans valeur ? Dans ce cas, ne considéreriez-vous pas que vous porteriez atteinte à la liberté de choix de chaque individu ? Vous nous avez dit que l’on pouvait choisir son suicide. Je pense que vous êtes d’accord pour dire que l’on peut choisir sa vie. Vous avez reconnu que chaque individu pouvait choisir de se suicider. S’il n’est plus en mesure physiquement ou intellectuellement de le faire, pourquoi lui refuser l’aide nécessaire ? Qui pourrait la lui refuser ? Des soins sont accordés à tout être humain en fin de vie qui n’est plus en mesure de se suffire à lui-même mais on pourrait refuser ce qu’il demanderait ? Où est la liberté de choix ? Qui peut condamner un individu à vivre une vie qu’il refuse s’il a exprimé tout au long de sa vie qu’il veut finir autrement ?

M. le Président : Avec l’autorisation de tout le monde, je souhaiterais ajouter une question qui n’est pas négligeable : peut-on refuser d’être traité et demander à continuer à être soigné ? Autrement dit, à un certain moment, un traitement curatif, qui a donc pour vocation d’essayer de guérir le malade ou d’améliorer sa santé, peut-il être interrompu par la volonté du malade, alors même qu’il peut savoir que cet arrêt va entraîner sa mort et qu’il demande à bénéficier de soins, de nursing, d’accompagnement, de soins palliatifs ? L’orientation thérapeutique d’une abstention d’une partie du traitement qui peut prolonger la vie ou améliorer la santé du malade, alors que ce dernier est parfaitement lucide et qu’il sait très bien que cette interruption va entraîner sa mort, vous paraît-elle aussi illégitime que les pratiques que vous avez évoquées ?

Mme Catherine Génisson : La loi du 4 mars 2002 le prévoit.

M. le Président : Elle ne va pas jusque là. Elle n’évoque pas l’arrêt du traitement actif qui entraînerait la mort. Le malade a-t-il le droit d’interrompre ce traitement, sachant que cette décision conduira à sa mort ?

M. Nicolas Aumonier : Je vous remercie de vos questions. En préambule, je m’aperçois que, de manière surprenante pour vous, au lieu d’avoir été très équilibré dans mes arguments, je me suis peut-être transformé en avocat d’un point de vue par rapport à l’autre. Je souhaiterais avant tout expliquer pourquoi. Je n’étais pas spécialiste de cette question quand il m’a été demandé de participer à la rédaction de ce Que sais-je ? avec deux autres auteurs. Nous avions tous nos idées, nos croyances et nos opinions politiques. Nous pensions néanmoins que la collection Que sais-je ? n’était pas le lieu d’un engagement partisan. En un sens, je le pense toujours. Mais à force d’être sollicité, la répétition a produit son œuvre et, comme je sais que vous ne disposez que de peu de temps, je vous ai résumé, non pas ce que je crois à titre personnel, mais ce qui me paraît être le poids de l’argumentaire. Voilà pourquoi cet exposé a pu en irriter certains. Si tel est le cas, je vous prie de m’en excuser. C’est un effet de répétition. J’ai souhaité vous livrer les principaux arguments.

M. le Président : Rassurez-vous ! Vous n’avez irrité personne.

M. Nicolas Aumonier : Sur ce sujet, qui est grave, je suis ouvert à toute discussion. Encore une fois, j’ai résumé les arguments.

Je vais tenter de reprendre les questions parmi lesquelles vos six points, Monsieur le Président, que je vais essayer de globaliser. Mais dans un premier temps, je vais répondre à Monsieur Vaxès sur la question des droits de l’homme et celle de l’homme dans les droits de l’homme. Pour certains, il s’agit d’une fiction juridique commode …

M. Michel Vaxès : Ma question ne portait pas seulement sur les droits de l’homme. Je vous demandais plutôt : qu’est-ce que l’homme ?

M. Nicolas Aumonier : En quinze secondes, sans document ? Vous êtes redoutable ! Voulez-vous préciser votre question ?

M. le Président : Une vie humaine est-elle possible sans humanité ? La question peut être précisée de la sorte, non ?

M. Michel Vaxès : Je souhaite avoir l’avis de la diversité philosophique sur la question de la distinction entre le vivant et l’humain. L’humain, dans le vivant, apparaît et disparaît à un certain moment. L’apparition et la disparition de l’humain ne coïncident pas nécessairement avec l’apparition et la disparition de la vie. Cette question est importante lorsque l’on s’intéresse à l’euthanasie ou au don d’organes.

M. Nicolas Aumonier : Votre question est absolument redoutable.

M. Michel Vaxès : La question annexe serait la suivante : la définition de l’homme a-t-elle à voir avec la biographie de l’ensemble de ses actes conscients, c'est-à-dire avec l’histoire de ses rapports avec les autres hommes ? Elle peut apporter une réponse à la question de l’éternité puisqu’il reste bien quelque chose : la partie de ce patrimoine culturel que j’ai intériorisée et enrichie et que je vais transmettre.

M. Nicolas Aumonier : Voyant plus précisément la façon dont je vais vous répondre, je vais faire un petit détour. Il y a dix ans, je travaillais sur les bactéries au sein d’un laboratoire de l’Institut Pasteur. Je connais donc un peu le colibacille, un modèle qui permet de tester de nombreux éléments pour les biologistes depuis soixante ans. Votre question revient à demander s’il y a un moment où le colibacille devient colibacille et puis cesse d’être colibacille. La question n’est pas oiseuse. Imaginerions-nous une sorte d’état cristallographique de la matière qui, après un arrangement d’atomes, permettrait la création d’un métabolisme ? Ou bien y a-t-il tout de suite une cellule, un organisme avec sa spécificité ? Pour aller vite, je crois que tel est le cas. Je ne vois pas, en réalité, la direction dans laquelle nous nous engageons si nous affirmons que nous devenons humains à partir de tel moment et que nous cessons de l’être à partir de tel autre.

M. Michel Vaxès : J’aurais tendance à vous répondre : mangez-vous du poulet, du lapin et du bœuf ?

M. Nicolas Aumonier : Oui, je mange de la chair de poulet, de lapin et de bœuf.

M. Michel Piron : Je souhaiterais rebondir sur cette question. En effet, il me semble qu’il ne faut pas négliger le corps humain, c'est-à-dire humanisé, le corps qui porte un nom et qui devient une personne concrète, qui est aussi une histoire. Entre l’avant et l’après, il y a donc toute la différence d’une histoire qui fait l’humanité de ce corps. Ce point me paraît important.

M. Nicolas Aumonier : L’un de vous a prononcé le mot « embryon ». Je sais bien que, politiquement, il est possible de traiter cette question parallèlement. Pour ma part, je ne m’engagerai pas sur ce terrain. J’estime qu’il ne s’agit pas de la même situation. En effet, la loi de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse est une équation à trois inconnues (la femme, l’embryon et la société) alors que l’euthanasie n’en comporte que deux (la personne et la société). L’équation n’est donc pas la même ; les arguments sont différents. Je refuse ce que cherchent à établir certains, c'est-à-dire un parallélisme argumentatif entre les deux sujets.

Selon Peter Singer, philosophe américain utilitariste, on ne respecte jamais que des êtres sensibles. Il y a donc plus de raisons de respecter un chimpanzé capable d’éprouver la douleur plutôt qu’un être humain comateux au dernier degré dont on peut supposer qu’il n’éprouve plus la douleur. Si votre question va dans ce sens, je ne vois pas très bien ce qui va permettre, à partir de ce seuil, d’asseoir une argumentation pour distinguer au cas par cas ce qui, dans l’humanité, est respectable jusqu’à un certain point ce qui ne l’est plus. Je crois donc que nous nous dirigeons vers une grande difficulté d’argumentation. A votre question « qu’est-ce que l’homme ? », je répondrai donc que l’homme est non seulement un composé mais un composé total. Il me semble que du zygote à la mort cérébrale passée, au cadavre, nous sommes toujours face à la même humanité. Vous me répondrez qu’il s’agit peut-être d’une abstraction. Mais si nous ne nous donnons pas les instruments pour rassembler grossièrement, peut-être en caricaturant, nous n’avons alors plus beaucoup de portée à accorder à la notion de respect. Estimez-vous que cette réponse vous suffit ?

M. Michel Vaxès : Elle me suffit, mais elle ne me satisfait pas.

M. Nicolas Aumonier : Elle ne vous satisfait pas. Estimez-vous donc qu’il y a des seuils d’humanité ?

M. Michel Vaxès : Je ne vais pas engager un débat qui vous monopoliserait ! A mon sens, il ne s’agit pas de seuils d’humanité mais de la distinction entre l’humanité et la vie biologique. Si je devais personnaliser la question, je dirais que je ne veux pas vivre une vie animale après avoir vécu une vie d’homme. Si je suis dans un état végétatif, je n’ai pas envie de vivre, d’imposer une vie qui n’est plus humaine pour prendre l’exemple le plus extrême. Ensuite, il y a toute la nuance entre le moment du début et de la fin. Elle pose un vrai problème.

M. Nicolas Aumonier : Je commence à comprendre votre question. Selon vous, passé un certain état, ce n’est peut-être plus de l’humanité.

M. Michel Vaxès : Je vais même plus loin. C’est, de la part du médecin, du patient s’il en a exprimé la volonté, de l’humanité que de dire que lorsque l’humanité est partie, il faut que la vie cesse.

M. Nicolas Aumonier : Il me semble que nous devons distinguer les situations. Si vous êtes dans la situation d’arrêter un traitement curatif, de limiter un dispositif de survie artificielle, généralement l’équipe sait quand la vie s’est retirée d’un corps et quand ce corps fonctionne encore biologiquement mais, pour ainsi dire, sans vie. Il est devenu machine. Il paraît que cela se sent. Je n’en ai pas l’expérience (.

M. le Président : Le vrai problème réside dans la réversibilité de la situation. On peut avoir vingt ans, avoir un traumatisme crânien, faire un coma, n’être qu’un corps sans conscience, ne pas avoir de communication extérieure, ne pas entendre ni penser. L’équipe médicale peut, toutefois, avoir un espoir de réversibilité. Cet élément est important. Ce n’est pas l’instant T qui compte mais le pronostic.

Un autre élément est compliqué : aujourd'hui, quand une équipe médicale s’aperçoit qu’un fœtus de sept mois a des malformations graves, incurables et majeures, la mère peut choisir d’interrompre sa grossesse. En revanche, dans l’hypothèse théorique d’un accouchement prématuré à sept mois avec ce même type d’enfant, l’interruption de vie est de type euthanasique et tombe sous le coup de la loi. Nous pouvons toujours imaginer qu’entre l’embryon et l’être humain, un espace existe. En revanche, deux lois différentes s’appliquent au même fœtus, selon qu’il se trouve à l’intérieur ou l’extérieur de l’utérus – excusez-moi de parler un peu vulgairement. Cela montre bien que lorsque nous ouvrons des brèches, nous ne savons où cela va nous mener.

M. Nicolas Aumonier : En réalité, je crois que la question est simple mais que la réponse est compliquée. La question est simple parce qu’un zygote, un embryon, un fœtus ou un bébé constituent toujours un être humain. Un biologiste ne pourra pas dire le contraire. Ils sont différents d’ongles ou de cheveux. Ils ont un programme génétique : toutes les cellules sont individualisées ; une signature génétique existe. Même le passage par le multiple au stade des blastomères est complètement individualisé. Les réponses humaines, historiques, influencées par nos affects et nos passions, que nous apportons à cette réalité relativement simple, sont donc compliquées. Le fait d’être handicapé ne va pas changer l’être de ce zygote, de cet embryon, de ce fœtus, de ce bébé. Cet aspect peut être, bien entendu, dérangeant. Que la loi fasse une différence – puisque pour les juristes, il faut, pour être un sujet de droit, être né, vivant et viable – est tout à fait en accord avec notre corpus juridique. Que la réalité biologique humaine ne fasse pas de différence est inévitable. Le choix est affaire de liberté individuelle pour autant que cela ne regarde pas la loi.

Quant à la dignité ou à l’indignité – puisque, finalement, c’est également de cela qu’il s’agit – d’un corps réduit à l’état végétatif chronique, nous devons nous demander si nous sommes irrespectueux en présence d’un cadavre. Pouvons-nous faire n’importe quoi en présence d’un cadavre, c'est-à-dire d’un corps humain dont la vie s’est retirée ? Comme vous le voyez, je vais plus loin que vous. Pouvons-nous faire n’importe quoi ? Pouvons-nous le passer au hachoir ? Pouvons-nous le mettre à la poubelle ? Des lois ont été rédigées pour éviter ces pratiques. Par conséquent, je dirai très généralement que l’humanité ne se retire pas d’un corps parce que la vie s’en retire.

Mme Catherine Génisson : Dans ce cadre, que pensez-vous de la crémation ?

Mme Françoise de Panafieu : Comme vous le savez, cette pratique est en croissance exponentielle.

M. le Président : Pouvons-nous revenir aux questions qui vous ont été posées ? Nous avons malheureusement un emploi du temps imposé.

M. Nicolas Aumonier : Je vous répondrai donc plus tard sur la question de la crémation. Il faudra que j’y réfléchisse(.

Je réponds maintenant à Monsieur le député Fagniez. Si je vous ai bien compris, le respect du corps est suffisant et nous n’avons donc pas besoin de le dupliquer avec le respect de la dignité.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je n’affirme rien. Je pose simplement la question.

M. Nicolas Aumonier : Il me semble que, dans les cas limites, il est nécessaire de concevoir ce corps qui ne répond plus comme le terme d’un rapport de dignité. Autrement dit, à la limite, le respect de la dignité prolonge, explicite le respect du corps. Vous avez raison : il s’agit du même respect. Deux notions ne sont pas nécessaires, hormis dans les cas limites, lorsque nous ne savons plus très bien si nous avons dépassé le stade de l’humanité. Pour certains, nous savons bien que nous sommes encore dans le cadre de la dignité, donc de l’humanité au sens d’une histoire, d’une cohésion de l’humanité « autour ». Si nous ne savons plus très bien s’il s’agit déjà de l’humanité ou s’il s’agit encore de l’humanité, nous savons très bien que nous pouvons nous y rapporter humainement. Ce rapport d’humanité a besoin de poser un terme qui en soit le corrélat et, faute de mieux, nous appelons ce terme « objet de dignité », « objet » étant entendu au sens de ce qui n’est pas sujet. Autrement dit, nous devons toujours considérer la réalité humaine comme étant insérée dans un corps social, une trame d’humanité et ne pas aller trop vite en isolant tout cela de son contexte. Dire « dignité », c’est donc rappeler qu’il y a un contexte humain.

Monsieur le député Piron, vous demandez : « quand passe-t-on au discontinu ? »

M. Michel Piron : Cette question ne peut peut-être pas trouver de réponse. Qu’en pensez-vous ?

M. Nicolas Aumonier : Je pense qu’elle a une réponse. J’essaie de la construire au mieux. Je pense qu’il y a discontinuité quand il y a violence. La vraie discontinuité est la violence. Nous sommes dans un rapport de violence, lorsque nous prescrivons à autrui quelque chose qu’il n’aurait peut-être pas voulu ou qu’il a exprimé mais ne veut plus. Vous pourriez objecter que cet argument est tiré par les cheveux. En effet, pour une personne qui exprime à de nombreuses reprises et de façon continue un vœu, la probabilité est faible pour qu’elle change d’avis. Je le reconnais. Mais, si vous, législateurs, ne tenez pas compte de cette possibilité de changer d’avis, il me semble que, dans ce fragile équilibre entre bénéfice et risque, vous risquez de commettre un abus de droit. Est-ce que je réponds à votre question ?

M. Michel Piron : Ma question n’était pas tout à fait celle-là. Ce n’est pas très grave. Je faisais porter le discontinu sur le soin par rapport à la souffrance, c'est-à-dire le changement de moyen ou de dose, la souffrance étant telle qu’on est obligé de passer à autre chose. Là, dans la continuité du soin dit palliatif, il existe peut-être un moment où l’on passe à la discontinuité qui est la pensée de la mort.

M. Nicolas Aumonier : Vous connaissez tous l’argument employé dans ce cas, l’argument dit du double effet. Autrement dit, l’existence d’une industrie automobile n’implique pas, de sa part, un désir d’accidents de voitures. L’effet « accident de voiture » est prévu mais non voulu. Ceux qui n’acceptent pas cet argument demandent si nous ne sommes pas en plein mythe de l’intériorité, de la conscience. De nombreux philosophes contemporains attaquent ce mythe de l’intériorité (je pense à toute l’école de la philosophie analytique). Mais une chose est d’attaquer ce que nous pouvons considérer comme un mythe du point de vue de son être, de sa réalité ; une autre est de savoir ce que l’on gagne et ce que l’on perd politiquement en inventant ou en supprimant la notion de conscience. Je n’ai pas de réponse claire à cette question. Je peux simplement dire qu’il me semble, tout bien pesé, que si nous renonçons à ce qui est peut-être un mythe, nous renonçons aussi à ce qui est peut-être un autre mythe, les droits de l’homme et que je n’ai pas envie de renoncer au second mythe si l’on me dit qu’il faut renoncer au premier. Je pense qu’il y a plus à perdre qu’à gagner. Si le champ du travail philosophique pour explorer ce qu’est véritablement la conscience est immense, politiquement, nous avons intérêt à nous ménager un espace de liberté individuel et collectif et peut-être aussi à imaginer également que, lorsque nous votons, nous ne sommes pas que des machines car nous serions alors spinozistes (nous serions des machines déterminées par des affects et la conscience n’existerait plus) et l’objet du législateur deviendrait très compliqué à déterminer. Par commodité, il faut donc construire une notion de bien commun, y articuler la notion des droits de l’homme et tenir un terme qui permet l’expression des deux, la conscience (.

La question de la dernière volonté est, à mon sens, plus simple. La dernière volonté n’est dernière que lorsque plus rien n’est venu dire qu’elle n’était pas la dernière, c'est-à-dire que la personne, de son vivant, ne peut pas dire : « ceci est ma dernière volonté ». Cela serait, en effet, un terme contradictoire.

Je vais maintenant tenter de répondre aux trois très belles questions de Madame Martinez. Je n’ai, bien évidemment, pas dit que la possibilité qu’une loi soit transgressée interdirait à tout législateur de faire la moindre loi, de peur que celle-ci soit transgressée et donc inutile. Cependant, votre objection est remarquable car elle me pousse dans ce retranchement. Je n’ai pas déclaré une chose pareille, parce que nous parlons d’euthanasie et de rien d’autre, dans un contexte de situations irréversibles dans lesquelles il est impossible de regretter ce qui a été fait. C’est par rapport à cette irréversibilité que la question de la transgression revêt une importance. Ce n’est peut-être pas le cas d’autres lois.

Mme Henriette Martinez : Ne pensez-vous pas que la loi sur l’avortement aborde la même problématique ?

M. Nicolas Aumonier : Je n’ai rien à dire sur cette loi car elle est en vigueur. En outre, la loi de 1975 est une loi qui part d’un grand principe – tout être a le droit au respect dès le commencement de la vie – qui n’a jamais été remis en cause. Ce n’est donc pas parce qu’une exception politique, juridique et médicale a été sagement organisée par le législateur que nous devons nous empêcher de penser, lorsque pour penser, nous craindrions que cela remette en cause les fondements de l’organisation de cette exception. Votre question comporte peut-être un élément qui rappellerait cela. Dans ce cas, c’est affaire de choix individuel. Personne ne contraint personne. J’ose espérer que personne ne peut contraindre une femme à avorter si elle ne le souhaite pas. Qu’elle puisse le faire si elle le souhaite, voilà ce qu’organise sagement la société. Les arguments ne sont donc pas les mêmes.

Mme Henriette Martinez : Je tiens à préciser que je ne milite évidemment pas contre la loi Veil. J’ai simplement examiné le discours tenu par Simone Veil devant l’Assemblée nationale lorsqu’elle a présenté sa loi. Il me semble que, si nous y remplaçons le mot « avortement » par le mot « euthanasie », nous pourrions reprendre exactement le même texte et les mêmes arguments. Tout ce qu’elle disait pourrait être transposé à l’euthanasie. Nous nous situons, aujourd'hui, dans le même débat. Il s’agissait de respect de la vie, de liberté de choix, de savoir si les lois devaient accompagner et encadrer des pratiques existantes ou si nous devions laisser place à la clandestinité en fermant les yeux avec toutes les conséquences physiques et morales que cela entraînait. Je crois que nous sommes exactement dans le même débat aujourd'hui.

M. le Président : La différence réside tout de même dans le fait que des femmes mouraient à cause de pratiques clandestines.

Mme Henriette Martinez : Je vous répondrai que des personnes meurent aussi aujourd'hui et qu’elles meurent dans des conditions terribles. En effet, on voit des personnes âgées se jeter sous des trains, sous le métro, se noyer ou se pendre parce qu’elles ne disposent pas de moyens plus propres de mourir. La question est donc bien la même.

M. Nicolas Aumonier : La question n’est pas la même car la question de l’acteur de soins reste posée. J’ai récemment rencontré à Grenoble un médecin qui a organisé des IVG et qui a milité pour l’IVG. Il m’a indiqué qu’il serait prêt à mener à nouveau ce combat si cela s’avérait nécessaire. Cependant, il a admis que cette pratique était « moche » – ce sont ses propres termes –, et indéfendable éthiquement et médicalement. Puisque vous m’entraînez sur ce terrain, je dirai simplement que je pense que la loi était nécessaire. Toutefois, j’ai du mal à me satisfaire du fait que la seule réponse que la société apporte à la détresse de femmes soit celle-là. A mon sens, il faudrait faire un réel progrès en termes de santé publique. En effet, nous connaissons toutes les répercussions en termes de tentatives de suicide, de dépressions, de syndrome du survivant pour les enfants suivants, etc. Nous voyons bien, à la télévision, auprès de jeunes de 25 à 30 ans, que les conditions du débat ne sont plus les mêmes aujourd'hui. En mobilisant toute la prudence nécessaire sur un sujet aussi délicat humainement, faudra-t-il un jour que nous ayons le raisonnement médical bénéfice-risque suivant en choisissant crûment entre 230 000 embryons qui sont peut-être des êtres humains et le décès de 500, 1 000 ou 10 000 femmes ? Je n’ai pas la réponse. Si l’on considère que l’absence de loi équivaut à la mort assurée d’un certain nombre de femmes, il faut bien comprendre que, de toute façon, la loi existe et la mort existe aussi pour un certain nombre de femmes, nombre que l’on ne parvient pas à faire baisser du fait de l’urgence de certaines situations. La loi n’a donc rien fait, de ce point de vue, même si elle a organisé les pratiques. Elle ne parvient pas à réduire l’exceptionnalité qui en a été la justification principale. Cette exceptionnalité demeure. Faudra-t-il un jour en arriver à compter les morts ? Les dignités ? Ces questions sont si difficiles que je ne voulais pas les aborder. A mon sens, les situations ne sont pas les mêmes, parce que l’état du droit n’est pas le même, parce que l’on considère politiquement que contraindre une femme à ne pas avorter serait une tyrannie épouvantable. En revanche, nous estimons que contraindre quelqu’un à ne pas recourir à une solution médicalement et politiquement organisée de suicide assisté est différent, parce que le poids de l’histoire est autre, parce que ceux qui organiseraient ces pratiques seraient souvent ceux qui auraient à survivre par la suite avec tout un poids d’histoire différent de celui de l’histoire d’un embryon ou d’un fœtus. Je souhaiterais que Madame Humbert ou d’autres qui ont pu penser, dans l’événement, qu’ils ne pouvaient faire autrement, peut-être à juste titre, et qui ne sont probablement pas aujourd'hui dans l’état humain le plus agréable dans lequel on puisse être, soient interrogés. Nous pourrions peut-être leur poser la question (.

M. le Président : Je me trouve face à un certain problème : une personne auditionnée particulièrement intéressante et une horloge ! Compte tenu de l’intérêt que suscite votre intervention, je vous suggère, si vous le voulez bien, de nous envoyer un complément par écrit. Pour notre part, nous pourrions vous transmettre les questions qui n’ont pas pu être formulées ce jour. Je me vois malheureusement obligé de vous bousculer car nous devons entendre une autre personne.

M. Nicolas Aumonier : Très bien. Je pense avoir répondu à la question sur le testament de vie au cours de ma réponse précédente. Je demanderai tout de même ce qu’est un désir de mort. Est-ce un désir de liberté ou une intolérable prison dans un isolement de toute humanité ? Il me semble que la question doit être posée et que ce que privilégie tel ou tel désir à tel ou tel instant n’est pas nécessairement bénéfique pour la personne – les médecins le savent bien –, pour le corps politique ou pour le législateur. Nous avons heureusement une plasticité de désir qui fait partie de nos libertés auxquelles il n’est pas toujours bon de répondre. Les parents le savent bien. Je ne suis pas en train de dire que le désir de mort, pour qui est terriblement souffrant, est un caprice.

Je dis simplement que sa douleur l’aveugle probablement, au point de l’enfermer dans cet unique désir de mort. Il me semble que d’autres réponses, ou au moins la convocation possible d’autres réponses, méritent, face à un tel enfermement d’être appelées.

Je tiens à revenir sur ce qui vous a quelque peu intrigué : le fait que je puisse dire qu’une loi sur l’euthanasie supposait une croyance en un au-delà meilleur. Je persiste. Je n’ai pas précisé en quoi consistait cet au-delà, s’il s’agissait d’une vie après la mort ou d’un néant. J’ai simplement dit que, vie ou néant, l’après était considéré comme meilleur et qu’il y avait une absurdité logique dont il fallait prendre conscience : de quel droit un terme relatif à une cause précédente, peut-il être considéré comme meilleur lorsque la cause dont il dépend cesse ? De quel droit une vie ou un néant peuvent-ils être considérés comme meilleurs, si nous n’établissons pas un lien entre « vie », certes terrible parce qu’elle est souffrante, et « meilleur » ? Un lien est donc bien nécessaire. Si ce lien ne suppose pas quelque chose qui soit meilleur, nous parlons pour ne rien dire. Ce quelque chose, que vous l’appeliez néant ou vie, est forcément quelque chose que vous supposez après la mort. Or, à mon sens, c’est un opium du peuple et j’estime que c’est contraire aux droits de l’homme. J’affirme – c’est peut-être inattendu car les défenseurs de l’euthanasie ne l’envisagent pas toujours de la sorte – que, de manière cryptique, cachée, le soubassement d’une loi sur l’euthanasie présente un argument de lendemains meilleurs et cela me paraît impossible à justifier.

M. le Président : Nous vous remercions et vous prions de nous excuser de vous avoir retenu si longtemps.

M. Nicolas Aumonier : Je vous remercie de votre patience. Je vous propose de vous faire parvenir ultérieurement mes réponses aux questions que vous avez posées et auxquelles je j’ai pas eu le temps de répondre.

M. le Président : Nous vous en remercions.

*

* *

Compléments de réponse adressés par M. Nicolas Aumonier aux questions des membres de la mission

M. le Président : Y a-t-il, de temps en temps, une ambivalence d’action, lorsque l’élément calmant et l’élément létal sont à peu près équivalents dans l’intentionnalité ?

M. Nicolas Aumonier : Tuer et calmer relèveront toujours de deux intentions entièrement différentes. Je parle d’intentions, et non de représentations qui peuvent, à n’importe quel moment, accompagner une action pendant son déroulement même. Ces deux intentions, comme volontés, comme tensions vers un but, comme visées premières, ne peuvent pas être présentes à la conscience en même temps. C’est notre conscience qui opère la distinction entre ces deux intentions. Quelle que soit la complexité de la situation extrême à laquelle il est confronté et même s’il ne souhaite pas toujours entrer dans la clarté de sa conscience, l’acteur de soins sait très bien l’intention première qui est la sienne. Lorsqu’une personne est entre la vie et la mort, l’acteur de soins sait très bien si son intention est d’aider à vivre, ou de faire mourir. Il peut y avoir une ambivalence de nos représentations abstraites, mais non de nos intentions ou de nos choix concrets. Une ambivalence réelle serait bien plus qu’une guerre civile en nous, elle supprimerait l’unité de nos vies, la cohérence de nos perceptions, toute possibilité de hiérarchiser des choix, toute conscience, toute perception d’un bien commun, toute responsabilité, et tout droit.

M. le Président : L’écart qui existe entre le code de déontologie et la loi n’impose-t-il pas de légaliser les bonnes pratiques ?

M. Nicolas Aumonier : Quelle est la réalité de cet écart ? Le code de déontologie interdit à un médecin de tuer son patient (ou celui d’un de ses confrères). Il est difficile de s’opposer à tant de bon sens et de saine déontologie. Mais est-il possible d’être plus précis ? Je ne le crois pas, sous peine d’entrer dans une casuistique qui n’exprimerait que ce qu’elle pourrait, et entre les mailles desquelles se faufileraient bien des intentions homicides prenant prétexte de la compassion, ou d’une prétendue rationalisation des coûts. Les situations peuvent être tellement variées que le code de déontologie n’a vraiment qu’un seul principe important à énoncer : l’intention doit être de ne pas tuer le malade. Si la loi voulait préciser cette intention pour ne pas l’exposer à de trop grandes variétés d’interprétations jurisprudentielles, elle ne pourrait le faire qu’en caractérisant des gestes précis qu’elle autoriserait (recours à une escalade létale de doses d’analgésiques, limitations ou arrêts de traitements, débranchement d’appareils de survie artificielle, afin d’éviter toute douleur inutile ou tout acharnement thérapeutique), par opposition à d’autres qui seraient interdits (suicide assisté, injection létale). Or caractériser, puis autoriser, des gestes serait manquer le problème, puisqu’à geste égal, l’intention peut être de laisser vivre ou de faire mourir. Une loi éviterait aux consciences d’avoir à s’interroger pour savoir si leur intention est ou non homicide. Puis la loi serait interprétée comme une admission de l’euthanasie dans certains cas, et, comme l’habitude en aurait été prise, serait élargie cinq ans plus tard au suicide assisté et à l’injection létale eux-mêmes. Une loi qui légaliserait l’homicide menacerait d’éclatement le corps social, opposant ceux qui estimeraient devoir s’y opposer comme Antigone aux lois de Créon, à ceux qui y verraient un progrès des libertés individuelles. La loi n’est pas pour quelques uns. Elle est pour tous.

M. le Président : Dans l’exception compassionnelle d’euthanasie, l’intention de l’acte en change-t-il la nature ?

M. Nicolas Aumonier : L’exception d’euthanasie imaginée par le CCNE est une exception de procédure instituant une juridiction d’exception censée examiner a posteriori les mobiles qui ont conduit un acteur de soins à pratiquer une euthanasie. Juridiquement, cette instance ne serait pas censée dépénaliser l’euthanasie, qui resterait pénalement répréhensible. Mais elle en normaliserait la pratique de manière très souple : des magistrats spécialisés viendraient expliquer qu’il ne faut pas juger ici de manière ordinaire au sein, en quelque sorte, de tribunaux d’exception, et les acteurs de soins pourraient a posteriori déclarer ce qu’ils veulent sans risque d’être contredits. Il y a donc bien peu de chances pour qu’un acte véritablement homicide puisse être détecté par de tels tribunaux. Un dispositif d’exception d’euthanasie instituerait donc un véritable permis de tuer.

Par ailleurs, l’expression exception d’euthanasie paraît reposer sur une imposture juridique et morale. Juridique, parce qu’elle détourne l’expression juridique d’exception de procédure de son sens purement formel, évite de qualifier quant au fond l’acte d’euthanasie dont la gravité se trouve ainsi masquée et passe de l’abstention juridique purement formelle à la décision de qualifier une situation de moralement exceptionnelle. Une exception de procédure (fictive) autorise alors, dans l’esprit de certains, une exception morale (réelle). Une fiction juridique viendrait ainsi, dans certains cas, nous dispenser de morale ordinaire. Chacun sait que, contrairement à ce que laissent entendre certains romans, le métier de soldat ou d’agent secret suppose le respect de règles de moralité très strictes. Les situations exceptionnelles ne modifient pas l’universel respect d’autrui que nous commande notre conscience. La proclamation arbitraire d’une exception juridique infondée autorisant l’abstention morale s’appelle, selon les cas, laxisme ou tyrannie. Justifier ce laxisme ou cette tyrannie par un devoir de compassion est la deuxième imposture de l’exception d’euthanasie : le vocabulaire compassionnel des soins palliatifs est détourné de son contexte et appliqué à celui de l’injection létale. Il semble donc prudent de ne pas employer une telle expression.

Les défenseurs de l’exception de procédure et de l’exception morale affirment alors que tuer par compassion, ou à la demande expresse d’une personne transforme un acte égoïste en acte non égoïste. Cette double affirmation ne tient pas.

Premièrement, la compassion dont il s’agit est trop souvent une démission médicale ou sociale. Si la douleur physique est insupportable au point de provoquer une demande d’euthanasie, c’est que la stratégie antalgique suivie est restée inadaptée, ou trop limitée, et qu’il faut encore travailler à l’améliorer, ou à la compléter par une sédation en expliquant au patient que celle-ci ne sera peut-être pas toujours réversible, mais qu’elle peut l’aider à reprendre pied. Aussi longtemps qu’un quart d’heure en réanimation équivaudra financièrement, dans la classification des actes médicaux, à près d’un mois de soins palliatifs, il ne faut pas s’attendre à ce que les soins palliatifs deviennent le grand chantier social de notre temps, et, comme peuvent le laisser supposer maints témoignages en ce sens, réduisent à un très petit nombre les demandes d’euthanasie. La compassion est un prétexte commode pour cacher l’égoïsme d’une société qui se désintéresse de la part extrême, souvent très abandonnée, de notre humanité. Un permis de tuer institué sous le prétexte de la compassion bloquerait tout progrès social en nous maintenant dans cet égoïsme collectif. Et instituer définitivement un permis de tuer à prétention compassionnelle pour gérer une pénurie provisoire de soins palliatifs serait pour le moins paradoxal.

Deuxièmement, un acte est un acte, sa qualification d’égoïste ou de non égoïste est seconde, et peut s’inverser en fonction du point de vue adopté : quelqu’un peut qualifier d’égoïste aussi bien la demande d’euthanasie qui oublie qu’elle charge un tiers de la douleur d’avoir été meurtrier, que le refus d’euthanasie inspiré par l’incapacité de transgresser la morale par amour d’autrui. Cependant, toutes les transgressions ne sont pas égales. Transgresser un code de bienséance pour sauver autrui n’équivaut pas à transgresser un commandement moral universel, qui, même demandé avec insistance et lucidité par autrui, annulerait l’universelle dignité de celui qui l’a demandée et de celui qui la commet si cette demande était suivie d’un passage à l’acte. Dire que tout désir n’est pas légitime, ce n’est pas avoir l’outrecuidance de faire la morale à qui, bien près de la mort, la demande avec un peu d’avance. Ce n’est pas non plus vouloir maintenir dans la prison d’une condition humaine universelle quiconque demande avec de bonnes raisons personnelles à en sortir un peu plus vite. C’est affirmer que, tant qu’elle vit, une personne a exactement la même dignité qu’une autre, qu’elle n’a pas à être enfermée dans la prison d’une auto-condamnation à mort, et que nous ne pouvons jamais être favorables à la peine de mort ni pour autrui ni pour nous-mêmes. Parce qu’une auto-évaluation négative qui produit une auto-condamnation à mort est enfermée dans la solitude de l’ego, nous ne pouvons jamais l’accepter sans entrer nous-mêmes dans cette égologie d’enfermement.

Certains s’opposent à ces raisons en affirmant que le choix n’est pas, à ce degré extrême, entre la vie et la mort, mais entre deux manières de mourir, dignement, en en choisissant soi-même les modalités, ou indignement, en la laissant nous surprendre dans un état de décomposition avancée. Mais il ne s’agit pas d’un acharnement à défendre la vie, mais d’un acharnement à défendre, contre les enfermements en quartier de haute solitude, la réalité d’une humanité qui ne peut se vivre sans une solidarité active, c’est-à-dire une solidarité qui ne peut se satisfaire de laisser des personnes à leur enfermement.

M. le Président : Pourquoi la demande d’euthanasie suppose-t-elle une croyance en une vie ultérieure meilleure ? L’alternative du néant ne peut-elle, dans des situations particulières, apparaître comme une solution à une vie souffrante ?

M. Nicolas Aumonier : Il va de soi que l’hypothèse du néant possède la même dignité argumentative que celle d’une vie après la mort. La seule difficulté est que cette hypothèse est très rarement soutenue dans toute la rigueur qu’elle devrait impliquer. Dès que nous disons néant, il faut supprimer une pensée du meilleur après la mort. Le néant ne peut pas, comme néant, être meilleur que quoi que ce soit. « Être meilleur que » suppose un minimum d’essence ou de qualité pour entrer dans une comparaison avec ce qui lui est, si l’on peut dire, antérieur. C’est parce que, le plus souvent, la pensée du néant est formulée de la même manière qu’une croyance en un au-delà que je les ai associées dans une même réprobation : celle qui s’applique à toute paresse argumentative de notre part.

M. le Président : Selon la critique de Schopenhauer, la conception kantienne de la dignité n’est-elle pas, en somme, une conception chrétienne ?

M. Nicolas Aumonier : Schopenhauer reproche à Kant de partir secrètement de la notion de commandement emprunté au Décalogue pour construire son concept de devoir dont il déduit, cette fois explicitement, la notion de commandement (Le Fondement de la morale, 1840, § 4). Schopenhauer préférerait remplacer devoir par soumission à la causalité (Ibid., § 6). Chez Kant, le concept de dignité repose sur la possibilité de croire à l’existence d’une bonne volonté, c’est-à-dire d’une volonté entièrement bonne, dépourvue de tout mobile égoïste, de tout intérêt, si ce n’est celui de la loi morale que nous respectons par devoir. En prolongeant la lecture de Schopenhauer, nous pourrions dire que le modèle d’une volonté entièrement bonne peut être ou platonicien, ou biblique, ou peut-être encore védique. Mais ce qui importe à Schopenhauer n’est pas que Kant se soit ou non inspiré de la Bible, mais qu’il ait frauduleusement constitué « un temple de Delphes établi dans l’âme humaine » (Ibid., tr. A. Burdeau, Paris, Alcan, 1885, p. 45), qui énonce non pas ce qui va arriver, mais seulement ce qui doit arriver, et qu’il cache ainsi la véritable nature de sa morale qui est d’être une « Morale d’esclaves ! » (Ibid., pp. 31-32). Notre conception actuelle plutôt kantienne de la dignité cache-t-elle une conception chrétienne de cette même dignité ? Pire : est-elle une morale d’esclaves ?

Ou bien la conscience n’est rien que de subjectif et nous ne pouvons guère nous appuyer sur elle, ou bien elle est, chez Rousseau, ce guide instinctif infaillible du bien et du mal, devenu chez Kant une sorte de capteur intérieur d’universalité ; ce capteur est-il esclave de ce qu’il capte ? L’universel est-il un maître tyrannique, cruel et ombrageux, ou un chemin de liberté morale ? Dans cette manière de prendre les choses, nous n’avons guère le choix qu’entre des manières différentes d’être esclave. La tyrannie causale aveugle, instinctive qu’impose à tout être vivant le Vouloir vivre schopenhauerien, ne laissant au sujet qu’un chemin d’immersion ou d’anéantissement dans ce grand courant, ne paraît guère sort plus enviable, et moins « esclave » que le reproche adressé à d’autres. Nous pouvons discuter pour savoir si une morale de l’universel dérive ou non d’une morale de la pitié, si l’universalisation de soi peut ou non se décrire comme un anéantissement de soi, et si le tout n’équivaut pas au rien. Nous pouvons discuter longtemps pour savoir si l’universalisation de soi est plus, ou moins condescendante qu’une morale de la pitié qui conduit à l’anéantissement de soi. Il reste simplement à décider si nous préférons vivre totalement seul, dans un Etat dépourvu de toute chaleur, ou si nous préférons vivre avec d’autres, dans un Etat démocratique et chaleureux. Identifier l’universel à l’esclavage paraît être le propre d’un individualisme aigri. Pour construire un projet politique qui suscite enthousiasme et véritable don de soi, l’universel sera toujours plus mobilisateur que le néant. Que le christianisme ait repris l’aspiration philosophico-politique à la divinisation que nous trouvons chez des penseurs aussi différents que Platon, Aristote, les Stoïciens ou même Spinoza, et bien d’autres encore ne permet pas de dire qu’il s’agit d’une pensée qui lui est propre. Et si une pensée qui n’est pas la nôtre ou un adversaire politique énoncent ou reprennent des propositions justes, ce n’est pas parce que cette pensée n’est pas la nôtre ou que ces propositions sont énoncées par un adversaire politique qu’elles deviennent nécessairement fausses.

M. le Président : Si toucher au corps en occultant la volonté immédiate ou en se fiant à une volonté antérieure peut être une infraction à la dignité humaine, n’existe-t-il pas des situations où la volonté lucide est en cohérence avec le corps, et où un argument de liberté s’oppose à un argument d’humanité ?

M. Nicolas Aumonier : Nous qui venons après Spinoza et Nietzsche, comment pouvons-nous dire que nous savons ce que peut un corps, que nous savons quelle puissance il enveloppe ? Sommes-nous sûrs de comprendre ce que peut être la lucidité d’une volonté contre son corps, de savoir toujours où passe réellement la frontière entre le corps et la volonté ? Lorsqu’une vie s’en va peu à peu, l’opposition du corps et de la volonté paraîtra souvent trop grossière pour désigner la réalité continue d’une vie indissociablement corps et volonté. Cette continuité requiert une certaine prudence. Et dans les situations où la volonté s’affirme avec une grande lucidité, donnant l’impression d’une opposition très nette entre le corps et la volonté, de quel droit des démocrates, habitués à compter les voix, accorderaient-ils une voix prépondérante à la volonté plutôt qu’au corps, si ce n’est en raison d’une vieille habitude intellectuelle ou idéaliste d’accorder un privilège à la pensée sur la matière ? Or, si tout est matière, de quel droit privilégier l’un des deux termes par rapport à l’autre ? Pourquoi serions-nous plus humain ou plus libre en privilégiant notre volonté ? La prudence commande de ne pas compter les voix, de ne pas privilégier la volonté par rapport au corps, ou le corps par rapport à la volonté, de ne pas risquer d’enfermer l’un des deux termes dans l’autre. Ce qui veut dire que la volonté, dont je comprends évidemment très bien qu’elle puisse vouloir en finir avec un corps très souffrant, ne peut pas, hormis le fait individuel du suicide, en déléguer la charge à un tiers, car ce tiers ne saura jamais s’il doit respecter la réalité de la vie d’autrui, ou cette parole qui lui demande instamment d’en finir. Nous sommes devant l’une des terribles énigmes de la liberté humaine, qui est de ne pouvoir être suivie lorsqu’elle dit : « Tuez-moi ». Notre société démocratique ne doit pas céder ici à la prescription réellement tyrannique d’une telle demande, qui essaie de contraindre l’autre à accepter la condamnation à mort qu’elle prononce. J’estime que le propre d’un système politique qui se réclame des droits de l’homme est de protéger la personne contre elle-même dans ce cas, quand bien même nous serions tous d’accord pour estimer que la demande est lucide, et que nous la comprenons.

M. le Président : Les Stoïciens ont prôné le suicide par rapport à ce qui leur paraissait moralement indigne. De même, le martyre chrétien peut apparaître comme une forme de suicide pour ne pas accepter ce que la volonté trouve inacceptable. Il existe donc des exceptions de suicide ou de privation de vie dans des buts conformes à cette volonté.

M. Nicolas Aumonier : Risquer sa vie pour d’autres au nom de ses convictions politiques ou religieuses ne me paraît pas identique à s’ôter sa vie soi-même. Je ne suis pas certain que Bossuet vous soutiendrait dans votre souhait de reconnaître sous le martyre un désir caché de suicide, même sous la forme d’un grand désir de la vie éternelle. Le suicide restera toujours une violence faite à soi-même et à tous les autres. Le médicaliser, l’institutionnaliser n’y changera rien. C’est un peu comme si vous me disiez que la tristesse et la joie sont identiques.

Compléments de réponse aux questions de mesdames et messieurs les Députés

M. Michel Vaxès : Si on débranche une machine de survie artificielle branchée sur un organisme vivant qui ne vit plus une vie humaine, est-ce de l’euthanasie ?

M. Nicolas Aumonier : Tout dépend des cas. Lorsqu’un respirateur artificiel maintient dans un état d’homéostasie un corps dont le cerveau est caractérisé par un électro-encéphalogramme plat irréversible, et que le pronostic laisse penser que la machine ne maintient plus artificiellement en vie qu’un corps pour ainsi dire sans vie, débrancher n’est évidemment pas un geste euthanasique. Encore faut-il débrancher avec humanité. Cette situation appelle deux remarques. Si la personne continue, par extraordinaire, à respirer normalement après que la machine a été débranchée, lui injecter des doses de chlorure de potassium parce qu’elle n’est pas encore morte serait un geste euthanasique. D’autre part, omettre une injection analgésique avant de débrancher le respirateur expose à d’inutiles souffrances. Si, dans le doute, nous ne savons pas très bien si la personne ressent ou non la souffrance, il vaudra mieux accompagner d’une analgésie très précisément adaptée l’arrêt du dispositif. C’est là que nous voyons combien la conscience de l’acteur de soins est la seule à savoir si ce geste d’accompagnement est présent juste pour prévenir une douleur trop forte, ou pour accélérer ou provoquer le décès, tant l’écart de dose peut être faible entre les deux.

Mmes Catherine Génisson et Françoise de Panafieu : Que dire de la crémation ?

M. Nicolas Aumonier : La crémation de corps humains est entourée de tout un rituel marquant le respect. Elle est individuelle et non collective. Enfin, les cendres sont remises à la famille ou aux proches, et ne sont pas réutilisées comme aliment pour animaux. Donc notre respect pour l’être humain est continu dans toutes les phases de son existence.

M. Michel Piron : Sur la discontinuité des soins palliatifs qui passent, à un moment, du soin à la pensée de la mort ?

M. Nicolas Aumonier : Je me permets de renvoyer à ma réponse à la première question du Président Leonetti.

Mme Henriette Martinez : Si, dans le discours tenu par Simone Veil lorsqu’elle a présenté sa loi, nous remplaçons le mot avortement par le mot euthanasie, ne pouvons-nous pas reprendre le même texte et les mêmes arguments ?

M. Nicolas Aumonier : La réponse à cette question suppose d’examiner les trois types d’arguments présents dans le discours de Simone Veil du 26 novembre 1974 : la prise en compte d’une situation d’urgence ; le respect de la loi ; le respect de la liberté des femmes.

L’absence de loi dans une situation d’urgence. Simone Veil interroge : une loi est-elle nécessaire ? Une loi répressive rarement employée ne permettrait-elle pas de maintenir le principe tout en continuant à l’appliquer de manière exceptionnelle ? Pourquoi faudrait-il risquer de consacrer et d’encourager une pratique délictueuse ? Parce que, répond-elle, la situation en est arrivée à un point où les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leur responsabilité. 300 000 avortements clandestins par an menaçant directement la vie ou la santé des femmes créent une situation d’urgence de fait qui commande une réponse politique. La même urgence existe-t-elle dans le domaine de l’euthanasie ?

Quelle que soit la très grande détresse que connaissent bon nombre de personnes isolées, dans les villes ou les campagnes, sans famille, sans voisins, sans personne sur qui compter, la demande d’euthanasie ne peut se prévaloir de la même urgence vitale. La naissance implique deux personnes (la mère, l’enfant) quand la mort n’en implique qu’une. La naissance et la mort ne sont donc pas symétriques. Nul être humain ne risque physiquement sa vie pour la bonne mort d’un autre être humain. Il n’y a pas de fonction équivalente à la maternité au moment de la mort.

Le respect de la loi. Après les arguments de fait viennent ensuite les arguments juridiques. Madame Veil le déplore : « la loi est ouvertement bafouée, pire même, ridiculisée ». Simone Veil cite les médecins qui « enfreignent la loi et le font connaître publiquement », les services sociaux d’organismes publics qui « fournissent à des femmes en détresse les renseignements susceptibles de faciliter une interruption de grossesse », ou encore l’organisation ouverte de voyages à l’étranger par charter. La future loi qui institue l’interruption volontaire de grossesse est alors justifiée pour « contrôler » une situation qui « doit rester l’exception », qui « restera toujours un drame », dont il faut « autant que possible, ( … ) dissuader la femme ». Cette loi est alors décrite comme une « solution réaliste, humaine, et juste » grâce au triple objectif que le gouvernement s’est fixé : « faire une loi réellement applicable ; faire une loi dissuasive ; faire une loi protectrice ».

Dans le cas de l’euthanasie, la clandestinité semble plutôt abriter des injections létales administrées à des personnes qui n’en ont pas fait la demande, qu’à des personnes qui ont fait cette demande de manière lucide et répétée. L’interdit du meurtre n’a pas à être ici éventuellement tempéré par le maintien en vie de la mère. Le respect de la loi actuelle interdisant toute forme d’euthanasie protège les citoyens contre ceux qui voudraient réduire les coûts d’une fin de vie en l’abrégeant. Bafouer la loi pour sauver une vie ou pour l’achever n’est pas identique. L’existence d’euthanasies clandestines ne les justifie pas plus que l’existence d’autres transgressions ne justifierait une loi autorisant ces transgressions.

Les partisans d’une loi sur l’euthanasie pourraient cependant être tentés de promouvoir une loi aussi réellement applicable, dissuasive et protectrice que celle que défendait Simone Veil. Si nous pouvons dire aujourd’hui que la loi de 1975 a bien rempli l’objectif qu’elle s’était fixé de faire sortir de la clandestinité près de 300 000 avortements devenus, dans les conditions fixées par la loi, environ 250 000 interruptions volontaires de grossesse, il y aurait peut-être lieu de poursuivre la réflexion sur la dissuasion et la protection qu’elle apporte, et qui expose encore bien des femmes à la dépression et même au suicide. Pour qu’une loi sur l’euthanasie puisse être applicable, il faudrait qu’elle puisse distinguer, à geste égal, ce qui relève d’une intention criminelle et ce qui en diffère. Pour être dissuasive, elle devrait prévoir comme une sorte d’entretien, mais, dans le contexte des derniers moments, il lui serait difficile de savoir si elle doit privilégier la volonté d’une personne sur son corps, ou la volonté des proches. Pour être protectrice, il faudrait qu’elle puisse examiner les mobiles réels avant tout acte, ce qu’empêche en pratique un jugement a posteriori. Ainsi, une loi sur l’euthanasie qui chercherait à prendre pour modèle la loi sur l’interruption volontaire de grossesse n’en serait réellement que la caricature. Seule la souffrance réelle de ceux qui restent pourrait être réellement comparée : souffrance des médecins et de la mère, souffrance des médecins et des proches.

La maîtrise de son corps. Certains veulent pourtant établir un parallèle entre la libre disposition de leur corps que la loi a reconnue aux femmes - mais il faut immédiatement ajouter dans les conditions prévues par la loi, conditions de temps et de lieux qui viennent considérablement atténuer l’interprétation qui est généralement donnée de cette liberté -, et la libre disposition de son corps qu’une personne qui désire mourir devrait avoir au nom de la liberté fondamentale qu’elle possède, et du respect que nous devons à l’expression de sa volonté. Le législateur doit prendre garde aux situations de peur réversibles qui peuvent engendrer une volonté passagère d’un acte, lui, irréversible. Une demande d’euthanasie inspirée par une douleur insoutenable crée l’obligation pour autrui de tout faire pour lutter efficacement contre cette douleur. Lorsque celle-ci subsiste, c’est que la stratégie anti-douleur suivie est mauvaise, et qu’il faut la modifier. Autoriser l’euthanasie pour pallier une inadmissible déficience de stratégie antalgique ne paraît pas recevable. Quant au suicide, la loi ne peut rien faire d’autre que le tolérer. L’autoriser, autoriser le meurtre de soi poserait l’inextricable problème des conditions dans lesquelles ce meurtre de soi peut être autorisé, conditions qui ne paraissent pas pouvoir être énoncées sans menacer l’interdit du meurtre lui-même.

La réalité sociale des soins palliatifs, même si elle reste encore trop peu développée, nous laisse entrevoir la possibilité de répondre d’une manière appropriée à la détresse des personnes. Une loi organisant d’autres dispositifs que ceux des soins palliatifs ne paraît pas nécessaire, puisque l’absence de symétrie entre la naissance et la mort ne nous permet pas de compter le meurtre thérapeutique comme l’une des options du choix. A cause de cette asymétrie, il ne peut y avoir de parallèle cohérent entre l’interruption volontaire de grossesse et l’euthanasie. Le seul parallèle possible serait celui de la souffrance que les deux actes engendrent chez ceux qui restent. Une loi sur l’euthanasie resterait prisonnière d’une angoisse qu’elle serait incapable de supprimer. Il paraît plus sage de ne pas s’engager dans le désespoir d’une loi sur l’euthanasie à une époque et dans un pays qui se sont largement prononcés pour l’abolition de la peine de mort.

M. le Président : Refuser un traitement ou un soin, si ce refus doit faire mourir, est-ce de l’euthanasie ?

M. Nicolas Aumonier : Non. L’euthanasie est une mort imposée. Nous somme ici dans le cas d’un refus qui ou bien manifeste la liberté de la personne de refuser un acharnement thérapeutique, ou bien est une forme de suicide. Mais le suicide n’est pas une mort qu’un tiers impose à autrui, ce n’est donc pas une euthanasie.

Audition de M. Damien Le Guay,
philosophe



(Procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous accueillons aujourd’hui Monsieur Damien Le Guay. philosophe, critique littéraire et écrivain, il a plus particulièrement écrit deux ouvrages : La face cachée d’Halloween, et, plus récemment, en 2003, Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ?, essai sur la représentation cachée de la mort dans nos sociétés, sujet qui est au cœur de notre Mission d’information.

Dans le cadre de cette mission composée de députés de toutes tendances politiques, nous sommes dans une démarche qui essaie de trouver une réponse aux questions suivantes : faut-il légiférer ? Faut-il actualiser le cadre des dispositions et des connaissances en matière d’accompagnement de fin de vie ? Un certain nombre d’événements qui ont récemment défrayé la chronique ont mis en avant ce problème de société.

Après avoir écouté votre exposé pendant vingt à trente minutes, nous nous permettrons de vous poser des séries de questions afin que vous puissiez y répondre, par série, de manière globale.

M. Damien Le Guay : Mesdames, Messieurs, j’ai effectivement réfléchi dans mon livre Qu’avons nous perdu en perdant la mort ?, à la situation actuelle de la mort dans nos sociétés. Je sais que vous avez reçu un historien qui a évoqué ce sujet. Je souhaiterais toutefois, en introduction, reprendre des constats simples. Nous assistons à une double disparition : disparition de la mort sociale, celle-ci n’ayant plus tout à fait sa place dans nos sociétés ; disparition de la mort singulière, individuelle, de cette théâtralisation de la mort individuelle que nous connaissions. Autrefois, il y avait alors les trois temps de la mort : celui du mourant, celui de la cérémonie et celui du deuil. Ces trois temps se sont, d’une manière ou d’une autre, quelque peu écrasés sur le seul moment de la cérémonie.

S’agissant de la première disparition, de nombreux travaux d’historiens, comme ceux de Philippe Ariès et de Geoffrey Gorer ou de sociologues comme ceux de Norbert Elias, montrent bien que nous assistons à un déni de la mort, à une disparition, à une mort interdite, à ce que Gorer appelle une sorte de « pornographie de la mort », une mort qui n’est plus visible. Philippe Ariès qualifie cette situation « de phénomène particulièrement inouï ». Selon lui, nous vivons, depuis une cinquantaine d’années, « une révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels », une forme de rupture dans une continuité. Pendant mille ans, l’homme, sentant la mort venir, comme le dit la Fable de La Fontaine ou la Chanson de Roland, convoquait son entourage pour faire œuvre de transmission matérielle ou spirituelle. Ces temps du mourant, du rituel et du deuil ont effectivement disparu et nous assistons, aujourd'hui, à la phase ultime de cette disparition sociale, avec l’incinération qui est la disparition du corps lui-même. Celle-ci n’était quasiment pas pratiquée en France il y a encore vingt ans ; elle représente aujourd'hui 15 à 20 % des pratiques funéraires et avoisine les 40 % en Allemagne et les 71 % en Grande-Bretagne. On peut dire que cette disparition du corps sera, sans doute, pour partie, le stade ultime, le dernier moment de cette disparition du temps communautaire et de tout ce que représentent « les pompes funèbres ».

La deuxième disparition est la celle de la mort individuelle, c'est-à-dire de la reconnaissance individuelle de cette mort qui vient, de ce temps de séparation entre le vivant et le mort et entre le mort et les personnes endeuillées. Nous avons perdu une grammaire funéraire, une pratique, un langage, des rites et des rituels, ce qui fait dire à Léon Burdin, aumônier de l’Hôpital de Villejuif pendant une quinzaine d’années, que nous vivons « une double mort », c'est-à-dire une mort par privation de la vie et une mort par privation de la parole. Il considère que nous sommes dans une forme de suicide muet, de disparition de l’individu comme être de parole donc être de mémoire, de relations, de partage par le biais de la parole. Il ajoute : « ce suicide-là n’est que l’expression muette et stérile d’une immense détresse intérieure. » Face à cette disparition, un nouvel idéal moderne de la mort s’est progressivement installé, une forme de mort « sans s’en rendre compte », une disparition presque inconsciente, une mort qui ne présente plus de visibilité.

La question sur laquelle il importe donc de réfléchir est la suivante : cet idéal – par « idéal », je reprends celui défini par la majorité des Français qui souhaitent ne pas se rendre compte de la mort et donc mourir dans leur sommeil – de la mort inconsciente, est-il humainement et socialement bon ? Toute la question est là. Pour certains, comme la sociologue Madame Danièle Hervieu-Léger, nous avons quitté les grands récits religieux d’explication et, d’une certaine façon, nous mourons dans une autre configuration historique avec cette composante religieuse de bricolages, de mélange de petits récits et d’expérimentations rituelles. Madame Danièle Hervieu-Léger considère que mourir en sujet moderne, c’est consentir à mourir seul. Il importe donc que l’individu puisse assumer la double logique de l’homme moderne, à savoir son atomisation et sa subjectivisation. L’individu est un être isolé qui doit produire de lui-même un sens qui lui est propre et non pas se rattacher à des logiques de sens ou à des récits qui lui seraient imposés de l’extérieur ; il doit développer une expérience personnelle et non pas collective. Pour Madame Danièle Hervieu-Léger, cette configuration n’est pas moins vide de sens que les autres.

D’autres poussent cette logique du sujet autonome aussi loin que possible. Ainsi, pour Monsieur Michel Onfray, les soins palliatifs sont à rejeter au nom d’une régression et d’une forme de compassion infantilisante. Il les qualifie de « police spirituelle, morale et religieuse » et considère ainsi tous les soignants comme des ersatz de prêtres catholiques qui laisseraient volontairement souffrir le malade et dont la maxime serait « tu souffres, donc je suis, donc je jouis. »

Cette double logique du bricolage religieux, d’une part, et de la fierté de l’héroïsme stoïcien de l’homme superbement enfermé dans son autonomie et arc-bouté à ces droits, d’autre part, fait problème. Le problème essentiel posé par ce constat, par l’acceptation de cette situation, est celui de la transmission. Nous ne sommes seulement pas des atomes, des individus. Nous formons une société, nous sommes dans un devoir de transmission les uns vis-à-vis des autres. Selon le sociologue Patrick Baudry, la transmission n’est pas une convention ou un acte de générosité mais une obligation des générations les unes par rapport aux autres. Il y a donc une obligation de « faire société », de ne pas être isolé et d’être en lien les uns avec les autres. Or, d’après Norbert Elias, « jamais les morts n’ont été comme aujourd'hui relégués derrière les coulisses, hors de la vue des vivants ».

Nous voyons donc bien qu’une double logique s’oppose : la logique moderne de l’individu atomique ayant des droits et la logique de la Cité, du groupe et de ce qui nous relie les uns aux autres. La logique de l’individu fait, d’une certaine manière, qu’un pays n’est qu’une société, qu’une régulation d’individus séparés les uns des autres. La logique de la Cité favorise plutôt la prise en charge, la transmission et d’une certaine façon, la Nation. En opposant ainsi la Société, c'est-à-dire ce qui favorise l’instant, l’instantanéité, le droit, à la Nation qui favorise plutôt l’histoire, le fait culturel, le fait d’être reliés les uns aux autres, les vivants reliés aux morts, je rejoins l’affirmation d’Alain Finkielkrault selon lequel nous vivons une mutation : nous sommes de moins en moins en Nation et de plus en plus en Société. Et ce qui est sans doute vrai de façon générale, l’est plus particulièrement en ce qui concerne la mort. Celle-ci est effectivement de moins en moins collective et de plus en plus individuelle. Si la mort a changé de définition, c’est parce que l’homme moderne en a lui-même changé. Il est de moins en moins la partie d’un tout et de plus en plus un tout suffisant ; il est moins un être de durée et davantage un individu vivant pleinement dans l’instant ; il est moins un être d’attachement, de devoirs, d’obligations et de relations et plus un être de déliaison, de droits, d’exigences et d’isolement. Comme toujours, il faut trouver le juste équilibre dans ces propos : nous sommes dans l’inflexion des tendances et non pas dans leurs extrémités. Marcel Gauchet, qui a bien réfléchi à ces questions relatives à la démocratie moderne, estime que, d’une certaine façon, le devoir d’affirmation est aujourd'hui un devoir de détachement. Nous serions en train de vivre une forme « d’individualisme de la déliaison » qui ne serait qu’une conséquence ultime de cet individualisme démocratique qu’a bien étudié Tocqueville. Mon interrogation porterait donc plutôt sur la nationalisation, au sens de la prise en charge non pas par la Société mais par la Nation, par l’histoire, par le collectif, de la mort de sorte que la mort ne soit pas réduite à être seulement une affaire sociale et donc, une affaire d’individus isolés.

A partir de ces éléments de réflexion, je souhaiterais insister sur deux points, dans un contexte caractérisé, d’une part, par la mort hospitalière qui est le lot commun
– 70 % des personnes meurent effectivement à l’hôpital – et, d’autre part, par le développement des soins palliatifs, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Nous nous demanderons d’abord comment un mourant est susceptible d’accéder à son authenticité et à la transmission. Nous examinerons ensuite les éléments de modification de la fonction hospitalière et les modalités de prise en compte de la spiritualité à l’hôpital.

Comment un individu peut-il accéder à l’authenticité, à sa propre authenticité lorsqu’il est confronté à l’épreuve de la mort ? Comment peut-il quitter le bavardage, la parole quotidienne pour accéder à une parole authentique et vraie ? Autrement dit, comment avoir accès à soi-même ? Philippe Ariès, en conclusion de ses différents ouvrages sur la mort, met en évidence, pour cet accès à soi-même, l’importance des codes sociaux qui rendent possible l’expression de l’intériorité. Selon lui, ces codes qui sont extérieurs à l’individu « permettent le passage de la quotidienneté radoteuse et calme à l’intériorité pathétique. » Ce problème est d’autant plus d’actualité que le mot d’ordre de notre époque serait le suivant : il importe de laisser parler son cœur. Or, il me semble, tout comme à Philippe Ariès, que, d’une certaine façon, le cœur ne parle pas de lui-même. Le cœur a besoin d’une langue, d’un tuteur, de mots pour s’exprimer. C’est tout l’objet de l’opposition dans, Cyrano de Bergerac, entre le baron de Neuvillette et Cyrano de Bergerac : ce passage de l’émotion au sentiment a besoin de codes, de mots et de discours pour exister. Les sentiments ne se disent pas tout seuls. Ils ont besoin de codes, de rites, de rituels, de mise en forme, de tous ces éléments qui permettent de transformer une émotion en sentiment. D’une certaine façon, nous pouvons dire que les sentiments sont une expression et un travail.

La question de ces rites est d’autant plus importante que nous vivons une forme d’incompréhension ou de malentendu à propos de ces rites qui sont essentiellement de nature religieuse. Régis Debray, dans ses récents travaux sur la religion, dit bien que « tout entre-soi suppose un au-dessus. Quand le niveau méta s’affaisse, l’inter se disloque. » Autrement dit, il est nécessaire, dans toute société, d’avoir une forme de réquisition par l’extérieur qui permet effectivement au lien social de s’établir et aux individus de se parler. Régis Debray ajoute que « la consistance interne s’obtient par référence externe. » Il y a donc bien cette cohabitation, cette juxtaposition, ce travail de l’intérieur et de l’extérieur, afin que l’intérieur puisse pleinement se dire.

En ce qui concerne la mort, nous vivons une forme de confusion entre le religieux et le symbolique. La sociologue Marie-Frédérique Bacqué, qui s’exprime assez souvent sur ces sujets, déclare que le religieux – à savoir l’Eglise catholique – assure ce qu’elle nomme « le service public minimum du symbolique » et qu’il y a une sorte d’affaissement du religieux sur le symbolique, le symbolique fonctionnant par lui-même alors que le religieux renvoie à un au-delà. On pourrait, dit-elle, substituer ce symbolique religieux à un autre symbolique. Or, il faut savoir que les Français ont instinctivement fait la différence entre ce qui est de l’ordre d’un rituel religieux et ce qui est de l’ordre d’un rituel symbolique. En effet, à 70 %, ils estiment qu’une cérémonie religieuse est importante lors d’un décès et 90 à 95 % des enterrements sont religieux. La confusion entretenue, par certains entre le symbolique et le religieux, entre des rites qui vaudraient par eux-mêmes et des rites qui se réfèreraient à autre chose qu’eux-mêmes, n’est donc pas acceptée pleinement par les Français.

M. le Président : Ce que vous venez de dire me semble antinomique. En effet, vous dites à la fois que les Français font bien la différence entre le symbolique et le religieux, entre l’apparence et le profond, entre l’inter et le méta, même si le méta maintient la cohésion de l’inter, et que 90 à 95 % des enterrements sont religieux. Nous pouvons donc nous demander s’ils y procèdent parce que ces enterrements sont de l’ordre du symbole ou s’ils ne pourraient pas se contenter d’un symbolique pseudo-religieux, voire laïque, qui se substituerait donc au véritable religieux métaphysique. Le terme de religieux a d’ailleurs la signification étymologique de « relier ensemble ».

Mme Françoise de Panafieu : On retrouve d’ailleurs ce vide créé par l’absence de rite dans l’incinération. Ayant été chargée de ces questions pour la ville de Paris, je me suis rendu compte du problème posé aux familles des personnes souhaitant se faire incinérer. Le fait de ne pas avoir ce rite religieux ou un autre qui leur permette d’avoir des repères pose problème.

M. le Président : Les catholiques pratiquants ne représentent qu’environ 10 % des Français…

M. Damien Le Guay : Les Français se disent catholiques à 70 %. Quant à la pratique, c’est un autre sujet. Si l’on estime que 10 % des Français sont pratiquants et se rendent à l’église tous les dimanches, cela représente tout de même six millions de personnes ! Je ne connais pas beaucoup d’événements sociaux qui concernent six millions de personnes toutes les semaines !

Tous ces éléments me conduisent à deux réflexions. En premier lieu, le fait que 70 % des Français se déclarent catholiques signifie quelque chose quant à leur appartenance culturelle et rituelle et à leur sentiment d’appartenir à une culture, même si les pratiques sont effectivement en régression.

En second lieu, pour répondre pleinement à votre question, il semble que cette confusion soit entretenue par certains, dont Marie-Frédérique Bacqué. Celle-ci estime qu’un rite qui vaudrait par lui-même, qui pourrait même être importé et donc venir d’ailleurs et un rite religieux appartiennent à la même réalité sociologique. Au point même, dit-elle, que les gens se trompant ou ne réfléchissant pas suffisamment quand ils vont à l’église, pourraient tout à fait, s’ils en avaient le choix –choisir d’autres rites.

Cependant, les Français restent culturellement et rituellement attachés à une pratique religieuse. Comme cela l’a été dit précédemment, 70 % des Français pensent que la cérémonie religieuse est importante lors du décès et l’essentiel de la prise en charge des enterrements est religieux. Il faut, par ailleurs, savoir que, pour la Toussaint, 55 % des Français, soit 35 millions, vont aux cimetières voir leurs morts. Ce chiffre est révélateur de cet attachement rituel.

Comme le mentionnait Madame Françoise de Panafieu, la crémation soulève deux problèmes. La disparition du corps rend tout d’abord difficile le travail du deuil attaché au corps. Comment, en l’absence d’un lieu, le cimetière, « retrouver » le disparu ? Par ailleurs, les personnes endeuillées ont du mal à poser des rites ou des rituels, ce qui va leur faire défaut.

Je prends ici le contre-pied de cette tendance de certains sociologues qui laisserait à penser que les Français sont des ânes et se laisseraient aller à de vieilles habitudes qu’ils pourraient abandonner si la palette des rites possibles s’élargissait. Il faut bien prendre en considération deux éléments ayant trait au rite : le souci très fort de personnalisation et celui de rester - si l’on prend en compte les éléments chiffrés - dans un cadre de rite religieux. Aujourd’hui, le « fond de sauce » reste donc religieux, même si on peut y ajouter des éléments de personnalisation. Cela va à l’encontre de ce qu’affirment certains selon lesquels il importerait de changer ce « fond de sauce » ou d’adopter un quelconque autre rite.

Cet élément de ritualisation ou de recours à des formes préétablies est important dans la mesure où, plus particulièrement au moment de la mort, un travail de catharsis, de mise en expression d’une émotion sauvage qui serait de nature à vous submerger, s’effectue à travers le rite. Le travail du rite permet d’évacuer cette sauvagerie. Les anthropologues, comme René Girard, montrent clairement que le rite est un régulateur de violence. Autrement dit, l’inhumanité de la mort est telle qu’elle pourrait tout à la fois détruire celui qui est endeuillé mais aussi faire sortir les personnes endeuillées de la communauté. Pour permettre de surmonter cette violence et ce risque de la séparation avec la communauté, le rite mortuaire est là. Le rite permet de faire sortir de soi cette violence, de l’exprimer, de la dire, de la mettre en mots. Il permet aussi une resocialisation et d’être rejoint par d’autres dans son deuil et sa violence. Sur ces questions du deuil, il ne faut ni folkloriser le rite comme le fait un peu Marie-Frédérique Bacqué, ni, évidemment, imposer un rite qui serait contraire à l’acceptation des consciences.

Globalement, pour reprendre la distinction que je faisais au début, le souci d’individualisation qui est le nôtre et qui est – ô combien – celui de notre modernité, ne doit pas nous faire oublier que nous sommes essentiellement, ou avant tout, ou aussi, des êtres de parole, des êtres de relation, des êtres spirituels. Nous sommes aussi comme vous le disiez, des êtres religieux dans une triple acception : nous sommes reliés les uns aux autres et nous nous relions lorsque la mort survient ; nous sommes en relecture dans le sens où au moment de la mort, nous sommes à la fois pour les endeuillés et pour ceux qui viennent à mourir, en travail de mémoire et de clôture de mémoire ; nous nous ouvrons à plus grand, à plus mystérieux que soi. Cette présence du spirituel et/ou du religieux comme réquisition intérieure, comme reliaison, comme relecture, me semble absolument indispensable. Tout se joue dans cette parole et dans cette capacité à pouvoir parler. Bernard Henri-Lévy, dans la magnifique préface qu’il a rédigée au livre de Léon Burdin, a cette formule « mourir, c’est parler. » En effet, dans cette démarche de parole, peuvent s’effectuer à la fois une démarche de pardon, une démarche de confession, une démarche d’ouverture à ce que j’ignore de moi-même, une démarche de mise en mémoire, de conciliation, de réconciliation des uns avec les autres. Les psychanalystes savent trop que si ce travail n’est pas fait, il laisse des séquelles très douloureuses sur le psychisme des individus. Le temps de la mort n’est pas un luxe mais une nécessité sociale permettant la transmission sociale la moins douloureuse possible. Ce temps permet, à la fois, de cicatriser, autant que faire se peut, ce qui a mal été fait ou ce qui a mal été supporté et par ailleurs de réunir les individus entre eux. Léon Burdin parle d’une épreuve de « radicalité de la parole », un accès à une parole radicale qui permet à cette mémoire groggy et en souffrance, de pleinement travailler, de se travailler, de se transmettre, de se dire.

J’aborderai donc maintenant ce qui a trait à la modification de la fonction hospitalière et la juste prise en compte du spirituel.

On l’a dit, la mort est de moins en moins familiale et de plus en plus médicale. Cette mort hospitalière est un fait. Cependant, si 70 % des Français meurent à l’hôpital, 70 % souhaiteraient mourir chez eux. Cela exprime la préoccupation des Français de concilier le souci d’être soignés jusqu’au bout – les médecins font ce qu’il faut pour prendre en charge et apaiser la douleur – et un souci de familiarité en pouvant mourir chez soi. Tout cela s’explique par les progrès du maintien de vie, par les techniques de réanimation, etc. Des médecins étant présents parmi nous, je ne me permettrai donc pas de développer ce point.

Le problème essentiel est celui de la sécularisation de l’hôpital. Madame Marie de Hennezel fait le constat suivant : « En sécularisant les soins, l’hôpital semble s’être déshumanisé. Les soignants ne sont ni formés, ni encadrés pour prendre soin de l’être. » Il semble – et on est toujours dans les tendances – que l’hospitalité, qui était et qui devrait signifier à la fois le soin du corps et la prise en charge spirituelle de l’âme, s’éloigne de l’hôpital et de l’hospitalisation. Autant, il y a un accroissement des soins, autant il semblerait – eu égard à ce que dit Madame Marie de Hennezel – que les personnels soient démunis face à la prise en charge de ce spirituel en souffrance. Madame Marie de Hennezel indique que « l’hôpital n’est plus fidèle à ce qui fut à sa fonction première, l’hospitalité ». Il est vrai que cette fonction était autrefois tenue en grande partie par les congrégations religieuses et que de 1901 à 1905, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat a renvoyé dans leurs foyers 120 000 membres de congrégations qui tenaient des fonctions dans les écoles, dans les hôpitaux…

Dans un lieu comme l’hôpital, quelle est la limite entre le soin du corps et celui de l’âme, entre le spirituel et le religieux ? Comment est-on susceptible ou pas d’y intégrer l’accompagnement, les soins palliatifs, la prise en charge religieuse, la famille ? Madame Marie de Hennezel constate, à partir de son expérience d’une part, « un interdit du religieux » de la part du personnel et, d’autre part, « un tabou du spirituel ». Selon elle, « le déni de la mort a contribué à un assèchement spirituel ». Elle conclut « la demande spirituelle est rarement formulée comme telle mais elle est toujours présente ».

Ma conclusion sur ces questions serait la suivante : l’homme confronté à la mort est dans une demande de soins de l’être, de l’âme, de la mémoire, de soins spirituels et religieux, donc dans ce travail de relecture, de reliaison, d’ouverture, que nous avons précédemment évoqué. L’homme est toujours, et surtout dans ces moments, en excès de lui-même. L’homme dépasse l’homme comme disait Pascal. L’homme est en surcroît de lui-même, il n’est pas en deçà mais au-delà de lui-même. Il est sans doute meilleur qu’il n’est. Il importe donc de faire le pari d’un spirituel ouvert, c'est-à-dire d’un travail de la conscience par la parole, par l’échange, d’une conscience qui s’ouvre en étant capable de travailler sur elle-même, de s’épanouir et de se révéler à elle-même par le jeu du spirituel.

Il ne s’agit pas d’enfermer ce spirituel dans la spiritualité dite laïque qui serait, d’une certaine façon, une conscience plafonnée. Avant d’écrire les deux ouvrages que vous avez mentionnés, j’ai rédigé plusieurs articles sur la spiritualité laïque, celle de Comte-Sponville et de Luc Ferry. Cette spiritualité laïque, présente dans les discussions autour des soins palliatifs, tend soit à apprendre à se passer de religion – c’est le projet de Comte-Sponville –, soit à se réapproprier en philosophie la vérité du discours religieux –c’est celui de Luc Ferry.

Par conséquent, la question est de savoir si nous sommes susceptibles d’être dans un spirituel déplafonné, au sens d’une conscience qui s’ouvre à elle-même et qui peut accueillir tout ce qu’elle peut donner, ou si l’on favorise, dans l’accompagnement, une spiritualité limitée par principe.

Ensuite, il faut examiner les prétentions en grande partie anti-religieuses de la laïcité. Je ne souhaite pas rappeler les vieux débats de 1905. Je vous citerai juste une phrase pour illustrer ce propos. Maurice Allard, député socialiste, a déclaré ici, à l’Assemblée, en 1905 : « Il y a une incompatibilité entre l’Eglise, le catholicisme, et même le christianisme et tout régime républicain. Le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature. » Si l’on quitte cette crispation laïque à l’égard de la religion, il importerait d’aboutir à une laïcité apaisée avec une religion modeste pour permettre d’accueillir, dans ce travail de la conscience sur elle-même, le plus mystérieux, le plus intime, le plus puissant que soi et donc donner à la conscience une ouverture sans plafond, un horizon dégagé. Il ne faut pas limiter ces soins palliatifs aux seuls soins psychologiques et aux seuls rituels folklorisés dont nous avons déjà parlé, mais essayer autant que possible de surmonter ce tabou du spirituel et cet interdit du religieux et opter pour la liberté de la conscience en travail.

S’agissant de la prise en compte du fait religieux à l’hôpital, je lisais les propos d’un des sages de la commission Stasi rapportés dans Le Monde du 28 octobre 2003 : « On découvre un tas de choses entérinées sous les principes de la laïcité et de la liberté religieuse. On ne peut pas répéter que la République protège la liberté de conscience et des cultes et refuse certains rituels, notamment autour de la mort, qui suppose des aménagements dans les hôpitaux. On ne peut pas se contenter de fermer les yeux et recourir à la loi pour réprimer. Il faut aussi éduquer pour assouplir et adapter les pratiques rituelles. » Ma question serait la suivante : est-ce un citoyen qui meurt dans un espace public, à l’hôpital, ou un homme avec toute la palette et toute la symphonie de ses convictions ? Si nous sommes susceptibles de faire le pari du spirituel, ce pari doit permettre le libre jeu de la conscience, d’une conscience en trois dimensions et non d’une conscience restreinte.

Je vous remercie.

M. le Président : Monsieur Le Guay, merci de nous avoir éclairé sur la vision moderne de cette belle mort que chacun voudrait inconsciente. Si j’ai bien compris votre exposé, il faudrait que le passage soit spiritualisé et ritualisé pour que la société puisse faire son deuil. Il faudrait qu’elle accepte la mort et ne pas la nier comme elle le fait à l’heure actuelle, au nom d’un individualisme qui finit par occulter complètement le caractère sublime du passage.

J’ai noté que vous avez parlé des dernières paroles. La dernière parole des mourants est dans tous les livres : des dernières phrases du Christ en croix à celles de Victor Hugo, en passant par Alphonse Allais ou Molière. Nous considérons toujours que cette dernière phrase a une valeur symbolique forte parce qu’elle est le dernier message que le mourant transmet à sa descendance. Même dans les familles, la dernière phrase prononcée retentit avec une vérité parfois démesurée par rapport à la banalité des propos tenus. Il est certain que, dans la mort inconsciente, douce, ce passage de spiritualité, de parole est complètement nié.

Notre mission s’intitule certes « accompagnement de fin de vie ». Mais du fait de la médicalisation de la mort, nous sommes amenés à aborder un certain nombre de questions : faut-il interrompre les traitements, provoquer la mort, assister les gens qui demandent le passage ? A votre avis, l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie active sont-ils deux façons de nier la mort et d’essayer de la réduire à un simple passage technique, scientifique, médicalisé, dans une société très individualiste qui essaie à la fois de protéger l’entourage et de priver finalement le mort de sa mort et l’entourage de son deuil ?

M. Damien Le Guay : Il faut distinguer deux choses. La première est observable dans les traumatismes des deuils qui ne se font pas. Il s’agit de cette difficulté, parfois insurmontable, des transmissions de mémoires familiales ou interpersonnelles. Tout ce qui a trait au rite, à la parole, au travail de la mémoire et à tout ce qui dit, s’échange, se clôture et se cicatrise est un travail à la fois personnel, familial et commun. Si ce travail n’est pas fait, il peut créer davantage de traumatismes qu’il n’apporte de libertés.

La deuxième concerne l’euthanasie. L’idéal de l’euthanasie est un suicide par procuration : on est susceptible de demander à un autre de commettre un acte de suicide que l’on ne peut commettre soi-même. Or, pour qu’il y ait suicide, trois éléments doivent être réunis : un désir, une volonté et un acte.

Toute la difficulté, et les médecins ici présents y ont été confrontés, réside dans l’appréhension du désir. De quel désir parlons-nous ? D’un désir d’en finir ? D’un désir de ne pas accepter ? D’un désir sans doute, comme nous l’avons vu dans une affaire récente, de ne pas être une charge pour les personnes que l’on aime, qui vous aiment et dont – d’une certaine façon – on perturbe l’existence ? Cette appréhension du désir est toujours extrêmement compliquée et difficile. Tous ceux qui, comme Monsieur Michel Onfray, considèrent que le problème peut être réglé par un testament de vie, donc une volonté exprimée à un moment donné, dans certaines circonstances et qui vous engagerait jusqu’au dernier moment, ne tiennent pas compte de la capacité de tout individu à changer d’avis ou à être dans des configurations intellectuelles qui ne tiennent plus quand on se trouve en situation. La liberté est un désir qui peut toujours nous amener à changer d’avis.

Concernant la volonté de l’individu, est-elle suffisamment constante pour bien expliciter son désir et maintenir sa volonté ?

S’agissant de l’acte en lui-même, il faut comprendre la difficulté de l’euthanasie : on déporte sur un tiers la responsabilité de quelque chose qui relève du meurtre. La distinction entre suicide et meurtre est délicate, pour ne pas dire floue ou ambiguë. Elle est d’autant plus difficile à faire dans certaines situations : soit une tierce personne prend la responsabilité, en conscience, d’être le bras armé, au sens propre du terme, d’un désir clairement formulé et d’une volonté, soit elle outrepasse cette volonté car elle n’a pas compris le désir et la volonté. Nous l’avons bien vu avec le cas de Christine Malèvre : cette ambiguïté peut aller à l’encontre de l’intérêt ou de la volonté ou du désir d’un patient.

Je ne suis pas médecin comme certains d’entre vous. Il me semble, toutefois, que considérer l’euthanasie comme une des options possibles dans le champ des soins médicaux serait de nature à changer diamétralement les relations de confiance existant entre le malade et le médecin. Aujourd’hui, tout malade a la possibilité de demander l’interruption de tel ou tel traitement qui lui apparaît excessif.

Il faut donc bien distinguer entre l’euthanasie qui consiste dans le déport sur une conscience tierce afin de rendre effective l’expression d’un désir d’une part et d’autre part, le refus de l’acharnement thérapeutique - problème médical que vous connaissez mieux que moi - qui laisse penser qu’on va au-delà de ce que l’individu est susceptible de supporter.

M. le Président : Je souhaiterais juste rappeler une anecdote qui conforte ce que vous venez de dire. Je viens de relire un cas clinique concernant un malade d’un cancer du poumon qui avait été pneumectomisé, c'est-à-dire à qui l’on avait enlevé un poumon. Cet homme a subi ou bénéficié, selon le point de vue que l’on adopte, d’une réanimation à l’hôpital. Cette réanimation a réussi. Interrogé, le malade a indiqué que sa principale angoisse était que l’on trouve dans la poche de sa veste une note dans laquelle il demandait à ne pas être réanimé.

Cette anecdote montre bien que l’homme malade et l’homme bien portant, et même l’homme malade et l’homme en détresse, n’ont pas obligatoirement la même volonté même si le désir reste sous-jacent. Le passage à l’acte est un élément quelque peu différent.

M. Damien Le Guay : J’ajoute qu’il faudrait répondre à deux questions. A partir de quand la loi est susceptible de décider de la mort d’un individu ? Elle n’est susceptible de le faire que dans un seul cas, celui où la société pense que cet individu mérite la mort comme châtiment. C’est le seul cas politique où la mort peut être infligée à un individu. Tout le problème est de savoir si le droit à la mort relève, comme le pensait Antigone, de lois non-écrites qui relèveraient d’autre chose que du politique ou si Créon peut s’arroger le monopole ou la capacité de pouvoir décider, en l’occurrence, de celui qui peut être enterré, mais aussi de celui qui peut ou qui ne peut pas, selon les conditions, mourir. Autrement dit, cela relève-t-il, comme certains le souhaitent, de la loi, c'est-à-dire de la capacité et du pouvoir du politique, ou cela relève-t-il de la tolérance et de l’appréciation, au cas par cas, comme c’est le cas aujourd’hui ?

M. le Président : Dans Antigone, la référence à des lois non-écrites signifie non seulement qu’elles ne sont pas écrites et que Créon n’a pas le droit de s’en prévaloir, mais cela signifie aussi que certaines lois ne peuvent pas être écrites. En effet, on peut penser des règles, mais, lorsque l’on prend la plume pour les écrire, la main tremble et, finalement, on se trouve dans l’incapacité de les formaliser. Pensez-vous que le sujet qui nous préoccupe, pourrait faire l’objet d’une loi ?

M. Damien Le Guay : A mon sens, la question de la capacité du politique, donc de la loi, de pouvoir décider de celui qui est en trop ou de considérer que telle ou telle personne ne remplit plus les critères pour exister pleinement a été posée, historiquement, dans certaines périodes sombres du XXe siècle, et est, me semble-t-il, de l’ordre de lois non-écrites, qui n’ont pas à être dans la main du politique ou dans la main de qui que ce soit. J’estime, pour ma part, que cette question se situe dans l’au-delà du politique, de la Cité, de la loi. Elle renvoie à des domaines sur lesquels la loi n’a pas ou n’aurait pas à intervenir.

Mme Françoise de Panafieu : Dans cette affaire, on imagine difficilement les relations face à une personne que l’on aime, qui a beaucoup vieilli, devient très malade et pour laquelle on connaît le diagnostic fatal. Il y a ce désir profond d’en garder un souvenir intact. Compte tenu du vieillissement de la population, lorsque nous débattons de l’euthanasie, nous devons être très prudents, et prendre en compte ce désir exprimé que cela finisse le plus vite possible. Mais il ne faut pas donner la possibilité de passer à l’acte. En cela, je rejoins ce que vous dites. A un certain moment, une barrière doit être dressée pour éviter l’irrémédiable. Celui qui aurait commis cet acte aurait eu, à un moment donné, la volonté de le faire mais se reprocherait toute sa vie ce qu’il considérerait comme un acte criminel quand il aurait repris ses esprits.

M. Damien Le Guay : C’est la raison pour laquelle j’ai insisté sur la conscience du tiers, de celui qui pourrait n’être, s’il était inconscient, que le bras armé, mais qui est à la fois dans un rapport d’amour, parce que proche du mourant, et un rapport de mort. Autant, dans un geste héroïque, il est susceptible d’être cette main qui ne peut plus agir, autant il importe de prendre en considération dans son travail de conscience, dans ce que Victor Hugo appelle « la tempête sous un crâne », cette conscience malheureuse, douloureuse, meurtrière d’avoir, même par amour, donné la mort à quelqu’un qui ne vous est pas étranger - à l’inverse du bourreau de la République qui est étranger à celui à qui il tranche la tête -. Ce tiers est en relation de mémoire, d’humanité, de souvenir, d’affection. L’exemple de Marie Humbert et des propos qu’elle a pu tenir « j’ai donné la vie donc je peux donner la mort » me semblent une négation de tout le respect de la dignité.

Selon moi, tous ceux qui se sont penchés sur la question des soins palliatifs montrent bien que ce désir de mort qui peut être manifesté peut également être dû à l’absence de prise en charge. Historiquement, nous voyons bien qu’une des réponses, si ce n’est la réponse, au développement de l’euthanasie telle que cette demande a pu se manifester à partir des années 70 a été le développement des soins palliatifs, et donc la capacité de ne pas peser sur l’entourage immédiat du mourant, de manière à être dans le moins grand inconfort possible à la fois pour soi et à l’égard de ceux qui vous aiment et vous prennent en charge. Je pense donc que ce sentiment – cela m’a frappé dans le cas de Vincent Humbert – d’être un poids trop lourd pour quelqu’un qui vous aime et qui se dévoue génère un sentiment de culpabilité.

M. le Président : Quand une famille est confrontée à la maladie, sont toujours indissociablement liés l’amour et la haine, la révolte et la culpabilité. On en veut à cette personne qui s’est dégradée et l’on voudrait qu’elle disparaisse de notre vue. En fait, derrière l’altruisme du désir d’en finir exprimé par la famille, on peut déceler un égoïsme exprimant l’incapacité à assumer cette situation. La question n’est donc pas simple.

Mme Françoise de Panafieu : Je suis frappée, en écoutant tous les témoignages, par la demande de spirituel. On peut qualifier ce spirituel de chrétien, puisque ce sont nos origines. Je suis d’ailleurs choquée de constater, au moment où nous rédigeons une Constitution européenne, notre incapacité à reconnaître dans ce texte nos racines chrétiennes. Mais il s’agit de faits que même un athée peut reconnaître : 2000 ans d’histoire se sont établis sur des racines chrétiennes. Aujourd’hui, nous sommes incapables de reconnaître le poids de l’histoire. J’ai été très sensible au fait que vous souligniez cet abandon du spirituel. Nous, politiques, en sommes responsables à notre niveau puisque, au moment d’écrire les textes dans le marbre, nous sommes incapables de reconnaître ce fait historique qui fut fondateur de notre civilisation.

M. le Président : D’autant plus que, comme nous le disions précédemment, la morale universelle de Kant – dont fait partie le respect de la personne humaine – se situe de manière évidente dans un contexte de culture et de civilisation chrétiennes.

M. Damien Le Guay : Pour prolonger ce que vous disiez, madame, nous avons du mal à distinguer ce qui est de l’ordre du national, donc de l’historique, de la fondation, de la mémoire et ce qui est de l’ordre de la société. Le fait de dire que nous ne sommes pas dans une société chrétienne est une évidence ; celui de déclarer que nous ne sommes pas dans une histoire et dans une filiation chrétienne est une erreur.

M. le Président : C’est une erreur historique.

M. Damien Le Guay : C’est une erreur historique pour plusieurs raisons. La première est que nous pouvons tout à fait mettre en évidence que la laïcité est apparue en Occident pour des raisons qui tiennent à la religion. La laïcité est, en quelque sorte, chrétienne.

La deuxième raison est que, comme de nombreux sociologues le font remarquer, nous assistons à la fois à un déclin évident de la pratique religieuse et au triomphe des valeurs chrétiennes qui se sont converties dans les droits de l’homme, dans la compassion, dans le souci de l’autre, etc.

Ce déni de l’humus historique qui a été le nôtre montre bien cette transformation dont parle Alain Finkielkrault d’une Nation qui a des difficultés à reconnaître son histoire et cette prédominance de la Société et de son fonctionnement. La laïcité est un mode de fonctionnement de société. Est-ce une idéologie, une religion ou une contre-religion ? En tout état de cause, nous ne pouvons qu’en voir les limites.

Je reviens sur cette difficulté soulignée par Madame Marie de Hennezel relative à la prise en charge du spirituel. Qu’est-ce que le spirituel ? Le spirituel est cette jonction dont parlait Charles Péguy, entre notre part d’éternité et notre part d’humanité. La conscience, c’est la dualité et la séparation. C’est la reconnaissance de la séparation, donc du dialogue : « Je suis en dialogue avec moi-même. » dit Hölderlin. Si cette reconnaissance de dialogue n’est pas possible au moment de la mort, on est inévitablement poussé dans notre modernité en déliaison, alors qu’il conviendrait d’aller vers une forme de réconciliation de l’individu avec lui-même, de l’individu avec ses proches, des individus avec le social.

Il y a un souci et une volonté de prise en compte de ce spirituel, et c’est dans ce sens que j’employais le terme de « renationalisation ». Cela est d’autant plus vrai dans notre pays, où la paix religieuse s’est faite il y a cent ans, pour partie par la force, et pour partie, par la conciliation.

La question des formes de religions se pose différemment aujourd'hui et ce sera encore plus flagrant demain si l’on considère que la demande de rituel est plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

M. le Président : Nous vous garderions encore bien longtemps, mais l’heure tourne. Nous vous remercions de votre intéressante participation.

Audition de Mme Jacqueline Lagrée, philosophe


(Procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Madame Lagrée, nous avons le plaisir de vous accueillir et nous vous remercions de participer aujourd’hui à nos travaux. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages, en particulier Le médecin, le malade et le philosophe publié en janvier 2002, ainsi que de divers ouvrage d’histoire de la philosophie. Vous êtes professeur de philosophie à l’Université Rennes I.

Je précise que notre mission comporte toutes les tendances politiques de l'Assemblée nationale. Dans le cadre d’un premier cycle thématique, elle a invité des historiens, des philosophes et des sociologues. Elle écoutera ensuite les religieux et les obédiences maçonniques, avant de rencontrer des représentants de l’ensemble du monde médical
– réanimateurs, néonatologistes, etc. – et des juristes. Elle entendra en dernier lieu des responsables politiques et élaborera un rapport, qui devra être collégial. Nous nous efforcerons ensuite de présenter des propositions. Je suis bien conscient que les membres de notre Mission peuvent exprimer des positions antagonistes. Pour autant, nous n’avons pas d’a priori. Nous étudions de façon calme et pragmatique ce qui doit être modifié dans notre réglementation, et ce qui ne doit pas l’être. Nous conservons pour cela un certain recul par rapport à l’émotion suscitée par des manifestations ou des événements médiatiques récents, si douloureux soient-ils.

Mme Jacqueline Lagrée : C’est à titre de philosophe que je tenterai de réfléchir sur ce que signifie la vie de fin. La fin de vie ne correspond pas à un âge donné. A 56 ans, Montaigne se jugeait déjà un vieillard qui avait dépassé depuis longtemps l’âge normal de la vie. L’espérance de vie a tellement augmenté en Europe depuis cinquante ans qu’on ne saurait plus dire aujourd’hui à quel âge il est normal de mourir. En un sens, il est vrai, on meurt toujours trop tôt, du moins pour ceux qui nous aiment. La figure du vieillard qui s’éteint doucement et paisiblement, « rassasié de jours » comme dit la Bible, nous est devenue presque étrangère. Pourtant, je pense qu’elle reste dans notre inconscient. En effet, il n’y a, dans la pensée collective, de bonne mort que la mort paisible, et non pas la mort violente. Or l’agonie est la mort violente, la violence de refuser de mourir.

Il faut noter que si la vie finissante peut intervenir extrêmement tôt, pour un enfant cancéreux par exemple, la plénitude de la vie n’est pas liée à la longueur des jours, bien que celle-ci constitue un adjuvant considérable. La fin de la vie, lorsqu’elle est attendue et redoutée, en est le moment le plus solitaire. Certes, nul ne peut penser, juger, aimer vivre à ma place. Toutefois, nombre d’activités ou de fonctions se délèguent : travailler, prendre soin de ses enfants, perpétuer une tradition. La fin de ma vie m’appartient en propre, beaucoup plus que son commencement que je n’ai pas davantage choisi. Ce passage, si passage il y a, s’effectue nécessairement à la première personne. Il n’est ni délégable, ni transmissible. Le caractère douteux d’une survie après la mort accentue l’aspect tragique de l’abandon de ce temps ultime. Pourtant, il y a bien des petites morts dans la vie : la mort à l’enfance, à la vie de jeune fille ou de jeune homme, à la paternité, la fin de l’activité salariée, ou d’autres encore. Toutefois, ces abandons sont des dépassements vers un temps attendu et espéré : quand je serai grande, quand les enfants auront grandi, quand je serai en retraite, je ferai ce que je n’ai pas pu faire auparavant, faute de temps, d’argent ou de courage.

Or, dans ce qu’on qualifie de « fin de vie » – ce n’est pas le mourant mais les autres qui parlent de « fin de vie » – il n’y a plus d’attente, d’espérance ni de désir, sinon peut-être le désir de durer encore un peu. C’est pourquoi, ce temps est par excellence, pour les proches, le temps de la solidarité et de la présence, présence toute simple mais présence effective. La hantise de la fin de vie est la crainte de la solitude, de la douleur et de l’impuissance. Or, la douleur fait aujourd’hui l’objet d’un interdit social. Elle est insupportable, inacceptable, obscène. Elle ne trouve aucune justification, ni héroïque ni ascétique. Elle est tout simplement ce qui ne doit pas être, car elle n’apporte pas au médecin d’information fiable, ne sert à rien, n’est pas mesurable. Elle est un mal, et en tant que telle, elle doit être résolument combattue. Mais si la douleur ne peut être partagée, c’est qu’elle se vit toujours à la première personne et qu’elle comporte une dimension physique et une dimension psychique de souffrance, de scandale et de déréliction. La douleur, comme la souffrance, est subie. Elle m’affecte du dehors, entrave ma liberté, suspend l’ouverture du temps vers le futur et le projet, m’enferme en moi-même sans me permettre ni de me reposer en moi, ni de me fuir. Cette contradiction – être soi et ne pas pouvoir l’être – est irréductible. C’est la structure même de la souffrance. En un sens, c’est aussi la structure de la fin de vie.

Néanmoins, la douleur – qui est paradigmatique des problèmes soulevés par la fin de vie – est aussi l’attente d’un soulagement, un appel à l’autre qui peut agir pour soulager (le médecin), à celui qui peut écouter et comprendre (le compagnon, l’ami), à celui qui peut donner la consolation de sa présence et de son affection. La douleur exige d’être constamment combattue, avec le souci non seulement d’un traitement personnalisé
– car toute douleur est personnelle et incomparable – mais aussi de laisser place à la parole. Il ne faut pas confondre analgésie et anesthésie. Combattre la douleur, ce n’est pas supprimer la conscience. La fin de vie pose avec plus d’acuité qu’une maladie banale, la difficile exigence de savoir allier le souci de l’autre et le soin. Il s’agit certes de soigner, mais de soigner la personne dans sa globalité, en respectant sa demande existentielle. Sans vouloir hypostasier la nature et lui reconnaître des droits, il faut savoir qu’il y a un temps pour tout, un temps pour semer, un temps pour récolter, un temps pour soigner, un temps pour accompagner et soulager.

Devant les difficultés que soulève la médecine de fin de vie, on a parfois construit la dialectique suivante :

– l’acharnement thérapeutique comme tendance naturelle des soignants ;

– l’euthanasie comme revendication des soignés, sans espoir de guérison ;

– les soins palliatifs comme dépassement de cette antinomie mortifère.

Cette progression est commode – même si elle doit être envisagée avec distance – pour mettre en évidence le balancement inévitable entre le principe de bienfaisance, compris de façon limitative, qui incite le médecin à faire tout ce qui est techniquement possible pour son malade, et le principe de respect de la dignité de la personne, qui peut imposer l’abstention thérapeutique. Ces deux principes – bienfaisance et respect de la dignité de la personne – doivent guider toute démarche médicale et sociale réfléchissant sur la fin de vie. Par exemple, concernant l’acharnement thérapeutique qui est aujourd’hui unanimement condamné, nous pouvons voir un acharnement véritable dans les cas extrêmes comme la survie à tout prix d’hommes politiques. Mais dans les cas les plus ordinaires, la limite est souvent fragile entre l’acharnement répréhensible et l’obstination courageuse. C’est l’absence d’informations et le sentiment d’être passif à l’hôpital qui accentuent chez le malade la peur et le fantasme de l’acharnement. L’obstination, elle, est légitime, quand des médecins et des infirmiers ne ménagent ni leur temps ni leurs forces pour arracher à la mort des malades polytraumatisés, asphyxiés, brûlés. Cela se justifie à deux conditions :

– que le moment technique laisse une chance à la restauration d’une vie proprement humaine, c’est-à-dire relationnelle et libre ;

– que cela n’aille pas à l’encontre de la volonté expresse et informée du malade.

Ce qui prime dans le soin n’est pas la prouesse technique, mais le respect de la dignité du patient, de sa liberté, de son choix de modèle de vie bonne. Tel est le paradoxe de la fin de vie : personne n’a le droit d’imposer à l’autre ce que doit être le modèle de vie bonne et ce modèle n’est pas univoque, mais pluriel. Je peux aider l’autre à passer un cap périlleux et à survivre, je ne peux pas décider pour lui, de ce que doit ou de ce que peut être sa vie. Il s’ensuit deux phénomènes difficiles à vivre pour le corps médical car ils mettent en cause la survie, qui est la finalité immanente à sa pratique : le refus de traitement et la décision d’abstention thérapeutique.

Pour justifier l’abstention thérapeutique, on peut faire intervenir ce que les théologiens de la casuistique tardive appelaient le principe du double effet. Ce modèle médiéval n’est pas indifférent pour réfléchir à des problèmes actuels. Selon ce principe, quand une action qui est en elle-même moralement indifférente a un double effet, l’un bon et explicitement visé, l'autre mauvais et inévitablement produit par le premier, elle doit être considérée comme bonne. Cette thèse, qui fut élaborée par Saint Thomas pour justifier la légitime défense qui peut conduire à l’homicide, peut s’appliquer parfaitement à l’arrêt de soins. L’abstention thérapeutique met fin à la poursuite de soins pénibles et inutiles ; la mort qui s’ensuit à titre d’effet induit n’a pas été provoquée ni voulue, elle a été simplement acceptée. Le souci de la vie d’autrui, comme de la mienne, ne concerne pas seulement sa durée, mais certainement d’abord sa qualité.

Lutter contre la mort, comme le fait la médecine, ce n’est pas forcément refouler l’interrogation fondamentale de l’être humain confronté à la question de la vérité de son existence. Il y a sans doute des tentations malencontreuses de vouloir à tout prix assigner une cause organique à un malaise métaphysique et de chercher à calmer par des tranquillisants l’inquiétude ontologique qui est fondamentale dans la fin de vie comme elle l’est à la petite enfance lors de la découverte du langage. L’inquiétude ontologique est le questionnement sur la raison d’être de mon être, le sens de ma vie, les valeurs que j’y inscris par ma pratique, la finalité de mon existence. C’est là sans doute une des formes contemporaines du divertissement pascalien. « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Mais si, dans une perspective religieuse marquée par l’attente d’une éternité de vie malheureuse ou bienheureuse, le divertissement est une faiblesse et une folie, dans un autre sens plus simplement terrestre, l’oubli de la mort, le refoulement de la finitude sont la condition même de la vie. Nous nous projetons dans le futur car celui-ci n’est pas bouché mais ouvert. C’est à la philosophie sans doute de nous rappeler que le présent seul est notre temps. Dans un contexte de maladie, mais aussi de maison de retraite, c’est à la médecine et à la société de nous aider à maintenir le futur ouvert, non seulement en soutenant une vie défaillante, mais aussi en laissant toujours une place à l’espérance et surtout au projet, fut-il minime. Car quand l’espérance est morte, le projet quelquefois demeure.

Il resterait à se poser la question de la place de la société civile dans l’accompagnement de la fin de vie. Je ne pense pas seulement au statut des bénévoles dans les soins palliatifs, sur lesquels il conviendrait de réfléchir, mais à la présence de la société civile dans les maisons de retraite. La question qui devrait nous guider n’est pas ce que nous pouvons faire pour les anciens, mais que pouvons–nous demander aux anciens ? Nous devons nous demander comment restaurer le lien entre trois générations
– grands-parents et petits enfants – et nous rappeler qu’en Europe, comme en Afrique, un vieillard qui meurt, c’est toujours une bibliothèque qui brûle, parce que c’est un lot d’expériences intégrées et assimilées qui n’a pas toujours eu le temps de se transmettre.

Enfin, et c’est la synthèse même de mon propos, je dirais qu’une civilisation se juge à la façon dont elle aide les plus fragiles de ses membres à conserver l’estime de soi.

M. le Président : Vous nous avez présenté de larges perspectives sur l’accompagnement de la fin de vie. Bien que ce dernier soit l’objet de notre mission, nous sommes aussi confrontés à ce que l’on appelle communément l’euthanasie. Certains philosophes pensent que ma vie m’appartient et que j’en fais ce que je veux. Selon eux, je peux même déléguer à d’autres, de façon prévisionnelle, la capacité d’en faire ultérieurement ce que je veux aujourd’hui. Ainsi, le « testament de vie » établi par des personnes libres et saines d’esprit est utilisé dans certains pays, pour permettre à d’autres de décider à leur place de mettre fin à leur vie s’ils sont eux-mêmes dans l’incapacité de le faire. D’un point de vue philosophique, si l’on peut toujours déléguer sa volonté, peut-on déléguer la volonté de se supprimer soi-même ? Ou n’est-ce pas au contraire intransmissible ?

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous opposiez des solutions faciles, liées à la solitude d’être, à des solutions de solidarité plus complexes à mettre en œuvre mais plus pertinentes et plus humaines. Est-ce bien cela que vous proposez au sujet de l’euthanasie ou de l’acharnement thérapeutique, qui sont autant de situations de solitude ?

Enfin, il restera toujours la question du temps des décisions et de la réflexion. Parfois, en particulier en néonatologie, les médecins se trouvent confrontés à des prises de décisions rapides dont les conséquences sont importantes, sachant que les résultats s’établissent en pourcentages et non en certitudes. Comment éclairer philosophiquement une pratique intervenant dans l’urgence ?

Mme Jacqueline Lagrée : Le « testament de vie » se présente comme une promesse. Une promesse est un propos qui fait acte. Une promesse met toujours en jeu trois termes : celui qui promet, celui à qui je promets et un tiers médiateur, qui est le garant de ma promesse et qui me force à la respecter. Avec une promesse, je m’engage aujourd’hui à effectuer demain ce que j’aurais jugé aujourd’hui devoir faire demain. Une promesse est donc fondée lorsqu’elle peut permettre d’assurer une constance et une permanence à des personnes qui ne sont ni constantes ni permanentes (notamment dans les domaines de la fidélité ou de l’assistance au conjoint).

Or, le « testament de vie » n’est pas une promesse à autrui, ni même à soi-même. En effet, je prends la décision de faire demain ce que je veux aujourd’hui que l’on fasse dans une circonstance donnée, alors que je ne sais pas dans quel état d’esprit je me trouverai lorsque le « testament de vie » méritera d’être appliqué. Jankélévitch disait que « le testament de vie est une fausse promesse, parce qu’elle est fonction d’une opinion sur un mal à venir tenu pour insupportable et pour incurable, dans l’ignorance que je suis de ce que sera ce mal ni des moyens de le soigner ». Pour moi, le « testament de vie » est une fausse promesse, au même sens où Spinoza disait que si je promets à un voleur de lui ramener ma bourse demain pour qu’il me laisse la vie sauve aujourd’hui, je ne ramènerai pas cette bourse, car j’ai fait une fausse promesse. Le « testament de vie » n’engage pas, car la personne qui l’établit change. Je me souviens qu’un médecin ayant réanimé un malade et lui demandant de quoi il avait eu le plus peur lorsqu’il était redevenu conscient, le patient avait répondu qu’il avait craint que l’on ait trouvé, dans la poche de sa veste, son « testament de vie » demandant de ne pas le réanimer. Je comprends néanmoins que l’on fasse un « testament de vie », car cela nous sécurise face à la peur de nous trouver dans un état insupportable.

M. le Président : A condition que l’on ne s’en serve pas !

Mme Jacqueline Lagrée : Il faut en tout cas que ce « testament de vie » n’engage pas autrui.

Par ailleurs, je suis naturellement favorable à des formes de solidarité plus complexes à l’égard des personnes en fin de vie, même si j’ignore quels sont les moyens concrets de faire intervenir davantage la société civile. Je milite depuis trente ans dans des associations de toutes sortes. Je constate que la vie associative ou la solidarité de quartier sont des moyens efficaces d’éviter la solitude. Dans les quartiers où l’on connaît les voisins, il n’y a pas de vieilles personnes qui restent seules et à qui l’on ne donne pas à boire par temps de canicule. Les voisins prennent des nouvelles et s’inquiètent de volets qui restent fermés. Il est certain que cette solidarité est indispensable. Toutefois, elle ne pourra être valorisée que si l’on considère les anciens non pas comme des faibles auxquels il faut porter secours, mais comme des personnes qui ont acquis une compétence, un savoir, une disponibilité qui peuvent servir à d’autres. Cela va certes à l’encontre des valeurs d’efficacité, de rendement et d’apparence de notre société, mais c’est là que se trouvent la vérité et la sagesse.

Concernant la néonatologie, en France, on réanime d’abord et on décide ensuite. En Suède au contraire, on ne réanime pas avant 25 semaines ; au-delà, on prend une décision rapidement. La pratique française qui consiste à réanimer en dépit de tout et à décider ensuite est sage, dans la mesure où elle permet de mener une discussion avec les parents et d’établir une évaluation plus exacte des handicaps majeurs. Elle permet de faire le choix d’accepter ou de refuser le handicap, sans que ce soit la famille seule ou les médecins seuls qui prennent la décision d’arrêter ou de poursuivre la réanimation. Dans ces cas d’arrêts de réanimation (qui me paraissent parfaitement légitimes lorsque le handicap est beaucoup trop grave), sont mis en place un accompagnement de la famille et une forme d’accompagnement de deuil qui me semblent positifs. Ces situations sont certainement très difficiles à vivre pour les équipes médicales. Toutefois, cette pratique est sage et me semble ne pas devoir être remise en cause, même s’il paraît certes plus simple de déclarer que l’enfant n’est pas viable.

M. Jean Bardet : L’acharnement thérapeutique désigne les soins donnés à un malade très grave, qui s’avèrent a posteriori inefficaces. La médecine n’est pas une science exacte. L’on ne sait pas a priori, pour un malade dans le coma ou dans un état extrêmement grave, si la poursuite de la réanimation jusqu’aux dernières possibilités offertes par la science constitue ou non un acharnement thérapeutique. Certains de ces malades en réchappent. L’acharnement thérapeutique est « unanimement condamné », avez-vous dit. Plus précisément, il n’est condamné que lorsque le malade ne s'en sort pas ! Lorsque l’acharnement thérapeutique a une issue heureuse, la famille et le malade s’en réjouissent.

Mme Jacqueline Lagrée : J’ai justement précisé qu’il s’agissait dans ce cas d’obstination courageuse. Je vois de l’acharnement thérapeutique dans des situations comme celles de la prolongation de la vie de Tito, lorsqu’il s’agit de maintenir en vie une image du pouvoir.

M. Jean Bardet : Le terme « obstination » est toutefois empreint d’une connotation négative. Une personne obstinée ne veut pas entendre la raison.

Mme Jacqueline Lagrée : Obstinare signifie « se tenir en face », ce qui se rapporte à la constance. Il me semble que nos points de vue ne sont pas divergents. J’estime que l’opposition traditionnelle entre acharnement et euthanasie est une fausse opposition.

M. le Président : Vous écrivez dans Le médecin, le malade et le philosophe que « la plupart du temps, la limite est souvent fragile entre l’acharnement répréhensible et l’obstination courageuse ».

M. Jean Bardet : Il n’existe pas d’acharnement répréhensible. Un médecin doit soigner tous ses malades avec acharnement.

M. le Président : A propos d’acharnement répréhensible, Jacqueline Lagrée cite dans le même ouvrage Tito, Franco et Boumediène…

Mme Jacqueline Lagrée : Sur le fond, nous ne sommes pas en désaccord.

M. Jean-Paul Dupré : Quatre Français sur cinq se déclarent favorables à une loi sur le sujet. Par ailleurs, 86 % ou 88 % des Français, selon les sondages IFOP ou BVA, considèrent que chaque malade atteint de maladie douloureuse et irréversible doit avoir la liberté de décider de sa fin de vie. Qu’en pensez-vous ?

M. Michel Vaxès : Entre Jean Bardet et Jacqueline Lagrée, j’entends pour ma part deux discours différents.

Je reviendrai sur le « testament de vie ». Cette question est soulevée dans la grande majorité des auditions, de même que l’exemple que vous avez cité du malade qui craint avant tout que l’on trouve son « testament de vie ». Le malade en question n’est pas mort mais exprime cette préoccupation a posteriori. J’estime à cet égard que l’obstination courageuse du médecin est salutaire. Mais, s’il y avait eu acharnement thérapeutique sans aucun espoir de guérison, le malade n’ayant pas retrouvé la conscience que le médecin pensait qu’il pourrait recouvrir, il n’aurait pas eu à exprimer sa crainte et la question ne se poserait pas.

Les Pays-Bas disposent d’un protocole de « testament de vie » extrêmement précis. Je n’aurais aucune difficulté à signer un tel testament, qui délimite parfaitement la question. Si les médecins suivent les stipulations de ce protocole, ils s’obstineront courageusement mais ne s’acharneront pas. Je souhaite que nous échangions davantage sur ce point.

M. Michel Piron : Vous avez posé la question de la mort – par comparaison à d’autres fins – comme la fin des fins. De même, vous avez évoqué l’exigence du maintien d’un futur ouvert en mentionnant le projet, sans lui donner toujours un contenu considérable. Qu’est-ce qu’un futur ouvert sur une fin absolue, sur le « hors-temps » qui est le sens étymologique du mot éternité ? Je m’interroge sur la consistance du terme de « suicide assisté », quant à des fins difficiles et quant à une non espérance ou à un non projet. Comment envisager le maintien en toutes circonstances de cette idée de projet ? Ce faisant, ne présupposez-vous pas une certaine réponse quant à un autre monde, qui ne peut que poser question à ceux qui s’interrogent sur l’existence même de cet autre monde ?

Mme Jacqueline Lagrée : Je ne pense pas que la décision relative à l’euthanasie relève des sondages. Pour ma part, je suis opposée à l’idée d’une loi sur le sujet. La loi existante me semble suffisante. En outre, la loi ne portera jamais que sur l’universel, alors que l’aide à la mort sera toujours singulière. On ne peut légiférer sur le singulier, on peut simplement se référer à la position d’équité du juge, qui traite le singulier comme s’il était universel. Il me semble important de continuer à affirmer que l’euthanasie – comme l’avortement – est un mal, et que dans certains cas c’est un moindre mal. Heureusement, je ne suis pas députée et je peux réfléchir à ces questions sans me soucier des effets concrets de ma décision !

Je ne connais pas les modalités du « testament de vie » aux Pays-Bas. Mais comme je l’ai dit, j’y suis personnellement opposée. Toutefois, si j’en établissais un, je demanderais que le jour où il mériterait d’être appliqué, il soit rediscuté par moi si je suis consciente ou par un proche que je nommerai. Grâce à la loi d’avril 2002 sur les droits du malade (qui omet d’en mentionner les devoirs) est en effet créée cette notion de personne de confiance, ce qui constitue une avancée théorique importante.

Le « testament de vie » exprime non pas un refus de vivre, mais un refus de vivre dans un état dégradé et épouvantable. Néanmoins, quelle est la mesure de ce caractère épouvantable ? Nous l’ignorons a priori. Nombre de ceux qui établissent un « testament de vie » craignent le locked-in syndrome et appréhendent de voir leur conscience enfermée dans un corps qui ne réagit plus et qui ne peut pas communiquer avec autrui. Cette situation doit en effet être épouvantable. Il reste que le « testament de vie » n’est pas une promesse, car il n’en présente pas les caractères formels. S’il est pris en compte, ce qui a été pensé à un moment ne doit pas être considéré comme un absolu. La discussion doit toujours se poursuivre.

Enfin, la mort comme une fin des fins est une belle question. J’ignore si mon âme est immortelle et s’il y a une vie après la mort. Je l’espère, mais je l’ignore. Si j’étais sur le point de mourir, j’aimerais que ma dernière pensée soit « je vais enfin savoir s’il y a quelque chose après ». Toutefois, en parlant de projet, je ne faisais pas référence à cela. Je souhaitais rappeler que dans la vie, il existe des projets à long terme, à moyen terme et à court terme. A court terme par exemple, mon projet peut consister à rentrer à temps le soir pour pouvoir voir ma fille ou ma petite fille avant de me coucher. Pourtant, l’on croit toujours qu'une personne très malade et qui sait que ses jours sont comptés, n’a plus de projet. Ce n’est pas vrai, car il existe des projets à court terme. Certains peuvent attendre la naissance d’un enfant ou un mariage, pour mourir ensuite. Dans une fin de vie, il est toujours possible de laisser à l’autre un projet qui lui soit propre : revoir une personne qu’il n’a pas vue depuis longtemps, connaître le nom du petit-fils qui va naître… Pour avoir longuement discuté avec des soignants, il me semble que cette dimension d’attente peut toujours être offerte, si l’on y fait attention. Cela suppose de ne pas être obnubilé par le fait qu’un malade n’a plus que trois semaines à vivre, car ces trois semaines peuvent être intenses. Il est de notre faute à tous – à la société civile et non pas à la loi – que les maisons de retraite ne sachent pas toujours offrir des projets, hormis l’attente de Noël et l’agitation qui l’accompagne. Je ne suppose pas l’immortalité de l’âme, mais ne je l’exclus pas. Il faut laisser à chacun la possibilité de la refuser ou de l’espérer.

M. Pierre-Louis Fagniez : Une même équipe de soins peut être amenée à décider de passer de l’obstination courageuse à l’abstention thérapeutique. Selon vous, une même personne peut-elle adopter successivement ces deux attitudes ? Jusqu’à quel moment l’obstination est-elle courageuse ? Il arrive un moment où l’équipe médicale doit passer à l’abstention thérapeutique. Savez-vous définir ce moment ? Pensez-vous que la même équipe qui pratiquait l’obstination courageuse puisse décider seule de cette abstention, ou faut-il l’intervention d’un tiers ? Cette question interpelle fortement les médecins dans le monde entier : pour que le changement de cap ait lieu au meilleur moment, n’est-il pas nécessaire de recourir à un tiers ? Ce serait d’ailleurs la mise en pratique d’un grand principe de la médecine consistant à demander un avis lorsqu’on bute. C’est ce qui fait toute la valeur de la médecine de groupe.

Mme Jacqueline Lagrée : Si je devais résoudre ce problème pour mes parents, je me demanderais si la décision permet davantage de relation, d’autonomie, de dignité ou de créativité, ou si elle entraîne plus de souffrance ou de dépendance et moins de conscience. Freud disait que bien vivre, c’est aimer et travailler. Si le soin permet de gagner en amour et en travail – c’est-à-dire tout ce qui relève de la créativité – alors seulement il en vaut la peine. Je crois que la même équipe peut en décider. L’équipe médicale en qui un malade a confiance, peut lui proposer des soins valant la peine d’être essayés. Je citerai le cas d’un homme de 80 ans atteint d’un cancer, en bonne santé et actif, à qui l’on a proposé une chimiothérapie bien que ce ne soit pas conseillé pour un homme de son âge. Malgré sa fatigue, cet homme a accepté la chimiothérapie car il a jugé que cela en valait la peine. Cette décision avait été en outre discutée avec sa femme et ses proches. Si le traitement s’avère trop lourd et trop peu efficace, si par exemple le traitement ne lui permet plus de vivre chez lui, cet homme pourra décider d’y mettre fin. La même équipe assurera alors les soins de confort et d’accompagnement. Je ne vois pas pourquoi il devrait s’agir d’une autre équipe. En revanche, je reconnais que cette décision ne relève pas uniquement du dialogue entre le médecin et le malade, mais implique un dialogue entre plusieurs médecins, le malade et ses proches. Lorsque l’on est prêt à subir des soins difficiles, cela signifie que l’on a confiance dans l’équipe médicale. Si l’équipe en laquelle on a confiance juge que les soins ne sont plus raisonnables, il peut être décidé d’y mettre fin.

M. Pierre-Louis Fagniez : J’ai le sentiment que vous saisissez mal la position des médecins. Les malades qui leur sont confiés ne sont généralement pas des personnes qui ont comme projet d’aimer ou de travailler, mais qui sont souvent inconscientes, sont en fin de vie ou ne sont pas en état de répondre ni de participer à la moindre décision. Leur famille et leur personne de confiance en sont encore moins capables, car la situation est trop sensible. L’équipe médicale peut, dans son obstination courageuse initiale, être conduite à rester sur cette ligne alors qu’elle devrait passer à l’abstention thérapeutique. L’intervention d’un tiers médical peut être nécessaire pour opérer ce passage au moment opportun. Parfois, ce n’est pas par courage mais pas confort que l’équipe s’obstine à appliquer le traitement.

Mme Jacqueline Lagrée : Poursuivre un traitement, c’est refuser la finitude du pouvoir, du savoir et de l’efficacité, ce qui est contraire à la logique du médecin. Toutefois, comment faire intervenir une autre équipe qui ne connaissant pas la situation complexe du malade, serait le juge de la pratique médicale d’une première équipe ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Nous le faisons couramment. Encouragez-vous cette pratique ?

Mme Jacqueline Lagrée : Cela paraît raisonnable, mais je ne peux me prononcer dans la mesure où ce domaine n’est pas le mien. Il reste à savoir s’il serait pertinent de disposer en France, comme c’est le cas au Canada, de spécialistes de l’éthique qui étudieraient les enjeux de telles situations. J’y suis pour ma part opposée.

M. le Président : Je me référerai à quelques exemples caricaturaux afin de préciser la question. En France, le suicide n’est pas pénalement répréhensible depuis la Révolution. Se donner la mort n’est pas un acte que la société réprouve. Si une personne, que l’abstention thérapeutique maintient en survie, souhaite la mort mais n’est pas en capacité de se la donner, jusqu’où peut-on être complice d’un acte qui n’est pas répréhensible ? N’est-on alors que le bras agissant d’une volonté librement exprimée ? Cette question est certes théorique, car elle ne pose pas véritablement en ces termes dans la réalité.

Se pose au contraire, la question du malade inconscient dont les médecins disent que la vie est purement végétative, dont on peut penser qu’il n’aurait pas souhaité se trouver dans cet état de dégradation, sans en avoir toutefois la certitude. La famille de ce malade peut demander que l’on mette fin à l’administration de médicaments, voire que l’on aille au-delà. Le corps médical, qui se trouve alors dans une logique de soins et de soulagement, n’envisage pas la fin de vie. Ces deux situations conflictuelles sont courantes. D’une part, le malade demande la mort car il ne peut se la donner lui-même. Or qui mieux que le médecin peut donner une mort « douce », alors que la famille sera obligée de la donner de manière brutale ? D’autre part, pour une personne considérée comme dégradée car elle est sans conscience ou incapable d’exprimer une volonté, l’entourage sollicite une passivité, voire une activité pour que la fin arrive plus vite. Le corps médical est réticent à accéder à cette demande, dont il se demande si elle est compassionnelle ou égoïste.

Mme Jacqueline Lagrée : Je suis hostile au suicide assisté. Le suicide est le fruit d’une maladie, la dépression. A la lecture du rapport d’un colloque sur les soins palliatifs qui s’est tenu à Nice en juin dernier, j’ai appris qu’un nombre important de cancéreux se sachant en fin de vie se suicidaient dans les hôpitaux, par défenestration. Une cinquantaine de tels suicides interviennent chaque année. Il est naturellement souhaitable d’empêcher ces situations d’intervenir, grâce à des soins qui ne soient pas seulement palliatifs, mais qui évitent une angoisse et une souffrance inutiles. Quant aux malades végétatifs dont la famille souhaite que la vie prenne fin, il incombe à la médecine de juger qu’il n’existe plus d’espoir et qu’elle ne prolonge pas une vie non plus humaine mais végétative. La vie humaine suppose un minimum de conscience et de faculté de relation à autrui. Je n’aurais donc pas d’état d’âme à ce sujet. En revanche, j’estime qu’on ne peut pas aider quelqu’un à se suicider. A Rennes, nous avons connu le cas d’une anorexique qui avait exercé un terrible chantage au suicide auprès des équipes médicales. Il a fallu aider psychologiquement les équipes médicales pour qu’elles affirment que l’unique mission de l’hôpital est de soigner. Le problème des états végétatifs est qu’ils interviennent à l’hôpital.

Le suicide est le fruit d’une maladie. Non seulement la société ne le réprime plus, mais encore l’Église adopte à son égard une attitude compassionnelle remarquable. Sans pouvoir être comparé à l’euthanasie, il reste que le suicide, comme l’euthanasie, est un meurtre qui fait du mal à l’entourage. On ne peut prendre de décision à ce sujet qu’au cas par cas. Il n’est pas envisageable de légiférer, et ce faisant de reporter la responsabilité sur le médecin, qui a pour rôle de faire vivre et non de tuer. Une position contraire rendrait l’exercice de la profession insupportable sur le plan psychologique. De même, je trouve insupportable que certains médecins soient spécialisés dans l’avortement.

M. Michel Vaxès : Vous avez fait référence à votre âme et à votre curiosité quant à son éventuelle immortalité. Comment la philosophe que vous êtes définit–elle son âme ?

Mme Jacqueline Lagrée : J’ignore ce qu’est mon âme. L’âme est le nom que je donne au moi, qui est certainement lié à mon cerveau. Je sais que je suis un « je », qui est incarné et que cette incarnation dépend du cerveau. En effet, lorsque mon cerveau est malade, mon âme l’est aussi. L’âme n’est toutefois pas une simple fonction biologique. Nous ne pouvons pas nous passer de ce terme, mais nous ne pouvons pas lui donner un contenu objectif. Il reste qu’il me semblerait dangereux de considérer que le cerveau n’est constitué que de phénomènes électriques.

M. le Président : Dans un corps qui est encore vivant, reste-t-il de l’humanité à un certain degré de vie purement végétative ?

Mme Jacqueline Lagrée : Il reste de l’humanité dans ce corps aux yeux de la famille, car ce corps est le symbole de ce que l’être a été. De même, un fœtus qui part dans une fausse-couche sans que la mère n’ait attendu l’enfant est de la matière organique ; alors qu’un fœtus qui part dans une fausse-couche lorsque les parents ont attendu l’enfant n’est aucunement de la matière organique. Dans ce dernier cas, les parents doivent pouvoir suivre un processus de deuil. C’est pourquoi les pratiques qui se mettent en place en néonatologie, consistant à donner un nom à l’enfant et à effectuer un rite, y compris pour des fœtus de 20 ou 22 semaines, sont très positives. Un corps humain n’est pas seulement le réceptacle d’un cerveau qui fonctionne de façon extraordinaire. Ce corps a été désiré, attendu, espéré ou craint par ceux qui l’ont mis au monde, puis a été le vecteur de la relation à autrui. Lorsqu’il disparaît, ce corps est le symbole de ce que fut le sujet. Le corps humain n’est ni seulement de la matière organique, ni l’esprit ; ce n’est ni une chose, ni une personne. Le droit, qui ne connaît que les choses et les personnes, est impuissant à en parler. C’est pourquoi il lui donne un statut ambigu : le cadavre n’est pas la personne mais il est un objet de respect en tant que symbole.

M. Michel Vaxès : L’immortalité serait ce qui reste dans le souvenir des autres.

Mme Jacqueline Lagrée : Tel est le cas si l’âme se réduit à ce que nous en connaissons par le langage. Je n’exclus pas qu’il y ait autre chose. Il y a plus au ciel et sur la terre que dans toute ma philosophie !

M. Jean-Paul Dupré : Je reviendrai sur les sondages, qui sont représentatifs d’une certaine volonté de nos concitoyens. Selon les instituts de sondage, 86 % ou 88 % des Français sont favorables à la liberté de finir sa vie comme on le souhaite. Peut-on considérer que ces 86 % ou 88 % de Français sont des incapables majeurs, ou sont-ils à même de s’exprimer en toute connaissance de cause ? Peut-on se permettre de ne pas prendre en considération leur souhait ?

Par ailleurs, peut-on continuer de se contenter d’autoriser certains concitoyens à se faire assister pour mourir en Suisse par exemple ?

Mme Jacqueline Lagrée : Je ne considère pas les 86 % ou 88 % des Français comme des incapables majeurs. Je pense que bien des gens conçoivent la liberté en termes de « tout ou rien », sans y avoir autrement réfléchi. Or la liberté est toujours conditionnée, elle n’est pas absolue (on ne peut y répondre par oui ou non), elle est déterminée. Les déterminations des situations rendent le choix libre, non pas abstrait, mais concret. Or nombreux sont ceux qui défendent une thèse de façon abstraite, sans en concevoir l’application concrète. Je conçois que les politiques que vous êtes doivent tenir compte de l’opinion de 88 % des Français. Il ne s’agit pas pour autant de légitimer tous les jeux d’opinion, sans quoi nous n’aurions plus besoin de députés ou de médiateurs.

Par ailleurs, les Français ne sont pas confrontés au choix d’aller en Suisse pour être aidés à mourir ou de rester en France où ils ne trouvent aucune solution. Il existe en France, dans les hôpitaux comme dans la médecine générale, des médecins qui aident les malades à finir doucement leur vie, sans pour autant commettre des meurtres. Toutefois, si l’on légalise ces pratiques par le biais de protocoles, je crains qu’il ne s’ensuive une pression de la société visant à éliminer ceux qui coûtent cher et à éliminer les faibles. Or l’humanité n’est devenue ce qu’elle est – remarquablement intelligente, et peut être aussi remarquablement perverse – que parce que de tous les singes, nous sommes ceux qui avons organisé la vie pour nous occuper de nos plus faibles. Une société qui ne s’occupe pas de ses faibles devient bête. Avoir à s’occuper d’une personne faible, cela force à devenir intelligent et imaginatif.

M. le Président : Il faudrait rencontrer un institut de sondage pour élaborer de vraies questions. S’il n’est pas étonnant que 88 % de Français aient répondu négativement à la question « préférez-vous que l’on s’acharne thérapeutiquement contre vous et que vous souffriez alors que vous avez une maladie incurable », on peut s’étonner que 12 % aient répondu positivement !

Mme Jacqueline Lagrée : Naturellement, tout le monde veut mourir doucement, mais ce n’est pas toujours possible.

M. le Président : Peut-être notre mission devrait-elle demander qu’un réel sondage soit effectué sur des questions que nous élaborerions, qui distingueraient la douleur, l’acharnement thérapeutique ou la qualité de vie. Cela permettrait de percevoir l’opinion avec plus de finesse. Avec les sondages existants, les Français ont répondu justement à une question mal posée.

M. Michel Vaxès : C’est une proposition intéressante.

M. Michel Piron : Vous avez évoqué les limites du droit en indiquant que l’aide à la mort serait toujours singulière, alors que la loi vise l’universel. J’admets formellement cette objection. Je vous poserai toutefois la question suivante : même si la mort est un moment de solitude absolue, chacun sait qu’il n’est pas seul à être seul. Il existe une universalité des solitudes en la circonstance. La loi ne peut-elle approcher cette universalité ?

Mme Jacqueline Lagrée : La loi règle le cas général, or il existera toujours des exceptions. Certaines exceptions constituent des transgressions, alors que d’autres sont de véritables exceptions. La loi doit rappeler que la vie est une valeur inconditionnelle. On a le droit de sacrifier sa vie pour la défense de valeurs que l’on juge supérieures. Toutefois, ce ne peut être que moi qui sacrifie ma vie. La loi ne peut pas résoudre tous les problèmes. Demander l’intervention d’une loi, c’est parfois se défausser de sa propre responsabilité.

Audition de M. Jean Delumeau, historien, ancien professeur
au Collège de France



(Procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie d’avoir accepté d’être auditionné par la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie. Chacun vous connaît et sait que vous avez été professeur d’histoire des mentalités religieuses dans l’occident moderne, au Collège de France. Vous avez écrit de nombreux ouvrages, dont le plus célèbre est vraisemblablement La peur en occident. Citons également Ce que je crois, une Histoire du paradis et Guetter l’aurore qui vient de paraître. Notre mission est composée de députés de toutes les sensibilités politiques de l’Assemblée nationale. Elle ne se serait peut-être pas constituée si des événements récents n’avaient défrayé la chronique, amenant le législateur à se poser les questions suivantes : Faut-il légiférer sur ce sujet difficile ? Faut-il modifier d’autres textes que la loi ? Dans notre première série d’auditions, nous écoutons des historiens, des philosophes, des sociologues, des religieux et des représentants des obédiences maçonniques. Lorsque nous aurons avancé notre réflexion philosophique et historique sur la mort, sur son accompagnement, sur les relations entre le monde technique et médical, nous entreprendrons alors une série d’auditions de représentants du monde médical et de bénévoles au sein d’associations et nous finirons par des juristes et des personnalités politiques. Nous nous trouvons donc aujourd’hui au début de notre démarche. Il est logique de nous intéresser à ce que pensent les philosophes et les historiens de la fin de vie. Notre mission aborde le sujet avec le moins d’a priori possible.

M. Jean Delumeau : Je vous remercie de m’avoir invité. Je vais essayer de répondre à votre attente, en commençant par verser à votre dossier une pièce historique, oubliée ou peu connue. Jusqu’à une période récente en Bretagne, on a rendu un culte à saint Diboan, personnage dont nous ne savons rien mais dont la vénération était fort répandue. Dans la Cornouaille bretonne, on a relevé pas moins de 25 lieux où il a été vénéré. « Diboan » est un mot constitué d’un élément privatif « di » et de boan qui en breton signifie « souffrance ». La traduction française la plus approchée serait « celui qui ôte la peine » ou « celui qui ôte la souffrance ». Or, tel était bien le rôle du saint : on le priait pour que soit délivré de la vie un agonisant qui souffrait, ou pour faire sortir une âme du purgatoire. L’Église a évidemment tiré saint Diboan vers ce second rôle. Mais il est clair que cette intervention en faveur des âmes du purgatoire a été une fonction surajoutée. La requête fondamentale qui était adressée à saint Diboan était de mettre un terme aux souffrances d’un agonisant considéré comme perdu et, donc, à l’existence de ce patient. Il s’agissait bien de solliciter pour lui, par une prière, une « euthanasie » au sens étymologique du mot.

On a aussi adressé cette demande d’aide aux mourants à d’autres saints, notamment à Saint Guinefort. A la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, à Lamballe et dans le Canton de Pleine Fougères près du Mont Saint-Michel, on le priait pour ceux qui résistaient trop à l’agonie, afin qu’il leur accordât « la vie ou la mort ». Un témoignage originaire de Haute Bretagne, publié en 1889, affirme : « Lorsqu’une personne est dangereusement malade, qu’elle est considérée comme perdue et que son état n’empire ni ne s’améliore, on évoque Saint Guinefort et on fait brûler un cierge en son honneur et, si possible, devant son image, pour qu’il amène un changement, soit en mieux, soit en plus mal, ce que l’on pourrait appeler jouer quitte ou double. Aussi dit-on toujours : « Saint Guinefort, pour la vie ou pour la mort ». Une telle invocation ne faisait pas mention d’une « bonne mort » au sens religieux du terme, mais au sens physique. On demandait soit la guérison, soit une fin rapide sans souffrance. Or la prière à Saint Guinefort « pour la vie ou la mort » est attestée non seulement en Haute Bretagne, mais aussi dans le Forez, en Corrèze, dans le Berry, dans le Pas-de-Calais – liste qui n’est peut-être pas exhaustive. Cette documentation figure dans mon ouvrage Rassurer et protéger.

La conclusion que je tire de ce rappel historique est que le souhait d’abréger les douleurs sans remède d’un agonisant s’est exprimé au cœur même de la civilisation chrétienne, par des prières dont on espérait qu’elle seraient efficaces – sinon on ne les aurait pas formulées – mais sur lesquelles l’Église tenait à faire le silence. Mais à notre époque, la demande est formulée au grand jour et est devenue un problème de société. Un sondage de la SOFRES publié en avril 2000, que je cite dans mon livre Guetter l’aurore, a révélé que 86 % des Français interrogés ont répondu « oui » à la question : « En cas de maladie grave et incurable s’accompagnant d’une souffrance jugée insupportable, seriez-vous favorable à ce que lui soit accordé le droit d’être aidé à mourir à sa demande ? » En octobre dernier, un sondage BVA a donné exactement le même résultat : 86 % d’avis positifs (dont 63 % venant de catholiques pratiquants), mais avec une question moins bien posée que la précédente. La question était celle-ci : « Faut-il laisser aux personnes atteintes de maladies douloureuses et irréversibles la liberté de mourir quand elles le désirent ? » Pour notre propos, le premier sondage me paraît plus significatif que le second. Toutefois, il me semble qu’il devient aujourd’hui impossible de méconnaître l’état d’esprit de l’opinion sur ce sujet.

A la lumière de ces données historiques et sociologiques, je vais essayer de faire comprendre où me conduisent mes réflexions personnelles d’homme et d’historien. Naturellement, je ne parle qu’en mon nom. D’une part, je récuse, bien sûr, toute initiative du genre de celle qu’a prise l’infirmière Christine Malèvre. Il s’est agi là tout simplement d’une attitude criminelle, même si elle n’en a pas eu conscience. D’autre part, je suis pleinement d’accord avec la psychologue Marie de Hennezel, qui a remis un rapport au Ministre de la Santé, pour dire que la culture de l’accompagnement et des soins palliatifs n’est pas encore assez répandue et vécue quotidiennement en France. Je pense, comme elle, que si cette culture était plus présente et plus active au lit des grands malades, la fin de ceux-ci serait plus douce et mieux acceptée par eux.

Plus généralement, je constate que dans les hôpitaux et les cliniques, les médecins ne parlent pas assez aux malades – mais c’est probablement, parce qu’ils n’en ont pas matériellement le temps. Or l’accompagnement des personnes en fin de vie demande nécessairement du temps. Dans la civilisation haletante d’aujourd’hui, nous n’arrêtons pas de courir après le temps. En tout cas, malgré les progrès des soins palliatifs en France, trop de gens meurent encore « mal accompagnés ». Enfin, il est certain que la technique médicale réduit de plus en plus les cas de douleur insupportable, sans réussir toutefois – la nuance est importante – à les supprimer totalement.

Il reste justement les « quelques rares cas de souffrance et de détresse face auxquels nous sommes démunis », selon le constat de Marie de Hennezel. Jusqu’à preuve du contraire, ces cas existent. C’est sur eux précisément que portaient les sondages SOFRES et BVA. D’après la législation en vigueur, la mère de Vincent Humbert et le docteur Chaussoy sont passibles l’une de cinq ans de prison et l’autre de la prison à perpétuité. La mère se voit reprocher une « infraction délictuelle d’administration de substances toxiques avec préméditation sur personne vulnérable ». Quant au médecin, il aurait été coupable de « faits de nature criminelle qualifiés d’empoisonnement avec préméditation ». En conséquence, deux informations judiciaires ont donc été effectivement ouvertes contre eux par le procureur de Boulogne, qui a confié les deux dossiers à un juge d’instruction.

Quelle suite aura cette information judiciaire ? Y aura-t-il procès et condamnation ? Si une condamnation, même symbolique, devait être prononcée, une forte protestation ne s’élèverait-elle pas alors dans le pays ? Car il me semble que le public se trouve ici devant une situation confuse qu’il ressent comme telle. J’ai lu dans les journaux que le jeune homme, bien qu’incroyant, a eu des obsèques religieuses – sans doute à la demande de la famille – et que le Président de la République s’y est fait représenter par un membre de son cabinet. Il n’est pas sûr qu’il faille légiférer. Néanmoins, je suis certain, avec l’immense majorité de nos concitoyens, qu’il faut désormais clarifier – et c’est la raison d’être de votre mission - une situation qui devient insupportable pour les familles et ingérable pour le corps médical.

Je me rallie donc à la solution du Comité consultatif national d’éthique. Celui-ci souhaite qu’on maintienne l’interdit de tuer, mais en laissant la place à « l’exception », dans un cas tel que celui de Vincent Humbert. A mes yeux, une loi sans exception est inhumaine. En éthique comme en grammaire, existe-t-il des lois sans exception ? Dans le concret de la vie, la proclamation de la règle du « tout ou rien » me paraît inapplicable. Dès lors, comment définir l’exception ? Didier Sicard, Président du Comité consultatif national d’éthique, a répondu qu’il fallait procéder pour cela à des instructions judiciaires. Sans doute a-t-il raison. J’ajoute que ces « instructions judiciaires » sont en effet devenues urgentes, d’une part pour définir les cas exceptionnels, d’autre part pour préciser l’encadrement médical et familial qui devrait accompagner la décision les concernant.

En outre, le statut des pratiques médicales, telles que débrancher une perfusion inutile ou imposer des soins à quelqu’un qui n’en veut pas, doit être clarifié. Où commence et où finit l’acharnement thérapeutique ? L’opinion l’ignore, et moi-même je ne le sais pas toujours. Doit-on se contenter de débrancher l’aide respiratoire lorsque toute thérapie est devenue inutile ? La suppression du respirateur ne se soldera-t-elle pour le patient par de vives douleurs musculaires ou par une asphyxie pénible ? Cela explique la tentation pour le corps médical de recourir dans de tels cas à des substances létales. Les médecins, les malades et les familles, et plus généralement tous les citoyens, ont absolument besoin de savoir ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, dans de telles situations. Sinon, la porte reste ouverte à des excès dans les deux sens.

M. le Président : Professeur, je vous remercie de nous avoir éclairés sur votre position. Notre mission a entendu le Professeur Sicard. Ce fut déjà l’occasion de débattre de « l’exception d’euthanasie », qu’il a présentée non pas comme une dépénalisation ou une légalisation de l’euthanasie – qu’il considère comme une transgression sujette à des sanctions pénales – mais comme la prise en compte d’une situation particulière et exceptionnelle. Vous avez émis l’idée que la solution n’est pas forcément à trouver dans le code pénal. Mais vous reconnaissez qu’il faut bien définir par où passe la ligne de partage entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Or, tel est l’objet du code pénal. La solution doit-elle alors être trouvée dans la définition d’un code de bonne conduite ou un code des bonnes pratiques médicales ? Dans le code de déontologie médicale ? Dans un texte définissant les droits des malades ? Dans quel texte pourrait-on préciser les critères - douleur inaccessible à toute thérapeutique, issue fatale, conscience du malade et avis de l’entourage - à partir desquels une interruption de la vie serait envisageable ?

M. Jean Delumeau : Je vous avoue ma perplexité. M. Sicard suggère de ne pas légiférer mais il préconise des instructions judiciaires. Je me demande si ces instructions judiciaires ne constitueraient pas une façon de légiférer. Si la rubrique d’un « code » quelconque définit les cas d’euthanasie permis et précise les contours juridiques de l’acharnement thérapeutique, ce texte fera autorité et aura en quelque sorte valeur législative.

M. le Président : Ne se trouve-t-on pas, en la matière, tout à la fois dans l’individuel et dans le continuum ? Votre prédécesseur nous disait qu’il est toujours difficile de poser le curseur entre l’obstination courageuse des médecins qui permet de sauver certains malades et l’acharnement inutile d’un traitement qui ne sert plus à rien, même pas à conserver l’espoir. De même pour les cas exceptionnels, soit il est nécessaire d’entrer dans le détail pour définir des conditions très précises – mais il existera toujours des cas où ces conditions ne seront pas remplies – soit on établit un cadre assez large. Cette dernière solution pourrait alors être source de contentieux contestant la procédure, un tiers mettant en cause l’attitude du corps médical. En l’occurrence, il aura été donné au corps médical, aux familles et à la société une fausse sécurité et de faux repères. C’est là la difficulté.

M. Jean Delumeau : Pour ce qui est de « l’acharnement thérapeutique », ne pourrait-on pas concevoir que le corps médical, par le biais du code de déontologie médicale, apporte des précisions réellement éclairantes ? Le problème se pose très précisément pour le cas du docteur Chaussoy, dont on sait maintenant qu’il a fait deux injections à Vincent Humbert : l’une de substance narcotique et l’autre à base de potassium qui visait à provoquer la mort. Le problème est de savoir où s’arrêter. Les journaux ont d’ailleurs abordé ces derniers jours une question que je me posais : quand on débranche le respirateur artificiel, le patient s’endort-il dans la mort ou souffre-t-il pendant un moment plus ou moins long ? Il est probable que le patient dont le respirateur artificiel a été débranché vive un moment difficile. Si le docteur Chaussoy a fait la deuxième injection, c’est qu’il avait la crainte, ou la certitude, que son patient souffrait.

M. le Président : Peut-être craignait-il que son patient ne se réveille.

M. Jean Delumeau : Des narcotiques très puissants lui avaient déjà été administrés.

M. le Président : Quand on est sous l’effet de narcotiques puissants, on ne souffre plus. L’injection de potassium était peut-être indispensable pour que le patient meure.

M. Jean-Christophe Lagarde : Cela change-t-il quoi que ce soit ?

M. le Président : Si le médecin n’avait pas injecté de potassium et que le patient s’était réveillé et avait repris une respiration spontanée, on serait revenu au statu quo ante. Il aurait été beaucoup fait pour aboutir finalement à la situation de départ.

M. Jean-Christophe Lagarde : Dès lors que le médecin injecte des narcotiques, c’est que l’on a décidé de mettre fin à la vie. Le problème n’est pas celui de la double injection, c’est avant tout de savoir dans quelle mesure on peut interrompre la vie.

M. le Président : Le contexte est en effet celui de la décision de l’arrêt de la vie. Une attitude plus claire consisterait à d’abord injecter le potassium puis à débrancher le respirateur.

M. Jean Delumeau : L’opinion a besoin d’être éclairée sur ces points. Il apparaît évident que l’opinion publique approuve l’acte du docteur Chaussoy, du début à la fin, qu’il s’agisse de l’injection du narcotique comme de celle du potassium. Je ne pose pas de jugement de valeur, je constate seulement l’état de l’opinion publique. Ajoutons que le sondage BVA que je mentionnais précédemment a révélé que 63 % de catholiques pratiquants partageaient ce point de vue.

M. le Président : Dans ce cas précis, on ne se trouve pas dans la situation où la douleur d’un malade en fin de vie doit être soulagée, au risque de provoquer la mort de manière prématurée, mais dans le cas d’un homme qui, considérant que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue, veut se suicider. Dans la mesure où cet homme n’a pas les moyens physiques de traduire en actes sa pensée et sa volonté, on se trouve face à une demande de suicide assisté.

M. Jean Delumeau : Dans le cas de Vincent Humbert, il me semble que les deux aspects de la question se retrouvent. Le docteur Chaussoy a mis fin à la vie de Vincent Humbert car il savait que ce dernier le souhaitait absolument. Dans ce cas précis, l’exception définie par le Comité consultatif national d’éthique aurait-elle eu lieu de s’appliquer ou aurait-elle été rejetée ?

M. le Président : Nous avons conscience que chacun a suivi cette affaire très particulière avec attention. Il s’agissait d’un homme qui ne souffrait pas physiquement mais dont la souffrance morale était telle qu’il souhaitait la mort. Sa conscience était totale. Souvent, la situation est inverse : le corps reste mais la conscience a disparu. Cela me ramène à la question souvent posée par M. Michel Vaxès, de savoir s’il reste encore de l’humanité dans la vie. Dans le cas de Vincent Humbert, il s’agit bien d’un suicide assisté ; il jugeait que sa vie ne valait pas la peine d’être vécue.

M. Jean Delumeau  : Vincent Humbert ne souffrait-il pas physiquement ?

M. le Président : Sa souffrance d’ordre physique venait de ce qu’il était un pur esprit, immobile dans son corps.

M. Jean-Paul Dupré : Je ne suis pas persuadé que le cas de Vincent Humbert soit véritablement exceptionnel. Sa particularité est d’avoir été médiatisé. Dans divers établissements hospitaliers français, des cas similaires doivent se présenter.

M. le Président : Il est très rare d’être atteint d’une paralysie quasi-totale avec un déficit sensoriel presque complet, tout en gardant une conscience et une pensée intactes. On ne peut pas ne pas prendre en compte la volonté du malade qui est incapable de traduire cette volonté en acte. Le plus souvent, la situation est inverse : l’esprit est tellement dégradé que le patient est dans l’incapacité d’exprimer une volonté.

M. Michel Vaxès : Il s’agit donc à la fois d’une souffrance morale et physique.

M. le Président : Ne pas avoir de corps est une souffrance, même si ce n’est pas une douleur. Mais nous abordons là un point qui n’est pas l’objet de notre débat. Pourrions-nous revenir à l’exception d’euthanasie ?

M. Jean Delumeau : Il n’existe pratiquement pas de règle sans exception. Dans un tel débat, il convient d’éviter la politique du « tout ou rien ». En pratique, si on refuse tout, y compris l’exception, on s’expose au risque de dérives camouflées, mais qui existeront bien. Telle est d’ailleurs la situation actuelle. Par conséquent, il me semble pertinent de faire droit à l’exception, tout en l’accompagnant d’un développement plus important des soins palliatifs, les deux démarches étant d’ailleurs complémentaires. Mon propos, de même que celui du Comité consultatif national d’éthique, n’aurait pas de sens s’il n’affirmait pas la nécessité du développement des soins palliatifs.

M. le Président : Chacun est conscient qu’il existe des situations exceptionnelles. Le problème est le suivant : le juge doit-il définir l’exception, ou la règle doit-elle préciser l’exception ? Si nous estimons que c’est au juge qu’il appartient de définir l’exception, nous en restons au statut actuel. Même sans boule de cristal, je peux dire que je serais très étonné que le docteur Chaussoy ou la mère de Vincent Humbert soient condamnés à une quelconque peine. Pouvons-nous pour autant nous contenter de cette situation, dans laquelle la loi est dure mais excusable dans la mesure où elle n’est pas vraiment appliquée, les juges ayant l’intelligence de la mettre en œuvre humainement ? Cette première approche de l’exception appréciée par le juge n’est pas sans intérêt, elle aboutit à une dépénalisation au cas par cas. Une deuxième approche juridique consisterait à inscrire l’exception dans les textes, ce qui implique de la définir. Pourrons-nous en fixer les critères exhaustifs ? N’y a-t-il pas le risque d’oublier de mentionner telle ou telle situation ? Dans ce cas, le juge, constatant que la situation qui lui est soumise ne relève pas des exceptions prévues et n’étant donc pas encadrée par la loi, estimera qu’il ne peut pas exercer son pouvoir discrétionnaire et se devra d’entamer des poursuites.

M. Jean Delumeau : N’est-il pas concevable de faire prendre la décision par trois parties : le corps médical, la famille et le cas échéant, le juge ? Le juge ne peut pas prendre la décision seul. Il a besoin de l’avis des médecins traitants et de la famille. C’est la raison pour laquelle un accord triangulaire me semble nécessaire.

M. le Président : Dans le droit français, on ne peut demander au juge de juger avant qu’il y ait une action ou un fait. La loi hollandaise prévoit d’ailleurs une intervention du juge a posteriori.

M. Jean-Christophe Lagarde : A mes yeux, si un magistrat devait intervenir, cela ne devrait pas être un juge mais un représentant de la société. Dans notre système juridique, c’est le procureur de la République qui exerce cette fonction. C’est important car le procureur de la République peut prendre en considération à la fois la loi et l’exception non prévue par la loi.

On pourrait donc définir un certain nombre de cas dont il resterait à savoir s’ils doivent être codifiés ou s’ils doivent relever de la déontologie. Par ailleurs, un magistrat – qui pourrait être un procureur de la République ou un procureur spécial pouvant exercer sur l’ensemble du territoire – déciderait, pour les cas non prévus dans les textes, de l’opportunité d’entamer des poursuites en considérant que la loi a pour objet de protéger le plus faible. Or, dans le cas qui nous occupe, le plus faible est la mère de Vincent Humbert. Il n’est pas courageux, de la part de la société, de placer cette dernière dans une situation aussi difficile seulement parce que nous n’avons pas été capables d’anticiper la possibilité d’une exception. En tout état de cause, l’exception non prévue par la loi devrait être examinée par un représentant de la société et non par un juge qui ne représente pas la société.

M. Jean Delumeau : Je soutiens d’autant plus cette proposition que dans le cas présent, le procureur de la République a pris l’initiative de confier l’affaire à un magistrat instructeur.

M. le Président : C’est la règle et il n’était pas possible de faire autrement.

M. Lagarde, vous pensez à une intervention a posteriori ?

M. Jean-Christophe Lagarde : Non, puisque l’exception serait examinée antérieurement comme le préconise l’avis du Comité consultatif national d’éthique. Devraient être nécessairement pris les avis de la famille et du corps médical, dans la mesure où un avis affectif et un avis médical sont indispensables. Mais devrait également être pris l’avis de la société, tous les cas ne pouvant être définis préalablement. C’est pour ces dernières situations que l’avis de la société serait légitime. On le voit bien dans l’affaire Humbert : personne ne pense à condamner ni la mère de Vincent Humbert, ni le Docteur Chaussoy ! C’est bien au procureur de présenter les arguments en leur faveur. Dans n’importe quel tribunal, lors des plaidoiries, il revient au procureur de dire : « Oui, il y a faute, mais comme dans des cas similaires, il y a eu relaxe de l’accusé, je demande donc une condamnation symbolique, ou même pas de condamnation …  ». Si cette démarche avait lieu antérieurement, cela aurait le mérite de clarifier les choses. Il faudrait toutefois veiller à imposer des limites strictes, de façon à maintenir le principe de l’interdit de tuer.

M. Jean Delumeau : Je suis heureux de trouver dans vos propos des compléments d’information. Je vois là une solution : l’interdit de tuer demeurerait, mais l’on reconnaîtrait des exceptions. Dans un cas comme celui de Vincent Humbert, le procureur, la famille et le corps médical auraient pu juger que l’exception devait jouer. Il n’y aurait donc pas eu de procès.

M. le Président : Je doute qu’un procureur accorde un blanc-seing a priori à ce type d’actes …

M. Michel Vaxès : Il me semble que nous pouvons admettre le principe de l’exception dans notre législation, mais il faut que soit inscrite en même temps la trilogie qui va l’apprécier : le corps médical, la famille et un troisième intervenant sur lequel je m’interroge et qui pourrait représenter la justice ?

M. Jean-Christophe Lagarde : Ce troisième intervenant ne devrait pas représenter la justice, mais la société.

M. Michel Vaxès : Cela mérite un débat. Le procureur est le représentant de l’Etat, non pas de la société.

M. Jean Delumeau : Pour paraphraser une formule ancienne, l’Etat, c’est nous….

M. Michel Vaxès : Nous reprendrons ce débat. Toutefois, le principe qui se dégage est de définir a priori le principe de l’exception, ainsi que les trois parties à qui il reviendrait d’apprécier l’exception. Le cas exceptionnel, pour sa part, serait apprécié a posteriori. Un texte pourrait définir les contours dans lesquels s’inscrivent les exceptions.

M. Jean Delumeau : Je me retrouve parfaitement dans ce schéma.

M. le Président : Professeur, je m’adresserai au spécialiste des religions et de la société occidentale que vous êtes. Je reviendrai sur les peurs en occident que vous avez décrites qui traduisent la peur de la mort. L’actuel débat de société traduit-il une certaine banalisation de la mort, qui revêt aujourd’hui un caractère plus technique qu’éthique, ou au contraire une négation de la mort ou alors une peur encore plus importante de la mort que nous nous efforçons de techniciser et de médicaliser, jusqu’à aboutir à une forme « d’auto-euthanasie » ?

M. Jean Delumeau : La perception de la mort dans notre société a en effet évolué. Philippe Ariès a très bien étudié cette question, il y a une vingtaine d’années dans ses livres L’homme devant la mort et Essais sur l’histoire de la mort en occident du moyen-âge à nos jours. Michel Vovelle en a également parlé devant vous. Toutefois, lorsque Philippe Ariès et Michel Vovelle ont écrit leurs ouvrages, on parlait peu de la mort, alors qu’il en est davantage question aujourd’hui. Nous constatons à cet égard un retournement historique : la mort n’est pas un sujet tabou, nous en parlons beaucoup. C’est d’autant plus vrai dans les familles, en particulier lorsque l’on prend de l’âge.

A quelque degré que ce soit, la peur – que je différencie de la crainte - renvoie toujours à la peur de la mort. En conséquence, la peur de la mort ne disparaîtra pas, mais il est possible de l’atténuer. Autrefois, notamment dans les pays catholiques, on avait principalement peur de la mort subite. On craignait, si l’on mourait avant d’avoir pu confesser ses péchés, d’aller directement en enfer. Notre société n’a plus la même appréhension, que l’on soit croyant ou non. Peu de catholiques même pratiquants ont peur d’aller en enfer s’ils meurent subitement. Au contraire, on souhaite une mort dépourvue de souffrance autant que faire se peut, qu’il s’agisse de souffrance physique ou d’angoisse morale. Cette façon de concevoir la mort ou la fin de la vie est d’ailleurs en accord avec une civilisation où le confort matériel est plus grand et la santé bien meilleure. Sous Louis XIV par exemple, un enfant sur quatre n’atteignait pas l’âge de cinq ans en France et un enfant sur vingt n’atteignait pas l’âge de vingt ans. La mort était par conséquent présente dans le quotidien. Il n’était pas rare de voir des gens mourir de faim dans la rue, ce qui est moins courant de nos jours… Nous sommes devenus plus sensibles à la mort et à la souffrance car la mort arrive plus tard et la souffrance est atténuée. Dans notre discours sur la mort et dans l’idée que nous nous en faisons, interviennent tous les facteurs qui ont fait progresser le confort et favorisé l’allongement de la vie. J’ajouterai aussi que pour les croyants, l’image de Dieu a quelque peu évolué. Dieu est moins considéré comme un gendarme ou un « père fouettard » mais plus comme un père : on a donc moins de raisons qu’autrefois de redouter l’enfer même si l’on est croyant.

M. le Président : L’Occident a été imprégné par le christianisme dans ses règles morales et son mode de vie. Pensez-vous que la pensée chrétienne
– que je distingue du dogme – ait évolué sur l’idée de la mort ? Vous avez rappelé que les catholiques se différenciaient très peu du reste de la population dans les sondages. Cela signifie-t-il que cette catégorie de population approuve la philosophie générale selon laquelle il faut mourir tard et dans de bonnes conditions, si possible dans le sommeil et sans souffrance ?

M. Jean Delumeau : S’agit-il d’une évolution du dogme ou du vécu quotidien ? Sur cette évolution, je prendrai le cas du suicide. Sous Louis XIV, un suicidé n’avait pas droit à des obsèques religieuses. Il était enterré dans une partie spéciale du cimetière, en terre non consacrée. Souvent, son cadavre ne devait pas sortir par la porte de la maison mais par une porte dérobée. Aujourd’hui au contraire, tous les suicidés dont les familles le désirent ont des obsèques religieuses. L’attitude de l’Église catholique a radicalement changé sur la question du suicide.

M. Michel Vaxès : Je reviendrais sur la peur de la mort. Ne s’agit-il pas plus précisément de la peur de la mort inutile, qui intervient à un autre moment que le terme biologique ? Mourir pour des idées est une idée à laquelle je crois encore. Dans ce cas, la question de la peur ne se pose pas dans les mêmes termes. La question de la conscience est présente dans le rapport entre la peur et la mort.

M. Jean Delumeau : Je voudrais faire une parenthèse. Ce n’est pas parce qu’on meurt courageusement pour ses idées ou sa patrie qu’on n’a pas peur de la mort. J’ai évoqué à plusieurs reprises cette question avec des militaires. Par exemple, à l’Université hébraïque de Jérusalem, au département d’histoire, alors que nous parlions de la peur de la mort à la guerre, un collègue israélien, parachutiste en temps de guerre, m’a affirmé qu’il était mort de peur quand il devait se lancer d’un avion. De même, des militaires français m’ont affirmé qu’ils avaient toujours peur de la mort. Durant la seconde guerre mondiale, un sondage effectué auprès des soldats américains en Extrême-Orient et en Tunisie a révélé que 1 % seulement des soldats disaient ne pas avoir peur de la mort. Les soldats les plus courageux connaissent la peur. Pour Jean-Paul Sartre, la peur était normale. Comme le disait Marc Oraison, l’homme a effectivement plus peur que les animaux car il anticipe sa mort, ce que les animaux ne font pas. S’il est normal d’avoir peur de la mort, le courage consiste à vaincre cette peur.

Je souhaiterais revenir un peu en arrière et revenir au suicide. Il est arrivé durant la seconde guerre mondiale que des résistants, craignant de ne pas supporter des tortures et de dénoncer leurs camarades, se défenestrent. C’étaient des suicides héroïques, des actes exceptionnels, mais c’étaient des exceptions ! On ne peut pas nier la réalité des exceptions : tel est le fond de mon propos, qu’il s’agisse de l’euthanasie ou d’autre chose.

M. Michel Vaxès : Je me reconnais dans cette réponse. La question du rapport entre la mort et la conscience est importante. Il s’agit de la conscience d’aller, par un chemin choisi délibérément, jusqu'à l’acte d’héroïsme ou jusqu’à l’accomplissement total. Je pourrais faire une référence religieuse : la mort du Christ peut être interprétée comme un aboutissement consenti.

M. Jean Delumeau : C’était en effet un « voyage suicide » que le voyage à Jérusalem. Le Christ voulait y aller pour rester fidèle à lui-même …

M. le Président : Vous nous indiquez que les mentalités et les pratiques évoluent rapidement. Les médecins ont aussi changé d’attitude à l’égard des soins palliatifs, dont vous avez dit qu’il fallait les développer. Leur approche de la douleur est également nouvelle ; le double effet qui calme la douleur et qui, parallèlement, peut raccourcir la vie est presque universellement admis. La loi Kouchner du 4 mars 2002 sur les droits du malade autorise aujourd’hui un patient à refuser l’acharnement thérapeutique, dans la mesure où il doit donner son consentement à toute thérapie.

Par ailleurs, la bioéthique, par exemple, s’agissant des manipulations d’embryons, insiste sur le fait que la technique remet en question l’éthique de façon plus rapide que par le passé. Si nous devions établir un texte, par exemple une loi, ou élaborer un code, ou modifier des textes existants, ne pensez-vous pas qu’il faudrait également prévoir une procédure d’évaluation ? La loi est certes universelle, mais dans ce domaine moins qu’ailleurs, elle ne peut s’appliquer de manière constante. Elle pourrait être évaluée afin de pouvoir être révisée périodiquement.

M. Jean Delumeau : Je le pense absolument, parce que l’éthique – et par conséquent la loi – doivent tenir compte de l’évolution de la société et des techniques. Il est absolument indispensable de ne pas légiférer in aeternum sur ce sujet, mais de réétudier, par exemple, le dossier dans dix ans.

Je me permets de revenir sur l’acharnement thérapeutique. L’opinion, dont je fais partie, aurait besoin de clarifications sur cette notion. Où commence-t-il et où finit-il ? Que peut-on faire et que ne peut-on pas faire ? Peut-être les spécialistes sont-ils parfaitement éclairés sur la question. Pour ma part, je ne le suis pas.

M. le Président : Les spécialistes ne le sont pas ! Lorsqu’une procédure thérapeutique est engagée, il arrive un moment où l’espoir s’amenuise et ensuite disparaît. Alors, le traitement, tel qu’il est entrepris, devient inutile et illusoire, imposant à la famille et au patient des procédures qui ne présentent pas d’intérêt. Le moment où le retournement se produit est difficile à définir. C’est la raison pour laquelle le Professeur Fagniez a évoqué précédemment l’idée d’une consultation d’une équipe médicale extérieure qui viendrait donner un avis sur l’état du patient. En cas de conflit entre la famille demandant que l’on laisse le malade en paix et les médecins estimant qu’il y a encore quelque espoir, peut-être un arbitrage médical devrait-il évaluer la situation de manière objective. On ne peut pas uniquement se fier à l’affectif familial, d’autant plus que si dans l’entourage des mourants, il y a une dimension sublime, il peut aussi avoir des aspects sordides. Le départ du mourant peut être souhaitable, d’un point de vue financier ou humain !

De nos propos, il se dégage que la loi étant universelle, elle ne couvre pas l’exception. Dès lors, faut-il introduire l’idée d’exception dans la loi ? Si tel est le cas, faut-il préciser de quel type d’exception il doit s’agir et laisser le juge l’évaluer dans un cadre fixé préalablement par le législateur ? Pour prendre un exemple, la légitime défense est une conception chrétienne selon laquelle on ne doit jamais donner la mort, sauf si l’on se trouve en situation de se défendre. Pour autant, celui qui tue ainsi doit prouver qu’il a bien agi en situation de légitime défense. De même, si l’exception d’euthanasie était introduite dans la législation, ceux qui l’ont pratiquée devront prouver qu’ils ont bien respecté les règles définies par la loi. Or les situations de légitime défense ne sont pas précisément établies dans le code pénal. Le juge a une marge d’interprétation pour apprécier s’il y a eu légitime défense dans tel ou tel cas. Quoi qu’il en soit, il apparaît que les arbitrages ne peuvent pas être individuels. Actuellement, la loi prévoit de fortes sanctions, mais, dans les faits, elle n’est pas appliquée. Personne ne peut, en effet, citer une peine de prison ferme infligée à l’auteur d’une mort donnée de manière compassionnelle et dans des conditions humaines. Cela veut dire que les juges pratiquent l’exception. A partir du moment où cela existe, faut-il l’inscrire dans la loi et prévoir des procédures adéquates ? Les procédures arbitrales sont rassurantes : il est certes préférable de décider en équipe que seul et il est encore mieux de décider en équipe après en avoir informé la famille du malade. Mieux vaut agir conformément à des dispositions générales que de prendre des décisions contraires à la loi. Pour autant, notre problème n’est pas résolu car, s’agissant exclusivement de situations particulières et exceptionnelles, il est extrêmement difficile de concilier l’universalité de la loi avec ces particularismes.

M. Jean Delumeau : Dans nos grammaires, il existe toujours des exceptions …

M. le Président : Mais dans les grammaires, les exceptions sont définies très précisément.

M. Jean Delumeau : C’est exact. Cependant, nous nous trouvons dans une situation où ne pas accepter l’exception aboutit en pratique à des dérives. Ce serait assainir la situation et réduire le nombre d’interventions intempestives que de cerner davantage l’exception, au sein d’une loi qui interdit de donner la mort.

M. Michel Vaxès : Il est envisageable que la loi universelle affirme la possibilité de l’exception, et non pas sa définition.

M. le Président : Professeur, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions, qui ont quelque peu dépassé le cadre dans lequel vous étiez auditionné. Nous vous avons en effet conduit sur le terrain législatif alors que nous devions nous l’interdire, puisque ces questions ne sont censées être abordées que lors de la dernière phase de notre réflexion.

Audition de M. Michel Hanus,
Président de la Société française de thanatologie


(Procès-verbal de la séance du 18 novembre 2003)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir Monsieur Michel Hanus, psychiatre, psychanalyste et docteur en psychologie.

Il a publié plusieurs travaux qui sont au centre des préoccupations de notre mission : en 1997, Le deuil dans la vie, Parlons de la mort et du deuil, Les enfants en deuil, en 1998, Les familles face à la mort, Le deuil, monographie parue dans la Revue française de psychanalyse, en 2000, La mort aujourd’hui, La mort retrouvée, Le deuil et, à paraître, Le deuil après le suicide.

Le docteur Hanus est en outre président de la Fédération européenne « Vivre son deuil » et président de la Société française de thanatologie.

La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie est composée de députés de toutes les tendances politiques. Créée dans un contexte médiatique lié aux affaires Humbert et Malèvre, elle a décidé d’auditionner dans un premier temps des philosophes, des psychiatres, des psychologues, des sociologues et des historiens, afin qu’ils nous apportent leur éclairage sur les problèmes de la mort dans notre société. Les auditions auxquelles nous procédons ensuite sont regroupées selon trois thématiques : la pratique médicale, l’expérience du mouvement associatif et les problèmes juridiques. Nous terminerons avec des auditions à caractère plus politique.

Nous sommes à votre écoute pendant à peu près une heure. Je vous propose de répartir ce temps comme vous le souhaitez, entre votre exposé et les réponses aux questions que nous vous poserons ensuite.

M. Michel Hanus : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, la Société de thanatologie dont je suis le Président est une association loi de 1901, donc purement bénévole, dont le but est de faire parler de la mort afin de la réintroduire dans le discours social. Cela peut paraître un truisme aujourd’hui, car on en parle de plus en plus, mais en 1966, lorsque la société a été créée par René Cassin, prix Nobel de la paix, il n’en était pas ainsi.

La Société française de thanatologie publie une revue, dont je tiens deux numéros à votre disposition. L’un est consacré à l’euthanasie, et vous pourrez trouver des articles écrits dans différentes perspectives, notamment un article de Monsieur Jean-François Mattei, Ministre de la santé, ainsi qu’un article de Madame Anne-Marie Dourlen-Rollier, de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), une avocate devenue magistrate qui s’est suicidée avec son mari, sans demander l’aide de quiconque, pour être fidèle à ses opinions. L’autre numéro est consacré à l’euthanasie fœtale qui est un sujet qui préoccupe beaucoup la Société de thanatologie.

La Société française de thanatologie s’intéresse aussi à l’éthique. Nous avons créé, il y a deux ans, le Comité national d’éthique du funéraire. La mort n’est pas le simple moment de la mort, c’est aussi l’avant et l’après. Tout ce qui a trait au funéraire et au deuil est d’importance.

Je me suis permis de vous apporter un livre, La mort aujourd’hui, qui recense les enquêtes et sondages faits auprès des Français depuis 1979. Ce livre contient beaucoup d’informations intéressantes, dont certaines sont inattendues.

Je tiens également à votre disposition une documentation sur la Société française de thanatologie et sur la Fédération Vivre son deuil. Cette association a pour but d’aider les personnes à vivre leur deuil, grâce à un groupe de bénévoles, un service d’écoute téléphonique, des entretiens, des groupes de parole de plus en plus nombreux en France. Nous sommes notamment à l’écoute des enfants et des adolescents en deuil et des endeuillés après suicide.

Je me propose de vous faire un court exposé sur la fin de vie, qui reprend de façon différente ce que j’avais écrit dans l’introduction du numéro de la Revue de la Société française de thanatologie paru il y a deux ans, avant de répondre aux questions que vous voudrez bien, les uns et les autres, me poser. Je vous demanderai ensuite de me laisser cinq minutes pour vous présenter des propositions, que je préfère exposer en conclusion.

La manière d’envisager la fin de vie dépend beaucoup des conceptions sociales et personnelles que l’on a de la mort qui, sur le plan social, varient selon les époques et qui, sur le plan individuel, varient en fonction des expériences familiales et personnelles de la mort et du deuil.

Cette manière dépend aussi bien sûr du sens donné à la vie et des valeurs reconnues comme importantes par chaque individu. Les positions religieuses et les croyances sur l’au-delà y participent également.

La réflexion sur la fin de vie se situe bien en amont du moment de la mort. Perçue comme une limite absolue, la mort peut devenir insupportable. Elle peut aussi être vue comme l’achèvement d’une vie bien remplie, elle apparaît alors naturelle.

Nos conceptions personnelles de la mort et de la fin de vie sont certes influencées, pour partie, par le discours collectif, mais elles sont surtout forgées à partir des expériences de vécu personnel et familial de la maladie, de l’accident, de la mort et du deuil. Des personnes épouvantées par la vue de vieillards décatis et bientôt obsédées par la peur de devenir comme eux, cherchent à se rassurer en demandant à d’autres de les tuer avant qu’ils ne soient ainsi. Cette demande de mort est appelée curieusement « testament de vie » par l’Association pour le droit à mourir dans la dignité.

Toutes les personnes âgées ne tombent pas en décrépitude, mais celles dont c’est le cas n’en méritent pas moins notre respect. La dignité se trouve dans notre regard et non pas dans leur état. C’est à nous qu’il appartient de conserver leur dignité au-delà de leur décrépitude.

Les premières réflexions sur la fin de vie conduisent donc à la nécessité de réhabiliter la vieillesse et la mort dans notre société, de ne plus voir la mort comme le mal absolu à éradiquer, ce qui est impossible, quoi qu’en pensent certains, et à voir la vieillesse comme une phase riche de la vie, comme c’était le cas dans les civilisations traditionnelles, et non plus comme le purgatoire de l’existence.

C’est donc en aidant à mieux vivre la vieillesse que la fin de vie sera améliorée, on en a eu la preuve cet été.

Quand on observe les derniers moments de la vie, nous constatons que sont concernés la personne mourante mais aussi son entourage, et au premier chef sa famille, ainsi que l’équipe soignante qui en a la charge et la responsabilité. Les volontés du mourant seront toujours prises en considération en premier lieu, mais encore faut-il qu’il soit en état de les formuler et qu’il ne le fasse pas sous la pression d’autrui, même dissimulée. Mais demeure la question de comprendre le sens de la demande de mourir de la main d’autrui. N’est-ce pas essentiellement, et presque toujours, une demande d’apaisement de la souffrance physique et de la souffrance morale, si ce n’est des deux ?

Les associations que je représente, ainsi que la plupart des soignants travaillant dans les unités de soins palliatifs, pensent qu’il existe des moyens d’alléger encore plus cette souffrance : par davantage d’attention, par davantage de présence – les équipes de bénévoles des associations de soins palliatifs prouvent ici leur utilité – et par la réévaluation du traitement antalgique éventuellement renforcé.

Exceptionnellement, ces mesures peuvent s’avérer insuffisantes. Il va falloir alors augmenter le traitement antidouleur au risque d’obscurcir la conscience. Ce choix relève d’abord de la personne concernée. Le mourant, tant que sa conscience le lui permet, soit peut pencher vers l’apaisement de la douleur au prix d’un sommeil qui sera certainement le dernier, soit au contraire vouloir jusqu’au bout rester conscient, quitte à beaucoup souffrir. L’avis de la famille devient prédominant lorsque le patient est incapable de s’exprimer, mais alors, il est déjà inconscient et ne réclame plus de mourir.

La position de l’équipe soignante a aussi son importance, mais surtout dans les situations d’arrêt de traitement. Dans ces moments de l’extrême fin de vie, il existe plusieurs éventualités.

La première, et la plus habituelle, est la mort au terme d’une période plus ou moins longue de grave maladie. La position des pouvoirs publics est ici parfaitement claire depuis la loi de 1999. Il s’agit d’étendre, le plus possible, la pratique des soins palliatifs qui apparaissent ainsi comme un droit auquel chaque citoyen doit pouvoir accéder. Mais il y a loin des principes à la réalité, où beaucoup de choses restent encore à mettre en place. C’est une affaire de détermination, mais aussi de moyens financiers. Il faudrait qu’une unité mobile de soins palliatifs soit présente dans chaque département et, idéalement, dans chaque groupe hospitalier de quelque importance. Au-delà même de la question purement financière, le recrutement du personnel infirmier pose problème, face à la pénurie actuelle de recrutement dont souffre tout le secteur hospitalier.

Les soins palliatifs ne sont pas que des unités mobiles spécialisées et des associations de bénévoles spécialement formés et supervisés. Ils traduisent une conception du soin qui a transformé la médecine : on s’intéresse désormais à la personne, dans son entier et quel que soit son état, avant de s’intéresser au cas technique. Cette conception du soin prend en compte les besoins physiques, psychiques, sociaux et spirituels de la personne ainsi que ceux de son entourage.

L’extension nécessaire des soins palliatifs se fera par le développement de l’enseignement dispensé à tous les acteurs, depuis les étudiants en médecine jusqu’au auxiliaires de vies, et par les formations de tous les professionnels déjà en activité dans ce secteur. Ces enseignements et ces formations ne doivent pas être uniquement techniques, ils doivent aussi s’intéresser aux aspects anthropologiques et humains de ces situations en prenant en compte leur dimension éthique. Jusqu’à ces derniers temps, il n’y avait aucune formation dans les études de médecine sur la mort et sur le deuil et très peu sur le suicide. On est en train de réparer ce véritable scandale, car les soins palliatifs font désormais l’objet d’un enseignement de 8 à 10 heures. C’est encore modeste, mais c’est un début.

L’arrêt des traitements déraisonnables et excessifs est actuellement de pratique courante dans les services de réanimation, où au moins la moitié des patients meurent à la suite de l’arrêt de tels traitements, mais également dans les services d’urgence et dans les services de gériatrie. L’arrêt de l’acharnement thérapeutique implique plus particulièrement la famille et l’équipe soignante. Il est en accord avec les articles 37 et 38 du code de déontologie qui réprouvent l’acharnement thérapeutique.

L’interruption médicale de grossesse pose des problèmes voisins, tant aux familles qu’aux soignants. Sur quels critères la décision est-elle prise ? Par qui ? Quand ? Comment ? Dans quelle mesure la famille doit-elle être associée à cette décision ? Quelle possibilité a-t-elle de faire valoir son point de vue ? Il est des situations où l’équipe soignante redoute de faire porter le poids de cette décision à la famille alors que dans d’autres au contraire, il apparaîtra judicieux et même nécessaire, au nom du droit à la vérité, d’associer la famille à cette décision. Là encore, qui décide ?

A l’issue des deux réunions des acteurs de terrain aux printemps 2001 et 2002, le cabinet de Bernard Kouchner a rendu publiques des recommandations encourageant les décisions collectives prises en dehors de toute précipitation et qui soient les plus consensuelles possibles. Je pense que vous en avez eu connaissance.

Il peut arriver que l’arrêt thérapeutique motivé n’entraîne la mort ni rapidement ni de manière indolore. On peut ainsi comprendre le geste du médecin réanimateur de Vincent Humbert qui lui a injecté du chlorure de potassium après l’arrêt des machines afin de lui éviter de souffrir, ce que l’on est en droit de lui reprocher juridiquement.

Est-il éthique de laisser le patient souffrir après arrêt thérapeutique et d’attendre sa mort, sans que l’on sache à quel moment elle interviendra ? Une décision de sédation, c’est-à-dire de faire cesser la douleur par des antalgiques, peut devenir nécessaire après décision collective dans les mêmes conditions.

Une troisième situation, plus rare, se rencontre dans les derniers moments de la vie. Le mourrant réclame d’en finir et que l’on abrège ses souffrances. J’ai déjà indiqué la réponse qu’il est habituellement possible de donner à cet appel à l’aide.

Mais la fin de vie n’est pas l’affaire du seul mourant, elle concerne aussi ceux qui restent : les personnes en deuil, la famille, y compris les enfants et les adolescents, l’entourage et les soignants.

Le deuil est une incontournable et inévitable épreuve. Elle a une grande influence sur la santé physique et mentale, ce qui n’est pas assez connu des médecins. On constate une surmortalité du deuil en épidémiologie. Son déroulement et ses issues sont essentiellement conditionnés par la nature de la relation qui existait et qui existera toujours entre deux personnes, la morte et l’endeuillée. Le deuil n’est pas l’oubli, on n’oublie jamais quelqu’un qui fut important.

La pratique des soins palliatifs et l’accompagnement de l’endeuillé dans les associations spécialisées, comme notre Fédération européenne « Vivre son deuil », montrent que tout le vécu dans l’accompagnement de la personne mourante, avant, facilite le cheminement du travail de deuil, après.

Il est donc indispensable d’aider les personnes fragiles lorsqu’elles sont en deuil et plus particulièrement, tous les adolescents et les enfants en deuil. C’est une démarche de prévention de santé publique qu’il faut accentuer.

Le deuil des soignants est une réalité aujourd’hui mieux connue, mais encore insuffisamment prise en compte. Une des dimensions accessibles de la prévention du « burn out », c’est ainsi que l’on appelle cette maladie des soignants débordés régulièrement exposés à la mort, est la mise en place régulière de périodes de formation, ce qui implique qu’il y ait suffisamment de personnels.

Il est une autre situation de fin de vie qui doit retenir l’attention de la communauté et des pouvoirs publics, c’est la mort par suicide. Le suicide est la première cause de mort traumatique, loin devant les accidents de la route. On estime qu’il y a en moyenne 12 000 morts par suicide en France chaque année. Les dernières statistiques disponibles sont de 1999 et font état de 10 350 suicidés. Il n’y a eu que 7 300 à 7 400 morts sur la route en 2002. Le suicide des moins de 25 ans est en baisse ; il est passé de 1 000 par an en moyenne à 630 en 1999, soit une baisse de 40 %. La prévention des accidents de la route est sans doute plus facile que celle du suicide.

Le suicide est une mort particulière qui fait courir de grands risques aux personnes qui en sont endeuillées. On ne peut s’intéresser à la mort, au deuil, à la fin de vie sans s’intéresser au suicide, aux endeuillés après suicide et à la prévention.

J’attire votre attention sur le fait que la Direction générale de la santé et Vivre son deuil ont rédigé il y a quelques années un texte destiné aux médecins s’intitulant Le deuil, un facteur de risques. Je le tiens à votre disposition.

M. le Président : Avant de passer la parole à mes collègues, je voudrais que vous donniez des précisions sur le problème difficile de l’euthanasie fœtale et de l’euthanasie des prématurés peu ou non viables.

Vous avez indiqué que le bon déroulement du deuil dépend de la qualité de l’accompagnement en fin de vie.

Pouvez-vous nous dire si le deuil après suicide est plus pathologique que les autres et nous préciser si le fait qu’une personne se soit faite euthanasier est un élément perturbateur dans la mise en place du deuil ?

M. Michel Hanus : Je ne suis pas spécialiste de médecine fœtale, mais je peux vous dire que le problème porte essentiellement sur l’interruption médicale – et non thérapeutique, puisqu’il s’agit bien d’une décision médicale – de grossesse. Sur quels critères doit-on prendre la décision ? Lors d’un colloque sur le sujet, un médecin rapportait l’exemple d’un père et d’une mère qui avaient souhaité pratiquer une interruption de grossesse car ils avaient vu à l’échographie que le foetus avait une phalange de moins à l’index. L’équipe médicale n’a bien entendu pas accepté une pareille décision. Je cite cet exemple, qui est excessif, pour vous montrer combien il est difficile de définir des critères pour savoir à partir de quand on peut prendre la décision d’interruption médicale de grossesse et qui doit décider. Il faut savoir aussi dans quelle mesure on implique la famille. Certaines équipes, sous l’influence du chef de service, qui est très souvent prédominante, estiment que la responsabilité de mettre en vie un enfant lourdement handicapé est trop lourde pour reposer sur les épaules des parents. D’autres pensent au contraire que cette décision doit relever des parents.

Lorsqu’il est manifeste que la malformation empêche l’enfant d’être viable, la décision devrait revenir essentiellement à l’équipe médicale. En revanche, pour les cas « limites », il est essentiel de recueillir l’avis de la famille.

Si une décision d’interruption médicale de grossesse a été prise, il arrive que des femmes décident, avec leur conjoint et leur famille, de porter l’enfant pratiquement jusqu’au terme. Il faut respecter la volonté de la famille, même si au moment de la naissance, l’enfant n’est pas mort-né et que cela impliquera sans doute un acte médical.

Vous m’avez demandé, monsieur le Président, si le deuil après suicide est plus pathologique que les autres formes de deuil. Je ne ferai pas cette distinction. Je distinguerai les deuils habituels normaux, et qui concernent 95 % des cas sur les 525 000 personnes qui meurent en France chaque année, soit de deux à trois millions d’endeuillés, les deuils compliqués, c’est-à-dire qui ne se passent pas bien et les deuils pathologiques. Dans ce dernier cas, la personne endeuillée tombe malade, physiquement ou moralement, à la suite du deuil, alors qu’elle ne l’était pas avant. Un diabétique qui fait une rechute après un deuil ne rentre pas dans cette catégorie, mais une personne qui fait un infarctus alors qu’elle n’avait pas d’antécédents cardiaques rentre bien dans la définition du deuil pathologique.

Les deuils après suicide ne sont pas nécessairement des deuils pathologiques, mais il est évident que ce sont des deuils plus difficiles que les autres. Le suicide est une mort très particulière et il est très douloureux pour la famille de penser que le suicidé est à la fois la victime et l’acteur de cette mort, l’assassin en quelque sorte. Cela génère des sentiments de culpabilité, comme dans tous les deuils, mais ils sont dans ce cas très forts. Certains suicides sont plus dramatiques que d’autres, comme ceux de jeunes enfants. On m’a raconté encore ce matin le cas d’un enfant de onze ans qui s’est pendu à l’école.

Le deuil après suicide est un deuil difficile, qui dure longtemps et qui doit faire l’objet d’un accompagnement. L’Union nationale de prévention du suicide, dont Vivre son deuil fait partie et dont je suis administrateur, organise chaque année, le 5 février, une journée de prévention du suicide. Nous rencontrons par ailleurs les responsables de la Direction générale de la santé pour essayer faire une prophylaxie des complications du deuil après suicide. Nous travaillons aussi sur les enfants endeuillés dont la situation est toujours difficile, même si les parents ne sont pas morts par suicide.

Vous m’avez enfin interrogé sur le deuil après euthanasie. On pourrait penser qu’il est plus facile, puisque la personne voulait mourir. Mais que signifie « vouloir mourir ?» Cela peut être la situation d’une personne souffrant tellement qu’elle peut souhaiter mourir. Mais si elle est soulagée de cette douleur, la volonté de mourir tombera. Prenons également l’exemple d’une personne ayant toute sa conscience, souffrant d’une sclérose latérale amiotrophique. Elle s’est documenté et sait qu’elle va mourir par asphyxie. Elle convient avec un proche de l’aider à mourir avant d’être totalement diminuée. Je pense que la personne qui aidera ce malade à se suicider aura beau avoir la conscience d’avoir fait ce geste par humanité, elle portera la culpabilité d’avoir provoqué la mort d’un être cher. Car en effet, on n’accepte jamais complètement la mort.

En face de la mort, nous avons à la fois une attitude rationnelle, puisque nous savons tous que nous allons mourir, et une attitude irrationnelle, que Freud a d’ailleurs décrite : c’était en 1915, mais on dirait qu’il l’a décrite hier. Cette attitude irrationnelle est ancrée au plus profond de notre inconscient et nous conduit à trouver la mort inacceptable, si bien qu’on se sent toujours coupable lorsqu’elle arrive et encore plus si on l’a provoquée, même pour soulager. Mais ce sentiment de culpabilité, ces remords ne se retrouvent bien sûr pas dans chaque cas, car, comme dans tous les deuils, la relation qui existait entre les deux personnes est fondamentale. C’est un mystère pour tout le monde !

Je signale au passage que Freud est mort à la suite d’un suicide assisté. Il souffrait d’un cancer de la mâchoire depuis 1923, il en est mort en septembre 1939 après avoir été opéré 23 fois. Il avait demandé à son médecin d’augmenter les doses de morphine au fur et à mesure que son état s’aggravait jusqu’à provoquer sa mort.

De telles demandes se présentent dans les unités de soins palliatifs. A qui revient-il alors de prendre la décision ? Une grande prudence s’impose : le patient, le médecin ou la famille ?

En Suisse, l’association « Exit » envoie chez les personnes qui en font la demande, des bénévoles disposant de produits provoquant la mort. Ils se contentent de les préparer mais ne les injectent pas ; ils accompagnent aussi la personne jusqu’à sa mort. Je suis inquiet pour ces bénévoles qui ont ainsi provoqué la mort de plusieurs dizaines de personnes. Certes, ils sont conscients d’avoir soulagé une personne selon sa volonté, mais ils doivent tout de même affronter le fait affreux de voir mourir devant eux une personne dont ils ont provoqué la mort.

« Vivre son deuil » est aussi présent en Suisse et je propose aux dirigeants d’« Exit » que leurs bénévoles soient supervisés, comme tous les bénévoles d’association, cette supervision pouvant prendre la forme d’une réunion mensuelle avec un professionnel extérieur ou une équipe afin que les bénévoles puissent exposer les cas difficiles et dire ainsi ce qu’ils ont ressenti.

M. le Président : La parole est à Monsieur Pierre-Louis Fagniez.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je voudrais poser une question sur les études médicales. J’ai bien compris qu’il n’y a pas ou peu aujourd’hui d’enseignement sur la fin de vie dans les facultés de médecine.

Comment, selon vous, organiser cet enseignement ? Faut-il commencer dès la première année ? Cela aurait l’avantage de pousser ceux des étudiants qui ne supportent pas la mort à renoncer à cette carrière. Mais en tout état de cause, on ne pourra pas tout faire pendant la première année. Faut-il faire un enseignement théorique, puis un enseignement pratique relayé par des stages, ce qui impliquerait que les chefs de service enseignent l’accompagnement de fin de vie et les mécanismes du soulagement de la douleur ? Comment faire pour que cet enseignement, une fois dispensé, soit utile tout au long de la carrière des étudiants ? En quelle année de médecine, par rapport au stage des étudiants hospitaliers, cet enseignement serait le mieux reçu ?

M. Michel Hanus : Vous me faites beaucoup d’honneur en me posant cette question, car il faudrait convoquer la conférence de Doyens pour y répondre.

Les soins palliatifs étant entrés depuis trois ans dans le cursus des études médicales, on peut donc espérer que les choses évolueront dans le bon sens. Les soins palliatifs sont enseignés lors des premières années. Dans les facultés de médecine, on commence en effet à accorder une place plus importante aux sciences humaines, à l’histoire notamment et c’est heureux.

Je suis partisan de parler aux étudiants de la mort, du deuil, de l’accompagnement en fin de vie dès le début de leurs études. Cela peut clarifier leur position. Des études sérieuses ont montré que, dans la population des étudiants en médecine, il y avait beaucoup plus de deuils que dans la population générale, comme chez les infirmières d’ailleurs. L’enfant endeuillé est un enfant révolté, car il trouve injuste que ses parents meurent. Il est donc motivé pour lutter contre la mort, ce qui peut être à l’origine d’une vocation pour devenir médecin, infirmière ou travailleur social. Il est aussi important que les étudiants puissent faire des stages dans des services ayant à connaître des cas de fin de vie, mais pas forcément dans des services de soins palliatifs.

Je pense d’ailleurs que les services spécialisés avec des lits de soins palliatifs seront amenés à disparaître. Ce qui doit prévaloir, c’est l’esprit des soins palliatifs. On devrait être capable d’accompagner partout les gens en fin de vie, quitte à avoir une équipe mobile plus en pointe sur la douleur. Ce retard sera comblé car les mentalités changent. Les gens commencent à se familiariser avec l’idée qu’il est possible de mourir sans souffrir. La peur de la mort était autrefois d’abord associée à la peur de souffrir. Aujourd’hui, on ne peut bien sûr promettre à personne qu’il n’y aura pas de souffrance, mais on peut lui promettre d’apaiser ses souffrances. Quand nous nous retrouvons face à des personnes condamnées qui nous demandent si elles vont mourir, elles ont droit à la vérité et en même temps nous devons leur assurer que nous serons à leurs côtés pour lutter jusqu’au bout, ce qui est le sens de l’accompagnement. A ce moment là, l’espoir demeure.

L’essentiel pour le moment est de mettre en place cet enseignement. Je suis toutefois un peu interrogatif, en raison de ma propre expérience. En 1968, j’ai participé, en tant que chef de clinique à la clinique des maladies mentales, à l’introduction de la psychologie médicale dans les études de médecine. J’ai constaté que, pendant des années, dans certaines facultés, cet enseignement était certes prévu mais qu’il était fait non par un spécialiste mais par un professeur à qui il avait bien fallu donner un poste. Ceci dit, il y a plus de pression pour l’enseignement des soins palliatifs qu’il n’y en avait pour celui de la psychologie médicale. C’est dommage, car la psychologie médicale aurait été l’occasion de faire des jeux de rôle pour apprendre aux étudiants en médecine à conduire des entretiens, ce qui est important pour des gens qui ont de nombreux contacts.

M. le Président : Vous avez évoqué le « testament de vie » en relevant le paradoxe des termes. Face à la mort, les personnes ont deux aspirations : elles ne veulent pas souffrir et elles ne veulent pas vivre une vie dégradée.

Les soins palliatifs en apaisant nos souffrances, répond à la première aspiration mais l’aspiration à ne pas vivre dégradé pose plusieurs problèmes. D’abord, à partir de quand est-on dégradé ? Ensuite, comment diminuer la peur d’une personne consciente et en bonne santé, de vivre la même dégradation à laquelle il a pu assister chez d’autres ? C’est une grande angoisse d’une partie de la population.

M. Michel Hanus : J’ai discuté de ce sujet avec Monsieur Henri Caillavet. et je lui avais demandé pourquoi il était tellement inquiet d’être dégradé à la fin de sa vie et de mal mourir alors qu’il m’avait raconté que la mort de son père avait été admirable.

La réponse se trouve dans la réhabilitation, dans notre société, de l’idée de la vieillesse qui est aujourd’hui vue de façon négative. La vieillesse est pourtant une partie importante de l’existence. Par ailleurs, tout le monde ne tombe pas en décrépitude et, même si on a moins de moyens physiques à 80 ans qu’à 20 ans, on dispose d’autant de moyens spirituels et intellectuels et de centres d’intérêt. Il faut que les gens comprennent que la dignité d’une personne n’est pas liée à son état physique. Il importe donc de traiter dignement les personnes âgées.

Je pense que ce qui effraie beaucoup de gens, c’est l’image de la salle commune, qui je l’espère, existe de moins en moins. En la matière, c’est la société qui est responsable en sacrifiant les investissements tendant à aménager les centres du long séjour de façon plus humaine. Je constate actuellement une évolution dans les maisons de retraite. En Suisse, la conception est différente : les « homes », les maisons de retraite, sont des lieux de vie et de mort. Si la personne est malade, elle est soignée à l’hôpital ; elle est ensuite reconduite chez elle ou dans sa maison de retraite pour y mourir. En France, les personnes qui vont mal sont conduites à l’hôpital pour y mourir et l’on commence à peine à faire revenir les personnes âgées dans leur maison de retraite pour leurs derniers moments.

C’est donc la façon dont on traite les personnes âgées qui peut aider à changer les idées. Plus de 80 % des Français sont favorables à l’idée de mettre fin à la vie d’une personne lorsque ses conditions de vie sont très dégradées. Mais que vaut le point de vue de personnes en bonne santé et confortablement installées ? Il n’est pas forcément celui qu’elles auront en fin de vie. On connaît les dérives provoquées par la loi sur l’euthanasie aux Pays-Bas.

Le « testament de vie » est fait par une personne en bonne santé et lorsque sa santé se dégrade et qu’on lui demande à quel moment on doit la tuer, sa réaction n’est plus la même…

M. le Président : Ne peut-on pas l’analyser comme une thérapie psychiatrique de l’angoisse de la mort chez le bien portant ?

M. Michel Hanus : Ce n’est pas une thérapie psychiatrique, c’est une thérapie défensive contre la peur de la mort, de la dégradation et du vieillissement.

M. le Président : La parole est à Madame Françoise de Panafieu.

Mme Françoise de Panafieu : Nous sommes tous conscients du vieillissement de la population, qui a des aspects très positifs, mais qui nous oblige à porter un autre regard sur la fin de vie. Il ne faut pas simplement voir les souffrances de la personne atteinte d’un mal incurable dans ses derniers moments. Prenons le cas de quelqu’un qui a eu une belle vie. Cette personne ressent une fatigue depuis plusieurs mois et se dit qu’elle ne voudra pas jouer les prolongations. Elle refuse l’opération et programme sa fin, sans perdre sa tête. Elle réitère sa volonté d’en finir ainsi. Cela peut s’analyser comme une forme de suicide assisté. Comment abordez-vous ce type de conduite que nous risquons de retrouver de plus en plus ? Le vieillissement de notre population nous oblige à réfléchir à ces fins de vie qui se passent de manière calme et décidée.

Je veux aussi insister sur l’urgence de donner aux étudiants en médecine, à un moment ou à un autre, un enseignement sur la fin de vie. Le chef de clinique n’est pas toujours présent dans son service et des étudiants qui n’auraient pas reçu une telle formation pourraient, lorsqu’ils se trouvent confrontés au problème, éprouver des difficultés à assumer leurs responsabilités, se contentant de demander à la personne voulant mourir si elle est sûre de son choix. Pour ces étudiants, la formation pour accompagner la fin de vie ne s’invente pas.

M. Michel Hanus : Dans le cas des personnes qui, après une belle vie et qui, souffrant d’une maladie grave, décident d’en finir, nous n’avons pas à intervenir. C’est bien leur affaire. Notre responsabilité est d’offrir aux personnes âgées les meilleures conditions de vie possibles, le meilleur accompagnement, les meilleurs soins. Si quelqu’un veut se supprimer, est-ce vraiment à nous de l’empêcher, de porter des jugements ? Cette question n’est pas celle de l’euthanasie. Vous m’interrogez en effet sur la mort qu’on se donne et non sur celle que l’on demande à un autre, ce qui est tout autre chose.

M. Patrick Delnatte : Tout le monde est d’accord pour refuser l’acharnement thérapeutique quand la fin de vie est inéluctable. Vous avez évoqué l’alternative entre l’apaisement de la souffrance, au risque de la perte de conscience, et le maintien de cette souffrance.

Ne pourrait-on pas pour exercer ce choix, déterminer, comme pour l’acharnement thérapeutique, ce qui doit être prioritaire entre l’apaisement de la souffrance même si elle raccourcit la vie et le maintien en vie avec la souffrance ?

M. Michel Hanus : D’une manière générale, je suis d’accord avec vous. Il y a toujours quelques personnes qui ne veulent pas qu’on altère leur conscience. Il faut leur laisser ce choix, car, de toute façon, si la souffrance leur est intolérable, elles pourront appeler à l’aide. Ces personnes doivent avoir le droit de choisir, pourvu qu’elles soient conscientes. Même si l’attitude générale est de soulager, on ne doit pas soulager une personne malgré elle si elle veut rester consciente.

M. Jean-Paul Dupré : Le cas douloureux de Vincent Humbert a relancé le débat sur la fin de vie. Au-delà de ce cas bien spécifique, se pose un problème juridique. Face à une personne en fin de vie, la responsabilité est laissée au corps médical de déterminer à quel moment et dans quelles conditions il faut agir. Peut-on rester dans cette situation ? Peut-on accepter que des personnes continuent à aller en Suisse afin qu’il y soit réalisé un suicide assisté ?

86 % de nos concitoyens souhaitent qu’on laisse aux personnes atteintes d’une maladie douloureuse et irréversible, la liberté de mourir. J’imagine que parmi ces 86 %, il n’y a pas que des personnes en excellente santé. Après avoir déposé une proposition de loi, j’ai reçu le témoignage de plusieurs personnes, se trouvant dans une situation physique délicate, dont un paraplégique et une personne atteinte d’une maladie rare, qui m’ont dit être d’accord avec moi, car elles ne souhaitaient pas terminer leur vie comme des « légumes ».

Je ne vois pas comment on pourrait rester dans le statu quo.

M. Michel Hanus : Je pressentais que la question juridique me serait posée, et je réservais ma réponse. Je suis surpris qu’il n’y ait pas 100 % de nos concitoyens pour préférer être soulagés plutôt que de vivre comme un légume et avoir une fin de vie douloureuse. Lorsqu’une personne est dans une situation extrêmement grave, la question se pose de savoir quand et dans quelles conditions – à savoir la prise en compte de la volonté du patient et de l’avis de la famille, une discussion collective – on peut provoquer un sommeil allant jusqu’à la mort.

Dans l’état actuel du droit, les cas d’euthanasie ne posent problème que lorsqu’ils sont portés à la connaissance du public. Je ne parle pas du cas de Madame Malèvre, car je ne suis pas sûr que cela relève de l’euthanasie. Mais dans le cas de Vincent Humbert, s’il y a problème, c’est parce que le médecin a parlé pour couvrir la mère. Il a souhaité endosser la responsabilité du geste fatal. Cette intention généreuse risque de se retourner contre lui. Je me demande d’ailleurs si le magistrat qui a engagé des poursuites ne l’a pas fait pour provoquer une discussion et faire bouger les choses.

Vincent Humbert est mort d’une injection et non du simple arrêt des machines, car le médecin avait des raisons de penser que l’arrêt des machines ne serait pas peut-être suffisant pour provoquer une mort rapide et indolore. Dans les services de réanimation, au moins la moitié des décès ont pour origine un arrêt du traitement. Cette pratique est conforme au code de déontologie.

Je propose que votre mission élabore des recommandations précisant dans quelles conditions une équipe peut prendre la décision d’arrêter les traitements ou, lorsque la personne souffre beaucoup, d’augmenter la sédation. Ces recommandations seraient d’autant plus intéressantes si elles recueillaient l’adhésion de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs. Je suis par ailleurs persuadé que l’Association pour le droit de mourir dans la dignité n’y serait pas opposée. Cela permettrait d’arriver à un consensus. Or, des recommandations consensuelles auraient un certain poids sur les pratiques.

M. le Président : Je me permettrai de vous faire remarquer que, depuis les « lois Kouchner », le malade peut demander un arrêt de la thérapeutique et que les médecins qui augmentent les doses de calmants qui ont un double effet – effet sédatif suivi d’un effet létal – ne sont plus poursuivis.

Dans ce cas comme dans celui de l’arrêt du traitement assorti d’un certain nombre de précautions, je pense que notre mission devrait parvenir à élaborer un texte sous une forme ou une autre. Mais il y a d’autres problèmes. Il y a par exemple celui de l’enfant prématuré très malformé ou encore celui du malade demandant qu’on lui donne la mort parce qu’il n’a pas les moyens physiques de le faire. Dans ces cas, sommes-nous en deçà ou au-delà de la norme, et faut-il une norme ?

M. Michel Hanus : Je pense qu’une mesure générale est très difficile à prendre, car il faut étudier chacune de ces situations au cas par cas. Un règlement ne résoudra pas tous les problèmes. En tout état de cause, la décision doit être prise sous la responsabilité conjointe de l’équipe médicale, de la famille et de la personne mourante.

M. le Président : Que pensez-vous de la notion d’exception d’euthanasie, préconisée par le Comité consultatif national d’éthique ? Pensez-vous qu’il s’agit d’une recommandation vague ou pourrait-elle être traduite dans un texte, une loi, un règlement ou une recommandation ?

M. Michel Hanus : Lorsque l’avis du Comité consultatif national d’éthique a été publié, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs a poussé des hauts cris, amenant Monsieur Sicard, Président, à nuancer ses positions. Il a alors dit qu’il s’agissait d’un simple argument juridique qui permettrait aux médecins pratiquant des interruptions de traitement de ne pas être poursuivis par la justice.

Ensuite, sous la pression de nos concitoyens et de leurs représentants, cette notion a été rattachée à l’idée de situation exceptionnelle, comme celle de Vincent Humbert. Mais il faut définir ce qu’est une situation exceptionnelle.

M. Michel Piron : Je voudrais rebondir sur ce dernier point. Comment en effet définir l’exceptionnel ? Définir, par définition, c’est finir. On ne peut donc pas définir l’indéfinissable. Nous nous trouvons peut-être là à la limite du droit. Peut-être faut-il accepter l’idée que le champ du droit ne puisse pas couvrir et borner la totalité des gestes. Là est l’espace de la responsabilité collective et de la liberté individuelle.

M. Michel Hanus : Je partage tout à fait votre position.

M. Michel Piron : Vous avez fait allusion à la possibilité pour l’équipe médicale de prendre collégialement une décision en l’absence du consentement des parents, en faisant la distinction avec les cas dans laquelle la famille doit être associée.

Il me semble délicat de laisser à l’équipe médicale l’entière responsabilité de décider, fusse sous le prétexte du monopole de la compétence ou de la capacité, qui resterait d’ailleurs à définir, à moins que l’on ne considère qu’il s’agit d’une décision purement technique. Comment établir la ligne de partage entre la décision dans laquelle la responsabilité peut incomber exclusivement à l’équipe médicale et celle où la famille doit être impliquée ?

M. Michel Hanus : Tout est dans l’intention. Vous prêtez des volontés monopolistiques aux médecins décidant pour les familles. Cela ne se passe pas comme cela. Ce que j’ai pu constater, c’est que les médecins se disent qu’il faut éviter de faire porter à la famille, le poids d’une décision qui s’imposera de toute façon, en raison de la gravité des malformations de l’enfant.

Toutefois, sur le plan éthique et législatif, il faut respecter le plus possible la volonté des parents. Il s’agit de leur enfant, c’est à eux de décider, mais dans certains cas de très graves malformations, il est possible de les soulager de la culpabilité d’une décision très difficile à prendre. Les médecins voient un embryon ou un fœtus là où les parents voient un enfant qu’ils perdent.

Je voudrais à ce propos dénoncer le scandale de l’absence d’accompagnement des femmes et de leur conjoint, qui ont eu à subir une interruption volontaire de grossesse. En tant que psychiatre, je peux voir les séquelles de cette absence d’accompagnement sur des personnes plusieurs années après l’IVG. Dans les pays anglo-saxons, des groupes de parole sont mis en place. On y viendra dans une dizaine d’années en France, mais il est vrai que l’on ne peut pas tout faire en même temps.

M. Pierre-Louis Fagniez : A l’autre extrémité de la vie, on trouve la situation des enfants réunis au chevet de leur parent mourant. Une telle situation peut créer de nombreux problèmes, surtout dans les familles nombreuses où les disputes entre frères et sœurs sont fréquentes. Les médecins doivent, avant de prendre une décision, interroger la famille. En cas de conflit, il y a heureusement la possibilité, depuis la « loi Kouchner », que le médecin s’adresse prioritairement à la personne de confiance. Mais dans la famille moderne, composée de femmes, de maîtresses, d’enfants, tous se croient en mesure d’imposer leur choix à l’équipe médicale et je parle d’expérience. Que doit faire l’équipe médicale dans ces cas ?

M. le Président : Pour prolonger cette question, le « testament de vie » ne pourrait-il pas désigner la personne de confiance pour être l’interlocuteur privilégié de l’équipe médicale dans des situations difficiles ?

M. Michel Hanus : Je crois que c’est effectivement la réponse au problème. Votre mission devrait renforcer le rôle de la personne de confiance, qui a déjà été instituée dans la loi. Je suis moi-même le curateur et la personne de confiance d’une personne âgée. La personne de confiance a une importance toute particulière dans les familles décomposées ou déchirées. Autre cas, celui des malades atteints du sida. Quelle est la famille à laquelle le médecin doit s’adresser : les parents ou les compagnons ?

M. le Président : Vous pensez donc qu’il faut réglementer le soulagement de la douleur pouvant même aller jusqu’à la mort. Vous recommandez par ailleurs de mieux définir la personne de confiance et de renforcer son rôle. Vous préconisez de collégialiser les décisions. Vous nous mettez enfin en garde sur les dangers qu’il y aurait à réglementer le fait de donner la mort dans les situations exceptionnelles.

Je vous laisse la parole pour conclure.

M. Michel Hanus : Vous avez parfaitement résumé ma pensée. Je crois qu’il n’est pas besoin de loi, mais il vous revient de choisir entre un règlement, une recommandation, un décret ou une modification du code de déontologie pour mettre en pratique ce que nous venons de dire, en considérant le fait qu’il y aura toujours des situations exceptionnelles qu’il est impossible de réglementer.

M. le Président : Considérez-vous qu’introduire, dans la loi, l’expression « donner volontairement la mort », que vous acceptez dans les situations exceptionnelles, comporte un risque ?

M. Michel Hanus : Oui, surtout quand on voit ce qui se passe dans d’autres pays.

Audition de Mme Anita Hocquard,
Socio-anthropologue, enseignante-chercheur à l’Université de Paris-I



(Procès-verbal de la séance du 18 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir Madame Anita Hocquard, professeur de philosophie et docteur en sociologie et en sciences sociales. Vous enseignez au département des sciences sociales de l’université de Paris-I. Vous êtes l’auteur de plusieurs travaux sur le sujet qui nous intéresse : L’euthanasie volontaire (PUF 1999), L’euthanasie, une question sociale (La lettre de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs - août 2000), Euthanasie, une véritable désocialisation (Les diagonales de la pensée – février 2000) et, à paraître, Réanimation médicale et subrogation vitale.

Je vous laisse la parole pour un exposé avant que ne s’instaure un libre dialogue avec les membres de notre mission.

Mme Anita Hocquard : Je commencerai cet exposé par une phrase de Louis-Vincent Thomas : « Chaque société a la mort qu’elle mérite ». Or, depuis une vingtaine d’années, car le phénomène n’est pas aussi nouveau qu’on pourrait le croire, se développe non seulement en France, mais dans la plupart des pays industrialisés, un certain nombre de revendications relevant de l’idée d’un droit à la mort. Par ce droit, l’individu entend affirmer sa liberté de décider du moment et des moyens de sa propre fin ; c’est ce qu’on appelle, faute de mieux, l’euthanasie volontaire.

Sans doute ce phénomène ne mériterait pas qu’on s’y attarde autant, si ces revendications ne rencontraient dans l’opinion un aussi large écho. J’en veux pour preuve les sondages effectués depuis une vingtaine d’années qui montrent, avec une régularité déconcertante, l’existence d’un véritable mouvement de fond et j’assume pleinement cette expression.

Ce mouvement de fond concerne d’abord l’opinion. En 1987, date du premier sondage connu, plus de 84 % des personnes interrogées par la Sofres pour le compte de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) se déclaraient favorables à ce type de fin de vie. Le questionnaire, que j’ai étudié en détail, comportait des biais, dans la mesure où les réponses étaient très longues, mais les sondages suivants ont confirmé ces résultats.

Ainsi, le dernier sondage en date que je connaisse, celui réalisé en octobre 2003, en pleine affaire Humbert, par BVA pour le compte de la revue Profession politique, affichait 86 % d’opinions favorables. Je n’ai jamais vu un taux aussi élevé, que l’émotion liée à l’affaire Humbert doit expliquer en partie.

Entre temps, plusieurs sondages ont été réalisés, dont celui de 1997 qui, mené par la Sofres pour le compte de l’ADMD, confirme celui de 1987. De fait, tous ces sondages affichent des taux d’opinions favorables presque toujours supérieurs à 80 %.

Le mouvement de fond en faveur de l’euthanasie volontaire concerne aussi les médecins. Jusqu’à présent, extrêmement réfractaires, il semble qu’ils soient en train de changer. J’en veux pour preuve le sondage réalisé pour le compte de la revue Impact médecins en mars 2000, soit quelques temps après que le Comité consultatif national d’éthique eut rendu son avis; il révèle que 70% des médecins interrogés étaient tout à fait ou plutôt favorables à l’exception d’euthanasie et que 56 % d’entre eux se déclaraient prêts à en pratiquer une. Ce dernier taux s’élève à 72 % chez les moins de trente-cinq ans et descend à 47 % chez les cinquante ans et plus. Il y a sans doute là, un effet lié à la génération qu’il serait intéressant d’étudier, car il préfigure peut-être l’attitude des médecins dans l’avenir.

En octobre 2003, cette même revue a publié un sondage qui nous apprend que les médecins généralistes sont favorables à 78 % à l’exception d’euthanasie.

Toutes ces raisons m’ont amenée, en 1992, à enquêter auprès des adhérents de l’ADMD. Ce n’est pas l’association qui m’intéressait en tant que telle, mais plutôt la possibilité de rencontrer des partisans de ce type de fin de vie jugée la meilleure possible. Je suis partie du principe sociologique bien connu suivant lequel il vaut mieux se placer près d’une pompe à essence si on veut rencontrer des automobilistes.

Les adhérents de l’ADMD ne sont sans doute pas représentatifs de la population nationale. Ils n’en donnent pas moins une assez bonne représentation et je comptais d’ailleurs sur cet « effet loupe ».

Mon enquête avait un double but. Je voulais, en premier lieu, savoir qui étaient les personnes favorables à ce type de fin de vie, afin d’en dresser une sorte de carte d’identité sociale. Un tel travail n’avait jamais été réalisé jusque là, d’où l’aspect descriptif de la première partie de mon étude. Je voulais, en deuxième lieu, savoir pourquoi elles y étaient favorables et connaître leurs motivations.

Les résultats m’ont permis d’écarter un certain nombre d’hypothèses et de dresser le portrait social du « demandeur », du partisan de l’euthanasie.

Tout d’abord, ces personnes ne semblent pas victimes de ce que j’ai appelé dans ma recherche « le syndrome Narayama », qui se traduit par une volonté de disparaître due à une pression socio-économique (tout au moins, à l’époque où j’ai réalisé cette enquête, en 1992). En effet, lorsqu’on interroge les personnes sur les motifs qu’elles jugent légitimes pour réclamer une euthanasie, le sentiment d’une vie inutile et improductive ne concerne que 1,4 % des réponses exclusives (les personnes avaient la possibilité de choix multiples). C’est l’item qui a été le moins choisi, à ma grande surprise car j’avais initialement une toute autre hypothèse, celle d’une dimension sacrificielle de l’euthanasie volontaire.

En outre, aucune des études statistiques que j’ai pu consulter à l’époque, notamment au ministère de la santé, ne faisait apparaître qu’il pouvait exister à l’égard des personnes en de fin de vie (personnes âgées ou grands malades) une tendance à la restriction de soins.

J’ai pu écarter une seconde hypothèse : les partisans de l’euthanasie volontaire ne correspondent pas au profil sociologique des suicidants. D’un pur point de vue morphologique, tout ou presque sépare ces deux populations, si tant est que l’on puisse comparer des opinions et des comportements ; tout les oppose, à part une certaine sous-nuptialité et un âge avancé. A ce propos, j’ouvre une parenthèse pour rappeler que les 75 ans et plus se suicident six fois plus que les moins de 24 ans et trois fois plus que les 25-44 ans.

En comparant les statistiques, on constate que les suicidants se recrutent principalement chez les hommes (de 3 à 3,5 fois plus d’hommes que de femmes), ce qui est une constante depuis la fin du XIXe siècle et les études de Durkheim, alors que notre population (les partisans de l’euthanasie volontaire) est majoritairement composée de femmes (73 % alors que, sur le plan national, les femmes ne représentent que 52 % de la population). On pourrait penser que cette surreprésentation s’explique par le fait que, aux âges avancés de la vie, il y a plus de veuves que de veufs, mais ce n’est pas le cas, puisque sur le plan national au même âge, toutes choses égales par ailleurs, elles sont 73 %. Il y a donc bien une surreprésentation féminine.

Autre point séparant les deux populations, les catégories socioprofessionnelles. Les suicidants se recrutent principalement chez les salariés agricoles, les agriculteurs et les ouvriers alors que notre population est principalement composée de cadres et de membres de professions intermédiaires, avec d’ailleurs un taux inexplicablement élevé d’enseignants. C’est probablement une variable cachée qui mériterait une recherche à elle seule.

Autre différence, le suicide est aujourd’hui un phénomène principalement rural, contrairement à ce qu’il était à la fin du XIXe siècle, alors que notre population est avant tout urbaine et même parisienne.

Enfin, la carte des suicides montre que l’on se suicide davantage dans le nord (Somme, Oise) et dans l’ouest (Sarthe, Côtes-d’Armor), alors que notre population se rencontre surtout dans le sud (Provence, Rhône-Alpes) et à Paris.

Autrement dit, et c’est un point capital, les partisans de l’euthanasie volontaire ne sont pas en rupture ou en déficit de lien social, comme c’est le cas chez les suicidants.

Il reste maintenant à en tracer le portrait social type.

Je dirai en premier lieu que le partisan de l’euthanasie volontaire est un pur produit de la biomédecine et du progrès des techniques médicales. Au cours de ce dernier demi-siècle, on ne peut que constater une montée en puissance de la médecine et de la médicalisation, qui se traduit par l’augmentation indéniable de l’efficacité thérapeutique (antibiotiques et techniques de réanimation notamment) et qui a pour conséquence que de plus en plus de décès ont lieu dans des espaces médicaux ou médicalisés. En France, 75 % des décès ont lieu à l’hôpital, dont la moitié en réanimation. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la médecine et les médecins aient pris une place aussi importante dans « le mourir ».

Une récente enquête, publiée dans le numéro du Lancet du 2 août 2003 et portant sur six pays européens (Belgique, Danemark, Italie, Pays-Bas, Suède et Suisse), montre que 25 % à 50 % des décès résultent d’une décision médicale, soit par limitation des soins et refus de l’acharnement thérapeutique, soit par administration de doses d’antalgiques susceptibles de précipiter la mort, soit par euthanasie active ou suicide médicalisé à la demande ou non des patients. Cette enquête a été dirigée par un médecin néerlandais.

Mais, corrélativement, on constate depuis quelques décennies une diminution de la légitimité du pouvoir des médecins. Cette diminution se manifeste d’abord par une critique de l’acharnement thérapeutique, omniprésente chez les partisans de l’euthanasie volontaire, qui est apparue dès la fin du XIXe siècle (cf. l’article de Littré et Robin dans le Dictionnaire de médecine dans lequel les auteurs dénoncent les risques de « cacothanasie »). Elle se manifeste ensuite par un renforcement des droits des malades et par l’abandon chez un certain nombre de praticiens de ce que le professeur Robert Zitoun appellerait le paternalisme médical.

Voilà le fond sur lequel émergent ces individus qui se veulent acteurs de leur mort, qui veulent maîtriser leur mort parce que l’on commence à maîtriser partiellement la vie. Remarquons que cette volonté s’inscrit dans le droit fil de ce que Michel Foucault a appelé le biopouvoir. Contrairement à l’Ancien Régime où le pouvoir était un pouvoir de vie et de mort sur les personnes, les sociétés modernes se caractériseraient, selon le philosophe, par un type de pouvoir qui consiste à faire vivre et à laisser mourir.

Les partisans de l’euthanasie volontaire se veulent, nous l’avons dit, acteurs de leur mort et ce, à plusieurs titres.

Ils se veulent d’abord des sujets juridiques. Seule une minorité (5,6 %) demande que le droit de mourir se limite au refus de l’acharnement thérapeutique. En revanche, 88,5 % d’entre eux y incluent une aide active. Autrement dit, ces personnes ne se contentent pas d’un « droit de », d’une autorisation, d’une absence de sanction ; elles réclament un véritable « droit à », un dû qui aurait force de loi auprès de tous, les proches, les médecins, les institutionnels. Leur comportement n’est pas limité à l’euthanasie puisque l’enquête révèle également qu’elles sont plus favorables que la moyenne de la population nationale à la légalisation de l’IVG et à la suppression de la peine capitale.

Les partisans de l’euthanasie volontaire se veulent aussi des acteurs sociaux. En effet, le tout premier motif, à leurs yeux, d’une demande d’euthanasie volontaire est la crainte de la dégradation ; ce motif arrive avant même celui de la douleur. Il me semble important de souligner ce point, par rapport notamment aux soins palliatifs. En effet, même en présence d’un traitement efficace contre la douleur dans les situations de fin de vie, on peut penser que certaines demandes létales seraient maintenues. Les personnes ne veulent pas devenir des « légumes » (métaphore qui revient très souvent dans le discours des personnes interrogées), elles veulent laisser une bonne image d’elles-mêmes à leurs proches, elles ne veulent pas déchoir en perdant leur autonomie ou en étant, autre souci récurrent, à la charge de leur famille.

Or, ce souci de l’image de soi est un excellent indicateur de sociabilité, car, comme le soulignait Sartre, on n’a jamais honte tout seul. La honte est par excellence un phénomène social.

Ces personnes se veulent donc des sujets juridiques, des acteurs sociaux, mais aussi des sujets « anthropologiques ». Nos contemporains semblent avoir redécouvert la réalité de la mort après l’avoir longtemps évacuée. Si, dans les années 70, de nombreux anthropologues et historiens (Vovelle, Ariès) parlaient de déni de la mort, on semble réinventer aujourd’hui de nouveaux artes moriendi.

Les demandeurs d’euthanasie volontaire pensent tout particulièrement à leur mort et s’y préparent. Or, le professeur René Schaerer a remarqué que les malades en fin de vie, convenablement pris en charge au niveau de la douleur, ne songeaient plus à exprimer de demande létale, à l’exception des personnes y ayant réfléchi longtemps avant.

Cette préparation à la mort ne va pas sans négociation ni ruse. Certaines personnes interrogées affirment en effet vouloir « mourir debout » ou, plus paradoxal encore, « mourir vivant ». N’y a-t-il pas là une forme très subtile de déni de la mort ? Celui-ci s’accompagne d’ailleurs chez certains d’une crainte très forte à l’égard des états intermédiaires entre la vie et la mort (état végétatif chronique, coma dépassé comme on disait autrefois) qui sont notamment rendus possibles aujourd’hui par les techniques de réanimation (tel le cas, relaté par Le Monde en date du 18 novembre, du footballeur Jean-Pierre Adams qui est dans un état végétatif chronique depuis 1982).

Ces états intermédiaires entre la vie et la mort, ces « mal morts », comme dirait Jean Delumeau, auraient pu être classés par l’anthropologue Marie Douglas sous la catégorie de « souillure ». La souillure ne renvoie pas à la saleté, elle renvoie à ce qui doit être séparé, et je décèle dans la population étudiée un désir très net de ce que vie et mort soient très nettement séparées.

Je conclurai en disant que les partisans de l’euthanasie volontaire appartiennent à une population relativement typée. Il s’agit d’individualistes, mais ce ne sont pas des individus noyés dans la masse ni des individus atomes, en compétition sur un marché. Ce sont des individus pleinement sociaux. Ils sont membres de ce que Norbert Elias a appelé la « société des individus ». En ce sens, ils s’opposent moins à la société qu’ils ne s’opposent à toutes les formes de communautés où l’individu vient se dissoudre dans ce que Durkheim appellerait une « contagion émotionnelle ».

M. le Président : Votre regard sociologique nous a beaucoup apporté, notamment par cette description, qui m’a beaucoup étonné, du profil du mourant volontaire : une personne intellectuelle, citadine, âgée et féminine.

On a toujours expliqué la surreprésentation masculine des suicidés par le fait que l’éducation des hommes met davantage l’accent sur l’action et sur la violence. Comment expliquez-vous la prédominance féminine dans la demande de mort volontaire ?

Mme Anita Hocquard : Je ne m’explique pas vraiment cette surreprésentation des femmes. Je signale que ces femmes sont, ou ont été, légèrement plus actives que dans la population nationale, et qu’elles ont un niveau de diplôme supérieur à celui de la population nationale, ce qui les rend donc plus indépendantes économiquement.

Appartenant peut-être, comme dirait Bourdieu, à la frange dominée du groupe dominant, on peut comprendre que ce soit, elles qui réclament une législation. Cette réclamation pourrait, sans vouloir choquer quiconque, être l’illustration de la pensée de Nietzsche quand il disait que le droit est la force du faible, puisqu’il faut bien reconnaître que notre société est plutôt masculine.

M. le Président : Ne pourrait-on pas l’expliquer par le fait que les femmes savent qu’elles vont vivre plus longtemps que les hommes et qu’elles auront donc plus de risques de vivre une dégradation ?

Mme Anita Hocquard : Je ne peux pas vous répondre sur ce point que je n’ai pas approfondi. On a dit également que les femmes sont davantage en rapport avec la mort. Cette explication ne me satisfait pas, même si, dans la population étudiée, j’ai noté une surreprésentation des infirmières et des aides-soignantes, et une curieuse absence des médecins.

Par ailleurs, la moyenne d’âge de la population étudiée fait que les femmes concernées sont celles qui ont été économiquement indépendantes tout de suite après la guerre, ce qui pourrait expliquer l’importance, à leurs yeux, de pouvoir s’assumer pleinement, mais il faudrait poursuivre l’étude.

Mme Françoise de Panafieu : Lors du débat sur la réduction du temps de travail, on a mis en exergue le fait, que pendant longtemps, les hommes et les femmes ont estimé que Dieu était maître du temps, qu’ensuite le travail est devenu maître du temps, et qu’aujourd’hui, les hommes et les femmes découvrent qu’ils peuvent être maîtres de leur temps.

Avez-vous le sentiment que, dans le processus que vous décrivez, on retrouve cet état d’esprit d’être maître de son temps, donc maître de sa vie et de sa mort ?

Mme Anita Hocquard : Les partisans de l’euthanasie volontaire se veulent effectivement maîtres de leur vie jusque dans leur mort, mais ce type de comportement ne convient pas à toutes les personnalités. Certaines personnes pourront éprouver la fatigue d’être soi, comme dirait Alain Ehrenberg ; d’autres pourront réclamer le droit de mourir dans l’indignité ou celui de ne pas savoir quelle mort les attend.

Je voudrais insister sur le fait que l’individualisme des partisans de l’euthanasie volontaire n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une posture antisociale ou asociale. Si la question du lien social se pose dans nos sociétés individualistes, c’est précisément parce que seuls des individus peuvent créer du lien social. On ne peut vouloir lier que ce qui est délié. Il n’y a pas de nostalgie de la perte d’un lien social. Ce n’est que dans une société d’individus au sens de Norbert Elias que l’on peut fabriquer du lien social.

M. Michel Piron : Je voulais relier la question de la prédominance féminine chez les partisans de l’euthanasie active à celle de la primauté du refus de la dégradation, derrière lequel pourrait se cacher un refus de l’image. On peut par conséquent se demander si ce refus ne présuppose pas un certain regard des autres et donc une évolution de la société sur l’image même de la dignité, regard qui récuserait l’image d’un mode d’existence ou d’être qui n’est pas à son niveau optimal, qui n’est pas au sommet de ses moyens.

Je m’interroge également sur la surreprésentation féminine et sur le fait que ces femmes ont poursuivi leurs études à un niveau supérieur et ont acquis un certain statut, dans des conditions difficiles puisque nos sociétés ne sont pas encore égalitaires. Ces difficultés à conquérir leur image ne pourraient-elles pas expliquer l’attachement de ces femmes à cette image ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Pour contribuer à l’explication de la prédominance féminine dans la population que vous avez étudiée, je voudrais souligner que si les médecins y sont largement sous-représentés, au contraire des infirmières et des aides-soignantes, c’est sans doute parce que la plupart des médecins sont, à l’heure actuelle, des hommes.

Par ailleurs, il peut être noté que, dans nos sociétés, ce sont les femmes qui, depuis toujours, s’occupent des aspects les plus difficiles des deuils et de l’accompagnement de fin de vie. Ayant une implication culturelle beaucoup plus grande dans la mort, elles en comprennent mieux la signification. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que les aides-soignantes sont bien représentées dans la population des partisans de l’euthanasie active : assurant notamment la toilette des malades, elles savent de quoi elles parlent.

Mme Anita Hocquard : L’honnêteté m’oblige à dire que je n’ai, en l’état actuel de mes recherches, aucune réponse à la question de la surreprésentation féminine.

Mon questionnaire, qui a atteint les 24 000 adhérents de l’ADMD et auquel 5 500 d’entre eux ont répondu, était auto-administré. Le rapport à l’écrit étant particulier, il est possible que le questionnaire ait comporté un biais d’autosélection qui pourrait expliquer que l’on retrouve plus de personnes diplômées dans la population de l’enquête qu’il n’y en a parmi les adhérents de l’ADMD.

La surreprésentation, au sein de l’ADMD, de femmes diplômées et actives, c’est-à-dire de femmes qui travaillent plus que la moyenne nationale au-delà de 60 ans (alors que les hommes travaillent légèrement moins et qu’il y a une surreprésentation de veufs par rapport à la moyenne nationale), peut effectivement s’expliquer par la plus grande proximité des femmes avec la mort. Il s’agit là d’une explication plus anthropologique que culturelle (ainsi, dans les sociétés à tradition orale, ce sont les femmes qui s’occupent des morts), mais qui ne peut toutefois être la seule ; il faudrait poursuivre la recherche.

Quant au refus de la dégradation, il est le premier motif, en choix exclusif comme en choix multiples, avancé par les adhérents de l’ADMD pour justifier leur soutien à l’euthanasie volontaire. Le concept de honte qui, après avoir été un peu oublié, est devenu extrêmement opératoire en sciences sociales, me paraît ici important, car la volonté de laisser une bonne image de soi revient en effet de façon récurrente dans le discours des personnes interrogées. Or, on sait que les femmes sont plus sensibles à leur image que les hommes. Cette sensibilité peut être un second élément de réponse pour expliquer la surreprésentation féminine.

M. le Président : Le fait que notre société soit hédoniste et prône la jeunesse et la performance peut-il être une explication ?

Mme Anita Hocquard : Oui, mais il n’y a pas vraiment de profil type du partisan de l’euthanasie volontaire. Différents types d’individualités se dégagent de l’enquête, et il existe aussi toute une frange de consommateurs.

M. Michel Piron : Me référant à Ernest Ansermet qui, dans son livre « Les discours sur la musique », suppose que toute esthétique présuppose une éthique, je me demande si nous ne sommes pas ici devant une question d’esthétique qui renvoie à des interrogations éthiques.

Mme Anita Hocquard : C’est ce que certains ont appelé la société narcissique.

Mme Françoise de Panafieu : Certaines personnes peuvent aussi réclamer l’euthanasie, parce qu’elles ne veulent pas se sentir de trop, parce qu’elles ont peur de trop dépendre de leurs proches.

Mme Anita Hocquard : Les personnes interrogées ne sont pas mues par le sentiment de mener une vie inutile et improductive, et leur revendication d’une mort choisie est principalement motivée par le désir d’avoir une sortie digne. A ce propos, je précise que la dignité n’est pas seulement une valeur morale, elle est aussi une valeur sociale qui renvoie à l’image de soi, qui s’inscrit dans une logique de l’honneur.

Dans un petit article que j’ai écrit pour la Société française d’accompagnement et des soins palliatifs, j’évoque l’anthropologue Ruth Benedict, qui a distingué les sociétés de la honte et les sociétés de la culpabilité. Les sociétés de la honte sont celles où, comme au Japon, l’image de soi est essentielle et où les problèmes se règlent dans une logique de l’honneur. Les sociétés de la culpabilité, les nôtres, sont fondées sur la faute. Je me demande si, par retournement, nous ne sommes pas en train d’entrer dans un modèle de société de la honte.

M. Patrick Delnatte : Je m’interroge sur le principe d’individualisme qui me semble porté comme une sorte d’absolu, puisqu’il va jusqu’à la volonté de modifier sa propre image. Or, il ne faut pas négliger les leçons d’humanité que nous pouvons recevoir de personnes se trouvant dans une situation dégradée, telles des personnes handicapées ou des personnes très âgées. C’est quelque chose que je ne ressens pas tellement dans ce qui a été dit jusqu’à présent. J’ai l’impression que les partisans de l’euthanasie active sont refermés sur leur situation personnelle et qu’il n’y a pas d’ouverture vers des situations de différence, qui sont la norme de l’humanité. Je suis gêné par cette conception très individualiste.

Mme Anita Hocquard : La plupart des personnes manifestant cette aspiration à une fin de vie jugée souhaitable ont pourtant généralement vécu des drames personnels, de décrépitude, de déchéance et de souffrance dans leurs familles. Je ne pense donc pas qu’elles soient plus insensibles que d’autres. Simplement, elles ne veulent pas, pour elles-mêmes, ce qu’elles ont pu voir chez des membres de leur famille.

M. le Président : L’expérience de la déchéance et de la mort d’un proche est-elle statistiquement significative ?

Mme Anita Hocquard : Je ne l’ai pas mesurée, mais je pense que, sans être décisif, c’est un élément important.

M. le Président : La démarche des partisans de l’euthanasie active est-elle selon vous émotive ou intellectuelle ?

Mme Anita Hocquard : On ne peut pas totalement écarter l’émotion, mais je crois qu’il s’agit d’une démarche réfléchie. Ce sont des gens qui veulent rester maîtres d’eux-mêmes, qui refusent un certain type de mort pour eux-mêmes. Ils sont favorables aux soins palliatifs, mais à condition que l’euthanasie puisse, s’ils la demandent, mettre fin à leur vie. Ceci dit, on ne peut pas comparer la démarche des tenants des soins palliatifs avec celle des partisans de l’euthanasie volontaire. Historiquement, le développement des soins palliatifs a été promu par des médecins, dont par exemple le professeur Robert Zitoun, pour contrer la montée en puissance des idées défendues par l’ADMD, qui ne regroupe pas des médecins mais des personnes bien portantes, malades en puissance.

M. Michel Vaxès : Vous nous avez dit que les personnes qui voulaient pouvoir décider de leur fin de vie, utilisaient des expressions très chargées de sens, celle de « mourir debout » et celle, plus forte encore, de « mourir vivant ». Quels sens donnez-vous à ces expressions  et quel sens leur donnent les demandeurs d’euthanasie ? Il me semble qu’il ne s’agit pas du sens banal de mourir en pleine possession de ses moyens, lequel impliquerait que ces demandeurs ne revendiqueraient qu’un droit au suicide décidé et organisé par eux-mêmes. Il me semble que leur revendication va au-delà.

Mme Anita Hocquard : Je pense que dans leur esprit, et c’est d’ailleurs le sens de la lettre écrite par Roger Quilliot avant qu’il ne se tue, ils veulent éviter l’état de dégradation qui serait à leurs yeux une indignité, ce que j’interprète comme une forme de déni de la mort.

M. Michel Piron : Le déni de la mort n’est-il pas avant tout un déni du vieillissement ?

Mme Anita Hocquard : Vous avez raison.

M. Michel Piron : Il me semble qu’on peut déceler chez les partisans de l’euthanasie active une demande de séparation entre la vie et la mort alors qu’autrefois, l’une n’allait pas sans l’autre. Je me demande donc si nous ne sommes pas face à un changement social radical. Vous l’avez d’ailleurs évoqué en parlant de l’évolution de notre société vers un modèle de société de la honte.

Mme Anita Hocquard : Je pense, en effet, qu’il y a un changement d’attitude de nos contemporains à l’égard de la mort depuis une vingtaine d’années. Dans les années 60 et 70, nos sociétés ont connu une période de déni de la mort que les anthropologues et les sociologues ont identifiée et interprétée. Nous sommes, depuis, entrés dans une période de redécouverte de la mort et de la vie, favorisée par le développement du sida et par le progrès des techniques médicales, notamment de réanimation ; cette redécouverte a rendu possibles des états d’indécision entre la vie et la mort.

A ce propos, il doit être noté que le principe d’exception d’euthanasie a été formulé par le Comité consultatif national d’éthique à la suite d’une interpellation de la Société des néonatalistes, qui demandait une aide à la gestion des situations de très grands prématurés qui, maintenus en vie, pouvaient, dans quelques cas rares, garder de graves séquelles neurologiques.

Sans vouloir me prononcer sur la légalisation de l’euthanasie, je voudrais souligner que la loi permet mais aussi, on l’oublie un peu trop souvent, qu’elle interdit. Extraordinaire instrument de contrôle social, toute loi peut donc sembler préférable à une absence de loi dans la mesure où, pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, « l’ordre est préférable au désordre ».

Ainsi, prenons l’exemple des Pays-Bas où la société est extrêmement contrôlée, leur projet de loi sur l’euthanasie s’appelle « contrôle de la mort ». Si, de l’extérieur, on peut avoir l’impression que la société néerlandaise est permissive, elle est en fait une société très « contrôlante », si je peux me permettre ce barbarisme.

M. le Président : D’autres sociétés se sont-elles posé la question de la mort dans les mêmes termes que la société occidentale aujourd’hui, dans laquelle le phénomène de la longévité nous conduit à redouter non plus une mort prématurée, mais une mort dégradée, et nous fait préférer contrôler l’issue de la vie plutôt que sa longueur ?

Ainsi, dans certaines sociétés, la mort a une valeur symbolique : on meurt pour faire vivre quelqu’un d’autre. Au contraire, dans nos sociétés individualistes, n’est-ce pas parce que la longueur de la vie n’est plus un problème qu’on se focalise sur la qualité de la vie ?

Mme Anita Hocquard : Vous avez raison. Les progrès de la médecine, qui nous permettent aujourd’hui de vivre plus longtemps et mieux, contribuent probablement au phénomène, mais il faudrait poursuivre les recherches.

Par ailleurs, je crois qu’une partie de nos contemporains reviennent à une mort annoncée, à une mort préparée, telle qu’en parlait Ariès, mais les conditions historiques sont tellement différentes qu’il n’y a pas de comparaison pertinente possible.

M. Michel Piron : Quand je regarde cette attitude de préparation, dans des contextes de sociétés apparemment fort différentes, j’ai l’impression que la même question revient sous une forme post-stoïcienne. Il y a de l’acceptation dans cette préparation.

Mme Anita Hocquard : Il y a de l’acceptation, mais pas du renoncement, car ces personnes ont la volonté d’être actives jusqu’au bout. Je dois signaler que ce sont des personnes bien portantes qui ont répondu au questionnaire. Ce que j’ai donc étudié, c’est la projection d’une mort souhaitable, et c’est ce qui est intéressant pour nos sociétés, d’abord à un niveau social et en dernière instance à un niveau politique, puisque la parole doit être laissée à la société et à ses représentants, c’est-à-dire les politiques.

M. le Président : Vous avez cité Lévi-Strauss disant que la loi est toujours préférable à l’absence de loi, mais nous sommes ici dans le qualitatif, car ces personnes qui veulent décider de leur mort, souhaitent non pas éviter des souffrances, mais sauvegarder leur image, leur dignité, en évitant toute dégradation. Dès lors, comment introduire des normes permettant de savoir à quel moment la dégradation est intolérable ou le serait pour la personne qui, lorsqu’elle était bien portante, l’aurait antérieurement décidé ?

Mme Anita Hocquard : Les personnes interrogées diraient qu’elles sont la norme. Ce n’est bien sûr pas acceptable, car les individus sont des individus sociaux, dépendants des autres, et ils ne peuvent pas se comporter en souverains absolus.

M. le Président : Quand une personne dit qu’elle ne veut pas être « un légume », comme savoir ce qu’est « un légume » ?

Mme Anita Hocquard : C’est l’individu lui-même qui donne sa propre norme du « légume ». Il s’érige en norme. L’état de « légume », ce sont ces états intermédiaires que les partisans de l’euthanasie refusent.

M. le Président : Ils ont donc une vision particulière et individualiste, lorsqu’ils sont bien portants, de ce qu’est une dégradation inacceptable, mais pensez-vous qu’une société est capable de définir ce qu’est une dégradation inacceptable, comme les Japonais définissaient ce qu’est le déshonneur ?

Mme Anita Hocquard : Il me semble difficile de définir des normes qui valent d’abord pour l’individu, mais un débat doit être mené sur cette question.

M. le Président : Estimez-vous que, comme le pensent certains médecins et bien sûr les membres de l’ADMD, que la loi française est archaïque et décalée par rapport à la réalité de la pratique ?

Mme Anita Hocquard : Je crois qu’il y a un mouvement de fond car, même si les sondages n’ont qu’une valeur conjoncturelle, ceux qui sont relatifs à l’euthanasie volontaire indiquent un taux d’opinion favorable qui est constant depuis une vingtaine d’années ; ils révèlent non plus des opinions, mais la mise en place d’attitudes véritables.

Il reste à savoir si les gens savent bien ce qu’ils demandent.

M. le Président : Vous avez raison de soulever ce dernier point, car il semble que dans la plupart des sondages, les questions visent à demander aux gens s’ils préfèrent mourir à la suite d’une euthanasie ou mourir en souffrant et en se dégradant. La réponse est donc quelque peu induite par la question.

Mme Anita Hocquard : Les sondages, quoi qu’on en dise, sont relativement bien faits, mais tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Dans les sondages sur l’euthanasie, je le répète, cette récurrence des réponses dans le temps, quelle que soit la formulation des questions, traduit un mouvement auquel il faut prêter l’oreille. La règle doit, en effet, être faite pour l’homme et non l’inverse.

M. le Président : La règle est universelle, elle n’est pas individuelle.

M. Michel Piron : Pensez-vous qu’on puisse dépasser cette tension entre l’exigence qui placerait l’individu comme source de la norme et la définition même de la norme, qui ne peut pas se dissoudre dans des réponses multiformes ?

Mme Anita Hocquard : Les personnes interrogées ne veulent pas une norme qui serait imposée à d’autres, elles revendiquent simplement que ceux qui le demandent, puissent choisir leur mort.

M. le Président : Mais ces personnes demandent qu’on respecte un choix qu’elles ont fait lorsqu’elles étaient conscientes, et qu’on l’applique à un moment où elles ne seront plus conscientes. Elles demandent qu’on les tue lorsqu’elles auront atteint un certain stade de dégradation, alors qu’une norme de dégradation est impossible à fixer et qu’il faudrait donc que chacun définisse individuellement la sienne. En outre, elles veulent que notre société applique leur décision a posteriori, ce qui est très difficile, car ce ne sont plus les mêmes individus.

Mme Anita Hocquard : Je suis d’accord avec vous, mais je n’ai pas de réponse à ces questions. Je me contente de relever ce que disent les autres, en soulignant éventuellement leurs contradictions.

M. le Président : N’y a-t-il pas de sociétés qui, dans l’histoire ou dans l’espace, se sont posé le problème de cette façon ?

Mme Anita Hocquard : Dans certaines sociétés totalitaires, il y avait un devoir de mourir. Par ailleurs, Montaigne, se référant aux auteurs anciens (Valère Maxime et Pline) rapporte (Essais-Livre II, chapitre III) les cas de personnes âgées se donnant volontairement la mort au cours d’un banquet réunissant leurs proches (le banquet de l’île de Cea) ou se précipitant dans la mer « du haut d’un certain rocher destiné à ce service » après avoir fait bonne chère. Il y a toujours eu des normes de bien vivre.

Il faut poursuivre la recherche, je n’ai fait qu’émettre des hypothèses. Je comprends que ce problème interpelle les politiques ; le débat doit avoir lieu, car il ne faut pas qu’il y ait un trop grand décalage entre ce que les gens souhaitent et les réponses qu’ils peuvent obtenir.

M. le Président : Nous sommes bien persuadés qu’il faut que le débat ait lieu. Nous ne sommes, en revanche, pas persuadés que la loi règlera le problème, et vos propos nous incitent d’ailleurs à une plus grande prudence. Comment arriver à définir une norme au niveau individuel, alors que la loi est obligatoire, normative (autorisant ou interdisant), mais applicable à tous ? On peut envisager une autre voie, qui consisterait à édicter des règles de bonne conduite, en sachant qu’elles n’ont pas la force de la loi.

Mme Anita Hocquard : Ce serait donc le statu quo.

M. le Président : Le statu quo n’est pas satisfaisant.

Mme Anita Hocquard : Il me semble que, même chez les médecins, il y a une demande d’aide à la prise de décision par le recours à la loi. J’ai évoqué les néonatalistes, mais il faut aussi signaler le cas des anesthésistes-réanimateurs.

M. le Président : Et il y a cette nouvelle génération de médecins qui refuse le paternalisme médical. Ils sont conscients qu’ils ne sont pas tout puissants et veulent en même temps être protégés juridiquement.

Je vous remercie, Madame ; grâce à vous, nous avons pu mieux cerner le profil des demandeurs de l’euthanasie volontaire et mieux approcher leur demande d’un débat.

Audition de M. Pascal Hintermeyer,
Directeur de l’Institut de sociologie de l’Université March Bloch
de Strasbourg-II



(Procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous accueillons aujourd’hui, dans la première série thématique de nos auditions, Monsieur Pascal Hintermeyer, directeur de l’Institut de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg-II.

Sa bibliographie correspond bien aux thèmes de travail de notre mission. En 1978, c’était Lutte pour la mort, sa thèse ; en 1981, Politique de la Mort ; en 1990, Médecine et société ; en 2003, Euthanasie - La dignité en question.

Il a également publié de nombreux articles et contributions à des ouvrages collectifs, en particulier A l’origine du malaise de la mort, en 1985 ; Résonance d’une mort annoncée, en 1989 ; Evolution de la place de la mort aujourd’hui dans la perception des soins palliatifs, en 2000 ; La conquête de la fin de la vie, en 2001 ; Mort et légitimité, en 2002 ; La difficile conquête de la fin de vie, en 2003. A paraître, La quête de la bonne mort, ce qui correspond tout à fait la définition de l’euthanasie.

M. Pascal Hintermeyer : Monsieur le Président, vous avez eu l’amabilité de rappeler un certain nombre de mes travaux. J’ai commencé à m’intéresser au thème de la mort vers 1975, lorsque j’ai proposé un sujet de thèse sur le problème du rapport à la mort. Cela m’a amené à travailler avec un certain nombre de personnalités aujourd’hui regrettées et dont la hauteur de vue considérable contribuerait à notre débat. Je ne peux pas ne pas citer, par exemple, Louis-Vincent Thomas ou Philippe Ariès, auteur d’une Histoire de la mort. Les Américains considéraient ce dernier comme un « French sociologist » et non pas comme un historien au sens très restrictif que l’on peut parfois donner à ce terme.

Lorsque j’avais commencé à étudier ces questions, j’avais été frappé par le fait que, même s’ils appartenaient à des domaines très différents, la plupart des chercheurs, historiens, sociologues, anthropologues se retrouvaient sur l’idée que notre société a un problème par rapport à la mort. Tout ce qui concerne la mort dans notre société se trouve marginalisé. Certains ont parlé de « déni de la mort », terme préféré de Louis-Vincent Thomas ; d’autres sont allés jusqu'à évoquer le tabou de la mort dans nos sociétés. Cet ensemble de recherches faisait un diagnostic convergent d’une « désocialisation de la mort ». De ce point de vue, nos sociétés sont très particulières par rapport aux autres sociétés humaines où la mort a une place importante. Notre société est sans doute l’une des rares à accorder à la mort une place très réduite, ce qui n’est pas très bon signe. Les sociétés dans lesquelles les ethnologues ont constaté que la mort n’a que peu de place, sont des sociétés, en général, en grande difficulté.

La plupart des recherches menées se retrouvaient donc sur cette idée d’une exception anthropologique de la modernité avancée quant à la question de la mort.

Diverses analyses insistaient aussi sur les inconvénients de cette singularité de notre temps. Circonscrire la mort et donc lui donner une place, permet aussi de vivre avec elle et de la surmonter. Lorsque la mort n’est nulle part, elle risque d’être partout.

Cet ensemble de recherches, dans lequel je me suis moi-même inscrit, faisait le point sur la situation dans les années 70. Depuis, les choses ont quelque peu changé pour de nombreuses raisons. Je n’en évoquerai que quelques-unes.

Les recherches que je viens d’évoquer ont sans doute favorisé une prise de conscience quant à la difficulté de la position de notre société par rapport à la mort. Je crois aussi qu’un certain nombre de tendances fondamentales se sont accentuées, notamment l’allongement de la durée de la vie. Le nombre croissant de personnes âgées et très âgées a posé, dans des termes nouveaux, les problèmes liés à la prise en charge de la fin de vie et ceux liés à l’acharnement thérapeutique.

Dans le même temps, à partir des années 80, sont apparues de nouvelles causes de mortalité qui ont considérablement frappé les imaginations. De ce point de vue là, l’apparition du Sida a favorisé certaines évolutions. La mort s’est annoncée là où on ne l’attendait pas. Elle s’est retrouvée plus au centre des préoccupations de nos concitoyens. Elle s’est mise aussi à concerner des êtres qui y étaient très peu préparés, souvent des êtres jeunes qui se trouvaient ainsi confrontés à des problèmes difficiles.

Ces diverses évolutions, importantes depuis les années 80, m’ont incité à faire le point récemment dans l’ouvrage Euthanasie - La dignité en question. Il s’agit d’une réflexion large sur le rapport à la mort. L’euthanasie est envisagée ici à la fois dans son sens ancien, celui que vous avez rappelé, la bonne mort, le bien mourir, sens qui est proche de son étymologie, mais aussi dans le sens plus restreint que ce terme prend aujourd’hui, notamment dans la bouche de ceux qui préconisent l’euthanasie volontaire.

Dans la synthèse que j’ai tenté d’effectuer il y a quelque temps, un point m’a frappé. Je crois que les sensibilités collectives et l’opinion publique sont en train de changer sur ces questions. On est en train de se rendre compte que la politique de l’autruche n’est sans doute pas la meilleure attitude.

Mais ces changements sont encore en cours et sont donc assez fragiles. Nous sommes davantage dans une période d’incertitude. Nous avons pris conscience des inconvénients du déni de la mort ou des inconvénients de nos attitudes antérieures, mais nous sommes encore très peu assurés quant à notre relation à la mort. En effet, lorsque l’on envisage les critères à partir desquels nos contemporains seraient prêts à définir ce que serait pour eux une bonne mort ou une mort acceptable, il apparaît que ces critères sont le plus souvent négatifs. Sur ces sujets, nous avons du mal à nous situer autrement qu’entre des obstacles que nous cherchons à éviter.

Ainsi, nos contemporains cherchent à éviter à la fois une mort prématurée, celle qui surviendrait trop tôt, et une mort indéfiniment retardée, qui surviendrait trop tard. Entre les deux, nous essayons tant bien que mal, aujourd’hui, de trouver une voie médiane. De même, nous avons du mal à nous situer entre les deux extrêmes que représente d’une part la mort impromptue, celle qui arrive à l’improviste, et d’autre part une mort prolongée, voire une mort longtemps prolongée qui, elle, fait beaucoup plus peur.

Dans les entretiens que j’ai pu avoir avec un certain nombre de nos contemporains, j’ai perçu que cette peur de la mort indéfiniment retardée incite parfois à préférer la mort soudaine, même si certains parmi nous sont conscients que ce type de décès pose ultérieurement des problèmes, par exemple en ne favorisant pas le deuil.

Notre attitude vis-à-vis de la mort est donc définie essentiellement par des critères négatifs. Mais il y a également à son égard beaucoup de craintes.

Sous cet angle, j’ai un peu modifié ma position par rapport aux recherches que j’évoquais précédemment, s’agissant des années 75-85. Il me semble que nous ne sommes pas tellement éloignés de certaines représentations et de certaines valeurs qui ont cours dans des sociétés différentes des nôtres.

Nous craignons, comme la plupart des autres hommes, de mourir dans l’inquiétude. Nous souhaitons mourir en paix. Nous craignons, comme c’est le cas aussi dans d’autres sociétés et civilisations, la mort solitaire. Nous préférons l’idée de mourir accompagné, au milieu de nos semblables. Nous craignons aussi de mourir à l’anglaise, à la sauvette, dans l’extrême discrétion, et que cette mort ne soit pas socialement reconnue et ritualisée.

Nos contemporains expriment ces craintes mais ils sont incertains quant à la possibilité d’évoquer de telles menaces.

Par contre, il existe un consensus qui me semble d’autant plus frappant que, sur les autres sujets, les opinions sont mal assurées. Ce consensus porte sur la revendication d’une mort sans souffrances. Une bonne mort, c’est d’abord une mort sans souffrances. De ce point de vue là, nos contemporains se retrouvent très largement. Toutefois, ils se séparent quant à la façon de mourir sans souffrances.

A cet égard, se sont élaborées depuis le début des années 80, deux propositions qui se présentent à la manière de frères ennemis pour envisager la mort sans souffrances : d’une part, l’euthanasie volontaire, d’autre part, les soins palliatifs.

Ces deux propositions sont, à bien des égards, divergentes, parce qu’elles envisagent de manière très différente la mort, le rapport à la mort, la dignité. La dignité est revendiquée dans les deux cas, mais dans une acception différente.

Dans mon livre, j’aborde plus en détail ces deux propositions. Pour introduire le débat, je me bornerai ici à indiquer quelques-unes de leurs caractéristiques, en insistant aussi sur l’idée que, malgré leur opposition, ces deux propositions se déploient aujourd’hui de manière parallèle et ont un certain nombre de points en commun. Cette approche permettra peut-être de faire avancer la réflexion.

Quelques mots sur « l’euthanasie volontaire », que l’on dénomme souvent simplement euthanasie, même si le mot a étymologiquement une autre signification.

L’euthanasie volontaire se démarque très nettement des exemples d’euthanasie imposée dont l’histoire a gardé la sinistre mémoire. Elle correspond à des propositions issues d’un militantisme né dans le monde anglo-saxon. Des associations pour le droit de mourir dans la dignité existent ainsi en Angleterre et aux États-Unis depuis les années 40. Ce militantisme s’est développé dans le monde et en France à partir des années 80. Une fédération internationale s’est créée. Il est possible de dater assez précisément, au milieu des années 80, le succès rencontré par ce type d’approche.

L’idée fondamentale de ceux qui se réclament de cette attitude est de militer pour le droit de choisir sa mort : droit de ne pas la subir et droit de la choisir. Cela va pour eux jusqu'à signifier choisir de l’anticiper, voire choisir de la programmer, éventuellement dans ses moindres détails, comme quelques affaires récentes ont pu l’illustrer.

Je crois que cette attitude exprime une volonté de maîtrise de la fin de vie et de la mort. Dans un contexte social caractérisé, entre autres, par un fantasme de toute puissance technique et par un individualisme important, cela ne semble pas si étonnant. Les propositions liées à l’euthanasie volontaire peuvent être considérées comme un écho aux tendances si caractéristiques de notre temps.

Aujourd’hui, le suicide est couramment envisagé comme une décision personnelle, une décision qui ne concernerait que l’individu lui-même. Je fais ce rapprochement d’autant plus facilement que le suicide représente une entrée privilégiée pour les militants de l’euthanasie volontaire. Ces derniers approchent très volontiers la question de l’euthanasie à partir d’une question qui est à mon avis un peu différente, celle du suicide assisté.

La différence entre le suicide assisté et l’euthanasie est d’importance. Par exemple, un médecin, le docteur Kervorkian s’est rendu célèbre aux États-Unis en donnant la mort à un grand nombre de patients qui le souhaitaient. Il a eu d’ailleurs beaucoup de difficultés avec la justice américaine. Il a d’abord conçu des dispositifs permettant aux personnes de se donner la mort. Tant qu’il en est resté là, s’il a souvent été inquiété par la justice, il a toujours été acquitté. Mais, à partir du moment où il a injecté lui-même à un patient qui le demandait une substance létale, l’attitude de la justice américaine a été très différente et il a été lourdement condamné.

L’approche par le suicide assisté est une manière pour les partisans de l’euthanasie de plaider leur cause. Mais d’une certaine manière ils vont nettement plus loin ! En effet, pour les partisans de l’euthanasie volontaire, et c’est là une grande différence par rapport à la question du suicide, la volonté d’en finir requiert la médiation d’un autre, qu’il s’agisse d’un proche ou qu’il s’agisse, plus fréquemment encore, d’un médecin. Ce dernier est, en quelque sorte, considéré comme « l’adjuvant technique », permettant de réaliser ce projet de mort, tout cela sous la bénédiction de l’État.

Cela pose un certain nombre de problèmes. La Cour européenne des droits de l’homme, par exemple, a été saisie par Diane Pretty qui demandait qu’on lui reconnaisse le droit de mourir. La position de la Cour a été de dire que la reconnaissance d’un droit à la mort créerait une discrimination entre ceux qui pourraient exercer ce droit et ceux qui ne le pourraient pas du fait de leur handicap par exemple. Elle a estimé qu’une telle approche entraînerait les systèmes juridiques et politiques contemporains dans une impasse.

Je souhaiterais faire quelques développements sur les soins palliatifs.

Ils se sont développés en France de manière importante depuis les années 80 et surtout dans les années 90. L’idée de base des soins palliatifs est de se centrer sur le malade plus que sur la maladie. Même lorsqu’on n’est plus en mesure de guérir, il convient tout de même d’être présent, de soigner, de soulager la souffrance et d’assurer au patient la meilleure qualité de vie possible jusqu'à la fin.

Les soins palliatifs ont connu un développement précoce dans certains pays voisins, par exemple en Angleterre. La France a beaucoup fait depuis la fin des années 80 pour combler son retard. Mais il reste beaucoup à faire. Selon les évaluations actuelles, les besoins ne sont pas suffisamment couverts. Par ailleurs, de nombreux problèmes se posent, liés au désir de beaucoup de nos contemporains de mourir à domicile. Or, les soins palliatifs à domicile sont encore difficiles à mettre en oeuvre à l’heure actuelle.

Les soins palliatifs ont un volet médical ; il s’agit d’une approche médicale réorientée, les médecins vous parleront mieux que moi. Mais ils ont également une dimension sociale et une dimension civique. En effet, dans les soins palliatifs, l’idée d’accompagnement est tout à fait fondamentale. Par exemple, la SFAP, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, a ajouté ce terme d’accompagnement à son intitulé même.

Les premières assises de l’accompagnement qui se sont tenues voici quelques semaines dans plusieurs villes françaises de manière simultanée, à Paris, à Rennes, à Strasbourg, à Toulouse, ont montré toute l’importance de cette fonction d’accompagnement dans les fins de vie aujourd’hui.

J’ai évoqué très rapidement l’euthanasie volontaire et les soins palliatifs. Ils sont volontiers envisagés de manière antagoniste, comme des ennemis mais, à mon sens, il s’agit de « frères ennemis ». En effet, outre le fait qu’ils se sont développés à peu près simultanément dans notre société, on peut y trouver un certain nombre de similitudes.

D’abord, et c’est important, ils représentent une volonté d’assumer les questions relatives à la mort et d’en finir avec le déni, avec le tabou de la mort. Ils traduisent une volonté de prendre ce problème de manière frontale et à bras le corps.

Ils se retrouvent également sur l’idée que la personne – y compris la personne malade et le malade en fin de vie – doit être considérée comme un sujet à part entière et non pas comme un objet d’investigations et de soins. L’individu doit pouvoir donner du sens à son existence jusqu'au bout.

De ce point de vue, je suis frappé par la revendication qualitative qui me semble caractéristique de notre époque. Nous avons fait des progrès quantitatifs tout à fait considérables. La vie humaine s’est beaucoup allongée mais le problème est aujourd’hui davantage un problème qualitatif. En effet, que faire de ce temps gagné ? Si les soins palliatifs se préoccupent de cette dimension qualitative, c’est aussi le cas d’autres réflexions sur la mort aujourd’hui. J’ajoute que l’approche de cette dimension qualitative nous fait retrouver aussi des références culturelles fondamentales. La question de la mort n’est pas dissociable de la question de la vie. Louis-Vincent Thomas rappelait très souvent ce parallélisme entre les attitudes par rapport à la mort et les attitudes par rapport à la vie. L’idéal que beaucoup de nos contemporains ont en tête est déjà très nettement explicité chez certains écrivains et philosophes des Lumières. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, à travers le personnage de Julie en train de mourir, lui fait dire : « J’existe, j’aime, je vis jusqu'à mon dernier soupir... L’instant de la mort n’est rien. »

Je crois que c’est dans cette perspective que les réflexions de beaucoup de nos contemporains se situent.

Il me semble également qu’il est, entre les soins palliatifs et l’euthanasie volontaire, un autre point commun qui est l’importance de la médecine. Cela traduit bien sûr un fait tout à fait massif et important : la médicalisation de nos existences, de leur début à leur terme.

Toutefois, pour beaucoup de nos contemporains, me semble-t-il, la question de la fin de vie et la question du rapport à la mort ne sont pas seulement des problèmes médicaux. Ce sont aussi des problèmes relationnels, des problèmes culturels, des problèmes collectifs, des problèmes sociaux, des problèmes politiques. De ce point de vue, je me félicite que la représentation nationale se saisisse de cette question par le biais de votre mission.

M. le Président : Je souhaite vous poser deux questions.

Dans La dignité en question, ouvrage que vous avez récemment publié, et il y a quelques instants encore, vous avez évoqué la revendication d’une responsabilité individuelle pour se donner la mort et en même temps la nécessaire délégation à autrui que cela implique, dans la mesure où l’on se trouve souvent dans l’incapacité de se l’infliger.

Y a-t-il une contradiction ou une continuité entre cette exigence individuelle très forte dans nos sociétés et la délégation d’un droit, ce qui serait contraire à cette revendication individuelle ?

Ma deuxième question a trait à la réversibilité de cette liberté affichée. Vous avez cité une étude parue dans le Journal of American Medical Association du 15 novembre 2000, qui montrait que sur 1 000 patients, 50 % modifiaient leur avis quand ils étaient mis à l’épreuve des faits et à l’épreuve de la mort. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. Christian Vanneste : Je souhaiterais, à mon tour, vous poser deux questions.

Vous étudiez la sociologie de la mort. Pour ma part, je suis très frappé par une expression que je n’entendais pas dans un passé un peu plus lointain  mais qui est maintenant employée très couramment : « faire son deuil ». Ce serait en quelque sorte une chose à réinventer, comme si notre société et ses membres étaient en manque de deuil, n’avaient plus de réaction apprise et vécue de façon institutionnelle, lorsque la mort arrive. Comment interprétez-vous cette absence – ressentie comme un manque – du deuil ?

Par ailleurs, comment interprétez-vous l’euthanasie ?

Je pense que l’on peut assez facilement envisager la mort comme une sorte de tunnel. Quand on envisage l’euthanasie, c’est parce que l’on perçoit la mort comme un moment très difficile. Or, ce n’est pas la mort que l’on veut nier et éviter, mais le tunnel pénible à traverser qui la précède. Cela reviendrait à faire de l’euthanasie un acte très cohérent avec ce que vous avez dit concernant la négation de la mort dans notre société.

Si cette cohérence vaut pour soi : « Je veux vivre totalement jusqu'au dernier moment mais que le moment de la mort soit le plus court et le moins douloureux possible... », elle vaut aussi pour les autres, avec tout ce qu’elle implique comme explications de caractère très égoïste ^de la part de l’entourage. « Laissons les morts enterrer les morts » avait dit un homme politique, d’ailleurs dans un autre sens et selon une formule qui lui fut beaucoup reprochée.

Une deuxième interprétation est possible. Il n’y aurait pas contradiction entre l’euthanasie et les traitements palliatifs mais une certaine forme de complémentarité. Cela traduirait la même volonté d’accompagner la mort, c’est-à-dire de faire en sorte que la mort ne soit pas un phénomène purement individuel, mais qu’au contraire, ce soit un phénomène resocialisé. Cela implique l’accord de la personne - l’euthanasie est un choix volontaire - mais aussi l’accord de la famille et de l’entourage de l’équipe médicale. On pourrait parler d’une « resocialisation de la mort ».

Comment interprétez-vous l’euthanasie ? Est-ce nier la mort ou, au contraire, l’accompagner ?

M. Pascal Hintermeyer : Ce sont là en effet des questions de fond et mes réponses seront nécessairement un peu superficielles par rapport à leur ampleur.

Le terme de « dignité » sur lequel vous êtes revenu, Monsieur le Président, est un terme partagé par ceux qui préconisent l’euthanasie volontaire et ceux qui préconisent les soins palliatifs mais ils la prennent dans un sens assez différent.

Pour les partisans de l’euthanasie volontaire, il y a une crainte extrêmement vive de la déchéance. On considère qu’il vaut mieux ne pas vivre que de vivre dans une situation où, à ses propres yeux mais surtout peut-être aux yeux des autres, on offre une image dégradée.

La sociologie des militants de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, par exemple, nous confirme que cette association regroupe des personnes pour qui la motivation de la protection de l’image est très importante. Ils souhaitent mourir en laissant une image intacte à ceux qui vont survivre.

Le problème est que de cette approche, on glisse assez facilement vers une conception normative de la dignité. Il y aurait des êtres qui seraient dignes dans leur attitude et d’autres qui le seraient moins.

Je crois qu’il y a une autre conception, plus essentialiste, de la dignité. Celle-ci serait une caractéristique même de la condition humaine et appartiendrait donc à tout homme, quelle que soit son apparence, ou son image.

Vous l’avez dit, l’euthanasie est une question complexe. Même si on la présente souvent comme telle, elle n’est pas seulement une question purement personnelle et individuelle. Par l’euthanasie, le sujet qui souhaite mourir lie et exige même de lier son destin, à la décision et à l’existence d’autres personnes, voire d’autorités et d’institutions. C’est évidemment là un cas de figure qui peut s’analyser de diverses manières, en particulier d’une manière plus psychologique ou d’une manière plus institutionnelle. Je crois en tout cas que cette relation, cette interaction complexe que suppose l’euthanasie nous entraîne dans des réflexions plus subtiles et plus complexes que la simple affirmation d’un droit individuel.

C’est une observation qui ressort dans différentes enquêtes. Une chose est d’avoir un avis sur une question, surtout lorsque l’opinion est sollicitée sur un faisceau d’hypothèses. « Quelle serait votre attitude si vous vous trouviez dans une situation d’extrême souffrance, placé dans des conditions insupportables, avec une maladie incurable, mais que l’on peut vous soulager en vous donnant la mort ? Que choisissez-vous ? »

Tel est en fait finalement le sens des questions posées dans les enquêtes concernant l’euthanasie. Nos contemporains ne peuvent répondre que positivement à ces questions hypothétiques.

Or, on se rend compte que lorsque de telles questions sont posées - de manière hypothétique - à des malades en phase terminale, ces derniers réagissent en répondant positivement, comme la plupart de nos contemporains. Puis, lorsque l’on retourne les voir, quelques mois après, on se rend compte que beaucoup n’ont rien fait pour passer à l’acte ! Par conséquent, sur cette question de l’euthanasie comme sur beaucoup d’autres questions, il y a vraisemblablement une très grande différence entre les représentations et les comportements.

La possibilité de réversibilité des opinions doit être prise en compte dans les réflexions sur l’euthanasie et ce, afin qu’une personne ne soit pas prise au piège de positions qu’elle a pu prendre à un moment donné de son existence.

Certes, nous parlons de la mort. Mais elle reste pour une part importante, mystérieuse ! Personne ne sait comment il réagira en situation. Par conséquent, n’envisager les choses qu’à partir de réflexions que l’on mène à priori est peut-être une manière trop restreinte de poser le problème.

Au début de mon intervention, j’ai évoqué la difficulté pour nous de donner à la mort, une place, des signes, des formes. J’ai pu observer que lorsque survient un décès, l’expression des condoléances est parfois très difficile à formuler comme si dire ne serait-ce que « sincères condoléances » était inconvenant. On considérerait que l’authenticité des sentiments s’oppose aux formes convenues et, en conséquence, bien souvent on ne dit rien du tout, en faisant comme si rien ne s’était passé.

Nous avons pris conscience qu’agir ainsi, comme si la mort pouvait être cachée et devait être regardée comme quelque chose d’inconvenant, n’est peut-être pas la meilleure manière de procéder. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons aujourd’hui tendance à réhabiliter le deuil.

Le deuil ne se porte plus dans nos sociétés. Cela participe de cette espèce de négation de la mort, sur laquelle nous sommes en train de revenir quelque peu aujourd’hui. 

Nous revenons également à l’idée qu’il est utile d’avoir des rituels pour accompagner la mort. Même si nous conservons encore un peu, par bribes, les rituels, j’observe, avec beaucoup d’anthropologues, que l’absence de rites constitue aujourd’hui un véritable problème. Un effort collectif est actuellement fait pour essayer de « reritualiser » la mort.

Des rituels syncrétiques sont ainsi mis en œuvre. Il y a aussi des rituels plus personnels et même de nouveaux rituels. Par exemple, le patchwork des noms, quand un malade meurt du SIDA, peut être considéré comme témoignant de cette quête contemporaine d’une re-ritualisation de la mort ou d’une nouvelle ritualité de la mort.

Vous posiez également la question sur l’euthanasie : « devancer la mort ou accompagner la mort ? »

Je réponds à cette question dans le sillage de mes réflexions précédentes. Bien sûr, il s’agit d’abréger le processus et de restaurer de la maîtrise sur un processus dont on craint qu’autrement il n’échappe et ne s’éternise. Mais dans la solution de l’euthanasie volontaire, il est bien évident que l’on cherche, à ses derniers instants et d’une manière sans doute définitive, à se lier à certains de nos semblables.

Mme Martine Aurillac : En concluant votre exposé, vous avez dit, à juste titre, que la réflexion sur la mort sollicite un nombre de domaines considérables : spirituel, social, culturel, politique. Vous avez terminé en disant que vous étiez heureux que cette mission ait vu le jour.

Nous, membres de cette mission, nous commençons la réflexion alors que vous, vous avez exploré ce monde depuis de nombreuses années.

Outre les éléments que vous avez soulevés et qui sont très importants dans le cadre d’une réflexion sociologique et philosophique, le problème de la responsabilité des médecins est également en jeu ou, plus précisément, celui de leur responsabilisation et de la « judiciarisation » de la médecine, problème malheureusement de plus en plus lourd.

Vous avez longuement expliqué qu’entre les deux chemins
– celui des soins palliatifs dont vous reconnaissez que ce n’est peut-être pas une réponse tout à fait suffisante et celui de l’euthanasie volontaire – il devait y avoir des passerelles. En tout cas, vous avez insisté longuement sur tous les points communs, c’est une approche que je partage tout à fait avec vous.

Pouvez-vous nous dire ce qu’à partir de votre réflexion et de nos réflexions, qui ne sont sans doute pas tout à fait achevées, vous attendriez, de notre mission parlementaire ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Ma question prolonge celle de Madame Aurillac. Vous avez bien montré que depuis les années 80, l’impression prévaut que le progrès technique rend tout possible. L’euthanasie et le suicide assisté ont suivi cette évolution du tout possible. Vous avez parlé du médecin qui se situe comme un maillon, certes pas essentiel, mais important. Vous l’avez évoqué comme « un adjuvant technique sous la bénédiction de l’État ». C’est d’ailleurs la seule fois où vous avez parlé du médecin. Ce propos montre bien que le médecin va avoir un rôle mais on ne sait pas encore lequel.

Quelle que soit la décision que vous nous aiderez à prendre par vos conclusions, on ne sait pas de que sera le rôle du médecin. Or, il nous importe que ce rôle soit précisé, car nous devons quand même dire aux jeunes étudiants que, dans la mesure où ils font des études de médecine, ils sont un futur « adjuvant technique sous bénédiction de l’État », pour faire de l’euthanasie, par exemple. C’est du moins un langage que l’on pourrait envisager. Lorsque nous avons fait notre médecine, je puis vous assurer qu’on ne nous a jamais dit que nous serions un jour « un adjuvant technique sous bénédiction de l’État », surtout pour donner la mort.

Ne voyez pas dans mes propos une intonation complètement réactionnaire qui signifierait que je suis hostile à toute évolution des idées dans le sens de notre discussion d’aujourd’hui. Du moins, je crois qu’on ne pourra pas éviter de préciser le rôle des médecins.

M. Pascal Hintermeyer : Ces deux questions sont également tout à fait fondamentales et, en effet, ma réflexion n’est nullement achevée. D’ailleurs, la réflexion de chacun ne s’achève que lorsque nous cessons de vivre !

Qu’est-ce que j’attends de la représentation nationale ? J’ai tendance à dire, de manière personnelle, que je n’en attends rien de particulier. Cela dit, je pense que nos concitoyens attendent un certain nombre de choses.

Ils attendent notamment une reconnaissance de l’importance de leur avis, une reconnaissance de l’autonomie de la personne.

Si je peux jeter un pont avec la question suivante, je crois que beaucoup de nos concitoyens redoutent d’être placés dans une situation où les enjeux de leur vie et de leur mort leur échappent, dans la mesure où ils sont dans les mains d’autres qu’eux-mêmes. Il y a, à cet égard, une forte revendication à l’autonomie de la personne, une revendication à être considéré comme un sujet.

Cela signifie aussi le droit d’être informé. Un certain nombre de dispositions sont censées garantir cette information. Peut-être faut-il s’assurer qu’elles sont respectées.

Nos contemporains ont aussi l’exigence d’être consultés sur ce qui les concerne.

Je suis très frappé par l’espèce de refus qu’il y a aujourd’hui à ne pas dire la vérité, par exemple, lorsqu’un diagnostic est réservé ou très pessimiste sur une situation.

Pendant très longtemps, on a considéré que cela pouvait être admis ou que même c’était une manière de ne pas saper le moral du patient. C’est aussi un des domaines où, me semble-t-il, le Sida a beaucoup modifié les choses. Du moins, ce fut l’attitude d’un certain nombre d’écrivains d’une certaine audience qui se sont retrouvés face à ce problème. Ils ont soutenu qu’il était plus cruel de cacher la vérité aux malades que de la leur dire : informés de leur état, ils pouvaient donner un peu de sens au temps qu’il leur restait et prendre des dispositions, qu’à défaut ils n’auraient pas prises.

Il y a, de ce point de vue, une forte demande dans le sens de l’autonomie de la personne.

Il y a aussi une revendication profonde, sur cette matière comme sur beaucoup d’autres, de transparence. Les situations où les choses sont plus ou moins gardées secrètes, où chacun ne sait pas véritablement de quoi il retourne et n’est donc pas en mesure de se déterminer en toute connaissance de cause, suscitent gêne et inquiétude.

Dans certains cas récents qui ont mobilisé très activement les médias, on retrouve ce malaise devant des situations où les choses ne sont pas claires.

Ce sont là deux indications qui, même partielles et limitées, répondent d’une certaine manière à la question posée.

La place des médecins est dans ce domaine tout à fait fondamentale. En utilisant le terme que vous avez relevé d’« adjuvant technique », je ne me l’appropriais pas du tout. J’essayais d’expliquer, en caricaturant un peu les choses, une certaine logique qui, à partir de la revendication du droit de mourir, pouvait instrumentaliser, somme toute, le médecin. J’espère que mon propos trop rapide n’a pas induit de confusion.

Par rapport au médecin, je puis encore jeter un pont avec la question précédente. La grande difficulté est de savoir, sur ces matières extrêmement difficiles de vie et de mort, qui décide. Est-ce que le médecin est le seul à pouvoir décider et à devoir décider ? Doit-il doit prendre d’autres avis, ceux de soignants, de collègues et de collègues extérieurs au service concerné ? Doit-il écouter, informer, tenir compte de la famille ?

En France, beaucoup de médecins y sont très réticents. Cela n’est pas le cas par exemple aux États-Unis où l’on informe beaucoup plus volontiers la famille et où l’on en tient compte beaucoup plus volontiers.

Est-ce que le médecin doit informer, consulter et tenir compte de l’avis du patient ? Aujourd’hui, des évolutions ont pu être observées. Il me semble que sur ces questions de fin de vie, il est extrêmement important de dégager un consensus. Lorsqu’il y a crise, les personnes concernées essayent de restaurer du consensus au sein de l’équipe soignante, voire de l’équipe soignante élargie. Peut-être serait-il utile de réfléchir aux moyens d’étendre ce consensus à la famille et surtout peut-être à la personne en fin de vie elle-même.

M. Michel Piron : Vous avez insisté sur le passage du suicide au suicide assisté, de l’euthanasie « auto-administrée » à l’euthanasie passant par autrui.

On évoque ce que serait un « droit à la mort » et je formule volontairement mon propos de manière très conditionnelle et hypothétique. Il est un passage qui me paraît assez radical et j’aimerais recueillir votre sentiment. Personnellement, je ne vois pas très bien ce qu’est un droit à la mort. Toutefois, par définition, si quelqu’un prend la décision de se suicider, je ne vois pas comment une société pourrait aller rechercher et condamner celui qui a tenté de se suicider pour l’acte qu’il assume et pour le choix de sa mort, s’il l’a mis en oeuvre lui-même. Il me semble que parler en la circonstance d’un « droit » pour désigner positivement ce qui n’existe que par défaut, est un abus de langage.

En revanche, lorsque la personne n’est plus en mesure d’exécuter ce qui serait sa volonté et que l’on commence à parler de « droit assisté », il y a intervention d’un autre. Deux questions peuvent se poser alors et il y a même peut-être un saut, voire un hiatus très important. Vu du côté de celui qui réclame, on peut encore parler peut-être d’euthanasie ! Mais si l’on se place du côté de celui qui donne la mort, on peut se demander s’il accompagne ou s’il donne la mort. Ce n’est pas tout à fait la même chose. C’est en effet un acte qui, même s’il est compassionnel, provoque positivement la mort. Cela pose donc un problème de définition, notamment juridique.

Comment analysez-vous ce hiatus ? Etes-vous d’accord pour y voir une différence assez fondamentale ?

Mais il n’y a pas que le rapport à l’autre ou à celui qui va, en la circonstance, faire l’acte qui reste à qualifier. Vous aurez noté que je n’ai pas prononcé le mot « meurtre » ou le mot «tuer ». Il y a plus généralement un rapport au monde. En effet, si choisir sa mort par rapport à soi est une chose, choisir de partir par rapport à l’autre et par rapport aux autres en est un autre.

Dès lors, me plaçant du côté des autres, et donc du côté de la société, n’y a-t-il pas un deuxième saut, plus large, du rapport de la société tout entière à travers son environnement, non seulement à celui qui donnerait la mort mais également à celui qui choisit de mourir ?

Par ailleurs, vous avez fait une distinction qui me paraît fort importante entre le fait de porter un jugement a priori, en non situation, et le fait d’être en situation. Comment préjuger de sa mort lorsqu’on n’est pas en situation de mourir ?

Cette question en soulève une deuxième. Doit-on privilégier le préjugé ou le jugement en situation ? Mais dans ce second cas, la personne n’est pas toujours suffisamment consciente pour porter un jugement.

Nous avons évoqué lors d’autres auditions, le testament dénommé quelque peu curieusement « de vie ». Il soulève le problème du continu et du discontinu. Au fond, ne s’agit-il pas de nouer une continuité imaginaire avec sa propre mort à travers l’imagination, un peu comme l’on instaure une continuité, également illusoire, par la mémoire à travers le passé ?

M. Jean-Paul Dupré : Que préconisez-vous devant « la politique de l’autruche », attitude de notre société face à certaines morts ? Est-ce à dire que notre société se contenterait de ne rien entendre, de ne rien dire et de ne rien voir, en déléguant à d’autres le soin de faire – dans une certaine illégalité – le nécessaire, afin que certains de nos concitoyens en fin de vie puissent s’en aller en bénéficiant du concours d’autres, personnel soignant ou médecin ?

Mme Catherine Génisson : Tout en reprenant en partie la question de Monsieur Jean-Paul Dupré, je souhaite prolonger celle de Madame Martine Aurillac en vous poussant dans vos derniers retranchements. Vous avez déjà évoqué l’exigence d’autonomie et de pouvoir de décision ainsi que l’exigence d’information, de formation, de transparence dans la prise de décision. Ma question est simple, pour le législateur que nous sommes : « Et après ? Et encore ? »

M. Pascal Hintermeyer : Tout d’abord, je suis moi aussi très réservé et très réticent sur l’idée d’un droit à la mort qui serait le dernier des droits de l’homme. Une telle présentation mériterait une réflexion plus approfondie. Elle illustre peut-être la manière dont une certaine approche normative, lorsqu’elle s’absolutise, peut se retourner contre elle-même.

Vous le rappeliez, il y a une différence, à mon sens fondamentale, entre le suicide et l’euthanasie. Le suicide est un rapport de soi à soi alors que l’euthanasie est aussi un rapport de soi à soi, mais il passe par d’autres.

J’essayais de suggérer que, peut-être pour répondre à une angoisse, il y a dans l’euthanasie une tentative pour lier l’autre de manière définitive à notre propre existence, c’est-à-dire pour faire de notre mort quelque chose qui soit le résultat d’une action d’autrui. En caricaturant quelque peu, ce serait une manière de compromettre l’autre.

N’a-t-on pas dit que les suicides ne sont pas seulement des appels à la mort mais qu’ils sont aussi une manière d’affirmer sa propre continuité et d’accéder en quelque sorte à l’éternité ? Je crois que, pour l’euthanasie, cette dimension est également présente.

Par ailleurs, il me semble tout à fait clair que la liberté est aussi celle de changer d’avis. La personne qui, en raison d’une prise de position antérieure, se trouverait enchaînée ne serait pas véritablement libre.

Les questions que vous posez sont débattues d’une manière très fondamentale par les personnes engagées dans l’accompagnement des mourants et les soins palliatifs. En gros, on peut considérer que deux attitudes sont possibles par rapport à ces questions difficiles de la mort et de la fin de vie.

Une première attitude consisterait à se décharger sur des spécialistes de l’accompagnement des malades en fin de vie à qui on déléguerait ces difficultés. D’ailleurs, certaines conceptions des soins palliatifs en font l’endroit où l’on assume des problèmes liés à la mort et dont le reste du système de soins ne s’occupe pas.

Mme Catherine Génisson : C’est une conception.

M. Pascal Hintermeyer : Par exemple, le docteur Abiven considère toujours que les soins palliatifs devraient faire l’objet d’une spécialité médicale à part entière et que les problèmes liés à la mort peuvent trouver leur solution dans ce cadre là.

Une deuxième manière d’envisager les choses est possible dans le sens d’une réappropriation par le sujet, par son entourage, par la collectivité dans son ensemble, des problèmes liés à la vie et à la mort. De ce point de vue de là, s’il y a des créations d’équipes de soins palliatifs ou d’unités mobiles de soins palliatifs, elles ne trouvent pas leur justification en elles-mêmes mais par le changement qu’elles produisent à l’intérieur de l’ensemble du système de santé.

Je développe ce point pour exprimer l’idée que nous sommes toujours dans une situation d’hésitation entre la tendance à nous décharger des questions liées à la mort sur des spécialistes et la solution plus difficile qui consiste à essayer de les assumer individuellement et collectivement.

Comme vous me le demandiez, je vais essayer d’aller dans mes « derniers retranchements » s’agissant de ce que l’on peut attendre du législateur.

D’abord, il me semble extrêmement important de se donner le temps de réfléchir à l’opportunité de légiférer. De ce point de vue là, je suis en plein accord avec votre démarche.

Plutôt que de légiférer de manière hâtive pour répondre à tel ou tel problème particulier, il est utile de se demander s’il convient de légiférer et de prendre la mesure du problème. Aujourd’hui, on insiste beaucoup sur quelques cas qui font la une des médias, mais un grand nombre de décès dans nos sociétés sont consécutifs à une décision, notamment à une décision médicale. Il s’agit donc d’un problème d’une ampleur infiniment plus grande que celui qui est posé par quelques tragédies dont les médias parlent abondamment.

La réflexion sur l’opportunité d’une loi est donc très importante

S’agissant du problème d’une loi éventuelle, la France serait en quelque sorte « en retard » et je mets volontairement ce mot entre guillemets. Ces derniers temps, des journalistes ont voulu recueillir mes impressions sur des problèmes récents. Dans leurs questions, revenait souvent l’idée que nous serions en retard par rapport à des pays voisins.

J’estime qu’il n’y a pas du tout une direction unique de l’histoire, en fonction de laquelle certains pays seraient en avance et nous serions à la traîne, ce qui devrait nous inciter à rattraper notre retard. Si retard il y a, il faut essayer d’en tirer parti, c’est-à-dire regarder de près ce qui se passe chez ceux qui seraient plus en avance que nous afin d’en tirer les enseignements.

De ce point de vue là, il serait tout à fait utile d’avoir des informations très précises non pas seulement sur les dispositions législatives mais sur les conséquences dans la pratique et sur la manière dont les questions liées à la mort se trouvent modifiées dans quelques pays voisins. Il n’est pas utile d’aller bien loin pour trouver des exemples d’approche très radicale.

Les Pays-Bas sont bien sûr l’exemple le plus souvent cité. Je rappelle d’ailleurs qu’ils ont conduit une démarche radicale qui a sa cohérence. Toutefois, malgré la radicalité des dispositions prises, tous les problèmes ne sont pas résolus. La législation est tout de même contraignante ; elle fixe des critères de minutie et des conditions très strictes dans lesquelles un médecin peut donner la mort. Il est des cas où ces conditions sont remplies et généralement, il s’agit alors d’euthanasie légale. Mais il y a toute une série de cas, pas du tout marginaux ou négligeables, où les conditions prévues par la loi ne sont pas remplies. Le résultat est qu’une euthanasie se développe illégalement dans le pays même où la législation se veut la plus avancée au monde.

M. le Président : Les chiffres sont un peu divergents sur cette illégalité. En avez-vous une idée plus précise ? On parle de 2 000 cas d’euthanasie illégale en Hollande.

M. Pascal Hintermeyer : Les chiffres sont toujours très difficiles à manier. Mais il est important de retenir que ce ne sont pas du tout des exceptions. Il existe aux Pays-Bas un volant d’euthanasie illégale non négligeable. Ainsi, la loi n’a pas tout résolu. En France non plus, la loi ne pourra pas tout résoudre en matière de fin de vie. Outre la loi, des problèmes de déontologie se posent et des réflexions sont menées actuellement. Par exemple, des sociétés de médecins y réfléchissent d’une manière intensive, par exemple, la Société de réanimation en langue française a établi des recommandations au sujet de l’euthanasie, plaçant la fin de vie dans une perspective de soins palliatifs.

Je crois que la loi ne peut pas tout résoudre. Donner la mort n’est pas une chose qui devrait être banalisée.

M. Alain Néri : Nous sommes les uns et les autres obligés de constater que devant la mort, nous sommes souvent mal à l’aise.

Ces derniers jours, en faisant les notations du personnel de la maison de retraite de ma commune, je voyais apparaître systématiquement à la rubrique « Formation demandée », la réponse : « Accompagnement en fin de vie ».

Je formule ce qui est pour moi la véritable question. Devant la mort, selon que nous tranchons « à chaud » ou « à froid », nous n’avons pas forcément la même attitude. Aujourd’hui, nous sommes tranquillement réunis autour de la table et nous pouvons nous demander ce que nous ferions si le cas se présentait pour un de nos proches. Mais envisageons le cas où nous serions « en situation ».

L’intéressé qui a pris position en se disant favorable à une décision d’euthanasie la maintiendrait-il ? Serait-il en état de la maintenir au moment où il serait amené à le faire ? S’il n’était pas en état de le faire, qui pourrait avoir autorité pour décider à sa place ?

Nous avons tous vécu la mort de près dans notre entourage. La mort est certainement un moment terrible, surtout pour ceux qui, comme moi, ne sont pas croyants et qui se disent que c’est le saut dans l’inconnu, dans le néant. Toutefois, sachant que « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », à quel moment et qui peut décider que j’arrête de vivre. Cela doit-il être une décision collégiale ?

D’autre part, lorsque l’on est face à des gens en situation de déchéance, ne peut-on considérer que la déchéance est pire que la mort ? Mais qui peut dire qu’il faut faire le choix entre la mort et la déchéance ?

Enfin, il y a la souffrance de l’individu. A certains moments, c’est peut-être nous qui, avec une vision extérieure, estimons que, compte tenu des terribles souffrances que cette personne endure, il vaudrait mieux qu’elle « s’en aille... » Mais est-ce que celui qui est l’objet de notre réflexion a le même raisonnement que nous ?

En un mot, le vrai problème pour moi est de savoir qui peut trancher et quand. Il est évident qu’il n’y a pas de possibilité de retour en arrière une fois que la question a été tranchée.

A l’occasion de drames vécus, nous avons pu nous apercevoir que même des gens qui ont choisi eux-mêmes de mourir et qui ont tenté de mourir, n’y reviennent pas une deuxième fois quand leur première tentative a échoué. C’est dire qu’en tant que législateur, nous devons faire attention au cadre dans lequel on autorisera les gens à agir.

M. le Président : En prolongement de ce propos, j’observe que les médecins sont également confrontés à un autre problème : un individu écrit « Je veux mourir... » et puis il se suicide. Il exprime sa volonté dans un testament de vie et il passe à l’acte.

Dans la mesure où le médecin ne peut contrecarrer ce choix, au mieux il laisse mourir la personne, au pire il l’achève. Or, nous savons tous que 90 % des suicidés ne récidivent pas. Ils ont donc changé d’avis. Autrement dit, on choisit de se donner la mort dans des conditions précises quand on est en bonne santé mais au moment où l’on est malade, on est incapable de renouveler ce choix, parce qu’on n’est plus dans la même situation : on n’est plus le même. En même temps, on n’est pas forcément lucide pour donner son avis. C’est là un vrai problème.

M. Jean-Marc Nesme : Monsieur Alain Néri a posé la question centrale pour notre mission dont le travail est sans doute l’un des plus difficiles de l’Assemblée nationale. Il est toujours possible de régler des problèmes financiers et économiques, mais sur la question de la vie et de la mort, c’est infiniment plus difficile !

La question qui nous est posée recouvre deux dimensions. Il y a une dimension collective ou sociétale qui est la plus facile à traiter, au travers des analyses philosophiques, médicales, sociologiques, historiques, psychologiques, religieuses, anthropologiques, relationnelles, culturelles, familiales, éducatives, etc. Sous cet angle, on ne fera que constater qu’il y a une évolution.

Mais il y a aussi une dimension personnelle qui, par définition, n’est pas collective mais individuelle. Je ne prends que quelques exemples qui confortent tout à fait ce que M. Néri vient de dire.

Quelle est l’appréciation de la mort en fonction de l’âge de la personne ? Est-ce qu’une personne de trente ans a la même appréciation de la mort que celle qui a quatre-vingt dix ans, dans la mesure où toutes les deux sont bien portantes ?

Une personne à l’article de la mort, père de cinq enfants, âgée de cinquante ans, a-t-elle la même perception de la mort que celle qui a le même âge mais qui n’a pas de responsabilités familiales ?

La perception de la mort est fonction évidemment de notre propre état de santé. Nous sommes aujourd’hui bien portants, confortablement installés. Comparons notre situation à celle d’une personne à l’article de la mort !

Si cela était possible, il serait peut-être bon d’auditionner des personnes qui ont été tout près de la mort et qui s’en sont « sorties ». Quelle appréciation ont-elles de la mort ?

A partir de telles questions et d’autres encore, nous rentrerions dans cette dimension personnelle que j’évoquais précédemment. Y a-t-il eu des études sur l’appréciation de la mort en fonction de l’âge et en fonction d’autres critères plus personnels ?

M. le Président : Nous pourrions peut-être entendre l’ancien ministre de l’intérieur, Monsieur Jean-Pierre Chevènement !

M. Alain Néri : Dans certains cas, il apparaît que des gens meurent parce que, justement, ils ont décidé de se laisser mourir. En quelque sorte, « la bataille cesse faute de combattants... »

M. Pascal Hintermeyer : Il existe des études tout à fait claires. J’en cite une dans mon livre sur les Chinois de Californie. Avant les fêtes du Têt, ils meurent très peu et tout se passe comme s’ils s’étaient retenus jusqu'à cet événement. Ensuite, on enregistre statistiquement beaucoup de décès. C’est donc bien une dimension personnelle qui entre en jeu mais aussi une dimension culturelle et collective.

Vous l’avez dit, la question de la fin de vie et de son accompagnement est une préoccupation actuelle de beaucoup de professionnels de la santé. Les demandes de formation émanent de médecins et d’infirmières mais pas seulement d’eux. Pendant longtemps, cette question a été insuffisamment abordée dans les études médicales et sanitaires. Il y a véritablement, de nos jours, une demande pour combler cette lacune.

Fondamentalement, la médecine est faite pour guérir. L’hôpital est un lieu où l’on est censé restaurer la santé. Se pose donc la question : où mourir ? Et qui doit être là au moment de la mort ?

Ce sont là des questions qui sont loin d’être évidentes dans les schémas de pensée que nous avions encore, il n’y a pas si longtemps et dont on prend toute la mesure aujourd’hui.

Vous posiez aussi la question de l’urgence. Les réanimateurs, par exemple, se sentent très concernés. J’observe que dans leur réflexion déontologique, lorsqu’ils sont face à une crise, lorsqu’ils cherchent à restaurer du consensus, il leur faut desserrer l’étau de l’urgence pour réinstaurer de la collégialité, afin de prendre l’avis du plus grand nombre possible de personnes concernées.

Qui décide ? Il me semble clair en tout cas qu’on ne peut pas décider seul et que la collégialité est nécessaire. Je crois même qu’il faut aller éventuellement au-delà du cercle médical et du cercle des soignants stricto sensu.

Les grandes erreurs dans les affaires dont la justice a pu avoir à connaître récemment sont liées à des décisions solitaires. Ce point là me paraît tout à fait net.

Les médecins que vous auditionnerez vous confirmeront largement que les attitudes par rapport à la mort sont pour une part imprévisibles. Des personnes qui, vues de l’extérieur, auraient toutes les bonnes raisons de mourir, « se cramponnent » à la vie d’une manière qui peut paraître déraisonnable. Pourtant, qui peut juger du caractère déraisonnable de cette réaction vitale que des médecins peuvent observer chez des patients qui se trouvent objectivement dans une piètre situation ?

Vous donniez des exemples de personnes qui ont côtoyé la mort. Là aussi, les attitudes sont très diverses.

J’ai fait ce printemps une conférence à Clermont-Ferrand où le cas des époux Quilliot est dans toutes les mémoires.

M. Alain Néri : En effet ! J’étais d’ailleurs un ami personnel de Roger Quilliot.

M. Pascal Hintermeyer : A partir d’un tel cas, nous pouvons percevoir tout ce que de telles attitudes peuvent avoir de poignant. L’attitude actuelle de Madame Quilliot reflète aussi toute la complexité des questions que vous avez posées.

Des études ont été faites sur ce que l’on appelle souvent d’un terme anglais, NDE, et qu’on devrait appeler en français EMI, « état de mort imminente », s’agissant de personnes qui sont passées très près de la mort et qui en sont revenues. Point troublant, elles disent un peu toutes la même chose sur ce qu’elles ont éprouvé et développent toutes l’idée que cette expérience a changé leur vie. Ainsi, la proximité de la mort est donc, d’une certaine manière, une façon de retrouver le goût de vivre. Les attitudes par rapport à la mort ne sont pas opposées aux attitudes par rapport à la vie. Au contraire, d’une certaine manière, et ce serait volontiers ma conclusion, « Qui n’aime pas la mort, n’aime pas la vie ». Qui refuse la mort, refuse aussi la vie.

Louis-Vincent Thomas a crée une société savante, unique au monde, dont le siège est à Paris : la Société de Thanatologie. Il aimait à répéter « Je suis un thanatologue heureux ».

Audition de Mme Danièle Hervieu-Léger, sociologue, directrice
d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales



(Procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie, madame, de votre présence. Vous êtes directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales depuis 1993 et rédactrice en chef de la revue Archives de Sciences Sociales des Religions.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je dirige une unité du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux.

M. le Président : Je cite votre dernière oeuvre, une contribution à l’ouvrage collectif « Qu’est-ce que mourir ? » (Editions Le Pommier, 2003).

Mme Danièle Hervieu-Léger : Mes premiers travaux ont porté sur les étudiants catholiques et les mouvements « anti-institutionnels » du début des années 1970. L’écriture d’un livre sur le féminisme, constitue une parenthèse dans mon itinéraire qui porte pour l’essentiel sur la sociologie des religions. Mes ouvrages plus récents, en 1999, 111

M. le Président : Notre mission s’intitule « Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie ». Mise en place à la suite d’un certain nombre de faits ponctuels, elle tend à mener une réflexion en profondeur sur ce problème, sur son adéquation avec certaines attentes de notre société et sur l’opportunité de proposer ou non des modifications législatives. Cette réflexion est très ouverte, hors de toute idée préconçue.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je m’en réjouis car je n’ai pas de compétence spécifique sur les problèmes de l’accompagnement de la fin de vie, en ce sens que je ne travaille pas sur ces dossiers-là, même comme sociologue. Si certains sociologues travaillent sur les thèmes du grand âge, des relations entre générations, etc., moi, je travaille sur les phénomènes religieux. Ma perspective sera plutôt d’ordre général et portera sur la manière dont les problèmes du vieillissement, de la fin de la vie, de la mort s’inscrivent dans le paysage contemporain du croire, mais je suis prête ensuite à rentrer dans des aspects plus spécifiques, au cours de la discussion.

Je veux d’abord souligner l’importance d’une idée qui a grandement cours et qui est devenue une sorte d’évidence, d’autant plus partagée ces temps-ci qu’elle a été rendue plus palpable par la canicule et ses conséquences : il y aurait dans nos sociétés ultramodernes, nos sociétés de modernité avancée, une perte du souci des personnes âgées, avec éventuellement leur mise à l’écart ou en isolement. Considérées comme étrangères à la vie des générations actives, elles en seraient éventuellement oubliées. Ce discours d’auto-flagellation a été beaucoup entendu après la canicule.

Je ne veux à aucun moment dire qu’on n’a pas des raisons de s’interroger ou même d’avoir des regrets en considérant ce qui s’est passé, mais ce n’est pas ici mon problème. Cette interrogation ou ces regrets doivent pouvoir exister, sans pour autant souscrire à ce qui est en train de devenir une mythologie nostalgique d’un passé rêvé, selon laquelle les vieux auraient été si bien dans les sociétés du passé, ce qui est très évidemment absurde.

Premier constat très important : l’augmentation vertigineuse du nombre des personnes très âgées et grabataires dans notre société. C’est là la donnée démographique principale à partir de laquelle il faut raisonner. Elle est très exactement liée au fait que les personnes âgées sont infiniment mieux soignées qu’elles ne l’ont jamais été. Evitons un peu la nostalgie.

Qu’il y ait des conditions difficiles à l’accompagnement de la fin de vie, bien entendu ! Comme il y a des conditions difficiles à l’entrée dans la vie pour les jeunes générations ! Comme il y a des conditions difficiles qui sont liées à des sociétés vivant des changements très rapides et surtout à des sociétés d’extrême mobilité !

Il est bien évident que le changement des configurations familiales et locales de la sociabilité est, pour une grande partie, un facteur de désorganisation de solidarités anciennes qui pouvaient jouer de génération en génération. Cette mobilité est un facteur avec lequel il faut compter, mais pour autant il est, je le répète, parfaitement inutile de mythifier le statut des personnes âgées dans les sociétés traditionnelles car leur sort était loin d’être enviable.

Par contre, l’augmentation de notre seuil d’indignation est un phénomène très intéressant. Contrairement à ce que l’on affirme souvent, nous ne sommes pas plus indifférents mais, en réalité, nous sommes infiniment plus facilement indignés. En effet, nos critères en matière de requête de dignité se sont incomparablement modifiés depuis un demi-siècle, ne serait-ce qu’à cause du travail du droit, lequel s’inscrit lui-même dans un travail de la société sur elle-même. Par exemple, nous avons aujourd’hui autour des droits de la personne, des sensibilités bien plus aiguës que ce qu’elles pouvaient être au début du siècle. Mais ce constat très important, ne nous dédouane en rien de nos responsabilités, bien au contraire, car le problème de la société n’est pas de retrouver ou de restituer une relation antérieure qui aurait été belle et qui se serait dégradée. Le problème est d’inventer une problématique de l’accompagnement de la fin de vie, dans des conditions précisément d’exigence élevée en matière de dignité des personnes. Il s’agit donc de penser cette question au regard de ce que nous voulons, comme reconnaissance des droits de la personne dans une société démocratique. Autrement dit, nous sommes très exactement devant un problème politique qui doit se régler sur le terrain du politique, c’est-à-dire, en confrontant ces exigences aux conditions du réel.

Quelles sont ces conditions du réel ? D’une part, le nombre extrêmement important des personnes qui sont dans cette situation de vieillissement massif, ce qui est une condition historique absolument nouvelle, aucune société n’ayant connu un tel phénomène. C’est, d’autre part, l’existence d’une société d’individus vivant pour le meilleur - nous n’aurions pas ces exigences en matière de dignité de chaque personne, si nous n’étions pas dans une société d’individus -, mais connaissant aussi le moins bon : les dérives de la société d’individus peuvent être l’isolement et l’atomisation, avec tous les problèmes qui peuvent en résulter.

Je ne sais si mon point de vue sur les évolutions de la société contemporaine a sa place dans le cadre de cette politique. Cependant, à l’expérience de mes travaux sur la gestion des rapports symboliques, il me semble qu’il ne sera pas possible de faire l’économie d’une réflexion plus globale sur ce qu’on pourrait appeler « la gestion du mourir » dans nos sociétés.

Ce problème de l’accompagnement de la fin de vie est très important parce qu’il est le lieu où nous nous confrontons avec l’évidence de la mort prochaine. Là encore, un vrai travail de « nettoyage » de certaines convictions est nécessaire, travail qui vous a déjà été proposé, puisque j’ai appris que vous aviez reçu Michel Vovelle, l’un de ceux qui ont le plus contribué à liquider cette mythologie de la mort familière du passé, mise en avant par Philippe Ariès. Selon cette approche, nous ne savons plus mourir ! La mort nous fait tellement peur, tellement horreur, que nous la refoulons, que nous l’excluons. Il est sûr qu’existent des aspects de refoulement mais il est absurde de mettre en avant l’idée que, dans les sociétés traditionnelles, la mort était familière et qu’elle faisait beaucoup moins peur. La mort était porteuse d’énormes terreurs mais ces peurs d’autrefois ne sont pas nos peurs d’aujourd’hui. On a tout aussi peur et notre rapport aux personnes âgées est évidemment saturé par tout ce que charrie, imaginairement, notre propre peur de la mort. Autrement dit, il est intéressant de se demander ce qui a changé dans ces peurs et de les interroger, avant de raisonner sur l’accompagnement de ceux qui vont mourir.

Pendant des siècles, particulièrement dans les sociétés chrétiennes d’Europe Occidentale, la peur de la mort était entièrement canalisée par la peur de l’enfer et du jugement. Tout le problème de l’accompagnement était posé, mais il était posé, à travers la préparation de celui qui allait mourir à l’affrontement du jugement. Aujourd’hui, ces croyances en l’enfer ou en l’idée d’un jugement se sont à peu près complètement effondrées ; même chez des fidèles religieux extrêmement traditionnels, ces idées sont devenues incompatibles avec la vision du « Dieu Amour », qui est devenu la figure dominante du divin dans nos sociétés. Comme chacun sait, Dieu a des figures très variables historiquement. Mais le Justicier a été refoulé à la marge et la figure d’un Dieu Amour est incompatible avec la croyance de l’enfer ; quant à la peur du jugement, elle n’est pas non plus celle qui terrorise nos contemporains.

Par contre, ce qui a très évidemment changé, c’est notre peur panique à tous, de la déréliction et de la grande dépendance. Autrement dit, l’enfer est désormais ce qui précède la mort, mais pas ce qui vient après ! C’est bien autour de ce déplacement que toutes sortes de choses se jouent. Nous sommes terrorisés à l’idée de l’image que nous renvoient les personnes très âgées et grabataires, en ce sens qu’elles nous donnent à voir ce qui est notre pire représentation de l’enfer. J’illustre ce propos par un tout petit point. Pendant des siècles, dans un pays comme la France, de nombreuses personnes se sont endormies en priant pour que la mort subite leur soit épargnée - « De la mort subite, préserve-nous, Seigneur !» -, souhaitant ne pas être saisies, en état de pêché mortel et envoyées droit en enfer. Aujourd’hui, si les gens prient encore, ce n’est certainement pas pour éviter une mort subite, mais pour ne pas connaître la mort à petit feu, celle que représentent la grande dépendance et la déréliction qui lui est associée : « Par pitié, faites que je connaisse la mort subite... ».

Ce déplacement-là est un phénomène extrêmement important qui doit évidemment être mis en rapport avec la laïcisation de la mort, et avec le fait qu’elle est devenue, de plus en plus, un problème de la science et des techniques modernes. La mort n’est plus une sorte de fatalité inscrite dans le devenir d’un individu pour qui, de toute façon, la grande échéance est le jugement.

L’événement de la mort est désormais extraordinairement naturalisé. Il est d’abord et avant tout saisi comme un événement d’un parcours biologique qui, comme tel, est de plus en plus désinvesti symboliquement et c’est ce qui précède la mort qui devient le lieu des investissements symboliques.

Cet événement est aussi extraordinairement individualisé, d’autant plus qu’il prend place dans une société d’individus comme je l’évoquais tout à l’heure ; il est donc pensé comme l’ensemble de nos pratiques et des événements de notre vie, comme devant être une réussite individuelle. Autrement dit, aujourd’hui il y a une sorte d’impératif de « réussir sa mort » qui plane sur nous tous. D’ailleurs notre terreur de la déréliction du très grand âge est bien l’un des lieux de cristallisation : nous aimerions réussir notre mort qui, elle-même, on le sait bien, est un événement inéluctable d’un processus biologique qui, finalement, se résume à cet événement.

Enfin, c’est une mort laïcisée, je le répète, en ce sens que les grands dispositifs symboliques, mis en place par les traditions religieuses pour donner du sens à cet événement, ont très largement perdu de leur capacité de s’imposer à nos contemporains. La mort n’est plus gérée par des appareils symboliques qui donnaient en quelque sorte à cet événement le même sens pour tout le monde. Aujourd’hui, chacun est invité à produire le sens de sa propre mort, ce qui est extraordinairement terrorisant. En même temps, et ce point est très important, il serait faux d’imaginer que ce repli des grands dispositifs de mise en sens de la mort signifie qu’il n’y ait pas de croyances qui prolifèrent autour de la mort. Au contraire, sur un mode extraordinairement bricolé et quelquefois très bizarre, ces croyances sur la mort se multiplient dans nos sociétés. C’est le cas en particulier, avec cette réinterprétation extrêmement « drôle » de la fameuse croyance en la réincarnation, à laquelle adhèrent à peu près un quart des Occidentaux. N’ayant strictement rien en commun avec la croyance bouddhiste ou hindouiste dans la réincarnation et dans les vies successives, elle est pensée, non pas du tout comme une épreuve terrible, mais comme une bonne solution au problème de la mort. Quand on interroge les gens, - ce que j’ai beaucoup fait -, pour savoir ce qu’ils mettent derrière cette croyance en la réincarnation, on s’aperçoit qu’ils rêvent de refaire leur parcours « en réussi », c’est-à-dire en ne ratant pas, cette fois, les bons embranchements.

M. le Président : On rejoue la partie.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument, mais en ne commettant pas d’erreurs ! Et si vous dites aux nouveaux « réincarnationnistes » que du point de vue historique de la tradition religieuse, leur croyance n’est pas du tout « rigolote », ils vous expliquent que c’est tout le contraire et que leur croyance est optimiste. Surtout, ils n’envisagent jamais de se réincarner dans un crocodile ou dans une mygale ! C’est extrêmement drôle ! Vous avez là un très bon lieu d’observation des recompositions du rapport à « l’après-mort ».

Alors, la mort, enjeu individuel ? Enjeu de réussite personnelle, si j’ose dire ? Enjeu déboîté de grands systèmes de mise en sens, partagés dans la société - chacun fabriquant son petit dispositif de mise en sens ?

La mort est un événement éminemment individuel mais en même temps, paradoxalement, elle n’a jamais été aussi publique, en dépit du désinvestissement des grands appareils religieux qui donnaient du sens à l’événement. Même si on n’avait jamais fréquenté les églises, in fine on se faisait enterrer à l’église. Aujourd’hui les choses continuent de se passer ainsi jusqu’à un certain point, mais surtout à travers la reprise de l’enterrement religieux se joue la mise en sens personnelle. Mon séminaire porte sur tous ces bricolages du sens autour de la mort qui transitent par la personnalisation des rituels. Chacun produit son petit rituel pour ses amis et pour ses proches, invente le dispositif de mise en sens qui lui convient, et le cadrage religieux devient alors une espèce de scène sur laquelle on peut jouer cette personnalisation.

En même temps, les attentes envers l’État et envers la puissance publique de façon générale, sont considérables. Finalement, dans une société où les systèmes religieux ne fournissent plus - ou de moins en moins - le sens du mourir, toute cette charge d’assurer la réponse à la requête de dignité pèse sur l’État. On lui demande au fond, d’être capable d’organiser les conditions d’un accompagnement, qui donne à l’individu des chances de mourir dignement. Ce rôle croissant de l’État dans le travail de mise en sens, qui vaut pratiquement pour tous les domaines, vaut en particulier dans le domaine de la mort. Ce n’est pas seulement parce que la sécularisation a fait son œuvre et que l’État, en un sens, est invité à remplir des fonctions qui étaient assurées, historiquement, par les appareils religieux - ce qui est vrai jusqu’à un certain point - ; c’est surtout parce que l’événement du mourir lui-même a changé de signification. Pourquoi ? Parce que nous ne savons plus ce que c’est que mourir et c’est là un point absolument central, à mon avis.

Pendant très longtemps les sociétés ont cru savoir quelle était la frontière entre le mort et le vif. Or, cette frontière est devenue éminemment poreuse et nous ne savons plus très bien la délimiter parce que, tout simplement, la science nous a donné toutes sortes de moyens de réorganiser notre pensée du mourir. En particulier, on sait aujourd’hui que les définitions classiques - l’absence de battement du cœur, l’absence de souffle etc. - ne constituent plus comme telles, une définition du mourir. Maintenant dans les hôpitaux, les protocoles pour repérer les signes plausibles de la mort et les signes évidents de la non-vie, si je puis dire, deviennent de plus en plus sophistiqués parce qu’il faut multiplier les indicateurs permettant d’être bien sûr. Ainsi, la problématique des comas a remplacé l’idée du grand passage par l’idée d’un étagement.

Je me souviens que, lorsque nous avons préparé un séminaire à la Cité des sciences avec Jean-Claude Ameisen, biologiste spécialiste de l’apoptose, la mort programmée des cellules, je lui ai posé la question : « Pour un biologiste, qu’est-ce que mourir ? ». Il m’a répondu, et ce n’était pas vraiment une plaisanterie : « Il n’y a pas de définition biologique du mourir. Mourir, c’est quand la médecine décide d’arrêter... ».

Lorsque dans une société, l’évidence ou pas du mourir doit faire l’objet d’une sorte de délibération, cela veut dire que le rapport à la mort est forcément complètement transformé. On a alors besoin, bien entendu, de critères, on a besoin de savoir, on a besoin de dire qui peut décider d’arrêter et à quel moment. Or, ce questionnement va évidemment se poser de façon de plus en plus permanente puisque, en gros, il y aura deux manières de mourir.

D’une part, il y aura les morts liées aux risques. Elles seront vécues comme des scandales pour lesquels on se tournera vers l’État en lui demandant : « Qu’as-tu fait de ta responsabilité par rapport au risque qui a été couru ? ». Ce sera la première façon de mourir.

D’autre part, l’autre problématique consistera à déterminer à partir de quel moment on devra considérer que la mort est intervenue. Or, on se tournera aussi vers l’État pour lui demander quelles sont finalement les conditions de son intervention. On le voit très bien avec ce qui se dessine autour de l’euthanasie. Mais le problème se pose, par exemple, de façon « soft » et beaucoup plus diffuse, dans les services de soins palliatifs. Là, c’est quotidiennement qu’on se demande jusqu’à quel point on intervient ou pas dans le processus.

Dans ces conditions, les problèmes que pose l’accompagnement du mourir ont complètement changé de sens. Ce ne sont plus les dépositaires d’un sens symbolique du mourir qui interviennent pour accompagner celui qui va faire le grand passage. Ce sont des individus qui ont la charge de réaliser un nouveau protocole de la bonne mort qui n’est plus celle du héros ou celle du saint, mais qui est la mort rationnellement bien vécue avec un accompagnateur qui vous écoute, qui vous entend et qui vous considère jusqu’au dernier moment comme une personne. Ces accompagnateurs travaillent pour l’instant absolument sans filet, et sont dans une sorte de mise en responsabilité absolument fantastique puisqu’on leur demande de prendre la mort en charge.

En tout cas, il n’y a pas de doute que l’enjeu de cette situation est un enjeu politique. Il ne me gêne pas du tout de le dire. Cet enjeu fait partie des conditions d’une société démocratique.

M. le Président : Merci pour ce discours tonique.

Vous aviez annoncé que vous seriez très générale et que vous ne répondriez pas obligatoirement à nos préoccupations. Or, à ce stade de notre réflexion, ces dernières consistent à rechercher les relations existant entre la société, l’accompagnement de fin de vie, la mort et la responsabilité législative que nous avons. A cela, vous avez en grande partie répondu.

Je souhaite vous poser deux questions.

La première porte sur le deuil. Est-ce que l’absence de deuil dans notre société correspond aussi à une modification d’un rituel qui peut apparaître comme n’étant plus nécessaire ? Autrefois, le deuil prolongeait la mort, en tout cas de manière mythique. A ce propos, vous avez raison de dénoncer ce repli nostalgique sur un passé idéalisé qui, surtout en ce qui concerne les vieillards et la mort, n’était pas aussi idyllique que ce qu’on peut imaginer. Au fond, on imaginait une mort progressive, puis une suite sociale, le deuil. Or, aujourd’hui, prévaut la prière « Mon Dieu, donnez-moi la mort, rapide si possible, pendant mon sommeil. »

Mme Danièle Hervieu-Léger : Sans souffrir ! Mais pas avant l’heure …

M. le Président : En effet, on ne veut pas qu’il y ait d’avant et, socialement, il n’y a pas d’après. La mort est en quelque sorte juste un point, alors qu’auparavant elle était étalée dans le temps. Est-ce que ce phénomène accentue la demande d’euthanasie, au sens du terme « bonne mort » et est-ce que, en même temps, il donne à l’autre la possibilité de donner la mort ?

J’en viens à ma deuxième question. Vous avez insisté sur le fait que tout s’articule autour d’une idée individualiste de la personne humaine et de son choix délibéré, libéré du pouvoir des religions et du pouvoir technique médical. L’individu est seul face à son choix. Toutefois, parfois ce choix va être délégué par l’intermédiaire de ce que l’on appelle un « testament de vie » à une autre personne, un médecin ou la famille, qui aura la responsabilité d’infliger la mort dans les conditions antérieurement prévues.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Cette individualisation de la mort, vous la saisissez là dans sa forme la plus radicalement explicite, c'est-à-dire en soulignant la capacité de l’individu de choisir. C’est effectivement ce vers quoi d’une certaine façon, on s’oriente, par la force des choses. Mais la mort est individualisée, même quand les choses se passent d’une manière moins explicite, dès lors que l’événement du mourir est de plus en plus déconnecté de tout un réseau de significations sociales, elles-mêmes associées à des pratiques, à des communautés, etc.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner un exemple ? Vous dites qu’au fond il y a un cadre : tout le monde va se faire enterrer à l’église, mais que chacun joue sur cette scène une partition très particulière. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce propos ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : J’ai des éléments tirés d’observations empiriques. Mais, je vais me permettre ici une parenthèse compte tenu de la demande que vous me faites. Je suis supposée vous parler au nom d’une expertise de sociologue d’un terrain sur lequel je ne dispose pas pour autant de tous les éléments empiriques de l’analyse. Dès lors, mes propres options personnelles interviennent de façon très importante.

M. le Président : Nos options personnelles interviennent aussi inévitablement.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Certes, mais je ne suis pas un élu de la nation, moi. Ma légitimité étant l’expertise, vous comprendrez que sur un terrain comme celui-là, je signale que je suis parfaitement consciente de l’ambiguïté de la situation. Sans doute, ce sera également vrai pour tous les scientifiques que vous allez auditionner. Je ferme la parenthèse mais je tenais à préciser ce point. Il vous permettra d’entendre ce que je vous dis en fonction aussi de cette ambiguïté, et non pas comme un propos validé par l’expertise.

Par contre, vous pouvez me poser la question de savoir comment s’organisent ces « petits récits du sens », à partir de ce cadrage général qu’offre par exemple le rituel romain, qui est le plus attesté en France. Il est extrêmement intéressant, en effet, d’observer que se jouent sur ce terrain rituel relativement ponctuel, tous les enjeux de la personnalisation. C’est le moment où l’on va restituer le caractère éminemment personnel du fait de mourir. Ce n’est plus un atome d’une communauté qui, du même coup, a des moyens pour ressouder ses liens après le départ de l’un de ses membres. Mais c’est une personne qui, jusqu’au dernier moment, fait valoir sa singularité d’individu. Elle la fait valoir à travers évidemment ce que les autres pressentent comme étant une exigence des devoirs que l’on doit rendre aux morts. Autrement dit, on va s’attacher à « trouver la musique ». Comment cela se passe-t-il ? Comment est-ce qu’on va tenter de personnaliser, de rendre justice ?

On va le faire par exemple, en choisissant des musiques que le défunt aimait ou des textes qui se réfèrent à son expérience, en demandant à ses proches de dire des choses, non pas sur le mode rhétorique du discours de funérailles, mais sur le mode : « Raconte-moi quelque chose de lui ». Autrement dit, nous réorganisons notre ritualité ! On n’est pas dans l’absence de rites, contrairement là encore à ce que l’on peut lire souvent. On est dans des nouvelles productions de ritualités où il s’agit de donner toute sa place à la singularité de l’individu. C’est un élément absolument fondamental.

Mme Catherine Génisson : Païen ou laïque ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Ce n’est pas païen.

M. le Président : Individualiste sur une scène religieuse.

Mme Danièle Hervieu-Léger : La distinction païen ou religieux n’est pas pour moi une opposition pertinente, et je me garderai bien d’entrer ici dans des considérations par trop techniques. Il y a de la religion quand la manière de légitimer ce à quoi on croit fait référence à la continuité d’une lignée croyante. Croire religieusement n’est pas dire : « Je crois en Dieu ». Si vous me dites  « Je crois en Dieu », votre affirmation me prouve non pas que vous êtes religieux, mais que vous avez des élans mystiques. Si vous me dites : « Je crois, comme nos pères ont cru, au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob... », alors là, il n’y a pas de doute, nous somme dans la religion, c’est-à-dire dans une légitimation de la croyance par la continuité d’une lignée de témoins.

Ce qui est intéressant pour nous aujourd’hui, c’est de relever qu’il y a en effet beaucoup de ritualité hors religion ; cette ritualité ne cherche plus à manifester la continuité du lien social et symbolique - ce qui est le propre du rituel religieux - mais cherche à mettre en évidence le plus fortement possible la singularité de la personne dont il est question dans le rite. Vous avez là un déplacement très intéressant.

M. le Président : Johnny Hallyday a remplacé le « Notre Père ».

Mme Danièle Hervieu-Léger : Certes, ce genre de demande existe. De même, je peux vous citer l’exemple d’une famille qui a mis les employés des pompes funèbres au bord de la crise de nerfs, parce qu’elle revendiquait que soit jouée, pendant l’absoute, la Danse des canards, qui était la musique préférée du défunt. Mais le rite peut être aussi très chic ou mobiliser de nombreuses pratiques. Par exemple, ce peut être la lecture d’une « brève de comptoir » parce que c’était la manière la plus habituelle du défunt de communiquer avec ses copains. Ce peut être, pour la mort d’un jeune motard qui s’est tué en moto, la lecture d’un passage de Kierkegaard, que nous trouverons probablement très beau, même si probablement, nous rirons beaucoup moins.

Je veux dire par là qu’il y a aussi des compétences « bricoleuses » socialement différenciées. Il est assez facile de rigoler des bricolages frustes ! Mais tout le monde bricole.

M. le Président : Le deuil ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Le deuil des sociétés traditionnelles était, d’abord et avant tout, destiné à manifester la réorganisation des rapports sociaux après le départ de l’un des membres. Par exemple, les femmes se mettant en noir signifiaient par là qu’elles étaient entrées dans un nouveau statut. Le deuil était lui-même un moment très important de réarticulation des statuts sociaux, et il était aussi un moment très important de remise en scène du lien commun. D’où l’importance des banquets de funérailles qui, loin d’être anecdotiques, marquaient bien le départ d’un des membres et permettaient aussi de se retrouver, pour d’abord manger ensemble, c’est-à-dire donner témoignage à la vie ensemble, et marquer que la vie continue.

Le problème aujourd’hui – et cela vaut pour toutes les ritualités et pas seulement pour la mort – c’est que nous sommes pris dans une situation extrêmement particulière, liée à la démocratie. Nos sociétés démocratiques reposent sur un postulat extrêmement important, sans lequel ni vous ni moi ne serions là pour en parler : nous décidons du lien social collectivement, tous les jours. Nous sommes des citoyens qui « décidons », qui « replébiscitons » ensemble notre lien, tous les jours. Je parodie à peine Renan. C’est une fiction démocratique mais elle est indispensable à notre « vivre ensemble ».

Autrement dit, il n’y a rien entre nous qui nous unisse au titre d’une sorte de permanence inscrite dans la fatalité, ou dans le destin de notre société. Nous sommes des sociétés autonomes, ce qui est extrêmement meurtrier pour le rituel. Car précisément, que fait le rituel ? Il assure la représentation au sens de la mise en scène de la continuité. Il y a donc là une aporie des sociétés modernes démocratiques, qui est très frappante et que tentent de contourner les inventions rituelles ; ces dernières s’analysent comme des tentatives pour redonner le sens de la continuité, sachant qu’en même temps nous ne dépendons pas de cette continuité. Le vêtement noir dont s’habillait la femme en deuil signifiait aussi que sa vie était terminée sous l’angle de sa sexualité. On n’imagine plus, aujourd’hui, une organisation du veuvage qui assignerait à une femme autonome, même si elle a été profondément attachée à son mari qui vient de mourir, une sorte de condition sociale de veuve.

Aujourd’hui nous ne pouvons plus supporter ce genre de choses. Nous sommes donc obligés d’inventer les moyens de nous signifier à nous-mêmes notre continuité : si nous n’étions pas persuadés que demain nous allons mourir, nous arrêterions de faire ce que nous sommes en train de faire, individuellement et collectivement ; nous avons besoin de nous représenter notre continuité et en même temps nous devons en permanence échapper à l’idée que cela nous est prescrit d’en haut ou prescrit par quelque norme transcendante. Etant donc en porte-à-faux, de multiples bricolages rituels sont pratiqués autour de la mort : j’ai évoqué tout à l’heure la musique, mais il y a bien d’autres pratiques.

Vous avez tous participé à des enterrements et vous avez entendu le prêtre dire : « Que chacun des présents, s’il n’est pas croyant, fasse le signe qui lui permettra de manifester quelque chose... ». C’est une véritable révolution culturelle ! Je pense au simple fait de dire que, dans l’espace du bâtiment religieux, tout individu a le droit de manifester sa singularité de croyant, de pas croyant, de mal croyant, de tout ce que vous voulez. Il est invité à poser la main sur le cercueil, à mettre une fleur ou à faire un signe de croix, à la seule condition que le geste parle pour lui. « Attention ! Il faut que ce geste parle pour vous...» lui est-il demandé ! Antérieurement, une telle attention n’était jamais formulée ; en entrant dans une église, il fallait tout simplement se signer et rien de plus !

L’élément nouveau, c’est qu’un signe n’a de valeur que s’il est porté par un individu qui l’assume, qui le donne en fonction de l’affirmation du caractère absolument singulier de la personne défunte, lequel ne se résume pas à l’ensemble des déterminations sociales qui définissaient son statut.

Le deuil n’a donc pas disparu. Il est en porte-à-faux à l’intérieur d’un dispositif dans lequel il faut à la fois assurer l’affirmation de la singularité aussi bien des participants au deuil que du mort lui-même, tout en représentant la continuité du lien. Mais cette dernière ne peut plus se jouer dans nos sociétés d’individus que dans l’affirmation, au fond, de la réciprocité des consciences, dans le relationnel, dans la qualité de la relation.

D’où pour moi, ce caractère de laboratoire que constituent les services de soins palliatifs, que je situe dès l’entrée de la personne dans l’hôpital - on sait qu’il faudra l’accompagner jusqu’à la mort -, jusqu’à l’entrée dans les salles mortuaires, où se continue le processus. Jusqu’à il y a peu de temps, dans les hôpitaux publics, ces salles mortuaires étaient tout simplement, je le dis de façon très brutale, des consignes à cadavres. Les choses se passaient dans les services entre quatre et cinq heures du matin, avec la descente des corps dans la morgue pour remise aux familles. Aujourd’hui plus personne ne peut le supporter ! Et on ne peut plus infliger ce type d’évacuation des corps à des « accompagnateurs », qui ont mis en jeu leur capacité relationnelle pour que l’événement de la mort et ce qui l’a entouré soient signifiants dans les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui, à savoir la reconnaissance de la dignité de la personne. Il y a ainsi des requêtes très intéressantes pour la présentation des morts, par exemple par le croisement des mains, par l’orientation du visage et autres efforts similaires.

M. le Président : Cela n’est pas nouveau !

Mme Danièle Hervieu-Léger : C’est relativement récent ! Je ne parle pas des salles funéraires mais des morgues. Dans les salles funéraires, la présentation fait effectivement partie de la prestation de service. Je parle ici des salles réfrigérées des hôpitaux dans lesquelles on descendait les cadavres. Aujourd’hui, il est extrêmement intéressant de savoir que ces salles sont un véritable enjeu.

M. le Président : Dans ce « bricolage » que vous décrivez, tout est individualisé. Mais en même temps, dans l’euthanasie - testament de vie, il s’agit bien de dire en quelque sorte : « Je bricole pour moi mais je délègue à un autre de faire ce que je voudrais qu’on fasse si je me trouve dans telle ou telle situation. »

Mme Danièle Hervieu-Léger : C’est un immense problème parce que, à la limite, c’est contradictoire dans les termes.

M. le Président : En effet ! De là ma question.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Il est intéressant de noter que dans le cas d’un testament de vie, la légitimité de cette délégation est fondée sur la qualité relationnelle supposée entre celui à qui elle est déléguée et l’individu délégant.

Là encore se rejoue perpétuellement la scène de la qualification relationnelle de ces situations, en ce sens que l’on doit postuler que, dans le testament de vie, s’exprime par excellence une qualité relationnelle qui permet, au fond, que quelqu’un prenne en charge une responsabilité sur ses épaules. Mais cet enjeu-là fait partie d’un tout. La figure contemporaine et même ultra contemporaine de la bonne mort, c’est la mort relationnelle ou plus précisément « la mort en relation ». C’est la mort non solitaire, non pas au sens du groupe ou de la famille qui entourerait, mais au sens de l’intersubjectivité. C’est la qualification de l’humanité de votre situation dans le regard de l’autre. C’est la qualification relationnelle.

M. le Président : Reconnue par un autre sujet avec qui j’ai une relation privilégiée de confiance.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument. La délégation, ici, se joue sur ce plan.

M. Alain Néri : Je pense qu’il faut également réfléchir à la notion de mémoire. Quand j’étais jeune, ce qui me frappait dans la mort et dans l’enterrement, c’était le catafalque et le corbillard qui aujourd’hui ont pratiquement disparu. On ne sait donc plus qui est mort dans la commune ou dans le quartier.

Par ailleurs et s’il peut arriver que les sociétés de pompes funèbres profitent parfois largement de la détresse de la famille, je suis frappé par l’importance des sommes consacrées au cercueil, y compris par des personnes modestes. Autre interrogation : dans le cas de la personne qui a décidé de se faire incinérer, comment poser le problème du deuil, du fait de la rupture qui intervient dans le processus ?

Ne convient-il pas justement de s’interroger sur le processus qui va du moment où intervient la mort jusqu’au moment de la séparation définitive ? Dans un enterrement classique avec mise en terre, l’accompagnement du corps et le passage à l’église font, entre autres, qu’il y a une continuité dans la démarche, contrairement à l’incinération où il y a rupture.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Vous avez abordé successivement deux problèmes.

Le premier, c’est la publicisation au sein d’une communauté, du décès et du fait qu’une famille est en deuil. Dans un village, généralement très désertifié et très âgé, quand une personne meurt, cela se sait ! Les églises ou les cimetières sont pleins de monde. Le vrai problème de cette invisibilité de la mort et du deuil se pose davantage dans un quartier urbain où la population n’arrête pas de bouger et où les gens ne se connaissent pas dans une même cage d’escalier.

M. Alain Néri : Il en était de même lors de la canicule : on ne savait pas qui était mort.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument ! Toutefois, on ne s’est pas souvent interrogé sur la manière dont ces personnes âgées vivaient avant leurs relations de voisinage. « Personne ne s’est occupé d’elles ! » a-t-on dit ! Or, réalise-t-on aussi à quel point il n’était pas évident non plus pour elles, de s’inquiéter de leurs voisins. Prenons l’exemple de la jeune mère dont le gamin avait la varicelle, et qui avait besoin d’aller faire trois courses ou de prévenir son patron qu’elle prenait sa journée. Aurait-elle osé aller sonner chez une personne âgée voisine pour lui demander de s’occuper de son enfant quelques minutes, le temps qu’elle aille faire ses courses ? Aurait-elle été reçue ? L’isolement est un tout. Pensons à l’isolement des jeunes mères et notamment des femmes seules avec des petits enfants ! Dans une cage d’escalier, il est fréquent que personne n’ose demander s’il serait possible éventuellement de lui donner un petit coup de main. Dans le cas de la canicule, le problème de l’isolement nous a été rendu visible parce qu’il y a eu des morts. Mais cette espèce de décrépitude du lien de voisinage est très liée à la grande mobilité, très liée aussi au standard de la bienséance d’aujourd’hui, qui est de ne rien avoir à demander à son voisin. Telle est la contrepartie noire de l’indépendance qui revient aussi à ne pas avoir le regard du voisin sur vous. Nous sommes ainsi dans une situation complètement nouvelle au regard du problème du deuil.

Vous posiez un autre problème, celui de la continuité de la mémoire et en particulier le problème que pose, en France, la question des crémations. Ce problème peut être résolu par la loi. Dans notre pays, aucun texte ne réglemente le statut de la conservation des cendres. Cette absence de texte fait qu’une urne cinéraire, placée sur une cheminée, peut éventuellement être vendue, à l’occasion d’une vente aux enchères, avec la maison et le mobilier qu’elle contenait.

Je ne parle même pas de ces situations complètement abracadabrantes de partage des cendres d’un homme, qui a eu deux femmes successives. Ce cas se rencontre couramment ! Tous ces petits usages privés et domestiques autour d’une urne que l’on finit par oublier, peuvent avoir des conséquences très graves.

Je vous renvoie à une grande enquête qui avait été lancée par une importante entreprise de pompes funèbres au sujet de la crémation. Elle avait été déclenchée par le saccage d’une boutique de cette entreprise par un jeune homme, qui rentrait de vacances, au cours desquelles il avait été injoignable pendant deux mois. Pendant ce temps, sa grand-mère était morte, avait été incinérée et ses cendres dispersées. Demandant où il pourrait manifester son deuil, et devant l’impossibilité de le faire faute de lieu, il est alors rentré dans une crise de colère épouvantable, et a saccagé la boutique des pompes funèbres.

Comment dès lors penser les conditions pour assurer la continuité de la mémoire ? C’est la vraie question ! Il ne faudrait pas que les cendres de la personne décédée puissent être dispersées ou données à la famille, sans que son nom ne soit écrit quelque part. Il faut, le cas échéant, que l’on puisse savoir que les cendres ont été dispersées à tel ou tel endroit. Il faudrait aussi que l’on puisse favoriser dans les cimetières, l’existence de jardins du souvenir. Il est vrai que le recours à l’incinération se développe très vite, mais il n’empêche que nous sommes le seul pays d’Europe où il n’existe aucune réglementation sur les cendres.

Mme Danielle Bousquet : Je vous remercie de la qualité de votre intervention.

Vous avez évoqué à l’instant la continuité de la mémoire. Est-ce que la notion de mort réussie ne correspond pas également à la volonté de laisser une mémoire intacte auprès des gens qui nous sont proches ? Nous savons, en effet, à quel point la dégradation physique et morale d’une personne mourante peut laisser un souvenir affreusement dégradé aux survivants. Or, si nous parlons beaucoup des morts, il faut aussi parler des vivants. Dans le cadre du respect qui leur est dû, il faut aussi s’interroger sur le droit des personnes qui souhaitent préserver leurs proches survivants, et tenir compte de cet élément. Je crois que cette préservation des survivants fait aussi partie de la notion de mort réussie. Au-delà de ses propres souffrances physiques et psychologiques, savoir qu’on ne va pas faire souffrir les autres en assistant à la dégradation d’un proche peut participer de cette mort réussie.

M. Patrick Delnatte : Parlant des images religieuses, vous avez dit que le « Dieu Amour » remplaçait « l’enfer » ou « le jugement ». C’est vrai, on entend beaucoup cela. Mais on entend aussi beaucoup : « Je vais retrouver ceux que j’aime ». Il y a donc encore des images très fortes même si elles ont changé.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument ! J’ai bien dit que la croyance proliférait autour de la mort. Je n’ai jamais dit qu’on était dans le vide de la croyance. Ce n’est pas parce que la religion n’est plus organisée selon les codes de sens, prescrits par telle ou telle tradition, que la croyance disparaît. Une grande découverte des cinquante dernières années, c’est que nos sociétés modernes, rationalisées, désenchantées, sécularisées sont des sociétés croyantes, archi croyantes, tout aussi croyantes que les sociétés médiévales.

M. Patrick Delnatte : Concernant l’accompagnement et les soins palliatifs dont on parle beaucoup désormais, est-ce qu’il ne faut pas considérer que le déplacement des lieux de mort en est l’élément générateur ? On a déplacé les lieux de mort ! Avant c’était la maison, avec tout le cercle environnant ; désormais, c’est l’hôpital, avec une certaine dépersonnalisation, ne serait-ce que parce que les familles sont peut-être plus éloignées. Ces nouvelles conditions ne conduisent-elles pas à réinventer un accompagnement de la mort, lequel a toujours été un peu présent dans ce fait, à la fois individuel et sociétal ?

Enfin, vous avez beaucoup parlé de la volonté de respecter la dignité. Mais comment concilier ce souci avec le développement de la crémation ? Même dans les religions, l’évolution vers la crémation est considérable. Alors comment concilier la dignité et la crémation qui n’est plus, si j’ai bien compris, qu’une notion de mémoire ?

M. le Président : Ne pensez-vous pas que lorsqu’un certain nombre de personnes disent : « Je ne veux pas me dégrader », elles disent aussi : « Je veux la crémation parce que mon corps ne pourrira pas » ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : C’est le grand argument des crématistes, avec l’argument de l’hygiène. « Non à cette horrible chose qu’est la pourriture du corps ! ». Toutefois, je ne vois pas très bien pourquoi la recherche de la dignité serait contradictoire avec l’argument sur la crémation. La France est un pays extraordinairement en retard sur le terrain de la crémation, alors que l’on incinère à 85 % en Belgique et en Grande-Bretagne et à quasiment 100 % dans les pays scandinaves.

M. Patrick Delnatte : Pourquoi ce retard en France ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout simplement parce que jusqu’en 1972, l’Église catholique était opposée à la crémation et que nous sommes un pays de culture catholique, même si on l’est de moins en moins.

M. Patrick Delnatte : Ce n’est pas lié au respect de la dignité qui se développe ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument pas ! La cartographie est parfaitement claire : l’Europe protestante incinère, l’Europe latine et catholique inhume. Il est très intéressant d’observer ce qui se passe en Grande-Bretagne parce que la pratique de la crémation y est très ancienne, avec la qualité des jardins du souvenir, la mise à disposition de salons pour les familles, etc.

En France, même lorsque le choix de la crémation a été fait et demandé par des proches, on s’aperçoit qu’il y a une profonde réticence. On ne sait pas trop d’où elle vient, et il faudrait sans doute analyser ce phénomène. On constate dans notre pays une vraie anxiété autour des cendres. D’où la difficulté, par exemple, pour les pompes funèbres, de persuader les familles de ne pas assister à la mise à la flamme. Contrairement aux pays anglo-saxons où il ne viendrait à l’idée de personne d’y assister, en France, la famille souhaite généralement être présente lors de la crémation. L’angoisse de ne pas avoir les bonnes cendres in fine a conduit certains crématoriums à prévoir de mettre une brique réfractaire avec un numéro d’ordre. Vous avez votre « ticket », une sorte de contremarque, pour que vous soyez bien certain que les cendres que l’on vous a remises sont bien celles de votre défunt.

Même si les choses progressent très vite en France, on a encore du mal sur ce plan. Mais il n’y a aucun rapport à mon avis entre notre préférence culturelle pour l’inhumation, notre répulsion pour la crémation et un sens particulier de la dignité. Certaines inhumations peuvent être parfaitement indignes dans leur fonctionnement. Pensez à des exemples auxquels vous avez dû tous être confrontés : une fosse qui n’a pas été faite à la bonne dimension et dans laquelle les porteurs s’échinent pour tenter d’y faire rentrer le cercueil, alors que « ça coince » ! Indépendamment du fait que tout le monde finit par décharger son anxiété en se tordant de rire, il reste que le moment est terrible et je ne suis pas sûre que la dignité soit absolument assurée.

En France, le phénomène de la crémation a été si marginal pendant tellement longtemps qu’il n’a pas été pensé. Or, aujourd’hui il devient un phénomène vraiment important. Il faut donc le penser, y compris sur les conditions de dignité, en allant jusqu'à remettre en question cette espèce de non-droit qui permet de faire n’importe quoi avec les cendres.

Qu’en est-il à la question d’un droit des individus, à l’intérieur de la légitimation de la revendication de l’euthanasie, de ne pas se donner à voir « délabrés » ? Après tout, un individu peut, au titre de sa dignité personnelle, ne pas vouloir apparaître « comme un déchet » et telle est bien la formulation employée devant des petits-enfants, entre autres. C’est une revendication qui doit être entendue. Chacun d’entre nous peut se mettre dans cette situation et se dire « Je n’ai pas envie de cela ». Au-delà de cette requête, il est très important aussi de nous interroger sur notre vision, par exemple du dégoût que les personnes âgées inspirent aux enfants.

Ce dégoût en fait n’existe pas. En réalité, c’est une mythologie de la personne âgée elle-même qui pense qu’elle dégoûte. Le petit enfant, lui, peut très bien entretenir des relations très simples et faciles, avec des personnes très âgées et même pas très agréables à regarder, parce qu’il n’a pas, lui, les mêmes standards de la beauté. Or, en l’occurrence, il convient d’examiner quels sont nos standards de la beauté, du jeune, du sain, etc, standards qui nous envahissent tous considérablement. Assumer, y compris son très grand âge, devant des enfants est aussi une façon de leur apprendre ce droit au respect et à la dignité de chacun, même très âgé. Après tout, cela fait partie des choses sur lesquelles il serait possible d’éduquer l’opinion. Il est bien évident que l’envahissement de notre société par les standards du beau, du jeune, de l’éternellement bien portant sont tellement prégnants que les gens les intériorisent comme une contrainte personnelle.

Je suis moi-même confrontée à une telle situation, s’agissant d’une relation de toute une cohorte de petits-enfants avec une personne extrêmement âgée. Dans mon cas, je suis extrêmement sensible, au contraire, à la qualité de la relation qu’ils sont capables d’entretenir avec cette personne.

Il faudrait valoriser une telle approche, ce qui n’est guère le cas dans notre société.

Mme Danielle Bousquet : Ma question ne portait pas exactement sur ce point. Je pensais à des gens gravement malades, atteints d’un cancer grave, face à leurs enfants adultes...

Mme Danièle Hervieu-Léger : ...et qui ne veulent pas être à charge. Cela fait vraiment partie de la peur de la dépendance. Mais vous avez raison de le souligner, « être à charge » est une véritable obsession chez les personnes âgées. C’est une inquiétude obsessionnelle ! Cela fait partie des éléments très importants dans l’auto-affirmation du droit à la dignité.

Le fait de pouvoir dire « J’ai mon indépendance » est un critère fondamental de ma dignité. Il n’en demeure pas moins que cela pose d’énormes problèmes et, en plus, je vois très bien les dérapages possibles. On peut ainsi signaler tous les jours à quelqu’un qu’il est à charge et finir par l’en persuader. Il y a quand même des garde-fous à maintenir. Il n’empêche que l’on ne pourra pas évacuer ce désir de chacun d’affirmer son autonomie à travers son indépendance concrète.

M. le Président : Une sociologue qui vous a précédée avait dégagé deux approches possibles de ce « Je suis à charge ». L’une signifie « Je ne veux pas perdre ma liberté et mon indépendance... », et l’autre « Je ne veux pas peser sur mes enfants ou sur la société. ». Or, il apparaît que c’est le côté individualiste qui domine : « Je ne veux pas être à charge parce que je veux rester libre et indépendant jusqu’au bout. ». Est-ce aussi votre interprétation ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je pense que les deux éléments sont inséparables.

M. le Président : Vous pensez que ne pas être à charge de la société en général est une préoccupation ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Oui, plus qu’on ne le pense.

M. le Président : Je ne parle pas des enfants ou du cercle familial.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je pense que la responsabilisation des citoyens par rapport à leur propre mort est possible. C’est l’idée que « être à charge », c’est aussi être à charge socialement.

Ce serait une espèce de perversion absolue de l’État-providence que de gommer le fait qu’en effet, la responsabilité forte de la société - et donc de l’État et des collectivités publiques d’une façon générale - par rapport à l’ensemble des citoyens très âgés, va de pair avec la nécessité que ces citoyens très âgés y soient eux-mêmes sensibilisés. Mais évidemment, ce n’est pas au moment où ils vont mourir qu’il faut le leur dire ! Il faut qu’ils le réalisent dans leur trajectoire, en ce sens que c’est aussi le lieu où se dit la légitimité de leur revendication à ce qu’on s’occupe d’eux !

M. le Président : Madame, merci beaucoup pour cet éclairage original.

Audition de M. Dalil Boubakeur,
Président du Conseil français du culte musulman



(Procès-verbal de la séance du 25 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Dalil Boubakeur. La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a pour but de réfléchir, dans une démarche sans a priori, sur l’accompagnement de fin de vie. Dire que les événements qui ont récemment défrayé la chronique sont indépendants de notre démarche serait une hypocrisie, mais nous essayons de nous placer dans un contexte plus général.

La mort est aujourd’hui plus hospitalisée et médicalisée qu’elle ne l’était auparavant. Par ailleurs, avec l’allongement de l’espérance de vie, nous sommes de plus en plus inquiets à l’idée de vivre une fin de vie dégradée ou douloureuse. Il y a donc une demande d’une action positive afin de garantir une mort douce, qui est adressée au corps médical, à la société, et donc aux députés. Une des personnes que nous avons précédemment auditionnée nous faisait remarquer que les croyants, dans leurs prières, demandaient à Dieu de les épargner d’une mort subite, afin qu’ils aient le temps de se préparer. Aujourd’hui, la teneur des prières a changé : on demande une mort rapide et indolore. La belle mort, celle que l’on souhaite, c’est la mort pendant le sommeil.

C’est dans ce contexte que vous vous trouvez devant nous. Nous nous permettrons de vous poser des questions à la fin de votre exposé. Vous êtes Président du Conseil français du culte musulman et c’est à ce titre que nous vous écoutons, mais vous ne pourrez bien sûr pas ignorer votre propre expérience et nous écouterons donc avec beaucoup d’intérêt les avis personnels que vous pourrez formuler.

M. Dalil Boubakeur : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, le problème de la mort dans la cité a, depuis longtemps, préoccupé les médecins, mais aussi la société. J’ai participé, il y a une trentaine d’années, à la création d’une des premières sociétés sur ce sujet, la Société de thanatologie de langue française, fondée par le professeur Marois et le Révérend Père Riquet, ainsi que par d’autres médecins et religieux. La mort était alors traitée d’une manière assez curieuse en Occident, comme si elle était occultée et notre objectif était de la rendre plus visible. Cette société traitait de tous les aspects philosophiques, anthropologiques, religieux et sociaux de la mort et de l’inhumation.

S’agissant de l’accompagnement de fin de vie, sans remonter aux travaux anglais et américains, comme ceux de Cicely Saunders ou de Elizabeth Kübler-Ross, on peut dire que, dès 1986, en France, des circulaires ont recommandé aux hôpitaux de mettre en place des unités, qui allaient devenir les unités de soins palliatifs. Je citerai ici les noms des docteurs Maurice Abiven et de Michèle Salamagne qui ont mené d’importants travaux sur ces questions. Historiquement, le traitement du cancer, puis du sida qui atteint une population jeune, ont contribué à un important développement de ces soins palliatifs. On s’est rendu compte que le mourant devait faire l’objet d’une écoute, d’un soin particulier et d’une recherche en équipe, et que ces tâches ne devaient pas être du ressort exclusif des médecins. L’idée d’une mort accompagnée a donc progressivement inclus une démarche d’écoute attentive, qui, au-delà de l’aspect médical, tient compte de la personne, de sa dignité et de sa complexité et est prise en charge par des équipes spécialisées, composées de personnels soignants et de psychologues. Cette approche globale de l’accompagnement du mourant inclut aussi bien sûr la famille et le personnel religieux chargé de l’accompagnement spirituel des derniers instants de la vie.

De nombreuses discussions ont eu lieu en France, notamment à l’occasion des lois sur la bioéthique, sur le problème de la mort et de l’euthanasie dans notre société

Dans les cas où le malade est hors de portée des soins, comme par exemple lors de comas dépassés, il est procédé à une levée de la main de la poursuite des soins, des perfusions et même des examens, puisque aucune action thérapeutique ne serait utile dans ces cas.

Cette levée de la main, sans être totalement admise ni admissible, ne choque pas les consciences religieuses. En effet, à l’impossible, nul n’est tenu. L’Islam enseigne que c’est Dieu qui donne la vie et qui la retire. Cette soumission à la volonté de Dieu suppose que le moment de la mort dépend d’un décret divin, ajal dans notre religion. Le médecin n’est donc qu’un vecteur de la volonté divine : c’est Dieu seul qui guérit et qui prolonge la vie, lui seul décide du moment de l’arrêt de la vie.

La fin de vie a donc, pour les musulmans, une coloration religieuse très importante. Socrate disait que philosopher, c’est apprendre à mourir. Toute la vie du croyant musulman est une préparation au moment de la mort qui sera décrété par Dieu et qui n’est connu que de lui seul. Dans notre religion, la mort comporte deux acceptions : mawt, au sens de mort de tout être vivant et wafat, que l’on pourrait traduire par accomplissement d’une vie, c’est-à-dire accomplissement de tous les devoirs attendus du croyant avant d’affronter la mort, celle-ci n’étant pas pour le croyant une sortie, mais un passage. Pour l’homme de foi, la mort est le passage obligé, attendu et même désiré d’un état à un autre, par lequel il se présentera devant Dieu et accèdera à une vie, selon le Coran, meilleure que celle-ci. Pour ces raisons, le croyant doit mourir en règle avec lui-même, avec les autres et avec Dieu. Cette belle mort – qui n’est pas l’euthanasie au sens commun admis aujourd’hui – est cette sortie de vie souhaitée et recherchée.

En conséquence, le mourant musulman ne doit donc pas mourir seul, c’est sa seule angoisse. Il ne veut pas mourir loin des secours de la religion qui lui permet non seulement de fortifier son âme, mais de se mettre en règle – avant de se présenter devant Dieu - avec les rites et les obligations de l’Islam, dont la première est d’attester de sa foi jusqu’au dernier soupir.

Dans cette perspective, le médecin est l’ami, l’accompagnateur privilégié qui va, de par sa compétence, mais aidé de Dieu, le conduire jusqu’à la décision que Dieu seul a prise.

Même si le malade est soumis à cette volonté divine, dans la religion musulmane, les soins sont obligatoires. Le Coran dit, en effet, que le croyant est responsable de son corps car Dieu, en ressuscitant les âmes, ressuscitera les corps de la même façon.

Ces soins recouvrent la thérapeutique courante et l’hygiène du corps. Toute pathologie doit être soignée sans faille. Ces soins doivent aussi apaiser la douleur et la souffrance. Je distingue ces deux termes, car la douleur des grandes pathologies est une douleur globale, aux effets multiples, qui entraîne une souffrance psychique, un mal être, un dégoût de vie qui décourage la volonté de se soigner et déprime le malade. Le caractère inacceptable de cette douleur fait de l’accompagnement du mourant un devoir médical, mais aussi social. La société a un devoir d’assistance à l’égard de ses morituri.

La consommation de morphine et ses dérivés, employés larga manu dans le traitement de la douleur ante mortem, est aujourd’hui 13 fois supérieure à ce qu’elle était il y a quelques années. Ce qui prouve qu’elle est très efficace contre la douleur, et d’ailleurs elle est demandée par des malades qui sont parfaitement au courant de ses effets. L’effet stupéfiant de la morphine en fait l’arme absolue du traitement de la douleur. Elle a des limites car elle provoque, en s’accumulant, certaines pathologies comme l’insuffisance rénale. A hautes doses, la morphine est un poison du tronc cérébral et arrête les fonctions circulatoires du cœur et les fonctions respiratoires. Sans le vouloir, on peut provoquer une euthanasie à la morphine.

S’agissant de l’euthanasie, elle ne peut qu’être mal considérée par une religion qui prône la vie. C’est Dieu qui donne la vie et c’est lui seul qui la retire. Les processus aboutissant à la mort sont le secret de Dieu. C’est lui qui va provoquer un traumatisme cérébral, un œdème pulmonaire ou un état de choc, sans que l’on sache vraiment quels sont les chemins mortifères. Et dans cette zone de mystère qui va de la pathologie à la mort, personne n’est en mesure d’étalonner le degré de mortification au sens propre, c’est-à-dire de savoir si le malade est près ou loin de la mort.

Pour les médecins, les personnels soignants et les autres personnels d’accompagnement, le spectacle et l’idée même de la mort d’une personne constituent une expérience traumatisante qui laisse des séquelles. La formation des personnels aux soins palliatifs à l’approche de la mort doit donc être très sérieuse.

Un accompagnement spirituel de la fin de vie est nécessaire car le mourant vit un complet bouleversement objectif et subjectif de son état mental, psychique et même spirituel. Le personnel doit maintenir une certaine espérance. Le personnel religieux doit pouvoir assister un mourant qui le demande.

La qualité de l’accompagnement est importante et ce n’est pas le niveau intellectuel, la formation ou la préparation qui fait que nous sommes plus ou moins forts face à la mort, mais plutôt une sorte d’instinct. Des études statistiques nous apprennent notamment que les femmes sont plus solides face à la mort et à la demande d’accompagnement de fin de vie.

Derrière une apparente impassibilité du mourant, peut se cacher une profonde angoisse. Les équipes d’accompagnement doivent soulager et dédramatiser cette angoisse du mourant dans une approche humaniste, en respectant sa personnalité intime à travers le dialogue et l’échange, ainsi que sa dignité physique. Les soins et l’hygiène corporelle jusqu’au dernier moment font partie de cet accompagnement.

Les travaux de Cicely Saunders ont inauguré l’abord médicalisé de la mort et son accompagnement non médical. Les cultures anglo-saxonnes ont une attitude, vis-à-vis de la mort, différente de celle que nous avons en France et dans les pays méditerranéens. C’est la raison pour laquelle en Angleterre, en Hollande et aux États-Unis, les unités de soins palliatifs sont beaucoup plus répandues qu’en France. Cela peut s’expliquer aussi par des raisons financières, car mettre en place de telles unités coûte cher : il faut installer des lits, des petits salons pour les familles et recruter du personnel spécialisé. C’est une question de politique de santé.

Pour terminer sur l’euthanasie, je dirai que les religions et l’Islam en particulier, acceptent mal l’euthanasie active, qui consiste à injecter un produit dans le corps du malade. Cet acte est véritablement assimilé à un homicide.

J’ai appris, lorsque je faisais ma médecine légale, que, selon un avis prononcé par le grand juriste Maître Maurice Garçon, il fallait voir un cas particulier dans chaque cas d’euthanasie. Selon ses propres termes, chaque cas devait être jugé « avec la clémence la plus grande ou avec la sévérité la plus extrême ». Ce point de vue me paraît le plus sage, car il ne pénalise ni ne dépénalise et laisse une place à la responsabilité du médecin et de la société. En tant que croyant, je pense que le médecin est investi du point de vue social d’une énorme responsabilité. Il doit agir en respectant le code de déontologie médicale, qui est un code de vie ; son article premier énonce pratiquement le caractère sacré de la vie, comme les religions. L’inspiration judéo-chrétienne de ce code se retrouve dans le serment d’Hippocrate et dans d’autres serments. Toute la formation du médecin, dans notre système, fait que le médecin est responsabilisé et doit justifier de ses actes.

Je fais partie du Conseil de l’ordre des médecins de Paris qui a eu à connaître du cas d’un médecin ayant pratiqué une euthanasie courante et qui a été traîné par un de ses collègues, son second et donc sans doute son concurrent, devant les tribunaux et les instances ordinales du Conseil. Il n’a pas été sanctionné car son dossier était très convaincant : sa patiente souffrait beaucoup et était au-delà de toute thérapeutique ; elle avait réclamé la mort de manière répétée. Le Conseil a jugé que le médecin avait agi en conformité avec le code de déontologie.

Pour conclure, je voudrais insister sur deux aspects de l’euthanasie.

Thomas More, au XVIe siècle dans Utopia, décrit une cité où les malades sont entassés dans une véritable ville hospitalière. Des magistrats et des religieux rendent visite aux malades à l’état de décrépitude avancé pour les enjoindre à mourir. L’auteur décrit alors les procédés, étouffement, grève de la faim, permettant à ces malades de mourir volontairement.

Des travaux historiques ont été menés pour voir si de telles pratiques avaient eu cours ; on a ainsi trouvé des étouffeurs appelés pour mettre fin aux jours d’un malade. Jean Delumeau, le grand historien des religions, à la suite d’enquêtes, subodore que ces étouffeurs ont existé notamment en Bretagne.

L’euthanasie doit répondre à une volonté exprimée de mourir du patient.

Par ailleurs, l’euthanasie devrait être du ressort de la responsabilité du médecin et faire l’objet d’un accord familial, un peu comme cela se passe en Suisse où des protocoles très stricts sont dressés.

Du point de vue religieux, les croyants pourraient comprendre une levée de la main de la part du médecin dans le cadre d’une euthanasie passive. J’ai posé la question aujourd’hui même à mes religieux, jour de fête de la fin du Ramadan. On peut faire et comprendre la chose, mais le mot effraye encore.

M. le Président : Merci de nous avoir présenté la position du culte musulman et de nous avoir fait part de votre expérience de médecin.

Vous avez réaffirmé, ce à quoi nous nous attendions, que la mort dépendant d’un décret de Dieu, l’homme ne peut pas se substituer à la volonté divine. J’ai cru comprendre néanmoins que vous y introduisez certaines atténuations. J’ai notamment relevé que vous aviez utilisé à plusieurs reprises l’expression « lever la main », laissant sous-entendre qu’un arrêt thérapeutique entraînant la mort ne représentait pas une infraction à la loi divine, puisque le médecin ne fait que donner libre cours à la mort naturelle.

J’ai cru comprendre aussi que l’usage de la morphine à fortes doses, qui, pour apaiser les souffrances, hâte la mort de manière volontaire ou non, n’est pas un geste qui choquerait le croyant que vous êtes.

J’ai cru enfin comprendre que vous justifiez, en quelque sorte, ce que le Comité national consultatif d’éthique a défini comme l’exception d’euthanasie, puisque vous nous avez dit que si l’acte d’euthanasie peut se justifier, le terme n’est pas acceptable, ce qui pourrait revenir à dire que l’on comprend tel ou tel acte d’euthanasie dans des circonstances particulières, mais qu’on ne peut pas ériger une loi universelle érigeant l’euthanasie en principe.

M. Dalil Boubakeur : Chaque mort, du point de vue spirituel, est une mort singulière. Chaque personne a son histoire ; ce ne sont pas des malades qui meurent, mais des personnes.

Comme le disait Avicenne, « dans les actes du médecin, il y a 50 % de science et 50 % d’imprévu, c’est-à-dire de Dieu ». Cette part de mystère et d’impondérable confère au médecin sa grandeur, puisque sa responsabilité dépasse sa compétence. La médecine est donc beaucoup plus un art de traiter qu’une technique et dans cet art, la relation entre le médecin et le malade est extraordinaire. Le malade et sa famille investissent le médecin d’une confiance dont il doit être digne.

L’acte médical est bien sûr balisé par la loi, les règlements et le code de déontologie, mais, au-delà, il y a la responsabilité du médecin devant Dieu et devant les hommes, à laquelle il ne peut échapper en se cachant derrière la technique. Cette position très humaniste fait de chaque malade un cas particulier et le médecin doit notamment faire très attention à l’avis de la famille. Chacune, comme dans le cas des prélèvements d’organe, aura son point de vue sur la fin de vie et sur son accompagnement. C’est pourquoi il faut avoir une approche spirituelle du malade, même si l’on ne peut aller jusqu’au mysticisme.

Pour les mystiques, la mort est une renaissance. Le grand mystique Djelal ed dine er Mûmi, fondateur des derviches tourneurs, disait dans son diwan que la mort est la plus belle chose qui puisse arriver à un individu. La mort est nouvelle naissance car elle est un accouchement de l’âme.

Cette spiritualité doit être respectée par le médecin dans sa pratique. Il a devant lui un être qui est confié à sa responsabilité et dont il doit respecter les croyances, par exemple, celle d’une personne adepte d’une religion en vertu de laquelle le cadavre ne peut être touché pendant cinq jours. Nous n’avons pas de telles pratiques dans la religion islamique, qui est une religion monothéiste de la tradition d’Abraham, de Jésus et de Moïse, mais qui est aussi beaucoup plus récente. Cela a d’ailleurs permis à des savants et à des médecins de raisonner, en tant que croyants, dans des domaines rationnels et scientifiques. C’est pourquoi ma position est certainement plus rationaliste, plus rationnelle, plus en accord avec ce que l’on sait de la médecine et va au-delà d’une simple position traditionaliste bloquée sur les textes et le sacré.

Les néo-platoniciens nous apprennent qu’il y a du sacré dans la vie et dans la mort. C’est d’ailleurs cette part de sacré qui a fait que l’homme, dès qu’il a acquis la conscience, a commencé à enterrer ses morts et à peindre ses tombes. C’est l’homme de Neandertal, qui, le premier, grâce à un cerveau comparable au nôtre, de 1 600 centimètres cube, a ainsi pu raisonner et peut-être envisager le mystère de la mort.

Il faut laisser à cet événement très important du cursus humain sur terre qu’est la mort, cette part de mystère et de sacré. Quelle que soit la religion, on entre, avec la mort, de plain-pied avec le sacré.

L’euthanasie est un problème très difficile à trancher. Dans l’état actuel de la loi, les actes des médecins ne sont pas dépénalisés. Il faut laisser la plus grande place possible à la subjectivité du médecin et prendre en considération l’intention, la volonté de donner la mort. Il faut savoir si, dans la main du médecin qui agit ou n’agit pas, il y a cette volonté. S’il y a volonté de donner la mort, le médecin, d’un point de vue religieux, sort de son rôle qui est de donner la vie et de guérir. Cependant, dans le Coran, il est écrit que nul n’est tenu d’agir au-delà de ses possibilités. Nous comprenons donc qu’un médecin soit dépassé par une situation et qu’il laisse filer. Par exemple, face à une hémorragie non réductible, il ne peut rien faire. Il y a des cas, en conscience, où le médecin ne peut être mis en cause.

M. le Président : Dans des situations exceptionnelles, le médecin peut-il donner la mort pour abréger la souffrance ou mettre fin à une vie végétative qui ne serait plus vraiment humaine ? L’Islam condamne-t-il le geste de l’homme qui provoquerait dans ces cas, en conscience, la fin de vie, notamment avec l’accord de la famille, le malade s’étant préalablement exprimé sur ce sujet ?

M. Dalil Boubakeur : Vous avez évoqué le poids de la conscience qui peut devenir insupportable lorsqu’une décision d’arrêter une vie doit être prise. Il n’est pas souhaitable ni même imaginable que le médecin prenne seul une telle décision. D’un point de vue religieux, il est très difficile de laisser un médecin, et je dirais même une équipe, décider qu’une vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Cette décision doit être collective et consensuelle et peut-être, pourrions-nous envisager une commission tripartite comprenant outre les soignants et la famille, des juristes, des religieux.

D’homme à homme, je n’oserai pas prendre en conscience la décision de mettre fin à la vie de mon prochain, par ma seule volonté. Peut-être ai-je été amené, comme d’autres médecins, à mettre fin à la vie de quelqu’un, mais je ne l’ai pas fait avec la conscience de donner la mort, mais simplement avec celle de laisser la vie aller d’elle-même, comme une bicyclette qui descend par son propre mouvement.

Il y a une évolution naturelle de la vie et nous n’avons ni à magnifier la vie ni à essayer de la maintenir à tout prix, ni à hâter la mort : « in medio stat virtu » Dans la pratique médicale, entre l’acharnement thérapeutique et le fait de hâter la mort, il faut trouver le juste milieu en terme de responsabilité et en terme d’acceptabilité sociale. L’exemple de Mantes-la-Jolie nous a montré les risques de dérapage et les protestations qu’ils entraînent de la part de la société et des familles, qui avaient un moment pu accepter que leurs proches meurent, mais qui, après réflexion, ont changé d’avis. L’être humain est changeant ; tel est d’accord aujourd’hui et se rebellera demain. Dans cette affaire, où est la belle mort ? Où est la mort acceptée et acceptable ?

Dans des cas comme celui de Vincent Humbert, on ne peut être insensible aux appels de détresse. La science ne peut pas aider les gens à vivre s’ils n’ont pas envie de vivre, mais il faut se demander si tout a été fait pour accompagner le mourant et pour apaiser ses souffrances. Il existe actuellement suffisamment de médicaments à visée psychotrope ou antalgique pour le faire.

Accepter l’euthanasie sans qu’elle soit pénalisée est une extrémité à laquelle on ne peut aboutir qu’après avoir tout essayé, que l’on a suffisamment médité, et cela ne peut se faire que dans des conditions non pas acceptées mais, en tout cas, acceptables. Il ne faut pas accepter un certain laisser-aller à des processus mortifères de la part des médecins. Nous connaissons tous des exemples d’une personne tombée dans le coma qui, après quelques jours, décède, car les médecins ont débranché les appareils.

Il y a donc les faits. Il s’agit ensuite de leur donner une rationalité et une acceptabilité, en tenant compte du fait que la maladie et la mort sont des sciences de plus en plus exactes.

M. Jean-Marc Nesme : Je voulais vous demander si l’Islam avait une perception de la mort différente de celle des autres religions monothéistes. D’après votre exposé, il n’apparaît pas de différence fondamentale.

Avez-vous des rencontres avec les représentants des deux autres religions monothéistes en France sur ce problème de la mort, qui préoccupe de plus en plus la société française ?

Les perceptions musulmanes de la mort en Occident et en Orient sont-elles différentes ? Autrement dit, la culture occidentale a-t-elle influencé l’Islam dans sa perception de la mort ?

M. Dalil Boubakeur : L’Islam voit, comme les autres religions monothéistes, la mort comme un passage d’un état à un autre et comme une préparation à se présenter devant Dieu. Le mystère de la mort est enrichi dans l’Islam d’un certain nombre de rites supposés. Dans la tombe, des anges vont interroger le mort pendant trois jours, puis le mort restera dans la périphérie du globe terrestre, avant le départ définitif au quarantième jour pour le jugement des âmes et des corps, ce qui explique d’ailleurs que les musulmans fassent une prière au quarantième jour.

Le mourant attend la mort avec confiance, car ce n’est pas lui qui va mourir, mais Dieu qui va lui retirer la vie organique pour le rappeler à lui. Dans cette perspective, l’existence terrestre n’est qu’une épreuve passagère. Selon le Coran, la vie au-delà est bien meilleure que celle d’ici-bas. Si la présence de Dieu, la félicité, l’espérance du paradis sont des éléments que l’on retrouve dans le christianisme, en revanche, les rites sont différents. Ils sont très précis et les hôpitaux nous interrogent souvent sur les préparatifs, car de plus en plus de musulmans meurent à l’hôpital. Le religieux, dont la présence est très importante, doit prononcer des formules consacrées, puis vient la préparation du mort qui comprend les toilettes rituelles, l’embaumement et la mise au cercueil. Le problème se pose ensuite de savoir où enterrer les morts. Les mentalités ont évolué concernant l’enterrement. Auparavant, plus des deux tiers des morts musulmans en France étaient enterrés dans leur terre natale, car les croyants pensent qu’il est bon d’être enterré en terre musulmane. Aujourd’hui, les membres de la communauté savent qu’il est possible de prier et d’être enterré partout dans le monde, pourvu que le corps soit orienté vers La Mecque. Les cimetières français sont soumis à la loi laïque et sont gérés par les municipalités. Et je voudrais rendre ici hommage aux maires des cités de France d’avoir accepté qu’il y ait, dans un coin du cimetière, un carré musulman, qui ne viole en rien la laïcité puisque seule l’orientation distingue les tombes musulmanes des autres.

S’agissant de l’euthanasie, il me semble que les trois religions monothéistes sont à peu près d’accord sur le point suivant : c’est Dieu qui donne la vie et c’est Dieu qui donne la mort. Peut-être les protestants ont-ils une attitude plus compréhensive, encore qu’ils ne m’en aient rien dit ! Le Pape a une vision spirituelle de la mort. La loi de Dieu, a-t-il dit, est une loi de vie et je suis tout à fait en accord avec lui sur ce point.

J’ai pu visiter des hôpitaux en Orient, dans le Maghreb, en Egypte et en Jordanie en particulier. J’ai constaté le manque énorme de moyens et une insuffisance dans l’accompagnement des mourants. Le malade est abandonné à sa famille, notamment dans ses derniers instants et pourtant on meurt dans ces hôpitaux, du cancer, du sida … On meurt du sida en Orient, alors que les musulmans affirmaient au départ que leur religion allait faire barrage au développement de cette maladie. Il faut aujourd'hui se rendre à l’évidence : le sida est une maladie qui frappe l’Occident et l’Orient. Les statistiques montrent que c’est en Afrique qu’on meurt le plus du sida et que l’extension vers l’Orient se fait à une vitesse vertigineuse.

La mort dans les pays musulmans est très peu ou à peine médicalisée, en raison du manque de moyens des hôpitaux et l’accompagnement est réservé à une certaine élite. L’attitude générale en face de la mort est donc une attitude de soumission, qui est la traduction même du mot Islam. L’Islam, signifie en effet étymologiquement se soumettre à la volonté de Dieu.

Mme Henriette Martinez : Monsieur le Recteur, j’ai apprécié la modération de vos propos qui font la part des choses entre vos convictions religieuses - la vie n’appartient qu’à Dieu, qui peut la reprendre - et votre réalisme médical qui admet qu’en certaines circonstances et en conscience, le médecin puisse atténuer les souffrances du malade y compris jusqu’à la mort.

Entre cette conviction religieuse et ce réalisme médical, entre Dieu et le médecin, il y a l’homme avec sa vie et sa mort. Ce qui me gêne, c’est d’avoir le sentiment d’être dépossédée du choix ultime que je peux faire dans ma vie, celui de ma mort. Que ma mort dépende de Dieu, si je suis croyante, je veux bien l’admettre. Que ma mort dépende du médecin entre les mains duquel je serai quand se posera la question de savoir s’il faut hâter ma mort ou la laisser venir, j’ai beaucoup plus de mal à l’admettre. En effet, ce médecin ne connaîtra pas forcément ma vie, mes attentes ; peut-être ne saura-t-il ou ne voudra-t-il pas reconnaître le testament de vie que j’aurais pu faire et en vertu duquel je demande que l’on abrège ma vie dans certaines circonstances.

Que pensez-vous du libre arbitre de l’homme, dans ce choix qui le place entre la main de Dieu et celle du médecin ? Qu’en est-il du choix ultime que nous pouvons faire, à travers notamment un testament de vie ?

M. Dalil Boubakeur : Le véritable problème éthique se pose là. Dans une de ses prières, Maïmonide demande à Dieu de lui éviter de commettre le péché de croire qu’il est tout puissant. Le médecin ne peut pas tout. Plus nombreuses sont les techniques à sa disposition, plus un bon médecin doit être humble face à sa propre subjectivité. Les médecins ont souvent l’envie, la compulsion d’intervenir, mais parfois le mieux est l’ennemi du bien.

Des régulateurs, comme le code de déontologie, permettent de canaliser les initiatives des médecins. Nous appelons à la sagesse et à un compromis entre le possible et le souhaitable. Ce n’est pas parce qu’on sait faire une chose qu’il faut obligatoirement la faire ; ce principe est très important en bioéthique, comme dans le cas des xénogreffes par exemple.

Quant à la volonté du malade ou à son libre arbitre, croyez-vous vraiment que l’homme soit si libre, si serein, si objectif à l’approche de la mort ? Il faut prendre en compte la transformation psychique du malade. Assister à la mort d’un patient que l’on a connu exubérant et joyeux est une expérience subjective et personnelle. Dans son lit de soins palliatifs, ce patient est déjà ailleurs, dans ses pensées, dans sa vie spirituelle. Je voudrais mettre un bémol à la portée du libre arbitre au contact de la mort. La demande d’euthanasie au médecin est souvent une réaction à la souffrance, une demande supplémentaire du malade. Mais le médecin n’a-t-il pas d’autres moyens pour apaiser la souffrance que de donner la mort ? Chaque cas est, comme disent les Allemands « in sich », c’est une relation unique entre le malade et son thérapeute. Lors de mes études de médecine, je n’ai jamais appris que la mort était le traitement idéal de telle ou telle maladie. Cela n’existe pas.

M. Michel Vaxès : Je voudrais poser une question qui a déjà été posée par mes collègues à plusieurs reprises, ce qui traduit une attente ainsi que notre volonté d’aller jusqu’au bout de nos interrogations.

Selon vous, Dieu nous donne la vie et il nous la reprend. Du point de vue de la religion, il faut donc respecter la vie, qui appartient à Dieu. Or, Dieu donne la vie à tous les êtres vivants et, pourtant, nous ne nous privons pas de supprimer celle d’un certain nombre de ces êtres vivants pour notre subsistance. La vie humaine a donc une définition spécifique qui pourrait se caractériser par la conscience et par le patrimoine culturel accumulé du fait de cette conscience. On peut donc se demander jusqu’où il y a vie.

Par ailleurs, si Dieu a donné la conscience, n’y a-t-il pas lieu de la respecter ? On peut bien sûr s’interroger sur l’état de la conscience d’une personne à la phase ultime de sa mort, mais en me plaçant d’un point de vue religieux comme je viens de le faire, il me semble qu’il faut clarifier le débat sur le respect de la conscience. Ces questions sont au cœur de notre mission d’information.

M. Dalil Boubakeur : Tout dépend de notre vision du monde. Après Max Weber et le désenchantement du monde, on peut voir les choses d’une manière objectale et physique ; la vie serait une force.

Mais, face à ce réalisme rationalisé, la vision spirituelle tend à redonner du tonus au malade au moment de la mort. Tous ces aspects positifs de l’accompagnement de fin de vie, l’espérance, la présence, vont faire de la mort une belle mort, et pour moi il n’y pas d’autre belle mort que la mort naturelle.

Dans la conception de la mort-objet, de la mort-chose qui se place dans le cadre d’une vie dépourvue d’espérance, la perspective de l’euthanasie au bout du chemin peut apparaître comme un traitement supplémentaire ; j’exagère, car on ne prescrira jamais l’euthanasie dans une ordonnance ! Mais je me souviens du film Soleil vert de Spielberg qui montrait un thanatorium où les personnes avalaient des tablettes ou inhalaient des vapeurs psychédéliques pour se donner la mort et mouraient ainsi tranquillement.

Cette vision me paraît être une vision désespérée. Je suis religieux et je voudrais garder mon espérance. Sans elle, et s’il y a seulement le soleil vert au bout du chemin, la vie n’a plus de sens ! Bien sûr, dans une vision existentialiste, post-Max Weber ou défendue par Marcel Gauchet, on peut faire de la mort une fin en soi et trouver des moyens de la rendre moins pénible ; cette mort échappe alors à toute espérance et à tout mystère de la volonté de Dieu. Mais, malgré Max Weber, malgré Nietzche, j’affirme que Dieu n’est pas mort. Le mystère de la vie fait que l’on doit respecter les processus vitaux, dont beaucoup nous échappent, comme la naissance ou l’ontogenèse. Ces processus sont mus par une force sur laquelle l’être humain n’a aucune prise. Cette force, certains l’appellent Dieu, mais on pourrait l’appeler autrement. Le retour à Dieu peut être le retour à une autre réalité. Dans l’Islam, Dieu est d’abord une transcendance qui échappe à notre appréhension et à notre anthropomorphisme. Entre moi et Dieu, il y a une vitre épaisse qui fait que je n’ai pas la possibilité de dire qui est Dieu. Les mystères qui mènent à la mort ne sont pas encore élucidés. Ainsi, par exemple, les morts par inhibition sont inexpliquées et inexplicables.

Nous dramatisons la mort, car elle nous est inconnue et parce que la souffrance et la douleur nous sont insupportables. Mais nous pouvons agir sur cette souffrance. Je dis donc oui aux soins médicaux et aux soins palliatifs, mais non à la mort programmée à la fin, car ce serait briser une espérance. L’homme ne doit pas s’interposer dans ce moment qui est un moment privilégié pour penser à Dieu.

M. Michel Vaxès : Je voudrais vous remercier pour les précautions que vous avez prises en me répondant. La rationalité n’est pas privative d’espérance. Je crois même – mais pour des raisons différentes des vôtres – à l’immortalité. Je suis athée, mais je suis plein d’espérance, car le propre de l’humain est l’accumulation d’un patrimoine au sens large. C’est pourquoi la vie continue. Nos morts continuent à vivre en nous à travers le patrimoine qu’ils nous laissent. C’est là la grande espérance.

Mme Nadine Morano : Je suis catholique pratiquante et j’ai fait toutes mes études chez les sœurs. Ma conviction religieuse est profonde. Dieu est, pour moi, notre père spirituel, mais aussi notre père fait d’amour. Je pense au cas d’une personne, se trouvant dans une grande souffrance parce qu’elle est, par exemple, immobilisée pendant des mois ou des années dans un lit et redoute de mourir par étouffement. Cette personne sait qu’il n’existe pas de traitement pour la sauver et son plus grand souhait serait de retrouver Dieu. J’ai été hospitalisée pendant cinq jours en juillet dernier à l’hôpital Cochin et je partageais ma chambre avec une dame très âgée qui suppliait Dieu de la prendre dans la mort. Elle trouvait injuste de continuer à vivre dans les conditions dans lesquelles elle vivait.

Vous avez parlé des mystères de la vie, il y en a sans doute, mais la conception par exemple n’en est pas un pour moi. Je crois que nous existons avec nos propres conceptions religieuses. Dieu est d’abord amour. Comment penser alors que Dieu n’accepterait pas qu’on puisse être libéré de souffrances pour accéder à une vie meilleure, à une vie spirituelle ? Cette vie, nous ne la connaissons pas, et elle nous fait donc peur. Nous sommes donc tous paralysés face à la mort, les uns par l’espérance, les autres par le doute et la crainte. Ne pas écouter la volonté du patient m’interpelle.

M. Dalil Boubakeur : Jésus, sur sa croix, a dit: « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est une référence importante dans notre débat. Le croyant, au plus fort de sa douleur, arrive à douter. On peut douter de Dieu qui a permis Hiroshima et la Shoah. On peut légitimement se poser beaucoup de questions. Le mourant est une personne avec son histoire et ses croyances. Vous avez parlé d’une croyance de l’enfance, ce qui m’a beaucoup touché. D’après ce que nous savons, les valeurs spirituelles et religieuses se forgent dans l’enfance. La foi est une émotion et c’est en récitant son bréviaire ou son Coran que peut naître cette émotion.

La mort d’un croyant est certainement très différente de celle d’un naturaliste, qui considère que ce qui compte, c’est la vie présente et que le reste n’a pas de sens. J’ai ma conviction avec mes propres doutes. Et si cette croyance n’était que le fruit de l’émotion, de l’imaginaire, un opium du peuple comme le disait Marx qui pensait que la religion n’était que l’expression de la détresse humaine ?

Oui, nous humains, avons un destin très particulier sur terre : tu souffriras, tu enfanteras dans la douleur ! Une bombe peut provoquer des milliers de morts … Cela peut confiner à l’absurde. Or, de tout cela chaque individu fait sa propre synthèse.

Je suis humaniste, je ne suis pas le défenseur d’une dogmatique.

L’homme voit sa douleur et son destin. Il essaie de conduire, à travers sa propre expérience, sa maïeutique. Les plus grands mystiques ont voulu faire d’eux-mêmes, une expérience de vie et de mort. Certains ont dit qu’ils avaient cotoyé la mort dans cette expérience mystique. Ces voies ne sont évidemment pas données à tout le monde, mais on ne peut pas dire que c’est impossible. L’expérience de la proximité avec le mystère est donnée à certains, comme Sainte Thérèse d’Avila dans le christianisme ou Halladj dans l’Islam. Ce très grand mystique disait qu’il était identique à Dieu et a donc été condamné à mort pour blasphème. Le soir de sa mort, il était dans une extase de joie inexprimable. Massignon a d’ailleurs écrit une thèse retentissante à son sujet. Il voyait, dans ce cas, un exemple de syncrétisme, notamment parce que ce mystique est mort sur une croix.

Je persiste à dire que chaque mort est singulière, car la mort d’un être humain, c’est la mort d’un esprit et d’un vécu. Les Africains disent que quand un vieux meurt, c’est toute une bibliothèque qui s’en va, un trésor qui part. Il faut donc prendre des précautions, avant la mort, avant d’envisager de fermer les écluses et la lumière. L’homme est porteur d’espérance et d’une expérience de vie qu’il doit assumer du début à sa fin naturelle. Je dis bien naturelle, car il ne faut pas reculer devant notre ultime responsabilité et assumer notre mort. Je ne prêche ni pour la sainteté ni pour l’héroïsme, mais il me semble qu’il ne faut pas déléguer à d’autres sa responsabilité devant la mort. La conception de l’homme total, global, implique d’être un peu stoïcien, et en cela, l’Islam est stoïcien, car il demande de tenir bon devant la souffrance et de ne pas trop se laisser aller à cette modernité qui veut gommer toutes les épreuves. Même si le progrès a changé la destinée humaine, il faut s’assumer et ne pas déléguer.

M. Jean Bardet : Monsieur le Recteur, j’ai beaucoup apprécié votre exposé, qui montre que vous êtes d’un grand humanisme. Je suis d’accord avec vous, c’est Dieu qui donne la vie et c’est lui que la reprend. « Tu ne sauras ni le jour ni l’heure » nous enseigne la religion chrétienne. Vous avez atténué vos propos en disant que l’euthanasie passive ou l’euthanasie pour soulager la douleur, était avant tout un problème de conscience personnelle et que chaque médecin pouvait avoir été amené à pratiquer certains actes. Je me demande si ce n’est pas plus le médecin qui a parlé que le religieux.

M. Dalil Boubakeur : Bien sûr, et je fais mon autocritique. J’ai été impliqué dans ces pratiques, même si cela n’a pas été de ma responsabilité directe car cela fait partie du travail des équipes médicales qui doivent in fine en assumer la responsabilité. J’espère que les actes d’euthanasie n’échapperont jamais au corps médical. Je voudrais simplement poser les limites à l’action médicale. Je vous ai cité la prière de Maimonide, qui, huit siècles après, est toujours valable. Le médecin doit d’abord faire preuve d’humilité, principalement face à la mort, et ses études l’y préparent d’ailleurs mal. Le problème de la mort se pose au médecin non par le biais de la pathologie, mais par le biais de la société. Le médecin aborde le problème de la mort en faisant un détour par la société et par des problèmes connexes comme le développement du Sida ou la bioéthique. La société a délégué aux médecins un certain nombre de pouvoirs car ils disposent d’outils de mort. Mais qui de la société ou du médecin doit assumer cette responsabilité ?

Les affaires récentes montrent que la société n’est pas encore prête à accepter n’importe quoi en matière d’euthanasie. C’est un débat de société : quel type de société souhaitons-nous ? Toute expression humaniste est certainement génératrice d’une réflexion utile à notre société. Il faut être prudent et ne pas dépénaliser totalement l’euthanasie, dans le respect des traditions judéo-chrétienne et musulmane de la France, puisque l’Islam est désormais la deuxième religion dans notre pays et apporte un appui à cette tradition judéo-chrétienne. Il faut respiritualiser le principe de respect de l’homme. Peut-être, dans la mesure où à l’impossible nul n’est tenu, dans certains cas, bien cadrés, on pourrait aller à la clémence, comme disait Maurice Garçon. Mais cette clémence devrait être le fait de la société et non celui du médecin.

M. le Président : Monsieur le Recteur, je vous remercie, vous nous avez ouvert à des horizons. Votre expérience de médecin et votre spiritualité ont été particulièrement enrichissantes pour notre mission.

Audition de M. Olivier Abel,
membre de la Commission Eglise et Société de la Fédération protestante de France, professeur de philosophie éthique



(Procès-verbal de la séance du 25 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Olivier Abel, membre de la Fédération protestante de France et professeur de philosophie éthique. Notre mission a pour but de réfléchir sur l’accompagnement de la fin de vie et sur la réponse à apporter à nos concitoyens sur cette question. Dans un premier cycle d’auditions, nous entendons des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants des religions et des obédiences maçonniques. Ce cycle s’achèvera par une table ronde. Nous aborderons ensuite différents cycles (médical, associatif, juridique et politique), puis nous présenterons nos conclusions.

Je vous laisse la parole pour un exposé, à l’issue duquel nous essayerons de vous poser des questions pertinentes.

M. Olivier Abel : Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les députés, je constate que vous n’êtes encore qu’au milieu du gué et que vous avez encore beaucoup de travail. Professeur de philosophie éthique à la faculté protestante depuis 1984, j’ai créé, en 1985, la Commission d’éthique de la Fédération protestante dont j’ai été président pendant près de vingt ans.

Avant d’aborder mon exposé, je voudrais souligner qu’il n’existe pas de magistère dans le protestantisme, et que cette absence de point de vue officiel permet à tout protestant d’affirmer son désaccord. Ceci dit, l’avis que j’exprimerai sera, je pense, représentatif parce que je l’ai pondéré par le débat.

Au cours des années pendant lesquelles j’étais président de la Commission d’éthique, j’ai pu constater qu’il est difficile d’obtenir un accord sur tous les points au sein du protestantisme, qui se partage entre des positions très libérales et des positions très évangéliques. Je me suis donc attaché à construire les meilleurs des désaccords. Je vous transmettrai un texte que nous avons rédigé sur l’euthanasie et l’accompagnement des mourants. Il n’a rien d’un avis, mais pourra vous apporter des pistes de réflexion.

Au cœur de l’éthique protestante, se trouve une grâce, une gratitude, qui peut être interprétée de nombreuses manières et qui peut porter, par exemple, sur le fait d’exister, sur le fait d’être né.

Le protestantisme français se caractérise, par ailleurs, par un rapport particulier au droit, que l’on ne retrouve pas, par exemple, dans le protestantisme américain. Le Doyen Jean Carbonnier écrivait, dans son Flexible droit, qu’il ne fallait légiférer qu’en tremblant et qu’entre deux lois, il fallait choisir celle qui laisse le plus de place aux mœurs et à la morale.

M. le Président : Si les députés écoutaient ce genre de préceptes, ils accumuleraient sans doute moins de textes…

M. Olivier Abel : Le Doyen Carbonnier était représentatif de l’idée que si le droit est capital pour que nous puissions vivre ensemble, il faut aussi laisser une place à la responsabilité de chacun, à la morale, c’est-à-dire à des positions qui soient résistibles, qui ne puissent pas être imposées. Toutefois, la protection des plus faibles est une des fonctions fondamentales de la loi. Plutôt que de laisser des pratiques dangereuses se développer dans l’ombre, il vaut mieux réguler (la Fédération protestante a ainsi très fortement soutenu la « loi Veil »). Il reste à savoir si cette régulation doit se faire en amont ou en aval, à coups de procès.

Mes remarques s’ordonneront autour de trois points. J’aborderai d’abord la définition de la mort d’un point de vue protestant, je parlerai ensuite des soins palliatifs et enfin de l’euthanasie.

La mort est une limite. L’homme n’en est pas le maître, ni techniquement ni religieusement. Rien ne peut lui donner l’ombre du début d’un savoir sur ce qu’est la mort, elle nous échappe, elle est l’autre. La mort est une expérience impossible, c’est une impuissance. « Je ne peux pas mourir », disait le philosophe Emmanuel Lévinas. Cette remarque est en adéquation avec la théologie protestante.

N’étant pas un acte que je peux accomplir en toute responsabilité, la mort n’est pas un problème moral. Elle n’est pas non plus un échec de la science et du pouvoir médical car la médecine porte sur des êtres singuliers et mortels. La mort fait partie de la condition ordinaire de l’homme.

La mort est aussi singulière que la naissance, et il est important de lui faire place, de permettre à qui la rencontre de se rassembler et de se dépouiller. Elle est le moment de se raconter et de prononcer des paroles qui seront transmises de génération en génération, « comme des bagues », disait Walter Benjamin. Ainsi, le soir de sa mort, Jean Carbonnier, après avoir discuté avec son fils, lui a souhaité bonsoir en lui disant qu’il allait se coucher et mourir. Son fils n’en a rien cru et, quelques heures après, Jean Carbonnier était mort. Par ces paroles, c’est le style de Carbonnier qui sera ainsi transmis. Tout le monde a des petites histoires de paroles transmises par un grand-père ou un ami.

La mort est aussi le moment où l’on doit se dénuder et s’oublier. Dans le protestantisme, il n’y a pas de sacrement autour de la mort, pas d’extrême-onction. Calvin, en mourant, a demandé à être mis dans la fosse commune. Ce n’est pas la pratique protestante habituelle, mais elle souligne l’insouciance de soi. En outre, Calvin, qui avait écrit un traité contre l’usage superstitieux des reliques, n’allait pas risquer qu’on fasse un culte de son corps. Face à la mort, on laisse tomber toute individualité pour en revenir à la simple gratitude d’avoir existé, ce que Rilke, dans un de ses poèmes, exprime très bien.

A l’encontre de cette posture, dominent actuellement deux idéologies opposées de la mort et de la vie, entre lesquelles le protestantisme a du mal à se situer.

D’un côté, une conception stoïcienne, selon laquelle l’homme ne rencontre pas sa mort passivement, mais dispose de lui-même : la mort est alors un acte de la vie.

D’un autre côté, une religion et même une sacralisation de la vie. Hannah Arendt avait parlé, dans La condition de l’homme moderne, du triomphe de la vie. Dans cette optique, la vie accompagnerait la mort et la mort ferait partie de la vie. Pour atténuer la mort, il faudrait accompagner le mourant jusqu’au bout, ne pas l’abandonner. Pour maintenir le processus de vie, il faudrait atténuer les discontinuités comme la naissance et la mort. Cette idée m’inquiète, et je pense être représentatif d’une grande partie du protestantisme en le disant.

Les protestants sont chrétiens et, en même temps, ils sont liés historiquement et sociologiquement à la naissance de la posture stoïcienne. Ils sont donc porteurs du désaccord que l’on retrouve dans l’ensemble de la société française et qui est nettement apparu dans nos débats. Toutefois, quelle que soit leur opinion, les protestants se méfient de l’acharnement thérapeutique, qu’il soit justifié par une sacralisation de la vie ou par la volonté d’être le maître jusqu’au bout (cette volonté conduisant d’ailleurs, si l’acharnement thérapeutique n’est plus efficace, à recourir, toujours par activisme, à l’euthanasie).

La mort, actuellement trop refoulée dans les marges de notre société, doit disposer d’une plus grande place. Le pouvoir médical doit se retirer discrètement. Il ne faut priver personne de sa mort, afin que chacun puisse interpréter sa mort et être libre de l’offrir, de la partager avec les autres.

Je conclurai ce premier point, en constatant que face à la mort, nous sommes comme des enfants : nous ne savons rien, nous ne pouvons rien.

J’en viens maintenant aux soins palliatifs. Dans le texte auquel je faisais référence tout à l’heure, nous insistions sur leur importance et sur la nécessité de les développer, afin de réinsérer le mourant dans ce tissu de paroles et de gestes qui améliorent les conditions de la fin de vie. Il faut prendre au sérieux la souffrance, physique ou morale, il faut la soulager, même si c’est un travail gigantesque.

Mais face aux quelques cas irréductibles qui résistent aux soins palliatifs, les protestants sont partagés. France Quéré, par exemple, se rapprochait plus de la position catholique ; mon prédécesseur à la faculté protestante de Paris, André Dumas, soutenait, lui, que la demande de celui qui refuse que son temps soit rongé par une douleur et une déchéance interminables doit être entendue . Tous deux s’accordaient pour dire que la prétention à disposer de soi était dangereuse, et pour se méfier du concept de vie digne que l’on ne sait pas définir. Théologiquement, si l’homme est à l’image de Dieu, comment avoir une image de la vie digne et de la vie bonne, si on n’a pas d’image de Dieu ?

Je voudrais terminer sur cette notion très floue d’euthanasie. Elle recouvre, en effet, des réalités très diverses (arrêt de soins ; suicide assisté d’un tiers ; sentiment qu’un traitement est disproportionné par rapport au résultat ; anticipation délibérée de sa mort, consentie d’avance et signée devant témoins) dont les problématiques sont très différentes.

Je voudrais écarter ici un dangereux raisonnement d’autorité négative qui tend à disqualifier d’avance, comme immoral, tout argument de type économique. Nos sociétés ont des moyens limités et nous sommes donc obligés, pour les répartir, de faire des choix. Ces derniers, parfois gigantesques, ne sont jamais portés dans le débat public car, très souvent, les responsables de la santé publique sont seuls pour les faire. Les traitements ont des coûts qu’il faut prendre en compte, même si, moralement, cela pose des problèmes très importants, souvent tragiques. Un traitement disproportionné va ainsi mobiliser des ressources qui pourraient être utiles à une autre vie, à une autre survie.

Le problème du consentement à l’euthanasie gène quelque peu le protestantisme. Si ce dernier accorde une grande importance à la notion de sujet responsable, libre et consentant, il doit constater que tout consentement à l’euthanasie, même s’il est libre, réitéré et exprimé devant témoins peut être révoqué : ainsi, des militants de l’euthanasie peuvent, au dernier moment, ne pas la demander, de même que des adversaires idéologiques de l’euthanasie peuvent y recourir. Il faut donc être moralement très modeste face à ces questions.

Plutôt que de légiférer, il est préférable de mettre en place des procédures offrant des occasions de parole. Il ne faut pas laisser quiconque (médecin, soignant, proche ou patient) affronter seul une question qu’il n’oserait pas formuler, ou rester seul face à une responsabilité ou à une tentation.

Pour conclure, j’affirmerai qu’il est essentiel, théologiquement, philosophiquement et politiquement, que chacun, jusqu’au bout, se sente approuvé d’exister, soutenu dans son désir d’exister ; mais, en même temps, on ne peut forcer personne à désirer exister, car c’est impossible. Il s’agit donc, et c’est très difficile, d’apporter une réponse à cette question très délicate : comment faire en sorte que les êtres se sentent approuvés dans leur désir d’exister, sans qu’ils s’y sentent obligés ?

M. le Président : Je me permets de vous féliciter pour la qualité de votre exposé, qui pose plus des questions qu’il n’apporte de réponses, mais dans le domaine qui nous intéresse, ceux qui posent de bonnes questions retiennent plus l’attention que ceux qui apportent de mauvaises réponses.

J’ai cru comprendre que vous condamniez deux excès, un excès de pouvoir et un excès d’orgueil, le premier consistant pour le médecin à vouloir maintenir le patient en vie à tout prix et le second consistant pour le mourant à assumer la totale liberté de la fin de sa vie.

M. Olivier Abel : Je ne formule cette accusation qu’en hésitant beaucoup, parce qu’il s’agit de deux grandes figures du courage : d’un côté, la figure stoïque de l’homme qui veut exister par lui-même, et de l’autre, la figure de l’homme qui veut exister, en participant à quelque chose qui le dépasse, la vie ou l’amélioration de la vie en l’occurrence. Mon rôle de moraliste n’est pas de décourager, mais il faut que ces formes de courage ne deviennent pas des formes d’orgueil, et qu’elles assument la fragilité de ceux qui disent les supporter, les patients comme les médecins. Je me souviens d’un néonatologue qui me racontait qu’il avait endossé seul des centaines d’actes euthanasiques, parce qu’il ne voulait en faire porter la trop lourde responsabilité ni aux familles ni même à son équipe. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas continuer à agir de la sorte.

M. le Président : Je ne vous ai pas entendu prononcer une seule fois le mot de Dieu. Pensez-vous que Dieu n’intervient pas dans le débat des hommes, que, n’étant pas un juge, il ne pèsera ni en bien ni en mal les décisions des hommes ? Ou pensez-vous que sa présence est tellement évidente qu’elle sous-tend l’ensemble de votre discours ?

M. Olivier Abel : Dans la tradition luthérienne, qui est fondamentale dans la culture protestante, la morale et la théologie sont nettement séparées. La morale n’est pas là pour sauver les hommes, mais pour leur permettre de vivre. Les grandes orientations morales sont des orientations humaines et elles peuvent être erronées car l’erreur est humaine.

Ceci dit, en arrière-plan de mon discours, il y a des orientations théologiques, notamment dans l’idée que la mort est une limite à notre pouvoir. Ce discours est peut-être un a priori théologique, car il signifie que quelque chose ne nous appartient pas, mais appartient à Dieu, que quelque chose nous est donné. Or, quand on reçoit un cadeau, ce dernier nous appartient, mais il sera un jour rendu, de manière différente et parfois sous une autre forme. C’est Marcel Mauss qui a analysé cette obligation de donner et de recevoir.

M. le Président : Vous nous avez dit que deux tendances s’étaient manifestées au sein du protestantisme dans le débat sur l’euthanasie, l’une, proche du catholicisme, qui interdit tout acte euthanasique au nom du respect de la vie, l’autre prônant l’écoute du message du mourant rongé par la douleur et par la déchéance. Cette écoute, préconisée par André Dumas, doit-elle se traduire par une réponse à la demande du mourant ou est-elle simplement une attitude de compassion, ouverte à la parole ?

M. Olivier Abel : Entendre le mourant, pour André Dumas, cela veut dire arrêter les soins et peut-être même plus.

M. le Président : De telles situations exceptionnelles ne sont donc pas incompatibles avec la foi.

M. Olivier Abel : Dans la tradition protestante, chez Kierkegaard comme chez d’autres, le suicide n’est pas jugé. Il n’est pas incompatible avec une confiance au-delà de la vie. En effet, la figure de l’appartenance à un corps ecclésial, qui serait le lieu du salut, n’est pas aussi importante que dans le catholicisme. Le vouloir vivre ne se commande pas et son refus est un immense malheur. Le suicide n’est ni un acte immoral ni même un acte de défi de Dieu ou de transgression, c’est un acte que l’on ne comprend pas.

M. le Président : Comment concilier la valeur propre de l’acte individuel (le vouloir vivre ne se commande pas, mais la mort volontaire est concevable et peut-être acceptable) avec le message universel délivré à toute personne selon lequel sa vie vaut d’être vécue, qu’elle n’est pas un fardeau pour les autres ?

M. Olivier Abel : Il faut sans arrêt zigzaguer entre ces deux notions, sous peine d’en majorer une au détriment de l’autre. Par ailleurs, les cas avérés de souffrances irréductibles ou de déchéances éprouvées comme des atteintes insoutenables à la dignité sont sans doute très marginaux, mais il ne faut pas en faire des cas exceptionnels. La logique d’exception en effet ne fait que renforcer la règle. Or, il faut laisser de la place à l’interprétation.

M. le Président : L’exception peut être entendue de plusieurs manières : la rareté, le décalage vis-à-vis de la règle générale… Pensez-vous que l’exception d’euthanasie définie par le Comité consultatif national d’éthique soit choquante ou que, bien que constituant une transgression à l’interdiction de donner la mort, elle peut intervenir dans les situations de souffrances ou de déchéances que vous venez d’évoquer ?

J’aimerais, en outre, que vous m’apportiez des précisions sur la dignité comme image transcendantale. Si l’homme ne peut pas donner une image indirecte de ce que l’on ne peut concevoir, la dignité humaine ne peut dès lors être définie. Faut-il, de ce fait, respecter chaque situation personnelle et individuelle ?

M. Olivier Abel : Je suis d’accord, mais à condition que ces situations personnelles ne deviennent pas des cas isolés, solitaires et sans mot. Elles doivent être accompagnées et formulées à plusieurs. Il n’y a pas, d’un côté, l’universel abstrait et, de l’autre, des cas tellement singuliers et solitaires qu’ils sont indicibles. C’est l’entre-deux qui m’intéresse, mais je comprends que, à travers mes propos, vous voyiez davantage ce dont je ne veux pas que ce que je veux.

M. le Président : La loi aussi énonce ce qui est interdit et non ce qui est permis.

M. Olivier Jardé : Vous vous êtes très clairement prononcé en faveur des soins palliatifs. Or, si la morphine, par exemple, soulage la douleur, elle peut aussi donner la mort. S’il existe des cas d’euthanasie passive où l’on débranche les appareils, il existe aussi cette euthanasie de refus de la souffrance. Dès lors, jusqu’où doivent aller, selon vous, les soins palliatifs ?

M. Olivier Abel : Je comprends cette euthanasie. Ma conviction personnelle est qu’il faut lui faire une place et la réguler plutôt que la dénier et la laisser se pratiquer dangereusement dans l’ombre et dans la solitude. Beaucoup de protestants ne seraient toutefois pas d’accord avec moi ; sur ce point, il y a un débat entre nous.

Après avoir discuté avec des acteurs des soins palliatifs (dont un des fondateurs est un protestant militant, Monsieur Schaeffer), je me suis rendu compte que ces soins allaient bien avec l’idée d’accompagner la vie jusqu’au bout et avec ce que le catholicisme a de plus charitable, de plus fort dans cette éthique de la compassion et de la solidarité que j’approuve ; ma seule réserve résulte du fait que cette volonté d’accompagner la vie jusqu’au bout empêche le patient de se retrouver seul avec lui-même. Il y a tout un discours sur la vie autour des soins palliatifs, et j’aimerais qu’une place soit faite à l’idée que la mort est un dépouillement, est une expérience solitaire, (on meurt un par un, comme d’ailleurs, on naît un par un).

Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple de la légalisation de l’avortement, qui avait donné lieu à de grands débats idéologiques. On sait que l’avortement est un malheur, ressenti comme tel par ceux qui le vivent, et qu’il faut donc essayer de l’éviter au maximum. On pourrait faire le parallèle avec l’euthanasie qui devrait être régulée, afin d’éviter qu’elle ne soit pratiquée de manière solitaire par des gens pour lesquels elle est un excès d’angoisse ou un excès de pouvoir. J’ignore quel est le meilleur outil pour cette régulation. Si c’est une loi, elle ne doit pas aller trop loin pour laisser une place à l’interprétation ; d’un autre côté, il est nécessaire de protéger des personnes faibles, qui peuvent être entraînées à prendre une décision qu’elles n’auraient pas prise, si elles avaient pu formuler leur consentement au dernier moment.

M. le Président : Les pays s’étant dotés d’une législation sur l’euthanasie sont des pays du nord de l’Europe, à dominante protestante. Pensez-vous que ce fait religieux ait eu une influence ?

M. Olivier Abel : Je ne suis pas assez sociologue du droit ou historien pour répondre à votre question, qui est très intéressante ; dans nos échanges avec nos voisins européens, nous ne parlons souvent pas de la même chose car nous croyons avoir les mêmes mots, mais les mots ne véhiculent pas la même histoire. Moi, je me sens très français, je me sens protestant latin. Et dans cet entre-deux, la France me semble une frontière intéressante pour l’Europe.

M. le Président : Votre message me semble un peu contradictoire. D’un côté, vous nous dites qu’il faut légiférer en tremblant et laisser la morale et les mœurs jouer leur rôle de préférence à la loi et, de l’autre, vous nous dites qu’il faut réguler l’euthanasie, pour ne pas abandonner les individus face à ce problème.

M. Olivier Abel : J’ai placé mon exposé sous cette contradiction, que je retrouve dans la pratique du Doyen Carbonnier. La première règle est certes prioritaire, mais, en présence de cas visiblement difficiles, il vaut mieux réguler, sans prétendre remplir définitivement un vide juridique.

M. le Président : Selon vous, si la règle est le respect de la vie, son cadre doit être suffisamment lâche pour laisser une place à l’interprétation. Ai-je bien traduit votre pensée ?

M. Olivier ABEL : La règle prioritaire ne devrait pas être simplement le respect de la vie, mais aussi le respect des personnes. Le respect de la vie peut se faire, en effet, au détriment du sentiment intime des personnes, et ce dernier doit être replacé dans un contexte plus solidaire. La règle doit donc comprendre, de manière équilibrée, ces deux notions.

M. le Président : A propos du « testament de vie », j’ai cru comprendre que vous éprouviez une certaine méfiance à l’encontre de cette démarche, parce qu’elle vous paraît un peu décalée par rapport à la réalité vécue.

M. Olivier Abel : Je pense que tant qu’une vie n’est pas finie, son récit peut encore rebondir de manière incroyable ; l’identité narrative finale ne se révèle qu’à la mort et ne peut être dite que par l’autre. Le testament n’est donc qu’un moment narratif dans le vécu d’un être ; il a toutefois une grande importance, car il est une indication exprimée à plusieurs reprises sur la volonté de cet être dont il ne peut cependant pas être la maxime finale.

M. le Président : Prenons le cas d’une personne qui, dans son « testament de vie », désigne sa fille comme mandataire moral et énonce, de manière générale et globale, qu’elle refuse l’acharnement thérapeutique et souhaite que l’on mette fin à ses jours lorsqu’elle atteindra un certain degré de déchéance. Ce « testament de vie » ne donne pas à la fille le droit de tuer son parent en vertu d’une appréciation personnelle, mais il la désigne comme interlocuteur privilégié et donne une orientation sur la philosophie générale de la vie du testateur.

M. Olivier Abel : Le « testament de vie » est un acte important qui doit être pris en compte très sérieusement ; mais il faut toujours avoir un doute et se demander ce que la personne ayant rédigé le testament souhaite vraiment à l’approche de sa mort.

Les normes juridiques doivent permettre aux gens de s’exprimer. J’ai déjà souligné la nécessité de multiplier les occasions de parole. Lorsqu’il y existe une volonté de réguler, il faut savoir que les règles permettent de raconter des histoires, de donner des orientations ou pourquoi pas d’écrire des poèmes. Je me permets de vous lire le poème de Rilke, extrait des Elégies de Duino dont je vous parlais tout à l’heure : « Etre ici est une splendeur, vous le saviez, oui, même vous, filles apparemment privées de tout qui pourrissez, noyées au fond des pires rues des villes ou livrées à la déchéance. Oui, car chacune eut son heure, peut-être moins, quelque chose entre deux instants, à peine mesurable à l’échelle du temps où elle exista, pleinement, les veines pleines d’existence ». Ce texte est une formule poétique, mais il vaut un testament.

M. le Président : Le Comité consultatif national d’éthique, qui a défini de manière assez subtile l’exception d’euthanasie comme des circonstances particulières, a également mis l’accent sur la notion « d’engagement solidaire », c’est-à-dire sur la nécessité que la prise de décision face à la volonté, existante ou supposée, du mourant soit, non pas solitaire ni rapide, mais au contraire collective et réfléchie. Cet « engagement solidaire » est-il une idée que pourraient partager les protestants ?

M. Olivier Abel : Tout à fait, c’est même cela que j’ai appelé les occasions de parole. Il ne faudrait pas toutefois que la législation soit trop précise et prévoie que la décision sera prise et signée par telles ou telles personnes, car, en certaines circonstances, cela ne sera pas possible. Il faut laisser une marge à l’interprétation.

M. le Président : Dès lors, pour vous, tout texte que nous serions amenés à rédiger devrait comporter des orientations, des termes suffisamment larges pour permettre le déclenchement des processus, plutôt que des termes précis et étroits (comme par exemple les critères précis définis par la loi néerlandaise pour déterminer dans quelles circonstances on peut ou non procéder à une euthanasie), termes qui permettent d’éviter des excès.

M. Olivier Abel : Nous sommes des latins et donc quelque peu anarchistes, ce qui impose de voir comment nos moeurs s’articulent avec nos lois. Le rapport entre les moeurs et le droit varie d’un pays à l’autre, certains Etats peuvent décider que leur législation détermine des règles très précises, car leur application sera assez souple. En France, j’ai l’impression que le sentiment d’insécurité actuel fait naître un besoin de droit et de protection. L’intervention d’une loi permettrait alors non seulement de définir des règles juridiques, mais aussi de poser des garde-fous, de répondre à une inquiétude psychologique.

M. Alain Néri : Il est vraisemblable qu’une législation anglo-saxonne tente de s’imposer aux latins que nous sommes, dans différents domaines, ce qui suscite un certain nombre de difficultés ; mais, après tout, avec la construction européenne, nous devons apprendre à vivre ensemble avec des conceptions différentes, y compris celles qui portent sur la vie.

Je suis en accord avec vous, lorsque vous dites qu’une personne peut, à tout moment, changer d’idée et la prise de décision doit être collégiale. Je m’interroge toutefois sur cette collégialité car, même si plusieurs personnes ont participé à l’élaboration de la décision, le pouvoir ultime de décision est solitaire, il n’appartient qu’à une seule personne. A cette difficulté s’ajoute celle de la détermination du moment auquel on doit faire la part entre la dignité de la personne et le respect de la vie. A un certain niveau de déchéance, doit-on encore parler de vie réelle ou doit-on prendre en considération la dignité de la personne ?

Pour avoir vécu personnellement certaines situations, j’ai constaté qu’on a tendance à essayer de se substituer à la personne en cause tout en s’interrogeant sur la décision qu’elle prendrait si elle était lucide. Dès lors, comment savoir si le mourant qui a rédigé un « testament de vie » souhaite que celui-ci respecté ou s’il désire, au contraire, qu’il n’en soit pas tenu compte ?

M. le Président : Je voudrais prolonger cette question sur le pouvoir solitaire de décision. Il est inacceptable bien que parfois nécessaire ou obligatoire. Ainsi, comment faire participer une famille à l’élimination de son enfant ? Si les pratiques solitaires et individuelles d’euthanasie par le corps médical peuvent résulter d’un excès de pouvoir, elles peuvent aussi s’expliquer par une volonté de protection de la famille. On constate, en effet, que certaines familles ayant trop participé à la mort de leur proche reviennent voir le médecin quelque temps après l’euthanasie, pour être rassurées sur le bien-fondé de leur décision. Leur participation à l’euthanasie peut les avoir soulagées, sur le moment, mais elle les hantera par la suite.

M. Olivier Abel : Il faudrait alors , peut-être, prévoir qu’une personne serait chargée de prendre la décision et lui laisser la responsabilité de choisir ceux avec qui elle va en parler. Ce qui est certain, c’est que cette décision ne doit pas rester hors de tout contrôle, qu’elle doit pouvoir être contestée, afin que la personne l’ayant prise se sache responsable devant d’autres personnes (qui ne sont pas forcément les proches).

Monsieur Néri parlait de la dignité. C’est une notion très historique : nous croyons vivre dans une société très tolérante, alors qu’elle est très normative (un handicap, une situation hors norme sont très dépréciés) ; les sociétés traditionnelles, au contraire, étaient beaucoup plus tolérantes vis-à-vis d’excentricités ou d’extravagances de toutes sortes, morales, religieuses …

M. Alain Néri : Les importants progrès de la médecine prénatale permettent aujourd’hui de détecter d’éventuelles graves malformations du fœtus. Ils conduisent à se demander s’il faut laisser ce fœtus se développer jusqu'à son terme, ou s’il faut le supprimer ; mais, dans cette hypothèse, on ne peut pas dire que le principal intéressé puisse être consulté.

M. le Président : Je voudrais, à ce propos, relever un paradoxe. Lorsqu’une trisomie 21 est détectée sur un foetus, une interruption de grossesse interviendra dans 99 % des cas, mais lorsqu’un enfant trisomique naît, sa vie et son humanité seront respectées. Prenons maintenant le cas d’un foetus sur lequel on détecte un handicap cérébral majeur : s’il est « in utero », on pourra pratiquer une interruption de grossesse au sixième mois alors que s’il naît très prématuré, il ne sera plus possible d’interrompre sa vie. On se trouve donc bien aux frontières du permis et de l’interdit. Quelle vie vaut la peine d’être vécue ? Qui doit en décider ?

M. Olivier Abel : Je pense que l’euthanasie néonatale doit être traitée à part, car c’est une question très différente de tous les autres cas d’euthanasie. Il faudrait arriver à les distinguer, même si, métaphysiquement, elles posent les mêmes questions sur la vie, sur la définition d’une personne, sur l’existence d’un sujet. Je me méfie de l’actuelle atténuation des discontinuités, que ce soit celle de la mort ou celle de la naissance. On a l’impression aujourd’hui que la naissance n’est plus très importante, qu’elle ne représente qu’une date parmi d’autres, alors que, d’un point de vue anthropologique, elle est très importante. Le fait de pouvoir connaître le sexe de son enfant avant sa naissance a changé beaucoup de choses car, auparavant, on ne pouvait pas le nommer, et cet élément était très structurant. Aujourd’hui, on constate un changement anthropologique très profond, dont d’ailleurs la mentalité « néo-catholique anti-avortement » est représentative, car elle est liée à cette image moderne de la vie. Dans cette nouvelle idéologie de la vie, dans ce processus, on passe par pertes et profits la naissance et la mort. Or, pour la théologie chrétienne, c’est très grave, car s’il n’y a pas de mort, il n’y a pas de résurrection.

M. Alain Néri : J’ajoute que, grâce au progrès technique, on peut disposer d’une photo de la personne avant même sa naissance, ce qui permet aux parents de connaître leur enfant avant même cette naissance.

M. Olivier Abel : A la différence du nouveau-né, à la fin de sa vie, une personne a une identité narrative et peut se raconter. Et c’est là qu’apparaît le problème, propre à l’euthanasie, de savoir si la parole, la volonté de mourir par la main d’un tiers, a un sens.

M. le Président : Nous sommes de petits décideurs qui doivent donc faire des choix. C’est pourquoi j’ai apprécié le fait que vous considériez les arguments de coûts comme des arguments moralement valables. Mais n’y a-t-il pas un danger à définir les priorités en termes économiques ou utilitaires ? Mon expérience médicale m’a ainsi montré qu’on donnait la priorité à ceux qui pouvaient guérir et que l’on avait tendance à négliger un peu ceux qui allaient mourir, en entrant moins dans leur chambre, en assurant moins de présence infirmière.

M. Olivier Abel : Je partage votre opinion et c’est précisément pour cette raison que j’accorde une telle importance aux soins palliatifs qui préservent le sens de la personne au-delà de toute perspective de guérison. De fait, une institution, quelle qu’elle soit, scolaire, pénitentiaire ou médicale, a pour sens éthique profond de redonner une chance à quelqu’un. Dans le domaine médical, cette chance n’est pas la même chez celui qui, après un accident, possède une vie encore pleine de force et chez celui qui se trouve dans une situation d’extrême vulnérabilité au moindre petit microbe. Même dans ce cas, il faut tout essayer pour donner à la personne le sentiment d’être approuvée d’exister. Cette orientation générale, une fois définie, des choix tragiques devront être faits, à partir de considérations de coûts des équipements médicaux (arrêter un traitement trop onéreux), mais aussi à partir du consentement. Le caractère tragique de ces choix tient au fait que la personne est consciente de ce qui lui arrive, au fait que quand on est le plus conscient, on est le moins conscient (tel Oedipe qui est tellement conscient de ce qui lui arrive qu’il en est aveuglé). On veut quelque chose, de façon très délibérée et très claire, et, finalement, on ne sait pas ce qu’on fait et on fait parfois le contraire de ce qu’on voulait. Il faut donc des lois pour éviter le pire et protéger le plus faible, mais aussi se soucier des cas particuliers qui doivent être accompagnés.

Je viens de reconstituer très rapidement l’éthique de Ricoeur, qu’il expose dans son livre Soi-même comme un autre (dont un chapitre pourrait vous intéresser, car il porte sur la sagesse pratique appliquée, par exemple, à la naissance et à la fin de vie). Ce beau titre pourrait illustrer votre sujet : s’accepter, s’aimer, se traiter soi-même comme un autre, c’est se donner une autre chance, ne pas se condamner à l’image de soi-même.

Audition de Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin,
Archevêque de Lyon



(Procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur le Cardinal, je vous remercie de votre présence. Il n’est nul besoin de vous présenter, chacun sait que vous êtes Archevêque de Lyon, cardinal, membre de la commission sociale de la Conférence des évêques de France et président du Comité épiscopal pour la santé.

La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a été mise en place à la demande du Président de l'Assemblée nationale dans un contexte médiatique lié à ce qu'on a appelé « l'affaire Humbert ». Le terme « euthanasie » ne figure pas dans l’intitulé de cette mission, dont l’objet est bien plus large.

Les clivages au sein de cette mission n’épousent pas les tendances politiques de ses membres. Ils sont autres : pour certains, il faut faire une loi; pour d’autres, il faut être prudent ou laisser les textes en l'état.

Notre mission a décidé de procéder à une série d'auditions et de missions en France et à l'étranger et dans un premier temps d'écouter les religieux, les penseurs, les philosophes, les sociologues et les historiens. Votre audition se situe dans le cadre de ce premier cycle d’auditions. Lors d’un deuxième cycle, nous entendrons les médecins et les personnels soignants. Nous recevrons, lors d’un troisième cycle, des associations d'accompagnement de fin de vie. Lors d’un autre cycle, des juristes essaieront de nous éclairer sur l’application de la loi et sur d’éventuels changements. Nous terminerons par l’audition des politiques.

Notre intention est de présenter un rapport collégial, afin que le Premier ministre ait en mains un document qui fasse le point sur la situation et qu’il puisse prendre connaissance des propositions que nous serions en mesure de faire.

Nous écoutons votre exposé et nous vous poserons ensuite quelques questions.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, soyez remerciés de la confiance que vous me faites, en m'invitant à parler devant vous d'un sujet considéré comme essentiel par l’ensemble de la société et par les pasteurs et les fidèles dans l'Église catholique.

Même si l'échange dépasse la seule question de l'euthanasie, je tiens à préciser, puisque l’utilisation de ce terme manque parfois de clarté ou de rigueur, le sens communément reçu de ce mot : un geste ou une omission qui provoque délibérément la mort du patient dans le but de mettre fin à ses souffrances.

Je me propose de présenter trois points.

Le premier point est la joie que nous donnent les progrès de la science et de la technique mais aussi la conscience des risques qu'ils présentent : « Se réjouir des progrès sans se laisser tromper par eux ».

On me permettra d'abord de saluer les progrès admirables qui ont été réalisés dans les faits comme dans les lois et les textes administratifs pour l'attention aux personnes en fin de vie. Je pense à la circulaire ministérielle du 6 mai 1995 ; au nouveau Code de déontologie médicale de 1995, en particulier à ses articles 37 et 38, si importants et à mon avis, si justes en ce qui concerne les soins palliatifs ; à la loi du 9 juin 1999 visant à garantir l'accès aux soins palliatifs à toute personne malade dont l'état le requiert ; à la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades.

Tout cela peut aider considérablement les soignants, les familles et les malades, à vivre le difficile moment de la fin de la vie avec une grande humanité, sans être enfermés dans des situations destructrices.

Les prouesses de la chirurgie et les progrès de la médecine ont permis de gagner de belles victoires sur des maladies considérées comme incurables et de sauver des vies qu'un accident grave conduisait naguère encore à une mort certaine. Mais ils ont fait naître d'autres problèmes.

Par analogie, j'y réfléchis à Lyon avec des spécialistes de l'imagerie fœtale. Ceux-ci se rendent compte qu'ils sont placés dans des impasses ou des situations de violence, parce que les progrès de la médecine ne sont pas aussi rapides que ceux de leur technique.

De l'espérance légitime que les progrès de la médecine pourraient parvenir à vaincre demain un mal qui semble aujourd'hui fatal, est né comme un mirage, celui d'un progrès sans limite de la médecine et peut-être, l'illusion que la mort serait un jour vaincue.

Je crois que c'est ce mirage qui est à l'origine de la double difficulté qui affecte aujourd'hui la relation des soignants aux malades.

Je suis convaincu que l'acharnement thérapeutique et la tentation de l'euthanasie sont deux facettes d'un même refus de la mort. Cette attitude, parfois inconsciente, est compréhensible. La sagesse ancestrale ne dit-elle pas que ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ?

Respecter la vie de quelqu'un, c'est, d'une part, l'accompagner dans la dernière étape de sa vie terrestre, c’est soulager sa douleur physique. Aujourd'hui le traitement de la douleur est sûr, un malade ne meurt pas de l'administration de morphine correctement dosée. C'est apaiser ses angoisses. C’est montrer l'affection et l'attachement qu'on lui porte, lorsque sa vie arrive à son terme. En effet, nous reconnaissons à cette personne, je cite, « la dignité humaine inhérente à tous les membres de la famille humaine », comme dit le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Respecter la vie de quelqu’un, c’est, d'autre part, éviter de lui imposer des soins disproportionnés, signe d'une obstination déraisonnable qui nuit gravement à la sérénité du malade et qui n'a aucune chance de le conduire sur un chemin de guérison.

Dans un cas comme dans l'autre, c'est accepter que la mort fait partie de la vie, qu'elle lui est indissociable, que nous pouvons et que nous devons nous aider les uns les autres à franchir cette étape, pour redoutée qu'elle soit.

Comme tout fils ayant assisté aux derniers moments de son père, je n'oublierai jamais cet après-midi d'été où il fut terrassé par un infarctus massif au cours d'une promenade familiale. Jusqu'au dernier moment, je lui ai parlé à l'oreille, tandis que mon frère médecin lui faisait des massages cardiaques. Je n'oublierai pas non plus ce passage, en juillet 1998, dans une famille malgache, beaucoup plus pauvre que la mienne assurément, éloignée de tout établissement hospitalier : la vieille maman d'un ami très cher vivait ses dernières heures, après une mauvaise chute. La famille était là ; sa belle-fille était assise à côté sur le lit, prenait soin d'elle et de tous les petits détails qui pouvaient la soulager. On avait demandé aux enfants de continuer à jouer mais silencieusement.

Le départ de nos proches est toujours une déchirure et en me réjouissant des progrès de la médecine et de la technique, je ne voudrais pas qu'ils nous fassent perdre la beauté et la gravité de ces moments, si importants dans la vie d'une famille et si décisifs aussi pour notre équilibre psychologique.

Afin d'étayer la conviction qu'euthanasie et acharnement thérapeutique sont les conséquences apparemment opposées d'une même attitude erronée, il faudrait que j'aie le temps d'analyser les faits. On peut même constater que ces deux attitudes s'engendrent l'une l'autre. Des difficultés jusqu'alors inconnues surgissent. On maintient dans des conditions de vie artificielles un malade dans le coma. Certains disent que c'est excessif, que c'est une surcharge pour la société, pour un établissement de soins. Plusieurs articles ou livres nous ont décrit en détail certains cas où il faut « libérer les lits », où un chef de service laisse un cocktail à injecter en fin de soirée ou quitte son service en disant à l'infirmière : « Je ne veux plus voir M. Untel au retour du week-end ... ».

Je me permets de renvoyer au chapitre 5 du livre intitulé En fin de vie du docteur Bruno Cadart, et en particulier à deux cas : d'une part, l'accueil d'une demande d'euthanasie, le cas de Mme Batéot, atteinte d'un cancer du poumon et terrorisée à l'idée de mourir seule et asphyxiée ; d'autre part, le refus du recours à des traitements disproportionnés dans le cas de Claude Dubuc, atteint de la maladie de Charcot ou sclérose latérale amyotrophique.

L'auteur qui, dans le même chapitre, analyse aussi le cas de Vincent Humbert, décrit minutieusement l'attitude du malade, celle du personnel soignant, leur dialogue et leur collaboration pleine de respect.

Dans ce domaine comme dans bien d'autres – on n'a qu'à penser à l'énergie nucléaire – notre société se trouve devant le problème de l'usage qu'elle fait ou de la maîtrise qu'elle garde, des progrès réalisés par la science. Nous devons nous en réjouir, les utiliser pour le service et le bien de l'homme, sans nous laisser emporter par eux dans des situations qui attenteraient à la vie humaine ou blesseraient sa dignité.

Ma deuxième réflexion touche à la lutte contre la souffrance.

Pour tous, j'en suis convaincu, l'essentiel est le bien des personnes : le malade en premier lieu et ses proches qui sont concernés et affectés par la fin de sa vie. Notre premier devoir est de nous attaquer résolument au problème du soulagement de la douleur physique et de la souffrance morale. C'est depuis toujours le souci de ceux qui accompagnent les malades dans les familles et les institutions hospitalières.

Avant que l'on ait donné leur nom aux « soins palliatifs », quelques pionniers ont montré le chemin. Je pense au Saint Christopher Hospice de Londres ou à la Congrégation des Petites Sœurs des Pauvres de Jeanne Jugan. Plus de 17 000 sœurs, depuis la fondation de cet Institut, se dédient à accompagner les personnes âgées jusqu'au terme de leur vie.

Cet été, après la canicule, je suis allé dans plusieurs maisons de mon diocèse tenues par elles, à Roanne par exemple, et elles m'ont dit que tout s'était passé avec une grande simplicité. « Il suffisait d'être là, de donner un verre d'eau, d'allonger la personne âgée... », ai-je entendu dire. Je laisse en annexe bibliographique des indications pour avoir recours à leur expérience incomparable.

J'ai été surpris lors de certaines visites pastorales dans des hôpitaux de sentir que les soins palliatifs étaient regardés de haut « par la science », comme on dit. On m'a rapporté des propos, apparemment irréprochables, comme celui-ci : « Puisque la médecine n'y peut plus rien, confiez ce malade à l'unité de soins palliatifs pour que tout se termine dans de bonnes conditions ». Mais j'avais le sentiment que le malade n'avait plus le même intérêt, dès lors que la médecine reconnaissait qu'elle ne pouvait plus rien pour lui. Pourtant ne sommes-nous pas tous au service des malades, jusqu'au terme de leur route ?

En posant cette question, je mesure l'exigence qu'une réponse positive engendre dans la vie du personnel soignant. Le témoignage du Dr Cadart et de ses collègues dans l'accompagnement de Mme Batéot, auquel je renvoyais à l'instant en donne un exemple éloquent.

Il y a encore souvent comme une forme de mépris à l'égard des soins palliatifs. Les choix budgétaires ne le révèlent-ils pas ? Une jeune femme médecin m'a raconté qu'après avoir suivi, à la demande de l'administration, une formation longue, elle s'est vue refuser d'appartenir à l'unité de soins palliatifs de l'hôpital, au motif que la présence d'un médecin était trop onéreuse et finalement n'y était pas nécessaire.

Je crois qu'il y a encore un grand investissement à faire pour que les soins palliatifs soient davantage reconnus et fassent vraiment partie des soins que notre société offre à ceux qui en ont besoin et que la loi leur garantit.

J'ai lu le rapport de Mme Marie de Hennezel juste après avoir rédigé ces lignes et j'étais content de voir à quel point nous « consonnions ».

Ces dépenses me sembleraient plus justifiées que certains perfectionnements techniques dont on se montre très fier dans des maisons de personnes âgées mais dont la nécessité me paraît franchement discutable. D'innombrables témoignages de familles nous disent que la dernière étape d'un de leurs proches dans une unité de soins palliatifs a été une source de réconfort et de paix qui n'a pas de prix.

Je saisis cette occasion, en tant que président du Comité épiscopal pour la santé, pour dire le désarroi et la souffrance de nombreux membres du personnel soignant, en particulier du corps des infirmières et des infirmiers dont le travail est souvent déterminé maintenant par des actes de soins, des exigences budgétaires où ils n'entendent plus aucun écho de ce qui fait le coeur de leur vocation : la relation personnelle aux malades.

Ma dernière réflexion est un regard anthropologique.

Dans le fond de notre formation, il y a l'idée que l'homme est un animal supérieur : les manuels de biologie parlent de « mammifère supérieur », les philosophes d’ «animal rationnel ». Chacun donne sa définition ou un critère de discernement : Anaxagore dit que l'homme est intelligent parce qu'il a une main, tel autre parce qu'il a le langage ; Aristote dit que c'est un «animal politique », etc.

Ainsi, certains pensent que tout ce qui est découvert sur le vivant ou expérimenté sur l'animal peut être essayé sur l'homme. L'histoire et l'actualité nous montrent que ces expérimentations peuvent se faire avec des intentions perverses ou louables. Certains proclament que rien ne les arrêtera dans la réalisation du clone humain, par exemple. On connaît leur argument : « Si je peux le faire, personne ne m'en empêchera ... ».

Le législateur, heureusement, ne se laisse pas impressionner par ces pseudo-raisonnements. Il ne veut pas que l'être humain soit considéré comme un produit, ni comme un animal.

Il faudrait donc s'arrêter sur le mot euthanasie. Il ne touche pas le vivant en général mais uniquement le domaine animal. On ne parle pas de l'euthanasie d'une fleur ou d'un végétal. Mais c'est par un juste respect des animaux, et parce qu'ils ont une vie sensitive, que l'on a inventé ce terme d'euthanasie. Il est important d'éviter de les faire souffrir quand on leur donne la mort, pour un animal domestique quand il est trop âgé ou pour ceux que l'on conduit à l'abattoir pour notre nourriture. C'est le respect qu'on leur doit.

Mais on n'a pas le droit de mettre à mort un être humain. C'est une phrase du Décalogue et un fondement de notre civilisation. Le terme d'euthanasie à mon avis devrait être banni à propos de l'homme. L'anthropologie nous fait découvrir que l'homme est le seul être vivant qui ait un culte des morts et des rites funéraires. La première page de la Bible qui donne un récit des origines montre la place de l'homme en continuité et en rupture par rapport à l'ensemble de la création.

En continuité, car il vient après et en série après les végétaux, les plantes, les animaux, dont il est le maître.

En rupture, car il est créé et pensé à partir d'en haut, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. C'est la dimension mystérieuse de sa personne qui interdit qu'on la manipule, qu'on se rende maître d'elle comme d'un animal. C'est le fondement de sa dignité inaliénable et de ses droits imprescriptibles.

Le terme de dignité que vous avez mis entre guillemets dans votre introduction, monsieur le Président, est un des concepts à clarifier dans l'actuel débat sur l'euthanasie. Je crois que La Déclaration universelle des droits de l'homme peut nous y aider car elle emploie ce mot deux fois : une fois dans son sens fondamental, c'est le Préambule ; une autre fois dans son sens circonstanciel, c’est l'article 22 qui décrit les conditions d'une vie digne. C'est une question anthropologique majeure, sous-jacente à cette réflexion et elle est à élucider.

Tout le monde est-il bien d'accord avec le Préambule de cette Déclaration qui reconnaît la même dignité à tous les membres de la famille humaine, quelles que soient les circonstances ?

En ce domaine, la position de l'Église catholique est claire : l'essence de la vie transcende toutes les conditions de notre existence, si difficiles soient-elles. C'est pourquoi la vie humaine doit être respectée du premier instant de sa conception jusqu'à son dernier souffle.

En ce qui concerne le malade en fin de vie, l'enseignement de l'Eglise, constant depuis le pape Pie XII, mais régulièrement approfondi au fur et à mesure que de nouvelles questions se posent peut se résumer ainsi. Le respect absolu de la personne humaine ne signifie pas idolâtrie de la vie. La durée de la vie, le prolongement de la vie n'est pas un but en soi, car la mort est une étape. Avec la mort, dit notre liturgie, la vie n'est pas détruite, elle est transformée. On évitera donc l'obstination, comme si la mort était un échec personnel du médecin, un échec du corps médical et des soignants, comme si elle pouvait être un jour définitivement vaincue par la technique.

Enfin, présenter le droit à l'euthanasie comme une liberté individuelle, considérer que la société pourrait accorder le droit de mourir, c'est mensonger. En effet, tout le corps social est concerné par la moindre décision individuelle en ce domaine. On voit les souffrances et les doutes que la disparition de Vincent Humbert suscite dans l'esprit de nombreuses personnes handicapées. Elles sentent que pour beaucoup, dans notre société, leur vie est considérée comme un poids. Je crains que ce qui est présenté comme une liberté individuelle ne devienne rapidement une pression sociale, insupportable et quasi-totalitaire pour les handicapés et leurs familles.

Je voudrais qu'en France, toute personne, surtout quand elle entre dans l'épreuve de la fin de sa vie, sache qu'elle est aimée, qu'elle est respectée comme elle est. Mon grand désir est qu'elle n'ait jamais aucune raison d'en douter.

M. le Président : Merci pour ces propos.

Vous avez rappelé la position du pape Pie XII en 1957, qui s'est, vous l'avez dit, enrichie successivement et qui apparaissait déjà à l'époque comme une position avancée. Ainsi, si je prends une partie de vos propos, la vie à tout prix n'est pas un objectif absolu et le respect de la vie humaine passe aussi par l'absence d'acharnement thérapeutique. Il faut, par ailleurs, considérer ce que les Anglo-saxons appellent « le double effet ». C’est l'effet des médicaments qui calment mais dont on sait très bien, parce qu'ils vont déprimer telle ou telle partie du cerveau ou du bulbe ou provoquer une dépression respiratoire ou une défaillance cardiaque, qu’ils vont entraîner – par un effet intentionnel ou non totalement intentionnel ou pas intentionnel du tout – le décès prématuré du malade.

Absence d’acharnement thérapeutique et double effet sont de pratique courante. C’est, par exemple, l'augmentation des doses de morphine en fin de vie, destinées à alléger les souffrances physiques et morales du malade et qui en même temps raccourcissent la durée de vie. C’est le cas du malade en coma « dépassé », comme on l’appelait antérieurement, mais dont la vie est purement végétative et qui est maintenu artificiellement en vie par des machines : l'arrêt de la machine se décide avec l'accord de la famille et de manière consensuelle par l'équipe médicale.

Dans ces deux types de situations, l’Église catholique reprenant les propos de Pie XII, est-elle encore compréhensive ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Il n'est pas sûr que je sois assez compétent pour comprendre les deux cas précis.

Permettez-moi d’abord une remarque. Ne dites pas que la position de Pie XII était avancée. Je viens de lire un article "L'interruption des traitements", publié dans la revue Laennec par le Père Verspieren qui montre justement que telle était déjà la position de l'Église au XVIe siècle. Toutes les références y sont. Il constate que depuis 1516, cette position a toujours été défendue. Il indique qu’elle a été un peu oubliée à l'époque des Trente Glorieuses où on a cru qu'on allait vers une victoire générale et qu'il fallait aller jusqu'au bout, jusqu'au bout, jusqu'au bout des possibilités de soins. Pie XII reprend une parole classique et traditionnelle dans l'Église.

M. le Président : Pie XII est donc dans la continuité …

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Je le crois !

M. le Président : Premier cas de figure, un malade est atteint d'une maladie incurable ; son issue est fatale à court terme ; il souffre ; l'ensemble du corps médical prescrit des médicaments pour calmer sa douleur, sa souffrance morale et sa souffrance physique, tout en sachant que ces médicaments peuvent accélérer le processus de mort.

Cette situation-là est-elle ou non répréhensible aux yeux de l'Église catholique ?

Deuxième cas de figure, je m'excuse auprès de mes collègues médecins si je prends des cas complètement caricaturaux et à la limite de la véracité. A la suite d’un accident de voiture, un homme de quarante ans arrive à l’hôpital ; son cerveau est détruit par un traumatisme crânien ; les médecins le réaniment ; il est mis sous machine et sa respiration est maintenue de manière artificielle ; il survit. A la grande surprise de tout le monde, malgré les dégâts cérébraux complets, totaux et irréversibles, il continue à vivre. On se trouve dans une situation où, bien entendu s'il n'y avait pas eu d'intervention de la technique, le malade serait décédé. Le problème se pose de laisser des semaines voire des mois ou des années, le malade dans cette situation ou de débrancher l'appareil, sachant que la réversibilité de l'état cérébral détruit est quasiment nulle et même impossible.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : On pourrait même aller plus loin dans vos arguments et demander ce qu'il en est, par exemple, de la première réanimation de Vincent Humbert, après laquelle il y a eu communication avec sa mère.

J'ai interrogé pas mal de médecins. Au fond, chaque fois qu'on fait une analyse des cas particuliers, on est renvoyé à la conscience des proches et du médecin. Je ne crois pas que ce soit à la loi de traiter cela. Des médecins très convaincus, des médecins catholiques que j'ai consultés m’ont dit leur perplexité sur ce sujet.

Je lisais dans Le Monde le témoignage ces jours-ci de la femme du footballeur noir Adams, qui est dans une telle situation depuis vingt ans. Ce témoignage est très beau ! On va lui annoncer qu'il va être grand-père ! On ne sait pas s’il comprendra mais on va le lui annoncer. Il y a un vécu familial affectif réel. Est-ce une bêtise, une folie, une surcharge de le maintenir en vie ? Je ne sais pas.

Est-ce qu'on aurait mieux fait de ne pas maintenir Vincent Humbert dans le coma neuf mois ? Cela aurait pu durer vingt ans comme ce footballeur.

M. le Président : Si je puis me permettre, nous ne sommes pas dans la même situation. La situation d'Humbert était autre : il était conscient …

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Elle était toutefois moins grave que les situations que vous décriviez précédemment.

M. le Président : Oui !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Vous avez pris des cas extrêmement graves avec irréversibilité absolue. Même dans des cas moins graves, je ne crois pas que le soin du malade nous oblige à maintenir en vie, non seulement dans les cas que vous évoquez, mais aussi dans d'autres cas. Mais je ne veux pas non plus en tirer un principe.

Le maintien d’une vie totalement artificielle alors qu’il y a irréversibilité absolue de l’état du malade, n'est pas une obligation de la société, ni de la morale, ni du respect des personnes.

Je ne jette la pierre à personne. Je ne jetterai pas la pierre à celui qui prolongerait cette vie ni à celui qui ne le ferait pas.

Mais même dans des cas moins violents, moins extrêmes que ceux que vous avez décrits, je reste perplexe.

Je prends l’exemple d’un de mes anciens paroissiens qui s'est « scratché », à la suite d'un accident de deltaplane en 1986, pendant son service militaire. Un de mes confrères, prêtre, m'a dit alors «Quel dommage qu'ils l'aient rattrapé... S'il était mort, ce serait mieux ; tu te rends compte la souffrance pour sa famille, etc ... ». Notre ami a été sauvé par des orfèvres de la chirurgie allemande. Résultat incroyable ! Il est paraplégique à vie. Mais, aujourd'hui, il a trouvé une épouse américaine ; il a deux enfants et il vit une vie heureuse. Je me disais donc « Heureusement qu'il y avait des orfèvres allemands chirurgiens ... ».

C’est aussi le cas de ce footballeur ! J'ai également eu, parmi mes diocésains, Philippe Vigan qui habite à Paris et dont la famille est dans l'Allier. Il a écrit un petit livre intitulé : « Putain de silence ». Un accident l’a rendu tétraplégique à vie ; il ne parle pas mais il s'exprime avec les yeux. Il a des enfants au milieu desquels il vit très heureux ; les enfants ont leur papa. Il a été maintenu en vie : quel bonheur !

Je voudrais laisser l’appréciation de ces situations à la conscience du médecin.

Vos exemples me semblent clairs : « On a fait ce qu'on a pu et il n'y a pas de raison de maintenir... », sinon, c'est ce que j'appellerais des soins disproportionnés ou un acharnement déraisonnable. Mais je ne peux pas non plus me mettre dans la conscience du praticien : il a sa liberté, sa dignité et c'est lui qui est compétent.

M. le Président : Je prolonge ma question avec votre réponse : qui est compétent à ce moment-là pour décider qui doit vivre et qui doit mourir ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Un trio : le malade quand il a quelque chose à dire, ses proches et le médecin.

Mais si la République fournit le cadre législatif, elle ne va pas entrer dans tel et tel détail.

M. le Président : Oui ! Mais j'avais cru comprendre que le médecin était omnipotent pour décider ...

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Non ! Un trio doit décider, c'est clair !

M. Pierre-Louis Fagniez : Monsieur le Cardinal, vous avez fait appel à la conscience du médecin pour répondre aux questions qui se posent. Je voudrais vous placer face à la demande d'euthanasie qui pourrait s’exprimer auprès d'un médecin chrétien catholique.

J'aimerais avoir votre sentiment et surtout vos conseils, ceux que vous donneriez à ce médecin catholique. Que doit-il faire ? Doit-il tenir compte de sa religion ? Doit-il en faire abstraction totale ? Dans l’hypothèse d’une loi qui édicterait des principes contraires à ce que vous énoncez, quels conseils lui donneriez-vous ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Il y a plusieurs questions dans votre question.

Il n'y a pas très longtemps, j’étais en visite pastorale à Villefranche-sur-Saône. 400 personnes étaient dans l'église pour une conversation libre organisée par le curé avec l'évêque et avec des personnes de tous âges, abordant tous les sujets. Un médecin s'est levé et a dit : « Je voudrais vous dire ce que j'ai fait. La femme d’un de mes jeunes confrères était atteinte par un cancer et était dans une situation désespérée. Elle n'en pouvait plus, il n'en pouvait plus ! Il m'a  demandé : « Arrête cela parce qu'on n'en peut plus ! ». Cette femme avait 40 ans et de toute façon, allait mourir à brève échéance. J'ai donc fait une injection euthanasique. Est-ce que vous me comprenez, Monsieur le Cardinal ? » Telle était la question de ce médecin devant les 400 personnes présentes.

Avant de répondre, j'ai dit à toute l’assistance : « Nous allons prier pour vous. C'est bien que les gens sachent qu'il est difficile d’être médecin et ces responsabilités sont très difficiles. » Nous avons donc d’abord fait un temps de silence.

Qu’ai-je dit ensuite ? « Monsieur, je vous comprends mais, bien sûr, je ne vous approuve pas. Je comprends ce que vous avez fait ! Vous étiez désespéré et voyant un de vos amis qui souffrait, vous avez cédé à cette demande parce qu'il souffrait trop, parce qu'il n'en pouvait plus. Mais je ne peux pas vous approuver. Je pense que vous auriez dû avoir le courage d'aller jusqu'à la fin de ce chemin avec sa famille, avec ses proches. Je reconnais que c'est extrêmement exigeant pour vous et pour eux, mais dans ces moments-là, de grandes choses se passent dans nos familles. Je crois que c'est triste et indigne d'avoir mis fin à tout cela parce que cela vous gênait trop ... ».

J'ai parlé longuement avec lui ensuite. Il m’a avoué que non seulement mon propos ne l’avait pas blessé, mais que c’est la réponse qu’il attendait.

La seconde partie de votre question se rapporte à autre chose : la clause de conscience.

Si la loi obligeait un médecin à faire un acte absolument contraire à sa conscience, il pourrait dire : « Je ne peux pas ». Il en va ainsi dans beaucoup de cas. Depuis que nous sommes chrétiens, il nous est arrivé mille fois d’être confrontés à de tels problèmes, à commencer par l'allégeance à César, où nous avons dit « Nous ne pouvons pas l’accepter ! » Dès lors, nous étions considérés comme réfractaires. Les chrétiens dans la société civile ont parfois été en harmonie, parfois en dysharmonie. Nous avons l'habitude : cela fait vingt siècles que cela dure.

Je crois d'ailleurs que la République n'oblige en rien et respecte cette clause de conscience. Mais qu’arriverait-il si, un jour, elle la supprimait, ce qu’à Dieu ne plaise ? D’ailleurs, nombre de pharmaciens sont déjà confrontés à de tels problèmes ... J'ai été consulté par le président des pharmaciens d'officines qui m'expliquait que dans leur profession, il n'y a pas de clause de conscience. « Nous, pharmaciens, sommes considérés comme des épiciers, alors que nous sommes quand même docteurs en pharmacie. Quid le jour où viendra la pilule euthanasique ? Eh bien, nous ne la vendrons pas ! ». Quelques adaptations législatives restent sans doute à faire pour respecter ce corps de métier, peut-être pas assez considéré. D’ailleurs, après, j’ai consulté la charte publiée par le Conseil pontifical des personnels de santé : il n'y avait pas un mot sur les pharmaciens, ce qui est peu.

M. le Président : Cette pilule n’est pas pour demain matin !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Je l’espère bien !

M. Pierre-Louis Fagniez : Tout à l'heure, vous avez dit que parmi le corps médical, notamment, il y avait une sorte de mépris à l’égard des soins palliatifs et vous faisiez allusion à ce médecin qui avait l’impression d’être un médecin de second ordre en s’occupant de tels soins.

S’agit-il de mépris ou plutôt de crainte de la part des médecins et du corps hospitalier vis-à-vis des gens qui vont mourir, crainte liée en fait à l’absence de formation, parce que cette approche ne fait pas partie de leur culture ? En quoi le médecin catholique peut-il pratiquer sans crainte une telle activité d'accompagnement de fin de vie ? Je ne parle pas d'euthanasie parce que, d’après ce que j’ai compris, un catholique ne peut pas parler d'euthanasie, point que vous confirmez sans doute.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Oui ! J'aimerais effectivement que l'on chasse ce mot à propos de l’homme.

Je crois avoir senti quand même un peu « ce regard de haut ». A cet égard, Mme Marie de Hennezel, dans son rapport à M. Jean-François Mattei, le dit et indique que les choix budgétaires le confirment. Dans l’hôpital dont le vous parlais précédemment et dont je tairai bien sûr le nom, le directeur a spontanément indiqué qu’il n’était pas question d’affecter un médecin aux soins palliatifs. Sous-entendu, « ce qui compte, c'est la science et la technique, un médecin est trop précieux pour le mettre dans des soins palliatifs ». Mais précisément, ce qui compte, est-ce la science, est-ce la technique ou est-ce que ce sont les malades ? Cette jeune femme, médecin dans cet hôpital, avait fait sa formation à la demande de l'administration – ce qui est le comble –, et se voyait interdire de faire partie de l'unité de soins palliatifs qui venait d’être mise en place, au motif que sa participation coûterait trop cher à l’établissement. C’est bien ce raisonnement qui est indigne !

Au cours de mes visites pastorales, je vois beaucoup de maisons de personnes âgées et, à mon avis, il y a des choses complètement inutiles. Parfois, c'est même hallucinant, ces choses inutiles requièrent le concours d’un personnel énorme, alors même qu’on se plaint par ailleurs de ne pas en avoir suffisamment.

Des exemples ? J’ai visité une maison où chaque personne âgée – en moyenne 92 ans ou 93 ans – a une sortie directe sur le jardin et sa douche, alors même qu’elle n’est pas capable d'en prendre. Une baignoire avec porte coulissante est installée afin de n’avoir pas à enjamber la baignoire pour y entrer et pour ensuite refermer la porte et faire couler l’eau. En fait, il faut deux personnes pour l’entrée et la sortie de la baignoire, laquelle coûtait à l'époque 70 000 francs. Je me disais « Pourquoi dépenser tant d’argent pour un luxe qui les touche à peine alors qu'on n'a pas d'argent – et ce thème de la pénurie financière revient comme un leitmotiv – pour beaucoup d'autres choses tellement plus importantes ! »

J’ai apprécié de tels constats dans le rapport de Mme Marie de Hennezel. Ce sont ceux que je fais aussi moi-même lors de mes visites de maisons de personnes âgées, sous la conduite de directeurs ou directrices qui sont très fiers de me montrer tel ou tel aménagement. Je comprends qu’ils en soient fiers. Mais au fond de moi, je ne m’en réjouis pas du tout, parce que je vois que ce sont des gouffres financiers et qu'à côté, pour d'autres choses essentielles, « on n'a pas de sous ». A quoi bon une baignoire à porte coulissante ou des aménagements dont l’utilisation nécessite la mobilisation de plusieurs personnes pour faire des choses que personne ne réclame ?

Au contraire, ce que tout le monde réclame, c'est l’accompagnement pas à pas de la personne en fin de vie, accompagnement qui, je le concède, est épuisant et onéreux. Tout est une question d'équilibre et de choix budgétaires.

M. le Président  Nous, les médecins, nous sommes très « chers » alors que la baignoire, elle, est amortie sur un très court temps. Le poste budgétaire des médecins est malheureusement très lourd pour les hôpitaux : il représente 70 % des salaires.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Chaque élément de luxe complémentaire et non nécessaire engendre également des frais de personnel parce qu'il faut le personnel adapté pour une bonne utilisation.

M. le Président : Bien sûr.

Mme Nadine Morano : Je suis chrétienne, catholique, pratiquante. Vous avez parlé de cette nécessité de la part de la famille d'accompagner la personne malade, ce que je trouve tout à fait normal et légitime. Ma question a trait à la prise en compte de la volonté exprimée du malade, lui aussi chrétien et catholique.

J’ai déjà fait état au cours de l’audition d’hier de mon expérience lorsque, hospitalisée quelques jours à Cochin au mois de juillet, je partageais ma chambre avec une personne très âgée qui réclamait de mourir. Elle répétait à longueur de journée, « Dieu, pourquoi ne me prends-tu pas ? » Bien que malade, elle pouvait se mouvoir, alors que d’autres malades se trouvent dans la même situation dramatique que Vincent Humbert, et leur vie est une souffrance intolérable.

Je relis la Bible et le message du Christ qui est un message d'abord d'amour, qui ne juge pas et qui fait à chaque fois référence à Dieu le Père, comme « Père d'amour ». Aussi, je ne peux pas concevoir qu'on ne puisse pas écouter la volonté d'une personne qui croit en la résurrection et qui, plutôt que de vivre une vie qui lui est insupportable sur terre, préférerait arrêter les soins et retrouver Dieu dans une vie spirituelle.

Comment est-ce qu'un catholique peut garder l'espérance sans être jugé par l'Église parce qu'il désire mourir et parce qu'il demande au médecin de l'aider de mourir ?

Reconnaissons qu’il existe quand même dans ce pays une vaste hypocrisie. Beaucoup de médecins nous disent qu'ils ont pratiqué et qu’ils pratiquent cette euthanasie régulièrement, en injectant un cocktail lythique.

L’Église catholique ne devrait-elle pas mener une réflexion sur le point de savoir dans quelle mesure, elle doit écouter la personne elle-même et apprécier la conscience du malade ? Comment Dieu jugerait-il une telle demande du malade ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Il y a beaucoup de choses dans ce que vous dites.

Ce cri de désespoir, il est dans la Bible, figurez-vous ! Ce n'est pas un cas spirituel ou pathologique que vous avez rencontré. J'ouvre le Livre de Job et que dit-il ? Job maudit le jour de sa naissance : « Périsse le jour qui m'a vu naître... ». Cela signifie « Que fais-je là ? Je ferais bien mieux d'être mort...». Il désire sa mort. Cela se retrouve aussi assez souvent dans le psaume. « Ma compagnie, c'est la ténèbre... ». Le psaume 88 ne contient pas une lueur d'espérance.

Il n’est pas étonnant que quelqu'un puisse être au bord du gouffre et Jésus lui-même l'a été. Que dit-il sur la croix ? Il lance ce cri : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Il a l'impression qu'il est perdu et est abandonné. En fait, c'est un psaume, une prière.

Il vous est arrivé à vous et à moi d’être dans le combat. Il ne faut pas s'étonner que quelqu'un qui souffre dans un hôpital vive aussi un combat et qu’un malade très âgé se demande ce qu'il fait encore là.

Un de mes amis qui apporte régulièrement la communion à son grand-père, âgé de 98 ans, m’a expliqué qu’il sait bien que ce dernier dit dans son action de grâce, une fois qu’il lui a donné la communion : « Seigneur, vous êtes sûr que vous ne vous êtes pas trompé ? Qu'est-ce que je fais encore là ... ». Un tel combat est une chose commune.

Situons-nous dans le cas d’une demande grave et très douloureuse. Je lis beaucoup, notamment dans le livre de Bruno Cadart, que ces demandes correspondent souvent à un appel à l’aide.

Le cas de Mme Batéot est très intéressant. En fait, cette dame arrive, en disant qu’elle veut mourir vite : « J'ai un cancer du poumon et je ne veux pas mourir asphyxiée et seule ». Le médecin lui a dit : « Vous ne mourrez pas asphyxiée et vous ne mourrez pas seule ... ». Elle a répondu : « Je ne vous crois pas parce que mon père, ma mère, mon grand frère sont déjà morts de la même façon et je mourrai donc comme eux ... ».

Le médecin lui a donné les preuves de ce qu’il lui disait. Il lui a donné un numéro où elle pouvait l'appeler. Elle a fait des essais pour tester la véracité de ses dires et à partir de là, tout a changé. Elle a compris qu'on ferait en sorte qu'elle ne souffre pas. Elle a compris qu'elle ne mourrait pas seule, qu'on l'accompagnerait jusqu'au bout et qu'on supporterait avec elle sa souffrance.

Je reviens à cette euthanasie latente dont vous parliez et où vous laissez entendre qu’il y a une hypocrisie. Ce que j’ai bien aimé chez ce médecin de Villefranche-sur-Saône, c’est que justement, il ne soit pas hypocrite. Il a voulu s’exprimer devant tout le monde ! Il n'est pas le seul à le faire et il y en a beaucoup d'autres en France. Je trouve que c'est une assez belle loyauté de l'avoir dit. Et il avait envie que quelqu'un lui dise « Non, ne fais pas cela ! ». Personne ne le lui avait dit !

On comprend les raisons de telles demandes. Il y a beaucoup de personnes qui, un soir de mouron, se jetteraient dans la Seine, alors que leur situation n'est pas gravement en danger. De même, les malades, souffrant énormément, disent : « Cela suffit ! Je n'en peux plus ! Que tout cela s'arrête ! ». C’est une attitude tout à fait compréhensible et nous, nous avons à les accompagner jusqu'au bout.

Un mot serait à regarder de près : le mot «compassion ». C’est un mot dont on se sert et que l'on « tord » de même que le mot de dignité. Compassion veut dire souffrir avec. Comme la souffrance d’un malade devient insupportable, on supprime cette vie pour que le malade ne souffre plus et que je ne souffre plus « avec ». Ce n'est donc pas une euthanasie par compassion ! L’euthanasie signifie qu’il n’y a plus de compassion. La compassion est extrêmement exigeante. Quand Bruno Cadart raconte ce que lui a coûté l'accompagnement de Mme Batéot, on voit que c’est une énorme exigence, humaine, affective et budgétaire, de la part du médecin et de l'ensemble du service. Mais le médecin était d'accord avec tout son service ! Ils ont alors gagné. Cette personne est morte paisiblement, certes d'une maladie très douloureuse, mais elle n'a pas souffert et ils l'ont accompagnée jusqu'au bout.

Je suis tout à fait d'accord avec vous : il faut appeler les choses par leur nom et faire cesser cette hypocrisie. Il faut encourager à agir sans folie, sans soins disproportionnés, sans le mirage d'une vie qui ne s’arrêtera pas et d'une mort qu'on arrivera à vaincre, ce qui serait une bêtise. Mais il s’agit aussi de gérer sereinement les progrès de notre société.

J'ai donné cet exemple d'une femme malgache. Il n'y avait aucun moyen d’agir et cette mort très douloureuse – elle souffrait – s'est passée paisiblement, très bien. Et ce fut un très grand moment pour toute la famille.

Évidemment, je suis très heureux que nous ayons beaucoup plus de moyens chez nous. Quand j'ai fait un séjour dans un hôpital malgache, je me suis dit « Pourvu qu'il ne m'arrive pas d'accident... ». Mais je ne vois pas pourquoi ces progrès techniques nous rendent perdants en humanité. Je voudrais pour mon pays que tous ces progrès techniques ne déshumanisent pas la société.

J’ai donc vécu la mort de mon père, où il y avait toute l'assistance technique possible. J’ai vécu aussi les derniers instants de cette dame dans un pays qui n'a aucun moyen. En fait, c'était – avec ou sans moyens – la mort ! Avec ou sans moyens, on n'y pouvait plus rien ! Mais avec ou sans moyens, cela a été, pour ces deux familles, un très grand moment, ineffaçable des mémoires.

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question ?

Mme Nadine Morano : Je voudrais savoir comment vous jugez, par exemple, le geste de Mme Humbert ? Pour elle, elle a fait un geste d'amour et de délivrance. Par rapport à la conscience chrétienne, quelle interprétation peut-on en faire ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Avez-vous lu l'analyse du « Quotidien du Médecin » ?

Mme Nadine Morano : Oui, je l'ai lue.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Vous avez pu constater qu'on était dans un système d'enfermement entre deux personnes. Ce qui m'a le plus touché, c'est quand le Président de la République a envoyé un kinésithérapeute spécial, lequel a obtenu de faire sortir Vincent au bord de la mer en lui expliquant qu’il sentirait l'air frais sur sa peau, etc. Vincent avait dit : oui ! Il était prêt. Le goût de la vie n'était donc pas complètement parti. Des portes s'ouvraient pour lui redonner le goût de la vie. Puis sa mère est passée avec tout le blocage idéologique par derrière et il a dit : non ! Cela les a désespérés. Elle a fait ce geste .... Pourquoi les médecins l’ont-ils réanimé par la suite ?

Je pense que si les médecins ont donné la mort, c'est par désespoir. J'avoue que je ne leur en veux pas. Je comprends qu'ils soient incriminés et que la loi leur rappelle qu’ils ont fait quelque chose qu’ils n’avaient pas le droit de faire ! Ils sont en effet directement coupables de cette mort. Mais à mon avis, c'était désespérant pour eux parce que, eux, ils n'ont pas ménagé leur peine pour essayer de redonner goût à la vie à Vincent. Mais il y avait un bloc de béton contre eux, qui a empêché Vincent de dire oui. Ils avaient trouvé une porte d'entrée : dans les neuf mois qui précédaient, quand il avait trouvé le système de la pression du pouce, Vincent avait retrouvé goût à la vie. Ce n'était donc pas une situation irréversible.

Dans le diocèse où j'étais avant, à Moulins, un pharmacien est dans cet état comateux depuis dix ans. Il a trois garçons et une fille. J'allais souvent le voir et je passais auprès de lui. Sa femme me disait : « Je ne sais pas s'il vous connaît ou s'il nous connaît mais c'est bien que les gens passent ». Cela m'a fait penser à ce que j'ai lu à propos du footballeur Adams.

Je crois que le cas de Vincent est devenu désespéré parce qu'on a voulu en faire un emblème, mais je trouve que c'est une injustice énorme pour l'équipe soignante qui n'a pas ménagé sa peine, même si à la fin, elle a commis une erreur. Elle a d'abord droit à nos compliments.

M. le Président : Je reviens à ce que vous avez dit sur les médecins et le témoignage que vous avez évoqué.

Tout dépend de la définition des mots. Mais il n'y a pas un médecin hospitalier qui n'ait pas accompagné médicalement une mort ou arrêté une machine à un moment donné. En tout cas, je veux souligner que l'ensemble du corps médical, quand il accomplit certains gestes, ne le fait pas de gaieté de cœur.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Certes !

M. le Président : Ce ne sont pas des actes banals qui se pratiquent comme un électrocardiogramme. De toute façon, le médecin en garde une trace émotionnelle, ainsi que l'équipe médicale. Je dirais que même, que lorsque l'on essaie de faire participer la famille à la décision ou qu’on l’informe de l’arrêt des machines, on ressent une culpabilité transmise. Je vous parle de mon expérience : il arrive que les familles viennent vous revoir quelque temps après en vous demandant si l’on a bien fait d'arrêter la machine et s’il n’y avait pas autre chose à faire.

Il est vrai que ce sont des pratiques médicales à la frontière de l'éthique, de la morale et même de la religion.

La question qui se pose à nous aujourd'hui peut se formuler ainsi : est-ce que cette pratique doit rester dans les secrets des consciences, en sachant que les consciences sont variables d'un individu à l'autre ?

Peut-être un malade sera-t-il pris en charge par un homme qui aura un parcours de vie, une intelligence, une compréhension tels que l’accompagnement atténuera les souffrances des dernières heures. Peut-être aura-t-il à faire, si l’on considère l’évolution actuelle de la médecine, à des techniciens de l'impossible qui vont ne plus rien entendre, parce qu'ils ne voudront pas assumer la responsabilité de prendre sur eux le type de décisions prises par la génération d'avant. Peut-être aussi est-ce que ce seront des médecins qui voudront libérer les lits ?

Comment encadrer, ce qui est un mystère pour tous, croyants ou non, la mort des hommes, en sachant, comme disait un de mes patrons, qu’« entre le malade, l'équipe soignante, la famille et le médecin, le dernier qui se lasse, c'est le malade » ?

Pour ma part, j'ai vu plus souvent des familles dire « Je ne peux plus supporter cela... » et des équipes médicales dire « Il faut que cela s'arrête... », plutôt que des malades qui m'ont demandé la mort.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : J'ai beaucoup lu dans les journaux ce dont vous faites état et j'ai pu moi-même le constater. La formule est en effet très belle : le malade est le dernier qui se lasse.

M. le Président : Ne pensez-vous pas qu’on puisse quand même trouver entre la mort volontaire nietzschéenne et le dogme, un espace dans lequel on pourrait admettre, que dans des situations particulières, on soit amené à atténuer la douleur et à précipiter la mort, à arrêter des machines qui entretiennent artificiellement la vie, à mettre fin à ce qui n'est plus une conscience et qui ne sera jamais plus une conscience ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Il me semble que vous revenez sur une question résolue, la toute première question que vous avez posée. Pour moi, il s’agirait d’un soin disproportionné qu’il ne faut pas continuer.

A chaque fois qu'on fait un geste qui touche à la vie, on ressent une très forte culpabilité, comme vous le savez. C’est toujours le cas ! D'ailleurs, si un de vos proches meurt alors que vous n'en êtes pas du tout fautif, vous vous dites : « C'est de ma faute ... Si je l'avais prévenu ... Si je m'étais rendu compte … ». Autrement dit, n'importe quelle mort, même celle dans laquelle nous ne sommes pas du tout impliqués, engendre de la culpabilité, y compris celle-là évidemment. Ce n'est donc pas tellement cette culpabilité-là qui me préoccupe.

Toujours dans ce livre de Bruno Cadart, il est fait état d’un cas très intéressant avec l'analyse du cas de Claude Dubuc. Ce malade était atteint de la maladie de Charcot et le médecin lui propose une gastrotomie. Après avoir réfléchi avec le médecin, le malade dit que cela ne vaut pas la peine de lui faire cette opération puisque l'échéance approche et que sa vie va se dégrader de toute façon, inéluctablement.

Après avoir vu un médecin ami, finalement le malade confirme la décision de ne pas pratiquer l’opération, estimant qu'il arrive à la porte de sa vie et qu’il faut l'accepter. Beaucoup de malades vivent aussi la même situation.

Doit-on lutter contre l'acharnement thérapeutique ? Oui, on doit lutter contre l'acharnement thérapeutique. C'est une bêtise...

Vous avez commencé votre intervention en disant que le propos de Pie XII était novateur et je vous ai répondu que ce n'était pas du tout le cas car telle est la pensée de l'Église depuis toujours. J'en ai beaucoup d'indices. Cinquante ans plus tard, ce sont des évidences et le problème n'est pas tellement là. Mais je ne sais pas si j’ai bien entendu toute votre question.

M. le Président : J’insiste lourdement sur des décisions culpabilisantes parce que non dédouanées légalement et qui en même temps sont de pratique courante. C'est peut-être un peu ce que voulait dire aussi Mme Morano.

Aujourd'hui, l'évolution de la médecine est telle que, probablement, par un excès de paternalisme ou de pouvoir médical, un certain nombre de médecins de la génération passée ou qui sont encore en activité continueront à être à la limite de la loi. Cependant, nous entrerons dans un système beaucoup plus anglo–saxon, avec des consentements écrits des malades avant tous les examens et avant toutes les thérapeutiques.

Je me demande si les nouveaux médecins ne seront pas plus des techniciens qui vont regarder attentivement le Code pénal, de façon à savoir ce qu'ils peuvent faire et ne pas faire.

Comme l'espace entre ce qui est réprimé légalement et ce qui ne l'est pas, est un espace flou, on risque d'avoir une situation dans laquelle le médecin fera le raisonnement suivant : « Cette personne est sous machine. Je n'arrête pas la machine parce qu'il n'y a pas de texte qui me dise que je peux le faire. Je ne vois pas pourquoi je prendrais un risque quelconque à procéder à un acte qui pourrait engager ma responsabilité pénale ». Je m’excuse de caricaturer un peu pour mieux expliciter mon propos. Nous risquons ainsi d'avoir, après les médecins paternalistes et omnipotents, les médecins « légalistes techniciens ».

Son. Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Tout ce qui peut être fait ne doit pas obligatoirement être fait. On n'est pas en devoir de faire tout ce qui peut être fait.

Par exemple, on pouvait faire cette gastrotomie mais on n’était pas en devoir de la faire. Tel est le principe fondamental de la lutte contre l'acharnement thérapeutique qui aboutit d'ailleurs à une dégradation de la personne, car il la blesse profondément !

M. le Président : Ce n’est pas ce qui est écrit dans le Code de déontologie médicale.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Le fond du problème que vous soulevez ne me regarde pas ...

M. le Président : Selon ce Code, le médecin doit offrir au malade toutes les possibilités techniques de la science. En conséquence, la gastrotomie doit être proposée et le malade peut la refuser.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Voilà ! Grâce à cette nouvelle loi que j'aime beaucoup, si le malade dit non, le médecin est alors dégagé de ses obligations.

Mais parfois la pression est trop forte : « Puisque je peux le faire, laissez-moi le faire ... », cela paraît indu ! Cette nouvelle loi est donc quelque chose de bon car elle prend en considération la décision du malade et ce n'est pas la science qui prime et qui fait qu’on lui impose tel ou tel acte !

Un autre problème est celui de « la terreur législative ». « Quid, si jamais je dois courir le risque d'être pris en faute ? Dès lors, je m’assure : sécurité absolue, risque zéro, ... ». C'est là encore un gros problème de notre société.

Mon point de vue sur le sujet, est qu’il faut faire une loi qui soit claire, à charge pour chacun de l’appliquer.

Prenons l’exemple, de ce fameux article qui a mis le feu aux poudres en 1984, où a été décrit ce qui s’était passé à l'hôpital Gustave Roussy de Villejuif. L'aumônier de l'hôpital est appelé un soir au chevet d'une malade car on lui dit qu'elle ne va pas passer la nuit. Il arrive à 21 heures à l'hôpital pour lui donner le sacrement des malades. Or, il la trouve en train de lire le journal. Vous imaginez le dialogue : « Mon Père, vous revenez ? C'est gentil de penser à moi ... ». L’aumônier, s’étonnant de trouver la personne dans cet état, va voir l'infirmière et cherche à savoir pourquoi il a été appelé en urgence alors qu'elle est en bonne forme.

L'infirmière fond alors en larmes et dit à l’aumônier que le médecin est parti en lui disant : « Je ne veux plus voir cette malade demain matin... Injectez-lui cela ... ». Le prêtre s’entretient avec l'infirmière et lui conseille de ne pas le faire ! « Le médecin va me le reprocher et je serai mal vue dans le service ... », reprend l’infirmière.

M. le Président : C’était il y a longtemps !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Oui, il y a longtemps.

M. le Président : Cela me rassure donc un peu quand même !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Le lendemain, le médecin arrive et s’étonne : «Elle est toujours là ? ... ». L’infirmière lui explique que le prêtre est venu et qu’elle s’est entretenue avec lui ! Le médecin appelle alors l'aumônier et lui explique que c’est devenu une pratique courante ! : « Voilà ce dans quoi je suis tombé ... Heureusement que vous y avez mis le holà ! ».

Les médecins ont des responsabilités redoutables parce qu’ils disposent de facilités sur lesquelles il y a peu de contrôle. Ils ont aussi besoin d'être encadrés, repris, par des gens qu'ils respectent. C’est vraiment là le travail de la loi. Le travail de la loi n'est pas de rechercher à tout prix le risque zéro, mais elle doit laisser la place à la liberté des médecins, me semble-t-il.

Mme Christine Boutin : Eminence, merci pour toutes les précisions que vous nous avez données. Cette discussion illustre bien la complexité de cette problématique.

Très préoccupée par rapport à ces cas limites, je voudrais élargir un peu le débat sur le problème de la confiance : confiance entre le malade et le médecin, confiance entre le malade et sa famille.

Si nous nous plaçons dans la perspective de légaliser l’acte que vous ne voulez plus voir appeler l'euthanasie, mais qui est l'acte volontaire de mettre fin à une vie, quelle serait votre réaction ? Pensez-vous que la confiance peut se légaliser ? Quelle est la valeur de la loi par rapport à la morale et au problème religieux ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Vous abordez là un problème majeur : effectivement, c’est la confiance qui est atteinte et c'est bien pour cela que vous en parlez.

Je crois que le cadre législatif mettra les gens en confiance ou au contraire en défiance. Je le disais pour terminer ma communication : le cas de Vincent Humbert, approuvé par une grande partie des Français, terrorise beaucoup de handicapés et leurs familles. « Que va-t-on me faire puisqu’ils pensent tous que ma vie est manifestement un poids ? ». « Ils disent qu'il faut respecter la dignité de la personne humaine mais ils seraient bien contents que je ne sois pas là ... ».

Les personnes âgées se posent aussi les mêmes questions. Combien de fois j'ai entendu d’elles ce propos : « Je sais très bien que beaucoup voudraient que je ne sois pas là ... ». Elles sont donc terrorisées ou elles vont chez les petites sœurs des pauvres. Une fois qu’elles y sont, elles n’hésitent pas à me dire : « Eminence, je suis bien contente d’être ici parce que je sais qu'on ne me fera rien ! ». Au contraire, on leur fera tout, justement mais on voit bien ce que signifie ce « on ne me fera rien ». Cela veut dire : « Je suis tout à fait sûre qu'on m'accompagnera ici jusqu'à mon dernier souffle sans brusquer, sans précipiter ma mort, et qu’au contraire, on fera tout ce qui m’est utile ». Il y a une espèce de paix et de sérénité et l’on recherche ces havres de confiance.

Il est donc très important que le système législatif français protège cette confiance pour que ces personnes âgées ne vivent pas terrorisées. C’est d’ailleurs le cas aussi des familles de handicapés.

Des parents de jeunes handicapés me parlent parfois du regard que les gens portent sur leur enfant. Ils le traduisent ainsi : « Pourquoi avez-vous cet enfant ? ... Vous auriez quand même pu … ». On devine la fin de la phrase ! C’est effroyable et c'est une agression incroyable, pas tellement pour l'enfant qui souvent sème beaucoup de joie d'ailleurs, mais pour les parents. Quelle injustice ! Ils ont déjà assez de souffrance et en plus ils doivent affronter de tels regards !

La personne âgée accueillie chez les petites soeurs de pauvres est assurée qu’au moins là : « on ne me fera rien ... » Cette assurance participe du respect que nous devons aux personnes âgées.

M. Jean Bardet : Eminence, je voudrais reprendre un terme que vous avez utilisé et redire ce que j'ai dit à d'autres personnalités qui sont venues s'exprimer devant nous.

Vous avez dit : « L'acharnement thérapeutique, c'est une bêtise ».

Je crois qu'il faut définir ce qu'est l'acharnement thérapeutique. C'est mettre à la disposition des malades, comme l'a rappelé tout à l'heure notre Président, tous les moyens que la science nous permet de mettre à la disposition de ces patients pour essayer de les sortir d'une situation catastrophique.

Quand l'acharnement thérapeutique ne réussit pas, on dit en effet : « Ils ont fait de l'acharnement thérapeutique ».

Mais heureusement, nous qui sommes médecins – il y en a un certain nombre autour de cette table – nous nous sommes souvent battus avec acharnement auprès de malades dont l’état était désespéré, qui étaient perdus pour la science et, de temps en temps, nous avons obtenu des succès.

« Cet acharnement thérapeutique est une bêtise ... ». Mais quand il marche, on dit que c'est un beau succès médical ! C’est là toute la beauté de notre métier ! En commençant une réanimation difficile, même si bien souvent on en a une petite idée, on ne sait pas si ce que l’on va faire sera de l'acharnement thérapeutique ou sera une belle réussite médicale.

Je voudrais à nouveau citer l’exemple que je trouve admirable. Il y a quelques années, Jean Bernard, qui a été en son temps président du Comité consultatif national d'éthique, a écrit un livre « Médecin dans le siècle ». Il y expliquait que lorsqu’il a commencé à traiter les petits leucémiques, il leur faisait une exaguino-transfusion, opération consistant à retirer complètement le sang malade et à le remplacer par le sang de quelqu'un d'autre. Ces petits malades vivaient trois semaines de plus alors qu’on les disait perdus. Il relate qu’on lui disait : « Vous faites de l'acharnement thérapeutique. A quoi cela sert-il ? De toute façon, ce gamin va mourir ». C'était il y a quarante ans ! Aujourd’hui, les leucémies des enfants guérissent dans 80 % des cas.

Cet exemple nous rappelle que l'acharnement thérapeutique est aussi une source de progrès médical, de succès médical. Pour ma part, je ne conçois pas personnellement que l’on puisse dire dans l’absolu que « l'acharnement thérapeutique est une bêtise ».

L'acharnement thérapeutique, c'est l'honneur des médecins de le pratiquer quand ils le jugent nécessaire.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Je vous remercie beaucoup parce que je suis très touché par ce que vous dites.

Vous avez dit au début de votre propos que l’acharnement thérapeutique peut se définir comme « faire tout ce qui est en notre possible pour guérir ... ».

Dans la condamnation de l'acharnement thérapeutique, j’ai employé le verbe prolonger et non guérir. Vous êtes d'accord qu’il y a une différence entre les deux verbes.

M. Jean Bardet : Si vous me permettez une précision : au départ, on ne sait pas.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Pas toujours !

Je reviens au cas de Claude Dubuc. Sa vie va pouvoir être prolongée encore un peu à la suite de cette gastrotomie. Mais il comprend que cela ne le guérira pas et que cela ne le prolongera qu’au prix de grandes souffrances. Il y a donc lieu de faire cette distinction.

J’ai moi aussi au début fait part de ma perplexité à ce sujet. J'ai entendu des gens qui disaient : « Il valait mieux au moment de son accident ne pas réanimer Vincent Humbert ... ». Pour ma part, je n'ose pas dire cela et je ne sais pas.

J’ai vu aussi des cas pour lesquels on a dit : « Il aurait mieux valu ne pas le réanimer ... » et maintenant qu’on l’a fait, c’est vraiment une source de grand bonheur pour eux. Mais il y a effectivement en plus, cette dimension que vous signalez : les progrès de la médecine.

Je crois que le gros travail doit maintenant porter justement sur les critères de l’acharnement thérapeutique. Qu'est-ce qu'un acharnement thérapeutique ? Quels sont, par exemple, les critères de l'interruption des traitements ?

J’ai sous les yeux un article de Laënnec, sous le titre « L'interruption des traitements », dans lequel il essaye d’énoncer ce qui pourrait être des critères d'interruption des traitements. Parfois, on fait plus souffrir le malade qu'on ne l'aide. Là aussi, vous êtes d’accord.

La question, est de savoir quand et comment on interrompt le traitement.

Si la transfusion que vous évoquiez n'a pas fait souffrir les enfants en question et a permis quelques décennies plus tard, d'en sauver beaucoup d'autres, c'est effectivement un grand progrès.

Même pour Vincent Humbert, si on avait réussi à éviter ce blocage affectif et duel avec sa mère ainsi que ce blocage idéologique, je pense qu’on aurait pu lui rendre goût à la vie. Il aurait pu vivre des choses aussi belles que Philippe Vigan et que tous ceux qui apportent ce genre de témoignage aujourd'hui. Je n’emploierai pas à son sujet le terme d'acharnement thérapeutique. Dans l’acharnement thérapeutique, on est plus dans l'idée de vouloir à tout prix prolonger, vouloir à tout prix faire durer.

Quand j'étais étudiant, le premier cas qui s'est présenté à ma réflexion était le prolongement invraisemblable de Franco, en 1975. Il avait des tubes partout et on le prolongeait ainsi de jour en jour. Jusqu’à quand cela allait-il durer ? Il ne gouvernait plus son pays. « A quoi tout cela sert-il ? Il est mort ; c’est fini ... », entendait-on partout ! Et puis un jour, on a débranché ! Toutes ces opérations n’étaient pas destinées à le guérir. C’était seulement pour dire : « La médecine peut encore faire durer Franco ». Quel intérêt ?

Mais je suis d'accord avec vous et je suis très convaincu de la force de votre argument.

M. Jean Bardet : Vous avez raison ! Dans le cas de Franco, il y avait bien évidemment tout le problème politique.

Nous sommes confrontés aussi à un problème éthique majeur. Lorsque l’on réanime un malade dont on sait qu'il va mourir, comment peut-on mettre dans la balance les soins que l'on dispense et les progrès qui vont bénéficier à un autre malade ?

La médecine avance de progrès en progrès. Un malade peut être « prolongé » huit jours, peut-être pourrons-nous prolonger le suivant de neuf jours, le suivant de dix jours, le suivant de trois mois. Le suivant pourra peut-être repartir sur ses pieds.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Je comprends. C'est la noblesse de votre métier !

M. Michel Piron : Eminence, il est très difficile de savoir quand on peut parler d’acharnement thérapeutique, que l’on pourrait aussi dénommer « persistance thérapeutique ». Entre le moment où l’on peut dire à coup sûr qu’il s’agit d’acharnement thérapeutique et celui où l’on est dans l’incertitude, il y a un grand nombre de situations très nuancées.

Du point de vue du champ du droit, n'y a-t-il pas lieu de laisser un certain espace d'incertitude ou un espace pour les questions ? En effet, plus j'entends, au fil des auditions, les différents points de vue s'exprimer et les témoignages se développer, moins je vois la possibilité de formaliser d'une manière intégrale, et encore moins de standardiser toutes les situations.

J'aimerais donc savoir si vous acceptez l'idée qu'il puisse y avoir tout simplement de la place pour des choix individuels et qu’une personne ou un groupe puisse exercer ses responsabilités dans un cadre qui ne soit pas complètement juridique et formalisant. En d'autres termes, est-il possible de quantifier complètement ce qui quand même est hautement qualitatif ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Vous avez deviné ma réponse et elle est positive, bien sûr. Il est vrai que jamais aucun texte législatif ne peut tout dire sur tous les cas. Les textes ne sont que des cadres. La vie est tellement insaisissable, tellement variée, tellement différente que des cas très nombreux se présenteront et les solutions ne seront pas les mêmes !

Deux personnes avec la même conviction agiront de façon différente et prendront des options opposées. Il en va ainsi dans tous les domaines. Aucune norme législative n'encadrera jamais tout, jusqu'au dernier détail de toute la casuistique.

Cela dit, un texte législatif serait très important. Il s’agirait d’affiner cette question de l'acharnement thérapeutique et de définir ce que recouvre ce mot, compte tenu de ce qu’il a été développé précédemment sur les bienfaits que l’on peut en attendre.

Je lis la tentative de définition qu’en a fait l'Église catholique dans son Conseil pontifical : « La médecine actuelle dispose en effet de moyens susceptibles de retarder artificiellement la mort sans que le patient n'en retire un bénéfice réel. Il est simplement maintenu en vie. On réussit simplement à prolonger sa vie après de nouvelles et pénibles souffrances. Il s'agit ici de l'acharnement thérapeutique, qui consiste dans l'usage de moyens particulièrement épuisants, pénibles pour le malade, qui le condamnent en fait à une agonie prolongée artificiellement. Ceci est contraire à la dignité du mourant et au devoir moral de l'acceptation de la mort et de la poursuite de son cours. La mort est un fait inévitable de la vie humaine. »

Cette définition ne prend pas en compte l’argument de la possibilité de progrès de la médecine obtenu grâce à l’acharnement thérapeutique, avec le danger subséquent que l’on pourrait résumer par cette question : « Est-ce que l'homme ne va pas être un instrument ? ». Cette instrumentalisation est aussi dangereuse. Mais tout cela fait partie de la noblesse de votre métier.

Je pense que ce serait rendre un service à tout le monde que d’affiner ces textes. C’est le cas de l’article que j’évoquais précédemment, qui précise les critères de l'interruption des traitements qui est un concept fort ancien. Mais je ne crois pas qu'une loi n’ait jamais réponse à tout. D'ailleurs, un théologien ou un moraliste n’ont pas non plus réponse à tout. Après, il reste la liberté !

M. Michel Piron : Excusez-moi de m’engager dans la précision sémantique mais une expression que vous avez employée m'a bien plu. Vous disiez tout à l'heure que « tout ce qui peut être fait ne doit pas être fait ». Je dirais pour ma part : tout ce qui peut être fait ne doit pas « nécessairement » être fait. C'est sans doute là la bonne formulation ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Tout à fait ! Vous avez raison.

M. le Président : Vous avez évoqué tout à l'heure le triangle indispensable à la concertation dans ces situations : le malade, le médecin et l'entourage familial. Il se trouve que, malheureusement, souvent le malade est dans l’impossibilité de participer au dialogue parce que son état cérébral ne le lui permet pas.

Comme dans tous les duels ou les dialogues, c’est souvent celui qui a le pouvoir qui gagne par rapport à celui qui ne l'a pas. Autrement dit, lorsqu'un médecin pratique des actes qui sont à la limite de l’acharnement thérapeutique, que le malade est incapable de donner son avis et que la famille est présente et à supposer qu’elle ait de l'affection pour son parent - l'inverse peut s’imaginer ... - comment peut-on régler le conflit ? A votre avis, moralement, qui a le plus de pouvoir ? Est-ce la famille ou est-ce le médecin ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Ce point n’est-il pas réglé par la loi de 2002 ?

M. le Président : Ce n'est pas réglé dans les faits en tout cas !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : J'ai trouvé la formulation de la loi de 2002 assez fine. Encore une fois, elle ne règle pas tous les cas. Il y a le malade - ou son « lieutenant » - l'entourage et le médecin. Telle procédure ne pourra pas être accomplie sans l'accord du malade ou de celui qui a la responsabilité en ses lieu et place ainsi que l'accord de ses proches. J'ai trouvé ce texte législatif fort bien fait. En arrivant ici, je me disais que la France est finalement bien dotée sur ce plan.

M. le Président : Elle s’est récemment beaucoup mieux dotée. Malheureusement, nous avons bien conscience ici qu’il faut du temps pour que les lois entrent partout en vigueur. La « loi Kouchner », qui a été une avancée considérable dans la prise en considération de la volonté des malades et de leur entourage, n'est pas aujourd'hui rentrée pleinement dans les faits.

Mais ma question ne portait pas sur le plan législatif mais sur le plan moral. Si je pose la question, c'est sans doute parce que je veux induire la réponse ...

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Peu importe car je ne cherche pas à être d'accord avec vous ...

M. le Président : N’est-ce pas plutôt au fils, à l'épouse, au mari de dire que cette gastrotomie n’est pas souhaitable et ce n'est pas le médecin qui peut dire : « Je passe outre parce que, moi, j'estime qu'il faut la faire » ?

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Vous me demandez mon avis ?

M. le Président : Oui !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Eh bien, c'est celui-là : la volonté du malade et de son entourage doit être respectée ! C'est clair ! Je suis d'assez près la santé du Pape. C’est très intéressant car il est extrêmement participant à sa propre thérapie. Je m’entretenais avec son médecin, il n'y a pas très longtemps parce que je m'étais cassé la jambe. « Votre médecin ne vous a-t-il pas dit que ... », m’a-t-il demandé. J'ai répondu : « Oui, le médecin me l’a dit mais je veux faire plutôt ceci ou cela et donc je le fais ». Le médecin du Pape m’a alors indiqué qu’en fait, j’obéissais autant à mon médecin que le Pape au sien ...! 

Le Pape est dans une situation terrible avec sa maladie de Parkinson très avancée mais il est très combatif dans sa propre thérapie. La participation doit être respectée.

Je pense que le médecin est un serviteur de la personne et du malade. Dès lors, quand le malade est très actif et participant, tout ce qui peut être actif et participant dans ses choix ou dans ses refus est premier, me semble-t-il.

Si je suis d'accord avec vous, tant mieux !

M. Jean Bardet : Je crois qu'il faut faire une différence entre la souffrance physique et la souffrance morale.

Dans le cas de souffrance et de maladie physiques - ces deux termes n’étant pas des pléonasmes -, lorsque le malade a toute sa conscience, je crois qu’en effet il est maître de sa vie et de sa destinée. Il peut dire : « Je ne veux pas qu'on me fasse une gastrotomie ... ». Il n’y a pas de problème dans un tel cas.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Pas toujours et, précisément pour les raisons qu’avançait Mme Morano tout à l'heure : la souffrance est parfois insupportable à tel point que, comme on dit communément, « le malade pète les plombs » ... Dans un tel cas, il peut fort bien dire : « Laissez-moi mourir ! Tuez-moi ! Faites-moi une injection ... ». Or, il ne faut pas toujours lui obéir !

M. Jean Bardet : C’est un autre problème. Je crois que le rôle des médecins est de soulager la souffrance physique.

Quand un malade dit qu’il ne veut pas souffrir, je suis tout à fait partisan d'utiliser de la morphine, à une condition : la finalité de la morphine doit être alors de soulager la souffrance, tout en sachant qu'en soulageant la souffrance, on abrège peut-être la vie. Cela peut paraître hypocrite. Je ne le crois pas. C’est quand même tout à fait différent que de faire une piqûre qui va, elle, mettre fin à la vie.

C’est hypocrite, apparemment, mais je crois que tout le monde est d'accord.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Ce n'est pas hypocrite du tout !

M. Jean Bardet : Mais que faire devant la souffrance morale, par exemple celle des personnes âgées qui sont seules et qui disent : « J'en ai assez docteur ! Faites-moi quelque chose, je ne veux plus vivre ... » ?

Quid devant la souffrance morale de Vincent Humbert - sans rentrer dans le détail sur celle de la mère -, devant la souffrance morale d'un paraplégique ?

Certains paraplégiques ont écrit des livres très beaux dans lesquels ils montrent qu’ils supportent très bien cette souffrance morale, ou du moins qu’ils la transcendent. Il en est d'autres qui ne veulent pas vivre. Toute la difficulté est de se mettre à la place du malade et de savoir quelle décision on doit prendre en conscience.

Pour ma part, je considère que la vie est sacrée. Mais n’est-il pas également un peu hypocrite de dire : « la vie est sacrée donc, je ne prends pas de décision ». C'est facile à dire !

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : C'est pour cela que j'ai évité dans mon exposé, comme vous avez pu le constater, l’expression « La vie est sacrée », bien que je le crois de tout mon cœur. Je voulais utiliser une autre forme d'argumentation, respectueux de ce que vous êtes.

Il me semble que le cri du malade est à entendre et à décoder. En fait, je reprends l'exemple précité de ce prêtre malgache au décès de la mère duquel j'ai assisté. Il est dans une paroisse de la banlieue de Paris. Il m’a dit qu’il était effrayé de voir dans des maisons de personnes âgées, des personnes qui n'ont pas eu de visite depuis trois semaines. Je lui ai indiqué qu’il m’arrivait d’en voir qui n’en avaient eu pas depuis trois mois.

Pensons à ces personnes âgées. Que disent-elles : « Personne ne m'aime, à quoi bon vivre ? ». Mais en fait leur cri de détresse n'est pas un désir de la mort mais simplement une façon de poser la question : « Est-ce que je compte pour quelqu'un, oui ou non ? ».

Vous ne voyez jamais aucune personne âgée tenir un tel propos chez les petites sœurs des pauvres. Jamais ! Il est clair que chacun compte énormément pour tous les membres de la maison et que dès qu’un d’entre eux est confronté à des difficultés, tout le monde est affecté.

Au fond, nous vivons de l'amour que nous recevons, jeunes ou vieux. Combien de fois j'ai rencontré dans ma vie de paroisse des personnes qui m’avouent : « Mon chien est fidèle, lui au moins, alors que mes enfants m'ont abandonné, trahi ... », etc. Certaines situations sont aussi poignantes que fréquentes.

Quand une personne âgée me dit, à cause de sa souffrance morale, « Je préfère mourir », je traduis en français courant : « Personne ne m'aime ! ». C'est une injustice cruelle d'exister sur terre sans l'amour de personne.

Mme Henriette Martinez : Je rebondis sur vos derniers propos.

Je suis catholique, adhérente à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. J'ai fait mon « testament de vie » et je le renouvelle tous les ans depuis cinq ans. Ma volonté, est de mourir dans la dignité et est de pouvoir choisir ma mort, après avoir choisi ma vie.

Je suis donc tout à fait en désaccord avec vos propos parce que je revendique de pouvoir faire ce choix ultime dans ma vie.

Je revendique de pouvoir le faire même si aujourd'hui, je suis en bonne santé, que je suis tout à fait heureuse de vivre, que j'aime la vie, que je crois qu'il y a quelque chose après, que j'ai des enfants qui m'aiment et qu’aucune menace d’aucune sorte ne pèse sur moi. Je revendique de pouvoir réitérer ce choix aussi longtemps que je serai consciente pour le faire.

Le jour où je ne serai plus consciente pour le faire, alors que pendant trente ans de ma vie j'ai fait ce choix, que je l'ai revendiqué, que j'en ai parlé avec ma famille, que mes enfants sont signataires de mon « testament de vie », que j'en ai longuement parlé avec eux et qu'ils savent quelle est ma dernière volonté, je ne vois pas qui de Dieu ou des médecins m'empêcherait de finir ma vie comme je le souhaite.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : C'est une conviction ! Ce n'est pas une question.

Mme Henriette Martinez : Oui, c'est une conviction.

M. le Président : C’est une déclaration.

Mme Catherine Génisson : Le témoignage de Mme Henriette Martinez est très important.

Le « testament de vie » me pose beaucoup de questions. En effet, tous les « testaments de vie » sont faits par des personnes se trouvant dans une situation « normale », en bonne santé comme nous le sommes aujourd'hui ici autour de cette table. Toutefois, pour avoir côtoyé beaucoup de malades très graves, dans les milieux de réanimation ou dans les services d'oncologie, je sais que nos comportements sont excessivement différents selon que nous soyons en bonne santé ou à l’article de la mort.

Autant je respecte profondément la position et la demande de Madame Martinez, autant je suis vraiment très interrogative et très circonspecte sur le « testament de vie ».

M. Jean-Marc Nesme : Pour ma part, j'ai eu un grave accident de voiture et, heureusement, je n’avais pas fait de « testament de vie » ! Si je ne l’ai pas fait, c'est parce que je faisais, avant l’accident et que je fais toujours, une confiance entière aux équipes médicales et à ma famille. Heureusement qu'on s'est « acharné » sur mon cas !

M. le Président : Monsieur le Cardinal, je vous laisse le mot de la fin.

Son Eminence le Cardinal Philippe Barbarin : Je suis très ému par les derniers échanges, extrêmement profonds et rapides.

J'ai rencontré, madame, l'Association pour le droit de mourir dans la dignité. Dans mon exposé introductif à cette rencontre, j’avais demandé qu'on réfléchisse sérieusement au concept de dignité, en s'éclairant de la Déclaration universelle des droits de l'homme où le mot est utilisé deux fois, dans son sens fondamental et dans son sens circonstanciel. Je leur ai donc dit que l'utilisation de ce mot mérite d'être approfondie.

Je suis tout à fait d'accord avec les compléments qui viennent d'être donnés. Toutefois, madame, ayant entendu vos arguments, je me permets de dire que vous n'avez pas choisi votre vie. Je n'ai pas choisi ma date de naissance et je n'ai pas choisi d'être un garçon ou une fille ; je n'ai pas choisi d'être blanc ou noir.

Pour moi, l'argument du « Je choisis ma vie » ou « Je choisis ma mort » est vraiment incompréhensible. Je suis né sans l'avoir demandé, dans une famille que je n'ai pas choisie ; je suis un garçon, ce n'est pas de ma faute ; je suis né dans tel pays ... En revanche, je choisis les choses secondaires : ma profession, la couleur de mon vêtement, des choses secondes. Mais ce qui est essentiel me dépasse énormément.

M. le Président : Monsieur le Cardinal, je vous remercie beaucoup d’avoir répondu à nos questions et de nous avoir ainsi aidés dans notre réflexion.

Audition de M. Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France


(Procès-verbal de la séance du 26 novembre 2003)



Présidence de M. Jean Leonetti, Président

M. le Président : Monsieur le Grand Rabbin, la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a été créée à la demande du Président de l’Assemblée nationale, M. Jean-Louis Debré, certains de nos collègues ayant été interpellés par divers événements médiatiques, telle l’affaire du jeune Humbert. Dès lors, comme toujours, nos concitoyens se sont interrogés, par presse interposée, sur la situation de notre législation et sur l’accompagnement de fin de vie, d’autant plus que nous venions de vivre une période caniculaire, au cours de laquelle la mort d’un certain nombre de personnes âgées avait aussi suscité une grande émotion.

Notre mission a pour but de nous éclairer sur la nécessité d’un éventuel texte législatif qui pourrait, non pas encadrer la pratique euthanasique, mais réguler l’ensemble du problème de la fin de vie et de son accompagnement, qui sont aujourd’hui très médicalisés : 70 % des Français meurent dans un hôpital ; 50 % meurent dans un service de réanimation à la suite, une fois sur deux, d’un arrêt des machines volontairement exécuté par les médecins.

La première partie de nos travaux consiste à écouter les philosophes, les religieux, les historiens, les sociologues, les représentants des obédiences maçonniques afin de dégager les grands principes qui doivent nous guider. Ensuite, nous aborderons d’autres thématiques : la problématique proprement médicale qui devrait nous éclairer sur les systèmes médicaux et les problèmes qu’ils posent à l’heure actuelle ; celle de toutes les associations qui accompagnent et qui proposent des soins aux mourants ; la problématique juridique afin de vérifier si les textes d’ordre législatif et déontologique qui nous gouvernent aujourd’hui, sont adaptés aux situations et aux réalités actuelles.

Enfin, nous terminerons bien entendu par les politiques, avec les auditions du ministre de la Santé et du ministre de la Justice, pour connaître leur avis et décider s’il est ou non utile de rédiger un texte.

Cette mission est collégiale. Toutes les appartenances politiques y cohabitent harmonieusement, et nous nous sommes engagés à rendre un rapport qui traduira cette collégialité. Nous avons choisi de ne pas avoir d’a priori pour essayer de cheminer, d’avancer et de faire bouger éventuellement les positions initiales de chacun qui sont nécessairement nourries d’expériences personnelles (personne n’est indifférent à l’égard de sa mort et toute personne ayant vécu le décès d’un proche ou d’un être cher, en retire une expérience forte qui influence obligatoirement sa pensée).

Ce préambule un peu long avait pour but de vous expliquer dans quel climat et dans quel contexte, nous avons le plaisir de vous entendre aujourd’hui.

M. Joseph Sitruk : Je vous remercie de m’éclairer sur l’esprit qui préside à cette réunion. Pour ma part, je me propose de vous faire un premier exposé assez court, j’ai pour principe d’être bref et parce que je crois que, plus on est bref, plus on est écouté. Ensuite, je serai à votre disposition, le temps que vous jugerez nécessaire, pour répondre à d’éventuelles questions.

Nous sommes évidemment devant un sujet d’une extrême gravité. Sans vouloir, moi non plus, raconter ma vie, j’ai été confronté un très grand nombre de fois, à la fin de vie. J’en ai pris connaissance tout d’abord sous l’éclairage de la foi. Vous savez qu’en fonction de sa croyance, un mourant fait souvent appel, dans ces circonstances, aux représentants de sa religion. En tant que tel, j’ai donc assisté un très grand nombre de personnes dans leurs derniers instants.

J’ai également une connaissance de la fin de vie, parce que mon frère aîné est médecin (il appartient à la même promotion que M. Jean-François Mattei que j’ai eu l’honneur de connaître à l’occasion d’un débat portant exactement sur ce même sujet et se déroulant dans le sud de la France où j’étais précédemment Grand Rabbin). Je me souviens des discussions que nous avons eues ensemble lorsqu’il évoquait ses activités de spécialiste de la réanimation à l’hôpital de Nice et de Draguignan.

Mon troisième éclairage est celui d’un homme qui a vécu lui-même ces difficultés. En effet, j’ai eu, voici deux ans, à quelques jours près, un accident vasculaire cérébral gravissime dont le pronostic était extrêmement pessimiste. Pendant mes deux mois et demi de réanimation à La Pitié Salpêtrière, avec un coma de 26 jours (ce qui n’est pas rien), j’ai ressenti, de l’autre côté de la barrière, l’impression d’être entre les mains des autres, expérience que je ne souhaite à personne mais qui est dans la vie extrêmement enrichissante.

C’est fort de tout cet ensemble que je viens devant vous, pour vous dire d’abord que vous vous adressez non pas à M. Sitruk dans ce qu’il a vécu, ni au frère d’un médecin mais au rabbin. Je n’oublie pas que c’est d’abord, de par ma foi et ma croyance, en tant que composantes de la société française d’aujourd’hui, que vous m’écoutez. Je vais donc me référer essentiellement à elles.

Dans le judaïsme, il y a un conflit d’intérêts profond entre deux principes qui, à mon avis, sont contradictoires dans notre cas d’espèce.

C’est d’un côté le caractère absolument sacré de la vie qui, dans notre croyance, n’appartient pas à l’homme mais à Dieu. Dans nos prières quotidiennes, nous disons dès le matin au réveil : « Mon Dieu l’éternel », (nom par lequel est désigné le Dieu auquel nous croyons et qui fait référence à sa pérennité dans l’histoire), tu m’as donné la vie, tu me l’as insufflée, tu me la conserves et tu me la reprendras. » Ces trois termes définissent la ligne directrice du judaïsme en matière de foi dans la vie. Personne n’ayant le droit de disposer de sa vie, le suicide est bien évidemment par là même, considéré non pas comme une lâcheté, mais comme un abus de pouvoir, celui de disposer de ce qui n’est pas à soi ! De même, évidemment, raccourcir la vie d’un homme, c’est jouer le rôle qui est imputable à la divinité.

On a toujours mis en avant dans le judaïsme, le fait que l’homme et Dieu étaient deux entités parfaitement autonomes, responsables, et que l’une ne pouvait pas remplacer l’autre. N’étant pas Dieu, ce n’est donc pas à l’homme de donner la vie ni de la reprendre. Pourtant, on voit bien qu’en un certain nombre d’occasions, ce dernier pense pouvoir le faire. C’est le cas de la naissance de chacun d’entre nous, quand nos parents ont décidé d’avoir un enfant. C’est aussi le cas du médecin quand les circonstances que vous avez évoquées, sont vécues par l’un ou l’autre. Nous sommes, néanmoins, convaincus que l’heure de la vie et l’heure de la mort ne sont pas décidées par nous. Et j’ajoute - brièvement, car tel n’est pas le débat – que c’est la seule intervention de Dieu dans nos vies qui soit indiscutable. Je veux dire par là que le judaïsme professe depuis l’origine, la liberté de l’homme. Chacun est responsable de sa vie, la façonne, la dirige, l’oriente et, par conséquent, en rend compte, tant il est vrai qu’on n’est comptable que de ce dont on est responsable.

Ainsi, il y a trois jours, je participais à un débat éminemment intéressant sur tous ceux qui ont dit non à Vichy. Etaient présents des magistrats, des préfets, des professeurs d’université et des diplomates. Il a été agréable pour la communauté, de donner les noms de tous ceux qui ont dit non, contrairement à ce que l’on croyait par une lecture trop rapide de l’histoire, contrairement à l’idée que nous avions d’une administration dressée comme un seul homme derrière le maréchal Pétain. Même si leur courage leur a parfois coûté la vie, des hommes et des femmes très courageux ont dit : « Non ! Dès lors que ma conscience m’interdit de le faire, je refuse de vendre des Juifs, de les déporter, de les tuer ou de contribuer à cette machination ».

Ces deux principes – liberté et responsabilité – ont toujours été intimement liés dans le judaïsme, pour lequel l’homme n’est pas une machine qui obéit à des ordres. Aucune loi ne pourra remplacer la conscience humaine.

De ce point de vue là, dans le domaine que nous évoquons ensemble, une extrême humilité doit d’abord nous habiter, pour répondre à cette question, peut-on légiférer en la matière ? Il est important de prendre le temps d’y réfléchir et, si je puis dire, d’y réfléchir « à froid », comme nous le faisons. Pour ma part, c’est très modestement que je vais poser quelques balises sur votre route.

Première balise, c’est l’amour de la vie.

A cet égard, un élément est très original dans le judaïsme : il n’y a pas de machine à quantifier la valeur de la vie. Nul ne peut connaître, savoir, mesurer la qualité d’une vie. Néanmoins, comme nous consommons cette vie, nous avons l’impression d’avoir des critères de sa qualité. Or ces derniers sont très subjectifs, chacun ayant le droit d’avoir le sien.

Mais, au-delà de toute approche personnelle, le judaïsme a toujours vécu et considéré que l’essentiel, c’est la vie. Point ! Pour lui, même « la vie d’un instant » («rayechaha », en hébreu, « chaha » étant « un moment dans le temps »), est considérée comme une valeur suprême.

En voici un exemple. Vous avez sûrement entendu parler de l’attachement que portent les Juifs à l’observance du chabbat, notre journée du samedi au cours de laquelle on s’abstient de différentes choses. Imaginons le cas d’une personne qui, humainement et médicalement, est condamnée et dont nous savons qu’elle doit nous quitter (la médecine dispose aujourd’hui d’instruments de mesure très fiables et d’ailleurs assez impressionnants). Imaginons que pour lui permettre de survivre, ne serait-ce qu’une heure ou un quart d’heure ou même une minute, il faut profaner le chabbat, alors il faudrait le faire. Et j’ouvre ici une parenthèse : le médecin doit-il toujours donner au malade ou à sa famille son pronostic en termes de durée de la vie ? Pour ma part, j’y suis extrêmement opposé, en ce sens qu’on enlève à l’homme l’une de ses plus grandes valeurs, l’espérance. Et peu importe qu’on se dise qu’on n’y était pas préparé !

Revenons au chabbat. Enfreindre l’interdiction de travailler ou de faire certains actes ce jour là, est d’une extrême gravité. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler au cours du débat sur la laïcité. Cette règle est beaucoup plus forte que le port de la kippa qui n’est qu’un symbole, celui de l’humilité et de la croyance en Dieu (à ce propos, le judaïsme n’est pas pour le port d’un signe religieux mais simplement pour le port sur la tête d’un chapeau, d’une casquette ou d’un autre couvre-chef. L’idée dans la foi juive est de couvrir ce qui devrait être l’objet de la fierté de l’homme, c’est-à-dire son cerveau qui dirige sa vie. En mettant quelque chose au-dessus, on symbolise donc la présence divine dans la vie d’un homme).

Donc, le chabbat est l’un des principes fondamentaux du judaïsme. On ne le profane jamais, sauf en cas de danger de mort, que ce dernier soit ou non imminent, qu’il soit virtuel ou réel.

Prenons l’exemple d’une femme qui va accoucher. Grâce à Dieu, dans leur immense majorité, les accouchements se passent aujourd’hui fort bien, alors qu’il y a 2 000 ans, ce n’était pas toujours le cas. Pour conduire une femme à une clinique, on a le droit de profaner le chabbat (prendre un véhicule par exemple) même si l’on ne redoute pas un accouchement difficile. Cet exemple est symptomatique de ce que, dès que la vie risque d’être touchée, le chabbat n’existe plus en tant que prescription religieuse.

Car c’est une prescription religieuse dont l’observance, par quelqu’un qui y tient, peut lui faire perdre un emploi, ou perdre une année d’études lorsqu’un examen ou une composition ont lieu un samedi ! Nous avons eu souvent du mal à être compris sur ce plan, mais c’est un autre débat.

Par cet exemple de la nécessaire profanation du chabbat dès que la vie risque d’être menacée (indirectement ou de façon hypothétique), je veux simplement vous dire que la durée de la vie est le critère essentiel. En fait, par durée nous voulons dire qualité.

Si j’arrêtais là mon exposé, tout serait très simple : tout ce que l’on peut faire pour prolonger la vie, doit être fait et ce, jusqu'à l’acharnement thérapeutique. Mais, bien évidemment, un autre point de vue, très fort, est exprimé dans cette même foi judaïque : le refus de la souffrance.

Dans les textes de la Genèse, figure la fameuse injonction divine : « Tu enfanteras dans la souffrance » que nous comprenons bien différemment du christianisme puisque nous considérons que la souffrance d’une parturiente n’est pas inéluctable, n’est pas une « malédiction » nécessaire. Tout ce qui peut être fait dans la pratique pour faciliter l’accouchement est, non seulement toléré, mais demandé par la tradition juive.

Le judaïsme est contre la souffrance. Si, dans le Talmud, on interdit de faire souffrir un animal inutilement, a fortiori un homme ne doit pas souffrir.

Il convient de relever un fait intéressant qui, touchant notre sujet, va nous obliger à en déterminer les contours. La Torah, dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », texte connu s’il en est dont la référence est le Lévitique, c’est-à-dire le troisième livre de Moïse, chapitre 19, verset 19. (Je me permets de vous le rappeler car, en tant que Grand Rabbin de Marseille, j’avais été frappé par le fait suivant : une élève israélite d’un lycée de la ville avait cité le verset en question dans le cadre d’un devoir de philosophie et en avait donné la référence. Le correcteur avait barré cette référence pour citer Les Evangiles).

M. le Président : C’était confondre la branche de l’arbre et son tronc !

M. Joseph Sitruk : Voilà ! Quand on ne sait pas, on a au moins l’humilité de se taire. Si on croit savoir, c’est beaucoup plus dangereux.

Donc, «Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est un principe de base de la morale juive. Mais, que signifie aimer son prochain ? Si une personne adore plonger dans le vide sans filet, est-ce que cela signifie permettre à son prochain de faire la même chose, pousser les gens du haut de la tour Eiffel ? Si l’intéressé, grisé par l’impression du vide, décide de choisir une superbe mort de cascadeur, est-ce que cela signifie qu’il faut le laisser faire la même chose à ceux qu’il aime ? Nos sages disent non ! « Aimer son prochain » veut dire ne pas lui vouloir de mal. C’est déjà plus précis. Mais que veut dire « ne pas vouloir de mal » ? C’est là, qu’intervient dans notre débat, cette immense citation qui va éclairer les deux points de vue contradictoires : « Si tu le peux, choisis lui une belle mort ».

Faut-il durer à tout prix puisque la vie est une valeur absolue ? Faut-il faire souffrir pour durer, alors que nous venons de dire le contraire ? C’est dans l’équilibre de ces deux principes que se trouve, me semble-t-il, la réponse à notre question. De façon générale, la pensée juive, toujours animée par la bipolarité, considère que la vérité n’est jamais ni d’un côté (ni à droite ni à gauche), ni au centre (je ne parle pas de politique, vous vous en doutez). Elle est peut-être dans la synthèse des points de vue, comme vous essayez de le faire depuis quelques semaines.

Pour comprendre comment la vérité va les rejoindre, il faut donc donner les deux points de vue, tels qu’ils ressortent des références de nos sages.

A ce propos, je sais que vous n’attendez pas de moi un exposé technique et que vous vous demandez pourquoi, chaque fois qu’un rabbin parle, il cite des textes. Cela pouvant paraître un peu choquant, il me paraît important de vous expliquer comment nous fonctionnons.

La sagesse juive s’est élaborée au fil des siècles. Je ne veux pas dire par là que nous sommes les meilleurs, mais que du moins, nous avons beaucoup d’expérience. Le judaïsme est une religion qui date de 3 300 ans, et pendant tout ce temps, les Juifs ont eu en commun l’étude : ils ont toujours beaucoup réfléchi et étudié les textes ; lorsque les plus éminents d’entre eux arrivaient à une conclusion face à un problème, ils l’inscrivaient dans des livres. Par conséquent, pour traiter un sujet, moi juif du vingt-et-unième siècle, j’étudie tout ce qui a été écrit sur la question, non pas en tant que dogme – chez nous, les dogmes n’existent pratiquement pas – mais en tant qu’expérience et en tant que sagesse orientées par des hommes éminents. Et, s’agissant de la vie et de la mort, le peuple juif a accumulé, autant que quiconque et peut-être même davantage, une grande expérience, parfois très lourde, qui lui permet d’avoir une voix éclairée au chapitre, si je puis dire.

Mais revenons à notre précédente question : comment concilier les deux principes de la nécessaire sauvegarde d’une vie et du refus de la souffrance ?

Je vais donner un exemple personnel pour éclairer notre débat. Il y a quelques semaines, me trouvant en Israël, j’apprends que l’épouse du frère de ma femme était malheureusement au stade terminal d’une leucémie. Allant lui rendre visite dans un hôpital israélien très performant, nous avons constaté la souffrance de cette jeune femme de moins de cinquante ans qui avait en particulier un mal fou à respirer (ses poumons, encombrés d’eau, ne répondaient plus et le taux d’oxygénation dans le sang baissait, avec les conséquences qui en résultent nécessairement). Les médecins, sachant qui j’étais, m’ont interrogé : fallait-il mettre cette malade sous respirateur artificiel, ce qui lui apporterait un meilleur confort, mais qui rendrait tout de même sa mort irréversible et prévisible ? Ou bien fallait-il laisser la nature faire ?

J’ai moi-même consulté un très grand maître qui m’a dit que la vie doit absolument être préservée. Lui objectant que la malade souffrait et que la respiration artificielle pourrait la soulager, je lui précisais néanmoins que cette intervention rendrait la mort irréversible. Il m’a alors demandé ce que voulait la malade. Avec les conseils de ce maître, nous avons donc laissé faire la nature, puisque l’intéressée, visiblement, en avait assez (de même que son entourage). La malade est donc « partie » peut-être plus vite, pour moins souffrir.

La littérature rabbinique des dernières décennies fait apparaître que les plus grands maîtres proscrivent, au nom de la foi juive, tout geste qui raccourcirait la vie, donc tout geste euthanasique. C’est un premier élément clair.

Dans le Talmud, rédigé il y a environ dix-huit siècles, alors que les méthodes médicales modernes n’existaient pas mais que les gens souffraient déjà et agonisaient, il est dit que personne n’a le droit de toucher l’agonisant, car il ne faut pas risquer, par ce geste, de provoquer sa mort. « Quand une bougie menace de s’éteindre, on ne met pas le doigt sur la flamme. » A titre d’exemple, le Talmud indique que même le coussin du malade ne doit pas être bougé. Personne ne doit intervenir et tout geste pouvant activer la fin d’une vie est à proscrire.

Deuxième exemple du Talmud, le cas d’une personne qui agonise et qui souffre. Certes, on n’a pas d’instrument de mesure de la souffrance mais des signaux permettent de la mesurer. Il est vrai que sur ce plan on exagère parfois un peu. (Je me souviens, à ce propos, d’une histoire qui m’avait grandement marqué à l’époque. Au XIXe siècle, deux grands amis, séparés par la vie, ne se voient plus pendant plusieurs années. Enfin, celui qui était parti revient. Apprenant que son ami, très malade, souffre atrocement, il se rend chez lui et trouve sa famille sur le seuil de la chambre, désemparée par les cris et les manifestations de souffrance de l’intéressé. Demandant à rester seul avec son ami, il lui dit quelques mots à l’oreille et le malade cesse de gémir et de crier. A la famille très surprise, qui lui demande comment il a fait, le visiteur explique: « Je lui ai rappelé que, du temps où nous étions amis, nous nous étions promis de toujours nous dire toute la vérité. Alors, lorsque je lui ai demandé si ses cris et ses gémissements étaient justifiés, il m’a répondu que non. Je lui ai donc demandé d’arrêter... ». L’histoire vaut ce qu’elle vaut ! C’est une boutade ! Mais il est vrai que, sans avoir suivi d’études médicales, j’ai été formé en tant que chef scout au secourisme, où j’ai appris qu’en cas d’accident et en présence de blessés, il était préférable de se diriger surtout vers ceux qui ne gémissaient pas ou qui ne criaient pas).

Mon propos visait à parler de la douleur qu’il est possible, aujourd’hui, de mesurer plus ou moins, non pas par les cris mais par d’autres critères.

Alors, si une personne souffre, que peut-on faire ? A cet égard, le judaïsme est clair : il faut alléger les souffrances. Mais le geste analgésique ne doit ni rendre la mort immédiate ni la provoquer. L’image proposée par le Talmud est très expressive : « Peut-on couper la tête d’un oiseau sans qu’il ne meure ? » Dès lors, il faut s’abstenir des gestes médicaux dont on sait qu’ils provoquent immédiatement la mort mais on peut recourir à ceux qui, sans la provoquer irrémédiablement, sont néanmoins toxiques.

De même, il ressort clairement des écrits de nos sages que, lorsqu’un médecin, pour prolonger une vie ou pour alléger une souffrance, procède à une nouvelle intervention qui pourra provoquer une mort irrémédiable, on peut alors lui demander de ne pas le faire. Ainsi, peut être refusée une assistance respiratoire qui, atrophiant les poumons, les rend par la suite incapables de fonctionner par eux-mêmes, l’homme devenant alors complètement dépendant de la machine. On a déjà vu il y a quelque temps, aux États-unis notamment, des cas de personnes placées sous assistance respiratoire durant des années. Ces cas ne sont pas ceux que le judaïsme préconise. Et si, bien évidemment, il nous invite à ne jamais débrancher les machines déjà en place, qui permettent au malade de continuer à vivre, il nous autorise à refuser toute installation de nouvelles machines qui poursuivraient encore cet acharnement thérapeutique. Je parle ici d’une thérapeutique qui, dans l’état actuel de la science et de la médecine, ne permettrait sûrement pas de guérir le malade, mais le maintiendrait plus longtemps en vie. C’est cette thérapeutique là qui peut être refusée.

Au contraire, toute thérapeutique qui serait prescrite à un malade dans l’espoir d’une guérison, qui lui donnerait une chance de s’en sortir, doit être tentée, même si elle comporte un risque.

Nous sommes dans une société dite moderne et pour ma part je fais référence à des textes qui ayant entre 3 000 et 2 000 ans, pourraient paraître désuets ou rétrogrades ! Mais le génie du judaïsme, c’est qu’il n’a pas d’âge. Les mêmes sages disaient déjà il y a 3 000 ans, que le médecin a le devoir de guérir. Car, la question antérieure à toutes celles que nous avons posées ce soir, était de savoir si un homme malade et croyant a le droit de se soigner. Ne s’oppose-t-il pas à la volonté de Dieu qui veut sa mort ? La réponse est immédiate et cinglante : « Non ! Tu dois tout faire pour garder la vie. S’il faut pour cela que tu consultes les médecins les plus compétents et que tu appliques les thérapeutiques les plus complexes, fais-le ! »

C’est cette ligne directrice qui demeurera la nôtre, avec les limites que nous avons essayé de fixer. Je vous remercie de votre attention.

M. le Président : Je voudrais prolonger votre propos en vous demandant de préciser deux points.

Vous avez évoqué le problème douloureux d’une personne de votre famille pour laquelle une assistance respiratoire était proposée. Imaginons que, sans vous avoir demandé votre avis, et en opposition à la volonté de la malade et de son entourage, cette assistance respiratoire ait été mise en place, alors qu’elle interdit une mort naturelle. Admettons que cela ait été fait la nuit, en urgence. Est-ce qu’il vous paraîtrait contraire à la loi juive, de réfléchir avec les médecins et d’accepter le débranchement de cette malade ?

Ma seconde question est aussi en prolongement du cas précis que vous avez évoqué et dans lequel on a demandé à la famille son avis, ce qui nous paraît à tous très important. Malheureusement, on se trouve souvent dans des cas où on ne peut pas demander cet avis, et où se crée un antagonisme entre une médecine excessivement technique, et une famille affectivement très liée au patient. Cette dernière peut alors qualifier d’acharnement la technique mise en place, même si telle n’est pas nécessairement la volonté médicale. Dès lors, les personnes de confiance et celles de l’entourage ne doivent-elles pas prédominer sur la décision médicale ?

M. Joseph Sitruk : Je l’ai dit en préambule, la vie ne nous appartient pas, pas même celle de notre famille. C’est d’ailleurs là un principe qui va très loin, sachant que très souvent des parents pensent être les propriétaires de leurs enfants, ce qui entraîne des conséquences désastreuses au plan éducatif.

Je crois que chacun a « sa »vie, mais cette vie ne lui appartient pas à lui mais à Dieu. Alors, comment un croyant peut-il gérer sa vie ? Selon ce que Dieu lui a demandé !

De ce point de vue là, pour nous, l’avis de la famille n’est pas un recours indispensable, et je ne crois pas qu’il devrait infléchir la décision d’un médecin. Par contre, il me paraît extrêmement important que le médecin soit en état de mesurer ce qui va lui permettre de prendre la bonne décision : les chances ou non de survie, les chances ou non de guérison. Ces deux questions sont vitales, au sens étymologique du terme.

En tout cas, pour revenir à votre première question, débrancher une machine ne serait pas un crime, si effectivement il y avait le prolongement dont on a parlé.

M. Pierre-Louis Fagniez : Vous nous avez dit que si le premier grand principe de la pensée juive est : « la vie est sacrée », un autre principe doit guider celui qui assiste le malade. « Si tu le peux, donnes-lui une belle mort. » Vous faites bien là, allusion aux médecins qui participent à cette belle mort ?

M. Joseph Sitruk : Absolument !

M. Pierre-Louis Fagniez : Quel est alors le sens du conseil que vous donnez aux médecins juifs quand vous leur dites : « Puisque ce n’est pas vous qui donnez la vie, vous ne pouvez pas établir un pronostic auprès de vos malades car vous leur retirez l’espérance ? ».

Ce point me paraît très important pour la pensée juive. Car que fait le médecin quand il voit le malade s’acheminer progressivement vers la mort ? Croyez-vous que c’est donner à ce malade une bonne vie que de ne pas l’aider à comprendre son pronostic, à comprendre qu’il aborde la fin de sa vie ? Est-ce que c’est du « confort » que de vivre complètement en l’absence de toute information ?

Je m’exprime ainsi car dans la religion catholique, on a longtemps considéré que taire la vérité était une forme de compassion. Ainsi, du temps où j’étais étudiant en médecine, on ne disait jamais la vérité aux malades. Ensuite, on a progressivement estimé que leur dire la vérité était un bon élément de rédemption, parce qu’ils s’assumaient alors beaucoup mieux et qu’ils rejoignaient le principe juif d’avoir la meilleure mort possible. Je ne parle pas de l’euthanasie au sens littéral du terme.

J’ai beaucoup de collaborateurs juifs et dans notre service, on dit aux gens ce qui les attend et ce vers quoi ils se dirigent (sans pour autant leur dire brutalement qu’ils vont mourir demain), car nous pensons que cela les aide. Mais d’après ce que j’ai compris, vous recommandez aux médecins juifs de ne pas porter de pronostic de longévité face à la mort. Est-ce bien cela ?

M. Joseph Sitruk : Tout à fait ! Je reconnais très humblement que pour les médecins, faire ce pronostic est une forme de responsabilité. Mais même si les deux cas présentent des inconvénients, - la perfection n’est ni ici, ni là -, je préfère encore que l’on s’achemine, avec l’espérance, jusqu’au bout d’une vie, même si les pronostics médicaux sont nuls.

Je me permets de faire référence à une nouvelle expérience personnelle. Au début de mon autre mariage, nous avons eu un enfant qui, nous ne le savions pas à l’époque, était né avec une inversion des gros vaisseaux, ce qui, à l’époque, le vouait à une mort quasi certaine. On ne nous en a rien dit à l’hôpital de Strasbourg, où j’étais alors rabbin. Ce bébé a vécu deux mois. Évidemment, l’annonce de sa disparition a été un choc pour notre très jeune couple - vingt-quatre ans - dont c’était le troisième enfant. L’épreuve a été très dure, mais je n’ai pas oublié ces deux mois que ma femme et moi avons vécus, à espérer. Tous les jours, nous allions prendre des nouvelles du bébé ; les médecins nous regardaient un peu avec compassion et certains peut-être même, avec dérision puisque pour eux, le pronostic était clair.

Aujourd’hui encore, je remercie les médecins de nous avoir laissé croire que cet enfant vivrait. Nous nous sommes battus pour lui et je tiens beaucoup à cette valeur qu’est l’espérance.

Par ailleurs, lors de l’accident personnel que je me suis permis de vous décrire tout à l’heure - c’était il y a deux ans – j’ai été admis en salle de réanimation, à l’hôpital de La Salpetrière qui dispose d’un service de pointe pour les affections vasculaires cérébrales. Les médecins ont tout de suite dit à mon épouse : « Madame, apprêtez-vous à être veuve demain matin ». Ils ont également prévenu mes enfants que leur papa ne survivrait pas ! Heureusement, ils se sont trompés. Selon les dires de ma femme et de mes enfants - qui sont déjà adultes - la chose a été beaucoup plus dure à écouter que l’annonce éventuelle, le moment venu, d’un « départ ». Pourquoi ? Parce que cela a créé autour de moi, un environnement de combat dans lequel l’équipe médicale était associée à ma famille pour me permettre d’en sortir. Les médecins, ici présents, savent bien qu’un malade s’en sort beaucoup grâce à son environnement humain.

J’ajoute, quant à moi, qu’il y a trois qualités nécessaires pour guérir : la foi, la volonté et la patience. Mais l’espérance me paraît être, dans les cas aigus, quelque chose de nécessaire. C’est tellement beau de croire et d’espérer.

M. le Président : En tant que médecin, j’ai fait des erreurs de diagnostic comme tout le monde. Mais mes plus grosses erreurs ont porté sur le pronostic. Je me suis retrouvé devant des familles à qui j’avais dit que leur parent allait partir dans l’année à venir. Cinq ans après, ils me regardaient avec une certaine admiration pour la qualité des soins que je leur proposais... mais aussi avec un certain doute sur les qualités de ma vision de la maladie. Je crois que, fort heureusement, les médecins ne connaissent pas toujours bien le pronostic.

M. Michel Piron : Je souhaite prolonger à nouveau la question qui vient de vous être posée, et à laquelle vous avez répondu par un mot, sans doute très lourd de sens, mais dont je souhaite que vous me l’explicitiez.

Vous préférez en quelque sorte que l’échéance, le pronostic restent inconnus au nom de l’espérance. Je ne suis, quant à moi, qu’un homme d’espoir et je ne sais pas s’il y a une rive de l’autre côté du fleuve. Mais, par rapport à un homme de foi, je m’interroge quand même sur ce que vous appelez « espérance ». Personnellement, n’étant pas médecin mais possédant quelques références en termes de réponse religieuse, j’aurais cru qu’après tout, le fait de savoir sa mort prochaine, ne pouvait que permettre de vivre autrement, que si l’on ne savait pas que l’on allait mourir. Le fait de vivre en sachant que l’on va mourir ne me semble nullement contradictoire avec la qualité de la vie. Bien au contraire, combien de philosophes et de penseurs ont su nous rappeler que, hélas, l’homme se comportait bien trop souvent comme s’il ne devait pas mourir.

Dès lors, qu’appelez-vous l’espérance ? S’agirait-il d’une espérance confinant à l’illusion ? N’y aurait-il pas une autre forme d’espérance, si l’on accepte, en quelque sorte, l’idée de la mort (ce qui serait une réponse religieuse pour ceux au moins qui en ont une) ?

M. Joseph Sitruk : Je vous remercie infiniment de votre question qui me permet de mesurer combien ma réponse était partielle, incomplète et donc fausse, car je suis parfaitement d’accord avec ce que vous venez de dire. Je vais même prolonger votre question. Je ne veux pas faire ici de la pure philosophie et nous avons besoin d’être rappelés à l’ordre par le pragmatisme nécessaire à cette mission.

Nous professons, chez nous, que l’homme doit apprendre à mourir, que la vie est la plus belle école de la mort, et que tous les instants d’un homme sont grands, surtout les derniers. Dans ma vie de rabbin, j’ai pu mesurer, souvent, combien les hommes sont grands dans la mort.

Mais ce que nous appelons l’espérance ici peut se comprendre de deux façons et je vais donc compléter ma réponse, et non pas la transformer.

Effectivement nous - et le christianisme nous rejoint en tous points sur cet article de foi - nous croyons en l’éternité de l’âme. A ce titre là, la mort n’est qu’un « passage ». Nos sages ont même écrit quelque chose que je trouve très beau : « Plus que de mourir, l’homme a peur de vivre. » Un de nos maîtres a analysé, comme signe de cette peur, ce cri du bébé qui a toujours interpellé tous ceux qui ont assisté à des naissances. Nos maîtres disaient déjà que la naissance était un traumatisme terrible, parce que c’était l’ignorance du futur !

Dans l’hypothèse où nous avons cette croyance, commune en l’occurrence, que l’âme est éternelle, qu’elle a existé avant notre naissance, qu’elle existera après notre mort, nous ne sommes donc les témoins que d’une partie de nos propres vies. Nous ignorons ce qui s’est passé avant et nous ignorons ce qui se passera après. Si un homme est profondément convaincu de cela, il vivra avec une très grande sérénité les passages de la naissance et de la mort, il n’aura pas peur du tout de la mort. Pour ma part, je passe un temps fou dans mes conférences, mes cours et mes prêches, à apprendre aux gens à ne pas avoir peur de la mort. Et quand on a gagné ce combat, l’espérance dont je parle est évidemment tout à fait autre.

J’ai d’ailleurs un souvenir très émouvant de mon séjour en réanimation, dans ce service de pointe où cependant environ 30 % des malades décédaient, où les décès étaient quotidiens. Non loin de mon box, une famille de catholiques fervents avait reçu la visite d’un homme de foi qui, semble-t-il, n’avait pas su expliquer aux jeunes gens d’une vingtaine d’années, le drame qui se tramait sous leurs yeux. Ils ont été complètement désespérés par cette visite qui aurait dû au contraire les réconforter. Leur mère étant morte quelques heures après, ces adolescents sont alors venus trouver refuge auprès de moi, si je puis dire. Ils m’ont avoué qu’ils avaient été impressionnés par l’optimisme, presque la joie, qui émanait de mon lit et de la petite chambre dans laquelle nous étions avec ma famille, dans cette ignorance du pronostic. Mon entretien leur a fait tellement de bien qu’ils m’ont écrit ensuite, à la sortie de l’hôpital. Nous avons gardé contact à travers notre foi commune dans la vie, justement sur la manière de vivre cette espérance.

Lorsque vous exercez dans un service d’urgence, vous ne savez pas si votre malade est croyant ou pas. Pour un croyant, mourir n’est pas une fin, même si par habitude, ce mot est employé à tort pour parler de la mort, car la mort est peut-être le début d’autre chose. Simplement, nous avons peur de ce passage, et peur de ne pas savoir ce qui nous arrive. C’est ainsi, d’ailleurs, que nos sages expliquent cette peur du noir qu’ont les enfants : c’est une peur de l’inconnu, de l’obscurité. On ne sait pas où l’on est et on a perdu ses repères ! L’homme a l’habitude de voir avec ses yeux et dès qu’il perd la vue, il a peur. La mort est par définition ce que l’on ne voit pas.

Je crois que le rôle d’un prêtre ou d’un rabbin est, d’abord de rassurer. C’est cela la véritable espérance, celle que vous avez bien voulu, à juste titre, me rappeler en filigrane de votre intervention. Il s’agit pour nous de dire aux gens : « Tout n’est pas fini». Dans nos prières, bien qu’elles aient une formulation un peu différente, Juifs et Chrétiens, nous nous retrouvons sur cette notion de l’éternité de l’âme. Elle est peut-être, pour les personnes endeuillées, la plus grande consolation, celle de savoir que la personne qui nous a quittés n’a pas disparu totalement et qu’elle existe autrement ailleurs.

Par ailleurs, hommes croyants ou non, nous avons une vie à vivre. Il peut nous rester un jour, six mois, un an ou davantage mais nous ne le savons pas et, dans l’ignorance de cette échéance, sans être les victimes d’une illusion un peu tragique, nous continuons à nous battre. Pour m’exprimer différemment, j’ai peur de la désespérance de l’entourage, de l’abandon du malade, qui ne se bat plus, parce qu’une mort imminente a été pronostiquée. Non ! Nous avons dans notre code, des lois qui guident nos vies un peu comme des balises. Ainsi, lorsque l’on va visiter un malade, dit la tradition juive, on doit d’abord lui remonter le moral, lui donner les soins qu’on peut soi-même prodiguer : si sa chambre est sale, on la nettoie ; s’il a besoin d’un peu d’hygiène, on la lui apporte ; s’il a besoin d’air, on le lui donne. Mais ce que chacun peut assurément lui apporter, c’est un espoir, c’est lui remonter le moral, lui dire qu’il peut tout à fait faire partie de ceux qui s’en sont sortis : « Il faut te battre ... ».

Sans vouloir parler de la frontière entre la science et la foi, le médecin, le prêtre ou le rabbin voient cette énergie vitale qui est en l’homme et qu’il s’agit de développer. Or, j’ai observé que, lorsque le diagnostic ou le pronostic étaient formulés de façon trop péremptoire, ils coupaient les ailes même à celui qui voulait combattre sa maladie. C’est bien cela qui m’effraye et j’espère que je me suis bien fait comprendre.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je souhaite prolonger la question de l’espérance et de la vérité au malade qui, on le voit bien, est interprétée de façon différente, selon les uns et les autres.

Supposons que vous soyez un médecin en relation avec une famille juive pratiquante qui montre sa volonté d’être dans l’espérance. Est-ce que vous suggérez que ce médecin doit répondre l’aspiration de cette famille et donc ne pas lui dire la vérité, comme on peut la dire à d’autres ? Doit-on la laisser bénéficier d’une espérance, qui fait partie de sa religion ?

M. Joseph Sitruk : Votre formulation est très intéressante, car elle apporte un éclairage précis au débat.

Que l’on ne se méprenne pas sur l’esprit de ma réponse. Sans vouloir insinuer que les médecins sont parfois un peu prétentieux, je souhaite qu’on laisse sa chance à chaque famille, tout en lui faisant prendre conscience de la gravité de la situation, qu’elle ne peut pas ne pas avoir déjà pressentie. Ainsi, dans mon cas personnel, arrivant par hélicoptère à l’hôpital, et plus précisément dans un service de réanimation, il était clair que je ne venais pas visiter les lieux ! De même quand une famille constate qu’une demi-douzaine de tuyaux perforent le corps de son malade, chacun comprend que la situation est grave. S’il est normal que le médecin indique que la situation du malade est grave ou gravissime, je voudrais qu’il laisse toujours un espoir.

M. le Président : Médicalement, il est bien obligé de le laisser car il ne sait pas s’il n’y a pas ce petit espoir.

M. Joseph Sitruk : C’est bien ce qui me semble. Merci de le dire à ma place.

M. Patrick Delnatte : S’agissant du traitement de la souffrance, vous avez dit qu’alléger la souffrance ne doit pas réduire la durée d’une vie (je ne parle pas d’un débranchement de machines). Quelle est votre position sur l’administration à un malade de doses de morphine que l’on augmente pour alléger sa souffrance, tout en sachant que de ce fait, il va mourir plus vite ?

Acceptez-vous l’idée que, dans notre société, le respect de la dignité humaine implique aussi le droit pour la personne de ne pas souffrir et qu’il faut donc faire le maximum pour en alléger les souffrances, sans avoir une position d’euthanasie ?

M. Joseph Sitruk : Je souscrirai à cette méthode, dans la mesure où le médecin traitant est conscient des limites de son intervention. J’ai, en effet, cru comprendre, dans les cas que j’ai vus ou dont j’ai discuté avec des spécialistes, que parfois les médecins allaient un peu trop loin. Le « raccourcissement » de la vie est peut-être excessif s’il ne vise que la mort de la personne dans le confort total et à brève échéance. J’ai aussi vu de nombreux cas où la famille était soulagée de voir la personne partir, où elle avait même, à la limite, conseillé au médecin d’un peu « activer » le mouvement.

La conscience médicale me paraît alors être le fond du débat. Mais, dans la formation des médecins, cette approche est-elle prise en compte ? Si j’avais eu à légiférer, je serais beaucoup intervenu dans ce domaine, pour donner une formation au plan technique certes, mais aussi aux plans psychologique et intellectuel. Il faut que le médecin puisse dominer ce sujet, qu’il soit en mesure de toujours garder son autonomie de décision, qu’il ne s’enferme pas sur les plans psychologique ou technique, qu’il résiste aux pressions que la famille exerce dans un sens ou dans l’autre.

Nous avons bien mis en avant les gestes condamnables, ceux qui seraient coupables : c’est l’intervention excessive qui risque de provoquer la mort à très brève échéance ; c’est l’indifférence inacceptable qui maintiendra la souffrance comme étant la donnée principale de la maladie.

Le médecin doit emprunter la voie médiane. A mes yeux, le bon médecin réanimateur sera, non pas celui qui fera le miracle de maintenir le malade en vie le plus longtemps possible, mais celui qui aura su, en fonction de tous les critères, trouver la bonne dose pour limiter les souffrances de la personne et pour la maintenir dans une certaine conscience.

Il est un point que je n’ai pas du tout évoqué et qui vous éclairera, du moins je l’espère. C’est la notion de belle mort. Qu’appelle-t-on une belle mort ? Est-ce une mort dans l’inconscience totale ? J’ai perdu mon père et ma mère dans des conditions différentes. Ma mère est morte dans son sommeil ! Elle ne s’est aperçue de rien. « Quelle belle mort ! » peut-on dire.

Toutefois, dans la tradition juive, à la fin de la Genèse, on décrit la belle mort comme étant celle du patriarche Jacob. « Jacob, sentant sa mort prochaine, fit venir ses enfants et leur dit... » (phrase qui a inspiré nombre d’écrivains). Cela veut dire qu’il est resté lucide jusqu’au bout. « Lucide », mot que je n’ai pas encore employé. C’est bien ce que j’appelle une belle mort : être lucide de l’événement et « vivre » cette mort.

Cette conscience, que la fin est imminente, est aussi très importante. Si en tant qu’homme, j’ai besoin d’arranger mes affaires, de donner mes recommandations à mes enfants et à mon entourage, si j’ai envie de prier et de faire ce que je pense important dans mes derniers instants, le médecin doit me laisser la possibilité de le faire. J’en voudrais peut-être à un médecin qui m’en aurait privé. Pour moi, il faut trouver un équilibre dans les derniers instants, entre le maintien de la lucidité et la lutte contre une souffrance insupportable.

M. le Président : M. le Grand Rabbin, nous vous remercions beaucoup de ces paroles d’équilibre qui nous éclairent.

M. Joseph Sitruk : Je sais que le sujet n’est pas facile et j’espère quand même avoir été suffisamment précis.

M. le Président : Le plus difficile pour le législateur, c’est de tenir et d’écrire les équilibres.

Audition de M. Gilbert Schulsinger,
Grand Maître honoris causa à la Grande Loge de France,
ancien médecin chirurgien



(Procès-verbal de la séance du 2 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : M. le Professeur, l’intitulé de cette mission « l'accompagnement de la fin de vie » signifie que nous avons délibérément choisi de ne pas retenir le seul terme d'« euthanasie », afin d'élargir le champ de notre réflexion. Néanmoins, on ne peut nier que c'est à la suite d'événements médiatiques que cette mission s'est constituée.

Je vous propose de nous exposer le point de vue de la Grande Loge de France, en une vingtaine de minutes, puis d’entamer un dialogue pour tenter de préciser la pensée de la Grande Loge.

M. Gilbert Schulsinger : Je vais essayer de mobiliser les possibilités de mon esprit de synthèse pour évoquer un problème aussi important en un temps aussi limité.

Je ne saurais traduire les mille et une sensibilités des membres de la Grande Loge de France. Il y a parmi nous des croyants et des agnostiques qui pensent et s'expriment en toute liberté de conscience. Tous s'accordent toutefois, sur une approche philosophique commune qui s'appuie sur deux piliers :

– un humanisme, fondé sur le respect et la défense des valeurs imprescriptibles de la condition humaine dans toutes ses composantes ;

– une spiritualité qui se situe au-delà des dogmes.

C'est dans un esprit de libre examen, en refusant par principe toute vérité définitive, qu'ils abordent les problèmes de la société d'aujourd'hui et, singulièrement, le plus grave, celui de la fin de vie.

Le visage de la mort a considérablement changé avec les immenses progrès réalisés par la médecine, au cours des dernières décennies. La mort n'est plus considérée comme le terme triste mais inéluctable d'une vie.

On meurt de plus en plus souvent à l'hôpital. La mort est médicalisée, instrumentalisée, et l’on se doit de la faire reculer. Elle est ressentie aujourd'hui, au mieux, comme un échec provisoire de la science, au pire comme une faute médicale. Cependant, les outrances qu'entraîne cette attitude face à la mort, commencent lentement, mais sûrement, à éveiller les consciences. La vie à tout prix atteint parfois pour le patient un coût exorbitant. Aussi, la question de la fin de vie et, au-delà celle de l'euthanasie, posent de graves problèmes éthiques auxquels nous n'avions jamais été confrontés. L'extrême gravité et la variété des situations doivent nous inciter à une grande prudence, et à nous garder de toute opinion tranchée, quelle que soit la conviction qui l'anime.

Il semble qu’existe aujourd'hui, un large consensus contre l'acharnement thérapeutique, c'est-à-dire contre la poursuite, au-delà du raisonnable, d'un traitement dont on connaît l'inutilité. Encore faut-il savoir que le médecin peut être placé dans des situations, où la frontière est difficile à percevoir entre ce qui peut apparaître comme une obstination à vouloir soigner à tout prix, et l'espoir, si minime fut-il, que la situation puisse se transformer.

C'est ce renoncement à agir qui pose au médecin, un grave problème de conscience. Cela étant, l'abstention thérapeutique peut se justifier, dès lors qu'un malade, dûment éclairé sur son état, décide de refuser toute investigation complémentaire et tout traitement.

Plus délicat est le cas du malade inconscient dont on voudrait interrompre la réanimation, dès lors que des lésions irréversibles sont en tout cas mortelles, à brève échéance. S'agit-il alors d'arrêter la vie ou de provoquer la mort ? S'agit-il de refuser l'acharnement thérapeutique ou de pratiquer l'euthanasie passive ? Nous pensons qu'au-delà de l'hypocrisie des mots, la décision d’arrêter un traitement peut être prise, à condition d’avoir été discutée entre les médecins et la famille du malade et d’avoir été motivée.

J’en viens maintenant aux soins palliatifs, instaurés par les Anglais dès 1970. Visant tout d’abord les malades au stade terminal d'un cancer, ils se sont progressivement étendus à différentes pathologies, notamment celle du sida. Leur but est de prodiguer des soins actifs, dans une approche globale de la personne atteinte d'une maladie grave, évolutive ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques par tous les moyens dont la médecine dispose et de prendre en compte la souffrance psychique et spirituelle, en créant un environnement qui implique directement les soignants comme la famille et qui préserve la dignité du malade et, autant que faire se peut, son autonomie jusqu'au terme de sa vie.

La loi n° 99-477 du 9 juin 1999 a favorisé l'organisation de ces soins palliatifs qui constituent désormais un nouveau droit des malades (toute personne peut y accéder, dans les établissements publics ou privés). Malheureusement, le nombre de ces structures est aujourd'hui notoirement insuffisant, en raison du retard que nous avons pris, par rapport aux autres pays européens, dans la prise en charge de la douleur. La Société française d'accompagnement aux soins palliatifs signale que la moitié des départements – quarante et un - en serait dépourvue, et que les structures existantes manquent à la fois de moyens matériels et de personnels formés et compétents.

Je voudrais ici rappeler que les pays protestants de l'Europe du Nord ont commencé, très tôt, à lutter contre la douleur. A cet égard, on peut se demander si, dans une Europe catholique dont la France est un des grands représentants, nous n'avons pas pensé un peu trop longtemps que la douleur était rédemptrice. Ainsi, ce n’est qu’en 1995 que l'amendement Neuwirth oblige tous les établissements de santé à prendre en charge la douleur. Aujourd'hui, s'impose en outre la nécessité d'élargir considérablement les possibilités offertes aux malades en fin de vie, notamment en augmentant le nombre des services de gérontologie, à l'évidence trop peu nombreux.

La formation des personnels est une autre nécessité, sans méconnaître cependant, et cela me parait important, la difficulté de recruter des médecins ou des infirmières. Il est en effet difficile, pour ces personnels, de se consacrer à adoucir la mort au lieu de contribuer à la guérison des malades et au maintien de la vie. Psychologiquement, c'est un problème considérable auquel il convient de trouver des solutions, car le bénéfice proprement humain des structures de soins palliatifs est considérable, en ce qu'elles atténuent les souffrances physiques et morales, et que surtout, elles ne dépersonnalisent pas la mort.

Peut-on, pour autant, éviter par ce biais, les problèmes de l'euthanasie ? Si l’on parvient, peut-être, à réduire le nombre des demandes, il serait illusoire d’imaginer que disparaissent les situations extrêmes où l’euthanasie trouve sa place, voire l’impose (de même que la contraception n'a pu éradiquer complètement l'avortement qu'il a fallu encadrer dans les limites de la loi).

Ces situations extrêmes (tel le malade qui exprime la volonté d'en finir pour ne plus avoir à supporter des souffrances intolérables qu'on ne peut plus maîtriser ou celui qui a subi des traumatismes graves entraînant un coma et qui est maintenu en survie quasiment artificielle, par une assistance respiratoire et cardiaque) posent le problème de l'euthanasie. Dès 1998, le président du Comité consultatif national d'éthique déclarait qu'il n'était plus possible de « faire l'omission de la pénible question de l'euthanasie quand d'autres pays dans le monde avaient le courage de l'affronter publiquement ».

Sur cette question de l'euthanasie, deux attitudes s'opposent qui paraissent inconciliables :

– La première se fonde sur le respect inconditionnel de la vie que, sans nuance, le professeur Dausset, prix Nobel de médecine, défend ainsi : « le médecin se doit de ne négliger aucun moyen qu'il juge, en son âme et conscience, susceptible de prolonger, fût-ce d'une seconde, la vie de celui qui s'est confié à lui ». Il n'y a dans cette règle, ajoute-t-il, « aucune ambiguïté ». Cette opinion s'appuie sur un certain nombre d'arguments parfaitement légitimes : la nature transcendante de la vie, toutes les dérives possibles que l'euthanasie pourrait entraîner (telles la poursuite d’intérêts financiers ou la substitution de la volonté de la famille à celle d’un malade inconscient) et le risque d’une tentation de ne plus aller au bout des ressources que peuvent offrir les soins palliatifs.

– La deuxième attitude implique le droit de mourir dans la dignité, ardemment défendu par Henri Caillavet, dont un illustre prédécesseur, Francis Bacon, écrivait déjà au XVIIe siècle : « Si les médecins étaient jaloux de ne point manquer à leur devoir ni, par conséquent, à l'humanité, ils n'épargneraient aucun soin pour aider les agonisants à sortir de ce monde avec plus de douceur et de facilité. Or cette recherche, nous la qualifions de recherche sur l'euthanasie extérieure et nous la classons parmi nos recommandations. » Ce qu'il appelait euthanasie intérieure, c'était l'assistance spirituelle devant la mort.

Ces deux positions consistent donc à mettre face à face, le respect de la vie et celui de la qualité de la vie et de sa dignité. Or cette dignité, qui peut en décider, sinon la personne elle-même ? Obliger quelqu'un à vivre n'est-ce pas, d'une certaine façon, attenter à sa liberté ? De ce fait, l'euthanasie est présentée par ses partisans, comme la revendication d'un droit, non pas le droit pour un tiers de tuer, mais, dans des conditions exceptionnelles, celui de pouvoir demander à un tiers de mettre fin à sa vie.

Il serait question, non pas de dépénaliser l'euthanasie, ce qui ouvrirait le champ à toutes les dérives possibles, mais d'admettre que, dans certaines situations extrêmes, celui qui aide à mourir ne soit pas inculpé d'homicide volontaire (nous en avons un dernier exemple avec la malheureuse affaire Vincent Humbert). Ces circonstances extrêmes doivent naturellement être précisées : souffrances intolérables qu'on ne peut plus maîtriser (attestées par le médecin, et auxquelles le patient demande qu'il soit mis un terme), ou grave état de détresse pour lequel il n'y a aucune solution thérapeutique.

La demande ne peut émaner que d'un patient lucide, éclairé sur son état et libre. Elle peut être formulée en situation ou être préalablement écrite par le malade et confiée à un mandataire désigné, n'ayant aucun intérêt d'aucune sorte à accéder à sa demande.

Deux positions donc, apparemment contradictoires, mais porteuses, l'une et l'autre, de valeurs indiscutables. Comment les concilier ? Nous sommes, quant à nous, en plein accord avec les propositions faites par le Comité consultatif national d'éthique. Nous ne considérons pas comme un droit, la faculté pour un être humain de demander à un tiers de mettre fin à ses jours. Il y a, en tout état de cause, et toute conviction religieuse mise à part, une sacralité de la vie. Toutefois, là où il ne saurait y avoir un droit, il faut satisfaire à la solidarité et à la compassion, à l’égard des détresses irrémédiables, celles où la simple abstention thérapeutique ou les soins palliatifs sont dépassés. Une personne définitivement dépendante des machines de survie, des nouveau-nés porteurs de lésions neurologiques extrêmes, dont les parents ont été dûment prévenus, en sont deux exemples tout à fait démonstratifs.

Ces ouvertures exceptionnelles, comme les qualifie le Comité consultatif national d'éthique, s'articulent autour de la notion de consentement : consentement librement formulé et réitéré, ou mandat préalable donné à un tiers, pour qu’il soit l'interlocuteur du malade auprès des médecins. Dès lors, devant ce consentement, c'est la fraternité humaine qui s'exprime dans un acte libérateur.

Nous l'avons dit et nous le répétons, nous sommes hostiles à toute dépénalisation. Pour autant, il faut, dans ces circonstances exceptionnelles, sortir du dilemme juridique de non-assistance à personne en danger ou d'homicide volontaire et admettre une exception d'euthanasie. Prévue par la loi, son bien-fondé serait examiné au début de l'instruction, en fonction des motivations et des arguments ayant conduit à l'acte d'euthanasie. Elle serait soumise aux conditions suivantes :

– une demande réitérée du patient, faite en toute liberté et hors de toute pression extérieure, ou un « testament de vie » confié à un mandataire ;

– un mal incurable entraînant des souffrances insupportables ;

– une information du patient sur son état ;

– la consultation d'un deuxième médecin indépendant qui aura examiné le malade et aura, à la fois, confirmé son état et sa volonté d'en finir avec la vie ;

– une information claire et objective de la famille et de l'équipe soignante.

C'est seulement sur l'ensemble de ces éléments que le juge aurait finalement à décider et qu’il pourrait, peut-être, se trouver en mesure de ne pas condamner.

Je conclurai ainsi mon propos : l'euthanasie ne peut pas être une pratique banale, mais face au respect de la vie, on ne peut méconnaître le respect de la dignité de la personne et son ultime liberté. Il n'est pas de foi sans miséricorde, et l'éthique de conviction doit savoir parfois s'accorder à l'éthique de responsabilité.

M. le Président : J'ai écouté votre propos avec attention. La Grande Loge de France a quasiment calqué sa position sur l'euthanasie sur l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique.

M. Gilbert Schulsinger : Tout à fait.

M. le Président : Ce dernier, en fait, ne définit pas l'exception d'euthanasie, aussi précisément que vous l'avez fait. En effet, vous avez envisagé non seulement que cette exception d'euthanasie puisse trouver une définition, mais qu'elle puisse être fondée sur ce qu’on appelle habituellement le « testament de vie ».

J'en viens, à ce propos, à ma première question. Un grand nombre de personnes déjà auditionnées, ont attiré notre attention sur le fait que le malade doit être lucide, parfaitement indépendant et ne subir aucune pression extérieure, lorsqu'il prend ce type de décision. Mais, le fait qu’une personne bien portante ait réitéré sa demande, ne garantit pas que sa volonté soit persistante dans une situation de maladie.

En tant que médecin, vous connaissez bien le problème : l'homme malade n'est pas exactement, psychologiquement voire philosophiquement, dans les mêmes dispositions que l'homme qui n'est pas confronté à la réalité de sa mort prochaine. Est-ce un inconvénient ?

Ma deuxième question porte sur la notion de dignité que vous avez évoqué, en reprenant les termes de l'association de M. Caillavet. Pensez-vous que la dignité puisse être enfermée dans une définition qui consiste uniquement à privilégier la liberté de l'individu, par rapport à ce que vous avez appelé la sacralisation de la vie ? La dignité est-elle liée uniquement à la personne humaine ou est-elle liée à la dégradation de l'état physique d'une personne ?

Enfin, même si la loi assortit l’exception d’euthanasie des conditions draconiennes que vous avez envisagées, comment devront être jugés les cas très spécifiques, car très exceptionnels, qui ne répondront pas exactement aux conditions précitées ? A titre d'exemple, imaginons qu’un malade, souffrant d'une maladie incurable qui ne peut être opérée (telle une arthrose de la hanche très douloureuse), demande le droit de mourir de manière réitérée et avec l’accord de son fils qui constitue sa seule famille. Dans ce contexte, que peut décider le médecin, pris dans cet étau de la demande qui lui est faite et de la non-conformité de cette dernière avec son éthique médicale ou sa déontologie ?

M. Gilbert Schulsinger : Je commencerai par répondre à votre dernière question, relative à une arthrose de hanche. Je ne pense pas qu'il faille la faire entrer dans le cadre de l'euthanasie.

M. le Président : C'était un exemple un peu provocateur.

M. Gilbert Schulsinger : Lorsque des douleurs paraissent intolérables au malade, un recours aux soins palliatifs s’impose. En effet, aujourd'hui, les ressources dont nous disposons contre la douleur sont suffisamment considérables, pour que le médecin ne soit pas mis en demeure, quelle que soit la demande du malade, d'aboutir à un acte d'euthanasie.

S'agissant du problème de la dignité, j'ai indiqué dans mon propos que la dignité était, en premier lieu, un point de vue personnel. C'est l'individu lui-même, qui ressent sa dignité, laquelle peut se définir comme l'autonomie et la liberté de la personne humaine. Mais qu'en est-il de la dignité devant une déchéance physique ? Nous savons, en tant que médecins, que la déchéance physique n'est pas appréciée de la même façon, par tous les malades. Pour certains, elle peut apparaître comme une souffrance incontestable, pour d'autres comme une chose tout à fait insupportable.

C'est la raison pour laquelle je crois profondément, que l'avis du malade est fondamental dans un tel cas de figure. On ne peut pas définir pour lui, ce qui est le sens de sa propre dignité, pas plus qu'on ne peut se substituer à la liberté qu'il a, de la considérer en fonction de ses propres sentiments.

Quant à votre première question, j'avais bien insisté sur la nécessité d'une demande réitérée. Je prenais ainsi précisément en compte la différence pouvant exister entre une personne en pleine santé, indiquant qu'elle ne supportera pas la déchéance physique et qu’elle réclame la mort si son mal est incurable, et cette même personne en situation réelle. C'est la raison pour laquelle cette demande réitérée est impérative. Le malade, placé en situation de fin de vie, doit encore une fois exprimer librement qu'il décide d'en finir avec la vie.

Les médecins sont tous confrontés à de telles situations. Un ami cancérologue m'avait ainsi raconté un jour, qu’un de ses patients, arrivé au terme d'une évolution cancéreuse quasiment généralisée, souffrait de douleurs insupportables. A force d'être supplié par ce malade, il avait laissé une « petite pilule » sur la table de nuit. Or le malade était décédé quelques semaines après, mais la « petite pilule » était toujours à sa place. Cet exemple montre bien que l'on n'est jamais dans le même état d'esprit quand on est en bonne santé, et quand on est en situation de maladie.

M. Michel Piron : J'aurais deux questions à vous poser. Tout d'abord, je souhaiterais pouvoir creuser un peu plus encore, la notion de dignité, que vous n’envisagez que du côté du patient. Pour ma part, je me demande si cette notion ne se situe pas dans une zone fluctuante et incertaine par définition, celle d’une relation interpersonnelle. A titre d'exemple, Quasimodo avait une dignité pour Victor Hugo et Esmeralda, mais pas forcément pour d'autres. Le regard que l'on portait sur lui n'était peut-être pas étranger au regard qu'il portait sur lui-même.

Ma seconde question naît d’une interrogation de nature juridique, qui reste toujours aussi grande après ce que vous venez de nous dire. J'ai beaucoup apprécié le fait que vous commenciez votre propos en indiquant qu'au fond, plus le champ des soins palliatifs pourrait s'étendre - et il a matière à le faire -, plus il réduirait sans doute, les limites de l'euthanasie comme exception. Et vous avez posé vous-même, très sagement, le fait que l'euthanasie pourrait s’appliquer dans un champ extrême à des cas exceptionnels. J'avoue toutefois ne pas percevoir la façon dont, sur un plan juridique, on pourrait formaliser (et dénouer ce qui me semble être une contradiction dans les termes) le fait de ne pas dépénaliser l'euthanasie et celui de préciser les conditions extrêmes qui éviteraient la qualification d'homicide. Peut-être faut-il rechercher, en effet, un terme juste s’inscrivant entre la non-dépénalisation et l'homicide, mais je ne le trouve pas.

De même, le terme de consentement qui est éminemment intéressant, suppose sans doute également un consensus. Pour ma part, je comprends parfaitement une espèce de consentement à la fin de vie, mais comment formaliser en droit, ce passage de la pénalisation à la non-dépénalisation et cette non-qualification de faute ?

M. le Président : Vous avez précisé que vous étiez contre la dépénalisation.

M. Gilbert Schulsinger : Tout à fait. Nous y sommes opposés parce qu'elle pourrait ouvrir la porte à mille et une dérives. Cela étant, je suis très perplexe quant au terme qui pourrait être employé. Je serais tenté de répondre que ce problème de l'euthanasie comporte deux volets, qui ne se situent pas dans le cadre de la loi ou du devoir : tout d'abord, il y a un problème de conscience pour le médecin. Par ailleurs, même en prenant toutes les garanties que j'ai essayé de présenter, je me demande s'il n'y a pas également un problème de conscience pour le juge. Comment légiférer sur la conscience du juge ? Je ne vois pas comment résoudre le problème autrement.

Quant à la question de la dignité, vous avez tout à fait raison de dire qu'elle se juge aussi dans le regard de l'autre. C'est peut-être un des éléments les plus importants de l'euthanasie. En effet, sur le malade inconscient et dépendant, se porte le regard de sa famille qui aurait voulu garder le souvenir d'une personnalité indemne, et non pas dénaturée par la maladie. De ce point de vue, compte tenu des circonstances et si les conditions que j'ai énoncées sont rassemblées, le regard de la famille a aussi son importance.

Mme Martine Aurillac : Dans votre propos, vous vous êtes référé à l'avis du Comité consultatif national d'éthique, c'est-à-dire à une exception d'euthanasie tout à fait acceptable, sous réserve qu'elle relève d'un consentement réitéré et délibéré ou d'un « testament de vie » dont serait responsable un mandataire. Mais qu’en est-il d’une personne qui n'est plus consciente, qu’elle ait rédigé ou non un « testament de vie » ? Qu’en est-il de la responsabilité de sa famille, car nombre de familles sont confrontées à ce cas où la conscience du malade, petit à petit, n'est plus la même ? Les familles doivent affronter la décision d'une équipe médicale, leur propre conscience, et même la conscience ultime du juge, ce à quoi je suis prête à me rallier en partie. Pour résumer, que pensez-vous du cas d'un malade qui, après avoir été conscient, après avoir ou non rédigé un « testament de vie », n'est plus du tout conscient ?

M. Gilbert Schulsinger : Là encore, on s'est trop longtemps défaussé sur le médecin en lui en laissant toute la responsabilité, pour ne pas aujourd'hui reconsidérer les choses. Toute action doit être partagée avec une concertation indispensable de la famille et des médecins. S'il se trouvait qu'une famille, même devant un stade terminal aussi dramatique soit-il, décidait de laisser mourir le malade, le médecin n'aurait absolument rien à dire pour aller contre cette volonté. Le problème est précisément de sortir de la confidentialité et de l'hypocrisie de l'acte d'euthanasie, qu’ont connues nombre de médecins ou de chirurgiens.

Je dis hautement et je ne suis pas le seul à le dire, que, placé moi-même dans de telles circonstances, j'ai pratiqué l'acte d'euthanasie. Même quand il m'est arrivé de le faire, cela n'a jamais été sans avoir consulté le plus proche parent, épouse ou époux, fils ou fille, de l'intéressé. L’acte s’est fait à leur demande et après les avoir informés que, selon moi, les conditions de survie étaient telles que l'on ne pouvait rien espérer d'autre qu'une misère encore plus grande.

Aujourd'hui, il faut sortir de cette hypocrisie. Une décision d’une telle gravité doit être un acte concerté, une sorte de solidarité entre le médecin et la famille.

M. le Président : Je voudrais, à ce propos, rebondir sur une autre question. Vous avez indiqué que le mandataire ne devait avoir aucun bénéfice potentiel vis-à-vis de son mandant. Cela sous-entend que ne peuvent pas être mandataires, les personnes les plus proches affectivement du patient, puisque, compte tenu du droit français des successions, ce sont elles qui ont justement intérêt à le voir disparaître. Par ailleurs, comment régler un conflit qui naîtrait d’une différence, entre l'opinion de la famille (dont vous avez dit qu'elle paraissait être prédominante, sous réserve qu'elle soit chargée d'affection) et l'opinion du médecin qui peut considérer que l'heure n'est pas venue ? Ne doit-on pas accorder la primauté au médecin, soit revenir au pouvoir médical ?

M. Gilbert Schulsinger : Je ne vois pas comment on pourrait supprimer ce pouvoir médical qui est incontestable. Comment pourrait-on se passer de la décision mûrement réfléchie d'un praticien, qui analyse une situation pathologique et présente ses conclusions ? Il est tout à fait évident que, s'il y avait une contradiction sur l'acte d'euthanasie entre l'avis du médecin et la demande de la famille, c'est au médecin que reviendrait la décision. Je ne vois pas d'autre possibilité.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je voudrais revenir sur votre déclaration selon laquelle vous faites partie des médecins qui n'hésitent pas à dire qu'ils ont pratiqué des actes d'euthanasie. Je voudrais vous interroger sur ce point, ni pour vous louer, ni pour vous culpabiliser, mais parce que cet élément dans la discussion est très important. Nous l'avons d’ailleurs rencontré pour d'autres débats de société. En effet, on a toujours l'impression que, lorsque des personnalités de votre qualité et de votre valeur, s'expriment en ce sens, cela prend pratiquement valeur de témoignage, soit pour condamner ceux qui ne l'ont pas fait, soit pour montrer que vous aviez raison de le faire au vu des circonstances.

Dès lors, considérez-vous que des bons médecins, qui, très régulièrement confrontés aux problèmes de l'euthanasie, ne se sont pas « laissés aller » à faire ce que vous avez fait, sont de mauvais médecins ou sont des médecins qui n'ont pas la compassion que vous avez su démontrer ? C'est une question à laquelle nous n'échapperons pas car, actuellement, elle revient très fréquemment dans les journaux. Il me semble que, quand il émane de personnalités très importantes, un témoignage tel que le vôtre ne permet pas de bien appréhender la question. Je connais beaucoup d'excellents médecins qui se sont particulièrement intéressés à l'accompagnement de fin de vie, et qui n'ont jamais eu à pratiquer des actes d'euthanasie.

Par ailleurs, dans le cadre d’une exception d’euthanasie, l'équipe médicale ne devrait-elle pas en être un peu extériorisée ? Ne faudrait-il pas trouver une autre équipe, chargée de juger la situation avec le calme et la sérénité voulus, pour justement ne pas entendre des médecins dire qu'ils ont pratiqué l'euthanasie de façon hypocrite et cachée ?

M. le Président : Peut-être faudra-t-il aussi définir ce qu'est l'euthanasie, car arrêter une machine, ce n'est pas la même démarche qu'injecter du chlorure de potassium.

M. Gilbert Schulsinger : En ce qui concerne votre dernière question, j'ai beaucoup insisté, dans les conditions que je posais aux exceptions d'euthanasie, sur la consultation d'un deuxième médecin, voire d'une deuxième équipe médicale. C'est une condition indispensable pour ne pas laisser la situation en question, à la subjectivité et à l'analyse d'un seul médecin.

Quant à votre première question, je voudrais vous rassurer, je n'ai pas pratiqué quinze actes d'euthanasie dans ma carrière de chirurgien. Il m'est arrivé d'en faire de façon tout à fait exceptionnelle, c'est-à-dire que ces actes se comptent sur les doigts d'une main, en près de trente-cinq ans d'exercice. Cela étant, je ne me permettrai pas de porter le moindre jugement sur ceux qui s'y refusent systématiquement, car là nous entrons dans un autre champ, qui est celui de la conviction religieuse. Comment alors juger de la chose ? J'ai essayé d'exposer les deux attitudes qui s'opposent dans ce problème de l'euthanasie : d'une part, le respect inconditionnel de la vie, d'autre part, le respect de la dignité et de la liberté de l'homme.

Je les ai présentées d'une façon limitée en raison du peu de temps qui m'étais imparti. Néanmoins j'ai conclu mon exposé, en indiquant qu'il y a des cas où il faut réfléchir et dire qu'il n'y a pas de foi sans miséricorde, et qu'il y a des cas extrêmement graves où l'éthique de conviction doit savoir s'accorder à l'éthique de responsabilité.

M. le Président : C'est, en effet, quand on se trouve en situation que les problèmes se posent de manière la plus tragique et la plus humaine. Je vous remercie de nous avoir éclairés sur la position de la Grande Loge de France, qui, assortie de votre expérience personnelle, nous a beaucoup intéressés.

Audition de Mme Marie-Françoise Blanchet,
Grande Maîtresse de la Grande Loge féminine de France
accompagnée de
Mmes Martine Chiriqui-Reinecke, psychologue clinicienne
et Christiane Aizenfisz, pédiatre



(Procès-verbal de la séance du 2 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre mission d’information a pour thème l'accompagnement de fin de vie, qui est plus large que celui de l'euthanasie, car nous avons voulu faire un travail plus complet. Nous sommes chargés d'élaborer un rapport collectif qui tentera de dégager un certain nombre de propositions.

Après votre exposé qui pourra durer une vingtaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

Mme Marie-Françoise Blanchet : Je vous remercie d'avoir invité la Grande Loge féminine de France.

Je ne suis pas membre d'une profession médicale ou paramédicale. En revanche, j'ai travaillé avec un groupe de réflexion interne à la Grande Loge féminine de France, chargé des questions d'éthique et de bioéthique.

Je me suis faite accompagner aujourd’hui par des personnes spécialisées, Mme Christiane Aizenfisz, pédiatre, et Mme Martine Chiriqui-Reinecke, psychologue clinicienne, spécialisée dans la formation d'équipes de soins palliatifs.

Je vais vous présenter un texte assez général, fruit de la réflexion du groupe de travail de la Grande Loge féminine de France. Pour répondre à vos questions, je me ferai assister, si vous le voulez bien, de mes deux sœurs. La Grande Loge féminine de France est la première obédience maçonnique féminine au monde. Elle compte 11 000 membres dont un millier réparti dans vingt-cinq pays. Notre engagement maçonnique nous impose de travailler sans relâche à l'amélioration de l'humanité. C'est un devoir que nous nous sommes librement assigné.

Nous nous définissons comme des femmes libres et de bonnes mœurs, comme des citoyennes engagées dans la vie de la cité, héritières des valeurs d'humanisme et guidées par le respect d'autrui. Nous sommes conscientes de la portée du débat sur l'accompagnement de la fin de vie et ce, indépendamment de toute actualité médiatique.

Notre démarche initiatique amène chacune de nous au plein et entier développement de soi-même qui s'accomplit par un accroissement de sa liberté de pensée, de son libre choix mûri et réfléchi, de la prise de conscience de sa responsabilité. Elle nous apprend simultanément à être un individu et un membre de la société, augmentant le sentiment d'appartenance, donc de responsabilité. « L'accroissement de liberté et de connaissances entraîne un accroissement de la responsabilité », dit justement Michel Serres.

La conscience de cette responsabilité, tant individuelle que collective, tend à amener chacune à réfléchir seule et collectivement à tous les problèmes de la société à laquelle nous appartenons.

Notre démarche est basée sur une méthode qui se révèle par degré. Elle utilise la voie symbolique et l'étude des mythes fondateurs comme outils de compréhension du monde. C'est ainsi que, dès le premier instant, nous sommes confrontés à l'idée symbolique de la mort. Nous abordons la mort dans nos rituels de passage d'un degré à l'autre, nous abordons la mort par l'étude des mythes.

Cette démarche nous permet de nous débarrasser des peurs ancestrales liées à la mort telles que l’oubli, le deuil, la perte, la souffrance et la douleur. Elle entraîne un déplacement de nos croyances et nous conduit à nous rapprocher du concept de réalité car notre connaissance de nous-mêmes augmente.

En tant qu'obédience féminine, nous sommes particulièrement attentives à tout ce qui touche à la vie des femmes, à leurs droits, à l'égalité entre les femmes et les hommes. Nous nous sentons donc concernées au premier chef par l'objet de votre étude. L'allongement de la durée de la vie concerne en effet particulièrement les femmes.

L'évolution des mœurs et de la société a produit une augmentation du phénomène de monoparentalité. Or, les familles monoparentales sont très majoritairement le fait de femmes. Économiquement, les femmes font partie des personnes les plus défavorisées tout au long de leur existence de par les inégalités sociales qu'elles subissent. Il est donc évident pour nous que les questions touchant à la fin de vie, et surtout celles liées au grand âge, sont encore plus préoccupantes pour les femmes, donc pour la Grande Loge féminine de France.

Pour nous, qui sommes fondamentalement attachées au respect des valeurs républicaines, au principe de la laïcité, fondement de l'égalité, à la démocratie, au respect absolu des lois de notre pays, il ne peut pas y avoir de dogme, pas de mot d'ordre et pas de pensée unique. Ce qui fonde notre démarche, c’est la liberté absolue de conscience et c’est l’idée que la loi est toujours au-dessus de la foi.

Les franc-maçonnes de la Grande Loge féminine de France ont un positionnement humaniste. Nous sommes profondément attachées à la valeur unique de chaque vie, autant qu'au respect de la personne, de ses droits, de sa liberté et de sa liberté absolue de conscience. Afin de construire et de nourrir notre réflexion, nous avons créé au sein de notre obédience des commissions composées de spécialistes, qui nous apportent l'information et l'expertise nécessaires pour aborder les différentes questions qui se posent à la société au regard de ses fondements éthiques.

S'agissant de l'accompagnement de fin de vie, l'expérience et la compétence de nos membres appartenant à des professions médicales, paramédicales, juridiques et sociales sont incontestables et incontournables. Elles nous permettent de comprendre quels sont les aspects techniques, sociaux, économiques, juridiques de ce problème, d'en appréhender les limites et de prendre en compte les évolutions de tous ordres.

Cependant, il est important de le souligner : notre propos, aujourd'hui, ne peut pas être le reflet des multiples sensibilités des 11 000 femmes qui composent la Grande Loge féminine de France.

Nous savons qu'il n'y a pas d'âge pour mourir et que la fin de vie ne concerne pas seulement les personnes âgées arrivant au terme d'une longue existence. Le respect de la personne ne saurait s'envisager hors de sa dimension temporelle, de sa naissance à sa mort, de même que toute approche de l'accompagnement de la personne en fin de vie ne saurait s'envisager sans prendre en considération la spécificité de l'autre et de ce qui est, par lui, apprécié comme la qualité de sa vie. Quel serait le sens d'un gain de longévité sans son corollaire, le maintien d'une qualité et d'une dignité de vie que nous revendiquons en tant qu'humanistes ?

Accompagner une personne en fin de vie, c'est d'abord et avant tout accompagner une femme ou un homme vivant, faire en sorte que la personne ne disparaisse jamais derrière l'appellation de mourant.

C'est aussi faire acte de solidarité. Le fait d'entrer à l'hôpital ou dans toute autre structure à vocation de soins et d'hébergement ne doit en aucun cas nous déposséder du droit à être et à continuer à être ce que nous sommes et nous voulons devenir. Ce en quoi nous nous reconnaissons consiste en ce respect de la personne et en notre capacité à accompagner dignement sa dignité, cette valeur intérieure unique. Il y a là une obligation de moyens plutôt que de résultats.

Accompagner suppose d’écouter au rythme de l'autre, sans préjuger, en acceptant de ne pas chercher de solutions. C'est « être à côté », ni devant, trop en avance, ni derrière, trop en arrière, c'est s'engager dans une relation humaine, ce qui nous interpelle dans ce que nous sommes, éclairés de nos expériences passées pour avancer vers l'avenir.

L'accompagnement de fin de vie est une démarche active. Elle fait partie des soins palliatifs, tout ce qu'il reste à faire quand il n'y a plus rien à espérer, qui inclut les soins médicaux, mais pas seulement. En aucun cas, ces deux termes ne doivent être confondus car ils ne recouvrent pas les mêmes entités.

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a confirmé la nécessité de prendre en compte la dimension de la personne. Être malade n'est pas un statut infantilisant, mettant à l’écart nos droits fondamentaux, qu’il s’agisse de notre dignité et du respect de nos différences sociales, économiques, culturelles, ethniques, religieuses ou philosophiques. C'est un premier pas législatif.

Quand commence la fin de vie ? Dans quel état doit se trouver une personne pour que l'on parle de fin de vie ? Le point de vue médical distingue deux aspects concernant des groupes de pathologies pour lesquels la nature des problèmes posés et la prise en charge sont différentes :

– les maladies impliquant une fin de vie programmée à brève échéance,

– les maladies transformant un sujet autonome en patient dépendant, mais ne mettant pas en cause le pronostic vital du patient à court terme.

Dans le premier cas, l'accompagnement de fin de vie devrait pouvoir s'effectuer dans des structures de soins palliatifs qui permettent d'assurer une bonne prise en charge médicale, psychologique, sociale de la personne et de son entourage. Malheureusement, nous savons bien que ces structures sont insuffisantes avec environ 11 000 lits, quand le besoin est évalué à 150 000. Et ces chiffres ne reflètent pas l’inégalité géographique et sociale existante.

Dans le second cas, les praticiens sont confrontés à des demandes de suicide pour lequel le Comité consultatif national d'éthique a parlé d'exceptions d'euthanasie. Ces exceptions doivent être discutées cas par cas, de façon réitérée, avec la personne, son entourage familial et amical, et avec toute l'équipe soignante.

Le recours à un tiers médiateur, non émotionnellement impliqué, représenterait une aide pour le groupe, mais la qualité de ce tiers reste à définir, ainsi que les modalités pratiques de réalisation de ces concertations. Médecins ou non ? Praticiens référents ou praticiens désignés ? De plus, il existe des cas que les traitements anti-douleurs ne réussissent pas à surmonter. La médecine palliative a ses limites et ne peut pas être la solution absolue.

Du point de vue juridique, le suicide assisté et l'euthanasie sont assimilables à un homicide volontaire. Il est important que l'acte, consistant à donner la mort, ne soit jamais banalisé et toujours jugé. Dans ce cas, c'est la société tout entière qui répond par l’intermédiaire du magistrat, que telle personne qui a accompli cet acte et transgressé l'interdit de tuer, l'a fait en respectant la volonté clairement exprimée et réitérée d'une autre personne et dans un cadre fixé par la loi.

Comme le dit le rapport du Comité consultatif national d’éthique de 2000, si dans une situation concrète, la décision d'arrêter une vie peut à la limite apparaître un acte acceptable, cet acte ne peut se prévaloir d'une évidence juridique claire. Une telle décision ne peut et ne pourra jamais devenir une pratique comme une autre.

Il nous paraît souhaitable que le législateur offre au droit un éventail plus large, afin que ce désir clairement exprimé puisse être pris en compte dans un cadre légal qui devrait intégrer l'évolution des mœurs, des moyens thérapeutiques et de la liberté exprimée par la personne.

Cette liberté de choix pourrait s'exprimer par le « testament de vie ». C'est le nom donné à un document dans lequel une personne fixe les limites des soins qu'elle accepte de subir : refus en particulier de l'acharnement thérapeutique, exigence que lui soient donnés tous les soins de nature à calmer la douleur, au point éventuellement de provoquer sa mort.

A l'heure actuelle, ces « testaments de vie » n'ont, en France, aucune valeur impérative ni existence juridique. Il serait aussi opportun que ce document, rédigé antérieurement à la maladie, soit confirmé au moment où le choix se pose.

Du point de vue moral, la définition d'une liberté individuelle, en la matière le suicide assisté ou l'euthanasie aidée par un tiers, peut-elle remettre en cause une règle fondamentale de toute organisation sociale, l'un des interdits fondateurs de notre société, le « Tu ne tueras point » ? La réponse semble bien être non.

L'aspect religieux – toute vie n'appartient qu'à Dieu – reste du domaine de la liberté de choix de l'individu. Il est soumis aux obligations et croyances de chaque religion mais celles-ci ne doivent pas intervenir dans l’élaboration des lois françaises, pays où le principe de laïcité est inscrit dans la Constitution.

De même, les réflexions philosophiques, comme le droit de mourir dans la dignité et de disposer de sa vie qui n'appartient qu'à soi-même, sont du ressort de la liberté individuelle. On connaît aussi le cas de personnes qui, même accompagnées, refusent d'accepter leur déchéance physique. Ce sont souvent celles qui ont fait une réflexion sur le sens de leur vie et refusent de continuer à vivre si la qualité de vie, qu’elles jugent acceptable, n'est pas assurée, et qui l’ont consigné dans un « testament de vie ».

Du point de vue social, peut-on imaginer que la fin de vie ne concerne que la période terminale d'une personne ? Peut-on imaginer que ses dernières semaines en unité de soins palliatifs soient plus dignes que la période qui a précédé l'entrée à l'hôpital et notamment la période où cette personne vivait dans le dénuement, l'abandon, l'isolement et la précarité ? Certaines situations sociales ne sont-elles pas tout autant mortifères que la maladie ?

Une prise en charge économique solidaire est aujourd'hui indispensable, avec des moyens accrus en locaux et en personnels formés, avec des services d'urgence, de réanimation, des équipes mobiles de soins palliatifs, mais surtout avec le développement des aides à domicile et des allocations de dépendance gériatrique. La canicule n'arrêtera pas tous les ans le quatrième âge.

Du point de vue économique, nous sommes confrontés à la réalité des budgets qui, en la matière, produisent une horreur économique : choix par rapport à la qualité de vie ou au confort de vie, normalisation de la qualité de la vie par rapport aux enjeux de l'industrie pharmaceutique. Cette réalité économique est le mur de verre sur lequel butent les raisonnements les plus affûtés.

La création de postes à tous les niveaux requiert une augmentation des budgets. Les préconisations de formation en personnels spécialisés, de renforcement des compétences des équipes, la création de nouvelles unités de soins palliatifs, l'augmentation du nombre de lits existants resteront des incantations tant qu'on ne se sera pas donné les moyens de proposer aux personnes, des conditions d'accueil et de prise en charge qui leur feraient préférer la vie à la mort.

D'un point de vue pragmatique, les praticiens sont confrontés à des situations exceptionnelles de plus en plus fréquemment. Pour tenir compte de cette réalité sans transgresser l'interdit de tuer, il faut cerner les exceptions d'euthanasie définies par le Comité consultatif national d’éthique, mettre en place les structures tierces visant à tenir compte de l'avis réitéré de la personne et définir les modalités pratiques de réalisation des concertations.

La judiciarisation croissante de la pratique médicale exige que soient protégés les soignants, lorsqu'ils ont à mettre en oeuvre certaines thérapeutiques, non par convenance mais par nécessité. Les pratiques de suicides assistés et d'euthanasie existent, des cas récents ont été largement relayés par les médias. Mais une société démocratique ne peut pas tolérer que les lois et les pratiques diffèrent à ce point, sans risque majeur.

Devant cette situation, on connaît les dérives possibles : d'un côté vouloir maintenir la vie à tout prix ce qui donne lieu à des pratiques d'acharnement thérapeutique, plus modestement nommées obstination déraisonnable dans le code de déontologie médicale ; de l'autre côté, des pratiques d'euthanasie, qu'elle soit qualifiée d'active ou de passive, et le spectre pas si lointain de pratiques d'eugénisme, de purification raciale et ethnique, de stratégie économique, etc.

Comment ne pas croire que puisse exister une voie médiane, nourrie de la réflexion au cas par cas, pour que soit préservé ce que nous sommes et que soit respecté ce que nous voulons être tant que nous sommes vivants, et que nous pouvons décider de notre vie pour lui préserver son sens ? Si la loi ne peut pas dire l'éthique, peut-être peut-elle du moins ménager un espace à l'éthique de responsabilité dans la relation entre patient et le soignant.

Pour nous, femmes et franc-maçonnes, nous nous devons d'anticiper l'avenir de la société, de participer activement à la construction de la réflexion éthique, bâtir la citoyenneté du XXIe siècle, en respectant liberté, liberté absolue de conscience, dignité et compassion, mais dans le respect des lois de la République.

C'est dans cette démarche d'humanisme et d'humilité, que nous nous reconnaissons, parce que celle-ci se fonde sur la reconnaissance de l'autre comme un autre soi-même, parce qu'elle transcende les différences, parce qu'elle accepte notre finitude, laissant ouvert le chantier de ce que chaque être humain fait de sa vie et l'importance de le penser avant que la mort n'arrive.

M. le Président : Vous avez fait état du « testament de vie » et de la réitération de la volonté. Vous avez notamment insisté sur la nécessité, aux derniers instants, de réitérer cette volonté. Ne pensez-vous pas qu'il y a une certaine incompatibilité entre d’une part, le fait d'établir un « testament de vie » dans l'hypothèse où l'on ne serait pas conscient et de donner en conséquence mandat à quelqu'un pour exécuter sa volonté, et d’autre part, la nécessité de réitérer soi-même ce testament à la fin de sa vie, au moment où le problème se pose ?

Mme Marie-Françoise Blanchet : C'est toute la différence entre la personne consciente et celle qui ne l'est plus. Nous savons très bien que la démarche de faire « un testament de vie », exprimant nos dernières volontés alors que nous sommes en bonne santé ou prétendus tels, est basée sur une réflexion complètement philosophique et pas du tout émotionnelle. Or, il s'avère très souvent que les mêmes personnes, à la fin de leur vie, demandent toujours, « Cinq minutes de plus, monsieur le bourreau! ». C'est un fait avéré.

Nous avons bien conscience qu'il est très souhaitable que, lorsqu'une personne a rédigé un « testament de vie », on puisse lui demander, tant qu'elle est encore consciente, si elle réitère la volonté exprimée, il y a quelques années, alors qu'elle était en bonne santé. Bien entendu, cela exclut du champ les personnes qui n'ont plus leur conscience.

M. le Président : Si j’étais un peu provocateur, je dirais qu'une personne consciente ne se sert pas du « testament de vie » puisqu'elle réitère elle-même sa demande, et qu'une personne inconsciente ne peut pas s'en servir parce qu'elle ne peut pas réitérer sa demande. Au final, cela n'a pas grande utilité.

Mme Marie-Françoise Blanchet : Ce n’est pas évident. Le « testament de vie », rédigé alors que l’on est bien portant, peut être très utile pour les proches ou les équipes soignantes si, justement, on n'est plus conscient. En effet, quand on n'est plus conscient, on n'a plus aucune possibilité d'exprimer, pour soi-même, ce que l'on veut bien encore accepter et vivre.

Dès lors qu'une personne a fait part de sa demande à un moment de sa vie, on peut considérer qu'elle avait déjà fait une réflexion sur ce qu'elle pourrait un jour peut-être accepter.

M. le Président : Ce testament a donc une valeur d'orientation, mais pas une valeur juridique.

Mme Marie-Françoise Blanchet : Tout à fait.

M. Christian Vanneste : J'ai beaucoup apprécié l'équilibre de votre propos. Je voudrais vous poser une question générale, mais qui nous interpelle en tant que législateur. Vous avez abordé le problème des limites de la loi. Je reprends trois de vos réflexions : la loi est supérieure à la foi ; la loi ne saurait rester trop longtemps en contradiction avec l'évolution des mœurs ; une limite à la loi est le « Tu ne tueras pas », qui me paraît pourtant être l'expression d'une certaine foi, puisque c'est une référence biblique.

Cela pourrait apparaître comme complexe. Pour vous poser la question de façon très simple quant aux limites de l'évolution de la législation, que pensez-vous de la législation des Pays-Bas et de celle de la Belgique ?

Mme Marie-Françoise Blanchet : La législation de ces pays ne m’est pas très familière.

M. le Président : Il existe des critères de minutie qui définissent, de manière assez précise, les conditions dans lesquelles un acte d'euthanasie peut être pratiqué. Puis, ultérieurement à cet acte, un dossier est envoyé à une commission, qui saisit le parquet si elle estime que les critères de minutie ont été méconnus par les médecins.

Mme Marie-Françoise Blanchet : Mes sœurs, qui connaissent plus ces données-là, me les ont largement expliquées dans le cadre du groupe de réflexion dont je parlais dans mon exposé. Néanmoins, par honnêteté, je me refuse d'y répondre moi-même puisque je suis, certes informée, mais pas spécialiste.

Toutefois, pour répondre à votre question, le « Tu ne tueras pas » est l'expression biblique d'un interdit majeur de toute société humaine et on le retrouve dans de nombreuses civilisations.

M. le Président : Presque toutes.

Mme Marie-Françoise Blanchet : En tous cas, elles sont très nombreuses dans ce cas. J'observe par exemple, pour en revenir à un domaine qui m'est peut-être plus familier, que le permis de tuer, qui existe dans la guerre pour les militaires, se fait au nom d'un principe supérieur, qui est l'intérêt de la Nation et de la décision de ses représentants. L'interdit est donc levé pour l'individu qui, lui, peut être amené à tuer, mais la culpabilité est transférée sur l'autorité suprême qui a donné cet ordre. C'est peut-être un parallèle extrêmement personnel, lié à tout ce qui a été ma vie jusqu'à présent. Je crois que l'interdit de tuer est un des tabous majeurs de l'humanité, avec l'inceste et d'autres tabous de cette nature.

La pratique fait qu'aujourd'hui, dans un certain nombre de cas, des praticiens sont amenés à accomplir certains actes. Les médias s'en font largement l'écho, que ce soit le suicide assisté de Mme Jospin ou le cas de Vincent Humbert. Ces cas ne peuvent laisser indifférents ni les citoyens, ni – particulièrement – les femmes qui sont potentiellement des donneuses de vie, qui portent la vie des autres parce que, qu'elles aient des enfants ou des parents, c'est souvent sur elles que la vie des autres pèse.

Il est très certainement nécessaire que l'évolution des mœurs et des techniques médicales amène le législateur à s'interroger sur un élargissement de l'éventail juridique pour faire face à de tels cas et, pour aller peut-être dans le sens de ce que font les pays du Nord que vous avez cités, car on ne peut pas laisser n'importe qui faire n'importe quoi, en contradiction avec la loi. La loi doit absolument fixer un cadre juridique et imposer des contrôles à tous les niveaux.

M. le Président : Pensez-vous que soit pertinente la distinction entre l'euthanasie passive consistant à laisser la vie suivre librement son cours, en interrompant des thérapeutiques de survie, et l'euthanasie active, par laquelle la mort est donnée délibérément ?

Vous avez également distingué les cas où les traitements pour alléger la souffrance peuvent éventuellement hâter ou entraîner la mort. Dans toutes ces situations, ce qui est primordial, au regard notamment du principe de l’interdit de tuer, c’est l’intentionnalité de donner la mort. Ou bien, considérez-vous qu’au fond arrêter une machine ou pousser une seringue sont la même chose dans la mesure où cela entraîne la mort de la même façon ?

Mme Marie-Françoise Blanchet : Les spécialistes m'ont expliqué que l'euthanasie dite passive, qui consiste à débrancher une machine, peut amener quand même quelqu'un à des heures d'agonie dans les plus grandes souffrances. Débrancher la machine, c'est condamner le malade à souffrir d'une manière absolument terrible. C'est donc un geste qui ne peut pas être acceptable.

Je ne pense pas qu'un médecin décide, par convenance personnelle, de donner la mort, que ce soit pour libérer des lits ou parce qu'il ne veut plus voir une personne pour laquelle il ne peut plus rien faire et qui remet en cause son sentiment de toute puissance. La question n'est certainement pas là.

J'aurais plutôt tendance à croire que, chaque fois qu’un praticien ou plutôt qu'une équipe médicale est amenée à faire cet acte, c'est après une longue réflexion et, me semble-t-il, toujours dans le but de soulager la douleur physique et la souffrance morale, en évitant le plus possible à la personne d’avoir à supporter l’insupportable.

Mais peut-être mes sœurs voudront-elles compléter ma réponse, d'une façon plus technique. Je vous rappelle que Mme Chiriqui-Reinecke est chargée de former des équipes de soins palliatifs.

Mme Martine Chiriqui-Reinecke : Vous avez souligné un élément fondamental qui est l'intention de l'acte. Si nous voulons sortir d'un débat de présupposés entre ces deux extrêmes, que sont l'acharnement thérapeutique et les actes préconisés par les militants de l’euthanasie, loin des options religieuses et politiques – et il y a souvent des amalgames entre la religion et le politique en la matière –, il est fondamental de considérer l'intention qui porte un acte. Quelles que soient les convictions personnelles, tout le monde s'entend pour considérer que l'euthanasie active est un assassinat.

On ne peut pas ne pas voir la différence qu'il y a entre injecter cinq ampoules de chlorure de potassium ou un cocktail lytique pour provoquer délibérément la mort et augmenter des doses de morphine, lorsque l’on voit que la douleur d'un patient ne peut être soulagée autrement. D'ailleurs, on ne parle plus d'euthanasie dans ce cas. Les soins palliatifs considèrent que cela fait partie de leur mission que de soulager d'abord et avant tout la douleur, même si les doses que l'on va prescrire aboutissent à la fin de vie. L'intention est donc absolument fondamentale.

M. le Président : Votre réponse est très claire. Dans une éthique de responsabilité, l'intention est majeure. Dans le Code pénal, l’élément intentionnel est pris en compte de manière importante. Cela signifie donc que votre réponse s’inscrit parfaitement dans le cadre du Code pénal français. Quand on donne intentionnellement la mort et qu'on la prémédite, on est dans le cadre d'un homicide volontaire avec préméditation.

Mme Christiane Aizenfisz : Je voudrais ajouter un point. Tout dépend de savoir si l’on agit dans un cadre professionnel individuel ou en équipe. Une décision individuelle, ayant pour intentionnalité de soulager la douleur morale et physique du patient, risque d'être prise en fonction de la personne qui la prend et non pas en fonction du bien que l’on peut apporter à la personne qui est en face.

Par contre, une décision de nature collégiale, prise dans le cadre d'une d'équipe multidisciplinaire, en relation avec la famille, peut permettre de trouver un équilibre dans la transparence, sans qu’il soit besoin de nier hypocritement qu’un acte doive être effectué.

M. le Président : Si l’on prend la décision d’accomplir un acte, cela laisse supposer qu'il est intentionnel.

Mme Christiane Aizenfisz : Si la décision est collégialement prise, en accord avec la famille, elle est acceptable. Je me permets, et je n'engage que moi, de dire que c'est quotidiennement fait et qu'il ne faut pas cacher l’arbre derrière la forêt, il faut regarder les choses en face. Tous les jours, ces actes sont effectués. Il est impossible de continuer de travailler dans ces conditions-là, dans la clandestinité, dans l'hypocrisie.

M. le Président : Donc, il faudrait une loi …

Mme Christiane Aizenfisz : Je crois, mais je n'engage que moi, je n'engage pas la Grande Loge féminine de France.

Je crois qu'il faudrait une loi qui permette, d'une part, la légalisation du suicide assisté, à l’image de ce qui existe actuellement en Suisse, d'autre part, la dépénalisation de l'euthanasie sous certaines conditions précises, avec un encadrement. Les réanimateurs soignant des adultes comme des enfants, sont quotidiennement confrontés à ce problème. Le nier, c'est continuer dans l'incohérence entre la loi et les pratiques.

M. le Président : Vous situez-vous plutôt dans l'optique hollandaise où l'on définit les conditions selon lesquelles l'acte doit être effectué ?

Mme Christiane Aizenfisz : Absolument. Pour en revenir à la question du « testament de vie », qui a été abordé antérieurement, pourquoi ne pas envisager un registre consultable, comme celui établi pour le don d'organes qui comprend un registre des refus ? De la même façon, il pourrait exister un registre qui répertorierait les « testaments de vie ».

M. le Président : Ce registre fonctionnerait pour les personnes qui auraient fait un « testament de vie », mais il ne serait pas obligatoire. Comment faire alors pour une personne décérébrée, sous machine depuis quatre ans, qui n'a pas enregistré de « testament de vie » dont la famille et l’équipe médicale considèrent que la situation n'est plus supportable ?

Mme Christiane Aizenfisz : Dès lors que le patient est inconscient, la prise de décision reviendra à l'équipe, en collaboration avec la famille.

M. le Président : Quelle serait la différence entre la personne qui a enregistré un « testament de vie » et celle qui ne l'a pas fait, puisque, au final, la décision est prise par l'équipe et la famille ?

Mme Christiane Aizenfisz : Si la personne a laissé un « testament de vie » consultable, il viendrait conforter l'équipe dans sa décision. En revanche, si la personne n'a laissé aucun « testament de vie », la décision devrait être prise par l'équipe et la famille, sans reposer sur quelque chose qui a été préalablement envisagé par le patient.

M. le Président : J’ai le sentiment que cela n’est pas très différent.

Mme Marie-Françoise Blanchet : Ce débat vous montre que dans la Grande Loge féminine de France, le maître mot est liberté. Nous sommes 11 000 femmes de caractère et, dans notre groupe de réflexion sur l'éthique et la bioéthique, qui compte des spécialistes de toutes les professions paramédicales, sociales, droit, etc., les avis sont extrêmement partagés.

Moi qui viens de travailler avec ce groupe de réflexion pendant une certaine période en vue d’élaborer un texte qui soit le reflet de ce que la Grande Loge féminine de France, en tant que telle, peut exprimer par ma voix, je sens bien toutes les différences qu'il peut y avoir entre des praticiens qui sont, sur le terrain, quotidiennement confrontés à des cas extrêmement difficiles, et des personnes extérieures à cette confrontation douloureuse quotidienne, qui peuvent réfléchir tranquillement dans un fauteuil, ce qui notamment est mon cas.

Je comprends toute la douleur que Mme Christiane Aizenfisz expose, elle qui est confrontée chaque jour à la mort et à la maladie de nouveau-nés et de bébés. C'est peut-être encore plus difficile quand le patient n'a pas l'âge de raisonner, ni l'accès à la parole et qu'il n'a pas forcément les moyens d'exprimer sa douleur. Dans ces conditions, la douleur que l'on comprend la mieux est celle de la famille, éventuellement celle de l'équipe soignante. Mme Chiriqui-Reinecke me posait l'autre jour la question suivante : « Quand on parle de soulager la douleur, de quelle douleur parle-t-on ? ».

M. le Président : La douleur de qui surtout…

Mme Martine Chiriqui-Reinecke : Souvent, dans les équipes médicales et paramédicales, on constate que ce qui est insupportable, c'est ce à quoi renvoie cette souffrance, parfois même plus que la souffrance de l'autre, c'est-à-dire que cela nous porte à nos limites. Il est important de se demander qui souffre et de quelle souffrance il est question. Est-ce celle de l'autre que l'on veut abréger ou est-ce la sienne propre que l'on ne s'avoue même pas, qui est inconsciente ?

J'aimerais apporter une statistique pour pondérer le débat qui, vous avez vu, chez nous aussi est fort délicat. Il s'agit d'une statistique de 2000, recensée par le service régional de soins palliatifs du centre hospitalier universitaire et régional de Metz-Thionville. Sur six cents personnes en fin de vie suivies en un an, moins de 10 % ont évoqué la possibilité de l'euthanasie, moins de dix personnes ont persisté, et seule une personne sur six cents l'a demandée.

Même si c’est délicat, il est important de dire que l’euthanasie est un débat de bien portants. Les personnes en fin de vie, correctement prises en charge, considérées comme des personnes ayant des droits, ne réclament qu'exceptionnellement l'euthanasie, et l'euthanasie reste une exception.

Aujourd'hui, le droit intègre cette notion d'exception, et nos magistrats jugent de tels actes en exception. Sur les deux dernières années, différentes décisions de justice montrent que les juges ont considéré l’exception. Il ne s'agit pas d'une dépénalisation puisqu'il n'y a pas application de peine. C'est un élément important à souligner. Actuellement, le juge procède par exception.

M. le Président : Conscience du juge, conscience du médecin, conscience de tous, je vous remercie de nous avoir éclairés, même dans la diversité, et d'avoir exprimé une opinion de femmes libres.

Audition de M. Jean-Pierre Pilorge,
Grand secrétaire de la Grande Loge nationale française



(Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre mission a pour but de réfléchir à l’accompagnement de la fin de vie. Elle a été créée à la suite d’événements forts, généralement médiatisés, voire surmédiatisés (tel le cas de Vincent Humbert) dont l’opinion publique s’est emparée. Chacun ayant sa propre définition de l’euthanasie, nous avons préféré réfléchir à l’accompagnement de fin de vie sur lequel notre législation a évolué par étapes : si, d’un côté, nos lois qualifient d’homicide volontaire, le fait de donner la mort avec préméditation (en théorie, une personne ayant pratiqué une euthanasie peut être punie de 30 ans de réclusion, mais la pratique jurisprudentielle est moins sévère), d’un autre côté, la législation de la santé publique permet de plus en plus au malade de participer aux choix thérapeutiques.

Au cours de notre premier cycle d’auditions, nous entendrons des philosophes, des sociologues, des historiens, les représentants des religions monothéistes et, aujourd’hui, les représentants d’obédiences maçonniques. A l’issue de ce premier cycle, nous aurons une vision plus précise du rapport de l’homme à la mort, dans ce contexte actuel où une forte médicalisation a permis de prolonger la durée de la vie, mais a entraîné une confiscation de la mort (70 % de nos concitoyens meurent aujourd’hui à l’hôpital, alors que cette proportion n’était que de 40 % à l’issue de la deuxième guerre mondiale).

Notre mission va rendre un rapport, qui aura été élaboré de façon collégiale, et émettre des propositions. Nous avons tous nos expériences personnelles de l’accompagnement de la fin de vie, mais nous essayons de nous en détacher et de trouver une synthèse entre deux points de vues apparemment incompatibles, qui se retrouvent à l’intérieur de notre mission, en dehors de tout clivage politique : la sacralisation de la vie, d’un côté et la liberté de l’homme de se donner la mort, de l’autre.

Je vous donne la parole. Nous vous poserons ensuite quelques questions.

M. Jean-Pierre Pilorge : Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les députés, j’interviens au nom de la Grande Loge nationale française, qui compte 31 000 membres. Je n’ai pas de qualification particulière dans le domaine médical, mais j’en ai dans le domaine juridique.

Je voudrais vous présenter une synthèse des travaux qu’avec l’aide de médecins et de chirurgiens, nous avons menés en commission sur le thème que vous nous avez proposé. Nous avons aussi fait appel à des personnes extérieures à notre organisation : médecins, infirmières et accompagnants de soins palliatifs.

Pour les membres de la Grande Loge nationale française, la vie humaine ne se limite pas aux horizons de ce monde. Elle n’a pas seulement pour racine le grec bios, la vie organique et biologique, mais aussi le latin vita, la vie de l’âme. En effet, le particularisme de notre obédience n’est pas d’être une société de pensée mais une école de spiritualité.

La mort nous fait faire l’expérience que la vie ne nous appartient pas et qu’elle est un don. Pour nous, Francs-Maçons de tradition, le passage de la vie à la mort, c’est le passage d’une rive à l’autre - celle de la vraie vie, de la vie éternelle -, c’est le passage de l’autre côté du miroir. Nous ne retenons ni l’indifférence de la sagesse stoïcienne, sorte de soumission un peu fataliste à l’ordre des choses, ni le pathétique de la pensée philosophique moderne depuis Kierkegaard, ni même l’apprivoisement de la peur tel que le préconisait Montaigne. Pour nous, la mort n’est pas la fin de la vie, la fin d’une vie, mais sa continuation ininterrompue sous une autre forme. Le but ultime de nos rituels maçonniques est de nous préparer à notre propre mort, notre vie initiatique étant faite de multiples morts successives.

Ces principes nous amènent à tenter une clarification du débat sur l’accompagnement de fin de vie et, plus particulièrement, sur l’euthanasie. Cette clarification est celle que nous a apportée de l’extérieur, le Professeur Christian Hervé, Directeur du Laboratoire d’éthique médicale de l’hôpital Necker, auquel j’emprunte mon canevas d’intervention.

La clarification du débat sur l’euthanasie est d’autant plus nécessaire que ce dernier s’engage dans l’urgence. Elle nécessite de réfléchir aux deux raisons qui rendent interminable ce débat,  à savoir au piège qui correspond à deux niveaux de conception de l’éthique  et à une vision du droit appliquée aux pratiques médicales. Sans cette réflexion, ce débat risque de devenir récurrent et stérile.

Le débat sur l’euthanasie n’est pas encore résolu pour les deux raisons suivantes :

Premièrement, l’idéologie et le militantisme font de l’euthanasie un « dépôt » d’idéologies. Les participants au débat sont le plus souvent davantage intéressés de savoir si l’autre est pour ou contre l’euthanasie, que d’en connaître plus profondément les raisons. Ainsi, le public qui subit cette radicalisation de la pensée, ne peut être éclairé sur les motivations et les fondements des différents points de vue en cause. Devant cette absence d’argumentation, les citoyens sont ballottés entre deux convictions, présentées comme inconciliables et ils perdent leur capacité de se forger une opinion. Ils demeurent ainsi dans le domaine de l’idéologie et du moralisme, ce qui dénote une réalité démocratique encore précaire en la matière. En effet, en démocratie, l’éthique de la discussion argumentative doit être préférée aux processus d’essence totalitaire. Si l’objectif de l’éthique est de questionner, celui de la morale est de répondre. Or, les acteurs du débat sur l’euthanasie se préoccupent plus de convaincre que de confronter aux difficultés du problème posé.

Deuxièmement, le terme « euthanasie » est complexe et possède plusieurs acceptions. Avant d’en débattre, il est nécessaire de bien définir ce à quoi on fait référence. En effet, les situations et les cultures influent particulièrement sur ce champ conceptuel. C’est ainsi que la demande d’euthanasie d’un pensionnaire d’une maison de retraite ne peut pas équivaloir celle d’un patient en réanimation. Dans ce contexte, le poids de chaque argument doit être pensé : La demande d’une personne peut-elle prévaloir sur une interdiction légale ? Dans ce cas, quelle valeur donner à l’évolution des mœurs et au caractère pluraliste, progressif de notre société ? Cette complexité entraîne une réflexion sur notre structure même de pensée et sur nos référentiels conceptuels, qu’ils soient métaphysiques, économiques ou idéologiques.

Un piège récurrent du débat sur l’euthanasie est la confusion de deux conceptions de l’éthique, souvent présentées comme incompatibles : une éthique de conviction et une éthique de responsabilité.

Les tenants d’une éthique de conviction, dits aussi principalistes, considèrent que la qualité morale des actes humains dépend de leurs formes, c’est-à-dire les bons, les mauvais et ceux d’une tonalité indifférente d’un point de vue moral. Par exemple, le débat sur l’euthanasie est souvent décrit comme une alternative entre tuer ou laisser vivre une personne ; tuer faisant partie des actes qualifiés de mauvais, est donc inacceptable. Par contre, l’abstention thérapeutique ou la lutte contre l’acharnement thérapeutique peuvent se justifier, alors que leur résultat est bien le même. Ces dernières pratiques bénéficient d’un bon niveau moral, consécutif à la distinction faite entre tuer et laisser mourir. Cette situation est notamment caractérisée par le principe du double effet, lorsque le médecin, pour combattre la douleur, injecte une dose mortelle d’anesthésie. C’est ainsi, qu’en invoquant ce principe, les tenants de l’éthique de conviction utilisent les dénominations de « direct » et « d’indirect », pour qualifier l’acte d’euthanasie et lui donner une qualité morale différente. Il en serait de même d’une distinction entre les qualificatifs « d’actif » et de « passif ».

Pour les tenants d’une éthique de responsabilité, ou conséquencialistes, les actes humains ne peuvent pas être jugés en soi, indépendamment du contexte dans lequel ils se produisent et des conséquences qui en procèdent. Dans cette acception de l’éthique, la différence entre le caractère actif et passif d’une euthanasie n’a pas d’impact, dans la mesure où l’abstention thérapeutique est de pratique courante et où la conséquence est la même, c’est-à-dire la mort d’un patient. En l’absence de toute distinction, ces euthanasies peuvent être acceptables ou inacceptables.

De cette confusion entre ces deux visions de l’éthique, trois arguments nous semblent devoir être soulignés dans le cadre des pratiques médicales.

Premièrement, l’intention du médecin n’est pas éthiquement significative. En effet, depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, ce n’est pas la simple intention du médecin qui seule prévaut mais le dialogue, voire l’argumentation entre le médecin et son patient. Sont alors prises en considération deux personnes confrontées au problème si profond de la vie et des modalités de sa fin prématurée. Ce sont les intentions et les niveaux de conscience de chacun dans le dialogue, qui pourront trouver de manière adaptée et singulière, la résolution des différences, voire des contradictions, dans la qualité d’un acte ou d’une prescription. Introduire un troisième terme par rapport à ces deux conceptions pourrait aboutir à une déresponsabilisation professionnelle et humaine et conduire à négliger d’affronter ces différents niveaux d’humanité.

Deuxièmement, le lien de causalité entre la conduite du médecin et la mort du patient n’est pas un élément éthiquement significatif. En effet, en fin de vie, aucun décès ne survient de façon dite naturelle car la mort est de plus en plus un phénomène technique, médicalisé et est souvent demandée par les familles. De plus, ce lien pourrait être invoqué dans le cadre d’une responsabilité médicale. En effet, 70 % des décès se produisent à l’hôpital, ce qui dénote une difficulté à mourir chez soi, dans une perspective où il y a toujours quelque chose à faire. Confrontés à cette situation, les médecins réanimateurs, en suivant les règles de leur éthique professionnelle, mettent un terme à la vie de 10 % des patients, c’est-à-dire de la moitié des personnes qui décèdent dans leurs services. La responsabilité médicale ne saurait être engagée aussi facilement, puisque la demande vient du corps social tout entier lequel, par rapport à la fin de vie et à la mort, n’est pas très explicite. Ceci demanderait une argumentation de la société sur le pouvoir des sciences et des techniques appliquées à la médecine, sur leurs limites, sur le mythe de l’immortalité face à la mort et sur la mort de nos concitoyens.

Troisièmement, la modalité de la conduite du médecin n’est pas non plus un critère de correction morale car elle ne permet pas de différencier le bien et le mal. Tout d’abord ne peut pas être pris en considération le caractère actif ou passif du geste aboutissant à la mort du patient. Avec la même technique, on peut en effet soigner en apaisant la douleur mais aussi faire cesser la vie. Ensuite, il nous apparaît qu’il n’y a pas de niveaux moraux dans des actions qui, en définitive, entraîneraient la mort, sans que soient pris en compte le sens de l’arrêt de cette vie et le contexte culturel et familial dans lequel il intervient. Dès lors, la différenciation précitée ne pourrait se faire que dans le cadre d’une intégration de faits cliniques et sociaux de plus en plus complexes, toujours à rechercher pour une prise de décision à haute portée humaine. Il s’agirait d’éliminer comme éléments déterminants, toute la série des intuitions morales et tout un cortège de concepts qui, pris seuls à seuls, seraient réducteurs d’une humanité à considérer. En effet, il serait aussi inacceptable de tuer une personne que de la laisser mourir. Dans bien des cas, il vaudrait mieux anticiper la mort, plutôt que la laisser survenir de manière naturelle. C’est tout l’enjeu d’une aide aux professionnels, à partir de l’usage par les patients, de l’expression de volontés anticipées.

Enfin, la vision de la norme nécessaire sur les pratiques professionnelles en médecine oppose deux conceptions : celle de l’éthique médicale et celle du recours au législateur qui pose ainsi le rôle précis du droit.

L’éthique médicale est le questionnement sur l’intégration, en terme de valeurs, des arguments concernant les prises de décision des professionnels. A cette éthique médicale doit correspondre une éthique citoyenne, qui mériterait d’être enseignée, sur les conditions de la mort et sur le recours même de la médecine à de nouvelles technologies pour l’humain.

Ce qui peut être le bienfait d’une législation, ce n’est pas un droit à mourir, qui risquerait d’entraîner l’application aveugle de ce droit. Au pire, il s’agirait d’un acte consécutif à ce droit, exécuté sous la forme d’un devoir médical, nonobstant la possibilité de prétexter une clause de conscience de la part du professionnel. Au contraire, dans le respect d’une humanité ouverte, une telle demande du patient peut devenir une richesse, voire un partage, jusqu’à l’action. C’est dans une optique de développement des soins palliatifs qu’une telle décision clinique d’euthanasie peut être envisagée. C’est cette exception qui a d’ailleurs été prise en compte par le Comité consultatif national d’éthique. En effet, il ne faudrait pas qu’une situation sociale ou culturelle, qui ferait de la vieillesse un fardeau, engage les personnes à réclamer pour elles-mêmes cet acte, véritable exutoire social et alors non individuel.

L’autre niveau du débat est relatif aux rôles du législateur et du droit. Son objet n’est pas la correction morale du comportement des médecins qui mènent à la mort des patients ; il est, grâce à une loi, de permettre aux professionnels (médecins et autres) de donner la mort à ceux de leurs patients qui la demandent, sans être punis pour cela. L’euthanasie en discussion est alors celle que certains considèrent comme l’euthanasie active, telle l’injection d’un cocktail lytique. Pour éviter toute confusion à ce niveau du débat parlementaire, les autres formes de mort provoquée, dites euthanasie passive et euthanasie indirecte, doivent être nommées d’une autre façon. Le choix du recours à la loi signe l’introduction d’un tiers collectif dans la régulation des décès d’une collectivité. La régulation de la profession médicale et de la mort programmée des citoyens en fonction de règles strictes, serait du domaine culturel alors que ce dernier est très mouvant.

Le débat citoyen doit avoir lieu sur ces questions, car il s’agit d’une véritable évolution de la vision que nous avons de l’homme et de la future humanité. Il ne saurait être retardé en raison des différentes visions des pays qui construisent actuellement l’Europe. Il ne pourrait pas non plus se faire sans la contribution des professionnels. Le seul espoir que nous mettons dans ce débat, est de parvenir au développement du thème de la mort et à celui des possibilités médicales au niveau de l’enseignement et au niveau des médias, afin de ne pas aboutir à une cacophonie, constituée des véritables algarades et hypocrisies que dénonce le Comité consultatif national d’éthique : « C’est ainsi qu’il apparaît qu’une position fondée sur l’engagement et sur la solidarité est en mesure de faire droit aux justes convictions des uns et des autres et de lever le voile d’hypocrisie et de clandestinité qui recouvre certaines pratiques actuelles. »

C’est seulement en considérant la dimension humaine des professionnels et des patients qu’un tel saut peut être accompli dans la visée d’une humanité meilleure et plus éclairée.

Est-il possible, dans ce schéma, d’inscrire dans une loi, l’infinie complexité des situations individuelles concrètes ? Ne risque-t-on pas en levant l’interdit actuel et en donnant un cadre législatif à l’homicide charitable, de favoriser des dérives ? Ne serait-il pas préférable, tout en conservant le principe d’interdiction, d’admettre par la pratique, des exceptions à ce principe, sur lesquelles s’exerce le contrôle a posteriori de la justice ? C’est pourquoi, en l’état actuel de la réflexion que nous vous remercions d’avoir engagée, nous préconisons de ne pas légiférer pour le moment, afin de ne pas suivre le mauvais exemple des Pays-Bas qui sont passés de la loi au détournement de la loi, alors que de bons soins palliatifs en fin de vie détournent tout malade de l’euthanasie, si j’en crois les médecins, infirmières et accompagnateurs que nous avons interrogés et qui sont dans le quotidien.

M. le Président : Je vous remercie de votre démarche, qui aboutit à des propositions claires et concrètes pour les législateurs que nous sommes.

J’ai bien compris la conception que la Grande Loge nationale de France se fait de la vie humaine, ainsi que sa dénonciation du faux conflit entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction, dès lors que l’on se trouve dans une globalité où l’attitude médicale n’a pas de degrés moraux.

Vous avez ensuite abordé les problèmes posés par la médicalisation de la mort dont la cause, n’étant plus naturelle, doit être définie. Ainsi, les médecins, confrontés à la mort d’un patient très âgé, doivent-ils attribuer sa mort tout simplement au grand âge ou à sa dernière cause, telle une baisse de potassium dans le sang qui n’est qu’un épiphénomène ? Après avoir souligné l’ambiguïté de la société sur le problème de l’euthanasie, vous avez affirmé votre volonté d’une solution qui, si j’ai bien compris votre pensée, ne peut actuellement se traduire juridiquement que dans un cadre jurisprudentiel, en raison de la complexité et de la somme des situations individuelles de respect de la personne humaine. Enfin, vous avez précisé qu’à votre avis, un développement de l’accompagnement de la fin de vie réduirait considérablement le champ de l’euthanasie active ou directe.

Toutefois, même en admettant que l’on soit dans le meilleur des mondes possibles, que les moyens soient débloqués et que la conception de l’accompagnement de fin de vie pénètre la société et le monde médical, il restera toujours un petit espace dans lequel se pratiqueront des actes d’euthanasie. Pensez-vous qu’il soit alors utile de définir l’exception d’euthanasie ou pensez-vous que, compte tenu de la complexité des situations, il faut laisser au juge le soin de déterminer, si oui ou non, l’acte d’euthanasie est un homicide pénalement répréhensible ?

M. Jean-Pierre Pilorge : J’ai eu un échange important sur ce sujet avec le professeur Christian Hervé dont l’avis m’a rassuré sur la cohérence de la démarche que nous vous proposons. Je pense qu’il y aurait lieu d’aller par paliers afin, dans un premier temps, relativement court - quelques années -, de laisser se créer une jurisprudence et, dans un deuxième temps, de légiférer sur le point sensible que vous considérez, à partir des apports de la jurisprudence ainsi constituée.

M. le Président : Pensez-vous que les problèmes posés par l’euthanasie s’éteindront complètement avec le développement de l’accompagnement de fin de vie ou bien y aura-t-il toujours une place pour l’exception d’euthanasie ?

M. Jean-Pierre Pilorge : Je pense qu’il restera toujours des cas exceptionnels d’euthanasie, dont la jurisprudence devra dégager les éléments constitutifs essentiels ; mais nous ne voulons pas d’un modèle inspiré de celui des Pays-Bas qui a légiféré pour aussitôt après détourner la législation. Il faut tirer partie de ce mauvais exemple pour ne pas procéder de la même manière.

M. Jean Bardet : Nous sommes à peu près tous d’accord pour penser qu’une bonne gestion des soins palliatifs et des moyens matériels nécessaires réglerait 99,9 % des problèmes. Mais quelle solution proposer à la grande souffrance morale dont le problème est parfaitement illustré par le cas de Vincent Humbert qui, à ma connaissance, ne souffrait pas dans son corps ? Dans un tel cas, aucun soin palliatif ne pouvant aider la personne, c’est tout ou rien : soit on la laisse vivre avec sa souffrance, soit on la tue. Certains de nos interlocuteurs nous ont parlé de ce problème. Pour le Cardinal Barbarin par exemple, cette souffrance morale est une absence d’amour. Quelle réponse apporteriez-vous à ce type de souffrance auquel on ne peut, à mon avis, répondre par l’euthanasie ?

M. Jean-Pierre Pilorge : Je n’ai pas de réponse toute faite. Nous avons interrogé des cancérologues, des infirmières en soins palliatifs et des accompagnants. Dans leur expérience médicale et humaine, tous ont constaté qu’aucun patient bien accompagné au cours de sa fin de vie, n’en demandait l’interruption prématurée. C’est tout ce que je peux dire. La presse fait état d’autres situations particulières sur lesquelles je n’ai pas à m’exprimer, car je préfère laisser la jurisprudence se créer en la matière.

M. Jean Bardet : Médecin moi-même, je sais que les souffrances des malades en fin de vie peuvent être supprimées, notamment grâce à une dose de morphine, qui pourra d’ailleurs provoquer leur mort ; mais il s’agit de gens souffrant dans leur chair, à cause d’un cancer ou d’une insuffisance respiratoire chronique par exemple. Le problème posé par les personnes souffrant dans leurs âmes, est beaucoup plus difficile et, personnellement, je n’ai pas de réponse.

M. Jean-Pierre Pilorge : Nous considérons, dans l’école de spiritualité qui est la nôtre, que l’homme est un tout, composé d’un corps, d’une âme et d’un esprit. Son âme étant la partie centrale, nous attachons une grande importance à la question que vous posez, même si nous n’avons pas de réponse à lui apporter.

M. le Président : L’Association pour le droit de mourir dans la dignité revendiquant la liberté pour chacun d’interrompre sa vie, propose de pérenniser cette décision individuelle par un «testament de vie». Dans ce document, une personne désigne un mandataire, chargé de lui donner la mort si elle se trouvait dans une situation où elle ne serait pas capable le faire elle-même. Que pensez-vous de cette liberté de choix déléguée à un autre ? Pensez-vous que la loi puisse consacrer une décision de mort individuelle ?

M. Jean-Pierre Pilorge : La vie est sacrée, c’est, pour nous, une déclaration de principe. Au-dessus de la liberté de conscience individuelle, les problèmes posés par les soins palliatifs, par l’accompagnement de fin de vie, voire par l’euthanasie, ne peuvent être résolus que par une analyse collégiale du cas personnel. Nous ne souhaitons pas en conséquence que, dans certains cas particuliers, la liberté de conscience personnelle puisse être supérieure à la forme collégiale que doit prendre toute décision en la matière, laquelle doit tenir compte des points de vue du patient, du médecin traitant et de la famille.

M. Michel Vaxès : J’ai cru comprendre que si vous acceptiez l’exception d’euthanasie, vous renvoyiez à un contrôle a posteriori l’appréciation de sa légitimité, une loi ne devant intervenir qu’après la constitution d’une jurisprudence suffisante. Or, les pratiques d’euthanasie, passive ou active (je ne sais si l’on peut faire beaucoup de différence entre l’une et l’autre) sont très anciennes et, le plus souvent, les familles ne jugent pas utile de saisir la justice en raison du rapport de confiance qu’elles entretiennent avec le médecin. Elles ont d’ailleurs parfois elles-mêmes demandé que la souffrance de leur proche soit apaisée, en sachant que cela le conduirait à la mort. Dans ces conditions, il me paraît difficile d’attendre la constitution d’une jurisprudence dont je crains qu’elle ne se dégage jamais.

Mais, il me semble envisageable que, sans en préciser les modalités, une loi admette l’exception d’euthanasie et renvoie le pouvoir de décision à une collégialité. Une telle loi pourrait permettre de faire la synthèse entre les différents points de vue exprimés sur ce problème. Il faut sortir de l’hypocrisie du discours, car chez les acteurs – médecins, patients, familles -, il n’y a pas d’hypocrisie.

M. Jean-Pierre Pilorge : Je comprends l’évolution que vous proposez, mais je ne fais pas tout à fait la même analyse sur les faits patents, assumés par le corps médical et les familles au cours de ces dix dernières années. On constate actuellement une influence du droit anglo-saxon sur nos pratiques, et des recours en justice extrêmement fréquents, à l’encontre des praticiens et plus particulièrement, des médecins réanimateurs. Par conséquent, des éléments de jurisprudence vont se dégager très rapidement. Ils formeront en très peu d’années un corpus, qui permettra de légiférer et de déterminer de manière plus précise, le schéma que vous proposez (auquel nous ne sommes pas hostiles) et qui est celui d’une euthanasie contrôlée et de nature exceptionnelle.

M. Michel Vaxès : Nous distinguons les uns et les autres, de manière différente, la souffrance physique et la souffrance morale. Je suis de ceux qui, entre l’une et l’autre, ne retiennent que la souffrance (qui seule importe) et qui refusent toute hiérarchisation entre les deux types de souffrance. Dans le cas de la souffrance morale, la personne, le plus souvent consciente, demande qu’il soit y mis un terme. Peut-on entendre sa demande ? Ou faut-il distinguer ces deux types de souffrance et les traiter différemment ? C’est une vraie question, l’actualité l’a montré.

M. le Président : M. Jean Bardet a évoqué un problème que les cardiologues connaissent bien, l’impression d’étouffement chez le patient. C’est une souffrance particulièrement forte que l’on qualifierait de physique, mais qui a une forte connotation morale ; cette impression d’étouffer provoque en effet une angoisse profonde chez le patient, car rien ne donne plus le sentiment de la mort imminente que l’impression de ne plus pouvoir respirer.

La souffrance morale traduit un mal de vivre. Le patient trouve que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue et demande un suicide assisté. Que pensez-vous de cette diversité des souffrances et du caractère acceptable ou pas de la demande du malade d’abréger sa vie ?

M. Jean-Pierre Pilorge : N’appartenant pas au corps médical, je ne pourrai vous répondre qu’au niveau des principes. Nous considérons, je vous le rappelle, que l’homme est une totalité, composée d’un corps, d’une âme et d’un esprit, l’âme mettant en mouvement le corps. En conséquence, je suis d’accord pour ne pas faire de hiérarchie entre la souffrance morale et la souffrance physique. C’est un défaut contemporain que de « saucissonner » un individu, alors que l’homme doit être pris dans sa totalité. Le respect de la vie implique que l’aspect qu’un homme met en avant n’est pas suffisant à lui seul pour prendre une décision car cet aspect n’est qu’un élément d’un schéma collégial.

M. Michel Vaxès : Je partage la préoccupation de M. le Président, mais je pense que le critère doit être celui de l’irréversibilité. La souffrance morale, le mal vivre peuvent être des souffrances atroces, mais elles sont parfois réversibles si les conditions d’une prise en charge efficace du patient peuvent être réunies. Il est des situations toutefois où la souffrance morale est irréversible, comme dans le cas de Vincent Humbert.

M. le Président : Vous parlez du cas de Vincent Humbert, mais il y a des tétraplégiques qui ne demandent pas la mort. Tout le problème pour nous tient dans une question : comment normaliser le degré d’inacceptabilité de la vie ?

Au cours d’un précédent débat, nous avons admis que si la dignité est en l’homme, elle passe aussi par le regard de l’autre : quand Esmeralda regarde Quasimodo avec des yeux d’amour, il devient le Prince Charmant. Par ailleurs, une personne peut juger qu’être paraplégique rend sa vie insupportable alors qu’une autre, affligée du même handicap, pensera que sa vie vaut la peine d’être vécue. La mise en place de critères de minutie comme aux Pays-Bas, définissant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, revient à dire à certaines personnes que le législateur et donc la société jugent que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

M. Michel Vaxès : Ce sera le cas si la législation est a priori, mais si l’exception est admise, sans être définie, l’appréciation se fera a posteriori. Aucun cas ne ressemblant à un autre, il me paraît effectivement difficile de légiférer dans la généralité ; il faut toutefois ouvrir une possibilité d’arrêter une souffrance, d’interrompre la vie biologique, sous réserve que la décision soit prise collégialement. Ce serait un moyen de prendre en compte la diversité des situations.

M. le Président : La collégialité est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Un acte, même exceptionnel, d’euthanasie est inacceptable s’il est décidé individuellement et sans le consentement du malade. Maintenant, la collégialité n’est pas le rempart contre toute décision arbitraire, prise notamment en raison du poids du chef de service, de la confraternité qui existe entre médecins (qui peut prévaloir sur l’intérêt de la personne concernée) ou encore des motivations de certaines familles, qui préféreront mettre fin à la vie de leur proche afin de supprimer leur propre douleur de le voir souffrir. Je pense donc que le juge a un rôle à jouer, car il est le représentant de la société, et parce qu’il doit exister une instance chargée d’examiner les conditions de l’acte. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Pilorge : Je vais tout à fait dans votre sens : en cas de recours, le juge et le droit doivent avoir le dernier mot.

Mme Danielle Bousquet : Vous avez dit que la volonté manifestée de façon anticipée, est une aide pour les professionnels. Mettez-vous cette volonté et la collégialité sur le même plan ? Ces deux éléments joueront-ils selon vous, un rôle central dans la jurisprudence qui devrait se mettre en place ou bien considérez-vous que la volonté anticipée doit être appréciée selon la philosophie de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité ?

M. Jean-Pierre Pilorge : Cette volonté anticipée n’est qu’un élément dans l’appréciation au sein de la collégialité ; il n’est pas déterminant en la matière.

M. le Président : Que penseriez-vous d’une enquête médicale et sociologique qui, menée dans les services, de réanimation ou de néo-natalité par exemple, recueillerait, sous couvert de confidentialité et d’anonymat, les conditions dans lesquelles les patients meurent ? Je crains en effet que la jurisprudence ne tarde à se former, malgré l’apparition des pratiques anglo-saxonnes dont vous parliez. Une telle enquête nous permettrait de découvrir que, peut-être, les pratiques euthanasiques sont surdimensionnées par rapport à ce que les gens avouent, car ils avouent un acte global. En effet, que veut dire exactement un médecin quand il déclare avoir pratiqué une euthanasie ? S’est-il contenté d’injecter de la morphine afin d’endormir son patient quelques heures avant qu’il ne meure ? A-t-il débranché une machine reliée à un patient décérébré et atteint d’une maladie incurable ? Ou bien a-t-il injecté un produit létal à un malade qui, dans le cadre d’un entretien, le lui a demandé ? Il y a donc bien deux types de pratiques et la pratique la plus communément admise comme étant une euthanasie, est en fait, un accompagnement poussé vers un plus grand apaisement d’une fin de vie.

Mme Danielle Bousquet : Cette dernière pratique est pourtant illégale.

M. le Président : Elle est presque illégale et notre travail est, à mon avis, de la légaliser dans des conditions très précises tout en laissant un espace au problème de savoir quelle vie mérite d’être vécue. Un tel problème ne pouvant recevoir de réponse qu’individuelle, la norme universelle qu’est la loi ne peut que difficilement le résoudre.

M. Jean-Pierre Pilorge : Je ne peux pas vous donner la position de notre organisation sur la pensée évolutive que vous venez de formuler. Je reviens au schéma que je vous ai proposé : la collégialité, dans un premier temps, est l’élément primordial des prises de décision, dont les excès ou les travers devront relever du plein pouvoir d’appréciation du juge. Dans un deuxième temps assez court, dont les limites pourraient être fixées par votre mission, une jurisprudence devrait se mettre en place. Cette jurisprudence ayant dégagé les caractères des exceptions d’euthanasie et de leurs limites, pourra servir de base à l’élaboration d’une loi.

M. Jean Bardet : Vous nous avez dit que lorsque le droit de mourir dans la dignité est revendiqué par un patient, il doit être un élément du débat de la prise de décision collégiale. Qu’en est-il d’une personne qui dit qu’elle ne veut pas qu’on mette fin à ses jours par euthanasie active ou passive ? Cette volonté ne sera-t-elle qu’un élément du débat ou devra-t-elle être respectée de façon absolue ?

M. Jean-Pierre Pilorge : Au risque d’être contradictoire, je dirai que, dans ce cas spécifique, la vie ayant, pour notre organisation, une valeur inaliénable, le patient devrait être entendu en priorité par la collégialité. La faiblesse de l’ensemble de mon argumentation apparaît ici, mais l’honnêteté me commande de le dire.

M. Patrick Delnatte : La judiciarisation de ce type de situation, avec tous les risques de médiatisation, ne risque-t-elle pas d’aboutir à un recul de l’éthique médicale?

M. Jean-Pierre Pilorge : Je suis extérieur au corps médical, mon point de vue est donc très relatif. Je pense qu’on ne peut pas laisser le corps médical seul dans cette situation. Le droit doit s’en emparer. Le médecin lui-même demande d’ailleurs que des règles de droit cernent mieux son champ d’intervention.

M. le Président : Le principe de précaution en médecin est souvent un principe d’inaction.

Audition de M. Stéphane Meyer, conseiller de l’ordre
du Grand Orient de France



(Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Comme l’indique son intitulé, notre mission réfléchit sur l’accompagnement de fin de vie. Elle s’interroge aussi sur ce que l’on appelle communément l’euthanasie mais si ce terme n’est pas employé, c’est pour éviter de limiter le débat à une opposition entre ceux qui seraient favorables à l’euthanasie et ceux qui seraient contre. Les auditions auxquelles nous procédons sont thématiques : nous avons ainsi entendu des historiens, des philosophes, des sociologues, des religieux et des représentants des loges maçonniques. Toutes les sensibilités politiques sont représentées dans cette mission et les clivages sur les questions qui nous occupent ne passent pas obligatoirement par nos appartenances politiques mais obéissent plus à des expériences personnelles et à des options philosophiques. Nous espérons pouvoir faire une synthèse de toutes les positions de départ et présenter ainsi un rapport collégial, comme nous l’a demandé le Président de l’Assemblée nationale.

Notre réflexion se situe dans un contexte où la médecine a permis d’allonger l’espérance de vie de nos concitoyens mais a aussi « récupéré » leur mort puisque 70 % des personnes meurent à l’hôpital. Elle a ainsi pu confisquer certains rituels. Sur la question de la fin de vie, il y a deux positionnements a priori incompatibles. Le premier insiste sur le caractère sacré de la vie qui doit être respectée quelles que soient les circonstances. Selon le deuxième, l’homme doit pouvoir choisir sa mort au nom de la liberté individuelle. Les législateurs que nous sommes doivent se demander comment il est possible de rendre ces points de vue compatibles et comment universaliser l’individu sans détruire sa personnalité. Nous devons aussi répondre aux attentes de nos concitoyens, face à des pratiques qui peuvent paraître hypocrites, mais qui sont, la plupart du temps, faites en conscience.

M. Stéphane Meyer : Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les députés, permettez-moi de vous souhaiter bon courage, car vous allez essayer de fournir tout et son contraire. Aujourd’hui, vous avez à répondre à un discours d’attente des citoyens dont il semble qu’ils ne soient plus capables de prendre leurs propres responsabilités comme on l’a vu pour le voile. Vous allez être amenés à prendre, à leur place, des décisions qui serviront de référence à la société et il vous faudra ménager des points de vue contradictoires. Votre tâche est donc ardue.

Certaines sensibilités religieuses rejettent, au nom du respect de la vie, certains actes, que d’autres pourraient qualifier de mort douce ou d’actes salutaires. Toutes les sensibilités doivent être respectées. Pour y parvenir, il faut, d’une part, se garder d’apporter des réponses univoques à des problèmes complexes et, d’autre part, replacer le patient, la personne au centre du débat. Notre civilisation occulte la mort, comme si elle voulait s’en débarrasser. Cela n’a pas toujours été le cas. Pourtant, si l’on accepte de pousser son premier cri, il faut accepter son dernier soupir. Cette immaturité vis-à-vis de la conception de sa vie, je la constate en tant que professionnel. Je ne suis pas ici devant vous en tant que professionnel mais je suis étonné de l’étonnement et du désarroi des gens devant la mort. Il semble que les personnes ne se soient jamais posé au préalable aucune question sur le sens de la vie et de la mort. Je suis frappé de l’immaturité de personnes de 60 ans, effondrées devant la perte de leur parent de 90 ans, comme pourrait l’être un enfant au décès de sa mère. C’est malheureusement la majorité des cas et c’est sans doute pour cela que vous allez être obligés de répondre à la place de nos concitoyens immatures.

Il est important de replacer la personne au centre du débat mais encore faut-il que nous lui donnions les moyens de réfléchir tout au long de sa vie sur ce que sera sa fin de vie. Dans nos sociétés, nous sommes des privilégiés et nous pouvons nous pencher sur le problème de notre fin de vie. Il est rare de mourir de mort violente dans notre pays et nous avons le privilège de pouvoir mourir dans un lit, à l’hôpital ou chez soi. Nous avons aussi le privilège de pouvoir mourir sans douleur, si nous le désirons. Certaines personnes ne désirent pas ces traitements anti-douleur et il n’y pas de raison de leur imposer des soins qu’elles n’ont pas demandés. Encore faut-il que cette volonté exprimée, alors qu’ils sont en bonne santé, soit aussi ferme au moment d’affronter la douleur. De même, la volonté de mourir dans la dignité doit être vérifiée au moment crucial. Certains la maintiendront, d’autres non.

Or, il arrive que la décision, le choix de chacun, sans qu’un jugement soit porté, ne soient pas respectés. C’est une attitude générale et notamment celle des soignants. Je prendrai un exemple caricatural : un enfant, même encore sous la dépendance de ses parents, a le droit de revendiquer pour sa propre vie ce qu’il désire. S’il désire mourir, par suicide ou par suicide assisté que l’on dénomme euthanasie, personne ne devrait avoir le droit de mettre en cause sa décision. Je pousse ce raisonnement à l’extrême pour montrer qu’il est fondamental que les personnes soient capables, tout au long de leur vie, de se positionner sur ce moment, qui sera peut être magique. Un énorme travail doit donc être fait pour donner aux générations futures les moyens de cette réflexion. Ce travail a été fait pour les greffes : il apparaît aujourd’hui normal de demander aux gens s’ils acceptent que l’on prélève leurs organes après leur décès. Cela commence à entrer dans les mœurs. En revanche, on ne demande pas à une personne d’une vingtaine d’années ce qu’elle souhaiterait, au cas où elle se retrouverait très diminuée après un accident. Si l’on voit des publicités à la télévision pour des contrats obsèques, on ne va pas jusqu’au bout du raisonnement. Nous n’avons pas rendu les gens assez mûrs face à la mort, ce qui nous oblige à penser à leur place, mais penser à la place des autres ne me satisfait pas pleinement !

Prenons l’exemple des unités mobiles de soins palliatifs. C’était une fausse bonne idée. Ces unités sont dotées de moyens très importants. Or, leur travail consiste à donner un avis mais leur intervention est plaquée sur une structure qu’ils ne connaissent pas. Cela aboutit à priver les soignants et les familles du travail de fin de vie. Notons que la plupart de ces unités ne travaillent pas le week-end.

Il faut veiller à ne déposséder ni les familles ni les équipes soignantes de ces rituels de mort qui sont aujourd’hui largement occultés. Il faut essayer de réintroduire la mort dans nos vies et éviter la politique de l’autruche. Cela n’est pas politiquement correct de parler de la mort. Or, nous allons tous mourir, à nous de prendre nos responsabilités, en tant qu’adultes, pour savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas.

Quand on examine l’éventail de tous les points de vue, on ne peut se contenter de revendiquer seulement la suppression de la douleur pour tous. Certes, la majorité des personnes ne doivent pas souffrir et il faut séparer la douleur de la mort. La mort est une chose. Elle peut être douce, elle peut être vécue en famille ou avec une équipe de soins. Mais la douleur doit être soulagée à 100 %. Nous en avons les moyens. La douleur chronique, qu’elle soit physique ou mentale, ne devrait pas exister. Je reconnais toutefois le droit de mourir dans la souffrance à celui qui le revendique, parce que ce sont ses idées ou parce qu’il y trouve son salut ou une espèce de rédemption.

M. le Président : On n’en trouve pas beaucoup, même parmi les catholiques les plus fervents.

M. Stéphane Meyer : En revanche, nous devons faire preuve d’une grande vigilance face à la demande de celui qui veut être soulagé. A cet égard, il y a un énorme travail de formation à mettre en place sur le terrain. Les équipes transposent leur propre angoisse de mort sur les patients qu’elles prennent en quelque sorte en otage et gèrent les fins de vie à l’affect, en fonction de leur propre vécu et non professionnellement. Notre rôle de décideur est de faire en sorte que nos équipes soient plus professionnelles. Il faut donner à tous les soignants, du médecin jusqu’à l’aide-soignante, les capacités de gérer les fins de vie en professionnels et non en fonction de leur vécu ou de leurs émotions. Elles ne doivent se substituer ni à la famille ni au mourant. Les formations des soignants dans ce domaine doivent être des formations de terrain, adaptées et régulières. La fin de vie est un soin comme un autre et à ce titre, doit être professionnalisée.

Il n’est pas non plus question de créer des centres où viendraient mourir les gens. Les centres de thanatologie où l’on enfermait les mourants pour mieux les soulager étaient à la mode il y a vingt ans ! C’est une aberration. Chaque équipe de soignants doit gérer ses propres fins de vie. Chaque famille doit pouvoir aussi prendre en charge la fin de vie de ses membres à domicile, si elle le souhaite. C’est un point très important, car aujourd’hui il est difficile de mourir à son domicile. Il y a un énorme travail à faire pour aider les familles de manière très pragmatique, par exemple à trouver des soignants capables de gérer une fin de vie, ce qui n’est pas aisé en raison de la pénurie d’infirmières, notamment. Une fin de vie ne dure généralement que quelques jours et un patient peut avoir envie de rentrer chez lui pour y mourir et il doit pouvoir le faire. Le même raisonnement doit être appliqué aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et aux maisons de retraite qui peuvent être assimilés au domicile des personnes âgées. Or, dans ces établissements, il n’y a bien souvent pas de soignants présents la nuit et ce sont les femmes de ménage qui doivent s’occuper des patients. C’est la réalité de terrain et cela explique pourquoi il n’est pas possible de faire de « gavage » ou de perfusion dans certaines structures. Il faut donc donner les moyens aux personnes de mourir dans leur structure habituelle, un EHPAD, une maison de retraite ou à leur domicile. Les EHPAD ou les maisons de retraite sont en effet des lieux de vie et le départ d’un pensionnaire en ambulance pour l’hôpital où on sait très bien qu’il y mourra est toujours une expérience douloureuse pour les autres pensionnaires.

J’aborderais maintenant le problème des soins palliatifs terminaux et de l’euthanasie. Il est important de ne pas perdre de vue que le mourant est avant tout encore un être vivant et il est nécessaire de le considérer comme tel et pas comme un objet pris en charge par une institution. Mais on peut se poser la question suivante : si une personne en fin de vie est toujours un être vivant, est-elle toujours un humain ? Quand on voit des personnes qui souffrent atrocement dont l’agonie dure des heures ou des jours, la question de la distinction entre l’humain et le vivant se pose ainsi que celle de l’euthanasie. L’euthanasie, qui n’est pour moi qu’un suicide assisté, nécessite dans ces cas là d’être prise en compte, à moins que la personne se soit exprimée contre ou que les convictions familiales y soient opposées, sachant que l’opinion personnelle du mourant doit prévaloir. Il faut dédouaner l’équipe soignante qui aide une personne capable d’exprimer son souhait de mourir et de participer activement à sa propre mort, par exemple en avalant des comprimés qui lui auront été préparés par l’équipe soignante. Bien entendu, la famille a son mot à dire, sauf si le mourant est conscient, quel que soit l’âge. Dans ce cas, l’avis de la famille ne doit pas être pris en compte car la personne a droit de vie et de mort sur elle-même : ce n’est pas parce qu’elle n’a pas les moyens physiques de se tuer qu’elle doit être prise en otage par le système ou par la famille. Ces cas me semblent relativement simples.

Ce qui est plus difficile est le cas du dément ou du comateux, car la plupart des gens ne se préparant pas à leur propre mort en amont ne donnent aucune directive. Dans ce cas, une personne seule ne peut prendre la responsabilité d’une telle décision. Celle-ci devrait toujours être collégiale et faire intervenir la famille ou toute personne qui pourrait exposer les convictions du mourant et donner des indications sur ce qu’il aurait souhaité. A mon sens, il ne faut surtout pas faire de loi qui donnerait une grille d’évaluation de l’état des mourants, selon laquelle on pourrait dire qu’à partir de tel ou tel stade, on peut faire quelque chose, c’est-à-dire euthanasier au sens large. Chaque cas est un cas particulier et chaque être humain a le droit – dans sa fin de vie - d’être entendu ou perçu comme un être unique. Le respect de l’individualité empêche que l’on légifère sur le point de savoir qui l’on doit euthanasier ou pas. La décision collégiale, une fois prise, devra être appliquée, mais une charte devrait permettre au soignant, comme c’est le cas des interruptions volontaires de grossesse, de ne pas procéder à une euthanasie si ses convictions l’en empêchent. Là, aussi, le respect des convictions de chacun doit être assuré, même si les équipes médicales doivent assumer leurs responsabilités.

Voilà ce qui me paraît fondamental à propos du suicide assisté que l’on appelle euthanasie. Le suicide – encore peu admis dans notre société même s’il est moins mal vu – a été dans de nombreuses civilisations une façon élégante de quitter la vie.

L’intitulé de votre mission comporte les termes accompagnement de fin de vie. Je dois avouer que le terme « accompagnement » me hérisse et que je lui préfère celui de soutien. Je fais la même différence entre l’accompagnement d’un enfant à l’école et le soutien scolaire. Les personnes en fin de vie sont fragilisées, par la maladie ou par l’accident et ont besoin d’un soutien physique ou moral.

M. le Président : Si nous avions retenu le terme « soutien », on nous aurait reproché d’être dans l’assistanat et dans la compassion et pas dans la liberté. Nous avons voulu préserver la responsabilité de chaque être humain en fin de vie. Quand on accompagne une personne, on est à côté mais elle garde son autonomie et sa liberté.

Je voudrais que vous précisiez vos propos car j’ai été choqué de vous entendre dire qu’il faut entendre l’enfant qui dit vouloir mourir et qu’à partir du moment où il y a une décision collégiale, on doit accéder à sa demande de suicide assisté. Ne pensez-vous pas qu’il faut préciser le contexte ou pensez-vous vraiment que le droit de vie et de mort sur soi-même commence dès notre propre naissance sans autre référence que notre propre décision ?

Ma deuxième interrogation porte sur le cas que vous avez décrit où un malade décède après avoir pris des comprimés préparés à sa demande par l’équipe soignante. Cela ne nous semble pas aussi simple que vous le dites. En effet, ce qu’exprime le malade est souvent ambivalent et contradictoire. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’un malade dit ne plus avoir envie de vivre qu’il souhaite nécessairement qu’on lui apporte un médicament pour mourir dès le lendemain. Il faut approfondir les motivations de cette demande pour savoir si elle est le reflet d’une volonté ferme et réitérée et si elle est exprimée d’une façon claire et lucide.

Ma troisième question soulève le problème le plus compliqué du malade dans le coma auquel on ne peut pas demander son avis. Considérez-vous que le « testament de fin de vie » est en quelque sorte un suicide assisté, par procuration et par anticipation ? Or, les hommes peuvent changer d’avis et la liberté de choisir, c’est aussi la liberté de changer son choix. Le « testament de fin de vie » est critiqué par certains, qui soulignent le fait qu’il est élaboré par une personne bien portante et qu’il devra s’appliquer à une personne malade. Or, la personne malade n’est pas la même que celle qui a élaboré le « testament de fin de vie ». Ce sera une autre, d’abord en raison du temps qui s’est écoulé et ensuite parce que la personne souffrante n’a pas le même raisonnement vis-à-vis de l’échéance que l’homme bien portant. C’est le problème philosophique de la continuité de l’être humain.

M. Stéphane Meyer : Je souhaiterais préciser ce que j’ai voulu entendre par le droit de l’enfant à disposer de sa vie. Je parle ici d’enfants en fin de vie, atteints d’une maladie incurable, et non bien sûr des petits désespoirs de la vie d’un enfant, du zéro à l’école par exemple. Si ces enfants doivent être accompagnés d’une équipe composée de psychiatres, de psychologues, de médecins, il faut les mettre au premier plan en tant que personnes et il est important de respecter leur souffrance dans leur entité d’êtres humains. On ne peut pas, sous prétexte qu’ils ne sont pas majeurs, ne pas leur reconnaître le droit qu’ont tous les hommes.

M. le Président : Vous admettez que les demandes d’euthanasie d’enfants en fin de vie sont plus qu’exceptionnelles. Même s’ils savent qu’ils vont mourir, les enfants demandent rarement à mourir.

M. Stéphane Meyer : Je l’admets et je n’ai pas dit qu’il fallait tuer tous les enfants cancéreux à partir d’un certain stade. Vous savez très bien que ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai volontairement accentué mon propos pour insister sur le point qu’il faut, si une telle demande existe, la prendre en compte.

M. le Président : Je le sais mais je préférais que les choses soient claires.

M. Stéphane Meyer : Quand une personne souffre tellement qu’elle demande la mort, quel que soit l’âge où cette demande est formulée, elle doit être considérée par l’équipe et par la famille. L’avis de l’équipe soignante et de la famille ne doit pas prévaloir sur celui d’une personne consciente qui souffre.

Il est vrai que les malades demandent la mort sans vraiment la souhaiter. Ce n’est bien souvent qu’une façon de s’exprimer et l’équipe se doit d’analyser la pertinence et la profondeur de la demande. Il apparaît, dans ces conditions, que les soins palliatifs apportent une réponse unique à des demandes extrêmement variables. Certaines personnes seront plus dures que d’autres face à la douleur et à la mort. Ainsi, comme vous le souligniez précédemment, certains enfants ne demanderont pas la mort, alors que leur vie est insupportable. C’est à nous soignants et c’est à vous législateurs, de remettre le patient souffrant au centre du débat afin d’éviter que les angoisses des soignants ne prennent le pas sur les souhaits des patients. Dans la pratique, j’ai constaté qu’il y a toutes sortes d’attitudes possibles : l’infirmière qui tue quinze personnes ou celle qui cache les fiches de douleur pour ne pas donner de morphine. Je le répète : le rôle de l’équipe et des proches est fondamental mais l’acteur principal est le mourant qui a besoin d’être accompagné.

S’agissant du « testament de fin de vie », bien sûr, une personne peut changer de décision pendant sa vie mais à partir du moment où quelqu’un a fait la démarche d’élaborer un « testament de fin de vie », nous ne pouvons pas nous substituer à la pensée de l’autre, sous prétexte qu’aujourd’hui, on ne peut être sûr qu’il pense la même chose car cela voudrait dire qu’il faut remettre tous les testaments en cause.

M. le Président : Le « testament de fin de vie » s’applique à une personne qui est encore vivante alors que le testament du sens du code civil ne s’applique qu’après sa mort.

M. Stéphane Meyer : Le terme testament a été bien choisi, car il signifie que la personne qui l’a rédigé a pris ses dispositions en homme mature et adulte. Le « testament de fin de vie » est en effet une orientation que l’équipe devra évidemment évaluer.

M. Gaëtan Gorce : Je suis d’accord avec vous pour considérer que lorsque le mourant ou une équipe considère que la situation du mourant est insupportable en terme de dignité ou d’humanité, une issue doit être recherchée. Il me semble que c’est un acte d’humanité. Le problème est de savoir sur quoi fonder cet acte d’humanité. La première solution – et c’est celle adoptée par plusieurs pays dans leurs législations – est d’autoriser l’euthanasie dès lors que certaines conditions sont réunies - collégialité ou irrémissibilité de l’état du malade -. On considère donc qu’il n’y a pas infraction et cela revient alors à légaliser ou à dépénaliser. Dans ce cas, le droit autorise symboliquement une transgression, ce qui, au regard de la conception que nous avons du droit et de la vie, est choquant dans son principe. On parle d’humanité et on en arrive à une action qui pose problème. L’autre solution, que vous avez évoquée, consiste à reconnaître le droit de chacun sur sa vie et sur sa mort, sans remettre en cause le principe du respect de la vie. La difficulté est qu’il faut être en situation d’exercer ce droit. Or, dans la majorité des cas, les décisions interviennent dans des situations où le malade n’est pas conscient. Les témoignages des médecins le montrent. Le « testament de fin de vie » est la manifestation d’une volonté exprimée très en amont dont on peut se demander si elle est toujours valable au moment de la fin de vie. On butte là sur une vraie difficulté. Si l’on décide que ce droit ne s’applique plus, dans la mesure où l’intéressé ne peut s’exprimer en pleine conscience, on ne réglera la question que pour des cas extrêmement peu nombreux. Resteront à régler les cas dans lesquels c’est l’équipe médicale qui décidera de mettre fin aux jours d’un mourant. A mon sens, ce n’est pas à l’équipe médicale d’exercer un pouvoir exorbitant et de prendre une telle décision. C’est à la personne ou, à la limite, à la société de dire dans quelles circonstances de tels actes peuvent intervenir.

La différence majeure est donc de savoir sur quoi on peut fonder, en conscience, cet acte d’humanité permettant à trouver une issue. J’aimerais avoir votre sentiment sur ce point. Certaines pistes sont possibles. Ainsi, la loi peut reconnaître un droit de mourir, mais on risque alors de rentrer dans un débat de principe redoutable, car certains contestent, au nom de leurs convictions religieuses ou autres, ce droit.

M. le Président : Je suis tout à fait d’accord avec M. Gaëtan Gorce quand il souligne la difficulté de légiférer. Nous ne pourrons pas faire une loi contre l’avis d’une partie des citoyens. Il faut une loi qui ouvre et non une loi qui ferme, si tant est qu’il faille une loi. Si nous décidons de légiférer, il faut prendre garde à ne violer aucune conscience, car à ce moment là, nous ne serons plus dans l’universel. Nous risquons de nous mettre à dos politiquement, et non électoralement, une partie de nos concitoyens qui seraient contre une loi visant à régler l’exception. A ce moment-là, il serait encore préférable de laisser l’exception se régler en dehors du champ de la loi. Nous essayons d’avoir une vision synthétique des choses, afin d’apaiser le débat. Nous ne souhaitons pas réveiller une guerre entre partisans de convictions contradictoires.

M. Stéphane Meyer : C’est à peu près ce que je voulais exprimer, en disant qu’il faut inviter les gens à se responsabiliser et à forger leur opinion sur leur mort en fonction de leurs convictions. Cela n’est pas facile dans notre culture mais il faudrait trouver une solution permettant d’inclure la fin de vie et la mort dans le cursus de la réflexion des générations futures. Aujourd’hui, certains patients souhaitent avoir une maîtrise sur leur fin de vie et cela me paraît tout à fait normal. Il y a cependant d’autres cas de figures.

Je pense ainsi au cas de Vincent Humbert, qui est un cas exceptionnel et ponctuel dans lequel une demande existait. Cette demande était honorable et dans ce genre de circonstances, on devrait pouvoir y accéder. Dans les autres cas, il est impossible d’étalonner le moment où il sera possible de solliciter un acte. Le moment où la mort rejoint la douleur est un moment d’achoppement terrible. Comme je le disais précédemment, il faut séparer la mort, qui est un moment de la vie, de la douleur et reconnaître pleinement le droit de ne pas souffrir. Ce droit à la non-douleur doit être appliqué par tous les moyens et être réaffirmé. Malheureusement, au moment où la douleur rejoint la mort, au moment où la douleur ne peut plus être apaisée, il peut arriver que le mourant ne soit plus humain. Ce moment, insupportable pour le mourant et son entourage, peut durer quelques heures ou quelques jours. Il y a un moment où le vivant est toujours là mais où l’humain l’a quitté. Il n’est évidemment pas possible d’étalonner cette souffrance et de déterminer le degré de souffrance à partir duquel on peut « pousser la seringue ». Mais il faudra bien à un moment donné, faire acte d’humanité et d’ailleurs cela se fait, même si c’est malheureusement de façon occulte. Il vous sera impossible de légiférer sur le moment où l’humain quitte la vie.

M. le Président : D’autant plus que l’humain quitte le vivant de manière progressive.

M. Stéphane Meyer : Oui, la médecine est encore un art, mais n’en faisons pas un art binaire à force d’évaluations et de grilles.

M. Jean Bardet : Vous avez dit beaucoup de choses, je suis d’accord avec certaines, beaucoup moins avec d’autres.

Vous avez eu raison de souligner qu’actuellement les gens ne veulent pas regarder la mort en face. Cela m’amène à poser la question suivante : qu’est-ce qu’une belle mort ? Au XVIIIe siècle, la belle mort était de mourir chez soi, entouré de sa famille et muni des sacrements de l’église. Je pense à la mort de Louis XIV qui prodigue à son petit-fils ses dernières recommandations et lui conseille de ne pas faire la guerre. Aujourd’hui, quand quelqu’un s’effondre, on dit qu’il a eu une belle mort. La belle mort, c’est celle qui a lieu sans souffrance. Nous devons tous nous demander si c’est bien cela la belle mort.

Je vous rejoins quand vous avez parlé de l’angoisse des soignants. Je suis un peu gêné quand on recommande la collégialité pour les décisions en matière de fin de vie. Les médecins, je le reconnais, étant moi-même médecin, passent peu de temps à visiter les mourants. Ce sont les infirmières et les aides-soignantes qui font le gros du travail, ce qui explique leur angoisse. A cette angoisse des soignants, s’ajoute l’angoisse de la famille qui, bien souvent, est plus demandeuse d’euthanasie que le malade lui-même, car, on sait qu’en pratique, les malades qui souffrent demandent à être soulagés de leur souffrance, mais ne demandent pas forcément à mourir.

Je suis d’accord avec vous sur l’impossibilité d’établir une grille d’évaluation.

Vous avez critiqué, sur le plan technique, les unités mobiles de soins palliatifs. Je pense qu’elles constituent toutefois une piste et qu’elles n’en sont pas moins un progrès dans l’accompagnement de la fin de la vie, même si leur application en pratique, comme vous l’avez souligné, n’est pas toujours idéale.

J’ai été choqué par vos propos, même si vous les avez atténués, sur le droit au suicide de l’enfant. Je préférerais que l’on dise que le droit à soulager la douleur est valable pour tout le monde, y compris pour les enfants, que l’on bannisse l’expression droit au suicide de l’enfant.

Vous avez dit qu’on a les moyens de soulager la douleur physique et mentale. Comment définir la douleur mentale et comment la soulager ?

M. le Président : Je me permets de rappeler une citation de Bossuet : « Dans les enterrements, ce qui est le plus étonnant, c’est que chacun s’étonne que ce mortel soit mort ». Cela prouve bien que, déjà à l’époque, la mort n’avait pas toute sa place dans la société. La négation de la mort n’est peut être pas un phénomène si nouveau !

M. Stéphane Meyer : La belle mort, si aujourd’hui doit être rapide, c’est pour être plus vite occultée. S’agissant de l’angoisse des soignants, j’en reviens à l’importance de leur formation. Cette formation est aujourd’hui encore beaucoup trop ponctuelle et superficielle. S’agissant des soins palliatifs, je n’ai effectivement adressé mes critiques qu’aux unités mobiles.

Je maintiens que l’enfant est une entité qui a des droits, notamment celui d’être entendu avant tout autre personne. Quand j’ai parlé de droit au suicide, je voulais dire que l’enfant a droit à être soulagé et aussi, à être entendu.

S’agissant de la douleur mentale, il est vrai qu’il est difficile de supprimer à un patient en train de mourir ses angoisses de mort. Mais il existe des moyens thérapeutiques et d’autres moyens qui permettent que ce patient ne soit ni dépressif ni anxieux. On peut ainsi lui procurer le soutien des mouvances intellectuelles, religieuses ou philosophiques dont il partage les convictions. Nous disposons aussi de moyens qui ne sont pas toujours utilisés à fond, car cela ne fait peut-être pas partie de notre culture de calmer les angoisses morales du mourant.

M. le Président : Si je vous comprends bien, vous considérez, de part votre philosophie et votre pratique médicale, que nous avons des progrès très importants et un travail de fond à faire dans la société vis-à-vis du problème de la mort, car la vie moderne ne prépare pas suffisamment à la mort. Cette prise en compte devra se faire d’une manière globale, au-delà des travaux de notre mission.

Par ailleurs, vous considérez que chaque équipe doit, au sein de son service, prendre en charge cette souffrance et cette approche de la mort, plutôt que se décharger sur une unité mobile qui viendrait se juxtaposer ou se plaquer sur la structure existante et n’assurerait pas la continuité de l’accompagnement du mourant. Cela sous-entend donc que tous les médecins et toutes les équipes soignantes confrontées à la mort doivent travailler de manière beaucoup plus professionnelle et beaucoup moins émotionnelle. Cette vision pourrait être développée par notre collègue le professeur Fagniez qui a mis sur pied, dans son service de chirurgie, une formation aux soins palliatifs. Il faudrait que chaque soignant soit apte à appréhender la dimension humaine de la fin de vie, afin d’éviter toute dichotomie entre celui qui soigne et sauve et celui qui accompagne quand tout est désespéré. Ce serait peut être une des solutions à envisager.

M. Stéphane Meyer : Il est en effet fondamental de ne pas couper le patient de son entourage, ni de son lieu de vie, que ce soit son domicile ou un établissement pour personnes âgées dépendantes. Il ne faut pas l’embarquer vers une autre structure pour ces derniers moments. C’est monstrueux pour le patient et dévalorisant pour les équipes soignantes. Les équipes doivent être professionnalisées. Parallèlement, il faudra nous donner les moyens d’aider ces équipes pour les retours à domicile. Or, aujourd’hui, on manque cruellement pour ces filières, de soignants, d’infirmières et de kinésithérapeutes par exemple. Les réseaux ville hôpital sont intéressants pour des états de crise, mais pas pour les fins de vie. On devrait avoir les moyens d’hospitaliser un patient pour quelques jours afin de l’aider à passer un cap difficile, avant qu’il ne revienne dans sa structure habituelle.

M. le Président : Ce que vous dites est intéressant car la réalité économique nous empêche de mettre en place des unités de soins palliatifs partout. En revanche, faire prendre conscience à la société de sa responsabilité et globaliser la prise en charge du malade, du soin jusqu’à l’accompagnement de fin de vie, a sûrement un coût, mais une telle démarche est éthiquement intéressante et semble économiquement réaliste.

M. Stéphane Meyer : Prenons l’exemple du pensionnaire d’un EPAD se trouvant en état de crise. Le médecin de garde remplit un bon de transport pour le SAMU ou pour les pompiers puis la personne est amenée aux urgences pour être ensuite placée dans un service en fonction des lits disponibles donc pas forcément dans un service où elle a besoin d’être. Ce périple est pour cette personne particulièrement traumatisant. Si on avait des médecins coordonnateurs travaillant dans le cadre de réseau ou de filière ville hôpital, on devrait pouvoir éviter ce passage par les urgences.

M. le Président : Cela éviterait de faire une différence entre une médecine pour les mourants, qui serait déconsidérée et une médecine pour les vivants.

Je vous remercie au nom de membres de notre mission pour cet échange franc et animé.

M. Stéphane Meyer : Je sais que votre mission se déplace, je me permets donc de vous inviter à venir visiter nos petites structures afin que vous puissiez vous rendre compte des réalités du terrain.

Audition de M. Michel Ducloux, Président du Conseil national de
l’Ordre des médecins



(Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous accueillons aujourd’hui M. Michel Ducloux, Président du Conseil national de l'Ordre des médecins.

Monsieur le Président, nous sommes très heureux de vous entendre. La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie s’est lancée dans une tâche difficile. Ses membres ont pensé :

– que la droite et la gauche pouvaient réfléchir conjointement et élaborer un rapport commun ;

– que des terrains d’entente pourraient être trouvés entre les partisans de la liberté de choisir sa mort et ceux pour qui la vie est sacrée ;

– qu'entre la demande de la famille et du malade, d’une part, et la volonté médicale, d’autre part, il pourrait y avoir un partage de pouvoir.

Nous nous interrogeons aussi sur la possibilité d’élaborer une loi qui pourrait encadrer les pratiques médicales, sans pour autant avoir d’effets pervers, et qui, tout en laissant aux médecins leur éthique de responsabilité, leur apporterait la protection juridique nécessaire.

L’intitulé de cette mission comprend les mots « Accompagnement de la fin de vie » mais son objet est plus large : il déborde évidemment sur les problèmes de la mort volontaire, du suicide assisté, sur ce qu'on appelle abusivement l’euthanasie active ou passive, ainsi que sur certaines situations de réanimation sur lesquelles médecins et citoyens s’interrogent.

Aux sondages effectués sur ces sujets, les Français disent qu’ils sont « pour » à 80 %, mais ils ne savent pas très bien à quelle question ils répondent. Derrière leurs réponses, on retrouve cependant les idées suivantes : « Je ne veux pas mourir en souffrant et endurer une déchéance physique », « Je ne veux pas d'acharnement thérapeutique, etc. ». Nous sommes donc interpellés en tant que députés et les médecins le sont également ou vont l'être d'une façon ou d'une autre. Votre éclairage sur ce que pourrait être une loi est donc très important. Nous avons écouté avant vous des philosophes, des historiens, des sociologues, l'ensemble des religions monothéistes, les loges maçonniques et le Président du Comité consultatif national d'éthique. Celui-ci nous a donné deux orientations : l'exception d'euthanasie et l'engagement solidaire. Les textes actuellement en vigueur sont les suivants : le code pénal qui punit le meurtre avec préméditation, de la de réclusion criminelle, tandis que l’homicide volontaire est puni de 30 ans de réclusion criminelle ; le code de déontologie médicale et certains textes comme la « loi Kouchner », qui ouvrent de nouveaux droits aux malades. Ces textes rééquilibrent ou bouleversent ce que l'on appelle toujours abusivement le pouvoir médical.

Le Conseil national de l'Ordre des médecins peut-il nous aider dans notre démarche de législateur ? Merci en tout cas d'essayer de le faire.

M. Michel Ducloux : Vous avez à traiter un sujet très complexe, extrêmement sensible, qui a été ravivé par un cas douloureux dont vous avez tous eu connaissance et dans lequel le Conseil national de l’Ordre des médecins a été amené à intervenir.

A la suite de la médiatisation excessive qui en a été faite, les partisans de l'euthanasie ont repris leur cheval de bataille et poussé leurs feux comme en 1984 et en 1986. Des sondages ont été faits sur le sujet et vous le dites très justement : les gens ne savent pas très bien de quoi ils parlent quand ils répondent aux sondages. Je vous donne un exemple : en 1984 ou 1985, un manifeste a été signé, il était rédigé de telle sorte que celui le signait était censé avoir dit : « Je suis pour l'euthanasie. » En fait, l’intéressé devait s’en défendre et rectifier ainsi : « Je dis qu'il y a un problème sur lequel on doit réfléchir mais je n'ai pas dit que je suis pour l'euthanasie, bien au contraire. »

Un sondage avait par ailleurs été fait auprès des médecins ; la question était posée de la façon suivante : «Êtes-vous pour ou contre l'acharnement thérapeutique ? ». 95 % au moins des médecins ont répondu : « Non, bien entendu, nous sommes contre l'acharnement thérapeutique ». Cela avait été traduit par : « 95 % des médecins sont pour l'euthanasie. » Cela prouve que l’on peut manier les chiffres comme on veut.

Un récent sondage indique que 80 % des gens seraient pour une aide à la fin de vie et demanderaient que le médecin soit l'exécuteur des « hautes œuvres », si j’ose employer l’expression, à plus de 50 %. Il y a un paradoxe à se plaindre du pouvoir médical et à donner aux médecins un pouvoir énorme qui est celui de tuer.

Entre l’hypocrisie de certaines situations que dénonçaient certains médecins de Berck et l'exhibitionnisme médiatique, il me semble qu’il y a la place pour ce débat aujourd'hui entre nous, un débat dans la dignité, la sérénité autour d’un problème qui est tout de même très grave.

J'ai eu à en discuter récemment lors d’une émission de la chaîne parlementaire du Sénat. J'étais opposé à un député socialiste, partisan de l'euthanasie. Il y avait aussi un représentant de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, un représentant du Comité consultatif national d’éthique et le Révérend Père Verspieren. J'ai eu l'honneur d'introduire le débat et de le conclure, ce qui est important, parce qu'on peut faire passer à la fin l'idée que l'on veut défendre. Je ne me suis d’ailleurs pas privé de cette possibilité. Cela a été très courtois, chacun ayant respecté les opinions des autres.

Lors de cette émission, j’ai affirmé qu’il y a une limite que nous, médecins, ne pouvons pas franchir, c'est celle de donner délibérément la mort. Cette limite est absolument infranchissable.

Lors d’un festival d’Avignon où était jouée la pièce Caligula, je me souviens d’une phrase prononcée, d’une voix bouleversante, par Gérard Philippe : « Tuer n'est pas la solution. », au moment où il tuait sa maîtresse qui allait connaître la déchéance.

Cela est vrai : tuer n’est pas la solution. La solution est plutôt de parler aux gens et d’oser leur parler de la mort. C’est un reproche que l'on peut faire aux médecins d'avoir eu, pendant très longtemps, peur de la mort qu'ils considéraient comme un échec de leur fonction médicale ou de la thérapeutique. Le médecin passait devant la chambre du mourant et souvent, c'était à l'infirmière ou à l'aide–soignante qu’il revenait de s’occuper de l'accompagnement de la fin de vie.

Le premier débat sur ce thème que j'avais animé s’était tenu à Roubaix à l’initiative de l'association « Jusqu’à la mort, accompagner la vie » (JALMALV), association extraordinaire de soins palliatifs et d'accompagnement de fin de vie.

Il y avait 6 ou 700 personnes et j'avais reconnu cinq à six médecins. Il y avait des infirmières, des malades, des aides-soignantes, des familles mais peu de médecins. J'étais un peu désarmé, seul contre tous. Des aides-soignantes et des infirmières m'ont alors interpellé en me disant : « Que faites-vous, en tant que médecin, pour accompagner les gens quand ils arrivent à la fin de leur vie ? Avez-vous au moins le courage de leur parler, de leur expliquer ce qui va se passer ? Non, c'est nous qui le faisons et ce n'est pas toujours facile. »

C'est un coup que vous prenez brutalement, une mise en cause difficile à entendre. Depuis ce temps là, les soins palliatifs ont fait beaucoup de progrès mais on se heurte toujours au problème de la difficulté de parler. Les gens qui arrivent en fin de vie ont tous la peur de souffrir et d’affronter ce moment difficile où il faudra passer sur l’autre rive. Or, si on a le courage de leur parler, de prononcer avec eux le mot « mort », en leur disant d'une façon délicate que cela approche, bien sûr, cela les aide. Cet échange entre le médecin et le malade est indicible. Les rapports dans ces moments là sont extrêmement ténus et sensibles. Et vouloir s’interposer, légiférer dans ce dialogue terminal n’est pas souhaitable. On ne peut pas comprendre la force de ce dialogue sans l’avoir vécu. Les malades sont rassurés, à partir du moment où on leur parle, où on leur dit : « On vous accompagnera jusqu'à la fin, ce sera peut-être moi ou l'infirmière, en tout cas, ce sera notre équipe qui vous accompagnera, vous ne serez pas tout seul » – la solitude devant la mort fait peur aux gens –, « On est là pour vous aider à ne pas souffrir, nous en avons les moyens ». Pour en revenir au cas du jeune Humbert, il ne souffrait pas mais il était dans une situation terminale difficile et l’on comprend la charge que cela représentait pour sa famille. J'ai beaucoup de compassion pour sa maman car pour une mère, en arriver à tuer son fils est une situation cruelle. J’ai beaucoup de compassion à l’égard de cette mère car le parcours de Vincent Humbert est un parcours difficile et douloureux, mais l’exploitation de ce problème m'a gêné. J'ai connu un cas analogue d’un jeune toxicomane qui était dans un état tel que son père l'avait tué.

La maladresse du médecin qui a dit : « J’ai tué » ne nous a pas servis. S’il a tué, il a enfreint la loi, non seulement le code pénal mais également le code de déontologie. Il a ensuite rectifié le tir et j’ai demandé au Conseil départemental de l’ordre du Pas-de-Calais de l'entendre pour savoir ce qui s'était réellement passé. En réalité, il avait débranché la machine parce qu’après que sa mère lui ait injecté la solution létale, le patient était dans un coma très profond. Le médecin a essayé de faire un geste salvateur, puis il a vu que cela était fini. Il a donc débranché les machines et comme cela arrive souvent à la désintubation, il y a eu un spasme qui a donné une impression d'étouffement. Il a injecté un produit de façon à lever le spasme.

Compte tenu de ce qu'il nous a déclaré, le Conseil départemental de l’ordre a jugé que le médecin avait respecté les articles 37 et 38 du code de déontologie que vous connaissez certainement.

M. le Président : Il serait utile que vous les rappeliez.

M. Michel Ducloux : Le code de déontologie médicale a été réécrit en 1995, car avant n’y étaient pas abordés les soins palliatifs, ni le traitement de la douleur. Tout est dit en deux articles mais je vais vous en citer quatre.

Article deux : « Le médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. Le respect de la personne ne cesse pas de s'imposer après la mort. »

Article 35 : « Le médecin doit à la personne qu'il examine, qu'il soigne ou qu'il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu'il lui procure. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. »

Ce sont surtout les articles 37 et 38 qui sont au cœur du problème.

Article 37 : « En toutes circonstances, le médecin doit s'efforcer de soulager les souffrances de son malade, l'assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique. » Vous noterez que tous les mots ont leur importance. Cet article traite des soins palliatifs et du refus de l’acharnement thérapeutique.

Article 38 : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu'à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d'une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage, il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ».

Dans ces fins de vie, l'entourage est en effet aussi atteint que celui qui va mourir et c'est un moment difficile pour tout le monde. Vous êtes encore tous jeunes, mais nous avons tous perdu quelqu'un. J'ai perdu mes parents, j'ai eu à prendre des décisions d'arrêt de traitements. L’approche de ces problèmes est très différente quand on est directement concerné.

Je me souviens ainsi d'une dame qui faisait partie de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité et qui était plutôt favorable à l'euthanasie active. Elle était venue accompagner sa mère qui avait une fracture du col du fémur, dans mon service de chirurgie orthopédique, et elle m’a dit alors : « Faites ce que vous pouvez. » Cette patiente a eu, par la suite, un problème cardiaque et sa fille m’a dit : « Faites tout ce que vous pouvez, même si c’est déraisonnable, pour la tirer d'affaire. » Quand on est touché personnellement, les perspectives changent.

C’est la raison pour laquelle les « testaments de vie » m’ont toujours fait un peu sourire.

J'ai eu à affronter M. Henri Caillavet, redoutable bretteur, j’avais dû donc préparer mon combat. Lorsque des gens bien portants discutent, ils parlent de la mort en souhaitant mourir dans la dignité, ils sont droits dans leurs bottes. Mais comment savoir ce que nous serons à cet instant ? C’est ce que j’ai dit à M. Henri Caillavet, lorsqu’il m’a demandé : « Comment réagissez-vous devant des demandes d’euthanasie? » Ma réponse fut celle-ci : « Il y a trois hommes en moi. Premièrement, je suis un ordinal, j'ai donc un cadre réglementaire à respecter et je ne peux pas tuer délibérément ; de plus, ce n'est pas la mission du médecin de mettre fin à la vie, il est là pour soulager, guérir si possible et améliorer la situation de ceux qui souffrent. Ensuite, je suis un chirurgien qui n'a jamais eu de demande d'euthanasie. J'ai soigné des tumeurs osseuses, je n'ai pas eu la moindre demande en ce sens. En revanche, des gens m'ont appelé à quelques heures de mourir pour que j'aille les voir une dernière fois chez eux. C'est très touchant, je n'ai jamais refusé, j'ai toujours été là, même à 11 heures du soir. C'est une marque de confiance extraordinaire. Alors que vous pourriez considérer cette mort comme un échec, lorsque quelqu'un vous dit : « Accompagnez-moi », c'est bouleversant. La troisième personne en moi, c'est l'homme, et je ne sais pas comment je vivrai ce moment, peut-être serais-je avec un Alzheimer, des séquelles neurologiques, etc.

A propos du « testament de vie », je me souviens de ce que disait M. Jean Bernard, avec qui j'ai toujours eu des relations très affectueuses et respectueuses. Il m'avait parlé de quelqu'un qui était venu le voir, du temps où il n'y avait pas vraiment de thérapeutiques pour les infections sanguines, les leucémies, etc. Il souhaitait faire un « testament de vie » et lui avait dit : « Quand je serais arrivé au stade final, je viendrai vous voir. » Jean Bernard n'en a plus entendu parler par la suite. Il pensait que quelqu'un d’autre avait été chargé d’exécuter son « testament de vie ». Or, cette personne est revenue le voir, 30 ans après et lui a dit : « Heureusement que je n'ai pas mis en oeuvre ce que je vous ai dit à l'époque car un traitement m'a sauvé. »

Jean Bernard m’a donné un deuxième exemple lors de notre première rencontre, il y a 25 ou 30 ans. Deux jeunes hommes, distingués, lui avaient dit : « Vous soignez mon père, il est condamné à plus ou moins brève échéance, il a une leucémie chronique qui lui laisse un délai de survie de cinq ou six ans. Il a une faiblesse cardiaque et il faudrait lui mettre un pacemaker, cela en vaut–il la peine ? »

Cette attitude de fils à l’égard d’un père lui semblant curieuse, Jean Bernard téléphone au médecin traitant. Il apprend que ce monsieur avait une fille d’un autre lit âgée de 14 ans et il était prévu que, lorsqu’elle atteindrait la majorité, elle hériterait. Par conséquent, les deux fils avaient intérêt à voir leur père mourir rapidement. Jean Bernard a pris une décision non médicale mais sociale, il a mis le pacemaker, le malade a survécu cinq ou six ans et c'est la fille qui a hérité. Derrière cette anecdote, on perçoit les dangers de dérives, notamment économiques.

Une chose m'a également souvent frappé : avant de dire qu'un malade est incurable ou dans une situation irréversible, il faut un certain temps de réflexion. J'en veux pour preuve deux exemples.

Une dame que j'avais opérée pour une prothèse, est entrée dans un coma profond le lendemain de l'intervention. Il n'y avait pas de signe qui pouvait faire penser à une histoire neurologique. J'ai demandé l’avis de deux consultants qui m’ont dit : « Il n'y a rien à faire. » On l'a quand même mise sous hibernation et miracle, 48 heures après, elle s’est réveillée comme si elle avait dormi paisiblement pendant cinq jours. Cette dame doit avoir près de 100 ans maintenant. Si on avait arrêté les soins, elle mourrait. Il faut donc être très prudent dans les décisions que l’on est amené à prendre.

Je citerai un deuxième exemple, celui d’un de mes collègues chirurgien. Il a fait, à 77 ans, un hématome intracérébral spontané d'origine vasculaire. Il était dans le coma et sa femme qui le veillait, descend prendre un café. Quand elle revient, elle constate que tout avait été débranché. Elle a dit : « Vous ne m’avez pas demandé mon avis, vous allez tout rebrancher immédiatement. » Cela fut fait. Trois ou quatre jours après, le patient s'est réveillé. La première chose qu'il a faite a été de me demander de le prendre dans notre service pour sa récupération. Il est ressorti au bout d'un mois totalement guéri, parfaitement conscient. Je l'ai encore vu tout à l'heure, il a 87 ans, il est parfait, il a toujours la même conscience.

Il ne faut donc arrêter les soins qu’après y avoir bien réfléchi. Une telle décision ne doit pas être prise par une seule personne, elle doit être collégiale. Dans un service hospitalier, il faut en discuter avec la Commission d'éthique locale ou avec l'équipe qui a suivi le patient.

Si on fait un peu d'histoire, on apprend que lorsque les Celtes fracassaient le crâne des malades en fin de vie avec un marteau sacré. Platon aussi faisait ce genre de chose. Puis, Saint Camille de Gellis, surnommé le « père du bien mourir » qui vivait à Rome au moment de la Renaissance, fut le premier à faire des soins palliatifs. Il était connu dans tout Rome ; même les gens les plus pauvres allaient le voir pour mourir auprès de lui car il savait leur prendre la main, leur expliquer, les comprendre, les entendre.

S'il y a quelque chose à faire, c’est intensifier les soins palliatifs, les traitements de la douleur, de façon à permettre aux gens qui vont passer sur l'autre rive d'affronter ces moments sans souffrance. Il faut leur parler, les écouter, les entourer.

J'ai été long, mais c'est un sujet qui me passionne depuis bien longtemps, je l'ai abordé de près et il me tient à cœur, vous l'aurez deviné.

M. le Président : Merci, M. le président. Je vais vous poser trois questions et ensuite mes collègues feront de même.

La première question est une question sur l'évolution de notre société et sur celle du corps médical. Notre génération de médecins était, vous l’avez souligné, souvent accusée d'exercer un pouvoir sans partage. Le système était très hiérarchisé, le patron était le patron, le paternalisme régnait et le pouvoir était pratiquement concentré dans les mains d'une seule personne. Progressivement, la collégialité s’est installée, et je crois avoir compris que vous y êtes favorable, surtout quand il s’agit de décisions difficiles.

La judiciarisation de notre société est une autre tendance de notre société. Un certain nombre de procès sont intentés aux médecins dont l’attitude, en conséquence, a changé. Percevez-vous que l’on va passer d’une décision solitaire, ou prise par un petit nombre de personnes, comportant donc un risque, à des décisions prises par les nouvelles générations de soignants, qui vont essayer de se protéger juridiquement ?

La deuxième question porte sur trois interrogations relativement simples concernant certaines pratiques médicales, qui sont convenablement réglées sur le plan de la déontologie mais pas forcément bien traitées sur le plan du droit juridique.

La première interrogation porte sur le double effet. Le malade est en fin de vie, il s’agit d’une maladie incurable, l'augmentation des doses nécessaires pour soulager la douleur peut et va entraîner sa mort. Cette décision prise collégialement est-elle conforme à l’éthique médicale ?

La deuxième interrogation concerne la réanimation. Le malade est dans le coma et son cerveau a subi une destruction quasi-complète à la suite d’une hémorragie cérébrale. Au bout de 15 jours, la récupération est nulle, la vie est purement végétative. Qui de la famille ou de l’équipe médicale peut prendre la décision d'arrêter un traitement qui peut paraître un acharnement thérapeutique ou une obstination déraisonnable. Cette situation s’inscrit-elle encore dans un cadre d’éthique ?

La troisième interrogation est la plus difficile. Dans des cas extrêmes, je dirais plutôt exceptionnels, on se trouve dans des situations où un certain nombre de médecins nous disent : « Je n'arrivais pas à calmer la douleur, le patient était de toute façon condamné à brève échéance, j'ai débranché ou j'ai délibérément donné des médicaments destinés à hâter cette mort. Je l’ai fait, très certainement pour le patient, mais aussi pour l'entourage qui endurait ce calvaire depuis un certain temps. » Cette attitude est-elle encore conforme à l’éthique médicale ?

Il reste un dernier problème – c'est le cas Humbert – que l’on pourrait caricaturer ainsi : « Je veux me donner la mort, je ne peux pas me la donner mais le suicide n'est pas interdit dans ce pays. » Celui qui donnerait la mort, médecin ou pas, commet-il une faute contre l'éthique dans la mesure où il se trouverait être – pardon du caractère provocateur de ma question qui ne préjuge pas de la réponse – l'instrument d'un suicide par personne interposée ?

Dernier point, vous dites « Ne légiférez pas », mais ne serons-nous pas obligés de le faire car les médecins voudront que l'on définisse les cadres de ce qu'ils peuvent faire ou ne pas faire ? Aujourd'hui, on peut accuser un médecin qui arrête des traitements, de non-assistance à personne en danger.

M. Michel Ducloux : Je vais prendre vos questions dans l’ordre. Mais sur le dernier cas que vous évoquiez, je répondrais clairement que c’est un suicide assisté.

Il y a un changement de mentalité, mais c'est plus un changement général qu’un changement déontologique. Les plus jeunes médecins – que je rencontre souvent, j'ai créé une cellule jeunes au sein du Conseil national de l’ordre des médecins où ils font remonter leurs souhaits et où l’on essaie de discuter avec eux et de les intégrer dans nos réflexions – veulent surtout concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale et privée. Mais je n'ai pas perçu chez eux des changements d'orientation, par exemple, en faveur de l'euthanasie. Le principe de ne pas tuer demeure viscéral chez le médecin.

M. le Président : C'est viscéral chez tous les hommes.

M. Michel Ducloux : Oui. Je voudrais citer cette phrase « Serrer la main, prendre la main, oui, mais pousser la seringue, non. » C'est vrai qu'il y a des moments difficiles et des situations limites, ceux pour lesquels vous parliez du double effet, de l'augmentation de la dose que l'on sait avoir un effet létal. Mais je considère que c'est une façon de supprimer l'angoisse et la douleur, ce n'est pas de l'hypocrisie. C’est ce que je ressens et mes amis réanimateurs également : je ne crois pas qu'on puisse accuser les soignants à ce moment-là d'avoir poussé la seringue de façon délibérée. Ils ont poursuivi jusqu'à la fin la lutte contre la souffrance et assuré l'accompagnement de la fin de vie. Pour moi, cela se situe encore dans le cadre déontologique.

En revanche, on n’est plus dans ce cadre éthique, si l’on se désespère trop rapidement ou si l’on prend des décisions en fonction de considérations économiques. Je fais une parenthèse sur les États-Unis où il y a des situations paradoxales. Un malade peut être maintenu en vie artificiellement pendant des mois, cela coûte cher pour rien et c'est insupportable pour la famille qui va voir tous les jours cette personne dans un état végétatif. Je pense que cette attitude est condamnable. Pour débrancher une machine et faire mourir quelqu’un normalement, il faut aux Etats-Unis engager une procédure complexe, consistant par exemple à convoquer une commission.

Le fait de hâter un peu, même consciemment, la fin – car il est vrai que l’on est conscient quand on propose des antalgiques ou de la morphine – n'est pas condamnable du tout, surtout quand on constate un soulagement du malade.

M. le Président : A condition que cela résulte d’une décision collégiale.

M. Michel Ducloux : Oui. Il faut aussi que la famille soit associée à la réflexion conjointement à l'équipe soignante. Ils peuvent également demander l'avis des religieux. A ce propos, un journaliste avait demandé au Révérend Père Verspieren dans quelle mesure et à quel moment il donnait son avis. Celui–ci faisait une réponse ambiguë : « J'aime bien donner mon opinion, mais après. » Je lui avais indiqué qu’à ce moment là, cela n’était plus utile pour nous. Un rabbin a dit : « M. Ducloux a raison, si les religieux sont consultés, il est nécessaire que cela soi avant. » Il faut tranquilliser la famille et le fait d'être soutenu par les confesseurs aide à prendre une décision qui n’est pas toujours facile. Mais ce n'est pas une obligation, c'est surtout l'équipe soignante et la famille qui sont importantes.

Je pense à ce qui s’est passé récemment en Dordogne. Le jeune médecin a pris une décision concernant quelqu'un de sa famille et l’a fait mettre en oeuvre par une infirmière sans concertation avec la famille. Cette attitude est condamnable.

Quand vous examinez les décisions de justice, depuis des années, des gens qui ont avoué avoir pratiqué certains actes n'ont pas été condamnés. Cela a toujours été vu avec beaucoup de sollicitude et de compréhension par le juge. Au plus, y-a-t-il eu des peines avec sursis.

M. le Président : Des doubles effets ont-ils été condamnés ?

M. Michel Ducloux : Non, des médecins ont été traduits en justice mais il n'y a pas eu de condamnations, en tout cas sur le plan ordinal. J'ai siégé pendant quatre ans à la section d’appel du Conseil national de l’Ordre des médecins, je n'ai jamais eu à prendre de décision de ce genre.

M. le Président : Y a-t-il eu condamnation par la justice de soignants qui ont calmé la douleur, avec le risque de double effet et qui ont hâté la mort.

M. Michel Ducloux : Je n’ai souvenir que d’une condamnation symbolique.

M. le Président : Ce n'est pas rien d’être condamné à six mois avec sursis !

M. Michel Ducloux : Non, c'étaient de plus petites peines : 15 jours avec sursis.

M. le Président : Cela peut être mal ressenti quand même.

M. Michel Ducloux : Oui, même un blâme est mal ressenti.

M. le Président : Je pense qu’il y a un consensus sur ce point. On a écouté les religieux, il y a peu de temps : aucun représentant des grandes religions monothéistes ne nous a dit qu’il était interdit de calmer la douleur, même si cela entraînerait un raccourcissement de la vie. N’y a–t–il pas alors un décalage entre la justice et l’éthique ? Ce décalage vous choque–t–il ?

M. Michel Ducloux : Ce n'est pas mon impression profonde. J'ai d'ailleurs défendu le médecin de Vincent Humbert, bien que son exhibitionnisme médiatique ne nous ait pas rendu service. J'ai été interviewé à son propos, je ne sais combien de fois depuis deux mois. Dès qu'il disait une parole, il aggravait son cas : ce qui devait arriver est arrivé, le procureur l'a mis en examen pour empoisonnement avec préméditation. Il risque la perpétuité...

M. le Président : Avant de vous laisser poursuivre votre propos, je voudrais vous poser la question suivante : quelle que soit la surmédiatisation de cette affaire, quelle que soit la façon maladroite dont les choses ont été faites, quelle que soit aussi la cohabitation du sublime, du sordide et de l'émotionnel, trouvez-vous normal que le médecin encoure une peine aussi lourde ?

M. Michel Ducloux : Je trouve cela absolument anormal et disproportionné, compte tenu des circonstances dramatiques dans lesquelles il a eu à intervenir et si je l'ai défendu, c'est pour cela.

M. le Président : S’agissant de l'arrêt de la machine, j’ai volontairement caricaturé un cas où étaient coupées toutes les ailes de l'espoir : doit–on garder le malade sous machine, un an, 20 ans… ?

M. Michel Ducloux : En France, actuellement, il semble que les réanimateurs arrêtent la machine après un temps raisonnable de réflexion pour éviter des erreurs. Il faut s'assurer que le malade n'a plus aucune chance, et après en avoir parlé à la famille, il est possible de débrancher.

M. le Président : Sur un plan déontologique, le Conseil national de l’Ordre des médecins ne trouve rien à redire à de tels actes ?

M.  Michel Ducloux : Non.

M. le Président : Dans des cas exceptionnels et très difficiles où la souffrance est telle que les soins palliatifs sont inefficaces sur un malade qui réclame la fin, considérez-vous qu’il puisse y avoir un espace pour une exception d'euthanasie, telle que définie par le Comité consultatif national d’éthique ?

M. Michel Ducloux : Je vous conseille le livre Si Hippocrate savait cela, qui est un dialogue entre Jean Bernard et un journaliste médecin. Il dit : « Si la loi prévoit les exceptions, le danger est que de l'exception on passe à la tolérance, de la tolérance à l'usage et que petit à petit l'usage devienne habitude et l'habitude tue l'interdit. » J’aime aussi beaucoup une phrase de Portes, un des grands penseurs de l’éthique médicale : « Dès l'instant où l’on cesse de respecter l'ultime parcelle d'une seule vie, n'est-on pas entraîné infailliblement sur la pente qui conduit à les mépriser toutes ? » A partir du moment où l'on a mis le doigt dans l'engrenage, il y a un risque de dérive et de multiplication des exceptions. On peut être amené à céder à la facilité. Voir une personne souffrir en fin de vie peut être intolérable à la fois pour le médecin et pour la famille. On a envie que cela cesse : il faut voir les choses un peu crûment.

M. le Président : Je rappelle cette phrase : « Entre l'entourage, le corps médical, la famille et le malade, le dernier qui se lasse, c'est le malade. »

M. Michel Ducloux : Oui, surtout quand on lui a parlé. Dans un service de cancérologie où j'avais été voir comment les choses se passaient, un des cancérologues, humaniste remarquable, m’avait déclaré : « Ce malade voulait qu'on en finisse. On lui a parlé, il était devenu serein, il savait où il allait, qu'on ne le laisserait pas souffrir, qu'on l'accompagnerait et il n’a plus formulé sa demande d’en finir. » Les malades souhaitent parler de la mort, mais personne n’ose prononcer ce mot.

M. le Président : Avant de passer la parole à mes collègues, je voudrais poser une dernière question médicale car nous allons recevoir des néonatologistes. Un enfant naît très malformé et l’on sait que sa vie sera purement végétative. La loi aujourd'hui autorise à provoquer une interruption médicale de grossesse, si l'on décèle l'anomalie avant la naissance. Par contre, dès l'instant où l'enfant est né et qu'il fait partie de la communauté humaine, une absence de réanimation et à plus forte raison, une pratique euthanasique, sont condamnables, en tout cas sur le plan juridique. Dans ces cas extrêmes, ne pourrait-il pas y avoir un espace pour l’exception ? Je pense en particulier à la réanimation des grands prématurés. Selon que l’anomalie est constatée, avant ou après la naissance, on élimine par une intervention thérapeutique ou l’on laisse un enfant mener une vie végétative.

M. Michel Ducloux : Pour l’interruption médicale de grossesse, il n'y a pas de problème, personne ne la discute plus, encore que … J'ai également reçu des néonatologistes qui sont venus me voir pour discuter des limites à mettre à leurs actions. Je connais une clinique qui avait un service d'accouchement, une maternité rachetée à une communauté religieuse. La condition posée à la poursuite de l’activité avait été que l’on ne pratique pas d’avortements du tout. Il avait, en revanche, été accepté que l’on procède à des avortements mais dans un autre hôpital qui était d’ailleurs un hôpital catholique, ce qui est d’ailleurs une démarche quelque peu hypocrite. Un jour, je suis appelé car un enfant allait naître avec une malformation considérable et n'était pas viable plus de deux ou trois jours. Le pédiatre, l'accoucheur, un prêtre le Père Cadoré, l’éthicien de la faculté catholique, tous réunis dans un comité d'éthique, avaient conclu qu'il fallait procéder à un avortement. L’avortement a été refusé par l’administration et j’ai dû batailler avec les parents pour que l’avortement ait lieu. Depuis ce temps, l’administration de cette clinique a revu ses positions. Je leur ai d’ailleurs demandé : « Connaissez-vous des situations d'enfants malformés dans une famille ? Savez-vous les drames que cela peut provoquer au sein des familles ? » Il est vrai qu'il y a le cas des mongoliens, mais il y a des cas autrement plus dramatiques.

Je me souviens du cas de cette famille où un enfant mort-né avait été réanimé de façon déraisonnable par le chirurgien dont j’assurais le remplacement. Cet enfant a survécu mais n’était qu’une plante. La famille de quatre enfants a complètement explosé. Le couple s’est séparé. Ce drame a été provoqué par un acharnement déraisonnable. Interrogé par la famille pour savoir ce que j’aurais fait, j’ai répondu : « Je l'aurais laissé mourir. » Il y a une vingtaine d'années, on essayait de réanimer au maximum. On avait un besoin de montrer ce que l'on savait faire, jusqu'où l’on pouvait ressusciter les gens. Dans de tels cas, je ne m’obstinerais pas, je débrancherais. Les néonatologistes, actuellement, sont tout à fait d'accord pour ne pas faire de l’acharnement de réanimation.

M. le Président : Admettons que l’enfant malformé n'ait pas besoin de réanimation et soit spontanément viable.

M. Michel Ducloux : C'est une question difficile. Cela reviendrait à tuer délibérément. Cela fait partie de ces cas limites où l’on n'a pas de solution à proposer et où la décision de la famille est primordiale.

Légiférer, malheureusement, pourrait aboutir à une sorte d'eugénisme car très vite, on peut aboutir à des dérives. Je parle souvent de Michel Petrucciani, il était très malformé, mais quand il jouait du piano, c'était fabuleux. Ce sont ces cas limites où l’on se dit : si l’on avait tué Michel Petrucciani, on n'aurait pas eu ce génie de la musique. Il y a toujours ces risques de dérapage, si on est autorisée à éliminer les êtres malformés ou anormaux. Dans le cas que vous évoquez, « Je ne tuerai pas », ma réponse est claire.

M. le Président : Elle était longue à venir mais claire.

M. Jean-Marc Nesme : Elle est rassurante.

M. Patrick Delnatte : Vous avez réaffirmé un certain nombre de principes et vous faites également preuve d’une attitude relativement pragmatique. On sent aussi dans vos propos que la médecine évolue dans le sens d’un plus grand soulagement de la souffrance. Mais comment sécuriser juridiquement cette évolution ? Pour vous-même, en tant que médecin, Président du Conseil national de l'Ordre des médecins, quels sont les outils juridiques qui vous permettent de prendre acte de cette évolution et de sécuriser ces situations, tout en restant ferme sur les principes ?

M. Michel Ducloux : Pour en revenir au cas du Docteur Chaussoy, car cela rejoint ce que vous dites, nous l’avons défendu car son action se situait dans le cadre des articles 37 et 38 du code de déontologie médicale. Il n’avait pas fait d'obstination déraisonnable, il avait débranché la machine au moment qu’il avait jugé opportun, à la suite d’une décision collégiale. Il n'a pas tué délibérément. Il y avait peut-être le double effet thérapeutique mais tout cela est défendable sur le plan déontologique. L'avis du Conseil de l'Ordre des médecins est important et il y a donc peu de chance qu’il soit condamné sur le plan pénal.

M. le Président : Des discordances ont-elles parfois existé entre l'avis ordinal et la justice ?

M. Michel Ducloux : Pas à ma connaissance. Je me suis intéressé à ce problème ces derniers mois et même avant, je n'avais pas constaté de discordance entre les deux. J'avoue que j'irais même défendre ces médecins devant le tribunal s'il le fallait, à condition que je sois sûr que toutes les conditions dont j’ai parlé tout à l'heure soient réunies. Je les défendrai, car ces médecins n’ont pas une tâche facile : même ajouter plus de morphine en sachant très bien que ce qui va s’en suivre n’est pas une décision simple.

M. le Président : Sur ces pratiques dont vous avez souligné qu'elles étaient conformes à la déontologie, à l'éthique et aux règles de la médecine, notre crainte est qu'un jour, une génération de médecins ne mette plus en oeuvre ces bonnes pratiques médicales et dise : « Je mets juste la dose de morphine nécessaire, je préfère avoir de la douleur plutôt que de risquer le double effet parce que je ne veux pas me retrouver devant le tribunal » ou : « Je n'arrête pas la machine car je risque d'avoir une plainte. »

M. Michel Ducloux : A mon avis, cette attitude serait condamnable.

M. Michel Piron : M. le Président, je prolongerais bien cette question par deux autres. Je vois bien ici que, dans la pratique, la déontologie, précède en quelque sorte, le juridique. Pour autant, la déontologie doit-elle l'emporter sur le juridique ? D’une manière générale, dans les faits, je n'ai pas de réponse. Cela dit, vos choix et votre positionnement me satisfont parfaitement en matière d'humanité, du moins pour la vision que j’en ai, mais je repose quand même cette question sous cette forme plus générale.

Ma seconde question est la suivante. J’ai été très sensible au fait que vous souligniez qu’au moment où la mort approche, chaque personne se retrouve seule, dans une situation personnelle tout à fait inédite par rapport à son histoire. Il y a manifestement un saut au moment du passage. D’ailleurs, vous évoquez la main de l’autre afin que le mourant ne soit pas seul. Vous évoquez aussi, symboliquement, l’autre rive. Peut-être y a-t-il là une façon de réconcilier nature et culture … Avez-vous constaté que ces moments sont vraiment uniques ? Ne pensez-vous pas que la seule réponse à apporter dans ces moments, est de parler, de mettre des mots sur ces moments, d’accompagner et de consentir ensemble, au-delà des aspects déontologiques ou juridiques ?

M. Michel Ducloux : Je partage votre analyse. Ce n'est pas la seule réponse, mais je crois que c'est la bonne réponse. Ce sont des moments extrêmement difficiles qui font partie du domaine de l'indicible. Ce sont des moments presque privilégiés et qui sont tous différents. On n'a jamais deux morts identiques. Chaque cas est particulier. C'est pourquoi légiférer, appliquer les mêmes conclusions à toutes les situations alors que toutes les fins de vie sont différentes, ne m’apparaît pas être la bonne solution. Je vous rejoins complètement quand vous dites que l'accompagnement psychologique est au moins aussi important que l'accompagnement thérapeutique. Ai-je répondu à votre question ?

M. Michel Piron : D'une certaine manière.

M. Michel Ducloux : Je me pose les mêmes questions à titre professionnel comme chirurgien, comme membre de l’ordre et aussi comme homme.

Mme Danielle Bousquet : J’aurais voulu vous poser deux questions. La première – mais vous y avez déjà répondu – portait sur la judiciarisation des situations de fin de vie, notamment pour les jeunes médecins.

La deuxième concerne les quatre paliers évoqués par M. le Président Jean Leonetti. Vous avez parlé du double effet, des états végétatifs. Vous avez également abordé les cas très exceptionnels. Mais vous n’avez pas répondu – mais je crois comprendre votre réponse – sur le suicide assisté.

M. Michel Ducloux : Je dis clairement que je suis contre le suicide assisté. Je ne suis pas contre le suicide, c’est une décision personnelle, chacun est libre de sa mort, du moment où il veut partir. J'ai malheureusement des amis qui ont choisi de mourir, que je n'ai pas pu accompagner. Je n'avais pas compris leur message et je n'ai même pas pu être là pour les aider. Je pense à un couple d’amis que j’avais vu avant de partir en vacances, ils étaient venus me voir, ils m'avaient adressé une sorte de message en me disant qu'ils en avaient assez, que vieillir n'était pas facile. Je n’avais pas très bien compris leur demande derrière ces mots et je suis parti en vacances. Trois jours après, ils se suicidaient tous les deux. Si je les comprends, jamais, je n'aurais pu pousser, pour eux, la seringue.

Pour le suicide assisté, il faut aller en Suisse où vous avez des cliniques très luxueuses. Je vous conseille à ce propos de lire une nouvelle d'André Maurois Le dîner sous les marronniers, où est décrit une clinique dénommée Thanatos Hôtel, ce qui veut tout dire. Après avoir fait un « testament de vie », on va dans cette clinique pour mourir. Quand on y entre, on sait que l'on n'en ressortira pas vivant. Après avoir repris goût à la vie et au moment où l’on a noué des relations intimes, on meurt parce que le propriétaire de la clinique a décidé que c'est ce jour-là que l'on mourra. Cela montre bien, jusque la caricature, ce à quoi un « testament de vie » peut aboutir.

M. Bernard Perrut : M. le Président, j'ai entendu vos propos et je partage vos points de vue sur un grand nombre de sujets. Je voudrais revenir sur la mort qui est toujours considérée par le médecin comme un échec puisqu'il est là, en quelque sorte, pour assurer, soit par un traitement, soit par une opération, le prolongement de la vie. Aujourd'hui, considérez-vous que l'hôpital, et d’une manière générale, nos structures publiques ou privées, sont adaptées à cette période spécifique de l'approche de la mort ? N'y a-t-il pas, dans la société française, un certain retard dans ce domaine ?

Les médecins eux-mêmes sont-ils suffisamment préparés en termes de formation, d'approche face à ce problème de la mort, d'accompagnement de fin de vie, de traitement de la douleur ?

N'y a-t-il pas enfin une question matérielle de financement à résoudre en France, s’agissant du développement de l'accompagnement et de soins palliatifs ? Vous l'avez vous-même exprimé tout à l'heure, en parlant de cet accompagnement dont vous dégagiez certaines idées tirées de l'Histoire la plus ancienne. Dans ce domaine, notre société n'a-t-elle pas reculé ou peu progressé ?

M. Michel Ducloux : Il est bien certain que nos structures hospitalières ne sont pas suffisamment développées en matière de soins palliatifs. Mais il ne faut pas aller vers l’instauration de maisons spécialisées uniquement dans les soins palliatifs et l'accompagnement de fin de vie. Il n'y a rien de plus terrible que de mettre les gens qui vont mourir dans un ghetto. Il faut plutôt qu'ils soient accompagnés au sein des services. L'idéal serait que cet accompagnement ait lieu à domicile. Dans la région de Roubaix, des équipes de volontaires réalisent des accompagnements de fin de vie et des soins palliatifs à domicile. C’est une bonne chose car si la majorité des Français dit : « Je voudrais mourir chez moi, entouré des miens », on constate que 75 % des gens meurent en milieu hospitalier, loin de leur domicile.

Vous avez abordé le développement des soins palliatifs, je n’y reviens pas. Mais je dirais que leur enseignement doit être amélioré. Nous nous attachons beaucoup à ce dernier point avec mon ami Henri Delbecque qui a fait un remarquable travail du temps où il était conseiller de Claude Evin. Il est maintenant Président d’une association de soins palliatifs - « La vie jusqu’au bout » - qui travaille beaucoup sur le terrain et essaie de recruter des volontaires. Ce sont des équipes exemplaires qui permettent d'accompagner à domicile et d'aller plus loin dans les soins palliatifs. Il faut éviter les maisons spécialisées de soins palliatifs car on pourrait reparler de mouroirs : certes, ce serait peut-être confortable, mais ce serait quand même des mouroirs. Ce ne serait pas une bonne chose sur le plan humain.

M. le Président : N’est-ce pas un peu le cas quand le malade change d'étage et qu'il voit que les gens autour de lui sont de plus en plus malades... ?

M. Patrick Delnatte : Vous êtes issu d'une région frontalière avec la Belgique, avec qui nous avons beaucoup d'affinités, d’expériences, de travail en commun. J'aimerais que vous nous donniez votre sentiment sur la manière dont les milieux médicaux belges ont vécu l’évolution législative en Belgique. En avez-vous discuté avec eux ? Quelle est votre réaction ?

M. Michel Ducloux : J'étais chargé de la coopération sanitaire transfrontalière au Conseil national de l’Ordre des médecins. Nous avons l’habitude de ces coopérations car les coopérations frontalières remontent à 1910. J'ai invité les Belges pour préparer la réunion européenne qui a eu lieu lundi dernier et nous avons donc eu l’occasion d’en discuter. Pour les Belges, il faut bien souligner que cela n'a pas été une décision médicale mais politique. Certains ont accepté : il y a des médecins très respectables qui ont une autre opinion que la mienne, pour qui il est possible de régler ces cas exceptionnels, aux confins difficiles à définir, dans le sens d’une euthanasie active.

25 à 30 % des Belges y sont favorables, mais les autres n'y sont pas favorables du tout. C'est un problème qui a soulevé une grosse émotion dans le pays.

M. le Président : Comment cela se passe-t-il en pratique pour les médecins ?

M.  Michel Ducloux : Ils peuvent faire valoir la clause de conscience.

M. le Président : N'ont-ils pas l'impression qu'il y a un bouleversement des mœurs ? Sont-ils en difficulté ?

M. Michel Ducloux : Imaginons que demain, chez nous, on légifère. Pour l’interruption volontaire de grossesse, on avait demandé qu'il y ait la clause de conscience. C’est cette même clause que je demanderai si on légifère un jour, ce qui me semblerait une erreur, surtout dans le contexte passionnel actuel. Il ne faut jamais légiférer dans la précipitation.

M. le Président : La preuve que l’on ne s’est pas précipité pour légiférer : une mission d’information a été créée.

M. Michel Ducloux : Nous faisons confiance aux gens que nous avons élus pour nous représenter. Je sais que nous pouvons faire confiance à nos législateurs. M. Dominique Perben est contre, même M. Robert Badinter était franchement contre le fait de légiférer. Je dis « même », c'est peut-être un mot de trop. Toutes les personnes raisonnables se rassemblent autour de cette idée. Mais, encore une fois, je respecte ceux qui sont favorables à une législation même si ce n'est pas mon opinion.

M. le Président : On ne peut pas avoir la même lecture des articles 37 et 38 du code de déontologie et du code pénal.

M. Michel Ducloux : Non, pas tout à fait, encore que l'article 221-5 du code pénal rejoint un peu l’article 38.

M. le Président : L’article 221-5 du code pénal dispose que : « Le fait d'attenter à la vie d'autrui par l'emploi ou l'administration de substance de nature à entraîner la mort constitue un empoisonnement. L'empoisonnement est puni de 30 ans de réclusion criminelle ». Il est puni par combinaison avec l’article 221-3 de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu'il est commis avec préméditation. Il en va de même, lorsqu’il est commis sur une personne vulnérable en raison de son infirmité, en vertu de l’article 221-4.

M. Michel Ducloux : On n'en est pas loin.

M. le Président : On est même en plein dedans.

M. Patrick Delnatte : Les conclusions ne sont cependant pas les mêmes.

M. Michel Ducloux : Le début est toutefois sensiblement le même.

M. le Président : Je vous rappelle ce que vous m'avez dit au début : encourir 30 ans de réclusion criminelle pour certains actes vous paraît disproportionné.

M. Michel Ducloux : Ce qui justifie la gravité de la sanction, est l’élément intentionnel, par exemple, l’incrimination d’empoisonnement avec préméditation. Mais ce n’est pas le cas.

M. Michel Piron : Pour prolonger le propos, je me pose cette question : au fond, le distinguo fondamental n'est-il pas entre le savoir et le vouloir ? Le fait de savoir que l'augmentation de la dose va provoquer un certain nombre d'effet n'implique pas la volonté de provoquer la mort, mais une autre volonté qui est celle de soigner la souffrance. Si on acceptait de distinguer les deux champs, le savoir et le vouloir, n'aurait-on pas la marge d'interprétation nécessaire ? Quel est votre avis ?

M. le Président : Légiférer peut recouvrir deux choses. Pour beaucoup, légiférer reviendrait à dépénaliser ou légaliser l'euthanasie, mais légiférer, cela peut être préciser et essayer de rendre compatible ce qui est écrit et ce qui est pratiqué, avec éventuellement la définition d’une échelle des sanctions.

M. Michel Ducloux : Si cela n’était que cela, cela pourrait s’envisager. Sur la question du savoir et du vouloir, je suis d’accord que c’est l’intentionnalité qui compte. Mais entre le savoir et le vouloir, il y a toujours un problème de limite. Parfois, la frontière est floue.

M. Michel Piron : Je pourrais formuler la chose en disant : je peux vouloir minorer au maximum et même enlever la souffrance du patient, tout en sachant que cela peut avoir un effet létal que je n’ai pas voulu. J'ai bien distingué, en formulant de cette manière, le champ du savoir et celui du vouloir.

M. Michel Ducloux : Je suis tout à fait d'accord et à mes yeux, ce n'est pas condamnable.

M. le Président : Nos concitoyens –  je schématise et c'est toujours faux de schématiser dans un tel contexte – nous disent : « Je ne veux pas mourir à l’issue d'un acharnement thérapeutique qui m’a maintenu en vie comme un légume alors que la mort spontanée aurait pu arriver et, par ailleurs, je ne veux pas souffrir. » On pourrait peut-être se mettre en conformité avec ce qu'attendent les gens ou ce qu'ils redoutent, c'est-à-dire la déchéance et la souffrance, les rassurer, sans pour autant s’engager dans une brèche qui permettrait de donner la mort.

On voit bien qu'il y a un hiatus entre, d’une part, le discours et la pratique au nom de l'éthique et, d’autre part, un code pénal qui définit un cadre assez strict, car il ne peut pas prendre en compte toutes les situations. Peut-être y aura-t-il une législation… Mais cela ne sera pas forcément une législation de dépénalisation, mais une législation de précision et de concordance. C'est peut-être une voie que l’on pourrait suivre.

M. Michel Ducloux : On nous a proposé de modifier ou de compléter les articles 37 et 38, surtout le 38. Je crois que ce n'est pas une bonne chose. En revanche, ont été modifiés les commentaires et l’on rentre dans ces nuances. Cela vaut la peine de les lire.

J'ai reçu Madame Marie de Hennezel qui a fait un remarquable travail sur ce sujet ; elle souhaitait que l'on change ces articles, à la vue d'un accord d'un de mes prédécesseurs qui était un accord personnel et non pas un accord consensuel du Conseil national de l’Ordre des médecins. Je donne ici l'avis général de ce Conseil. Dans ces articles, il y a tout : l'accompagnement de la douleur, de la famille qui est très importante ; même si on l’oublie souvent, c'est elle qui aura du mal à faire son deuil après. Légiférer pour apporter des précisions, à la limite, pourquoi pas ? Mais encore une fois, c’est le problème du législateur.

M. le Président : Les lois récentes ont très justement introduit l'accord et même la volonté du malade d'accéder à la thérapeutique qui lui est proposée. On a longtemps vécu dans un système dans lequel le médecin, possédant le savoir, délivrait le diagnostic et la thérapeutique. Aujourd'hui, le malade peut refuser la thérapeutique et on a ainsi légalisé ce que, depuis longtemps, le Conseil national de l'Ordre des médecins préconisait : le malade doit adhérer à son traitement.

M. Michel Ducloux : Le code de déontologie a été modifié en 1995. On croit que les droits des malades introduits par la « loi Kouchner » étaient une novation mais pas du tout, ils sont en fait la transposition du code de déontologie. Etaient déjà inscrits dans l’article 36, le droit des malades à refuser une thérapeutique et le consentement de la personne examinée. Si le malade refuse les traitements et investigations proposées, le médecin doit respecter ce refus, après en avoir informé le malade.

M. le Président : Il y a le code de déontologie et la situation pratique que l'on a tous connue du malade qui « signe la décharge », dont on sait qu'elle ne couvrait pas le médecin en cas de problème. Est-il normal qu’un médecin respectant le libre choix éclairé du malade puisse encourir le risque d’être condamné pour non-assistance à personne en danger dans l'hypothèse où le malade refuse, y compris quand cette thérapeutique est vitale ? Dans la mesure où le malade impose sa volonté au médecin, n’y a-t-il là une sorte d’euthanasie indirecte, passive ? N’y a-t-il pas une incompatibilité entre la déontologie et la loi pénale ?

M. Michel Ducloux : Non. Si le médecin informe et si l'on a la trace de cette information par une lettre de liaison ou tout autre document, le médecin ne pourra pas être incriminé car il aura fait ce qu’il devait faire. L'article 36 est très précis : si le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans que ses proches aient été prévenus et informés, sauf urgence ou impossibilité. Quand le malade refuse, il prend ses responsabilités, il y a des preuves de l’information qui lui a été donnée.

M. le Président : Je me suis probablement mal exprimé. Vous dites bien qu'il y a eu les dispositions du code de la déontologie puis, une transcription dans la loi de ce qu'était la pratique déontologique. Je lis le code de la santé publique : « Aucun acte médical ou aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour le convaincre d'accepter ces soins indispensables. » Cela signifie que l’on essaie de convaincre, mais après, il y a une décision. On pourrait essayer de régler dans une loi des situations conformes à l’éthique et à la déontologie mais qui constituent encore aujourd’hui une infraction. C’est peut être une piste…

M. Michel Ducloux : C'est ce que vous voudriez faire ? Pourquoi pas, si c'est traduit comme cela. Après tout, cela reprend un commentaire du code de la déontologie.

M. le Président : J’ai l’impression que vous souhaitez et vous avez raison, garder la prééminence. L'éthique précède la justice et la loi, en tout cas, elle l’accompagne.

M. Michel Ducloux : Pour les médecins, très certainement. Il faut en tout état de cause être en règle avec sa conscience, car c’est en conscience que l’on agit. Je retiens toujours ce mot du Professeur Portes : « La rencontre entre le médecin et le malade est celle d’une confiance et d’une conscience ». Tout se noue dans dialogue intime entre le malade et le médecin et ces choses-là sont indicibles. On touche là au sacré !

M. le Président : M. le président, merci de cet échange et d'avoir accepté de le faire avec autant de liberté de parole. Cela nous a éclairé sur ce qu'on peut faire et surtout sur ce qu'il ne faudrait pas faire.

M. Michel Ducloux : Je vous laisse juge. J'ai consacré ma dernière chronique à l'absolue nécessité de soulager les souffrances. C'est ce qui est essentiel. Merci de votre accueil.

Audition du Professeur Jean-Michel Boles, Président sortant de la Société de réanimation de langue française et du Professeur François Lemaire, adjoint au Chef de service de réanimation de l’hôpital Henri Mondor et Secrétaire de la Commission d’éthique de la Société de réanimation de langue française


(Procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : A la lumière des phénomènes surmédiatisés qui sont apparus et en essayant surtout de ne légiférer ni dans l'urgence ni sous la pression, notre mission a été créée à la demande du Président de l'Assemblée nationale. Cette mission entame avec vous sa deuxième phase d’auditions. La première, consacrée aux philosophes, sociologues, historiens et religieux, nous a permis de comprendre l’évolution de notre société face à la mort et d’en préciser les nouvelles conceptions. Cette mort qui, en raison de sa médicalisation et du développement des techniques, amène nos concitoyens à penser que l'acharnement thérapeutique consiste à aller contre la volonté des hommes et en même temps, à leur voler leur mort.

Quand elle est interrogée sur ce sujet, la population française répond, de manière globale, qu'elle est favorable à l'euthanasie. Mais lorsqu’on analyse plus précisément ses réponses, il apparaît qu’elle réclame de mourir sans souffrance et, en même temps, de ne pas vivre comme un légume. Finalement, pour elle, l'euthanasie, consiste à éviter la déchéance et la souffrance. Parallèlement, le Comité consultatif national d'éthique admet que, dans certaines circonstances, on puisse pratiquer des gestes d’euthanasie passive et même parfois d’euthanasie active.

Après avoir examiné les problèmes du double effet (ces drogues qui calment et en même temps hâtent la mort) et des interruptions de réanimation, nous avons constaté que dans ces cas, la collégialité est bien sûr indispensable. Mais nous avons également observé l’existence d’un certain hiatus entre la pratique médicale (qui, dans une éthique de la raison, prône la non-survie à tout prix ou, comme le disait le président du Conseil de l'Ordre des médecins, le refus de l'obstination déraisonnable) et le code pénal qui qualifie ces actes de non-assistance à personne en danger ou d’homicide avec ou sans préméditation

C’est une situation difficile qui, par crainte d’une judiciarisation excessive de la vie médicale, conduit nos confrères (en particulier ceux de votre spécialité) à nous interroger sur ce qu'ils doivent faire et à nous demander de les protéger des risques qu’il encourent au plan pénal, alors que leurs pratiques ne sont pas banales mais éclairées et conformes à l’éthique et à la déontologie. C'est la première question qui est posée à notre mission, qui synthétisera ses travaux dans un rapport et qui pourra éventuellement proposer des recommandations ou préciser la législation afin d'éclairer et de légaliser certaines pratiques actuelles ou bien encore créer une exception d'euthanasie afin que, dans des circonstances exceptionnelles, tout en maintenant l'interdit de donner la mort qui est une règle absolue de droit et d'éthique médicale, on puisse laisser un espace à cette pratique. Je dois encore vous préciser qu’aujourd'hui, aucune des personnes auditionnées, même parmi les religieux, ne nous a dit que la douleur est rédemptrice ou que la survie et la vie sont une même chose. Bien entendu, si nous décidions de modifier la loi, nous essayerions de ne pas allumer d’incendies, de ne pas créer de guerres de religion sur un problème qui n'a pas lieu de les provoquer. Nous cherchons plutôt à apaiser qu'à légiférer ou faire la Une des médias.

Dès lors, éclairez-nous sur la vérité que vous vivez et que j'ai un peu vécue puisque, médecin des hôpitaux, j'ai fait de la réanimation orientée vers la cardiologie ; mais tout cela est maintenant détaché de ma vie quotidienne. Auparavant, laissez-moi vous présenter : M. Jean-Michel Boles, Président de la Société de réanimation de langue française, et M. François Lemaire, Secrétaire de la Commission d’éthique de cette même Société.

M. Jean-Michel Boles : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, nous sommes venus ensemble car nous travaillons ensemble depuis très longtemps sur ce sujet. La Commission d'éthique travaillant aussi pour le conseil d'administration de la Société, notre démarche n’est pas individuelle mais sociétale.

François Lemaire va tout d’abord vous exposer les recommandations que notre Société a établies pour la fin de vie, puis j'essayerai de définir une position globale par rapport aux éléments que vous avez énoncés.

M. François Lemaire : Je dois en premier lieu préciser que la mort en réanimation est extraordinairement fréquente. Alors que l’euthanasie telle qu'on l'entend dans les médias est rarissime (quelques dizaines de cas pour le moment en France), la mortalité dans les services de réanimation ou d’urgence correspond, selon de nombreuses études ponctuelles, à la moitié des 70 % de personnes qui meurent à l'hôpital. Dès lors, sur environ 500 000 décès par an, 350 000 ont lieu à l’hôpital (70 %) dont 150 000 à 200 000 en réanimation ou aux urgences.

Par ailleurs, la réanimation est une médecine un peu particulière, car technique (on nous qualifie quelquefois de « tuyautistes »). On ne soigne pas le cœur ou le rein, mais les défaillances des grandes fonctions vitales, de façon instrumentale : ventilation artificielle, rein artificiel, voire cœur artificiel. Je dis cela car lorsqu'un patient est en réanimation, il est maintenu en vie de façon artificielle et lorsque l’on propose un arrêt de cette réanimation, il va mourir. C'est ce qui est difficile : passer de l'arrêt de l'acharnement à la mort du patient, le laisser mourir de sa maladie, sans tomber dans les problèmes d'euthanasie.

Depuis une vingtaine d'années, on est capable, en réanimation, de prolonger quasi-indéfiniment tout le monde. L'opinion publique s'en est rendue compte lors des morts de Franco ou de Boumediene. Ces chefs d'Etat très connus, dont les morts furent très médiatisées, ont mis des mois à mourir en réanimation, et les journaux de l'époque firent de gros titres sur cet incompréhensible acharnement des médecins.

Faut-il, puisqu’on sait le faire, maintenir en vie des patients que l’on ne guérira jamais ? Techniquement, c'est impossible. Si on se met à prolonger tous les agonisants, imaginez les moyens à mettre en œuvre. Ensuite, de façon sociétale, les gens ne le demandent pas. Il arrive, très rarement, que des familles viennent nous dire : « On vous connaît, ne débranchez pas ». La plupart des familles qui viennent nous voir, préfèrent un arrêt de soins.

Ces demandes d'interruption ont fortement augmenté depuis cinq ou six ans. Les familles, qui sont désormais mieux informées, viennent nous parler, voir quotidiennement ce qui se passe et elles nous disent : « Il faut savoir arrêter ». En conséquence, lorsqu’il y a vingt ans (cela ne remonte pas à l'origine de la réanimation), les réanimateurs ont pris conscience de ce fait, ils en ont discuté dans leurs congrès, leurs journaux, leurs revues et ils ont élaboré des règles entre eux, sans que n’en soit jamais informé le public, puisque c’est seulement depuis 1998 que la presse s'est intéressée à nous. La Société de réanimation de langue française a alors demandé à sa Commission d’éthique de rédiger des recommandations. Ces dernières, conformes à ce qui est écrit dans le monde entier, ont été présentées au conseil d'administration de la Société, discutées, votées et publiées en juillet 2002. Elles ont été très bien reçues par les médias qui les ont analysées comme des propositions de bon sens.

Ces recommandations vous ayant été envoyées, je vous en présente brièvement les grandes lignes.

1) De quels patients parle-t-on ?

Ce sont les patients pour lesquels la réanimation est sans objet, pour lesquels toutes les capacités ont été épuisées. Sachant qu’ils ne pourront pas guérir, il s'agit de raccourcir leur agonie et de renoncer à l'acharnement thérapeutique. Dans une mort très médicalisée, les patients sont totalement suspendus à une vie artificielle qu’il s'agit d'arrêter, ce qui n'est pas toujours aussi simple, tout le monde le comprend.

Ce sont aussi, le plus souvent, les patients dont la mort n’est pas immédiatement certaine et dont on craint que leur survie soit insupportable : perte de la fonction cérébrale, états végétatifs, handicaps lourds, cancers, leucémies… tous les états dont la survie ne peut être que souffrance. Dans ce cas, on fait le constat suivant : « On avait accepté le patient en pensant que ses complications seraient brèves et on s’aperçoit que l’on entre dans un cycle infernal où il ne va plus que survivre et souffrir ». La décision de briser ce cycle est plus difficile à prendre car je dois vous préciser que tous ces patients sont inconscients et qu’il s'agit, en leur lieu et place, de juger de la qualité de leur vie et de prendre une décision.

Enfin, constituent une troisième catégorie, les patients conscients, chroniques, qui ne peuvent plus se passer de rein artificiel ou de respirateur et qui en demandent l'arrêt, mais je ne souhaite même pas en parler, tant c’est marginal.

Dans un service comme celui d’Henri Mondor, sur 1 100 admissions, la mortalité est de 20 % comme en France, soit 200 à 250 morts par an correspondant aux cas que je viens de vous décrire et constituant donc une préoccupation quotidienne.

2) Les textes théoriques fondateurs.

Un premier texte, quasiment prophétique et très important, date de 1957, à l’aube de la réanimation (en France, les premiers textes sont parus vingt ans plus tard). Il s’agit du Discours sur les problèmes de la réanimation prononcé par Pie XII, proclamant qu’il faut laisser mourir les patients lorsqu’on ne peut plus rien faire pour eux, et non pas les maintenir en survie. Repris dans la nouvelle édition du catéchisme de la religion catholique, ce texte très fort explique exactement notre position.

Ensuite, l’article 37 du code de déontologie proscrit l’acharnement.

Enfin, la loi du 4 mars 2002 permet aux patients (ou dans notre cas aux familles) de décider du traitement.

3) Les procédures.

Lorsqu’il y a vingt ans, un médecin décidait d’un arrêt de soins, il le faisait tout seul, dans la nuit, sans prévenir personne. Maintenant, ces comportements sont totalement abandonnés, en tout cas totalement condamnables et les procédures, que nous avons écrites et diffusées et auxquelles nous croyons beaucoup, tendent à lutter contre cet héritage du passé.

Dans ces procédures, nous précisons qu'en matière de réanimation, on peut limiter ou arrêter les traitements actifs. Limiter, c'est ne pas débuter un nouveau traitement, mais continuer celui qui existe. L’état du patient va donc s'aggraver, mais il ne sera pas traité. Ensuite, seront arrêtés l’administration de drogues, la ventilation artificielle, l’hémodialyse et, enfin, les moyens techniques : soutien du cœur, rein artificiel et ventilation artificielle. Bien entendu, l’arrêt des traitements actifs n’entraîne jamais celui des soins. L'accent change : de curatif, on devient palliatif et, sur la fin, seuls sont maintenus la nutrition, les soins d'hygiène et ceux contre la douleur et la déshydratation.

M. le Président : Il y a des cas où l'arrêt des soins actifs entraîne très rapidement l'issue fatale, donc on arrête à la fois la thérapeutique et les soins.

M. François Lemaire : Oui, la mort du patient peut survenir dans les deux, trois, quatre jours si l’on arrête les reins artificiels, dans les heures qui suivent si l’on arrête la ventilation artificielle, et dans les minutes qui suivent, si, l’intéressé étant en choc profond et ayant une pression maintenue par une machine, vous arrêtez cette dernière.

Les conditions de ces décisions de limitation du traitement sont essentielles : la première, c'est la collégialité. Il n’est plus acceptable et il n’est plus question qu'un médecin décide tout seul. Il doit se concerter avec ses collègues et avec les infirmières (un grand nombre des litiges, que nous connaissons, viennent de conflits entre infirmières et médecins). La collégialité est donc absolument essentielle. A l’hôpital Henri Mondor, nous avons des feuilles de prescription que les infirmières signent comme nous.

La deuxième condition essentielle est la participation de la famille. Je vous ai dit que l’état de nos malades ne leur permettait pas de participer à la décision. En revanche, comme nous sommes un pays latin, la famille est toujours là (seuls 8 % des patients à Paris n'ont pas de visites) et devient notre interlocutrice. Il n'est pas question d’arrêter un traitement sans lui en parler, mais cela ne veut pas dire que nous lui demandons la permission. Nous essayons d'avancer ensemble, de faire en sorte que les familles comprennent et soient d'accord avec nous. Toutefois, si une famille s'oppose à la décision, son choix doit être respecté, c'est notre mot d'ordre.

M. le Président : Avez-vous le pourcentage de familles qui s'opposent ?

M. François Lemaire : C’est rarissime : sur les 250 cas annuels que nous traitons à Paris, les cas d’opposition doivent se produire, une à quatre fois.

M. Jean-Michel Boles : Les oppositions de certaines familles sont temporaires et ne durent que le temps nécessaire à leur cheminement, à leur besoin d’échanges et de dialogue avec nous.

M. Le Président : Ils ont le sentiment que l’heure de la mort de leur proche n’est pas encore sonnée et ne peuvent s’y résigner qu’après avoir reçu les explications nécessaires.

M. Jean-Michel Boles : Nous devons alors accepter des durées de séjour plus importantes. Mais cela évite de se trouver en opposition franche sur une matière très délicate, intime, avec une famille qui, ensuite, ne pourrait pas faire son deuil.

M. François Lemaire : La troisième condition essentielle est la transparence. Nous demandons que toutes les décisions, les discussions soient notées dans le dossier. Le respect de cette condition est difficile à obtenir car, pendant longtemps, compte tenu de l'incertitude légale, beaucoup de nos collègues ne voulaient rien écrire. Dans nos réunions, nous passons notre temps à dire qu'ils doivent le faire. Certes, en cas de dysfonctionnements, ces écrits seraient à charge, mais à l'inverse, lorsque la procédure aura été respectée, ils seront à décharge. Il est temps de montrer que les décisions ne sont ni clandestines ni solitaires, mais qu’elles sont prises au sein d’une collégialité qui a discuté et écouté la famille.

Enfin, la dernière condition est la prohibition absolue des injections dites létales. Nous n’avons aucune complaisance sur ce sujet. Si les fins de vie doivent être adoucies avec la morphine malgré le double effet de cette dernière, l’administration de potassium ou de curare, nous l’avons écrit, n’est pas acceptable.

M. le Président : Que pensez-vous des gens qui disent : « De toutes façons, lorsque les médecins débranchent un respirateur, ils injectent des substances létales parce qu’ils ne veulent pas voir agoniser leur patient » ?

M. François Lemaire : J'espère que ce n'est pas vrai, et ce n'est sûrement pas vrai dans les endroits que je connais. Toutefois, les affaires qui ont surgi récemment et les discussions que nous avons entre nous, montrent que ces attitudes perdurent, certainement plus que nous le croyons. C'est d'ailleurs un sujet de préoccupation pour nous, auquel nous devons spécifiquement nous attaquer par des réunions et par la diffusion de recommandations. Alors que toutes nos procédures sont bien rodées et peuvent raisonnablement être expliquées, de tels comportements sont injustifiables.

M. le Président : Ni nécessaires.

M. François Lemaire : Pas du tout et surtout pas.

M. le Président : Que répondre à ceux qui s’inquiètent des souffrances et de l’agonie du patient dont on arrête une machine ?

M. François Lemaire : Nos patients sont alors sédatés, les doses de morphine sont augmentées. Le malade finit par mourir. La crainte des proches est, probablement, que la mort n'est pas immédiate. Dans cette médecine de réanimation qui est rapide, énergique, agressive, nous n’avons plus l'habitude de dire : « Le malade va mourir ». Quand les familles ont compris que c’était la fin, nous essayons d’extuber les patients pour symboliquement le leur montrer. Les familles sont à côté de leur malade dont on les prévient qu’il ne va mourir ni à la seconde ni à la minute, mais qu’il va s’éteindre doucement comme lors d’une mort naturelle (à la différence de l’injection de potassium qui provoque le décès immédiat).

M. le Président : Ce que vous dites nous rassure, nous avions l'impression que la sédation et l’administration de potassium étaient une association courante.

M. François Lemaire : Avec l’extubation, la mort survient dans les 40 minutes à six jours, et dans les vingt-quatre heures en moyenne.

Mme Danielle Bousquet : Six jours ne sont-ils pas un peu longs pour le malade ?

M. François Lemaire : Non, le malade est endormi, il ne souffre pas. Pour les familles oui, ce peut être long mais on leur explique que c’est le temps de la mort, le temps de veiller le mourant.

M. Patrick Delnatte : Au cours de ces six jours, les soins corporels continuant, n'y a-t-il pas de trace de souffrance ?

M. Jean-Michel Boles : Pour répondre à ces questions fondamentales, je dois vous préciser certaines particularités du patient en réanimation : dans cette période de temps, brève ou un peu plus prolongée, il n'est pas comme vous et moi et il n’est pas dans la même configuration qu’un proche qui mourrait à la maison ; le caractère pénible de son agonie et de sa souffrance ne sont pas très évidents car on a les moyens de faire en sorte qu'il ne souffre pas. Au contraire, le temps de l’agonie peut éventuellement être long et l’est probablement. Mais en même temps, comme le note le rapport de Madame Marie de Hennezel, cette période a un sens profond pour les familles qui
– malheureusement, dans l’environnement difficile d’un service hospitalier de réanimation – peuvent se retrouver autour d’un proche, l'accompagner et rester avec lui jusqu’au bout. Je comprends donc bien votre inquiétude sur cette attente des familles, mais d’un autre côté, on ne meurt pas naturellement très rapidement non plus. Par ailleurs, ce temps permet aussi de rendre à la fin de vie, le délai que l'on a toujours connu auparavant, et qui est plus souvent un délai de quelques heures que de quelques jours.

Maintenant, au-delà des recommandations de notre Société qu’a présentées François Lemaire, je souhaiterais préciser, surtout aux non-médecins, les spécificités du malade de réanimation.

Tout d’abord, un patient n’est jamais admis dans nos services pour un problème bénin mais parce que le pronostic vital a été engagé. Cela signifie aussi que l’on ne peut pas tout guérir et il serait temps que les médecins, dans leur ensemble, arrêtent de jouer aux démiurges. A un moment, il faut savoir reconnaître que l'on arrive au bout des possibilités des thérapeutiques.

La deuxième spécificité du malade de réanimation est sa dépendance totale à l'égard de machines ou de thérapeutiques très agressives qui l’aident non pas à guérir mais à simplement rester en vie : si vous ne pouvez pas respirer et qu'un respirateur ne le fait pas à votre place, vous êtes mort. Cette dépendance est totale, et non pas partielle, car elle ne dure pas quelques heures par jour mais tout le temps. Elle peut concerner un respirateur, une épuration extra-rénale ou des drogues qui, pour soutenir et maintenir une activité cardiaque, sont administrées à des doses qui dépassent largement celles que l’on connaît et que l’on apprend en faculté.

La troisième caractéristique de la réanimation, qui est une constante de la médecine, est la complexité et l'intrication des multiples pathologies. Les progrès de ces dernières années ont été tels que l'on sait maintenir les malades en survie pendant des semaines. Dès lors, apparaît une succession de complications liées à la maladie et aux techniques utilisées pour des patients de plus en plus affaiblis, fragilisés et situés dans un milieu très agressif.

La dernière caractéristique est que, dans plus de 95 % des cas, nos patients ne sont pas aptes eux-mêmes, à décider de leur avenir ni à donner un consentement éclairé. La discussion a donc lieu avec les familles et, peut-être un jour, avec la personne de confiance définie par la loi du 4 mars 2002. Si elle est désignée par un papier écrit du patient, on verra peut-être un jour une personne de confiance, étrangère à la famille, qui participera à la décision et écartera éventuellement cette famille. N’ayant encore eu aucune expérience de telles interventions, il nous faudra, quand elles se développeront, créer une jurisprudence qui nous permette d’agir au mieux des intérêts et des bénéfices du patient.

Après ce premier point, je dois maintenant, en tant que Président de la Société de réanimation de langue française, vous manifester la triple crainte qui, exprimée par nos collègues, remonte de façon très violente à la surface.

Il existe premièrement, et malheureusement l'histoire de Vincent Humbert est là pour la justifier, une crainte de la pérennisation de la confusion des termes et des situations. Ainsi, on parle de l'euthanasie passive alors que ce comportement n'existe pas. Dès lors plus personne ne sait qui fait quoi, ni dans quel contexte cela intervient. Une des issues de votre mission d’information pourrait être d'aider à cette clarification des termes.

Apparaît, deuxièmement, et les réactions envoyées sur le forum du site Internet de notre Société sont là pour le prouver, la crainte de la judiciarisation. Il doit être hors de question d'imaginer, qu'étant confrontés à des situations très difficiles, les médecins aient en tête que le procureur de la République les attend au tournant. C’est une situation impossible et, si elle devait exister, je préférerais, personnellement, changer de métier et poser le stylo. Nous avons besoin de sérénité pour travailler, réfléchir, avancer, cheminer et cela ne peut pas se faire avec cette crainte de tomber sous le coup de la loi et de risquer les Assises.

M. le Président : C'est le cas actuellement.

M. Jean-Michel Boles : Oui et, sur notre forum, nombre de gens disent « ça suffit ».

La troisième crainte dont vous devez prendre la mesure - et vos propos introductifs montrent que vous en avez conscience -, c’est que soient rédigés des textes qui seraient inapplicables en pratique, que soit surchargée ce que nous appelons trivialement « l'usine à gaz », car nous y vivons en permanence, nous sommes à genoux devant elle. Tous les jours, arrivent des nouveaux textes et, en tant que chef de service, je ne fais plus de médecine, mais de l’usine à gaz. C'est véritablement un problème quotidien et insupportable. Dans mon service, qui est plus petit que celui de François Lemaire, nous recevons à peu près 400 patients par an, dont 80 décèdent, soit une mort et demie par semaine. Si des procédures juridiques ou judiciaires complexes sont instaurées, nous ne pourrons pas les suivre semaine par semaine, ou alors, il faudra augmenter dramatiquement le nombre des médecins. Cette crainte, il faut bien en avoir conscience.

J’en viens maintenant aux positions générales qui, adoptées par notre Société, se déclinent en plusieurs points.

En tant que Société de réanimation de langue française, nous n'avons pas à nous prononcer sur l'euthanasie ou sur le suicide médicalement assisté car c'est hors de notre champ de compétence.

Notre champ de compétence porte sur ce que nous sommes amenés à faire tous les jours : la limitation ou l'arrêt des thérapeutiques actives de suppléance, dans des situations sans issue médicale possible, des situations de fin de vie en réanimation. Ces actes sont fondamentalement différents de l’euthanasie et c’est là un message très fort que nous souhaitons vous adresser. Nous ne sommes pas dans un cas de figure qui corresponde à l'euthanasie, comme pourrait le laisser entendre l’actuelle confusion des termes et des situations. Cette dernière doit absolument cesser pour que les gens comprennent bien que lorsque nous sommes amenés à arrêter des traitements, c’est parce qu'une situation est médicalement dépassée et non pas pour faire de l'euthanasie. Nous respectons une mort naturelle, devenue inéluctable.

Cette attitude comporte un certain nombre de corollaires, auxquels nous sommes très attachés. Ainsi, dans le type de situation précitée, on réoriente les soins, on suit une logique palliative. On entre alors dans la définition de votre mission d’information, celle de l'accompagnement de la fin de vie, lequel peut et doit se faire en réanimation. Pour illustrer mon propos, j’utiliserai un jeu de mots anglais en disant que nous passons d’une logique de to cure à celle de to care. Cela signifie que ce n'est pas parce que nous arrêtons des traitements actifs de suppléance vitale que nous arrêtons de soigner les patients, que nous n’allons pas nous en occuper jusqu’au bout.

Vous avez compris que nous sommes face à des problèmes humains difficiles à gérer. Ces décisions ne se prennent pas en cinq minutes et la capacité, à un moment, face à un problème, de prendre une décision avec toute la procédure que nous préconisons, revient aussi à refuser l'acharnement thérapeutique, c'est-à-dire à aller dans le sens de ce qu’attend la population. Je vous remercie de nous avoir éclairés en nous précisant tout à l’heure que, pour les Français, l'euthanasie signifiait éviter la déchéance et la souffrance. Existe-t-il une plus grande déchéance que celle d’un corps rempli de machines, de tuyaux, de drogues, privé de sa conscience - car sinon, ce serait insupportable - cette déchéance que la famille va vivre comme une véritable souffrance ? Cela me paraît fondamental.

Par ailleurs, dans la mesure où vous souhaitez non pas faire des usines à gaz mais apaiser plutôt les choses, je vous précise que notre Société ne souhaite pas qu’une loi générale englobe tous les problèmes. Il nous paraît inacceptable que, dans un même cadre juridique, soient traitées dans des articles différents : la notion de soins de fin de vie en réanimation avec les limitations et l’arrêt des traitements, la problématique de l’euthanasie, et la problématique du suicide médicalement assisté. Un tel texte contribuerait à la confusion des termes et des situations.

En revanche, nous sommes parfaitement conscients que la société nous demande, en tant que professionnels de santé, d’apporter dans un certain nombre de cas, des éclaircissements, des précisions, des limites, voire des contrôles. Il nous semble que le code de déontologie médicale peut parfaitement remplir ce rôle. Texte d’une valeur juridique tout à fait indiscutable (c’est un décret en Conseil d'Etat), il fixe des règles de comportement à toute la profession et précise un certain nombre de points que l’on pourrait probablement davantage préciser. Je me réfère aux articles 37 et 38 de ce code. N’étant ni juriste ni rédacteur de textes juridiques, j’ignore si ces précisions doivent formellement porter sur chacun des deux articles ou sur l’un des deux en particulier. Mais, sur le fond même de la modification qui devrait être apportée, je proposerais qu’une phrase reconnaisse que, dans les situations dont nous parlons et que nous avons décrites, il est souhaitable et nécessaire de cesser d'empêcher la survenue de la mort (c'est bien à cela que nous sommes confrontés) par la poursuite de traitements devenus sans objet.

Il faudrait également y ajouter un corollaire (sans doute à l'article 37, mais tout autre article peut être visé). Il faudrait reconnaître que, dans ces circonstances, et sous réserve qu'il ait respecté un certain nombre de procédures, le médecin qui a interrompu un ou des traitements de suppléance active dans le seul but de ne plus empêcher la survenue de la mort, n'a pas cherché à provoquer délibérément la mort et que, par conséquent, il ne tombe pas sous le coup de la loi pénale que vous évoquiez tout à l'heure. Inscrites dans un texte juridique, ces nouvelles rédactions acquerraient une portée certaine et clarifieraient la situation.

Deux observations vont de pair avec ces propositions. On peut tout d’abord nous objecter qu’il est difficile de rédiger un texte qui, spécifique aux médecins, leur évite de tomber sous le coup de la loi. Nous en sommes parfaitement conscients. Cela signifie que doivent être mises en place des possibilités de contrôle des actes médicaux et des possibilités de contrôle du bien-fondé de la décision et de sa mise en œuvre. Il ne s’agit pas, je le répète, de mettre en œuvre ces procédures de contrôle à chaque fois, c’est-à-dire deux, trois ou quatre fois par semaine dans un service ; si tel était le cas, ne s’en sortiraient ni ceux qui mettraient en œuvre la procédure de contrôle, ni ceux sur lesquels elle s’exercerait. Il convient à ce propos, de noter qu’à l’heure actuelle, les arrêts et limitations de soins que nous traitons dans nos services ne suscitent que peu de problèmes. Il est évident qu’une procédure de contrôle n’aurait de sens, que si elle survenait à la suite d’une mise en cause : celles de la famille a posteriori, d’un membre du personnel de l'équipe paramédicale ou médicale (des exemples récents l’illustrent), d’un membre de la Direction de l'hôpital ou d’un magistrat, etc.

Notre demande, qui illustre la crainte que j'ai exprimée tout à l'heure, tend à ce que la première mise en jeu de ce contrôle ne corresponde pas au coup de tonnerre d'une instruction judiciaire. Personnellement, je ne peux pas imaginer, dans le cas de figure que nous évoquons, être convoqué, voire être arrêté dans mon service, menotté et emmené entre deux policiers. C’est totalement insupportable ! Je caricature volontairement parce qu’un certain nombre de nos collègues nous disent, voire nous écrivent, qu’ils craignent un tel scénario et qu’ils l’ont toujours en tête. Notre inquiétude est alors de les voir se protéger en disant : « rassurez-vous, nous ne pratiquerons plus la limitation ou l’arrêt de soins » ; ce serait alors un retour à l’acharnement thérapeutique et ce serait une catastrophe.

Que pourrait-on imaginer ensuite comme instance de contrôle ? Si l’on veut ne pas tomber dans l'usine à gaz, les structures doivent rester régionales, afin de dépasser l’échelon local qui pourrait laisser les gens penser que les médecins se protègent entre eux. Ces structures pourraient être déjà existantes, tels le Conseil de l'Ordre régional (qui est la première instance disciplinaire à l’heure actuelle pour les médecins) ; le Comité régional de conciliation et d'indemnisation avait été également évoqué mais, pour en avoir parlé à un médecin qui en fait partie, je ne pense pas qu’il soit une bonne solution (il comprend en effet des représentants des compagnies d’assurances, qui n'ont rigoureusement rien à faire dans une discussion concernant ce type de problème, et des représentants des usagers, dont la présence romprait le secret médical). Ces structures pourraient aussi être d’autres instances à définir, qui comprendraient des professionnels siégeant en comité d'experts. Sur le point de savoir si les instances de contrôle doivent comprendre un magistrat parmi leurs membres, nous constatons que sont échangés sur ce point des arguments positifs et des arguments négatifs et nous n'avons pas de solutions « clef en main ». Nous souhaitons essentiellement qu’une instance puisse donner un avis consultatif, et que cet avis intervienne obligatoirement avant tout recours au système judiciaire. On se trouverait alors dans une situation différente. Dès lors, il me paraît probable que la meilleure solution serait de choisir une instance, composée de professionnels et d’un juriste ou d’un magistrat, et que cette instance soit régionale.

Je pense que vous avez perçu, au travers de nos deux propos, qu'il s’agit de problèmes humains très douloureux pour les gens qui les traversent. Mais il faut dire au passage que cela l’est aussi pour les soignants. Cette douleur est également éprouvée par les équipes médicales (aides-soignants, infirmières ou médecins) qui ne traversent pas quotidiennement ces situations comme on change de chemise. Il est difficile de monter des groupes de parole, mais quand on arrive à faire parler les intéressés, on aperçoit, toutes les souffrances qu'ils gardent au fond d’eux-mêmes. Les décisions que nous prenons sont difficiles car nous avons parfaitement conscience de ce qui est en jeu : la vie d’une personne et la capacité d'une famille autour d'elle à faire son deuil.

Mais ces décisions, il faut bien les prendre, car sinon seraient prolongées des personnes qui perdent leur capacité d’être humains c’est-à-dire leur capacité de vivre autonomes et de décider. Dès lors, il est nécessaire de faire cesser la confusion dans laquelle nous nous trouvons actuellement et de répondre à la triple crainte des médecins que j'évoquais tout à l'heure.

M. le Président : Merci à tous les deux d’avoir rappelé, et nous en sommes pleinement conscients, qu’il existe une confusion des termes, et d’avoir prouvé par des chiffres que les gens ne demandent pas l'euthanasie, mais demandent globalement un certain nombre de choses. Leur demande n'a rien à voir avec le cas particulier du tétraplégique qui, avec sa mère, noue une relation médiatisée avec le Président de la République. Une telle situation, bien que très emblématique, ne se rencontre pas quotidiennement.

Je suis content par ailleurs que vous ayez réaffirmé que ce n’est pas parce que le problème est quotidien qu’il est banal et par conséquent, chacun oscille entre bien se protéger par des mesures compliquées, car complètement inapplicables (demander, par exemple, par lettres recommandées, l’intervention de diverses personnes pour prendre la décision) et, en même temps, ne pas faire de gestes à la sauvette. Le fait que vous ayez décrit diverses procédures montre la nécessité, à un moment donné, d’encadrer. Je crains, en outre, que la judiciarisation de la vie médicale étant devenue un phénomène quasiment irréversible (lié à une américanisation de notre vie publique), aucune instance ne puisse protéger complètement un médecin contre l’action d’un petit paranoïaque en liberté qui, bien que soigné avec son consentement, aille déposer une plainte devant un juge.

Il y a aussi la part du juge qui peut instruire ou pas, poursuivre ou pas. C’est pourquoi, je suis en accord avec vous sur la nécessité de créer des protections simples qui se calquent sur les bonnes pratiques plutôt que de créer des pratiques qui se plaquent sur l'existant. Mais il nous faudra les légaliser d’une façon telle que vous puissiez en continuer l'usage et que vous soyez protégés. C'est un problème que nous devrons résoudre.

J’en viens maintenant au problème que vous avez évoqué, celui de la personne de confiance. Il faut espérer que la jurisprudence considérera encore longtemps que, sans qu’il lui soit demandé de produire un papier prouvant ses dires, la personne de confiance est celle qui se présente en disant : « Je suis la femme ou la fille de votre patient ». Mais imaginons que quelqu'un produise un document l’instituant personne de confiance et écartant la famille : on se trouvera devant des problèmes difficiles, sémantiquement et juridiquement. Quel pouvoir accorder à cette personne, lorsque doit être prise une décision relative à un patient inconscient, que cette décision intéressant le corps médical, même dans sa collégialité, peut être contestée et que les différents proches qui, à des titres divers (amant et mari, maîtresse et épouse légitime, première et deuxième femmes, enfants du premier et du deuxième lit…), revendiquent tous le droit d’avoir une information parfaite et le pouvoir de décider ? Si nous pensons que la famille peut donner des indications sur la conduite à tenir, nous estimons qu’on ne peut en aucun cas lui demander : « Signez-moi l'arrêt de mort de votre parent ». Ce serait inacceptable. Il faut informer la famille du manque d'espoir et de la fin de vie, parce que cette information est médicale et qu’elle accompagne la décision. Dès lors, pour que la personne de confiance ne soit pas un problème, il faut que son intervention ait elle aussi une valeur indicative et si elle est en conflit ouvert avec le corps médical, il faut, sans créer d’usine à gaz, demander éventuellement l’arbitrage d’une autre personne. On peut même imaginer, lorsqu’il n'y a ni accompagnant, ni interlocuteur, qu’un médecin médiateur au sein de l'hôpital ou toute autre personne puissent se faire les porte-parole du patient. Seriez-vous choqués par une telle procédure ?

Dans un même ordre d’idées, quelles qualités attribuer au « testament de vie » ? Faut-il le légaliser ? Je trouve que ce ne serait pas complètement inutile, si cela lui confère, non pas une valeur décisionnelle, mais une valeur indicative, et si cela peut aider le corps médical à prendre une décision d’arrêt des thérapeutiques et éventuellement à le protéger.

Mais comment encadrer ces questions de « testament de vie », de personne de confiance et d’arrêt des thérapeutiques ? Comment faire en sorte que puissent continuer ces pratiques de limitation ou d’arrêt des soins qui sont la cause indirecte de la mort d’un patient, même si vous dites qu’il s’agit de cesser d'empêcher de retarder la mort ? Comment se battre pour que ces pratiques, peut-être encore un tout petit peu clandestines, soient toutes transparentes et bien encadrées ? Quelle loi rédiger pour non pas légaliser l'euthanasie, mais pour créer des règles qui s'appliquent à tous : réanimateurs, néonatologistes, unités de soins palliatifs ?

L'arrêt du traitement qui répond à une demande de la population et l’arrêt de l’acharnement thérapeutique qui est inscrit dans le code de déontologie, sont des pratiques médicales qui entraînent la mort du patient. Dès lors, il faut, à la fois, protéger le corps médical de poursuites ultérieures mais aussi l'obliger à respecter un certain type de procédures. Ainsi, sans empêcher une judiciarisation, le jour où une instruction doit être ouverte – et il y en aura –, le juge disposera du dossier et pourra, après l’avoir examiné, décider que l’affaire dont il est saisi doit être classée, parce qu’elle entre parfaitement dans le cadre de l’éthique du code de déontologie et de la loi. Bien évidemment, aucun texte ne peut constituer un parapluie nucléaire et empêcher des mises en cause liées à des réactions sordides (jalousie d’une maîtresse qui contestera la décision prise en accord avec la femme légitime qu’elle accusera de vouloir toucher une pension, conflit entre héritiers…).

Toutes ces réflexions qui vont dans le même sens que le votre, m’amènent à vous demander quelle valeur doit être accordée au « testament de vie » et à la personne de confiance ? Les membres des associations qui militent en faveur de l'euthanasie disent : « Je ne veux pas me retrouver dans un état de déchéance, donc si un jour je ne suis plus capable de l’exprimer, je veux que quelqu'un le dise et le décide à ma place. » Une telle volonté peut être entendue à titre indicatif et reconnue comme désignation d’un interlocuteur, mais quel pouvoir de décision confère-t-elle ? Permet-elle d’aller dire à un réanimateur : « Je suis le fils de votre patient, dont voici le « testament de vie » ; il ne voulait pas d’acharnement thérapeutique, or je considère que vous vous acharnez et je vous demande de tout arrêter » ?

A ce moment-là, ne faut-il pas aller chercher un médiateur au sein de chaque hôpital qui puisse dire de manière éclairée si la personne mandatée a tort parce qu’en réalité, il y a de l'espoir et donc il n'y a aucune raison qu'on interrompe les traitements ou si elle a raison. Comment se protéger ? Comment résister à des demandes farfelues émanant d’un « testament de vie » ou d’un mandataire ? Avez-vous rencontré de telles situations ?

M. François Lemaire : Avant de vous répondre, je voudrais compléter mon exposé par deux points relatifs aux propositions de notre Société, dont nous avons oublié de vous parler. L’une, qui est reprise dans le rapport de Madame Marie de Hennezel, consiste à modifier les articles 37 et 38 du code de déontologie. L’autre concerne les magistrats dont une meilleure information sur les réalités de la réanimation est souhaitée (que cette dernière se fasse par des rencontres avec des réanimateurs ou par une action pédagogique).

Concernant la personne de confiance, j’y suis assez favorable car, de toute façon, nous passons notre temps à discuter non pas avec le malade, mais avec la famille et parfois avec d’autres personnes proches. Je pense que cette création de la loi du 4 mars 2002 est une très bonne solution qui, de plus, existe dans le monde anglo-saxon depuis toujours.

Quant aux pouvoirs de la personne de confiance, il me semble que la loi précitée est assez raisonnable : elle prévoit qu'on lui demande son avis, qu’on l’écoute mais elle n’oblige pas aujourd’hui à obéir à ses injonctions. Il faut en rester là et ne pas se faire d’illusions : aux Etats-Unis, terre d’excellence de l'autonomie, les gens sont sommés de désigner un mandataire mais ils ne le font que dans 10 à 15 % des cas. Chez nous, alors que des recommandations nous ont été diffusées à ce sujet par l’Assistance publique depuis un an, aucune personne de confiance ne s’est présentée. Il faut dédramatiser. Cependant, l'idée que l’on prenne l'habitude de négocier avec quelqu'un d'autre qu'un patient inconscient et d’écouter son avis me paraît bien.

L’institution d’un médiateur semble être une très bonne idée. D’ailleurs, dans les hôpitaux américains, une personnalité neutre – qui n’est pas forcément un médecin, mais qui peut être un religieux, un bénévole ou un administrateur – doit défendre les intérêts du patient, doit être son avocat, en cas de difficultés. Dans nos hôpitaux, nous avons des conciliateurs, pourquoi ne pas leur faire jouer ce rôle de médiateur ?

M. le Président : Le conciliateur intervenant souvent après un conflit, il serait peut-être préférable de le faire agir un peu en amont ?

M. François Lemaire : Oui.

Enfin, le « testament de vie » est un éclairage de ce qu’était la personne avant son état d’inconscience mais il ne doit pas être comminatoire car il est souvent arrivé que des gens changent d’avis. Là encore, c'est une information utile et importante qui doit être prise en compte.

M. Jean-Michel Boles : « Testament de vie », ce mot pose problème (aux Etats-Unis, cela s'appelle advanced directive) et la question du respect qui doit être accordé à ses dispositions me gêne un peu. Je pense que tout dépend du moment où il a été écrit et des raisons pour lesquelles il a été écrit. Si quelqu'un écrit le 3 décembre 2003 qu'il ne veut pas qu'on le réanime et qu'il arrive en réanimation le 3 décembre 2013, je serais réservé et penserais probablement que son « Testament de vie » ne reflète plus forcément ses opinions actuelles. En revanche, s’il écrit le 3 décembre 2003 : « J’ai une maladie chronique, je sais ce que c’est et je ne veux pas qu’on me fasse subir certaines choses », je pense que son arrivée dans un service de réanimation le 13 décembre 2003 ou le 4 janvier 2004 doit nous conduire à nous interroger sur le fait de savoir si nous respectons les termes des lois du 9 juin 1999 et du 4 mars 2002 : le droit du patient de souhaiter ne pas recevoir de traitements. De telles situations devraient dépasser très largement le cadre de notre avis, car si la Cour de cassation ou le Conseil d'État en étaient saisis, ils estimeraient probablement que l’intéressé ayant notifié ses volontés en toute connaissance de cause, sachant ce qu’il avait et précisant ce qu’il ne voulait pas subir, ces dernières doivent être respectées.

M. le Président : Pourtant, la personne qui vient de se suicider après avoir écrit : « Je désire mourir parce que la vie m’est insupportable », ne peut pas avoir un « testament de vie » plus clair et, malgré cela, elle sera intubée et recevra des soins. Il faut donc bien rester sur l'idée qu’un « testament de vie » n’est qu’une indication et que tant que le malade ne renouvelle pas cette volonté (ce qu’il ne peut pas faire dans vos services), il faut présupposer qu'il peut changer d'avis. Évidemment, s'il s'est tiré une balle de chevrotine dans la mâchoire et qu’il n'a plus de cervelle, son indication ne serait peut-être pas très utile, elle pourrait conduire à ne pas faire d'obstination déraisonnable. Mais, en dehors de tels cas limites, je crains que si une loi dispose : « Prenons bien en compte ce que veut le malade », tous les suicidés de France ne bénéficient plus d’aucun soin.

M. Jean-Michel Boles : Je comprends ce que vous dites, mais la France va devoir respecter la jurisprudence dégagée sur ce point par la Cour européenne des Droits de l'homme ainsi que le texte rédigé, je crois, par la Commission européenne qui dit qu'une des plus grandes menaces de la dignité humaine à l'heure actuelle est d'imposer à des gens des traitements qu'explicitement, ils ne souhaitent pas recevoir. Mais pour revenir à nos propos, j’avais en tête plutôt que le suicide, les maladies chroniques.

M. François Lemaire : Les « testaments de vie » sont en général très peu spécifiques et les rares spécimens que j’ai eus en main, ne correspondent pas à la situation actuelle du patient.

M. le Président : Ils sont faits généralement par des gens en excellente santé qui disent : « Je ne veux pas vivre comme un légume ». Les termes en sont donc assez généraux et sujets à interprétation. Ils sont un éclairage. En revanche, je n’ai pas souvent rencontré de rédacteurs de « testament de vie » parmi ceux qui ont une maladie grave (cancer du poumon ou insuffisance respiratoire). Ils se gardent bien de dire : « Je ne veux pas que l’on m’intube » car ils sont plus près de l’échéance.

M. Alain Néri : On a beaucoup entendu parler de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons. D’une façon générale, je m'inquiète qu'on veuille imposer une réflexion anglo-saxonne aux Latins que nous sommes et je préférerais que nos réactions soient plus liées à notre réflexion personnelle. Vous avez ainsi insisté sur la judiciarisation que connaît notre époque et qui ne touche pas uniquement votre profession, mais l'ensemble de la société. Cette judiciarisation n’est-elle pas due à une perte de confiance générale en l'autre ?

M. le Président : Cela ne risque pas de changer de sitôt.

M. Alain Néri : Il faut faire en sorte qu’il y ait une moralisation. Pour ma part, j'ai été confronté à ces situations de fin de vie et j’ai eu tendance à faire confiance au spécialiste en lui demandant : « Pensez-vous qu'il y a une chance de survie et pensez-vous qu'elle est jouable ? » Qui est le mieux placé pour répondre à ces questions si ce n'est le médecin ? Je conviens qu’il ne doit pas être isolé pour prendre sa décision et que la collégialité peut éviter des dérives importantes. Je ne pense pas qu’un médecin puisse être aidé dans sa prise de décision par un « testament de vie ». Même si j’en rédige un tous les ans, je le fais dans un certain état de lucidité, et je ne suis pas sûr de ne pas changer en un an. Ne pensez-vous pas par conséquent que, même lorsqu’une décision est collégiale, c’est-à-dire lorsque tous les présents ont pu donner leur sentiment (tout en sachant que la déchéance du malade est souvent plus douloureusement ressentie par ses proches que par l’intéressé), lorsque la volonté du patient a été recherchée (alors qu’elle a été formulée à un moment différent de celui où la décision est à prendre), c’est au seul professionnel de décider.

Dans cette hypothèse où le professionnel a le dernier mot, il faut effectivement éviter qu’il ait une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, afin qu’il puisse agir en toute conscience et en toute liberté.

M. François Lemaire : La collégialité s’entend au sens de l'équipe médicale, et il n’est pas aujourd’hui contesté que le chef de service est le responsable des décisions médicales de son service. Cela n'est pas remis en cause, en Europe. Au contraire, quand on s’inquiète de la dérive américaine, on doit se rappeler que, chez eux, règne l'autonomie triomphante, soit la décision du patient, soit celle de sa famille. Mais eux-mêmes en dénoncent les excès tous les jours et nous-mêmes connaissons suffisamment ce modèle, pour nous en tenir à distance. La décision partagée, dont je vous parlais, c’est celle prise par l'équipe médicale dans la transparence et éventuellement en accord avec la famille.

M. Alain Néri : Votre précision est importante.

M. le Président : Dernière question chiffrée : sur l'ensemble des malades qui meurent dans les services de réanimation, combien meurent par arrêt des thérapeutiques ?

M. François Lemaire : Cela a été mesuré, c’est 50 %.

M. le Président : Cela va en augmentant je suppose ?

M. François Lemaire : Oui. En France, nous travaillons beaucoup sur ces situations et nous disposons d’un grand nombre d’informations et d’études bien faites et publiées dans de grandes revues. Quand je dis 50 %, je rapporte ce que dit l'étude LATAREA qui a suivi des malades dans 120 services de réanimation français, pendant trois mois, c’est donc une étude très représentative. Le chiffre global de 50 % est celui des décès en réanimation précédés d’une décision d’arrêt ou de limitation des soins.

M. le Président : Y a-t-il des procès ?

M. François Lemaire : Aucun. L'affaire Chaussoy sera une première. Et une affaire est en cours à Besançon.

M. le Président : Ces cas sont très particuliers, en dehors des procédures, en dehors des règles de déontologie.

M. François Lemaire : Oui, mais nos collègues sont inquiets. Une étude a ainsi montré que sur 500 ou 600 réanimateurs interrogés, 20 % pensent que ce qu’ils font est illégal, même s’ils le font correctement. Les conséquences sont importantes car ils préfèrent ne pas respecter la transparence (ils ne disent pas aux infirmières ce qu’ils fonts, ils ne le marquent pas dans les dossiers, ils ne le disent pas aux familles).

M. le Président : Je vais vous poser une question qui, relevant sans doute plus d’une réflexion juridique, devrait s’inscrite dans le cycle que nous aurons prochainement avec les juristes. Au fond, ne serait-il pas sain que des procédures parfaitement authentifiées permettent de protéger le corps médical et de satisfaire la population ? Cette dernière serait rassurée d’avoir la certitude que personne ne pourra être maintenu trois ans sous machine. Les réanimateurs disposeraient d’une grille de lecture élaborée par la profession et définissant les bonnes pratiques qui doivent être adoptées. Le juge, saisi d’une plainte pour meurtre avec préméditation, parce qu’une machine ou un respirateur aurait été débranché, pourrait, s'il y a constitution de partie civile, instruire mais ne pourrait pas mettre en examen les personnes qui auraient pratiqué cet arrêt du traitement.

Au fond, il convient peut-être de résoudre cette instabilité entre : une population inquiète de ce qui ne se pratique pas ; un corps médical inquiet de voir sa pratique (pourtant bien codifiée) ne pas être reconnue par le législateur ; et des juges qui, en se référant au code pénal, ignorent ces pratiques. Il est vrai qu’ils ne sont pas les seuls, car si vous dites demain que 50 % des malades en réanimation meurent parce qu'ils ont été débranchés, les journaux titreront à la Une : « L'euthanasie existe en réanimation. Elle a causé le décès de 75 000 Français par an ! »

M. François Lemaire : Cela a déjà été le cas. Quand cette étude a été publiée en 1998, j’ai gardé le Libération qui titrait à la Une : « Fin d'un tabou, les réanimateurs admettent qu'ils pratiquent l’euthanasie passive. » Nous avons eu le sentiment d’être trahis par ce titre.

M. le Président : Si on parle d'euthanasie passive, les partisans de l’euthanasie vont triompher alors que les médecins seront inquiets. Si on parle de procédure de non-acharnement thérapeutique équilibré, ces mêmes partisans diront : « Et la vie du malade dans tout cela ? » C'est un problème politique que nous allons devoir gérer.

M. Jean-Michel Boles : On ne peut qu'adhérer à votre proposition de faire en sorte que des procédures soient reconnues. En effet, lorsque l’on parle de transparence, il s’agit des équipes éthiques regroupant tous les gens qui s'occupent du patient : l'infirmière, l’aide-soignante, le kinésithérapeute, les étudiants, les médecins où l’on discute de la situation du malade, où l’on écoute l’avis de chacun afin de s’assurer que l’on n’a pas heurté l’un des membres d'une équipe. Or toutes les discussions sont reportées dans un dossier qui nous fait prendre des risques ; quand on en discute avec des magistrats, cela nous fait froid dans le dos. Ainsi, un magistrat nous disait, il y a trois ans : « Ce que vous écrivez dans vos dossiers est constitutif d'une préméditation. » C’est à cette crainte exprimée par nos collègues qu’une réponse doit être donnée. Il est inutile de préciser que cette protection ne pourrait être accordée que dans le cadre dont nous avons parlé, et si toutes les précautions évoquées par François Lemaire, ont été observées. Mais on l’a dit et on l’a explicitement écrit : ne sont pas acceptables les injections à volonté mortifère, de chlorure de potassium, de curare ou de cocktails lytiques, que nous n’avons pas mentionnées parce qu’elles ne sont pas utilisées dans les services de réanimation. Dans ces cas, l’intention est de ne pas laisser une mort naturelle survenir, alors que notre volonté est de ne pas empêcher la venue d’une mort naturelle.

M. le Président : Sur ce point précis, il existe, entre Jean-Paul II et le plus grand libre-penseur vivant sur le territoire européen, un consensus éthique, même si je ne sais comment le transcrire en droit.

M. François Lemaire : L'idée d’utiliser le code de déontologie venait de là, de l’idée qu’il est plus facile de le modifier que de rédiger une loi.

M. le Président : Je ne suis pas certain que les juges considèrent que le code de déontologie soit une référence suffisante.

M. François Lemaire : C'est mieux que rien, c’est peut-être plus souple qu’une loi.

M. le Président : Le Président du Conseil de l'Ordre que nous avons récemment entendu est effectivement prêt, en se fondant sur ce code, à défendre tout médecin et soutient qu’aucun professionnel ne risque grand chose en réalité. Il me paraît toutefois difficile de rassurer des médecins en leur rappelant qu’ils ne risquent que six mois de prison avec sursis.

M. Jean-Michel Boles : Si vous deviez arriver à la conclusion qu'il faut rédiger un texte de loi, nous voudrions vous demander que ses articles ne visent pas l’euthanasie, le suicide médicalement assisté, etc.

M. le Président : Par son caractère législatif, le code de santé publique me paraît constituer un meilleur cadre que le code de déontologie, car on peut y apporter des précisions à des textes existants, telle la « loi Kouchner ». Il conviendrait d’aller plus loin dans les grandes avancées tracées par ce texte et d’éviter tout amalgame entre une pratique euthanasique ou un homicide volontaire avec préméditation et les pratiques des cancérologues relatives à l’administration de médicaments à double effet (calmants mais létaux) ou les pratiques des réanimateurs relatives à l'arrêt des thérapeutiques de survie.

Un autre problème se pose en néonatologie. En cas de sévères malformations, de grande prématurité, comment codifier le droit de ne pas réanimer ou celui de laisser la mort survenir, compte tenu de la gravité de la situation ? Seuls les néonatologistes peuvent le dire, mais eux aussi peuvent tomber effectivement sous le coup de la loi. Leur situation est peut-être plus difficile encore que la vôtre. Certes, ils demandent l’avis éclairé de la famille. Mais le plus souvent, ils la protègent et, pour qu'elle ne se culpabilise pas de décider de la mort de l’enfant qui vient de naître, ils ne l’informent pas de leur décision de non-réanimation et disent que l’enfant est mort. Cette pratique se défend sur le plan de la morale et l’éthique, mais les néo-natologistes ne sont pas du tout protégés en cas de plainte d’une famille qui aurait appris l’arrêt de réanimation et qui ne l’accepterait pas.

Au travers de cette demande un peu irrationnelle de la mort douce, on s'aperçoit qu'il y a peut-être intérêt à mieux protéger et à mieux codifier des pratiques qui, souvent parfaites, deviennent parfois mal faites par peur de l’illégalité et parce qu'elles ne sont pas protégées.

Merci de nous avoir éclairés sur ce sujet difficile et passionnant, je me permettrai peut-être à un moment un peu plus avancé de reprendre contact avec vous.

M. François Lemaire : Je vous remercie de nous avoir écoutés.

Audition de M. Philippe Letellier,
Professeur au CHU de Caen, responsable de l'unité de soins palliatifs



(Procès-verbal de la séance du 9 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : La Mission sur l'accompagnement de la fin de vie a été créée dans un contexte quelque peu particulier, lié à l'affaire du jeune Vincent Humbert qui a suscité une réflexion émotionnelle dans notre société. Quand une affaire de cette nature survient, des voix se font entendre en faveur de l’adoption d'une loi. Dans sa sagesse, le Président de l'Assemblée nationale a mis en place cette mission d'information dont l'objectif est de chercher à ouvrir des perspectives et travailler sans a priori. Nous évaluons la situation actuelle pour voir de quelle façon elle pourrait être améliorée. Nous ne légiférerons que si cela s'avère nécessaire.

Nous avons procédé à une première série d'auditions de philosophes, sociologues, historiens, religieux et penseurs qui nous ont aidé à resituer la mort dans notre société.

Nous avons eu la confirmation de ce que nous pressentions depuis le début, à savoir que les oppositions dans les opinions ne sont pas forcément aussi tranchées, par exemple entre celle qui affirme le caractère sacré de la vie et celle pour qui prévaut la libre volonté de l’homme. Même s’agissant des « testaments de fin de vie », nous avons l'impression aujourd'hui que les positions des uns et des autres sont plus nuancées.

Nous avons par ailleurs dû faire le constat de l’existence d’un hiatus entre la pratique de certains actes d'euthanasie, effectués sur la base d’un protocole et après concertation, et les termes de la loi, notamment la loi pénale. Selon celle–ci, tout homme qui donne la mort à un autre avec préméditation encourt trente ans de détention criminelle.

D’autres problèmes se posent : celui du double effet des calmants et l'arrêt des machines de réanimation pour un malade pour lequel il n’y a plus aucun espoir. Nous avons analysé les demandes de mort de la part des malades : sont–elles de véritables demandes ? Sont–elles bien formulées ? Doit–on les interpréter ? Il apparaît que ces demandes seraient moindres si les activités d'accompagnement et de soins palliatifs étaient développées comme elles devraient l’être. Si tel était le cas, seulement 1 % des malades – ce qui représente un pourcentage vraisemblablement incompressible – maintiendrait leur demande.

Voici recadré le contexte des travaux de notre mission. Même si nous avons beaucoup entendu parler des soins palliatifs, vous êtes le premier à exercer cette discipline à être auditionné par notre mission.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, nous poursuivrons votre audition en vous posant des questions.

M. Philippe Letellier : Résumer ce qu'est le soin palliatif en si peu de temps, c'est évidemment une gageure. Pour vous résumer les objectifs du soin palliatif, j'utiliserai le sigle que j'ai utilisé dans un polycopié rédigé, il y a dix ans, intitulé «La dernière marche».

Ce sigle est « S.E.R.E.N.I.T.E. », car les acteurs du soin palliatif ont la prétention, ou du moins le souhait, de parvenir à mener chaque mourant à sa fin dernière, en toute sérénité. Cela reste un objectif idéal, même si nous avons du mal à l’atteindre. Conduire un mourant à sa fin dernière, en toute sérénité, est à la base de la philosophie du soin palliatif. Il est important que l'être humain arrivant au terme de sa vie, vive cette fin de vie comme une étape importante et, si possible, en toute lucidité. Chacune des lettres de ce sigle « S.E.R.E.N.I.T.E. » me permettra de définir les différents objectifs du soin palliatif.

Je voudrais, en préambule, revenir à la situation particulière de notre société occidentale. De tout temps, pendant des siècles, la mort a été naturelle et acceptée. Roland, Don Quichotte et les moujiks de Tolstoï sentent la mort venir et se couchent. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, du moins dans les campagnes, cela se passait ainsi. L'être humain se savait mortel et sentait sa mort venir. Généralement, étant donné les pratiques médicales de l'époque, la mort était rapide.

Progressivement, à partir du milieu du XXe siècle, la mort a quitté le monde des choses familières pour se retirer furtivement. La mort est désormais cachée, taboue, d'autant plus inavouable qu'elle est inacceptable, d'autant plus impensée qu'elle est insensée.

De plus, la technologie médicale a prolongé le temps d’incertitude entre la vie et la mort, par d'interminables agonies. Il est donc urgent que nous nous préoccupions de ces derniers instants de vie, alors que tout notre système de santé est dirigé vers la prolongation de la vie et que, jusqu'à une époque récente, il ne s’est pas soucié de la qualité de cette vie.

Nous pouvons de mieux en mieux adoucir les fins de vie. Des progrès considérables ont été faits en ce sens. Dans les médias, on n'insiste pas suffisamment sur les progrès accomplis par les soins palliatifs durant les dix dernières années. La douleur physique est contrôlable dans 80 % des cas. On ne le sait pas assez et on continue à dire que les malades souffrent. Mais s'ils souffrent, c'est parce qu'ils ne sont pas bien pris en charge, parce que les soins palliatifs ne sont pas suffisamment développés et qu’il y a un manque d’intérêt du monde médical à l’égard de ces soins.

Nous pouvons faire encore plus contre la douleur et la souffrance, mais nous vivons encore dans l’idée que les soins palliatifs représentent une sorte d'abandon du malade. Cette réticence freine les progrès des soins palliatifs. Les acteurs de soins palliatifs sont considérés avec suspicion, voire avec hostilité. En résumé, même si les soins palliatifs bénéficient d'une assise légale remarquable depuis quelques années en France, on vit malheureusement dans un climat soit de négation, soit de suspicion à leur égard.

Quelle est l'attitude d'un malade qui s'achemine progressivement vers sa mort ? Il faut savoir que nos malades, quand ils sont dans un état grave, sentent la mort venir, comme il y a des siècles. La connaissance de sa mort imminente est quelque chose d’inscrit dans l'homme. Cela n'a rien d'extraordinaire. Mais les mécanismes d'adaptation de l'homme à cette approche de la mort imminente, se sont émoussés par la prolongation des agonies. On ne meurt plus, vite et bien comme il y a un siècle, on meurt un peu, on revit un peu, on meurt un peu, on revit un peu, et dans ces aléas, ces rémissions, ces rechutes incessantes qui se multiplient avec les progrès continuels des traitements, le malade perd ses repères. Les médecins eux-mêmes rentrent dans le tabou de la mort et se persuadent qu'ils vont pouvoir prolonger la vie. Ils se livrent, même si cela est de moins en moins fréquent, à une sorte d'acharnement thérapeutique qui ne tient absolument pas compte du sujet malade et de ses véritables aspirations.

Le malade lui-même n'ose plus dire ce qu’il pense, parce qu'il est entraîné dans cette spirale incroyable d'une médecine scientifique et technicienne, qui n’est pas tournée essentiellement vers l’homme.

Le « S » de « S.E.R.E.N.I.T.E. » recouvre le premier objectif des soins palliatifs qui est de soulager toutes les douleurs, et en premier lieu les douleurs physiques.

Il faut tout d’abord savoir que l'être humain qui souffre beaucoup n'est pas toujours celui qui le dit. C'est la raison pour laquelle cette discipline nécessite une formation et une réforme dans le cursus des études médicales. Contrairement à ce que l'on croit et ce que l'on enseigne dans nos universités, la grande douleur est muette. « La douleur qui se tait n'en est que plus funeste », avait déjà écrit Racine.

Il est vrai, et nous le constatons bien sûr en pédiatrie et en gériatrie, que plus le malade souffre, plus il se tait. Car si la douleur n'a pas rapidement été éradiquée par des thérapeutiques analgésiques bien conduites et ajustées heure par heure, régulièrement, jour et nuit, le malade se désespère et entre dans ce mécanisme de défense qui est le déni. C’est-à-dire qu’il ne parle plus de sa souffrance, il n'y pense plus, ce qui ne signifie pas qu'il ne souffre pas atrocement.

Il n'y a qu'à observer le malade pour en avoir la confirmation. Un sujet qui ne bouge plus, qui se statufie, qui reste immobile est un sujet qui souffre. Et si vous lui demandez s'il souffre, il nie sa douleur. Si vous répétez la question « souffrez-vous ? », il vous répondra négativement. Nous lui faisons alors un test en lui injectant un antalgique fort. Six heures après, on retrouve ce malade, qui était recroquevillé en chien de fusil dans son lit depuis trois jours et qui vous répondait qu'il ne souffrait pas, debout dans le couloir, vous hélant avec un grand sourire.

La première chose est donc de savoir reconnaître la souffrance, car il n'y a pas que les malades qui crient leur douleur qui souffrent. Ceux qui souffrent le plus la nient. Nous devons nous méfier des malades trop silencieux ou trop tranquilles.

La deuxième étape est d'évaluer en permanence cette douleur, afin d'ajuster les traitements, de façon que la souffrance disparaisse non seulement pendant le jour mais aussi la nuit. Car, pendant la nuit, comme le disait très justement Graham Greene, « la douleur est pire car on ne peut fixer les yeux sur rien ». Il s’agit donc de permettre au malade de récupérer de sa fatigue, liée à sa maladie et au traitement, par un sommeil de qualité. Pour ce faire, nous devons éradiquer totalement la douleur pendant la nuit. Puis progressivement, nous essaierons de soulager le malade de sa douleur pendant la journée, enfin, si possible et progressivement, de lui redonner de la mobilité. Cette évaluation de la douleur est donc très importante. Elle se fait principalement en observant le malade, car la douleur est recroquevillement, immobilité, alors que la joie est expansion. C'est un signe que les infirmières et les aides-soignantes nous ont appris à reconnaître et sur lequel nous devons rester très vigilants.

Il convient également de ne pas perdre de vue le caractère éminemment subjectif et individuel de la douleur. C'est la raison pour laquelle nous nous interdisons de juger de la qualité et de l'intensité de la douleur, selon ce que dit le malade et selon ce que nous voyons. A cet égard, j'essaie de faire comprendre et assimiler à mes étudiants la phrase suivante : « La souffrance ne se multiplie pas par le nombre, un seul corps peut contenir toute la douleur du monde ». Nous nous interdisons de dire que tel malade souffre plus que tel autre. Nous devons avoir le plus grand respect pour la douleur et un objectif unique, celui de l'abolir le plus vite et le mieux possible.

Soulager est le premier impératif de l'accompagnement du malade en fin de vie. Toutefois, si tous les malades en fin de vie ne souffrent pas physiquement, ils peuvent souffrir moralement. C'est alors une autre souffrance, spirituelle celle-là. Nous devons lui prêter la plus grande attention et requérir l'aide d'un représentant du culte, si nécessaire et si le malade le souhaite.

Le deuxième objectif des soins palliatifs, c'est le « E » de « S.E.R.E.N.I.T.E. », c'est–à–dire écouter. En effet, le grand enseignement du soin palliatif, c'est qu'il nous ramène à l'individu, à l'humanisme. Il nous fait sortir de cette médecine scientifique, technicienne, froide, pour laquelle le malade est de plus en plus un numéro, de moins en moins un être unique que l’on doit respecter dans sa globalité.

Il faut écouter le malade car c'est lui qui va nous guider. Ce n'est pas nous qui allons prendre telle ou telle décision pour lui et nous nous devons de l’entendre. Or pour l'entendre, nous devons l'écouter. L'écoute du malade, en matière de soins palliatifs, est un élément primordial. Cela signifie s'approcher du malade, fréquemment, mais pas forcément longtemps, et tout écouter : sa peine, sa révolte, ses peurs, ses angoisses, ses rêves insensés. Il est assez fréquent dans cette phase terminale, d’être le dépositaire d'un secret qui brûlait d'être confié.

Je me souviens d’un malade, à quelques jours de sa mort, qui se met à pleurer et me raconte la chose suivante : « J'étais jeune, j'avais le sang chaud, j'étais dans le corridor de Dantzig, je suis tombé follement amoureux d'une petite Gretchen, nous nous sommes aimés, elle a eu un enfant de moi, après je l'ai perdue de vue, les Allemands l'ont prise et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. » Puis tout à coup, il se ressaisit : « Mais docteur, pourquoi est–ce que je vous raconte ma vie ? J'ai une femme, des enfants, je les aime. Vous êtes la première personne à qui je raconte cela. »

Très souvent, à l'approche de sa mort, l'être humain a besoin de livrer quelque chose. C'est le moment pour nous de comprendre qu'il faut absolument l'accompagner le plus possible et lui permettre de réaliser son dernier projet, que ce soit renouer avec un membre de sa famille, un ami, un enfant…

Une fois que nous sommes parvenus à réaliser ce projet et qu’ainsi le malade ne s’est jamais senti aussi bien depuis des semaines, les aides–soignantes et les infirmières noteront qu'une heure après, elles l'ont retrouvé mort dans son lit, serein, comme si l'être humain était capable de programmer sa propre mort. C'est une grande leçon des soins palliatifs : c'est le malade qui décide s'il va vivre ou mourir.

Ecouter, c'est aussi choisir le moment propice, celui dont parlait déjà Hippocrate dans son premier aphorisme, il y a 2 500 ans, celui où l'être humain est plus apte à se confier, à exprimer ses souhaits, à révéler parfois un secret. Il faut être présent à certaines heures que nous apprenons à reconnaître. Elles varient selon chaque individu, mais elles se situent plutôt le matin au réveil, ou le soir, une fois que les visites sont terminées et qu'il y a moins de bruits dans les couloirs.

Cela m'amène d'ailleurs à vous dire que nos hôpitaux sont effroyablement bruyants et c’est une grave nuisance. Il est très difficile de faire du soin palliatif dans des structures modernes non insonorisées qui ne permettent pas le recueillement nécessaire.

Pour en revenir à ce moment propice d'écoute, le malade est capable, à certaines heures, de nous livrer un souhait. Je n'ai pas vécu personnellement cette histoire extraordinaire que je vais vous raconter. Un malade, professeur de gymnastique, atteint d'une maladie sanguine très grave, dont il avait été soigné deux ans auparavant et qui avait bénéficié d'une rémission, revient dans un service pour une paralysie des deux membres inférieurs. Il demande à avoir des précisions sur ce qui l’attend. Au moment où le médecin commence à lui annoncer, un peu gêné, que le traitement n'a pas permis une évolution favorable, le malade se ressaisit et dit au praticien : « Docteur, vous ne savez peut-être pas que, pendant la guerre, j'ai fait de la résistance. J'ai été pris par la Gestapo et conduit devant un peloton d'exécution. Ils sont tous morts, sauf moi qui m'en suis tiré ». Le médecin réfléchit un instant, puis lui dit : « Vous êtes dans la même situation ». Le malade le remercie et ne lui pose plus de questions.

Histoire admirable qui vous montre que c'est le malade qui nous donne la clef. C'est lui qui nous dit ce qu'il souhaite entendre et non pas à nous d'annoncer au malade ce qu'il ne veut pas entendre. Certains malades, jusqu'à la fin de leur vie, tout en sachant qu'ils vont mourir, croient qu'ils vont guérir : c'est l'ambivalence de l'être humain. Il ne faut pas lutter contre ce déni, il faut le respecter.

Ecouter, c'est aussi croire au malade, se laisser guider par lui pour ne pas être en déphasage avec la maturation de son deuil puisque l'être humain, dans cette phase, est en train de faire le deuil de sa vie.

J'en arrive au « R » de S.E.R.E.N.I.T.E. : rassurer le malade, mais pas n'importe comment. Il ne s'agit pas de lui donner des espoirs irréalistes, de mentir – le mensonge est à bannir –, mais de le laisser, à son rythme, nous dire ce dont il a besoin. Le rassurer, cela se fait au coup par coup, au jour le jour, en essayant de comprendre l'angoisse du jour, l'angoisse du terme. Car, malheureusement, dans notre société encore, la mort est entourée de fantasmes extraordinaires qui sont la peur de mourir, la peur de mourir dans la souffrance et aussi, surtout dans un contexte très individualiste et hédoniste, la peur d'être abandonné lors de ses derniers moments.

Rassurer le malade, c'est lui dire qu'il ne sera jamais abandonné, qu'il y aura toujours quelqu'un à ses côtés, au dernier moment, pour lui tenir la main et, si possible, le caresser. Car, lors de ces derniers instants, le plus important est la caresse. Nos infirmières et nos aides–soignantes sont formées à la caresse. Caresser un mourant s’apparente à la caresse de la mère pour son nouveau–né, qui l’aide à surmonter ses crises.

Caresser un mourant en train de passer de la vie à la mort, dans les spasmes de la mort, parfois dans la douleur, c'est lui rendre le calme et une sérénité extraordinaire. Parfois même, le malade, le jour de sa mort, nous demande de le baigner. Je me souviens d'un malade qui était perclus de métastases, qu'on ne pouvait absolument plus bouger depuis des jours, pour qui nous avions utilisé tous les moyens antalgiques possibles à l'époque, des pompes à morphine intraventriculaires, cérébrales, etc. Les aides–soignantes n'osaient presque plus l'approcher car le simple fait de le mouvoir réveillait la douleur tapie dans son corps. Le matin de sa mort, ce malade nous a demandé de prendre un bain. C'était l'époque où nous n'avions qu'une baignoire classique, très peu pratique. Après concertation de l'ensemble de l'équipe, nous avons décidé de lui donner le bain qu’il demandait. Avec l'aide de six aides–soignantes, deux brancardiers, deux infirmières, nous avons réussi à le baigner. Tout s'est bien passé. Il en est sorti serein, souriant. L'équipe n'en revenait pas. C'était incroyable, le malade était métamorphosé. Puis, dans l'après-midi, ne s'étant plus plaint de douleurs, ayant dit à tout le monde combien il se sentait bien, il est mort.

Le « E » de S.E.R.E.N.I.T.E. se rapporte au quatrième objectif des soins palliatifs qui est d’entourer sans être oppressant. Il s'agit pour nous de respecter le besoin de dignité, de responsabilité et de tendresse du mourant car l'être humain, au moment de sa mort, redécouvre que l'essentiel de la vie, c'est l'amour. L’être humain a besoin d'être aimé et a besoin de gestes de tendresse. Si le mourant n'a plus de famille pour lui prodiguer ces gestes-là, ce sont nos infirmières et nos aides–soignantes qui s'en chargent ; elles sont formées à la caresse qui reste le geste qui apporte le plus de soulagement. C'est là aussi que réside le danger du soin palliatif. En médecine, on dit qu'il faut garder une distance pour rester objectif et ne pas se laisser submerger par l'émotion. Mais en soins palliatifs, on ne peut pas ne pas s'approcher du malade, car il s'agrippe à vous, il sollicite votre tendresse, il a besoin d'amour. Le mourant a encore des choses à dire, il a encore à être aimé parce que, tant qu'il n'est pas mort, il fait partie du monde des vivants ; tant qu'il n'est pas mort, chaque seconde il aspire à la vie.

Ensuite vient le « N » comme nurser, c'est–à–dire s'occuper de tous les soins du corps, cela peut aller parfois jusqu’à ce bain dont les valeurs apaisantes ont été connues de tout temps, je ne remonterai pas aux Romains. Peut-être les psychanalystes vous diront–ils que c'est comme replonger dans le liquide amniotique. Mais il est un fait extraordinaire que le bain est en mesure de soulager certaines douleurs mieux que les antalgiques les plus puissants, voire que l'accompagnement de la personne aimée.

L’alimentation fait aussi partie du nursing. Cela m'amène à dire qu'il faut rompre avec tous les règlements hospitaliers infernaux et les horaires impossibles des repas imposés, pour que les trois huit puissent fonctionner. A cet égard, l'effet des 35 heures est terrible. Dans une équipe comme la mienne, il devient impossible de faire du soin palliatif du fait de la diminution des effectifs.

Le « I », c'est informer le malade. Mais là encore, cette information dépend du malade qui reste toujours notre guide. Nous l'informons au fur et à mesure, sans lui mentir, sans lui donner des espoirs irréalistes, sans le plonger dans cette conspiration du silence, comme il y a cinquante ans.

Sur cette question de l'information, je souhaiterais dire que la loi du 4 mars 2002 me semble terriblement dangereuse. Cette obligation d'informer, à laquelle les médecins sont maintenant tenus, risque d’aboutir à de véritables catastrophes lorsque cette information sera faite par des personnels jeunes, non formés, n'ayant aucune connaissance de la littérature, de la souffrance et de l'être humain. Ces jeunes médecins vont délivrer ce qu'ils appellent la vérité, c'est–à–dire asséner un verdict définitif tel que « vous avez un cancer, vous n'en avez plus que pour trois mois ». C'est ce que l'on voit maintenant de plus en plus souvent et c'est absolument inadmissible.

Toutes les semaines, je me bats pour essayer de protéger des malades, pour éviter qu'en remontant du laboratoire ou d'une exploration endoscopique, ils ne reviennent avec ce diagnostic jeté par un jeune apprenti qui aura eu comme une jouissance de pouvoir en leur annonçant « vous avez un cancer ». C'est une attitude abominable.

Le malade doit être informé d'une façon tout à fait différente de ce qui est fait actuellement. Il faut le faire en tenant compte du rythme propre de chacun. Chaque être humain est unique, il faut le connaître. A cet égard, il serait judicieux que les médecins hospitaliers communiquent avec le médecin généraliste ou de famille s’il y en a un, car ces médecins connaissent le malade, son tissu social et familial.

La loi du 4 mars 2002 pourrait avoir, dans les prochaines années, l'effet d'une bombe si les jeunes médecins ne reçoivent pas, dès le début, une formation en soins palliatifs. Pour ma part, cela fait des années que je forme les étudiants, de la première à la quatrième année, à l'annonce d'une mauvaise nouvelle, mais je m'aperçois que le message est difficile à faire passer. On parle souvent du cancer, mais en soins palliatifs, nous avons quantité de maladies, autres que les cancers, mais qui tuent aussi, telles que les maladies neurodégénératives.

Dans le cadre de cette information, il faut comprendre qu'il n'y a pas qu'une seule vérité, mais une vérité qui change continuellement et qui est celle que le malade peut et désire entendre. S'il n'y avait qu'une règle à suivre dans cette délicate question de l'annonce d'une mauvaise nouvelle, c'est bien celle de s'imprégner de cette notion de vérité fluctuante. En effet, il existe des cas indéniables où le malade, assez tôt informé du pronostic d'une maladie difficile à guérir, trouvera le ressort plus rapidement que si on l'avait maintenu dans le silence de la réalité de la gravité de son état.

Apprécier ce que l’on va dire au malade n'est pas quelque chose que l'on peut évaluer scientifiquement. En fait, cela s'apparente plus, même si ce mot manque d’humilité, à l'art qu'à la science. Il faut plus de coeur que de technique dans ce domaine, sinon un médecin peut faire beaucoup de mal. A titre d'exemple, dans mon service de médecine interne, quand je fais venir des jeunes spécialistes pour des maladies graves qu'elles soient neurologiques, pulmonaires, hépatiques, ou autres, je demande toujours à mon assistant de recevoir ces jeunes spécialistes afin qu’ils l’informent préalablement de ce qu’ils vont dire au malade.

J'en arrive au « T » de S.E.R.E.N.I.T.E., comme traiter. Traiter signifie tout faire quand on croit qu'il n'y a plus rien à faire, pour le malade et pour sa famille. C'est traiter le malade pour qu'il vive jusqu'à son dernier instant, si possible conscient, en toute lucidité et débarrassé de la douleur. Un de nos premiers impératifs est donc la qualité de la vie et non pas sa durée. A cet égard, je vous rappelle la très belle formule de M. Abiven, l'un des pionniers des soins palliatifs en France : « Le soin palliatif, c’est donner plus de vie aux jours plutôt que plus de jours à la vie »

Enfin, j'en arrive au « E » final de S.E.R.E.N.I.T.E., c'est-à-dire espérer. L'espoir est à entretenir jusqu'au bout car qui, même à l'heure de sa mort, ne fait pas de projet ? J'ai déjà insisté sur ce point, à savoir que l'ondoyance et l'ambivalence sont des caractéristiques de l'être humain. Ce clivage, qui est un mécanisme de défense, fait que le mourant, tout en sachant qu'il arrive à ses derniers instants, veut croire à la guérison et fait des projets pour le long terme.

Il serait nécessaire que les soins palliatifs soient plus développés, qu'ils bénéficient, de la part de la population et des médias, d'une reconnaissance. Mais à l'heure actuelle, quinze jours d'accompagnement d'un malade rapportent moins qu'une endoscopie ou une échographie, ce qui n'est pas normal. En effet, le système de cotation appliqué dans les hôpitaux, a pour objet de coter chaque acte en fonction de l'importance du travail d'un service. Il est évident que coter, quantifier l'accompagnement de fin de vie n’a aucun sens. Nous ne cherchons certes pas pour les services de soins palliatifs une reconnaissance quantitative, mais malheureusement, les services qui font moins d’actes cotés sont considérés comme moins performants. C'est ce qui est dramatique.

Si nous parvenons à faire mieux connaître les soins palliatifs, leurs objectifs, leurs progrès, mais aussi les besoins pour que les objectifs définis puissent être atteints, si nous enseignons les soins palliatifs très tôt aux étudiants, aux infirmières, aux médecins, aux spécialistes, aux administratifs, aux directeurs, à tous ceux qui sont impliqués dans le système de santé, nous bénéficierons enfin d'une reconnaissance et nous pourrons réellement changer l'opinion publique qui, actuellement, est encore très négative dans l'approche et la connaissance des soins palliatifs.

Il faut aussi former les intervenants en soins palliatifs à la réflexion en équipe et à l'éthique dès le début, car nous sommes confrontés maintenant, de façon quotidienne, à des situations difficiles pour lesquelles il faut prendre une décision : arrêter ou non un traitement, le poursuivre mais dans quelles conditions ?

Toute décision doit être prise, si possible avec l'accord du patient quand il peut le donner, ou l'accord de son tuteur, ou, si ce patient est seul, entre nous en équipe. Mais cette décision doit être collégiale, car il s’agit de décisions difficiles, et transparente, c'est–à–dire que nous devons transcrire nos décisions et les arguments qui nous ont conduits à prendre telle décision plutôt que telle autre.

Pour parvenir à une reconnaissance universitaire des soins palliatifs, il faut arrêter de tenir le double langage qui consiste, pour certains doyens, à dire qu'ils ont mis en place un module « soins palliatifs et douleurs » alors que celui–ci ne dure que quatre heures ! Quand on sait le nombre d’années qui sont nécessaires pour approcher l'être humain dans sa souffrance, ces quatre heures sont dérisoires. C'est une véritable catastrophe que de continuer à dire que l'on fait alors que l'on ne fait pas. Il existe une grande disparité, selon les unités de formation et de recherche, dans la dotation en horaires du module 6 intitulé « soins palliatifs et douleurs ». D’une unité de formation et de recherche à l'autre, il y a de grandes disparités, on passe aussi de quatre heures à trente heures. Les étudiants de l'UFR de Besançon, qui y consacrent trente heures, ont beaucoup de chance. Je m'en réjouis pour leur population, car ils seront certainement beaucoup plus humains et plus aptes à aider les malades.

M. le Président : Je vous remercie d’avoir brossé ce tableau des soins palliatifs avec la passion qui peut animer une spécialité aussi noble que la vôtre.

Je vous poserais d’abord une question qui est aussi une réflexion. Les soins palliatifs sont-ils une spécialité à laquelle les médecins doivent être formés ? Correspondent–ils à un épisode dans la vie du malade pour lequel on doit faire appel à des spécialistes ? Ou bien, tous les médecins, qu'ils soient pneumologues, cardiologues, cancérologues, voire dermatologues, doivent-ils recevoir une formation en soins palliatifs pour être en mesure d'accompagner, écouter, rassurer, informer le malade avec mesure et tact ? Doit–on considérer qu’il faut que l’ensemble du corps médical soit formé à l’éthique pour pouvoir maîtriser les progrès techniques et travailler en association avec des équipes de soins palliatifs ?

Ma seconde question est plus directe : recevez–vous des demandes d'euthanasie, au sens profond du terme, c'est–à–dire des demandes raisonnées de personnes, qui ne souffrent plus physiquement mais considèrent néanmoins que la vie qu'elles mènent ne leur semble plus être digne d'être vécue et demandent que l'on hâte leur fin ?

Enfin, en corollaire à ma seconde question, avez–vous le sentiment qu'il pourrait y avoir une place, si minime soit-elle, pour ce que le Comité consultatif national d'éthique appelle l'exception d'euthanasie ? Cette exception d'euthanasie laisserait supposer, dans des cas extrêmes de douleurs physiques ou psychologiques et de demandes lucides et réitérées de la part d'un patient, que l'on puisse envisager de hâter sa fin ?

M. Philippe Letellier : Pour répondre à votre première question, je dirai que toute la difficulté du soin palliatif est liée à sa grande singularité. En effet, chaque être étant unique notamment dans son travail de deuil personnel, il n'y a pas de règle absolue pour aborder cette fin de vie ; celle-ci est complexe et doit être suffisamment longue. Il y a donc nécessité d'une formation. Puisque vous avez cité les dermatologues, il faut souligner que ces derniers sont peu confrontés à la mort. En général, quand leurs malades meurent, c'est ailleurs que dans leur service. Par conséquent, la formation en soins palliatifs de l’ensemble des spécialistes n’est sans doute pas une urgence. Ceci étant dit, nous avons pu constater les limites de l’action des unités mobiles de soins palliatifs qui font, certes, d'énormes efforts et ont contribué à l'amélioration de la prise en charge des malades. Toutefois, celui qui intervient dans un service d’une manière ponctuelle, pour des malades qui ne sont pas sous sa responsabilité, est, dans une certaine mesure, limité dans ses possibilités. En effet, il va se heurter à ce déni de la mort dont nous parlions précédemment et à la frustration de l'équipe dans le service de laquelle il intervient. Une bonne entente ne règnera pas forcément dans la mesure où ne connaissant pas le malade, les membres de l’unité mobile n’auront pas forcément la qualité d’écoute nécessaire. Par conséquent, les unités mobiles de soins palliatifs, qui sont maintenant au nombre de 180, ne peuvent pas tout faire.

Chaque centre hospitalier universitaire devrait au moins comprendre une unité de soins palliatifs. Or, dans mon CHU, il n'y en a toujours pas, mis à part les lits que j'ai ouverts il y a vingt ans dans mon service. Je l’ai d’ailleurs fait de manière presque clandestine, sans personnel supplémentaire, que ce soit infirmière ou aide–soignante. D'ailleurs, il y a quinze ans, mon service était beaucoup critiqué car il était le plus grand consommateur de morphine. Beaucoup de médecins, nient, en quelque sorte, la nécessité et la spécificité de ces soins.

M. le Président : Je me posais la question de savoir si créer des unités spécifiques, de manière un peu artificielle, n’aboutirait pas à créer des lieux que les malades identifieront comme étant l’endroit où ils vont mourir.

M. Philippe Letellier : J'allais y venir. Il ne s'agit certainement pas de créer de grandes unités comme les unités pionnières de soins palliatifs ou des mouroirs. Cependant les unités dans les centres hospitaliers universitaires jouent un rôle fondamental dans la formation. Il conviendrait de complètement réformer les études médicales pour que les étudiants, les infirmières, les chefs de service reçoivent une vraie formation en soins palliatifs. Ces unités pourraient se charger des malades les plus lourds, tout en bénéficiant à la fois du plateau technique susceptible d'exister dans un CHU et de l'expérience de soignants tous formés de longue date aux soins palliatifs. Cette unité pourrait recevoir des stagiaires, des infirmières, des médecins généralistes ou des spécialistes, dans l’optique de les former. Nous ne progresserons pas en matière de soins palliatifs si nous ne formons pas les intervenants. C'est la première des priorités.

Nous souhaiterions que la recherche en soins palliatifs fasse partie de la vocation des centres hospitaliers universitaires. Nos approches peuvent sans doute être perfectionnées. Nous pouvons, avec des protocoles, les affiner. Ce n'est pas parce que la mort est au bout que nous ne devons pas améliorer ou faire évoluer nos pratiques.

Le but des unités de soins palliatifs n'est toutefois pas d’accueillir tous les malades. Je me heurte souvent à cette conception. Les services d’urgence ou certaines unités de spécialité me demandent de prendre leurs malades dès qu'ils sont très mal. Ce n’est pas notre vocation, celle–ci est d’accueillir des malades parce qu'ils ne peuvent être soignés ailleurs et parce que ce sont des malades trop lourds. Il est fondamental que chaque unité, chaque service, chaque département ait un référent en soins palliatifs et des équipes formées. En effet, si les mentalités ne changent pas, nous nous heurterons toujours à la ségrégation à l’égard du malade en fin de vie rejeté par tout le monde.

Dans les services de spécialité à haute technicité, le rejet de la mort est si grand que les médecins ne voient pas leur malade mourir ou souffrir et qu’ils se désintéressent totalement de lui. Dieu sait si ces services sont nécessaires et transforment la vie des gens. Il ne s'agit pas de les critiquer mais de dire qu’ils ne sont pas faits pour l'accompagnement.

Il ne s’agit donc pas de multiplier les lits de soins palliatifs ou de cantonner la mort à l'hôpital. Au contraire, il faut sortir la mort de l'hôpital, la ramener dans le champ public, rétablir les rites de deuil et pour être un peu provocateur, il faudrait interdire le noir aux sujets bien portants.

M. le Président : Cela posera un grand problème pour la jeunesse pour qui le noir est à la mode !

M. Philippe Letellier : C’est quand même dramatique pour celui qui souffre de n’avoir aucun moyen de faire connaître qu’il est en deuil. Il sera peut–être même rejeté au motif qu’il n’est pas avenant…

Il faudrait permettre à plus de personnes de mourir à domicile, mais c'est très difficile car cela suppose de multiplier et de former les équipes. Tant que la mort ne sera pas redevenue publique, notre population continuera d'avoir vis–à–vis d'elle une attitude de déni et un sentiment d'horreur. En fait, il faudrait faire passer le message suivant : la mort, c'est la vie.

Par ailleurs, il ne faut pas se leurrer : si les médecins expriment un certain rejet à l’égard des soins palliatifs, c'est parce que, pour la plupart d'entre eux, ils sont jeunes, bien portants, qu'ils n'ont pas rencontré la mort, ni la souffrance dans leur entourage. A partir du moment où un être humain est confronté à la maladie et prend conscience qu'il est mortel, il change. La plupart des médecins qui viennent se former au diplôme universitaire de soins palliatifs que j'ai créé il y a quelques années, sont en fin de carrière. S'ils viennent se former à cette discipline, alors qu'il ne leur reste plus que quelques mois ou quelques années d'exercice, c'est parce qu'ils ont le remords d'avoir pratiqué un ou deux gestes d’euthanasie et parce qu’ils ont une plus grande expérience humaine.

J'en arrive à la question de la demande d'euthanasie. Pour ma part, je n'ai reçu, en vingt ans de pratique, qu'une seule demande en ce sens. C'est dire que la demande d'euthanasie est loin d’être de ce que les médias laissent entendre, elle est rarissime de la part des patients. D'ailleurs, pour en revenir à la demande que j’évoquais précédemment, le malade ne l'a pas réitérée lorsque nous avons corrigé sa prise en charge, amélioré son état, diminué sa souffrance et augmenté la présence auprès de lui.

M. le Président : Avez–vous eu des demandes d'euthanasie de la part de l'entourage ?

M. Philippe Letellier : Oui, beaucoup plus fréquemment, même si cela reste rare. J'ai même vécu, il y a quelques années, l'épisode suivant incroyable.

Comme chaque matin, j'arrive dans mon service vers 8 heures et demie. Ma surveillante m'appelle en urgence, car elle est confrontée à une famille d'une agressivité extrême. Un membre de cette famille, arrivé durant la nuit en passant par les urgences, serait mourant. La famille est là, toute entière liguée, pour demander immédiatement un geste euthanasique. Les infirmières, les aides–soignantes et la surveillante les ont informés qu'on ne pratiquait pas l'euthanasie dans le service. Je réunis donc cette famille. A d'autres occasions, j'avais réussi à faire parler chacun et, après trois quarts d'heure, à obtenir que la famille comprenne que nous étions là pour soulager la douleur et accompagner le malade. Mais dans ce cas précis, cela s'est très mal passé. L’agressivité de cette famille était telle qu'avec ma surveillante, nous ne sommes pas parvenus à les convaincre. Subrepticement, ils ont emporté leur malade sur son lit roulant dans un autre service. Nous ne nous en sommes pas aperçu car nous étions chacun occupé. Puis nous avons appris que ce malade avait été euthanasié à un autre étage. Cela s'est passé il y a quelques années. Ce genre de situation fait froid dans le dos.

Mis à part ce cas particulier, je n’ai jamais été confronté à une demande d'euthanasie. Ce type de demande n’est généralement pas une demande de malades, mais plutôt de sujets bien portants qui se croient éloignés de leur propre mort. Il ne faudrait pas que l’on élabore une loi pour régler des cas exceptionnels et tragiques car cela ouvrirait une vanne et il deviendrait quasiment impossible de maîtriser les situations.

C'est déjà ce qui se passe et est dénoncé dans les pays nordiques comme en Hollande, et cela commence en Belgique. Dans ces pays, la législation sur l'euthanasie a abouti à une pratique croissante d'actes euthanasiques, sans le moindre contrôle ni le moindre respect des conditions requises par la loi. Ainsi, on s'est aperçu que des personnes seulement dépressives ou des enfants handicapées avaient été euthanasiées. Cette proportion n'est pas maîtrisable, c'est ce que viennent encore d'écrire récemment des praticiens néerlandais.

Dans le recueil du Conseil de l'Europe auquel j'ai participé, vous trouverez un grand nombre d'informations sur les pourcentages et l'aggravation de ces pratiques : il y a une amplification terrible d'actes d'euthanasie sans le moindre contrôle. L'argument fréquemment utilisé par les partisans de l'euthanasie est qu'il faut absolument lutter contre l'hypocrisie. C’est un argument qui n’a aucune portée, puisque c'est la loi elle–même qui a ouvert les vannes et a transformé le médecin en un bourreau, ce qui est totalement contraire à sa déontologie.

D'ailleurs, à cet égard, certains articles du code de déontologie médicale en France, comme les articles 37 et 38, devront sans doute être modifiés pour mieux préciser certaines situations : arrêts, limitations ou refus de traitements inutiles ou déraisonnables. Mais il faudra absolument que la population soit informée, qu’on lui explique les termes du débat afin que le terme d’euthanasie ne soit pas employé n'importe comment. L'acte d'euthanasie, c'est l'acte volontaire, délibéré de donner la mort, ce n'est rien d'autre. Ainsi, il faut faire savoir que l’augmentation des doses d’analgésique, qui peut accélérer la mort, n'a rien à voir avec l'euthanasie, car son but est de soulager le malade. De même la limitation ou le refus de traitements totalement inutiles, avec l'accord du malade ou pas, ou l'arrêt d'un appareil de survie artificielle, ne peuvent être considérés comme des actes euthanasiques.

Or dans les médias, on mélange tout. On fait comme si le choix ne pouvait se faire qu'entre l'acharnement thérapeutique et l'euthanasie ou entre l'abandon du malade et l'euthanasie, comme si les soins palliatifs n'existaient pas. Il y a là une manipulation de l'opinion ; celle–ci est d'autant plus manipulable que le public n’a pas suffisamment été informé de l'état de la situation, de la vocation des soins palliatifs de leur philosophie et de leur utilité si l’on dispose de moyens suffisants. Ces moyens manquent aujourd’hui cruellement.

M. le Président : Avez–vous été confronté au cas du malade n'ayant plus sa conscience et pour lequel vous a été présenté un « testament de fin de vie » dans lequel il exprimait, alors qu'il était bien portant et éloigné de son échéance dernière, la volonté de ne pas mourir dégradé ? En fait, il y a plusieurs peurs dans la population : la peur de mourir, la peur de mourir et de souffrir, la peur de mourir seul, puis la peur de voir son corps ou son cerveau se dégrader. La demande évoquée précédemment est liée à cette dernière peur. Elle augmente car avec l’allongement de la durée de vie, on constate que de plus en plus de gens perdent la tête ou voient leur état physique se dégrader.

Comme vous l'avez indiqué tout à l'heure, dans la vision individualiste et hédoniste de notre société actuelle, celui qui écrit son « testament de fin de vie » demande en fait à mourir avant que son aspect physique se dégrade. Ces demandes recouvrent aussi la volonté de ne pas vouloir être une charge non pas pour la société, mais plutôt pour ses enfants ou ses proches.

Comment recueilleriez–vous une telle demande chez un malade incapable de réitérer sa demande, face à une famille qui brandirait cette demande, se présenterait comme le référent désigné et vous demanderait d'appliquer la volonté antérieure du patient qui vous est confié ?

M. Philippe Letellier : L'expérience nous montre que l'être humain qui s'approche de sa fin ne réagit pas du tout comme l’indique l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). Je le répète : l'homme est ondoyant et ambivalent.

L'adhérent de l'ADMD, quand il a signé son « testament de fin de vie », était en bonne santé ou du moins il le croyait. Si, au cours des années qui suivent, il est confronté à une nécessité de réanimation dans l'urgence, il remerciera le réanimateur de lui avoir sauvé la vie en ne tenant pas compte de son testament. Je pense ici à un cas bien précis. Durant toute sa réanimation, la seule crainte d’un malade adhérent à l’ADMD qui était sous respirateur artificiel avait été, voyant sa veste accrochée au portemanteau, que le réanimateur ou les infirmières ne découvrent son « testament de vie » dans son portefeuille.

M. le Président : C'est effectivement une histoire qui nous a souvent été racontée.

M. Philippe Letellier : C'est le réanimateur le professeur Mantz qui l'a rapportée dans les « Cahiers éthiques », il y a quelques années. Je trouve cette histoire admirable, car elle montre bien la valeur relative de ce « testament de fin de vie ». Nous n'avons pas de continuité dans notre personnalité. L'être humain évolue en fonction de sa maladie, de son âge. Confronté à la mort imminente, il n'est plus du tout le même, il est un autre. Son seul souhait est alors de vivre, si possible débarrassé de la douleur et accompagné ; mieux que cela, c'est de réaliser un dernier projet ; et encore mieux, c'est d’être aimé et de laisser une trace d'immortalité. Voilà ce qui préoccupe l'être humain aux derniers moments de sa vie. Il s’agit pour lui de donner un sens à sa vie, ce qu'il découvre souvent un peu tard. Il n'a pas eu le temps d'y réfléchir avant, emporté qu’il était dans la spirale infernale d'une vie de plus en plus rapide, où on réfléchit de moins en moins. Mais en tout état de cause, le malade ne demande pas à mourir !

M. le Président : Le cas que je viens de mentionner illustre bien la variation de la pensée, selon que l'homme est confronté à la réalité de la mort ou en est éloigné.

M. Philippe Letellier : Je souhaiterais aborder la problématique de la dignité.

Les adhérents de l’ADMD nous parlent de mourir dans la dignité, comme si ces malades ne mouraient pas dans la dignité parce qu'ils ne demandent pas l'euthanasie. Tous les jours, des gens meurent dignement. Mais si certains meurent sans dignité, c'est parce que notre société nie la mort et rejette le vieillissement avec toutes les conséquences qui s’en suivent. C'est ça qui est terrible. L'expérience des soins palliatifs nous montre que la dignité du malade est directement liée au regard que nous portons sur lui. Si nous regardons le mourant comme une personne vivante, responsable, capable de responsabilités, digne d'être aimée, et pour qui la vie compte, alors ce mourant vit mieux. Il n'aspire pas à ce que l'on écourte sa vie. D'ailleurs, le mourant programme lui-même l'instant de sa mort. C'est un phénomène étonnant, mais nous apprenons que les mourants, tout faibles qu'ils sont, sont capables de programmer l'heure de leur mort. C'est l'histoire de Talleyrand et de bien d’autres malades. Je vous ai raconté tout à l'heure l'histoire de ce malade et de sa Gretchen. Pour lui, nous avons aussi fait revenir sa fille qu'il n'avait pas revue depuis vingt ans, qui habitait dans le sud de la France. L'entrevue s'est bien passée, et l'après-midi, il est mort. L’histoire de Talleyrand est la suivante : l'église voulait absolument sa reddition et la confession de ses erreurs et il a refusé ce chantage de l'église. Comme c'était un très fin diplomate, il a réussi, pendant trois semaines, à faire patienter tout le monde. Puis un beau jour, il a décidé de signer sa reddition et il est mort dans le quart d'heure qui a suivi. Il a signé mais il a négocié auparavant !

M. Michel Piron : Je souhaiterais, même si vous avez insisté sur ce point, avoir une présentation plus explicite de l'insuffisance criante de formation des médecins aux soins palliatifs. Si j'ai bien compris, cette insuffisance, que vous dénoncez, est loin d’être dénoncée par l'ensemble du corps médical. Pensez–vous que c’est le signe de ce que le corps médical, à l'image du reste de la société, fuit lui aussi la mort dans la vie, alors qu’il est censé avoir une connaissance au moins théorique, ou voyez-vous d'autres raisons à cela ?

M. Philippe Letellier : Vous devriez faire une visite incognito dans les hôpitaux. Ce serait une bonne expérience. C'est triste à dire, car j'adore ma profession mais les médecins, comme toute la population, sont totalement envahis par le tabou de la mort. Les médecins des soins palliatifs sont considérés comme des êtres tout à fait particuliers, un peu rejetés, regardés de travers parce qu'ils s'intéressent à la mort, alors qu'en tant que médecins, ils sont là pour sauver la vie ! Je reconnais qu’heureusement, dans mon service de médecine interne, j’arrive à guérir des malades car je ne supporterais pas de regarder la mort toute la journée. Tout comme Diogène ne voulait pas voir le soleil toute sa vie, il n'est pas possible de regarder la mort toute la journée.

Les unités de soins palliatifs doivent certes être limitées, mais il est très important qu'elles existent pour la formation des étudiants, des médecins, des infirmières et de tous les personnels du système de santé. Actuellement, le praticien ordinaire n'a très souvent reçu aucun enseignement en soins palliatifs. De plus, le contenu des études modernes fait qu’il n'a pas fait ses humanités et n'a donc aucune connaissance de l'homme. La sélection n'est faite que par les mathématiques. Pour autant, cela ne signifie pas que les grands mathématiciens ne puissent pas être des littéraires et des philosophes, au contraire.

Pour en revenir à ce que vous disiez, il n'est pas exagéré d'affirmer que les médecins sont encore dans le tabou de la mort. D'ailleurs, j'ai honte de le dire, mais ils se débarrassent des mourants vers des services de soins palliatifs.

M. le Président : Pour moi qui suis médecin cardiologue hospitalier, la mort représente d'abord l'échec de l'équipe, ensuite une mauvaise statistique, enfin une mobilisation énorme de moyens humains. Or, dans notre société, cette mobilisation du personnel se fait au détriment d’une autre activité. Dans la mesure où la mort me renvoie à ma propre mort ou à la mort des miens, pour être un peu caricatural, je dirais que le choix manichéen entre deux activités médicales est assez vite fait !

M. Michel Piron : C'est l'argument utilitariste.

M. Philippe Letellier : Mais nous revenons à ces notions d'utilitarisme et d'eugénisme, comme dans les années trente. C'est la raison pour laquelle il ne faut pas légiférer, parce que les conséquences pourraient en être terribles.

M. le Président : Que pensez–vous de la pratique du double effet et de l'arrêt des réanimations qui peuvent apparaître inutiles ?

M. Philippe Letellier : Il faut bien sûr continuer à les pratiquer parce qu’elles laissent la mort naturelle venir.

Pour élargir le champ de votre question, je voudrais aborder le problème de la sédation, qui consiste à endormir le malade. Certaines douleurs, non seulement physiques mais surtout morales, sont totalement récalcitrantes et réfractaires à tous les traitements. Ces douleurs morales sont effroyables. Dans ces cas particuliers, nous pouvons endormir le malade sous certaines conditions, car cela n’est pas conforme à la philosophie du soin palliatif qui est de conduire jusqu'à son terme le mourant, en toute lucidité. Dans cet acte de la sédation, nous endormons le malade parce que c'est la seule possibilité d'alléger des souffrances intolérables et destructrices. Mais nous ne l'endormons que s'il l'accepte, en lui ayant bien précisé que ce n'est pas pour le tuer, mais pour le soulager de ses douleurs et que la mort naturelle, à laquelle malheureusement il ne peut pas échapper, surviendra pendant son sommeil. Toutefois, il sait que nous pouvons le réveiller dans tant d'heures ou de jours s'il le souhaite. C'est un acte que j'ai pratiqué ; il reste la seule possibilité pour certains cas extrêmes.

Le seul reproche que j'ai à me faire, avec mon équipe est d’avoir laissé un malade dans l'indécision pendant quarante–huit heures, car nous n'arrivions à trouver un consensus au sein de l'équipe. En effet, l'équipe connaissait trop bien ce malade que nous avions, depuis dix ans, soigné pour une maladie de Hodgkin dont il avait été guéri, puis d'une polymyosite dont il avait également guéri. Il en était au stade d'une leucémie aiguë terminale. Comme l'équipe le connaissait trop pour ne pas être émue, je ne réussissais pas à obtenir un consensus, certains étant, sans s'en rendre compte, partisans d'un acharnement thérapeutique, d'autres partisans de la sédation. J'ai pris la décision de le « sédater », mais cela a représenté quarante–huit heures de souffrances terribles pour lui.

M. le Président : Je vous remercie de ce témoignage très particulier sur les soins palliatifs qui nous a montré que le champ de l’euthanasie est en fait très restreint.

Audition du Docteur Grégoire Moutel,
Chef du Laboratoire d'éthique médicale de la Faculté Necker



(Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a été mise en place par le Président de l'Assemblée nationale à la suite de certains épisodes médiatiques tels que l'affaire Humbert. Il semblerait qu’existe un certain hiatus entre notre loi et les pratiques médicales qui, conformes aux règles de la déontologie, peuvent être sanctionnées par le code pénal. Notre interrogation est double : ces pratiques médicales méritent-elles d'être protégées, encadrées, réaffirmées ? Faut–il dès lors légiférer, modifier le code de déontologie médicale, ou proposer d’autres solutions ?

Nous avons choisi d'effectuer diverses séries d'auditions. Après celle qui concernait les philosophes, les religieux, les sociologues et les historiens, nous entamons une deuxième série plus médicale qui nous a déjà permis d’entendre le professeur Sicard du Comité consultatif national d'éthique, des médecins de soins palliatifs et des médecins réanimateurs. Nous sommes ici dans un esprit très ouvert, dans une phase d’écoute et de compréhension. Nous nous parlons ouvertement et simplement, et nous ne sommes surtout pas là pour accuser, condamner ou encore rappeler ce que sont la règle, la loi ou la morale. Nous aurons bien des difficultés ultérieurement pour le dire.

Je vous présente : vous êtes médecin, praticien hospitalier universitaire en médecine légale à Paris V. Vous animez le Laboratoire d'éthique médicale de la Faculté Necker. Vous êtes aussi secrétaire général de la Société française et francophone d'éthique médicale, co–fondateur de l'Institut international de recherche en bioéthique France–Québec et membre de la Société française de médecine légale. Docteur en médecine, vous avez été endocrinologue puis chef de clinique. Vous êtes l’auteur de divers articles et ouvrages : La médecine, la relation médecin – patient et le soin (1999 – Journal international de bioéthique) ; L'euthanasie en France : l'exception d'euthanasie (2001 – Société française et francophone d’éthique médicale) ; Vision éthique de la personne (2001 – L’Harmattan). Enfin, vous avez publié en 2003 : Droit médical –Réseaux de soins, de santé et de recherche médicale : aspects légaux et responsabilité (Presse médicale) et Fin de vie et euthanasie en Europe et en France (Société française et francophone d’éthique médicale). C'est dire si vos publications sont au cœur de nos préoccupations.

Si vous le voulez bien, nous allons vous écouter pendant le temps que vous souhaitez. Nous procèderons ensuite à un échange et nous vous poserons un certain nombre de questions.

Docteur Grégoire Moutel : Monsieur le Président, je vous remercie, ainsi que tous vos collègues, de faire l'effort de ce travail qui nous paraît déjà riche de sens. Je pense que vous avez déjà écouté différents intervenants qui ont développé les sujets relevant de leurs sphères de compétence. La particularité du Laboratoire d'éthique médicale de Necker, que j'anime depuis une dizaine d'années avec Christian Hervé, mérite que je m'y attache quelques secondes : c'est un lieu d'évaluation des pratiques dans lequel se rédigent des diplômes d’études approfondies (DEA), des thèses d'université ou des publications, telles celles que vous avez citées et qui ne sont pas seulement les miennes, mais celles d'une équipe. Notre postulat initial est de nous intéresser, au-delà de la règle et de la norme, aux pratiques au quotidien, ce qui correspond tout à fait à votre ouverture. Nous tenons généralement un discours qui nous met en porte-à-faux avec certains de nos collègues, mais qui a pour finalité de faire évoluer les pratiques et également de relativiser la norme.

Pour illustrer notre travail, je prends souvent l'exemple des lois de bioéthique sur le devenir des embryons surnuméraires. Après avoir mené d’importantes études sur les pratiques en cours, nous avons pu démontrer que la loi est inappliquée et inapplicable et, du moins, non satisfaisante, dans la mesure où 50 % des couples sont perdus de vue à ce jour et que cette situation n’a pas été prévue par la loi. Cette démonstration que l'outil juridique mérite d'être discuté, une fois élaboré, était une volonté forte de Jean Bernard, dont je suis l'élève ; en créant le Laboratoire d'éthique médicale avec Christian Hervé, il a permis la naissance d’une philosophie multidisciplinaire de relativisation de la norme juridique, de la norme médicale et des courants de pensée. En ce qui concerne la question de la fin de vie, je ne vous présenterai pas le point de vue des professionnels de la réanimation ou de la gériatrie, mais plutôt le point de vue de l'enseignant que je suis, dans le domaine de la relation entre le médecin et le patient et dans celui des sciences humaines et sociales en Faculté de médecine.

Qu'il y ait ou non une loi, le premier point que je souhaite soulever consiste à dire que, si une loi ne s'accompagne pas d'une formation forte et réelle des professionnels, on risque de glisser vers une automaticité des pratiques ou vers une non–implication des professionnels dans la pratique. Or, à ce jour, nous constatons qu’il n’existe aucune formation à une réflexion éthique et multidisciplinaire, qui prenne en compte la spiritualité et les dimensions médico-sociale, médicale, et juridique. C'est un constat un peu dur, qui excepte toutefois certaines élites (tel François Lemaire, que vous avez récemment reçu). Mais au sujet des pratiques en général, les DEA que nous avons menés ont montré que les décisions se font encore et trop souvent de manière solitaire, isolée, sans vision collective ni démocratique. Une des illustrations de ce manque de formation apparaît dans l'absence de vie des comités d'éthique locaux. En France, depuis 1988, la superbe loi Huriet a malheureusement incité les comités d'éthique locaux à évoluer, à s’axer davantage vers la recherche que vers le soin. Aujourd'hui, nous n'avons donc pas de comités d'éthique locaux qui, comme cela existe au Québec, se chargent des questions liées aux soins. Cette absence crée donc un hiatus important car, soit on admet que la loi va tout résoudre, ce que je ne crois pas, soit les professionnels prennent tout à leur charge, mais j'estime que cela n'est pas sain dans le contexte ambiant des droits des patients et de l'évolution du débat social. Par conséquent, il faut revivifier à nouveau la notion d'espace intermédiaire, en laissant une place aux structures intermédiaires locales de relais, de médiation et de discussion qui, dans un sujet tel que celui-ci, semblent importantes. Voilà un premier constat de l'ensemble de nos travaux. S'il devait être illustré, je dirais que les études réalisées sur l'arrêt des soins en dialyse (chez le sujet âgé, en pédiatrie ou en réanimation) mettent en évidence un taux de 25 à 30 % de décisions prises sur des critères dont on ne sait pas sur quoi ils reposent : souffrance de l'équipe soignante, contrainte économique ou pression de la famille ? Ce point mérite donc d’être soulevé dans le débat qui nous occupe.

Divers présupposés doivent aussi être discutés. Vous le savez, un des présupposés fort à l'hôpital est le problème de la contrainte économique. Dès lors, une réflexion doit être menée sur le « pourquoi » de la demande d’arrêt des soins : émane–t–elle réellement du patient, auquel cas il s'agit d'une opportunité dont il faut débattre sérieusement ? Emane-t-elle de la famille, ce qui peut aussi être légitime si le patient n'est pas capable de le faire lui-même ? Est–elle fortement influencée par une contrainte de l'équipe, qui se trouve dans une situation de souffrance, ou, pire encore, sous la contrainte des moyens économiques (manque de lits, de dialyses…) ? Dans ce dernier cas, on voit bien le glissement un peu pernicieux du débat vers, bien que je n'aime pas le terme utilisé, une « euthanasie sociale » ou une « euthanasie économique ». Il y a donc actuellement deux grands volets à développer dans la prise de décision. Si la demande vient du patient et de sa famille, il faut faire appel aux instances de médiation. Si elle provient au contraire d'une pression institutionnelle, le législateur peut–il élaborer des normes permettant d'éviter ce genre de dérive ? A mon avis, il serait préférable d’instituer des instances médianes et médiatrices, qui seraient donc le lieu de l'expertise et du débat et qui examineraient pour chaque cas, l’importance respective de la dimension de la famille et de la dimension économique ou spirituelle.

Je souhaite revenir sur la question de la formation. La formation en médecine a réalisé de grands progrès sur la partie technique du traitement de la douleur, sur les soins palliatifs et sur l'accompagnement de la fin de vie. Il y a par exemple, une approche très technique de la prévention des escarres et de la mise en place des pompes à morphine. Mais nous devons constater, à travers l'expertise dont nous disposons avec Christian Hervé sur la vision de l'enseignement de l'éthique médicale en France, qu'il n'existe pas d'approche pédagogique de la spiritualité, de la dimension de la mort et de l'acceptation de la mort. De fait, la mort est évacuée aujourd'hui des programmes d'enseignement et ce constat est dramatique : il existe en tout et pour tout un Laboratoire d'éthique médicale à Necker, quelques structures développées par Jean-François Mattei à Marseille et quelques embryons de projets à travers la France, comme à Amiens. Aujourd'hui, ni dans les facultés de médecine ni dans les écoles d'infirmières ou d’aides–soignants, il n’existe de sensibilisation à la problématique de la mort. De ce fait, les professionnels ont tendance à appréhender les solutions en les reportant sur autrui : ainsi, s’explique le grand nombre de demandes de transferts vers les soins palliatifs, alors que certains patients pourraient rester en gériatrie, ou encore de transferts vers les services de réanimation, alors que les intéressés pourraient demeurer dans les services de médecine polyvalente. Ce problème de transferts vers des structures spécialisées est extrêmement important, dans la mesure où ces dernières deviennent surchargées. Se pose alors la question de la contrainte économique qui rendra plus nécessaire la décision d'arrêt des soins. Dans ce sens, les travaux que nous avons menés sur la gériatrie montrent que le taux de demandes d'arrêts des soins est inférieur à 5 % dans les services où il y a cinq aides–soignantes pour quarante résidents, alors qu’il est de 25 à 30 % pour les services dans lesquels on ne trouve que deux ou trois aides-soignantes. Dans ce dernier cas, est alors invoqué le principe de la dignité des personnes, puisqu'on ne porte pas le même regard, pour être pragmatique, sur une personne ne marchant plus, stagnant dans ses urines et se dégradant à longueur de journée. Par conséquent, avant même d'entrer dans un débat sur l’euthanasie, il faut, par le regard porté sur l’autre et par la qualité des soins qui lui sont prodigués, résoudre le maximum de cas pour lesquels se pose la question de l'euthanasie.

Une fois que le corps médical estime légitime de poser cette question, il faut l’encourager à développer une critériologie. Vous allez me dire qu'il est dramatique de vouloir mettre la mort en critères, mais il serait tout aussi dramatique de ne pas le faire. Il ne faudra pas, bien sûr, se retrancher uniquement derrière ces critères. Mais pour le moment, nous sommes dans un pays qui a très peu pratiqué la critériologie, à la différence de la Finlande ou de l’Amérique du Nord (dont les études réalisées sur ce sujet ne peuvent pas nous servir de références, puisque le contexte culturel n'est pas le même : nous n’avons pas la même vision des droits de l'homme, de l'individualité ou de la solidarité sociale). Je crois donc qu'il faudrait développer des travaux de critériologie adaptés aux arrêts des soins, en néphrologie pédiatrique où la question se pose fréquemment, en gériatrie ou en néonatologie. De cette manière, même combinées à une approche législative, les décisions ne seraient pas prises sans arguments rationnels, lesquels permettraient en cas de conflit, une véritable expertise. Une telle critériologie doit être multidisciplinaire, d'ordre médical ou médico-social, et ne pas reposer uniquement sur des arguments médico–techniques. Ainsi, une décision d’arrêt des soins en dialyse chez l'enfant est parfois prise, parce que le professionnel estime que la famille ne pourrait pas faire face à la pénibilité des soins et à la scolarisation de l'enfant ; or, si une assistante sociale prévoit un encadrement de la maladie avec une scolarisation de l'enfant en milieu hospitalier, alors la décision médicale sera pondérée par un élément médico-social.

M. le Président : Merci beaucoup. Vous nous apportez un éclairage en partie nouveau et donc assez intéressant pour nous. Je voudrais d'abord vous demander d'où vient la statistique selon laquelle 30 % des arrêts du traitement se feraient selon des critères flous et non objectifs ?

Docteur Grégoire Moutel : Nous avons mené deux DEA, dont l’un, réalisé par Edouard Ferrand qui est à la fois un de mes collègues et un élève de François Lemaire, étudie, dans le domaine de l'éthique médicale, l'arrêt des soins en réanimation. L'imprécision des critères se retrouve dans 30 % des décisions d'arrêt. Cela ne signifie pas que ces critères n’existaient pas mais ils ne figuraient ni dans les dossiers ni dans l'argumentaire des équipes. Si toutefois, ils n’existaient pas, on pourrait se poser sérieusement la question de la légitimité de la demande, dès lors que l’on se trouve dans une démarche et une réflexion éthiques. Certes, cela n'est pas rassurant, d’autant que je dispose d'un travail similaire dans le domaine des soins en dialyse (à paraître prochainement dans Nephrology and transplantation) qui montre que dans 33 % des cas, les professionnels définissent leur décision sur un présupposé : ils « estiment en conscience que... ». Selon moi, cette façon d'agir est difficile à tenir dans le débat démocratique actuel.

M. le Président : Ces critères de décision peuvent toutefois exister sans avoir été écrits. Ainsi, certaines équipes assurent respecter le débat démocratique et agir collégialement, sans pour autant oser l'indiquer, est-ce parce que ce n'est pas inscrit dans la pratique ou parce qu’elles ont peur d'éventuelles poursuites judiciaires ?

Docteur Grégoire Moutel : Nous sommes d’accord sur ce point, mais en cas de contestation par la suite, il n’est pas plus grave d’indiquer la raison de la décision que de ne rien indiquer.

Globalement, c’est une évidence, les professionnels écrivent peu parce qu’ils se trouvent dans une situation de peur. Néanmoins, en étant objectif, le débat a évolué : autrefois un médecin pouvait décider seul, alors qu’aujourd’hui, cela se fait en équipe. Mais il faut aller plus loin parce qu’il y a des cultures d’équipes et que l’on sait très bien que la collégialité en équipe ne représente pas forcément un débat intégrant la spiritualité et le domaine médico-social. Par exemple, une équipe sait–elle prendre en compte la problématique sociale d’un retour à domicile ou celle d’une hospitalisation à domicile ? On sait que non. La décision est prise en équipe du fait que le patient est là et que l’on se trouve dans la réflexion pure, interne au service. On ne s’ouvre pas alors aux alternatives.

Le deuxième élément est la place de la spiritualité à l’hôpital. Il y a là aussi une grande réflexion à mener, étant donné que l’on ne sait pas si ces équipes font réellement appel au jugement de la spiritualité du patient, ou si elles restent entre médecins et infirmières.

Le troisième élément se situe par rapport à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits du malade et à la qualité du système de santé qui a institué la personne de confiance. Sachant qu’en réanimation, cela relève pour l’instant d’une anticipation, je pose couramment la question de l’existence et du rôle de cette fameuse personne de confiance. Or, elle n’est pas rentrée dans les faits, et ce pour de nombreuses raisons. Je fais ici écho à ma sollicitation d’obligation pédagogique en faculté de médecine et en école d’infirmières : si, deux ans après le vote de la loi, les professionnels et les généralistes ne savent même pas ce qu’est une personne de confiance et continuent à prendre des décisions en réanimation sans s’être interrogés à ce sujet, alors à quoi a servi la loi ? Je ne suis pas un farouche défenseur de cette loi sur beaucoup d’autres points, mais celui-ci me semble une bonne évolution, bien qu’il ne soit pas entré en application.

M. le Président : Ni dans les mœurs.

Docteur Grégoire Moutel : Ni dans les mœurs, et c’est peut-être le principal problème. Prenons un exemple : si les généralistes connaissaient cette notion de personne de confiance et demandaient à toute personne, vous ou moi, d’en désigner une, le jour où il nous arrive quelque chose en sortant de l’Assemblée (je ne vous le souhaite pas, je suis très respectueux de la représentation nationale), on pourrait faire appel à cette personne de confiance, qui participerait donc au débat qui nous intéresse aujourd’hui. Or, on ne l’a pas. Reste donc inchangé le problème des décisions d’arrêt du traitement prises sur des critères flous et non objectifs (dont il m’importe peu qu’ils constituent 25 à 30 % des décisions, car selon moi, même s'il n’y avait que 5 % de telles décisions, la question resterait inchangée. Ce qui m’intéresse, c’est la question du débat social et de la pertinence des prises de décisions qui est en jeu).

Mme Catherine Génisson : Merci beaucoup de vos propos qui effectivement, nous permettent de réfléchir au problème sous un jour nouveau. Vous avez beaucoup insisté sur le manque de formation à la spiritualité. Je crois d’ailleurs que ce sujet, majeur pour nous, va au-delà de la réflexion que nous devons mener sur l’existence ou non d’une loi de bioéthique. Je pense qu’il faut vraiment, réintégrer cette dimension dans le cursus initial et aussi dans la formation professionnelle continue des professionnels de santé dans les domaines médical et paramédical.

Docteur Grégoire Moutel : Je dois vous donner une information qui va vous éclairer : l’éthique médicale n’existe pas en tant que discipline, dans ce pays. Mais, je n’ai pas à me plaindre puisque moi, je la pratique.

Mme Catherine Génisson : Vous avez tout à fait raison. Je crois même qu’une réflexion pourrait d’ailleurs être engagée sur les modes de recrutement de nos étudiants, sur cette sélection dont l’orientation pseudo-scientifique me semble préjudiciable.

Je souhaiterais que vous nous parliez un peu plus, de la façon dont vous concevez la prise de décision collégiale, en intégrant tous les critères que vous avez indiqués et en particulier celui de la spiritualité, et comment vous articulez à la fois les équipes médicales et paramédicales. J’aimerais aussi que vous me précisiez le mode de relation que l’on doit instaurer avec les personnes évidemment les plus concernées, c’est-à-dire le malade, mais aussi son entourage.

Docteur Grégoire Moutel : En écho aux travaux que nous avons pu mener, tout le monde convient qu’il faut vraiment distinguer les situations en fonction du niveau de conscience du patient :

– Lorsque le patient est conscient, je pense qu’on pourrait légitimement dire que la décision doit se jouer entre lui et son médecin. La question d’une telle décision ne doit toutefois être posée qu’une fois qu’on a fait le tour des autres possibilités qu’on pouvait proposer à ce patient, concernant sa souffrance et ses difficultés de vie (c’est-à-dire arrêter la douleur, accompagner, retourner à domicile si tout le contexte médico-social s’est mis en place). Je vois mal, à ce niveau-là, comment on élargirait le débat, sauf si le patient et le médecin décident conjointement de faire venir une personne chargée de l’accompagnement spirituel pour en discuter, ou encore une assistante sociale. Même dans cette hypothèse, je pense que la décision de fond, et pas forcément le passage à l’action, doit être prise par le médecin et le patient, mais que ces derniers devraient ensuite accepter que leur décision soit soumise au regard critique d’une collégialité, qui sans se prononcer à leur place, pourrait donner un autre avis. Ce serait un peu comme dans les comités consultatifs pour la protection des personnes se prêtant à des recherches biomédicales (CCPPRB), où le chercheur soumet son protocole au comité qui recherche si la personne est bien protégée. Je pense que le colloque singulier du médecin et du patient pourrait être utilement éclairé par un regard qui ne serait pas une sanction mais bien une consultation, notamment sur ceux des éléments de la décision que la singularité de leur relation n’aurait pas fait émerger.

– Lorsque le patient est conscient mais n’a pas toute sa conscience (personnes incapables majeures ou personnes dont la pathologie les place en situation de troubles de la conscience), le colloque singulier est à mon avis insuffisant, et il conviendrait de constituer une trilogie avec la fameuse personne de confiance ou du moins avec une personne référente désignée. De la même façon, la décision du trio serait soumise secondairement au regard critique d’une pluridisciplinarité. Ces hypothèses n’ont jamais été validées, mais il fallait venir ici avec quelques idées auxquelles nous avons un peu réfléchi.

– Le troisième cas de figure est celui de la personne véritablement non consciente, et là je trouve assez aberrant que notre pays assez moderne, et aspirant à des instances de débat local et de démocratie locale, ne dispose plus de comités d’éthique. Pour faire court et un peu provocateur, on risque de faire une loi sans relais dans la vie quotidienne des gens. Il faut donc créer une telle instance. Comment ? Certains ont estimé que deux experts pourraient jouer ce rôle ; mais les experts ont une culture et des pratiques spécifiques, et je pense que le mot « expertise » est bizarrement connoté (il m’évoque la médecine légale). Pour ma part, je trouve qu’une instance multidisciplinaire, tel un comité d’éthique local, réellement instauré et institutionnalisé avec un rôle défini, peut être efficace. Il est étonnant qu’en France nous n’en disposions pas. Cela illustre le reproche amical de nos collègues québécois qui nous jugent tout de même aberrants, dans la mesure ou nous sommes toujours dans le supra et jamais sur le terrain, par rapport à une discussion sur une problématique dont on sait par définition que le texte général sera toujours trop général et ne réglera pas la singularité.

M. le Président : De quoi parlons-nous ici ? De quelle décision ?

Docteur Grégoire Moutel : De la décision d’arrêt des soins chez une personne non consciente. Arrêt des soins, euthanasie, abstention thérapeutique. Je sais que vous avez reçu François Lemaire mais il faut aussi évoquer ce qu’il n’a pas dû traiter parce que cela le gêne beaucoup : le refus d’admission en réanimation. Cette forme d’euthanasie sociale est fréquente sur la place de Paris, tous les soirs, et touche notamment les personnes de plus de 75 ans : est-il légitime que le refus d’admission en réanimation soit laissé au seul fait d’un médecin coordinateur d’un SAMU ?

M. le Président : J’aimerais que vous me précisiez un point. En fait, vous parlez de pratiques médicales, pas des suicides assistés.

Docteur Grégoire Moutel : Oui, je les mets de côté car pour moi c’est marginal.

M. le Président : La question est donc bien de savoir s’il faut ou non donner des soins, sachant que les soins que l'on ne donne pas enlèvent des chances de survie, voire entraînent la mort du patient. Merci de cette précision. A partir de là, j’ai bien compris votre débat : pas de loi...

Docteur Grégoire Moutel : Pas de loi seule.

M. le Président : C’est cela : pas de supra sans infra, pas de décision intellectuelle sans réfléchir à son application sur le terrain. Mais imaginons qu’à trois heures du matin, le SAMU arrive avec un patient âgé de 85 ans et souffrant d’une inondation ventriculaire par hémorragie cérébro-méningée. Comment juger le réanimateur qui refuse ce patient car il n’a plus qu’un lit et qu’il choisit de le réserver pour un autre cas éventuellement moins critique ?

Docteur Grégoire Moutel : Il a pris sa décision et il faut qu’il la garde. Mais que fait-il le lendemain matin ? Est-ce qu’il en rediscute ?

M. le Président : Voilà. Mais je souhaitais illustrer l’idée que lorsqu’on prévoit des organisations de terrain, il est des cas où elles ne sont plus praticables parce qu’elles ne sont pas pratiques. Dans mon exemple, le réanimateur ne va pas décrocher son téléphone pour demander l’avis du comité d’éthique sur la décision qu’il est en train de prendre.

Docteur Grégoire Moutel : Je vais dans votre sens. Il y a certainement des cas où ce ne sera pas possible mais il y a aussi tous les autres cas où, a contrario, les décisions d’arrêt des soins, de transfert ou de non admission d’un patient dans une structure, ne se font pas dans l’urgence.

M. le Président : Ne faudrait–il pas plutôt élaborer un cadre éthique qui, après une formation de l’ensemble des médecins, serait appliqué avec un certain nombre de critères pouvant être flous à ce stade et qui pourrait ensuite faire l’objet d’une vérification a posteriori ?

Docteur Grégoire Moutel : Ne nous méprenons pas sur le rôle que pourrait jouer un comité d’éthique local, car c’est peut–être là que des bases pourraient être posées. Personnellement, je ne pense pas qu’une telle instance doive être décisionnelle à 100 % mais elle doit être systématiquement consultative, pour qu’enfin on puisse disposer de données, d’évaluations et de séries. J’ai parlé de « comité » mais je pourrais presque plaider, bien que cela fasse un peu pro domo, pour les laboratoires universitaires ou les structures hospitalières universitaires. L’important est de disposer de gens qui recensent toutes les données de la problématique éthique. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, lorsque le médecin prend une décision, cette décision est légitime par définition, parce qu’il a la compétence professionnelle et l’aptitude à dire. Néanmoins, il y a des bases sociales sur ces questions là et on reproche aujourd’hui à ce fameux médecin de décider seul.

Quant à l’exemple que vous venez de nous donner, ma question est la suivante : le lendemain, le professionnel concerné transmet-il quand même son dossier au comité d’éthique ? S’il le fait, ce dernier ne va pas forcément changer la décision, mais va réfléchir. Quand il y aura eu quinze puis trente cas similaires dans ce même hôpital, on se demandera si les refus d’admission sont cohérents, et s’il faut continuer à agir de la sorte à l’avenir. C’est davantage une veille et une observation des pratiques.

M. le Président : C’est un observatoire des bonnes pratiques.

Docteur Grégoire Moutel : Pour les cas d’urgence, uniquement. En revanche, dans toutes les autres situations, j’estime qu’il pourrait y exister plus de collégialité et d’accord social. La collégialité médicale se pratique de plus en plus, mais la collégialité sociale est encore très peu développée. Si je reprends par exemple la question de l’arrêt des dialyses en pédiatrie, cette décision, qui ne se prend pas en quelques heures comme dans le cas de votre inondation ventriculaire, pourrait faire l’objet d’une réflexion plus collégiale et sociale, être mieux programmée puisqu’elle intervient dans un domaine programmable. J’estime que nous devons vraiment développer cette collégialité sociale.

M. le Président : Comment la verriez-vous ? Avec des personnes extérieures au monde médical qui pénétreraient dans un comité d’évaluation ?

Docteur Grégoire Moutel : Exactement. Je vous ai cité les CCPPRB de la loi Huriet (à ce propos, il est quand même étonnant que, selon l’historique de cette loi, les comités d’éthique locaux aient été pris comme modèles et qu’ils aient disparu par la suite, alors qu’ils avaient contribué à une certaine élévation de la recherche et le soin). Aujourd’hui, nous disposons de structures locales de réflexion sur la recherche (les CCPPRB) mais nous n’avons plus de telles structures pour le système de soins.

Mme Catherine Génisson : Je suis très intéressée par vos propos car ce sont effectivement des situations quotidiennes. Je m’occupe de régulation en SAMU : c’est dramatique car effectivement, on « dépote », et il n’y a pas d’évaluation par la suite. C’est une terrible situation qui peut aggraver certains comportements jusqu’à avoir de moins en moins d’exigences par rapport à la façon dont on peut motiver sa décision, y compris sa décision médicale. Nous sommes dans une configuration où, à un moment ou à un autre, il y a abstention thérapeutique. Mais, j’aimerais savoir si vous avez aussi travaillé sur une situation, qu’on rencontre peut–être davantage dans le domaine des soins palliatifs, celle de l’« excès thérapeutique » ?

M. le Président : L’obstination déraisonnable.

Mme Catherine Génisson : Non, je ne parle pas de l’acharnement thérapeutique. Je parle des sédations qui sont effectuées dans un service de soins palliatifs ou dans un service de réanimation, alors que cette prescription thérapeutique va avoir, on le sait pertinemment, un double effet.

Docteur Grégoire Moutel : Objectivement, je suis moins compétent sur ce point, car nous n’avons pas tellement examiné ce genre de sujet qui devrait être étudié avec des personnels de la réanimation. Une réflexion a été menée chez nous par quelqu’un de très bien, Madame Marie-Sylvie Richard. Dans sa thèse, elle démontre que les professionnels utilisent les prescriptions à double effet pour deux motifs : d’abord, parce que certaines personnes, au sein des structures de soins palliatifs, sont opposées à l’approche de l’euthanasie et, par conviction et de manière tout à fait respectable, elles ne veulent pas entrer dans un débat sur une mort d’emblée programmée. L’approche de la sédation douce et du double effet est donc globalement plus satisfaisante intellectuellement pour eux. La seconde raison, qui traverse tous les clivages de spiritualité des personnes est la crainte juridique. Lorsqu’on est dans le double effet, on est d’abord dans le domaine thérapeutique, et c’est ce dernier qui sert d’argument pour dire que la sédation de la douleur a conduit à une inflation thérapeutique s’accompagnant d’un décès. Ce point de vue là, je pense, n’est pas étranger au débat que Monsieur le Président a posé tout à l’heure : les professionnels se sentent plus protégés que quand ils effectuent les gestes volontaires de brancher une perfusion lytique, d’extuber ou encore d’arrêter une dialyse. Pour eux, et ils le disent, la symbolique du geste à double effet semble avoir moins de portée juridique.

M. le Président : Il y a aussi une connotation morale.

Docteur Grégoire Moutel : Je pense que nous ne trouverons jamais d’harmonisation de ce genre de pratiques. C’est tellement dépendant des individus, des médecins et des équipes !

Mme Catherine Génisson : Mais il y a aussi une demande très forte.

Docteur Grégoire Moutel : Oui, c’est vrai.

M. le Président : Enfin, une condition minimale est quand même l’existence d’une douleur. On fait quelquefois des escalades morphiniques sédatives alors qu’il n’y a pas de douleur. Là, on sait qu’on n'est pas dans le double effet, mais juste dans le simple effet.

Docteur Grégoire Moutel : Je ne veux pas être monovalent dans ma pensée mais cela rejoint le débat de tout à l’heure. Je crois que nous sommes un peu aveugles sur ces pratiques en termes de séries, de corps et de critériologies. J’invite vraiment les professionnels à aller dans ce sens–là, car lorsqu’on agit à l’aveugle, on est critiquable.

Mme Catherine Génisson : Avez-vous travaillé sur ce point ?

Docteur Grégoire Moutel : Non, ou très peu.

Mme Catherine Génisson : Comment cela se fait-il ? Etes–vous moins sollicités sur ces sujets–là, qui relèvent pourtant aussi du domaine éthique ?

Docteur Grégoire Moutel : Si nous avons effectué de nombreuses recherches depuis une dizaine d’années, il est vrai que, pour être honnête avec vous, ce travail n’a pas été développé à ce jour, bien qu’il apparaisse en filigrane à chaque fois.

M. le Président : Je suis étonné de ce que vous dites car tout le monde en parle, sur la place publique et dans les journaux. Nous en débattons aussi et nous avons beaucoup de mal à obtenir des statistiques sur les pratiques telles qu’elles se font. Or je suis persuadé qu’une grande partie de la pollution du débat que nous avons, provient du fait que, de temps en temps, au fin fond de la Corrèze – vous vous doutez bien que je n’ai rien contre la Corrèze – …

Docteur Grégoire Moutel : Vous avez intérêt !

M. le Président : Surtout moi. Donc, au fin fond d’un endroit, un médecin affirme qu’il a prescrit un cocktail lytique. Sa parole ayant été entendue médiatiquement, les gens ont le sentiment que tout le monde procède de la même façon. Et d’un autre côté, on a l’impression d’avoir des critères assez huilés, lisses, lorsqu’on rencontre une certaine élite médicale. Cette élite, qui édicte les bonnes pratiques médicales en réanimation, qui réfléchit, travaille en fait pour les personnels des CHU. Mais dans tout autre endroit, les pratiques seront complètement différentes parce qu’elles n’ont jamais été évaluées. Pour les évaluer, il faut qu’elles soient déjudiciarisées ; il faudrait donc, pour permettre l’établissement de statistiques, que la coopération avec les équipes médicales qui ont ces pratiques, se fasse sans qu’elles aient l’impression que le regard qu’on va porter sur elles est un regard critique. Il s’agit par une globalité statistique de définir les problèmes qui se posent non pas seulement au corps médical, mais aussi à toute la société. Comme vous le disiez tout à l’heure, si sur trente enfants dont on a arrêté la dialyse, on ne parvient pas à donner trois critères objectifs de l’arrêt, alors la question se pose à tous.

Il y a aussi des non-dits d’ordre économique : celui qui refuse l’admission d’un patient de quatre–vingts ans, parce qu’il ne lui reste plus qu’un lit qu’il souhaite garder en cas d’arrivée d’un jeune, agit en utilitariste. Il se situe donc à un niveau de gestion économique et non pas dans une pratique médicale. Mais parfois les éléments peuvent se chevaucher : ainsi, le médecin qui renvoie le même patient souffrant d’une inondation ventriculaire parce que la réanimation ne lui serait d’aucun secours, prend une décision médicale. On ne sait donc pas toujours très bien sur quels critères s’appuie la décision. Et quand vous nous avez parlé de « l’intime conviction », c’est une notion qui est bonne pour un jury d’assises ; en matière médicale, même si elle correspond à un foisonnement, ou plutôt à une convergence d’un certain nombre de critères intuitifs, elle n’est pas une décision objective.

Vous avez écrit sur l’«exception d’euthanasie », qui est un terme utilisé par le Comité consultatif national d’éthique. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Docteur Grégoire Moutel : Je n’ai rien inventé dans cet article qui, m’ayant été demandé par une revue internationale pour préciser le point de vue français, présente l’avis du Comité consultatif national d’éthique. Mais cet article démontrait par ailleurs, comme étant un élément de progression, que par l’exception d’euthanasie, nous sortions de l’hypocrisie. Je trouve l’association de ces deux mots très positive parce qu’il y avait éventuellement un mauvais débat social entre, d’une part, la banalisation de l’euthanasie et des médecins que l'on a qualifiés d’« euthanasistes » (avec la connotation que tout le monde peut y mettre) et d’autre part (notamment dans le congrès auquel j’assistais à l’université de Laval au Québec), des « anti–euthanasie » purs et durs. La notion d’exception d’euthanasie a intéressé ces derniers, au sens de la synthèse que vous venez de faire, celle d’une exception parce qu’un argumentaire rationnel a été admis par l’ensemble d’un collectif.

Par ailleurs, regardons qui a créé cette dimension d’exception d’euthanasie : c’est quand même le Comité consultatif national d’éthique dans une approche, dans une expression de consensus pluridisciplinaire. Jamais un médecin ni un juriste n’auraient parlé d’exception d’euthanasie. J’ai aimé votre synthèse, dans la mesure où elle montre bien que la décision en tant que telle doit rester exceptionnelle, pesée et fondée sur un argumentaire multidisciplinaire. Dans le cas de l’urgence ce n’est pas forcément possible, mais il faut rendre compte : d’abord, parce qu’il faut un observatoire et des données pour contribuer à l’élaboration de critères et de normes ; ensuite, parce que c’est aussi un acte pédagogique qui permettra à une équipe qui utilise régulièrement ces exceptions d’euthanasie, de se former et d’agir moins à l’aveugle par la suite. Maintenir le mot « d’exception » est une force par rapport au risque de banalisation. Une approche, qu’elle soit réglementaire ou sociale, qui ne rappellerait pas en permanence cette dimension d’exception, oublierait l’interrogation nécessaire à chaque situation et c’est ce point que l’article précité avait développé.

A titre d’anecdote, vous savez que dans de nombreuses structures hospitalières en Amérique du Nord, les gens contractualisent la durée de l’hospitalisation en réanimation avec les familles. Il y a donc, de temps en temps, une automaticité contractuelle d’un arrêt des soins, qui, dans une situation d’incertitude, peut être repoussé de trois mois. Mais on n’est pas certain que la médiation ait lieu au bout de ces trois mois et il est plus probable qu’une décision est prise parce que le temps imparti s’est écoulé. Nos collègues américains étaient donc assez intéressés quand on leur a présenté « l’exception d’euthanasie ». Je pense que cela doit nourrir notre réflexion par rapport à la contrainte économique que nous évoquions tout à l’heure. Par rapport à nos structures hospitalières, au nombre de nos lits disponibles, à un discours médical qui ne doit pas être celui d’un juriste ou d’un directeur d’hôpital, le caractère exceptionnel fait que, si on parvient à une évolution des pratiques, par la suite, il serait étonnant de voir une inflation des cas exceptionnels. Mais si une inflation des chiffres était constatée, nous devrions alors nous interroger fortement sur la pertinence de l’exception d’euthanasie. Je ne sais pas si cette analyse à brûle-pourpoint vous convient.

M. le Président : Complètement. Si je veux reprendre l’idée directrice, de votre propos, il faut un contrôle, une évaluation et la pluridisciplinarité.

Docteur Grégoire Moutel : Je ne serais pas un bon universitaire, même si je suis provincial d’origine et fervent défenseur des hôpitaux de périphérie, si je ne rappelais pas l’aspect important du volet de la formation, que vous avez d’ailleurs déjà évoqué. En tant que jeune universitaire, je souffre de cette incohérence sociale où sont à l’ordre du jour les droits des patients, les lois de bioéthique, la recherche biomédicale, l’euthanasie et où notre enseignement n’en tient pas compte. Je vous ai dit mon parcours ; je suis bardé des diplômes les plus scientistes du monde mais il arrive un moment où ils ne servent plus. On a beau connaître le récepteur LH de la thyroïde, le fonctionnement de l’hypophyse…, cela reste « lambda » dans la pratique médicale. Ainsi, dans un hôpital, 30 % des cas de médecine interne concernent la gériatrie.

Je trouve que, de temps en temps, nous marchons un peu sur la tête, y compris au niveau universitaire, entre ce qu'on apprend de la médecine et ce que la médecine est réellement. Et je ne suis pas sûr que l’introduction des sciences humaines dans le cursus soit l’unique solution. Il faut des sciences humaines mais je pense que ces dernières doivent être éclairées par un discours sur ce que les médecins véhiculent comme valeurs, c’est-à-dire par un discours médical en tant que tel. Je l’ai dit et je le redis : j’ai vu des programmes de sciences humaines qui, en première année de médecine, traitaient de la médecine chinoise parce que le programme des sciences humaines en première année de médecine n’est effectivement pas défini. Or, il me semble que, si dans ce programme, on explique en quoi la « loi Veil » est une loi de santé publique, si on parle des femmes et de la dignité (sans rentrer ici dans un débat sur l’IVG), cela aurait un autre sens pour les futurs professionnels de la santé que de parler de la médecine chinoise ou du big-bang (le big-bang existe aussi dans ces programmes de première année).

M. le Président : La sélection en première année devant se faire sur les critères les plus objectifs possibles, les disciplines humaines ne peuvent malheureusement pas être très développées.

Mme Catherine Génisson : Cela ne se produisait pas ainsi auparavant. Tous les grands professeurs avaient fait des études de philosophie.

M. le Président : Je ne suis pas de la dernière génération, mais à mon époque déjà, lorsqu’on arrivait en première année de médecine (qui s’appelait alors le PCB, c’est dire que je ne suis pas tout à fait jeune) on disait à ceux qui avaient comme moi une formation littéraire, qu’ils pouvaient partir parce qu’ils échoueraient ou qu’on les ferait échouer.

Mme Catherine Génisson : Vous voyez bien que ça n’était pas complètement le cas.

M. le Président : Quelques uns passaient à travers les critères.

Mme Catherine Génisson : Mais ces critères ont été créés pour mieux sélectionner.

Docteur Grégoire Moutel : Tout est une question de pondération. Que la formation aux sciences humaines représente actuellement 20 % de la note, me paraît très honorable. Ce qui m’ennuie davantage, c’est le contenu de cette formation sur lequel on n’arrive pas, dans ce pays, à réfléchir. Actuellement, c’est quand même très bloqué, alors qu’on parle de la réforme du concours de l’internat. Je ne sais pas si ce sujet doit être examiné par votre mission, mais je pense que vous pourriez quand même l’étudier, parce qu’il faut peut-être une approche réglementaire des programmes pédagogiques. Moi qui les connais bien, je ne vois rien apparaître.

M. le Président : Il faudra obliger les professeurs d’université à faire ce qu’ils doivent faire.

Docteur Grégoire Moutel : Pourquoi pas ? Mme Génisson parlait des modes de recrutement et des modes de sélection. On voit aujourd’hui des programmes pédagogiques vacants, à l’heure où l’on parle de ces questions-là. Nous avons recensé les programmes d’enseignement portant sur l’éthique médicale : seulement cinq ou six grandes facultés, en France, ont réellement un programme cohérent. Pour les autres, ce n’est pas totalement de leur faute, car il n’y a pas d’approche de programme officiel de l’éthique et donc forcément pas d’enseignant. L’éthique médicale est raccrochée à la médecine légale. Mais j’en viens, et je sais que la médecine légale, c’est d’abord l’expertise et la thanatologie et éventuellement l’éthique médicale parce qu’il fallait bien la mettre quelque part.

M. le Président : Cela est-il cohérent ?

Docteur Grégoire Moutel : Faute de mieux, et c’est ce que Jean Rey avait fait à l’époque.

Vous savez, créer un conseil national universitaire (CNU) dans ce pays… Il y a une idée chère à notre ministre de la Santé, mais elle suscite un débat important : faut-il créer une discipline d’éthique médicale ? Christian Hervé et moi n’en sommes pas persuadés car nous craignons la dérive éventuelle d’une création d’éthiciens à la façon nord-américaine, qui seraient mal perçus, même par leurs collègues. En revanche, faire primer quelques postes au sein des différents CNU, puisqu’il faut bien des organisateurs, nous paraît une meilleure solution. Il faudrait se poser réellement la question de la nécessité de faire émerger au sein des disciplines, y compris en médecine générale ou au niveau des infirmières, des spécialistes de l’éthique et de se dire que des institutions de formation pourraient flécher leur parcours. Car si j’ai, moi–même, suivi ce parcours cela a été un combat de titans. Par ailleurs, quand nous faisons part de ces réflexions pédagogiques sur les programmes à nos collègues de province qui viennent nous voir, ils sont admiratifs de notre travail, mais ne comprennent pas l’incohérence que nous cultivons par rapport aux programmes nationaux. Si j’avais une seule demande intelligente à formuler, ce serait de flécher ces questions en formation. Je ne sais pas si cette demande est intelligente, mais elle vient du cœur.

M. le Président : Elle vient aussi de la raison quand même.

Docteur Grégoire Moutel : Cela fait dix ans que je poursuis ce parcours et je dirai, en toute légitimité, puisque nous sommes dans une instance républicaine, que je pense que c’est un devoir.

M. le Président : Merci beaucoup, et pardon de vous avoir bousculé après une garde.

Audition de Mme Annick Touba,
Présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (SNIIL)


(Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre mission s’intitule Mission d’information sur l’accompagnement de fin de vie. Elle comprend des députés de toutes les tendances politiques. Nous essayons de trouver une façon de mettre en conformité la loi et la pratique. En effet, si les mœurs ne respectent pas la loi, il faut essayer de les rapprocher. Dès le début de nos travaux, nous savons que celui qui est le plus proche du malade n’est pas forcément le médecin, qui décide de loin, surtout dans une conception un peu archaïque et ancienne, mais c’est celui qui lui prodigue concrètement les soins physiques et moraux. C’est pourquoi votre témoignage est très important et votre éclairage précieux. Il est d’autant plus important que l’on meurt de plus en plus à l’hôpital. C’est là une de nos grandes interrogations. Pourquoi les Français expriment-ils majoritairement le souhait de mourir chez eux et, in fine, meurent pour 75 % d’entre eux à l’hôpital ? Il y a là peut-être des mécanismes qui doivent être décodés.

Merci d’être là. Si vous le voulez bien, nous allons vous écouter pendant le temps que vous souhaitez, puis nous procéderons à un échange de vues.

Mme Annick Touba : Merci de m’accueillir. Le SNIL est un syndicat d’infirmières libérales qui a trente ans d’âge, dont le siège était à Toulouse et qui se trouve maintenant à Paris. Avant de vous préciser les positions de mon syndicat, je souhaiterais plutôt vous parler de mon expérience personnelle. Je suis avant tout une infirmière ayant une expérience de quinze ans d’activité salariée et de quinze ans d’activité libérale. Quand les soins palliatifs ont commencé à se mettre en place voilà quinze ans, je m’y suis formée. Et je suis surprise de voir que nous en sommes aujourd’hui à toujours nous poser les mêmes questions Nous n’avons pas beaucoup évolué sur ce sujet. Selon l’enquête établie par notre syndicat, les infirmières libérales prennent en charge très peu de malades en fin de vie : environ quatre à cinq en moyenne dans l’année.

Pourquoi les malades veulent-ils mourir chez eux et pourquoi finalement meurent–ils à l’hôpital ? La réponse est très simple : dans une société où la mort est complètement taboue, il n’y a pas l’environnement d’accompagnement nécessaire. Pourtant, depuis quinze ans, nous avons les moyens techniques pour accompagner les gens et notamment pour soulager leur douleur. Pouvoir soulager efficacement la douleur a été une grande révolution. Voilà quinze ans, je faisais encore, comme mes collègues, à l’hôpital ou à domicile, des perfusions de dolosal, largactyl, phénergan, afin que – disait–on – le patient déconnecte mais en fait cela accélérait la mort. Quand on parle d’euthanasie, peut-être la pratiquions–nous déjà sous cette forme. Puis la morphine retard est arrivée. Le progrès a été extraordinaire puisque, pour pouvoir accompagner quelqu’un, il faut d’abord qu’il ne souffre pas. Dans le cadre des soins à domicile, nous étions auparavant appelées toutes les trois heures parce que le malade se tordait de douleur par terre. On calmait sa douleur, puis on attendait qu’elle revienne pour faire une autre injection d’antalgique. Ce n’est plus le cas. A l’heure actuelle, on a tous les moyens d’évaluer la douleur et d’éviter qu’elle ne survienne. En fait, accompagner un malade en fin de vie, c’est être confronté à sa propre mort. Dans une société où on ne parle jamais de la mort, où on la rejette, les professionnels et les accompagnants doivent être formés. Pourquoi les malades en fin de vie sont-ils si souvent hospitalisés ? Parce que l’infirmière n’en peut plus, parce que le médecin n’en peut pas plus et parce que la famille non plus. On se rend compte que, si le malade est bien accompagné et entouré par une équipe, il n’y a pas de demande d’hospitalisation. Pourquoi irait-on mourir à l’hôpital, où l’on ne sera pas mieux entouré, alors qu’il n’y a plus rien à faire ? Nous sommes persuadés que c’est la bonne démarche. Le fait que les actes d’accompagnement ne soient pas inscrits dans la nomenclature des actes infirmiers et qu’il n’y ait pas de prestation spécifique d’accompagnement pose un problème. Prendre un patient en fin de vie signifie aussi accepter de travailler avec un médecin. S’il y a des médecins formidables, on constate quand même qu’ils sont moins formés à l’accompagnement de fin de vie que les infirmières. L’accompagnement est, pour les infirmières, visé par notre décret de compétences, dans lequel figure également la notion de prise en charge globale. Quand il n’y a plus rien à faire sur le plan médical, je pense que cela nous gêne moins d’intervenir que le médecin. Pourquoi l’accompagnement de la fin de vie ne s’est–il pas plus développé à domicile ? Tout simplement parce qu'il n'y a pas assez de moyens. Il y a des infirmières qui souhaiteraient accompagner des malades en fin de vie. C'est formidable de faire du soin palliatif, d'accompagner les malades et leur famille jusqu'à la fin, de ne pas les abandonner à l'hôpital alors qu'on les soigne depuis dix ou quinze ans. Mais cela demande une grande disponibilité. La pénurie d'infirmières n'arrange pas les choses. De plus, ces actes ne sont pas suffisamment rémunérés. Pour l'instant, la cotation se fait à l’acte. Ainsi, si le malade n'a pas de perfusion sur site, et si nous ne faisons que la toilette, nous ne serons payées que dix euros, alors qu’accompagner signifie être disponible, pouvoir être appelée à n’importe qu’elle heure du jour et de la nuit, pour faire face à l'angoisse de la famille. Là est le véritable obstacle : les moyens n’ont jamais été mis, dans la mesure où on continue de nous payer à l’acte. Quand on sait ce que l’accompagnement représente en terme d’écoute et de temps passé, on peut dire que les infirmières donnent du temps gratuitement ! A l'heure actuelle, les infirmières qui font cela sont des militantes. Je pense que l’on en est encore au stade du militantisme.

M. le Président : Le militantisme est une bonne chose !

Mme Annick Touba : Oui c'est formidable. Bonne et dévouée, c'était notre étiquette. Mais enfin, le militantisme ne nourrit pas son homme.

Mme Catherine Génisson : Ou sa femme.

Mme Annick Touba : Ce que je viens d'évoquer est une expérience personnelle, mais c'est aussi celle de mes collègues à domicile. Ce sont d'ailleurs surtout des femmes qui pratiquent les soins palliatifs à domicile, alors qu'il y a une grosse proportion d'hommes infirmiers libéraux par rapport à l'hôpital.

Mme Catherine Génisson : Quelle est cette proportion ?

Mme Annick Touba : Je crois qu'il y a 14 % d’infirmiers libéraux.

M. Patrick Delnatte : Est–ce nouveau ?

Mme Annick Touba : Non, ce n'est pas nouveau. Les hommes ont toujours préféré s'installer en libéral plutôt que de rester salarié dans un service. Mais c’est quand même une profession très féminine, ce qui complique encore les choses dans une société où l’on n'aide pas beaucoup la femme à travailler et à élever ses enfants. S'il faut en plus qu'elle passe beaucoup de temps près des patients, et gratuitement, c'est difficile à concilier.

Je dirais que ce qui pourrait améliorer les choses, serait de prendre en compte cet exercice et de mieux le rémunérer. Je mets un peu d’espoir dans la négociation qui se déroule actuellement avec l’assurance maladie sur un avenant tarifaire, à la suite du décret sur les soins palliatifs de 2002. Il semble qu’il y aurait une possibilité d'être rémunéré autrement qu'à l'acte. On négocie sur des forfaits. Pour avoir participé aux négociations, je me dis que les techniciens de l'assurance maladie et les autres intervenants n’ont certainement aucune expérience des soins palliatifs, puisqu'ils ne voyaient pas pourquoi il serait opportun de créer un forfait. Ils ne voulaient rémunérer qu’à l’acte. Ils sont maintenant revenus sur cette position, mais la rémunération au forfait ne se ferait qu'à partir du dixième jour. Je me dis qu'il vaut mieux mourir après dix jours. C’est une absurdité !

Il faudrait aussi que les infirmières puissent disposer d’espaces de discussion éthique. Il n'y a pas de lieux dans lesquels les professionnels, médecins et infirmières, chacun isolé au domicile du malade, puissent échanger des points de vue avec d'autres personnes ou même avec des psychologues. Nous essayons d'aménager ce type de relations dans les réseaux, mais nous ne faisons pas tous partie de réseaux. D’ailleurs, les réseaux de soins palliatifs en France ne sont pas nombreux. Il faudrait aussi développer les formations en interdisciplinarité. Je pense que chacun à sa compétence technique, mais en matière d'accompagnement de fin de vie, nous avons beaucoup à partager. En outre, il est important former les gens.

Nous nous sommes posés – au sein de mon syndicat – la question de savoir s'il faut toucher au droit actuel. La position de mon syndicat est que la légalisation de certains actes dits d’euthanasie reviendrait à accepter que tuer soit désormais autorisé, cela ne nous paraît pas acceptable. Cela ne correspond pas à notre éthique et c'est impensable dans notre société. Le choix de l'individu de maîtriser sa vie et sa fin de vie ne peut pas primer sur un choix de société où la solidarité envers les personnes fragiles doit rester un impératif incontournable. Personnellement, après avoir vu beaucoup de gens mourir en trente ans de métier, un seul malade m’a demandé de mourir. La demande d'euthanasie est donc plus qu'exceptionnelle. Dans ce cas précis, la douleur du malade n'était pas maîtrisée. Encore faudrait-il décoder ce qu’il y a derrière ces demandes de mort. Comment les patients pourraient–ils comprendre que le médecin ou l'infirmière, qui sont dans l'acte de soin, pourraient, à un moment donné, les tuer à leur demande ?

Il y a bien sûr des situations difficiles. On en a vu une récemment, et c'est sans doute ce qui a été à l’origine de votre mission. Mais cela reste une exception. La réponse est peut-être dans l'étude de chaque situation, plus que dans une légalisation de l'euthanasie. Voilà ce que je voulais vous dire. C'est peut-être un peu confus, mais je suis prête à répondre à vos questions.

M. le Président : Je vais rebondir sur votre dernière proposition. Avez–vous été confrontée comme cela peut être le cas dans les hôpitaux, à des prescriptions euthanasiques qui vous posaient problème ? Peut-il arriver, en médecine libérale, qu’un médecin prescrive un médicament, dont vous savez qu’il va entraîner la mort du patient ?

Mme Annick Touba : Personnellement, je ne l'ai jamais fait, et je ne l'ai jamais entendu dans mon entourage. Je pense que si le médecin le fait, il agit seul et ne demande pas à l'infirmière de le faire. Quant au milieu hospitalier, c'est plus ancien dans mon esprit, mais je n'en ai pas le souvenir. Je ne sais pas si c'est courant.

M. le Président : Vous n'avez donc pas vécu de tels cas de conscience ?

Mme Annick Touba : Non.

M. le Président : Deux autres questions : en premier lieu, ne pensez-vous pas, et cela dépasse légèrement le cadre de notre mission mais le rejoint en même temps, que le corps infirmier est aujourd'hui un véritable acteur de soins, et qu'il faudrait lui donner plus de responsabilité et de liberté d'action, en particulier s’agissant des soins aux patients en fin de vie à domicile ? Une réflexion ne devrait–elle pas être engagée sur la possibilité de prescrire certains médicaments ou d’exécuter certains actes ?

J'aimerais par ailleurs que vous précisiez un second point : estimez-vous aujourd'hui que la part de l'éthique et la mort, ainsi que tout ce qui touche aux problèmes essentiels de l'individu comme la philosophie, les sciences humaines ou la psychologie, est suffisante dans la formation des futures infirmières ? Cette formation doit–elle être développée ou simplement affinée ?

Mme Catherine Génisson : En vous entendant parler, on est frappé de votre solitude, combinée à une charge de travail énorme. Les relations avec le médecin sont finalement très épisodiques. Je voulais savoir si vous avez envisagé de travailler en liaison avec d’autres personnels, en particulier avec l'équivalent du personnel aide-soignant hospitalier. Comment pensez-vous réfléchir à ce sujet, individuellement mais aussi dans votre syndicat ? Vous avez terminé vos propos en admettant que les demandes d'euthanasie étaient des exceptions et devraient être traités en tant que telles. Le problème est que cela est effectivement traité comme une exception, mais que le médecin est poursuivi. C’est là le nœud du problème.

Mme Annick Touba : Pour répondre à la première question, je souhaiterais que l’on puisse parler de la prescription infirmière. Actuellement, le décret de compétences relatif à la profession d’infirmière distingue deux catégories d’actes : les actes réalisés sous contrôle d’un médecin et les actes autonomes relevant du rôle propre de l’infirmier. Ces actes autonomes, réalisés à domicile, sont néanmoins faits sur prescription médicale. Il ne peut y avoir de remboursement par l’assurance maladie que s’il y a prescription médicale, même si les actes effectués relèvent du rôle propre de l’infirmier. Il serait vraiment dans l’air du temps de donner plus d’autonomie aux infirmières et ne pas toujours passer par la prescription médicale. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas travailler en coordination avec le médecin, mais je pense que l’on gagnerait du temps et de l’argent, si l’infirmière pouvait prescrire des pansements ou des compresses. Tout se passe comme si le pouvoir médical ne souhaitait pas lâcher la prescription et voulait garder une certaine mainmise sur le travail infirmier. Le rapport Brocas nous avait promis la prescription infirmière en 1998, nous n’avons rien obtenu qui pourrait développer notre autonomie, alors que nous en aurions bien besoin. Dans le domaine des soins palliatifs, où il faut soulager la douleur dans le cadre de protocoles anti-douleur très réglementés, nous sommes très loin de cette autonomie. Nous ne pouvons même pas prescrire une compresse, du sparadrap ou un antiseptique. C'est donc une revendication très actuelle de notre profession, particulièrement pour les soins à domicile.

Je ne suis pas très compétente pour vous répondre sur le problème de l'enseignement. Je sais que les infirmières sont formées, certainement plus que les médecins, à ce que vous évoquiez. Il y a une part accordée à l'éthique, la psychologie et la sociologie, mais il vaudrait mieux interroger une enseignante d'institut de formation en soins infirmiers.

Pour ce qui est du travail en collaboration avec d'autres professionnels, nous intervenons parfois en liaison avec des services de soins à domicile dans lesquels se trouvent des aides-soignantes. Il y a là aussi un problème de prise en charge, ces services ont un budget infirmier limité et il arrive souvent que les infirmières libérales ne puissent pas être payées dans le cadre des forfaits journaliers de ces organismes.

Mme Catherine Génisson : Y a-t-il des problèmes de partage du travail entre l'aide-soignante et l'infirmière ?

Mme Annick Touba : Non. Chacun a sa compétence.

Mme Catherine Génisson : Oui, mais cela a quand même fait débat.

Mme Annick Touba : Cela a effectivement donné lieu à débat dans le cas de la fameuse toilette.

Mme Catherine Génisson : Et en ce qui concerne la Démarche de Soins Infirmiers (DSI) ?

Mme Annick Touba : Ce n'est pas le sujet aujourd'hui, mais la DSI a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, après dix ans d'immobilisme dans les augmentations de tarifs. Il a fallu aller dans la rue et se battre. Les infirmières avaient peur de perdre leurs compétences en matière de soins d'hygiène. A la limite, ce n'est pas grave si une aide-soignante les pratique car cela ressort de sa compétence. L'essentiel est qu'il y ait une infirmière à proximité pour assurer une certaine surveillance. Pour ce qui est de l'acte lui-même, il est vrai que les aides-soignantes sont parfaitement formées à faire des toilettes. C'est d’ailleurs d'actualité, il me semble qu’il y a une proposition de loi sur l'aide-soignante libérale qui est à l’étude.

M. le Président : Ne vous apparaît–il pas logique que l’on décale vers le haut les compétences des infirmières, afin de leur donner une capacité de prescription, plus d’autonomie et de responsabilité, dans un cadre qui serait bien entendu à définir. Il ne serait évidemment pas question d’aller jusqu’à la prescription de morphine, mais il serait quand même souhaitable que cette profession soit réévaluée, comme elle le souhaite. La technicité de cette profession s’est accrue, comme celle des médecins d’ailleurs.

Mme Annick Touba : C'est ce que dit le rapport Bernand. Je ne sais pas si cela serait très adapté à la pratique à domicile. Il serait intéressant de faire un état des lieux pour savoir comment se passe le soin à domicile. En fait, nous ne prescrivons pas, mais nous dressons quand même une liste pour le médecin, qui la recopie ensuite. C'est comme cela que ça se passe depuis des années. Il faut être réaliste : c’est le médecin qui fait l'ordonnance, mais il nous demande ce dont nous avons besoin. Il serait peut–être mieux que nous prescrivions nous–mêmes. Médecins et infirmières s'entendent souvent assez bien. J'ai la chance de travailler dans une commune de 4 000 habitants, donc nous nous connaissons parfaitement. Ce sont les médecins qui viennent nous voir lorsqu'ils sont confrontés à une situation de fin de vie dans laquelle il faut faire des soins palliatifs et où ils sont complètement débordés sans nous.

M. le Président : Vous avez dit que les soignants libéraux ne voulaient pas envoyer le malade à l'hôpital, mais cela se fait quand même. L’attitude du malade et de la famille n’est–elle pas quelque peu ambiguë, dans la mesure où ils savent qu’il n’y a plus rien à faire, mais où ils se demandent s’il n’est pas possible de faire quelque chose de plus ? La continuité de ces soins hospitaliers est peut-être une sécurité pour l'entourage, qui sait qu’il y aura quelqu'un en permanence auprès du malade, alors qu'à domicile il risque d’avoir des trous dans l'emploi du temps des intervenants, pendant lesquels le malade va se sentir seul. Est–ce pour cela que les malades vont mourir à l’hôpital ?

Mme Annick Touba : S’agissant du premier volet de votre question, les malades espèrent parfois que leur état va s'améliorer parce qu'ils n'ont pas assez parlé de l'acceptation de la mort. Ils pensent que leur état peut s'améliorer et qu'ils vont guérir. Si l'on veut vraiment écouter l'autre qui souhaite parler de sa propre mort, il n'est pas nécessaire de lui dire qu'il va aller mieux. On ne l’a pas assez dit aux familles, et on n'a pas suffisamment permis au malade de reconnaître tout seul qu'il allait mourir. Nous n'avons pas besoin de lui dire, ils posent quelquefois une question et ils trouvent eux-mêmes la réponse.

Il est certain que la continuité des soins est un point fondamental. L'infirmière et le médecin ne suffisent pas. Les bénévoles jouent aussi un rôle important. Il faut des équipes, une aide-soignante et tout un voisinage. Cela restera toujours lourd pour le professionnel de santé tout seul. Si le malade s'en va à l’hôpital, c'est qu’on a estimé qu'on ne pouvait plus continuer à le soigner à domicile. Mais si on peut être là et répondre pendant les derniers jours aux appels téléphoniques à sa demande, alors il restera chez lui. Tout est affaire de contexte. Le malade part pour l'hôpital peut être parce qu’alors nous ne sommes pas compétents sur le plan de l'accompagnement et du soutien. Les infirmières et les médecins ont le droit de se sentir très fatigués et de ne pas pouvoir assurer la continuité du soin à domicile.

Mme Catherine Génisson : Je pense que c'est davantage un problème de disponibilités qu'un problème de compétences.

Mme Annick Touba : La compétence à l'accompagnement s'apprend. Je ne parle pas de la compétence technique pour lequel chacun est formé, mais pouvoir écouter la parole d'un mourant, de son entourage familial, d'enfants qui vont perdre leurs parents, de parents qui vont perdre leur enfant, est encore plus difficile. Cette capacité n'est pas donnée à tout le monde.

M. le Président : Pensez–vous qu’un jour on pourra prendre en charge la mort à domicile, dans sa globalité ?

Mme Annick Touba : Nous n'avons pas besoin d'être là 24 heures sur 24. Il faut une famille et un tissu social. Le professionnel n'a pas besoin d'être là, mais doit être disponible pour répondre à la demande.

M. le Président : Mais vous disiez que la disponibilité n'était plus tellement possible, dans la mesure où il y a des problèmes d’effectifs de soignants.

Mme Annick Touba : C’est vrai : nous sommes tous débordés. Il y a pénurie de médecins et d'infirmières. Cela n'est pas un contexte très réjouissant pour développer les soins palliatifs. Il faudrait aussi rémunérer tout ce temps passé à l’accompagnement, ce qui n'est pas fait. Même si ça l'était, y aurait-il le personnel nécessaire pour répondre à la demande ? Ce sont des questions auxquelles je ne peux apporter de réponses.

M. le Président : Nous non plus, en l'état actuel des choses. Merci beaucoup, Madame, de nous avoir apporté l'éclairage du soin infirmier à domicile, qui est confronté à un certain nombre de problèmes compliqués, dans une société où l’on va à l’hôpital pour tout et rien.

Audition de Mme Nadine Hesnart,
Présidente de la Fédération nationale des infirmiers (FNI)



(Procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons Mme Nadine Hesnart, qui est présidente de la Fédération nationale des infirmiers. Vous connaissez notre mission : elle porte sur l'accompagnement de fin de vie. Bien entendu, elle s’interroge sur la place de la mort dans notre société et sur la médicalisation de la mort aujourd'hui. Notre société s’inquiète du pouvoir médical, des pratiques réelles des médecins et des infirmiers particulièrement en milieu hospitalier, puisque 70 % des gens meurent actuellement à l'hôpital. Elle s’inquiète également de l’application de notre droit qui nous interdit de donner la mort, alors qu'un certain nombre de pratiques, ne serait-ce que l'arrêt des soins en réanimation, sont des absences d'actes qui, sans être euthanasiques, entraînent le décès du patient. Nous avons écouté dans un premier temps des philosophes, des sociologues, des historiens, des religieux ou encore des représentants des loges maçonniques. Nous avons pu ainsi constater comment notre société aborde la mort en essayant de la nier et d’éviter cette confrontation. Notre deuxième cycle d'auditions est consacré au monde médical, qui sera représenté par des médecins, dont notamment le président du Comité consultatif national d'éthique et le président du Conseil national de l'Ordre des médecins mais également par des infirmiers et des infirmières. Nous avons tenu à écouter ces derniers pour deux raisons : ce sont d'abord souvent elles ou eux qui accompagnent réellement le malade et sa famille et qui sont donc les plus à même de nous apporter des informations dans ce domaine. C’est ensuite pour un motif, un peu plus polémique mais pas négligeable, renvoyant à une pratique que nous espérons appartenir au passé. Je pense à ces prescriptions euthanasiques rédigées parfois trop rapidement et exécutées de façon solitaire par des infirmières qui vivaient donc un conflit moral et éthique par rapport au patient dont elles avaient la charge.

Si vous le voulez bien, après vous avoir écoutée le temps que vous souhaitez, nous vous poserons quelques questions. La parole est totalement libre. Nous ne sommes pas filmés par des caméras. Nous essayons de percer non pas la vérité cachée mais la réalité profonde de ce problème de société majeur, qui est un peu défiguré dans les médias. L’accompagnement de la mort dans notre société étant devenu très technique, ses enjeux économiques ne sont dès lors pas négligeables en termes de santé et la pratique médicale s’ouvre plus au maintien de la vie qu'à l'accompagnement de la mort.

Mme Nadine Hesnart : J'aimerais d'abord préciser que la pratique qui est la mienne diffère de la pratique hospitalière, puisque, en libérale, nous sommes seuls. Même si un médecin est là, il est seulement prescripteur et, comme vous l'avez si bien dit, c'est nous qui accompagnons les patients le plus longtemps et, le plus souvent possible, tout au long de leur fin de vie. Nous accompagnons aussi les familles, car la maladie ne touche pas seulement un patient, mais aussi tout un entourage. Notre problème dont j'ai discuté avec mon conseil d'administration la semaine dernière, est la relation très personnelle que nous engageons avec les familles. Cette relation est inconnue dans les centres hospitaliers, puisque le malade est là d'abord pour se faire soigner et que la sensibilité de la famille n'est pas la même, une fois le malade sorti de son contexte familial.

Je peux vous donner deux exemples de ce que nous faisons dans le domaine libéral. Comme nous ne sommes pas filmés, je ne serai pas dénoncée et puis il y a prescription.

M. le Président : Nous sommes enregistrés, mais le texte de cette audition vous sera soumis avant sa publication.

Mme Nadine Hesnart : Personnellement, il y a 25 ans, j’ai assisté un médecin qui, à la demande du malade et de sa famille, a abrégé la vie du malade. Il est vrai que les protocoles anti-douleur n'étaient pas ceux que l'on peut trouver aujourd'hui. J’ai répondu à la demande d’un patient et de sa famille. Cela étant fait, j’ai été très perturbée du point de vue de ma conviction personnelle mais aussi soulagée. Etant jeune infirmière, je n'avais alors aucune réflexion personnelle sur la mort, que ce soit celle des autres ou la mienne propre. Je n'ai d'ailleurs pas terminé ma réflexion sur ce sujet qui me fait quand même très peur, d’autant que personne ne revient nous dire ce qui se passe après.

M. le Président : Si cela peut vous rassurer, nous aussi, nous n’avons pas fini de réfléchir sur ce point.

Mme Nadine Hesnart : Mon deuxième exemple est complètement opposé : une jeune femme de 38 ans (mon âge à l’époque) rentrait chez elle pour mourir dans les deux jours. Son accompagnement a finalement duré plus de trois mois. C'était un réel accompagnement, réalisé sans acte délibérément fatal, grâce aux protocoles anti-douleur qui existaient alors.

M. le Président : C'est plus récent ?

Mme Nadine Hesnart : Cela s'est produit il y a douze ans ; les conditions de l’accompagnement s’étaient déjà améliorées. Aucune demande ne nous a alors été adressée, mais si tel avait été le cas, nous aurions eu plus de recul. L'accompagnement a été formidable jusqu'au bout, puisque toute la famille s'est impliquée. Les familles ne sont jamais demandeuses et les patients sont de moins en moins demandeurs, depuis la mise en place de protocoles anti-douleur efficaces. L'objectif est que le patient ne souffre pas. La douleur ne sert à rien, même si les religieux soutiennent parfois que cela sert à gagner son paradis.

M. le Président : Même pas et même plus.

Mme Nadine Hesnart : J'aurais du mal à supporter ce langage.

La position des médecins libéraux face à une situation de fin de vie est assez claire : c'est un peu la fuite. Ils délivrent bien évidemment les prescriptions nécessaires dès qu'on les appelle, ils sont présents et réajustent les protocoles. Mais ils se sentiraient mieux s'ils pouvaient éviter de parler. Ils se débarrassent donc un peu sur nous de ce poids, ce qui est normal et ce qui, je pense, se fait aussi en milieu hospitalier. Nous pouvons appeler le centre anti-douleur et l'équipe mobile, mais nous faisons pratiquement seuls l'accompagnement au chevet du patient avec les familles. Si la famille n'est pas là, s'il n'y a pas un entourage quotidien, minute par minute, pour quelqu'un qui est au fond de son lit en fin de vie, rien ne peut se faire. Cette disponibilité familiale est extrêmement pesante car elle exige une même approche et une même patience, de jour comme de nuit. C'est pourquoi, alors que beaucoup de gens affirment vouloir mourir chez eux, ils meurent finalement à l'hôpital car, à un moment ou un autre, l’agonie est un peu trop longue et l'entourage finit par se fatiguer. Malheureusement, la demande d'hospitalisation se fait souvent au dernier moment et le patient meurt parfois dans l'ambulance qui l'emmène à l'hôpital.

M. le Président : Pourquoi ? Au cours de son audition, le Professeur Sicard nous a aussi dit que souvent, lorsqu’un malade était en train de mourir, tout à coup et pour des raisons diverses, il était emmené à l'hôpital « toutes sirènes hurlantes » et accueilli en réanimation, alors qu'il était en fin de vie. Pourquoi, à votre avis, passe-t-on ainsi d'un accompagnement doux à une réanimation dure ?

Mme Nadine Hesnart : La demande vient le plus souvent de la famille, généralement, lorsque le malade est dans un état comateux. Je ne sais pas trop ce qui se fait en ville, si vraiment des équipes de psychologues se déplacent ou reçoivent les familles. Dans les campagnes, la famille n'est pas prise en charge psychologiquement et semble avoir peur de « sauter le pas », c'est-à-dire de voir mourir son papa, sa maman, son fils, sa fille ou même sa grand-mère. Nous sommes attachés à toute notre famille et la mort d’un de ses membres à domicile, n’est pas une épreuve facile. L'entourage dit « maman mourra chez moi » et au fur et à mesure que l'échéance arrive, il se rend compte qu’il en a très peur. Je crois que l'accompagnement psychologique n'est pas assez développé.

M. le Président : A votre avis, est-ce la peur de la mort dans la maison, ou plutôt le sentiment qu'il y a encore quelque chose à faire ?

Mme Nadine Hesnart : Cela dépend des cas. S'il s'agit de quelqu'un dont on sait qu’il ne lui reste plus que deux ou trois jours à vivre, comme par exemple un grave accidenté qui revient chez lui, alors l’entourage s’attend à sa mort, il y est préparé. Mais voir son parent s'éteindre comme une petite bougie et parvenir au bout de cette dernière, cela fait quand même assez peur et l’entourage doit être soutenu. Il m'est ainsi arrivé, il n'y a pas si longtemps, d'accompagner un monsieur dont la mort était imminente. Évidemment, dans de tels cas, il est nécessaire de réorganiser sa tournée, d’appeler ses collègues pour leur demander de prendre en charge les autres patients. Mais, lorsqu’il est mort dans les bras de sa femme en ma présence, c’était la meilleure des choses pour son épouse, de l'aider à ne pas être seule à ce moment fatal. Dans ces instants là, il est bien rare que l'équipe soignante, l'auxiliaire de vie, ou même un autre membre de la famille, soient justement présents. Le fait de dire à cette femme « Dites-lui ce que vous n'avez pas dit. Dites-lui de partir doucement, que vous l'aimez. », était formidable. Cette femme, que je vois encore souvent, reconnaît que ma présence l'a soulagée.

Après, il y a tout un deuil à vivre qui n'est pas rien, car voir un proche mourir dans vos bras est plus terrible que de constater qu’il s’est éteint pendant que vous étiez dans la pièce d’à côté. Personnellement, je ne l'ai pas vécu dans ma famille mais je dois me défendre d’éprouver une trop grande affection pour ces patients.

Alors, le dernier souffle d’un proche est-il si effrayant que son entourage, bien qu’il ait promis de ne jamais le laisser mourir à l'hôpital, décide de l’y emmener au dernier moment ? Peut-être. Ce qui me paraît certain, en tout cas, c’est que les familles n’agissent pas dans l’espoir que l’état du patient puisse s’améliorer.

M. le Président : Selon vous, il y aurait donc insuffisance de préparation de la famille à cette échéance et à ses conséquences (tels la présence du corps, le deuil à faire et la solitude de l'entourage) et il conviendrait peut-être de mieux l'accompagner pour éviter le passage brutal à l'hôpital au dernier moment.

Mme Nadine Hesnart : Oui, mais l’accompagnement psychologique doit être fait par des personnes compétentes, et de préférence des psychologues plutôt que des psychiatres. Cet accompagnement est, actuellement, très certainement déficient. Pouvoir soigner quelqu'un, c'est le toucher et vivre avec lui mais prodiguer des soins à un corps mort, c'est autre chose, c’est un passage qui doit être très difficile.

En ce qui concerne les personnes réhospitalisées qui meurent à l'hôpital, les familles éprouvent une culpabilité épouvantable d’avoir assuré au malade qu'il ne mourrait pas à l'hôpital et de n’avoir pas respecté leur parole. Nous les entendons souvent dire « Je ne me le pardonnerai jamais. »

M. le Président : Avez-vous des situations inverses ? Connaissez-vous des personnes qui se sentent coupables de ne pas avoir hospitalisé un proche, parce qu’ils se disent qu'il aurait pu vivre trois mois de plus ?

Mme Nadine Hesnart : Les soins palliatifs et l'accompagnement des mourants sont des moments tellement difficiles à passer que je ne sais pas si les familles ont envie de les vivre à domicile pendant des mois et des mois.

M. le Président : Après un deuil, il y a toujours une culpabilité familiale.

Mme Nadine Hesnart : Peut-être mais elle est plus grande lorsque le malade est réhospitalisé. Peut-être qu'en milieu rural, l’hospitalisation est moins fréquente.

M. le Président : Vous travaillez en milieu rural ?

Mme Nadine Hesnart : Oui. Exclusivement.

M. le Président : Comment cela se passe-t-il ? Avez-vous l'impression que la tradition du deuil, du temps et de la prise en compte de la mort est plus prégnante qu'en milieu urbain ? Quelle est à votre avis la différence ?

Mme Nadine Hesnart : Il y a plusieurs choses. J'exerce dans la campagne normande, à dix-huit kilomètres d'Evreux, mais je suis native de la Vendée. En Vendée, la mort est vécue de façon différente, peut-être parce que ses habitants sont plus croyants et plus pratiquants. En tout cas, dans ma petite campagne vendéenne, il y a tout un cérémonial après la mort : on visite les morts le soir et on les veille pendant toute la nuit. Le lendemain, après un déjeuner, tout le monde se rend à l’église. Le vieillissement et la mort sont vécus de façon moins douloureuse, sauf en cas de décès d’un jeune. En Normandie, au contraire, ces rituels n’existent pas, la mort est douloureuse et très peu de personnes accueillent chez eux les corps de leurs proches décédés.

M. le Président : Même à la campagne ?

Mme Nadine Hesnart : Oui. Il y a maintenant des chambres funéraires dans tous les villages. Dans mon village de 3 500 habitants, il y a une chambre mortuaire qui est ouverte dès qu’il y a une inhumation.

Les rituels de la mort sont très culturels et sont vécus différemment à l'intérieur de chaque région et même de chaque département.

M. le Président : Vous avez l'air de dire qu'en Vendée, ces rituels donnent l'impression d'un départ moins douloureux.

Mme Nadine Hesnart : Oui. L'ensemble du deuil est pris en charge par l'ensemble de la commune.

Mme Martine Aurillac : Ce que dit Madame me paraît logique. Lorsque les rituels ne sont pas systématiquement évacués et permettent un accompagnement, le poids du deuil devient un peu moins lourd.

Mme Nadine Hesnart : C'est possible. Ce poids est moins lourd car le chagrin est porté par l'ensemble de la commune. Mais par ailleurs, dans les campagnes, on montre peu ses sentiments, peut-être par pudeur.

Je voudrais ici parler des interrogations des enfants sur la mort de leurs proches. Lorsque mes arrière-grands-parents sont morts, je me souviens être allée les embrasser, sans en avoir été effrayée. En Normandie, les morts ne sont pas montrés aux enfants qui, à sept ou huit ans, se posent beaucoup de questions pour savoir où se trouve celui dont ils n’ont pas vu le passage. Il y a donc peut-être aussi un accompagnement psychologique à effectuer auprès de l'enfant.

M. le Président : Avez-vous le sentiment que l'entourage familial s'engage auprès du malade, à ne pas le laisser mourir à l’hôpital parce que l’intéressé, comme le soulignent les statistiques, n'a pas envie de cette fin là ?

Mme Nadine Hesnart : Oui. Le refus d’un malade de mourir à l’hôpital rejoint exactement le souhait des personnes âgées de ne pas partir en maison de retraite. Certains patients peuvent néanmoins souhaiter une hospitalisation, notamment lorsqu’ils ont besoin de soins intensifs et de se sentir très sécurisés mais en général les malades préfèrent rester chez eux. Le milieu urbain est peut-être différent, dans la mesure où il est moins socialisé, en termes de réseaux ou d'entourage. La famille y est souvent éclatée et les petits appartements ne favorisent pas la vie à plusieurs, comme dans les grandes maisons campagnardes. C'est peut-être plus compliqué.

Mme Martine Aurillac : Avez-vous déjà rencontré des cas où la personne malade, consciente et sans doute très généreuse, affirme qu'elle préfère aller à l'hôpital pour ne pas infliger son agonie à sa famille ?

Mme Nadine Hesnart : Oui. Souvent, lorsque des jeunes en fin de vie vivent chez leurs parents ou avec un conjoint, ils préfèrent être hospitalisés pour ne pas constituer un poids physique et moral pour leur famille. Mais ce n'est pas une volonté profonde et réelle : ils agissent ainsi pour ne pas encombrer la maison, parce qu’ils savent que les soins en fin de vie sont longs : il faut tourner les malades doucement, ne pas les bousculer, les masser. Ils ont besoin d'une attention permanente, parfois, pendant quelques jours, mais parfois pendant des mois. Leur prise en charge est alors trop longue et trop lourde.

M. le Président : Pardonnez-moi de rentrer dans le domaine économique, mais ces actes infirmiers d’accompagnement sont sous-cotés, alors qu’ils prennent plus de temps que certains actes techniques. Pensez-vous qu’une nouvelle codification (selon la durée passée ou selon certains types de malades), pourrait améliorer les accompagnements de fin de vie ? Ou pensez-vous, au contraire, qu’une telle mesure n’aurait qu’une incidence relativement faible et que l'ensemble sociologique et médical continuerait de fonctionner comme aujourd'hui et d’hospitaliser à la dernière minute ? C'est ma première question.

Par ailleurs, pensez-vous que les infirmiers ayant en charge ces malades, devraient avoir plus d'autonomie de décision dans les soins, étant donné que nous sommes dans le domaine du palliatif et non plus dans celui du curatif ? Cette autonomie, qui s’exercerait bien entendu dans le cadre de directives médicales épisodiques, pourrait leur permettre de mieux s'adapter aux situations, de réadapter les protocoles anti-douleur et de constituer un réseau de décision.

Enfin, pensez-vous que, dans cette collaboration entre médecins et infirmiers, l'aide-soignante pourrait jouer un rôle dans l'accompagnement de fin de vie à domicile ?

Mme Nadine Hesnart : Au sujet de la cotation des actes infirmiers palliatifs, je suis surprise qu'une telle assemblée reconnaisse que nous sommes mal payés pour ce type de prise en charge. Les soins sont très certainement longs mais ils devraient être démultipliés. Aujourd'hui, nous avons une cotation très claire : nous travaillons par demi-heures, sans pouvoir dépasser quatre demi-heures par patient et par jour ; ce temps octroyé est largement insuffisant car notre présence sur place est bien plus longue et il ne peut pas être question de regarder sa montre et de tout laisser en plan lorsque le temps est écoulé. Il faudrait prévoir des passages réguliers, lesquels sont plus utiles qu’une garde de douze ou dix-huit heures. Nous souhaitons pouvoir soulager les familles, leur montrer et remontrer les gestes (car si elles comprennent vite, elles se lassent et oublient) permettant de donner les soins les plus courants, notamment ceux qui éviteront au patient de faire des escarres qui sont horriblement douloureux et se constituent aisément. Il faut donc des positionnements réguliers.

Bien évidemment, les cotations de ces actes ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être. Nous avons fait des propositions de forfaits de prise en charge, différents de ceux, complètement ridicules qui, préparés par le département de l'Oise, reposaient sur la durée des soins prodigués avant la mort. Comment savoir si la mort va se produire tel jour à telle heure ? L'accompagnement peut durer longtemps. Il peut être l'occasion de gestes techniques importants (poses de perfusions, de pompes anti-douleur) pour lesquels doivent être observés de nombreux protocoles. Mais il peut, notamment dans les derniers jours, ne nécessiter que des soins de confort, sans aucune invasion, sans geste technique. Si le patient peut encore déglutir, s'alimenter et s'hydrater correctement, alors on laisse doucement arriver la fin de vie.

Pour en revenir à la cotation, les actes techniques sont payés plus ou moins correctement, mais il est vrai que le temps passé en phase de confort est plus long et moins bien payé. Ayant travaillé, à une époque, sur les forfaits en établissement d'hébergement, nous en avions proposé cinq (du plus simple à celui d’un accompagnement de fin de vie) qui n'ont pas été retenus. Maintenant, je ne vais pas faire du misérabilisme en disant que nous sommes mal payés. Chacun le sait.

M. le Président : En dehors de cela, pensez-vous que ce soit une des raisons du manque d'accompagnants ?

Mme Nadine Hesnart : L'élément de non-prise en charge d’un patient n’est pas lié à la sous-cotation des actes mais plutôt au temps nécessaire à passer auprès de ce patient et au manque de professionnels sur le terrain. Nous faisons des refus de soins car nous ne disposons pas du temps que ce type de patients réclame. Dans un emploi du temps débutant à six heures et demie du matin et finissant à vingt-deux heures, il est impossible d’aménager un espace pour un nouveau cas. Et, dans ma campagne normande, comme nous sommes 42 infirmières pour cent mille habitants, ces refus de prise en charge de patients sont possibles.

M. le Président : Comment se fait votre choix ? Je vais poser ma question de façon mercantile et un peu cynique. Si une demi-heure passée avec un patient en fin de vie était plus rentable que les temps de deux ou trois visites, cela permettrait-il de diminuer les refus de soins de ces patients-là ?

Mme Nadine Hesnart : On peut y réfléchir, mais dans les faits, nous ne fonctionnons pas ainsi. Il est extrêmement rare que nous ayons à suivre un patient en fin de vie et, que nous ayons en même temps, à exécuter cinq prescriptions nouvelles dans la journée. Nos refus de soins sont plutôt dictés par l’éloignement géographique des patients : la prise en charge d’un patient demeurant dans la commune où nous exerçons est possible mais pas celle du patient situé à quinze kilomètres car il n'est pas possible de faire cinq à six allers-retours par jour pour l’assister.

A la campagne, le temps de déplacement est un facteur très important, puisque notre lot quotidien est de parcourir en voiture deux cents kilomètres. Pour gagner du temps, nous avons institué des permanences dans nos cabinets pour traiter les patients qui, pour une injection ou un pansement, peuvent se déplacer. Mais, ces heures sont très occupées et ne suffisent pas à pallier les manques de temps. Nous avons ainsi dû refuser un malade d’un autre secteur que le nôtre où l'infirmière partant en retraite, n’avait pas été remplacée. Il y a donc désormais tout un secteur que nous nous partageons avec les infirmières des alentours, en l’absence de notre collègue retraitée. Mais nous ne pouvons pas faire plus. Ainsi, lorsque l'hôpital de Dreux, après avoir déjà contacté trois cabinets d'infirmières, nous a demandé si nous pouvions prendre en charge un malade qui, utilisant des pompes à chimiothérapie, sera en fin de vie dans trois mois, nous avons dû le refuser car nous avons la certitude de ne pas pouvoir assurer ses soins. Je précise que je travaille dans un cabinet de six infirmières, et que nous avons été contraintes de rappeler l'infirmière de congé pour pouvoir assurer la charge de travail. Nous ne choisissons pas nos patients en fonction des actes qui doivent leur être prodigués mais en fonction de critères objectifs de temps et d’éloignement. Mais nous souhaiterions ne pas avoir à effectuer de tels choix qui sont insupportables.

M. le Président : Ma question était volontairement provocante pour que vous me fassiez la réponse que vous venez de me faire.

Mme Nadine Hesnart : J’en viens maintenant à votre question de l'autonomie de décision. Nous parlerons après de ce qui fâche.

Nous avons une grande autonomie de décision sur les soins de confort que nous faisons nous-mêmes. Pour ces soins, nous n’avons pas besoin de l’autorisation d’un médecin mais il est nécessaire qu’il les prescrive, sans quoi la sécurité sociale ne rembourse pas les soins au patient ou ne paie pas les actes à l'infirmière.

Pour ce qui est de l'autonomie de décision concernant un protocole anti-douleur, qui est un acte déjà écrit, ou des prescriptions spécifiques de produits, en fonction de l’évolution que nous constatons dans l’état du malade, il me semble qu’une marge de manœuvre pourrait nous être laissée mais qu’il n’entre pas dans nos compétences d’identifier le besoin et de prescrire en conséquence.

M. le Président : Et pour ce qui est de l'adaptabilité ?

Mme Nadine Hesnart : C'est un autre sujet.

Passons maintenant à la question des aides-soignantes. Aujourd'hui, les aides-soignantes ne travaillent qu'en collaboration avec les infirmières, qui ne sauraient leur déléguer aucune de leurs tâches ou de leurs compétences. N’ayant aucune compétence, seules, elles ne peuvent que travailler en équipe, à l'hôpital, au sein des soins infirmiers à domicile (SIAD) ou des hospitalisations à domicile (HAD). Si elles exercent des activités seules, ce sont des activités d’aide qui ne sont et ne doivent pas être prises en charge par les caisses d'assurance maladie. Nous nous battrons contre le statut d'aide-soignante en libéral. Nous sommes en train d’analyser la récente proposition de loi déposée sur ce sujet et si c’est nécessaire, nous nous battrons contre ses dispositions, comme nous nous étions battues en 1994 contre la proposition de loi déposée par M. Etienne Pinte. Les aides-soignantes, n’ayant aucune compétence infirmière, ne doivent travailler qu'en collaboration avec les infirmières.

M. le Président : Je ne dis pas cela pour vous provoquer.

Mme Nadine Hesnart : Cela ne fait rien. J'aime bien.

M. le Président : Puisque vous aimez bien, je vais insister. Ne pensez-vous pas que l'accompagnement d’un malade puisse constituer le cas dans lequel une aide-soignante pourrait utilement soulager la charge de travail du corps infirmier qui est en pénurie majeure de personnel et qui n’arrive pas à prodiguer à tous ses soins ? Si les soins infirmiers demandent une formation professionnelle élevée que vous avez, en revanche, en termes psychologiques et techniques, ne peut–on pas estimer que certains des actes que vous prodiguez et qui vous prennent du temps ne relèvent que de l'accompagnement humain et ne présentent aucun caractère de technicité ? Considérez-vous que, même dans ce cadre, l’exercice en libérale d’une aide-soignante ne peut pas exister ?

Mme Nadine Hesnart : Là ce ne sont pas des soins infirmiers.

M. le Président : Je ne comprends pas.

Mme Nadine Hesnart : Vous dites « une partie des actes et des soins ».

M. le Président : Oui ! Nous ne parlons pas de soins infirmiers mais d’actes relatifs à la toilette et à l'accompagnement.

Mme Nadine Hesnart : Pourquoi alors une aide-soignante ?

Mme Catherine Génisson : Pourquoi pas une aide-soignante ?

Mme Nadine Hesnart : Oui, mais pourquoi une aide-soignante ?

M. Patrick Delnatte : Et pourquoi pas ?

Mme Catherine Génisson : Dans la mesure où il s'agit d'un soin qui…

Mme Nadine Hesnart : Ce n'est pas un soin. Les soins infirmiers sont du ressort des infirmières et cela s'arrête là. Les aides-soignantes ne font pas de soins infirmiers seules, elles les font en collaboration, c’est-à-dire en binôme, avec les infirmières. Jamais une aide-soignante ne doit exécuter seule des soins infirmiers, à la différence des actes essentiels à la vie courante qu’elle peut prendre en charge.

Mme Catherine Génisson : Mais comment qualifie-t-on ces actes dans le cas d'une personne incontinente ?

Mme Nadine Hesnart : Tout dépend de l’incontinence et des objectifs de soins qui sont définis par l’infirmière. S'il n'y a pas d'objectifs de soins, alors c'est de l'aide à la vie courante, comme dans le cas d'une femme qui vient d'accoucher et qui rencontre des problèmes d'incontinence pendant six mois : il s’agit alors de l’aider à rester propre. Au contraire, si nous sommes dans le cas d'une personne incontinente et grabataire, alors des objectifs de soins doivent être définis par l’infirmière : ne pas faire de plaie, prévenir les escarres, éviter les troubles phlébo-emboliques…

M. le Président : J'ai bien compris qu'il n'y avait pas de soins. Mais, je vais reprendre le cas concret proposé par Madame Génisson, d’une personne incontinente nécessitant, par conséquent, une toilette régulière à effectuer. Dans ce cas, seule une présence humaine est alors nécessaire. Le médecin, l'infirmière et l'aide-soignante ont des compétences et des technicités différentes mais n'ont pas des valeurs humaines différentes les unes des autres. Dès lors qu’une présence humaine vient, non pas prodiguer des soins mais aider aux actes de la vie courante, ne pensez-vous pas que, dans le cadre d’une fin de vie à domicile, cette présence puisse présenter une utilité, dans un cadre bien précis de compétences partagées ?

Mme Nadine Hesnart : Sûrement pas dans un cadre de compétences partagées. Et cette présence humaine dont vous parlez peut aussi être une autre personne que l'aide-soignante, être par exemple une auxiliaire de vie, formée non pas aux soins du corps mais à la prise en charge de la propreté.

M. le Président : Je ne suis pas un représentant des aides-soignantes. Cela peut aussi bien être une auxiliaire de vie.

Mme Nadine Hesnart : Ce n'est pas innocent.

M. le Président : Si, c'est innocent. Dès lors que la famille est absente et qu’il n’y a pas de bénévoles, qui peut alors accompagner et maintenir le malade à domicile, surtout quand il est en fin de vie et qu'il a besoin d'une présence humaine ? Ma question est mieux formulée et je dois vous préciser que si je pose parfois des questions vicieuses, je n'ai là franchement, aucune arrière-pensée.

Mme Nadine Hesnart : Si effectivement ni la famille ni l'équipe soignante ne sont présentes et que le patient ne peut pas rester tout seul, une présence devra être assurée, éventuellement par le service des auxiliaires de vie. Ces services sont bien organisés dans les campagnes, même s’ils ne sont pas assez nombreux et qu’un plus grand nombre de postes devrait être dégagé.

Je vais faire un lien avec le dramatique épisode de la canicule de cet été sur lequel nous avons refusé toute polémique de style : « coupable, responsable, que fait l'État ? » car le problème concernait plus l’isolement des personnes que leur prise en charge sanitaire.

Mme Catherine Génisson : C'est incontestable.

Mme Nadine Hesnart : Les services de soins, que ce soit nous ou les SIAD, passaient deux fois par jour pour mettre en place des programmes de réhydratation et de réalimentation. Ces derniers n’avaient toutefois d’utilité que si une personne pouvait veiller à leur bonne application dans la journée. De même, la fin de vie doit bénéficier d’une organisation qui doit être d’autant plus exemplaire que la personne intéressée ne peut pas rester tout seule entre dix heures et dix-sept heures. Le personnel choisi pour être présent à ce moment là peut être un personnel accompagnant, tout autant qu’un personnel de santé.

M. le Président : Là n'est pas la question. Vous savez, je suis médecin hospitalier et j'ai tendance à catégoriser les choses alors oubliez mon évocation des aides-soignantes.

Mme Catherine Génisson : Je suis aussi médecin hospitalier et je constate qu’à l’hôpital, le travail collégial entre aides-soignantes et infirmières se fait de façon naturelle et qu’à certains moments, une aide-soignante, seule dans la chambre d’un patient, peut très bien s’en occuper avec une délégation de soins faite par l'infirmière. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi ce modèle, en l’aménageant éventuellement, ne peut pas être transposé dans le secteur libéral. Il n'est pas question de retirer la plénitude de la fonction de soins aux infirmières mais je ne vois pas pourquoi des aides-soignantes ne pourraient pas exécuter certains niveaux de soins sous le contrôle d’une infirmière. Il me parait que, lorsqu’elle est possible, la présence simultanée de l'infirmière et de l'aide-soignante, doit être le principe, mais que doivent aussi pouvoir être délégués certains soins qui, selon leur importance, devraient faire l’objet d’un contrôle journalier, bi-hebdomadaire ou hebdomadaire. Je n'arrive pas à comprendre l’opposition absolue de votre organisation syndicale, à l'égard de cette proposition, alors même que, vous l'indiquez, vous êtes surchargés de demandes. En fait, notre volonté tend, au contraire, à revaloriser votre fonction et vos actes, à vous permettre d’exercer votre art et peut-être même à envisager la possibilité d'une délégation.

Mme Nadine Hesnart : Un transfert de tâches ?

Mme Catherine Génisson : Pas un transfert, mais une délégation qui pourrait aller plus loin.

M. le Président : Une augmentation de compétences.

Mme Nadine Hesnart : Nous rentrons dans le débat « transfert de compétences et transfert de tâches » du Professeur Berland. Or, il n'y a pas des sous-soins et des soins. Les actes accomplis sur un patient sont, soit des soins effectués exclusivement par des infirmières, soit n’en sont pas et peuvent être faits par les aides-soignantes ou par toute autre personne formée pour cela, telle une auxiliaire de vie familiale et sociale (qui a, elle aussi, un rôle à jouer et dont la formation est formidable).

Mme Catherine Génisson : Je ne dis pas qu'il y a du soin et du sous-soin mais il y a des actes très différents : ainsi, ce n'est franchement pas la même chose d'opérer un œsophage et une appendicite. Votre discours est tout de même surprenant.

M. Michel Vaxès : Je crois que nous ne traitons pas l'objet de la mission.

Mme Catherine Génisson : Peut-être, mais cela touche aussi à l'organisation de l'accompagnement et des soins palliatifs.

Mme Nadine Hesnart : J’appelle votre attention sur le fait que nous ne sommes pas les seules à défendre notre domaine de compétences. Ainsi, les kinésithérapeutes ne nous reconnaissent aucun droit de pratiquer des massages puisque ces derniers relèvent de leur compétence propre.

M. Michel Vaxès : Qui décide de ce qui relève des domaines du soin et non du soin, l'infirmière ou le médecin ?

Mme Nadine Hesnart : C'est l'infirmière. C'est notre rôle propre.

M. Michel Vaxès : Cela signifie que l'infirmière a une autonomie par rapport au médecin. Cela me laisse perplexe.

Mme Nadine Hesnart : Nous sommes autonomes pour un certain nombre d'actes qui relèvent de notre rôle propre et qui pourraient ne faire l’objet d’aucune prescription. Cette dernière n’est obligatoire que pour obtenir la prise en charge financière desdits actes.

M. Michel Vaxès : La prescription relèverait donc uniquement d’une condition de prise en charge financière et non pas du fait de la compétence médicale ? Cela me pose un vrai problème.

Mme Nadine Hesnart : Connaissez-vous notre décret de compétences ? Les articles 1 à 3 de ce texte concernent la prise en charge des soins et définissent les actes de la compétence de l’infirmière, lesquels peuvent tous être mis en œuvre sans aucune prescription.

M. le Président : Ne pensez-vous pas que ce décret pourrait vous octroyer une autonomie plus grande, afin de vous permettre, sans être obligés d’en référer au médecin, de traiter un certain nombre de patients, par des actes sur lesquels vous avez autant de compétences que lui pour agir ou pour décider ? N'avez-vous pas aussi l’impression d'effectuer parfois des soins qui pourraient tout aussi bien être délégués à des auxiliaires de vie ?

Mme Nadine Hesnart : Il n'y a aucun problème si ce ne sont pas des soins.

M. Alain Néri : Je ne suis ni médecin hospitalier, ni médecin.

M. le Président : Personne n'est parfait …

M. Alain Néri : Élu rural dans une petite commune où tout le monde se connaît, nous parvenons à maintenir à domicile plusieurs personnes en les entourant des soins d’une équipe. Ne pensez-vous pas que, bien que vous vouliez défendre votre compétence, une telle équipe, constituée le plus souvent d'un médecin, d'une infirmière, d'une aide-soignante, d'une auxiliaire de vie et de l'entourage du malade, puisse organiser une répartition des rôles, différente de celle qui existe aujourd'hui et permettre une interpénétration des activités des uns et des autres ? Ainsi, grâce à un travail d'équipe, les différentes tâches qui doivent être accomplies pour l’accompagnement du malade, en fonction du temps et des compétences de chacun pourraient être déléguées. Je pense ainsi que lorsque ma belle-mère faisait la toilette des grands-parents dont elle avait la charge, elle n’administrait pas des soins mais permettait à l’infirmière de gagner du temps et de s'occuper plus spécifiquement des véritables soins.

Mme Nadine Hesnart : Ces actes peuvent être considérés comme des actes essentiels de la vie courante.

M. Alain Néri : Seriez-vous alors d'accord pour estimer que votre rôle peut, dans le cadre de vos compétences, faire l'objet d’une délégation qui permettrait un meilleur accompagnement et une plus grande présence ?

M. le Président : Nous avons bien compris le travail que vous faites en défendant votre profession, et Dieu sait que nous avons besoin de syndicats dans ce pays pour parler au nom des groupements. Mais vous nous dites aussi que dans votre profession, le temps vous manque pour tout faire. Dès lors, comment accompagner celui qui souhaite mourir chez lui, que ce soit en milieu urbain ou rural, puisque les familles sont de moins en moins présentes ? Comment favoriser différentes présences humaines allant d’une simple visite, qui permet de discuter de choses et d’autres, du programme de télévision de la veille et de satisfaire les actes de la vie courante, jusqu’à la dispense de soins infirmiers et de prescriptions médicales des plus sophistiquées ? En bref, comment créer un accompagnement diversifié et globalement cohérent ?

M. Patrick Delnatte : Il faut savoir aussi, si les soins palliatifs à domicile peuvent réellement être développés (hypothèse qui nous intéresse tous) ou bien s’ils resteront tout à fait exceptionnels. Il est en effet inutile de nous pencher sur les soins palliatifs à domicile, si vous nous dites qu’ils ne seront jamais satisfaisants.

Mme Nadine Hesnart : Je ne vous ai jamais dit cela.

M. Patrick Delnatte : Pensez-vous que ces soins palliatifs à domicile seront toujours une exception ou bien pensez-vous qu’ils pourront se développer, sans être toutefois toujours matériellement bien maîtrisés ?

Mme Nadine Hesnart : Je pense qu’un socle doit être mis en place, éventuellement à partir de la municipalité ; il faut créer un réseau virtuel de collaboration entre des acteurs qui, connus dans chaque secteur, ne devraient jamais se perdre de vue. Il faut organiser une collaboration vraiment formalisée, une coordination de l'ensemble des personnes oeuvrant au domicile du patient et de sa famille. Si nous n'avons pas ce socle fort, alors le système deviendra déliquescent et, un jour ou l'autre, il manquera quelqu'un, ce qui empêchera le patient de rester chez lui. Il faut vraiment un dispositif important avec, non pas seulement un suivi mais toute une organisation. On pourrait concevoir par exemple, qu’un numéro de téléphone centralise les demandes d’accompagnement à domicile et qu’un acteur du réseau organise avec tous les professionnels concernés, l’organisation de l’accompagnement demandé et prévoit les remplacements éventuels, car aucun maillon ne doit manquer. Je pense que nous n’avons pas assez de réseaux de personnes bien structurés.

Maintenant, j’aurais une question à vous poser. Les personnes âgées qui sont hébergées dans des maisons de retraite, y finissent généralement leur vie (il est de plus en plus rare qu'une personne finisse sa vie auprès de son entourage familial). Savez-vous si, statistiquement, ces personnes âgées qui bénéficient de l’accompagnement prodigué par l’institution qui les héberge, meurent autant à l'hôpital que celles qui restent à leur domicile ? 

M. le Président : C'est une très bonne question, mais je ne peux pas vous donner de chiffres. Ce qui est certain, c’est que les hôpitaux s'étonnent de recevoir des patients qui, étant à leur dernier instant de vie, viennent dans leurs services pour y mourir, comme s’il y avait une évacuation de la mort dans des structures de plus en plus sophistiquées.

M. Alain Néri : Pour le vivre journellement, je crois que notre action doit être, dans un premier temps, de maintenir les gens à domicile le plus longtemps possible. Mais, nous avons aussi la responsabilité de construire des établissements pour personnes âgées dépendantes (EPAD) de grande qualité afin de traiter le mieux possible les derniers moments de chacun, dans un souci d'égalité de traitement. Cependant je pense qu'il ne faut pas avoir peur de dire aujourd'hui que ces établissements sont effectivement des mouroirs. Il faut maintenant démythifier ce mot qui est connoté et rappeler que les personnes qui y sont hébergées, y mourront.

M. le Président : En même temps, personne n'a mis les pieds dans la vie sans devoir en sortir un jour. C'est notre lot à tous, il y a toujours un dernier moment, un dernier appartement, une dernière voiture …

Mme Nadine Hesnart : Je crois qu'il ne faut pas généraliser. Certains établissements sont effectivement des mouroirs, dans le sens négatif du terme, alors que dans d’autres établissements superbes, on peut mourir vingt-cinq ans après son admission.

M. Alain Néri : Je crois qu'il faut pouvoir garantir aux personnes âgées qu’elles pourront rester dans leur établissement jusqu'à leur mort et qu’elles n’auront pas constamment à déménager dans d’autres foyers mieux adaptés à leur situation, en cas de maladie ou de grande dépendance. Ces ballottements successifs ne peuvent en effet que contribuer à accentuer leur impression de déchéance.

Mme Nadine Hesnart : Je crois que ce genre de situations devrait progressivement disparaître. Il est vrai que dans les anciennes maisons de retraite, les pensionnaires qui tombaient malades ne pouvaient plus être accueillis car ces établissements n’avaient pas été suffisamment médicalisés. Mais aujourd'hui, une procédure a été enclenchée et dans 4 ou 5 ans, tous les établissements devront être soumis à une convention tripartite et comprendre, des soins infirmiers, un hébergement et une aide.

M. le Président   : Merci beaucoup, Madame. Pardon si nous avons dérivé sur d'autres sujets.

Mme Nadine Hesnart : Ce n’était pas grave.

M. le Président : Comme le disait M. Delnatte, 70 % des Français meurent à l'hôpital. Ce taux sera-t-il demain de l'ordre de 90 %, voire de 100 % ? Malgré le vœu émis par chacun d’entre nous, ne finirons-nous pas tous par mourir à l'hôpital ? Cette évolution est-elle sociologique, psychologique, irréversible ?

Audition du Docteur Maryse Dumoulin,
Maître de conférences des Universités (éthique et santé publique) à l'Université de Lille II, médecin à l'hôpital Jeanne de Flandre de Lille, Présidente de l'association Vivre son deuil Nord–Pas–de–Calais


(Procès–verbal de la séance du 10 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous présente le docteur Maryse Dumoulin, qui est maître de conférences à Lille en éthique et santé publique, médecin hospitalier en pathologie maternelle fœtale au CHRU de Lille, présidente de l'association « Vivre son deuil » en Nord–Pas–de–Calais, secrétaire générale de la fédération européenne « Vivre son deuil » et membre du Comité national d'éthique du Funéraire. Je passe sur votre liste de titres impressionnante, sur votre enseignement à Paris, Nancy, Amiens, Lille ou Genève, pour évoquer votre bibliographie. Elle se poursuit en 2003 avec Pratiques et rites autour du corps de l'enfant né à l'issue d'une interruption médicale de grossesse ; Le deuil de l’enfant de la grossesse. Les précédentes publications étaient autour des mêmes thèmes : L'enfant décédé en maternité ; Mort en maternité ; Respect et considération du corps du fœtus décédé ; Le deuil périnatal. Merci, madame, de nous consacrer quelques instants. Notre mission porte sur l’accompagnement de la fin de la vie. Elle regroupe des députés de tous les bords de l'Assemblée et a pour objet de présenter un rapport sur la situation actuelle dans ce domaine. Bien entendu, les médias ont fortement attiré l’attention sur les affaires qui ont récemment défrayé la chronique mais nous avons le souci de mener une réflexion approfondie sans avoir l'intention de nous précipiter sur la loi. Nous la ferons s'il faut la faire, mais nous sommes ici avant tout pour essayer de comprendre la réalité des choses. Nous avons déjà entendu des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants des religions et des obédiences maçonniques, qui nous ont éclairés sur l'idée de la mort dans notre société. Puis nous avons commencé à écouter un certain nombre de médecins et votre intervention s’inscrit dans ce deuxième cycle de nos auditions. A ce titre, nous avons écouté des réanimateurs, le Président du Conseil de l'Ordre, le Président du Comité consultatif national d’éthique, le Président de l’Académie de médecine et des médecins qui s'occupent de fin de vie et de soins palliatifs. Ils nous ont montré la pratique actuelle et bien mise en exergue la médicalisation de la mort et des situations auxquelles nous n’avions pas songé. Après le cycle médical, nous entamerons les cycles associatif puis juridique, et enfin politique. Telle est notre démarche et nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt. Nous allons vous donner le temps que vous souhaitez, puis nous débattrons pendant une demi–heure, si vous acceptez de répondre à nos questions. Nos débats sont enregistrés mais nos travaux ne sont pas ouverts à la presse. Il est inutile de vous dire que la parole est libre.

Docteur Maryse Dumoulin : Je ne me présente plus, puisque vous l'avez fort bien fait. Je voudrais dire que quand je vais prendre la parole ou quand je vais m'exprimer en invoquant des réactions ou des propos de parents, c'est en ma qualité de médecin et présidente d'association d'endeuillés. Au sein de cette association d'endeuillés qui concerne tout type de décès, je m'occupe plus particulièrement, compte tenu de mon métier, d'animer des groupes de paroles de soignants de maternité et de parents endeuillés, par la perte de leur tout–petit. Les témoignages parentaux que je vous donnerai le seront bien sûr avec leur accord et sous couvert des réunions que nous avons une fois par mois sur ce sujet.

Je pense qu'il y a lieu tout d'abord de bien définir à la fois la fin de vie de ces tout–petits, parce qu'elle est tout à fait spécifique, différente de celle des enfants plus grands et des adultes et la réalité médicale. La fin de vie et le décès de ces tout–petits peuvent se produire de deux manières différentes : soit in utero dans le ventre de la mère, d'une manière spontanée ou après un geste actif, soit tout de suite après la naissance, ce qui s'appelle une mort périnatale, autour de la naissance. Après la naissance, le bébé va décéder soit de sa très grande prématurité, soit de sa malformation ou de sa maladie, soit encore parce que l’on aura fait un arrêt provoqué de sa vie par un arrêt de réanimation. Ces morts périnatales ont pour caractéristique de se produire tout le temps en milieu hospitalier. En effet, la naissance a lieu dans la plupart des cas à l’hôpital. Il y a très peu d'accouchements à domicile et c'est heureux. C'est souvent un secteur de très haute technicité (niveau III, le plus souvent). Cette fin de vie occupe un temps plus délimité, sauf cas particulier, et représente un temps plus court que pour les enfants plus âgés et pour les adultes. Comme cas particulier, il faut que vous sachiez que nous avons par exemple des mamans portant plus d'un enfant, des grossesses gémellaires multiples pour lesquelles cette fin de vie de l'un des enfants sera beaucoup plus longue. Quand par exemple l'un des bébés est atteint d'une malformation grave, pour laquelle la femme peut demander une interruption médicale de grossesse (IMG), on ne peut pas la pratiquer tout de suite lorsqu’il y a plusieurs bébés et on est contraint d'attendre le terme de la grossesse, pour laisser toutes ses chances de vie au bébé vivant et « sain ». Cela peut donc durer parfois trois mois, trois mois et demi. La maman vit donc tout le reste de sa grossesse avec un enfant vivant, extrêmement malformé, et que l’on sait condamné à la naissance et un autre qui vivra normalement bien jusqu'au terme. C'est pourquoi je précise que certains cas de figure ne sont pas si exceptionnels mais font quand même partie des exceptions qui, dans la fin de vie, sont relativement courtes. Cela peut se produire, pour ces grossesses gémellaires, quand une IMG est décidée sur l'un des bébés, ou lorsque l'un des bébés est mort spontanément et que l’on surveille la vie de l'autre bébé in utero, pour savoir si la mort de l'un n'aura pas de conséquences sur la bonne santé de l'autre. Ce couple devra attendre. On ne peut provoquer l'accouchement si l'un des bébés est mort à quatre mois de grossesse. Nous sommes donc obligés d'attendre le terme de la grossesse, pour que l'accouchement se fasse, afin de laisser au bébé vivant toutes ses capacités et potentialités à aborder la vie dans les meilleures conditions possibles.

Une autre caractéristique est que, dans ces fins de vie, les parents et les proches du bébé sont avec nous à l'hôpital. En effet, la maman est hospitalisée et, dans la majorité des cas, le papa est très souvent là. On trouve rarement des femmes seules. Ceux qui doivent prendre des décisions, ou du moins être accompagnés, sont là jour et nuit.

J'aimerais que nous parlions maintenant des décès. Il y a deux grands types de décès : les décès spontanés pour lesquels on ne peut pas faire grand chose et les décès provoqués. J'ai décidé de vous en parler à travers deux approches différentes, parce que ces décès sont précisément distincts du point de vue humain, juridique et médical. Il y a des décès provoqués dans le cadre de l'obstétrique et dans celui de la néonatologie. Dans le premier cadre, ces décès provoqués sont les interruptions médicales de grossesse que l'on appelle aussi interruptions volontaires de grossesse pratiquées pour motif médical. Leur cadre réglementaire est celui de la « loi Veil » avec ses prolongations et une réglementation qui est venue l'étoffer. Il s'agit des lois de bioéthique. Celles–ci ont fixé le cadre réglementaire de ce que l'on appelle les centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN). C'est dans ces centres qu'il est décidé, s'il est possible ou non, de réaliser une interruption médicale de grossesse. La loi prévoit, pour ces interruptions médicales de grossesse, que l'on peut interrompre une grossesse, si elle met en péril grave la santé de la mère, ce qui représente 5 % des interruptions de grossesse en France. L'autre part, qui est la plus importante, concerne les cas où il existe une forte probabilité pour que l'enfant à naître soit atteint d'une pathologie d'une particulière gravité, reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Ceci peut se faire, quel que soit le moment de la grossesse. La grande différence avec la réanimation et l'arrêt de réanimation néonatale, c'est que cette interruption de grossesse se fait à la demande de la mère uniquement. Le père n'a pas à intervenir. Étant donné que l’on agit sur un enfant qui n'est pas encore né, on va agir sur le corps de la mère. Juridiquement, cet enfant n'existe pas en tant que tel car il n'est pas né. C'est donc la mère qui doit demander, toujours selon le texte de loi, à interrompre sa grossesse. C'est aux professionnels, réunis dans le CPDPN de lui donner leur accord si les critères sont réunis. On voit là une grande différence avec l'arrêt de réanimation en néonatologie. Voilà pour le plan obstétrical.

En ce qui concerne la néonatologie, ces décès provoqués sont de même nature que pour l'adulte : c'est un arrêt de réanimation. Vous devez le savoir autant que moi, le CCNE a émis un avis sur cette question. Dans ce cas, la décision du chef de service est prise avec son équipe médicale. Il est alors recommandé que l'équipe médicale s'entoure de précautions pour bien accompagner les parents pendant ce moment et attendre leur accord tacite. Nous pourrons en discuter.

Je voudrais revenir sur l'IMG et sur les dispositions législatives selon lesquelles on peut interrompre la grossesse. Le texte de loi ne spécifie pas ce qu'il advient de la vie de l'enfant. Il n'y a rien de prévu. Il faut bien se replacer alors dans le cadre hospitalier. Si une femme demande l'interruption de sa grossesse pour malformation grave fœtale, si le CPDPN a légitimé cette demande, s'il s'agit d'une malformation létale en elle–même, c’est–à–dire entraînant la mort à court terme, alors on peut déclencher l'accouchement suivi de la naissance. L'enfant, suivant son terme, peut naître vivant et décéder très vite, ou naître mort. Cela se produit dans le cas de pathologies létales ; ce petit bébé va mourir de sa pathologie. Si l'enfant à naître est atteint d'une pathologie très grave, si le CPDPN a justifié une interruption médicale de grossesse mais que la pathologie portée par l'enfant n'est pas létale, alors la situation est différente. Nous allons prendre des exemples que vous connaissez bien : la trisomie 21, le spina–bifida haut situé avec retentissement cérébral. Ce sont des pathologies neurologiques du système nerveux central et du cerveau en particulier. Elles peuvent légitimer une interruption médicale de grossesse. On déclenche l'accouchement au terme du temps de la découverte, de la confirmation du diagnostic et de la décision parentale. Dans le cas de la trisomie 21, si l'on déclenche l'accouchement, à quelque terme que ce soit y compris jusqu'à la veille de l'accouchement, alors cet enfant naîtra vivant. Ce n'est pas le contrat qui a été passé mais, dans ces cas–là, même si cela n’est pas écrit dans la loi, il y a un geste d'arrêt de vie fœtal in utero. Cela signifie que les soignants, sous couvert d'une image échographique, doivent atteindre le cordon ombilical et injecter un produit létal. Je pourrais vous dire un peu ce que la pratique et l'expérience des parents nous ont apporté dans notre équipe. Dans ces cas d'interruption médicale de grossesse, ce geste est à faire dans de nombreux cas. On l'a appelé « geste fœticide ». Personnellement, j'aime mieux dire « arrêt de vie in utero » car cela se situe plus dans mon cadre de réflexion. Il est clair que ni les parents ni les soignants ne sont dupes. Nous tuons un enfant.

Il y a aussi des réalités médicales d'enfant et des réalités juridiques d'enfant. Selon la réalité médicale, on parle d'enfant depuis 1977, selon les recommandations de l'OMS, dès que la grossesse a atteint quatre mois et demi, ou que l'enfant a un poids de cinq cents grammes à la naissance. Médicalement parlant, si l'interruption se produit avant ce terme, nous indiquons qu'il s'agit d'une fausse–couche. Après cette date, nous utiliserons le terme « d’accouchement ». Pour ce qui est de « l’enfant », dans le cadre de la fausse–couche, on l'appelle quelquefois, et mal, « produit de fausse–couche » ou « avorton ».

Du point de vue juridique, il y a des conditions pour déclarer l'enfant à la naissance, avec un acte de naissance, un acte de décès ou un acte « d’enfant né sans vie ». Ces conditions se sont considérablement améliorées sous la pression des parents et des soignants que nous sommes, puisque j'ai participé au changement de la réglementation dans ce domaine. Depuis la circulaire du 30 novembre 2001, on parle « d’enfant » au sens juridique du terme. La naissance va être authentifiée légalement par un acte d'état–civil, dès que la grossesse a duré vingt-deux semaines. S'il s'agit de la naissance d'un enfant mort, alors il existe un acte d'état civil, qui est l'acte « d’enfant sans vie ». Si l'enfant naît vivant, même s'il a vécu très peu de temps, il faut alors un acte de naissance et un acte de décès. Cela sans préjuger du titre de décès, qu'il s'agisse d'un décès spontané ou d'une IMG. Les textes ne le précisent pas, puisqu’il ne s’agit que de droit civil à ce niveau. Ce qui a été très compliqué, c'est qu'il y avait une réalité médicale depuis 1977 mais que la réalité civile n'est arrivée qu'en 1993, pour les enfants nés vivants et en 2001, pour les enfants nés morts. Par conséquent, les parents endeuillés éprouvaient de grosses difficultés, ainsi que les soignants. Nous avions mis en place, du point de vue médical, un travail d'accompagnement fort utile au travail de deuil, que nous verrons par la suite. Il s'agissait d'un travail d'accompagnement au seuil de la viabilité de l'OMS, dès quatre mois et demi. Nous disions aux parents qu'ils perdaient un enfant. Au bout du compte, la norme civilement en retard par rapport aux faits, ne reconnaissait pas la réalité, puisqu’il n’y avait pas d’acte de naissance ou d’acte de décès. C'est ce qui fait de la mort périnatale une mort tout à fait particulière et c'est ce qui a fait de ces petits bébés des inconnus sociaux pendant très longtemps. Nous commençons tout juste à sortir de cette période là. Parce que je travaille beaucoup autour de la mort des tout–petits et que je m'occupe aussi des plus grands au sein d'associations, nous savons bien que, pour éviter que les deuils ne se compliquent et n'obèrent la vie du reste de la famille, il faut la préparer le mieux possible aux temps de la séparation et de la mort. Cette période de fin de vie est donc très importante. Le deuil périnatal est un deuil qui se complique beaucoup plus volontiers. Il se complique moins, depuis que nous avons mis en route les pratiques d'accompagnement et depuis que la loi a pris en compte la réalité. Néanmoins, il était autrefois très compliqué de voir le corps de son bébé décédé. Cela ne fait pas longtemps qu'on ose le montrer. Nous savons qu'il faut avoir un corps à pleurer pour bien ancrer son chemin de deuil. Or, ces familles là n'avaient souvent pas de corps à pleurer. C'est moins le cas aujourd'hui. Il n'y avait pas de photo. Du fait de leur absence d'état civil, il n'y avait pas d'authentification de la mort. C'était donc la mort d'un « rien ». Étant donné qu'il s'agissait d'un « inconnu social », qu'il y avait ni corps ni mort, qu’il n'y avait pas non plus de funérailles, ses parents étaient donc persécutés par l'ignorance de ce qu'était devenu le corps du bébé qu'ils portaient. Cela compliquait très fortement le travail de deuil, puisque les parents admettaient volontiers devenir fous. En effet, il s'agissait de situations très compliquées. On faisait par exemple une autopsie sur le corps de leur enfant. Des parents sont venus me voir trois mois après le décès de leur enfant, qui à l'époque n'était pas reconnu par l'état civil et m'ont tendu une facture d'autopsie. Elle n'était d'ailleurs pas remboursable par la Sécurité sociale, puisqu'il n'y avait pas d'acte d’état civil. Cela ne se produit pas à l'hôpital parce que l’on fonctionne au forfait global et que l’on ne fait pas payer les familles mais c’est souvent le cas dans les cliniques privées. Cela n'est rien à côté d’autres difficultés. S’agissant de la traçabilité du corps, on ne savait pas ce qu'étaient devenus les corps. Les rares parents étant parvenus à enterrer leur petit étaient tenus de dégraver le nom de famille sur la tombe, sous prétexte que l'enfant mort–né n'a pas de filiation puisqu’il n’y a pas d’acte de naissance. Certaines persécutions qui se cumulent avec celle provenant du fait d'avoir perdu son bébé et quelquefois d'avoir demandé sa mort, sont considérables. C'est donc extrêmement compliqué.

J'aimerais ajouter qu'au moment de l'annonce, soit de la mort constatée à l'échographie, soit de la malformation grave qui va déboucher sur une IMG, les soignants ou les accompagnants liés à des associations peuvent, s'ils y ont été formés, aider les parents. Il s'agit de leur permettre de se réapproprier ce petit bébé, qui est encore avec eux pour une courte période, de les restaurer dans leur rôle de parents, afin de parvenir à les préparer à la séparation et aux funérailles de l'enfant. En effet, cela est maintenant possible grâce à la circulaire de 2001.

Je voudrais maintenant vous faire part de réactions de parents que j'ai recueillies en 1993. Je les ai rencontrés en 1993, un an après la mort de leur enfant au cours d'une IMG. Les parents ont surtout été préoccupés à l'époque par la non–traçabilité du devenir du corps de leur enfant. Cette préoccupation était encore plus forte que toutes les autres mettant en cause soit l’attitude de l'équipe hospitalière, des soignants, de leur entourage, de l'administration, de la CAF ou des CPAM soit les carences de la loi. Les Caisses n'avaient pas assimilé que le bébé était mort et les parents recevaient des convocations pour présenter leur enfant aux vaccinations de PMI. Je pense que, quand on ne se forme pas et qu'on ne propose pas d'accompagner ces parents pendant cette courte période, qui peut–être de deux ou trois jours, alors on arrive à des situations comme celle que je vais maintenant vous décrire. Il s'agit d'une femme qui a perdu son bébé à cinq mois et demi de grossesse : « J'aurais aimé, je crois, dès l'annonce de sa mort prochaine, que quelqu'un m'aide à le caresser encore à travers mon ventre, à lui chanter une dernière chanson. Alors que là, pendant ces trois longues journées d'attente, cet enfant dans mon ventre me dégoûtait. Je l'ignorais. Je ne pouvais plus regarder ce ventre que j'ai tant aimé, tant soigné, tant observé. Cela m'aurait aidé à accueillir Louis ensuite. Cela m'aurait aussi aidé, je crois, à l'aimer de façon plus concrète, parce que j'aurais vraiment pris soin de lui, parce que je l'aurais embrassé et pris dans mes bras. Parce que je lui aurais parlé. Je n'ai pas eu le temps ni les moyens de faire cela. Alors mon amour pour cet enfant est resté en quelque sorte une immatérialité. Je crois que je continue à l'aimer de façon idéale et absolue, encore et toujours dans l'attente, un peu comme si cet amour ne pouvait s'accomplir qu'au moment de ma mort, parce que j'irai le retrouver. Ce jour là enfin, nous pourrons faire connaissance. Ce jour là enfin, je pourrai regarder chaque morceau de sa petite peau et le prendre dans mes bras contre moi ». C'est dur, lorsqu'on est soignant et que l'on entend cela. On se dit que l’on a manqué quelque chose. C'est vrai que c'est ce qui nous a motivés pour changer nos pratiques, quant aux derniers instants, alors que le bébé est encore vivant dans le ventre de sa maman ou lorsqu'il est mort mais n'est pas encore né. Nous avons également voulu changer nos pratiques par rapport à la suite du processus, en aidant ces gens hospitalisés chez nous à conduire leur enfant jusqu'au cimetière. Cela signifie qu'il faut les aider dans leurs démarches de funérailles, qui sont impensables, étant donné que ces gens sont dans une démarche d'accueil d'un enfant. Ils passent du choix du papier peint pour la chambre du bébé au choix du cercueil de leur enfant, de l'inhumation ou de la crémation. C'est ingérable si l'on n'est pas aidé. Par conséquent, nous avons appris, chez nous et dans de nombreux établissements français, qu'il fallait que nous soyons là. Nous avons aussi appris qu'il fallait oublier certains aspects de notre formation qui nous ont plutôt déformés. En effet, nous ne sommes pas ceux qui savent, et nous devons mettre de côté nos certitudes de savoir mieux qu’eux ce qui était mieux pour eux. On ne sait pas « mieux qu’eux » ce qu'il est bon de faire quand on perd un petit. Je crois que c'est une grande leçon que ces gens nous donnent au quotidien. Je peux maintenant répondre à vos questions.

M. le Président : Merci beaucoup, madame, pour ce témoignage, pour nous insolite, car ce ne sont pas des sujets qui sont abordés dans les médias ou même dans le milieu médical. En effet même les médecins dans leur immense majorité n'ont pas connaissance de ce problème. Mais fort heureusement, la loi a rattrapé les mœurs et atténué les tensions existantes. Après la naissance, nous sommes dans une espèce de paradoxe, où l'IMG est effectuée après six mois de grossesse. On tue l'enfant in utero car il nous paraît très probablement impensable de le tuer après sa naissance. Néanmoins, dans certains cas de malformation grave ou de prématurité très précoce, il semblerait que les arrêts de réanimation soient insuffisants pour interrompre la vie et que des actes euthanasiques réels se pratiquent. Pouvez–vous nous parler de cela ou bien cela sort–il du champ des travaux que vous avez effectués ?

Docteur Maryse Dumoulin : Il y a une partie sortant du champ et une partie à laquelle je peux répondre. En ce qui concerne le geste fœticide d'arrêt de vie in utero, nous avons pensé dans notre équipe que cela revenait à « rajouter une louche de plus », que de pratiquer ce geste sur un enfant atteint de malformations létales. Nous pensions que c'était trop dur pour les parents comme pour les soignants. Nous n'effectuons donc ce geste fœticide que lorsque l'enfant est atteint d'une malformation non létale. S'il n'a pas de reins, alors il ne vivra pas. Il vivra peut–être une demi–heure, mais pas beaucoup plus. Il faut rappeler que c'est aux parents de faire une demande d'IMG. S'ils ne la font pas, ils peuvent très bien attendre jusqu'au terme de la grossesse pour pouvoir accueillir leur bébé. Dans les cas où les parents font une demande d'IMG, nous proposons à la mère d'accompagner la courte vie de cet enfant. Certains parents demandent quand même que nous pratiquions le geste in utero, et nous le faisons. Il y a aussi des services qui font systématiquement ce geste à 23 semaines de grossesse, que la pathologie de l'enfant soit létale ou non. Cela signifie qu'ils n'auront que des bébés mort–nés à l'issue d'une IMG. Nous pensons, avec quelques services, sans que nous voulions avoir tort ou raison, que ce geste ne peut être fait qu'à partir de 25 semaines d'aménorrhée, c'est–à–dire cinq mois de grossesse, pour des pathologies non létales.

M. le Président : Pour ce qui est de la pathologie non létale ?

Docteur Maryse Dumoulin : Pour ce qui est de la pathologie non létale, nous faisons, en obstétrique, quasi–systématiquement ce geste in utero, avant la naissance et cela en toute transparence avec les parents. Certains services pensent qu'il vaut mieux ne pas le dire aux parents avec l’idée qu’il faut les protéger d'une trop grande souffrance. Je pense qu'ils se protègent aussi eux–mêmes des difficultés à dire ces choses. En accord avec les parents, nous leur expliquons la loi, c’est–à–dire, que si nous pratiquons ce geste une fois la naissance de l'enfant effective, on devra tuer l'enfant né. C'est un crime que ne permet pas la loi. C'est pourquoi nous effectuons ce geste juste avant la naissance, alors que le bébé est in utero.

M. le Président : Et ex utero ? Admettons que le bébé est vivant, incurable, atteint d'une malformation d'une gravité particulière.

Docteur Maryse Dumoulin : Ex utero, il y a le cas où on est obligé de le faire à la naissance, dans le cas d'une naissance gémellaire, comme je vous l'ai expliqué tout à l'heure. Comme nous piquons dans le cordon, nous avons toujours peur de nous tromper de cordon. On aurait peur de tuer celui qui n'est pas porteur de malformation, celui pour lequel on a fait poursuivre la grossesse et qui est destiné à vivre.

M. le Président : C'est donc dans le cas d'une malformation non létale, mais incurable et d'une gravité particulière. L'enfant naît et il est euthanasié ?

Docteur Maryse Dumoulin : Oui. Il n'est pas euthanasié, il est tué. Personnellement, le mot "euthanasie" m'est inconnu. Nous arrivons parfois à réaliser ce geste, bien que je ne sois pas la personne la plus compétente pour en parler, quand seul le cordon est sorti. S'il s'agit d'une grossesse en siège, comme dans les grossesses gémellaires, les choses sont « plus simples ». Mais il y a des services dans lesquels toutes les IMG sont effectuées ainsi : on pique l'enfant au moment de la naissance dans le cordon, même s'il n'a pas encore crié à l'extérieur. Dans la majorité des cas, on pratique ce geste in utero. Chez nous, nous ne faisons vraiment ce geste fœticide que lorsque nous ne pouvons pas faire autrement. Dans le cas des grossesses gémellaires, il est vrai que nous sommes obligés de tuer l'enfant après sa naissance, même si cela est rare.

M. le Président : Lorsque la malformation est létale à court terme, suit–on le cours normal ou pratique–t–on un geste infanticide après la naissance ? Est–ce que l'on devance la mort naturelle et inéluctable ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je me permets d'abord de vous dire que le mot « infanticide » s'applique seulement, lorsque la mère tue son enfant avant qu'il soit déclaré à l'état civil. L’arrêt de la vie dans le cadre d'une malformation létale à court terme, c'est-à–dire dans le bloc, avant le transfert en réanimation, n'est généralement pas pratiqué. Nous agissons avec les parents, afin de savoir s'ils souhaitent avoir leur enfant dans les bras pour ce court moment de vie. La pensée obsédante des parents est que leur enfant ne souffre pas. Nous lui donnons donc des antalgiques sans états d'âme, sans regarder la posologie, puisque cette injection doit être létale à court terme. Cela permet tout de même des accompagnements de bébés en fin de vie ; le bébé s'éteint tout doucement dans les bras de ses parents ou dans les bras du soignant si les parents ne le veulent pas.

M. le Président : Je connais très mal ces situations, et je vais me permettre de dire de grosses bêtises. Nous savons que la tradition du mensonge a été une tradition médicale ancienne et que, petit à petit, on est parvenu à délivrer la vérité, ou même la part de vérité que le malade veut entendre. Je parle des adultes en fin de vie. Nous sommes ici dans un cadre doublement particulier. La première particularité repose sur l'idée que l'interruption de vie est décidée par les parents sur des enfants potentiellement viables dans certains cas.

Docteur Maryse Dumoulin : C'est cela.

M. le Président : On fait donc le deuil, pardon de la brutalité des mots, d'un enfant qu'on a décidé de tuer. C'est la première des choses. Dans ce contexte et dans d'autres contextes, la protection médicale ne peut–elle pas jouer son rôle ? En ce sens que certains enfants doivent mourir, d'autres vivraient s'il n'y avait pas d'acte, d'autres enfin vivraient, mais pendant une durée indéterminée. On a souvent tendance à prononcer des paroles rassurantes, en pathologie adulte, en expliquant aux familles que leurs parents n'auraient pas pu vivre plus longtemps. Cette pratique existe–t–elle aussi avec l'enfant ? Cache–t–on réellement la vérité aux familles en leur disant : « votre enfant vient de naître mais il est mort parce que les malformations dont il souffrait ne pouvaient pas lui permettre de vivre », alors que cela n'est pas vrai ? Ne pensez–vous pas que même si c’est un mensonge cela facilite le deuil de la famille ou des parents ?

Docteur Maryse Dumoulin : Pour ma part, je pense que je ne peux plus raisonner comme cela, étant donné que je pense que nous avons tout intérêt à considérer les parents comme des adultes responsables, en leur faisant savoir ce à quoi ils vont être confrontés. Je veux dire par là que, lorsque l’on est dans un contexte d'IMG, il arrive que l’on ne peut pas faire le geste sur l’enfant in utero pour les raisons que nous avons déjà évoquées et que nous sommes obligés de le faire après ; les parents en sont donc informés.

M. le Président : Qu'est–ce que ça leur apporte ?

Docteur Maryse Dumoulin : Cela ne nous apporte que des choses désagréables puisque nous aimerions mieux le faire in utero. Mais quand on y réfléchit, que nous le fassions cinq minutes avant ou après la naissance, ne change pas grand–chose.

M. le Président : Ce n'est pas de cela dont je voudrais parler. J'aimerais parler du fait de ne pas dire la réalité selon laquelle l'enfant malformé et incurable a eu une mort spontanée, déculpabilisant ainsi les parents qui ont proposé une interruption médicale de grossesse. La mère s’engageant dans une nouvelle vie avec une nouvelle grossesse évite ainsi de porter le poids qu’aurait pu représenter l’idée d’avoir elle–même éliminé son enfant. Je pense en particulier aux trisomies. C'est un cas un peu particulier mais on peut difficilement voir des trisomiques, en se disant que ce ne sont pas des êtres humains. On peut aussi dire que leur vie n'est pas compromise dans le temps, puisqu'ils peuvent vivre aussi longtemps que des adultes normaux. Ma question est la suivante : le fait de dire que l'enfant avait une malformation cardiaque comme c'est souvent le cas pour les enfants trisomiques, ayant empêché sa survie, n'est–il pas une protection de la mère ?

Docteur Maryse Dumoulin : Les parents ne sont pas bêtes. Ils savent très bien que tous les trisomiques ne rencontrent pas ce problème de malformation létale. De toute façon, la trisomie 21 fait très rarement l'objet d'une IMG avec foeticide car elle est décelable très tôt. Cela peut pourtant arriver à des femmes n'ayant pas fait le triple test, qui n'ont pas désiré le faire ou à la lumière d'une découverte fortuite. Comme nous faisons le diagnostic à partir d'une malformation associée, telle qu'une malformation digestive ou cardiaque, les parents ne savent pas tout de suite que leur enfant est trisomique. Nous décelons des malformations opérables qui nous conduisent à faire le caryotype de l'enfant. Celui–ci nous apprend que l'enfant est trisomique 21. Par conséquent, les parents demandent une interruption médicale de grossesse, tout en sachant très bien qu'ils ne permettent pas à un enfant, qui aurait été trisomique 21 porteur d'une malformation cardiaque ou duodénale, de vivre. Tout le monde sait que ces pathologies ne tuent pas, de même que la trisomie 21 n'est pas une malformation létale.

M. le Président : Peut–être, mais on peut toujours expliquer aux familles que, dans le cas précis de l'enfant, cet enfant n'aurait pas vécu plus de six mois ou un an. En tant qu'ancien médecin, ce sont des choses que nous étions souvent amenés à faire. On minimise l'espoir qui aurait pu exister s'il n'y avait pas eu de décès.

Docteur Maryse Dumoulin : Je comprends bien. J'allais dire, puisque j'en suis, que c'est bien une réaction de médecin.

M. le Président : Je suis peut–être archaïque ; il faut me le dire.

Docteur Maryse Dumoulin : Non pas du tout, mais on a toujours cette réaction car nous faisons ce métier pour soulager les souffrances de celui que nous avons en face de nous. Personnellement, ce sont les parents qui ont répondu à mes questions. Je vais vous donner un exemple, qui va peut–être vous permettre de comprendre ce que je veux dire. Nous organisons, au sein de la maternité, des funérailles, et par conséquent un rituel d'adieu pour ces tout–petits. Ce rituel d'adieu est religieux ou profane, comme nous sommes dans un établissement public. On permet donc aux gens de dire au revoir à leur enfant sur les lieux même de la maternité par une cérémonie de funérailles. Nous disposons de textes préparés à l’avance; l'un d'eux a été écrit par une maman ayant recouru à l'interruption médicale de grossesse pour son enfant porteur d'une malformation grave. Ce texte est très violent dans ses propos : « Je demande pardon au bon Dieu, parce que c'est moi qui ait tué mon enfant ». Neuf fois sur dix, c'est ce texte qui est choisi par des mères et des pères qui perdent leur enfant spontanément. Cela signifie que, pour une mère et un père, on ne fait pas un enfant pour qu'il meure. Ils ne sont pas coupables de la malformation de leur enfant. Ils se sentent coupables, parce qu'ils n'ont pas réussi à mettre leur enfant au monde vivant, parce qu'ils n'ont pas réussi à le maintenir en vie. La culpabilisation est un élément incontournable du chemin de deuil. Si on ne passe pas par la culpabilisation, alors on en reste au déni, quel que soit le type de décès. On ne peut d'ailleurs pas faire l'économie du temps de la culpabilisation dans le cadre d'un deuil physiologique normal. Il est vrai que cette culpabilisation est particulièrement exacerbée lors de ces décès d'enfant. Je trouve que la culpabilité parentale est très grande chaque fois qu'il s'agit d'un décès d'enfant, même plus âgé. Elle revêt sans doute un éclairage particulier quand il s'agit d'IMG.

M. le Président : On n'a donc pas intérêt à atténuer cette culpabilité pour la famille ?

Docteur Maryse Dumoulin : Cela ne sert à rien. C'est notre culpabilité qu'on tente alors d'atténuer. On se donne bonne conscience en pensant préserver le parent d'un peu de ses souffrances.

M. le Président : Il y a aussi, comme nous l'avons tous vécu, le médecin qui délivre la vérité pour s'en débarrasser. Il y a donc une ambivalence dans la culpabilité.

Docteur Maryse Dumoulin : Tout à fait. Il faut dire que la société ne fait pas grand–chose non plus pour les trisomiques. Il n'y a pas énormément de centres d'accueil pour enfants lourdement handicapés. Dans le Nord de la France, tous ces enfants sont scolarisés en Belgique.

M. le Président : Et bien M. Delnatte, que faites–vous dans le Nord ?

Docteur Maryse Dumoulin : Il fait ce qu'il peut, comme tout le monde. Pour ces gens–là, la culpabilité ne provient pas du fait qu’ils aient demandé que l’on tue leur enfant car ils reconnaissent tous avoir tué leur enfant. Même dans les cas de mort spontanée, la mère se dit qu'elle a trop fumé et se sent coupable. Je leur réponds alors que je suis d'accord avec le mot « tuer » mais que c'est nous qui l'avons tué, et pas uniquement ses parents. Ce « nous » englobe le corps médical – la loi nous permettant d'agir avant la naissance – , la société et, il est vrai, la demande des parents. Il est plus correct de partager cette culpabilité dans le sens du soutien au cheminement.

M. le Président : Vous ne m'avez pas répondu sur l'enfant né malformé sans diagnostic prénatal. Il vit sans réanimation. Y a–t–il des actes mettant fin à sa vie ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je crois que de tels actes existent. Je n'ai jamais assisté personnellement à ces actes–là, mais je sais qu'ils existent.

M. le Président : Et il n'y a ni loi ni réglementation ?

Docteur Maryse Dumoulin : Si, il y a une loi : on n'a pas le droit de tuer un enfant qui vit.

M. Patrick Delnatte : C'est une question que je voulais poser. Vous nous avez parlé uniquement de cas pendant lesquels on préparait longuement les différentes étapes de l'interruption médicale de grossesse. Que se passe–t–il dans le cas d'une femme en détresse, d'origine étrangère, qui arrive dans votre service ?

M. le Président : Là aussi, comment procédez–vous ? Allez–vous voir la famille pour la prévenir des malformations de l'enfant et lui demander si elle est d'accord pour qu'on le tue ?

Docteur Maryse Dumoulin : Non. C'est la partie concernant la néonatologie. Je ne suis pas la meilleure personne pour répondre à cette question.

M. le Président : Généralement, en France, on tue l'enfant, puis on va voir la famille en lui annonçant sa mort.

Docteur Maryse Dumoulin : Pas partout. Cela ne fonctionne plus comme cela dans les services de réanimation. Quand une mère accouche à 24 semaines d'aménorrhée, ce qui représente tout juste cinq mois, on est capable de sortir d'affaire son enfant en service de réanimation. Nous le réanimons sous certaines conditions à partir de ce terme là. Quinze jours plus tard, l'arrêt de réanimation se produit après qu’il y ait eu consensus des professionnels. Par exemple, si un bébé arrive chez nous à Jeanne de Flandre, que nous ne pouvons cesser le travail de l'accouchement, alors elle accouche d'un bébé né vivant dont on ne connaît pas bien le terme. Si l’on estime qu'il nécessite une réanimation, alors on va le réanimer. S'il vit spontanément mais présente des malformations apparentes, nous allons le laisser vivre sa courte vie. Mais nous ne permettrons jamais d'agir sans avoir dressé un bilan. La difficulté se situe à ce niveau : cela devient une vie maintenue artificiellement par la main du médecin et l'équipe de haut niveau. Cela signifie que quand quelqu'un se présentant à cinq mois et demi de grossesse dans une maternité de notre région, arrivera avec un bébé, grand immature, sans que nous ne disposions des moyens techniques nécessaires, nous allons appeler le SAMU mais il n'aura peut–être pas le temps d'arriver.

M. le Président : Les questions de Monsieur Delnatte et la mienne sont plus agressives que cela. L'enfant est né mais il est malformé et incurable. Si nous l'avions su auparavant, nous aurions procédé à une IMG. Mais dans le cas présent, il est né. Vous le savez, des actes létaux sont pratiqués sur ces enfants, et vous l'avez dit, en méconnaissance de la loi française. Par conséquent, on peut difficilement aller demander le consentement d'une famille pour pratiquer un acte contraire au code pénal. Que font à votre avis les médecins ? Faut–il en rester là du point de vue législatif, puisque l’on pouvait agir juste avant, mais qu'on ne le peut plus juste après ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je comprends votre question. C'est le cas pour les grossesses gémellaires. Si l'on veut rester cohérents avec l'IMG, nous sommes tenus de faire cela. Dans le cas de gémellité que j'ai évoqué, j'ai vu cette petite fille très belle bien vivante, mais elle était porteuse d'une grave malformation, qui a d'ailleurs été beaucoup plus pessimiste après l'autopsie. C'était donc encore plus grave que ce que nous avions détecté.

M. le Président : Quelle était cette malformation ?

Docteur Maryse Dumoulin : Il s'agissait d'un lipome du corps calleux. Ce lipome, qui est un amas de graisse, aurait été situé n'importe où ailleurs et cette petite aurait été sauvée. Il est venu se mettre là où il n'aurait jamais dû se mettre.

M. le Président : Dans le cerveau.

Docteur Maryse Dumoulin : Exactement. Quand nous avons dit à cette femme qu'un de ses enfants aurait une telle malformation, nous n'étions pas encore certains des retentissements que cela aurait. Cette femme était « col ouvert », donc prête à accoucher. Il a fallu faire tout le diagnostic en très peu de temps et demander aux parents de d’envisager une probable atteinte cérébrale. Vous vous rendez compte de tout ce que l'on demande à ces personnes. Elles ont penché en faveur d'une IMG. Nous avons donc laissé la grossesse se terminer. En 48 heures, cette femme a dû parcourir tout ce chemin ; nous lui avons expliqué que nous allions sans doute effectuer le geste sur son enfant après sa naissance. Elle savait que cette enfant pouvait vivre, qu'elle était viable, mais qu'elle serait très probablement handicapée.

M. le Président : En dehors de l'histoire très particulière que vous nous racontez aujourd'hui, que pensez–vous de la question que je vous pose et à laquelle vous ne me répondez pas ?

Docteur Maryse Dumoulin : C'est parce que je ne la comprends pas bien.

M. le Président : L'enfant avec le lipome du corps calleux naît. On fait le diagnostic à sa naissance. Que se passe–t–il après sa naissance ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je crois que, dans certains services, on interromprait la vie.

M. le Président : Et on ne demanderait pas l'avis de la famille ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je n'en sais rien. Je ne peux pas le dire à la place des autres.

Ce que je sais aussi, c'est que, lorsqu'on arrête la réanimation mais que l'enfant continue à respirer, quand la décision a été prise par le service avec l'assentiment des parents, alors l'arrêt de vie peut être provoqué. Je sais aussi que cela se fait et qu'on ne le note pas.

Mme Martine Aurillac : Demandez–vous le consentement écrit des parents ?

Docteur Maryse Dumoulin : Non. Nous leur demandons leur assentiment. Une fois en service de réanimation de néonatologie, selon les recommandations du CCNE, l'enfant n'est maintenu en vie que parce qu'il y a prise en charge par l'équipe médicale. Si l'enfant est encore en vie, c'est donc parce qu'on l'a réanimé.

Mme Martine Aurillac : En ce qui concerne les contentieux, avez–vous dû faire face à certaines de ces situations ?

Docteur Maryse Dumoulin : En ce qui concerne les IMG, il n'y en a jamais.

M. le Président : La néonatologie est la zone où il y a le plus de non–dits. En fin de vie, la parole est plus ouverte. En effet, la culpabilité que vous évoquiez dans le deuil est plus forte sur l'enfant à naître, car il a un potentiel de vie, que sur la personne très âgée. Quelqu'un perdant ses parents âgés de 95 ans n'a pas besoin d'entendre qu'ils n'auraient pu vivre vingt ans de plus. C'est une évidence. En revanche, quand on perd un enfant très jeune, dire que sa maladie ne lui aurait pas permis de vivre plus de six mois peut être un élément de consolation et d'atténuation de la douleur.

Docteur Maryse Dumoulin : Généralement, il y a deux types de parents. Certains parents vous diront de ne pas vous acharner, de ne pas même réanimer l'enfant. Alors nous avons la réponse avant même de leur avoir posé la question.

M. le Président : C'est aujourd'hui la majorité des parents.

Docteur Maryse Dumoulin : En tout cas une grosse partie. Parfois, nous devons même faire le chemin inverse car l'enfant va vivre une vie correcte. Nous sommes obligés d'aider les parents à réinvestir dans cet enfant car ils l'ont déjà tué. Lorsque l’on annonce à un couple de parents que l'enfant qu'ils attendent est atteint de graves malformations, parfois prises en charge médicalement, la première réaction est de dire que l'enfant est mort. C'est une réaction normale. Quand l'échographiste n'a ni l'habitude ni l'expérience et dit : « Mon Dieu, qu'allons–nous faire de ça ? » en regardant l'image, cela n'a rien d'encourageant. Dans notre service, nous avons acquis de l'expérience et nous employons des mots plus humains et plus justes. Vous n'avez qu'à lire tout ce qui est paru au sujet des témoignages parentaux. Il n'y a pas des bons et des méchants. Il y a des hommes et des femmes qui pratiquent leur métier. Je pense que certains soignants sont effectivement en grande difficulté car les responsables et chefs de service ne les soutiennent pas. Il y a aussi une grande majorité de médecins et de soignants responsables qui travaillent avec les parents. Il faut un certain nombre de dons pour exercer ce métier qui n'est pas facile.

Mme Martine Aurillac : Si vous aviez des modifications à suggérer, lesquelles vous paraîtraient améliorer réellement la situation que vous décrivez ?

Docteur Maryse Dumoulin : J'ai tendance à dire que je ne suis pas favorable à une loi, étant donné ce que nous vivons dans notre service. Je ne vois pas l'utilité d’un texte de loi nous disant ce que nous pouvons faire ni ce qu’il peut nous apporter sur un plan strictement humain.

Mme Martine Aurillac : Peut–être faut–il une meilleure formation ?

Docteur Maryse Dumoulin : Exactement. A partir du moment où les soignants sont formés et supervisés, ils doivent arriver à soutenir les parents dans une demande d'IMG, et peut–être dans une discussion.

M. le Président : Quels sont les chiffres des IMG aujourd'hui en France ?

Docteur Maryse Dumoulin : Il n'y a pas de registre national. Tout ce que je sais, c'est que deux cents couples perdent leur enfant au moment de la naissance chaque année dans notre maternité, qui a réalisé 4 712 accouchements l'an passé.

M. le Président : Agissez–vous toujours dans le cadre d'une loi ?

Docteur Maryse Dumoulin : Pas pour le geste fœticide. Le geste in utero, consistant à injecter dans le cordon d’abord un hypnotique puissant puis un produit tuant le bébé, n'est pas inscrit dans la loi.

M. Patrick Delnatte : Dans la mesure où l'on accepte l'IMG, on ne va pas décrire des moyens, une méthode par la voie réglementaire. On peut envisager en revanche une recommandation pour encadrer le protocole.

Docteur Maryse Dumoulin : Le code pénal punit la personne qui a tué. J'ai rencontré le cas suivant alors que je travaillais sur l'épidémiologie de la mortalité périnatale : un homme a tiré à la carabine dans le ventre de sa femme pour tuer le bébé. Il est évident que le bébé a été tué mais cet homme a été puni. Cela signifie que l'on ne peut pas tout faire sur la vie d'un bébé, sous prétexte que ce bébé n'a pas de statut.

M. Patrick Delnatte : Mais vous n'êtes quand même pas en conformité avec la loi en ce qui concerne le domaine néonatal.

Docteur Maryse Dumoulin : Nous ne sommes pas en conformité avec la loi, lorsque l’on injecte dans le cordon ombilical d'un bébé, un produit qui le tue. A un moment, nous utilisions le chlorure de potassium : crime parfait. Nous avons eu un incident chez la mère, qui s'est résolu tout de suite mais nous avons eu peur. Imaginez une grossesse gémellaire, où nous piquerions le cordon du bébé sain. Cela n'est pas décrit dans la loi et il n'y a aucune protection.

M. le Président : Ce ne sera jamais décrit dans la loi. Effectivement, reconnaître que l'IMG est possible dans la loi sous–entend que la vie de l'enfant à naître n'est pas compromise. Elle est arrêtée. Ce qui m'inquiète le plus, c'est le cas de l'enfant qui vient de naître. Il est écrit certaines choses selon lesquelles on ne peut pas agir, mais c'est pourtant trop souvent le cas. On peut peut–être manifester plus de tolérance, car ces situations ne sont pas toujours répréhensibles.

Docteur Maryse Dumoulin : A mon sens, il serait mieux d’établir un cadre avec des recommandations plutôt de rédiger des normes précises. C'était le cas de l'IMG. Tous ceux pratiquant des IMG sans faire de geste restent dans le cadre de la loi et il y a naissance d'enfant vivant. Cependant ils le tuent par la suite, car certains services refusent de pratiquer le geste fœticide.

M. le Président : Il y a une dose assez forte d’hypocrisie de la part de la société, qui admet que, pour un enfant souffrant de graves malformations, la mère puisse décider d'arrêter la vie de cet enfant et de ne pas l'avoir. En effet, si elle connaît la malformation de son enfant, alors on peut effectuer le geste fœticide avant la naissance. Mais si elle ne le sait pas, on ne peut pas effectuer cet acte. Quelle est alors la différence ? Effectivement, il y a l'importance du moment de la naissance. Mais aller chercher le cordon avec un risque thérapeutique pour ceux dont on veut conserver la vie, le frère ou la soeur gémellaire ou la mère, ne sert finalement qu’à dire que l'enfant est né mort.

M. Patrick Delnatte : Voyez–vous ces recommandations entrer dans un code de déontologie ?

Docteur Maryse Dumoulin : Je les verrais dans le cadre d'un avis du CCNE ou encore dans un cadre réglementaire à travers une circulaire. Mais je ne sais pas à quelle autorité il revient de prendre la décision.

M. le Président : En tout cas, je ne vais pas vous dire que nous avons écouté avec beaucoup de plaisir car le thème abordé est difficile et douloureux mais vous nous avez apporté un éclairage important sur des situations très délicates. On comprend bien que cette période de néonatologie est la plus difficile à gérer. En effet, c'est la vie en devenir et non la vie achevée. Achever sa vie dans de bonnes conditions, avec des êtres responsables exprimant encore leurs volontés et entretenant des rapports humains avec leur famille, est paradoxalement moins douloureux que de gommer une existence avant qu’elle ne se développe. Cette potentialité n'est pas bien définie. A partir de là, nous prendrons nos responsabilités en étant, soyez sans crainte, très prudents. Nous avons bien compris que nous étions confrontés à un sujet délicat.

Docteur Maryse Dumoulin : Il ne faut pas que ce qui va être fait nous fasse reculer dans l'accompagnement que nous avons réussi tant bien que mal à mettre sur pied. J'aimerais dire que toute une partie de mon travail a été simplement de faire reconnaître ces petits une fois qu'ils étaient morts, comme ayant appartenu à l'humanité. Cela fait quinze ans que je travaille là–dessus. On a mis ces petits corps à la poubelle pendant des années.

M. le Président : Vous n'êtes pas sans savoir qu'enterrer un cadavre d'enfant revient à reconnaître son statut d'humain. C'est donc un poids de culpabilité pour la société, à partir d'une norme qu'elle a édictée et à partir du moment où les familles réalisent qu'il y a eu mort d'enfant. Ce n'est quand même pas la même chose que lorsqu'on parle de "matériel humain" à incinérer. Je ne suis donc pas étonné que vous ayez eu beaucoup de difficultés.

Docteur Maryse Dumoulin : Il en va de même pour l'Église. Celle–ci condamne l'avortement mais ne fait rien pour ces bébés qui meurent spontanément. Tout le monde est responsable. C'est sans doute pour cette raison que l’on se penche sur ces petits bouts de vie. 

M. Michel Vaxès : Je ne suis pas médecin. Il est peut–être intéressant d'avoir cette réaction de l'extérieur, puisque cette audition est très douloureuse. Je pense qu'il faut y réfléchir, parce qu'elle peut éclairer indirectement le problème de la fin de vie pour les personnes âgées ou même plus jeunes. Je vais peut–être dire n'importe quoi. Il ne faudra pas que vous soyez gênée si vous souhaitez me corriger. J'ai l'impression que, pour les parents, les problèmes des enfants à naître, en cas de handicap majeur diagnostiqué dans la période prénatale, sont avant tout ce handicap. La grande souffrance des parents, c'est la difficulté à accepter la vie de l'enfant. Ce problème est tellement fort qu'ils acceptent de demander l'interruption. Mais le problème de l'interruption, me semble–t–il, ce n'est pas le problème des parents mais celui du médecin. Je reviens à la question posée par M. le Président dans le cours de la discussion. Est–ce que le dialogue entre le médecin et les parents et la nécessité d'en parler, n'est pas le moyen pour le médecin de ne pas prendre seul une responsabilité plus que d'aider la famille à faire le deuil ? Je me pose cette question, car je partage assez la réflexion de notre Président. Il y a une grande souffrance ; nous en ajoutons une autre. La grande souffrance est le handicap ; on va y ajouter celle de la décision des parents. Bien sûr que les parents vont donner leur accord.

Docteur Maryse Dumoulin : Non. Certains parents gardent leur bébé. Certains parents poursuivent la grossesse jusqu'à son terme.

M. Michel Vaxès : Je ne parle pas seulement de la grossesse. Je parle aussi de la possibilité pour l'enfant, à naître ou né, de ne pas aller au–delà de quelques jours ou quelques semaines de vie. La malformation est telle que les médecins savent quelle en sera l'issue. Je ne parle pas de la trisomie. Dans ce cas, l'enfant peut vivre bien et surtout vivre longtemps, s’il est accompagné.

Docteur Maryse Dumoulin : Il n'y a pas que la trisomie 21 qui peut permettre des conforts de vie. Il y a aussi des paraplégiques qui vivent très bien. L'obstétrique et la néonatologie sont très différentes. Dans l'obstétrique, c'est à la femme de demander l'interruption et la mort de son enfant. Dès qu'il est né, l’aspect médical l'emporte. C'est pourquoi vous ne pouvez pas dire que c'est le fait des médecins avant la naissance. Les médecins accompagnent les parents dans leur décision et leur permettent techniquement d'interrompre la grossesse. Si le médecin prend lui–même la décision, en jugeant que la vie de l'enfant ne vaut pas la peine d'être vécue, on va alors décider à la place des parents. Vous ne verrez jamais un tel cas de figure. C'est complètement différent. J'étais tout à fait d'accord avec le début de votre intervention. Il faut distinguer le plan obstétrique du plan de la réanimation en néonatologie. La loi nous y oblige.

M. le Président : Finalement, la naissance n'est pas un si mauvais repère que cela !

Docteur Maryse Dumoulin : On ne peut pas faire autrement. Il n'empêche que ces cas très spécifiques nous aident à regarder les choses différemment. Tout de suite avant ou tout de suite après la naissance, la seule limite est la paroi utérine de la mère. Intellectuellement, c'est la même chose. Dans mon esprit de femme, de médecin et de citoyenne, interrompre la vie de ce petit bébé cinq minutes avant ou après revient au même.

M. le Président : Nous le savons tous. Mais cela n'est peut–être pas si identique que vous le dites. Juridiquement, ce n'est pas pareil. Sur le plan législatif, interrompre la vie avant que le bébé ne sorte, c'est une chose, le faire après qu'il soit sorti est une autre chose. Par conséquent, ce repère ancestral, qui nous apparaît aujourd'hui artificiel, est peut–être pratique pour éviter que la loi ne dérape sur des cas tels que celui de la trisomie. Peut–être que le repère historique de la naissance a aussi une valeur de barrière. Certaines choses ne sont pas forcément bonnes à faire, mais elles le sont dans la loi. Il y a un moment où l'on trouve une barrière infranchissable qu'il ne faut pas dépasser.

Docteur Maryse Dumoulin : Je pense qu'il vaut mieux des recommandations. Ce doit être très ponctuel, de façon exceptionnelle et il faut que cela se fasse dans des sites bien pourvus en moyens humains.

M. le Président : Vous ne choisissez pas où vous accouchez.

Docteur Maryse Dumoulin : Je sais bien, mais vous pouvez choisir où vous arrêtez les vies.

M. le Président : "Madame, nous allons transférer votre bébé à l'hôpital de Saint–Brieuc, car on peut y interrompre sa vie !"

Docteur Maryse Dumoulin : Ce n'est pas ce que je voulais dire. Nous faisons des transferts in utero quand on sait que l'enfant à naître est atteint d'une pathologie grave. On ne le laisse pas comme ça. Il y a beaucoup de transferts in utero. Toutes les politiques de transferts in utero sont bien admises en France. Cela signifie que cela sera permis dans n'importe quelle condition. Alors que c'est différent, si on fixe un cadre réglementaire. Il n'y a pas d'urgence à mourir.

M. le Président : Nous sommes bien convaincus de la nécessité de ne pas rajouter une loi à ce qui existe déjà. Le problème de l'interruption de vie après la naissance demande peut–être d'être encadré, sans doute par des recommandations plus que par la loi. Il faudrait quand même l'encadrer, puisqu'on ne peut pas laisser la pratique être en infraction aussi flagrante avec le code pénal, sans qu'il y ait un cadre dans lequel le médecin peut agir. C'est difficile quand il y a un cadre, mais c'est arbitraire quand il n'y en a pas.

Docteur Maryse Dumoulin : C'est pire quand il n'y en a pas, et un cadre qui serve de repère me semble très important, à la fois pour les soignants et pour les parents.

M. le Président : C'est vrai, car en dehors de la sécurité juridique, il y a aussi la sécurité morale. C'est la société qui en a voulu ainsi. Même si ce que je fais est une transgression, je la fais dans un cadre dans lequel la société m'a permis d'effectuer cette transgression. C'est important aussi pour vivre le deuil. Merci beaucoup Docteur.

Audition du Docteur Christophe Trivalle,
Chef du service de gérontologie et de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse
de Villejuif



(Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous entendons aujourd’hui le Docteur Christophe Trivalle dont je vais rappeler les états de services :

Vous avez fait votre doctorat de médecine, puis un DES de médecine interne en 1993, un diplôme d’études spécialisées complémentaires de gériatrie en 1994 et vous avez été chef de clinique dans les facultés de médecine de Rouen et de Paris de 1995 à 1997.

Depuis 1997, vous êtes responsable d’un service de gérontologie et soins palliatifs à Villejuif ; vous êtes membre de la société nationale française de médecine interne, de la société française de gérontologie, de la société médicale des hôpitaux de Paris.

Vous avez publié un ouvrage sur la gérontologie préventive - 2002 ; vous êtes co-auteur de « Soins palliatifs : aspects généraux chez l’adulte – 2002 », et avez fait paraître des articles sur :

– les particularités de la douleur et de sa prise en charge chez les personnes âgées ;
– la prise en charge d’un malade en fin de vie : 8 règles à respecter ;
– du curatif au palliatif : les 10 questions pour prendre une décision ;
– éthique et soins palliatifs : qui, quand et comment ?

Si vous avez des ouvrages avec beaucoup de points d’interrogation, nous avons aussi beaucoup de points d’interrogation et ajoutant les nôtres aux vôtres, nous allons pouvoir trouver des solutions !

Notre Mission d'information sur l'accompagnement de fin de la vie se met en place dans un contexte où un acte euthanasique a été très médiatisé. Après avoir auditionné des philosophes, des sociologues, des religieux et des historiens, nous entendons maintenant les membres du corps médical. Ultérieurement, nous rédigerons un rapport et nous formulerons diverses propositions.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Christophe Trivalle : Gériatre à l'hôpital Paul Brousse, je suis responsable, mais pas encore chef de service. D'ailleurs, je ne sais pas si je le serai un jour, puisque M. Jean-François Mattei a décidé de faire disparaître cette notion. Je remplace le docteur Renée Sebag-Lanoé qui a beaucoup travaillé dans les domaines de la prise en charge de la douleur et des soins palliatifs.

Notre service de gériatrie compte 131 lits, dont 9 lits de court séjour de gériatrie aiguë, 50 lits de soins de suite ou moyen séjour, 66 lits de soins longue durée ou long séjour, 6 lits de soins palliatifs gérontologiques ainsi que 3 places en hôpital de jour. Nous sommes plus particulièrement spécialisés dans la prise en charge de la maladie d'Alzheimer. Du fait de toutes ces différentes structures, nous avons toute la gamme des tarifications.

Dès que l'on prend en charge des personnes âgées, on est très vite confronté à la mort et à l’accompagnement de la fin de la vie. Actuellement en France, 60 % des décès concernent des personnes de plus de 75 ans et moins de 30 % des décès ont lieu à domicile. La plupart des décès ont lieu soit à l'hôpital, soit en institution. Dans notre service, nous sommes confrontés pratiquement tous les jours à un décès ou à une fin de vie, c’est notre réalité quotidienne.

Le travail en gériatrie est un travail multidisciplinaire qui implique à la fois les infirmières, les aides-soignantes, les médecins, les assistantes sociales, les kinésithérapeutes, les ergothérapeutes, les psychologues et les bénévoles. Il nécessite donc des réunions d'équipe pour organiser une prise en charge globale du malade âgé. Ce mode de fonctionnement est très utile lorsqu'un malade est en fin de vie, car il permet de prendre de façon collégiale, de nombreuses décisions, curatives ou palliatives notamment. Il ne faut pas oublier que le médecin n'a qu'une vision partielle du malade, très limitée dans le temps, et que le patient n'a pas toujours le même discours avec chaque soignant. Dès lors, l’approche d'équipe empêche des choix individuels liés à des projections trop personnelles. De plus, ces réunions permettent de verbaliser le vécu des soignants. Dans la démarche des soins palliatifs, la mort est considérée comme un événement naturel et non comme un échec médical.

En gériatrie, les soins palliatifs concernent les malades souffrant d'un cancer évolué – près de 50 % des malades qui décèdent d'un cancer ont plus de 70 ans – mais aussi de nombreuses autres pathologies : insuffisance cardiaque, insuffisance respiratoire, insuffisance rénale, maladie d'Alzheimer, accidents vasculaires cérébraux à un stade avancé ou polypathologies, c'est-à-dire l'association de plusieurs maladies qui, prises individuellement, n'entraîneraient pas la mort, mais qui, associées, vont mettre le malade en situation de fin de vie.

L'âge lui-même ne doit pas être un critère pour s'orienter vers les soins palliatifs. Il faudra également éviter non seulement l'acharnement thérapeutique mais aussi l'abandon thérapeutique et toute pratique euthanasique. Ces agissements sont dus le plus souvent à un manque de formation des médecins et des soignants, à la prise en charge de la douleur et à l'accompagnement des malades en fin de vie. L'acharnement thérapeutique, c'est prodiguer des soins qui sont injustifiés ou trop agressifs, compte tenu de l'état de santé du malade. L'abandon thérapeutique c'est le fait, en gériatrie, de ne pas utiliser certaines thérapeutiques ou certains médicaments, en considérant que la personne est trop âgée pour en tirer bénéfice, alors qu'elle pourrait y trouver avantage.

Prendre la décision de soins palliatifs pour un malade, c'est discerner le moment où la qualité ou le confort de vie deviennent plus importants que sa durée. Ce fait de reconnaître l'impossibilité de guérir un malade marque incontestablement un tournant dans sa prise en charge thérapeutique. Le passage du curatif au palliatif se fait souvent progressivement avec parfois, des retours en arrière. Pour en décider, il convient de s’interroger sur l’état du malade, ce qui peut être fait à l’aide de questions simples (et non de réponses), telles celles proposées en 1991 par le Dr Sebag-Lanoé : Quelle est la maladie principale de ce malade ? Quel est son degré d'évolution ? Quelle est la nature de l'épisode actuel surajouté ? Est-il facilement curable ou non ? Y a-t-il une répétition récente d'épisodes aigus rapprochés ou une multiplicité d'atteintes pathologiques diverses ? Que dit le malade ? Qu'exprime-t-il à travers son comportement et sa coopération aux soins ? Quelle est la qualité de son confort actuel ? Qu'en pense sa famille ? Qu'en pensent les soignants ?

Cette liste de questions n'est pas reprise de façon systématique à chaque réunion, mais la réflexion de l'équipe tourne néanmoins globalement autour de ces questions :

– Quelle est la maladie principale de ce patient ? S'agit-il d'une malade d'Alzheimer ou d'une insuffisance cardiaque ?

– Quel est son degré d'évolution ? La maladie vient-elle d'être diagnostiquée ou, au contraire, évolue-t-elle déjà depuis de nombreuses années ?

– Quelle est la nature de l'épisode actuel surajouté ? En effet, nous sommes souvent amenés à nous interroger sur l’admission d’un malade en soins palliatifs au moment d'un épisode surajouté, c'est-à-dire lors d’une infection respiratoire, d’une embolie pulmonaire ou d’un accident vasculaire cérébral.

– Est-il facilement curable ou non ? Lui prescrire des antibiotiques sera-t-il suffisant pour passer cet épisode ?

– Y a-t-il eu une répétition récente d'épisodes aigus rapprochés ? C'est un phénomène que nous observons souvent en gérontologie dans la maladie d'Alzheimer : lorsque les patients avalent de travers, ces fausses routes vont entraîner des infections pulmonaires à répétition. Au bout d'un certain temps, la question se pose de savoir s'il faut continuer à donner des antibiotiques à chaque épisode infectieux qui se répète de semaine en semaine.

– Que dit le malade ? Que connaît-il de sa maladie ? A-t-il connaissance du diagnostic et du pronostic de sa maladie ? Qu'exprime-t-il à travers son comportement et sa coopération aux soins ? Souvent, nous constatons que des malades s’opposent aux soins, c'est-à-dire qu'ils vont refuser une prise de sang, une perfusion. Ce refus a certainement une signification.

– Quelle est la qualité de son confort actuel, c'est-à-dire se sent-il confortable, douloureux, encombré ? Qu'en pense sa famille ? Qu'en pensent les soignants ?

Le but de ce questionnement et des réunions d'équipe est de recueillir l'avis de tous (parce que l'aide-soignante n'aura peut-être pas le même avis que le médecin ou l'infirmière) et de décider de la conduite à tenir dans les diverses situations qui se présentent : faut-il hospitaliser ou non, transférer ou non à l'hôpital un malade qui est en maison de retraite, poser ou non une sonde d'alimentation, perfuser ou ne pas perfuser ? Ainsi, quelques objectifs simples ont pu être définis dans notre service pour la prise en charge des malades en fin de vie et de leur famille. Ces objectifs sont les suivants :

– Permettre au malade en soins de longue durée de mourir dans sa chambre. La durée moyenne de séjour en soins longue durée est de trois ans. Lorsque le malade est en fin de vie, il n'est pas question de le changer de chambre. S'il est avec un voisin, car nous avons encore des chambres doubles, nous demanderons au voisin s'il souhaite changer de chambre ou s'il préfère rester avec son compagnon qui est en fin de vie ;

– Rechercher et évaluer la douleur éventuelle du malade ;

– Soulager la douleur lorsqu'elle existe ;

– Donner des médicaments, alimenter et hydrater par voie orale, c’est-à-dire par la bouche, le plus longtemps possible ;

– Assurer le maximum de confort au malade ;

– Favoriser la présence de la famille sans restriction, c'est-à-dire de jour et de nuit, avec les petits-enfants et les animaux si le malade le souhaite ;

– Assurer une présence régulière auprès du mourant et maintenir toute forme de communication, notamment par le toucher ou en lui tenant la main, s’il ne peut plus parler ;

– Se préoccuper de ses désirs religieux ;

– Prévenir la famille en cas d'aggravation de l’état du malade et au moment du décès ;

– Prévenir les soignants et les autres personnes âgées qui connaissaient le patient, de son décès. C'est un point important parce qu'en soins de longue durée, du fait que les malades restent très longtemps, ils finissent par se connaître les uns les autres. Il faut donc informer les autres patients du décès d'un malade et en discuter avec eux ;

– Garder le lit vide quelques jours. C'est une politique que nous arrivons encore à pratiquer dans le long séjour. Quand un malade vient de décéder, ni son lit ni sa chambre ne seront utilisés pendant quelques jours afin de permettre un deuil au niveau de l'équipe et des autres malades ;

– Maintenir le contact avec la famille après le décès ;

– Reparler du décès en réunion d'équipe et en groupe de parole.

Au final, notre seul objectif est que la mort, qui est un événement inévitable, se passe aussi humainement que possible pour le malade, sa famille et les soignants qui s'en sont occupés. Cette démarche nécessite la présence au quotidien d'un grand nombre de soignants motivés et formés à la gérontologie et aux soins palliatifs.

M. le Président : Je voudrais d'emblée vous poser trois questions. Vous dirigez un service qui regroupe de la gérontologie médecine interne, des moyens séjours, des longs séjours, des soins palliatifs, etc. Pensez-vous qu'il est préférable de regrouper dans un même endroit les soins actifs avec des durées de séjour variables et des objectifs de soins également divers ?

Ma deuxième question porte sur la pluralité des discours tenus par le malade au monde qui l'entoure, pluralité qui plaide pour une collégialité des décisions et des attitudes thérapeutiques. Quelle expérience en avez-vous ? Avez-vous observé une différence entre le discours que le malade tient à sa famille, aux aides-soignantes, aux infirmières ou au corps médical et même à l'intérieur du corps médical, aux différents médecins qui peuvent être présents ?

J'en viens à la formation. Comment votre personnel a-t-il été choisi et formé ? Existe-t-il une formation continue dans ce domaine ? Pensez-vous que dans l'avenir, il conviendrait de développer une formation particulière à la fin de vie ou conviendrait-il, au contraire, de former l'ensemble des équipes médicales et paramédicales ?

M. Christophe Trivalle : En réponse à votre première question, il me semble que les services de gérontologie ou de gériatrie doivent avoir une gamme de différentes possibilités, même si la prise en charge des malades n'est pas la même lorsqu’ils sont en soins longue durée que lorsqu’ils sont en court séjour.

Aujourd’hui, nous devons respecter une sectorisation, c'est-à-dire séparer les soins longue durée des soins court ou moyen séjour. Mais avant cette sectorisation qui nous a été imposée pour chaque unité du service, toutes les catégories tarifaires étaient mélangées. Si le malade rentrait dans notre service en médecine aiguë, il était installé dans une chambre dans laquelle il restait, si par la suite il avait besoin de soins de suite ou de soins longue durée, ce qui lui permettait de garder toujours la même équipe et le même environnement. Nous pensions que cela évitait une certaine déstabilisation. Avec le système actuel, le malade, qui arrive aux urgences, va être transporté des lits-porte en médecine interne, de cette dernière en gériatrie aiguë ou en moyen séjour puis si nécessaire, en long séjour. Ces étapes font perdre au malade son autonomie et son orientation. Ensuite nous devons essayer de jongler avec tout cela.

Il faut préciser que les malades que nous recevons maintenant sont de plus en plus âgés et de plus en plus dépendants. Ils font de plus en plus souvent des épisodes aigus avec des complications. L'intérêt pour les malades d'être admis à l'hôpital en soins longue durée, c'est que s’ils font une pneumopathie, un oedème pulmonaire, ils seront soignés sur place et ne seront pas transférés sur les urgences.

L'intérêt que nous avons à avoir des équipes mixtes, c'est que tous les malades bénéficient de la même prise en charge : le malade en soins longue durée bénéficiera de la même prise en charge que le malade qui est en gériatrie aiguë. Il n'y aura pas une sorte de ségrégation, du fait que les soins longue durée seront moins médicalisés. Mais la tendance actuelle, même sur notre hôpital, est au regroupement de tous les malades en soins longue durée dans un seul bâtiment, car ainsi il y aurait moins de médecins, moins d'infirmières, mais peut-être un peu plus d'aides-soignantes. Pour l'instant, notre but est de faire en sorte que tous les malades reçoivent les mêmes soins, quelle que soit leur durée.

M. le Président : Pensez-vous que ce dispositif soit plus coûteux ou, au contraire, présente-t-il une difficulté d'organisation ? Il me parait que lorsque les unités de soins sont regroupées dans un même endroit, il importe peu que le malade installé dans un lit de l’unité A ou B, n’en change pas, lorsque, des soins de moyen séjour, il doit passer à des soins aigus.

M. Christophe Trivalle : S'il reste dans la même chambre, cela ne change rien, à part la différence de tarification administrative. Toutefois si on sépare les services, le malade doit en suivre le parcours, car dès qu’il change de statut, il change d'endroit. De plus, l’objectif poursuivi est que la partie soins longue durée soit beaucoup moins médicalisée, c'est-à-dire qu'il y ait moins de médecins et moins d'infirmières.

Par exemple, à Paul Brousse, nous avons 500 lits de gérontologie répartis sur trois services. Chaque service a la même structure avec des lits de soins aigus, de moyen et de long séjour. Mais si on regroupe tous les malades de soins longue durée, soit 300 malades dans un seul bâtiment, il ne sera plus nécessaire d'avoir un médecin par unité ; un seul médecin suffira pour l'ensemble du bâtiment. Il ne sera plus nécessaire non plus d'avoir une infirmière pour tant de malades, d'où moins d'infirmières. C'est la politique actuelle.

M. le Président : Je voulais en fait vous faire dire, mais peut-être ne le voulez-vous pas, que le fait de ne pas sectoriser ne coûte pas plus cher. Lorsqu’un seul médecin est prévu pour 300 lits de long séjour, répartis dans un certain nombre d’unités de gériatrie, ce médecin peut, au moment où cela s'avère nécessaire, plutôt que de faire du petit temps plein localisé, gérer la répartition du temps et passer un quart d'heure dans le long séjour au lieu d'y passer la journée. Au final, que les malades de soins longue durée soient regroupés dans un seul et même bâtiment, ou soient dispersés dans différentes unités gériatriques ne change rien au nombre des effectifs s’occupant de ces malades.

En revanche, le malade, lui, reste dans la même chambre, quel que soit le statut de ses soins, lequel change éventuellement, en fonction de sa situation médicale. Pensez-vous que cela coûte vraiment moins cher de sectoriser ?

M. Christophe Trivalle : La sectorisation ne coûterait pas moins cher, parce que l'idée est de concentrer les moyens sur une catégorie de malades, celle des malades aigus et de moyen séjour parce que ce sont ces malades-là dont il faut s'occuper en priorité. Dans l'immédiat, si on reste à effectifs constants, cela ne coûtera pas moins cher, mais sur la durée, on ne peut pas connaître les évolutions.

Pour notre part, nous estimons qu'il est mieux d'avoir tous les types de structures, ne serait-ce que pour faire de la formation. Pour des médecins, il est intéressant de voir ce qui se passe en soins longue durée. Mais si ces services sont indépendants de tout autre service, les médecins n'auront pas l'envie d'aller s'y former. Il est en effet beaucoup plus intéressant pour eux d’être au sein de toute une gamme de structures et de voir les différentes étapes et évolutions des états de santé des patients.

Par ailleurs, dans les services où a été tenté un regroupement accompagné d’une diminution du personnel médical, soit les équipes font venir sans arrêt des infirmières du bâtiment d'à côté pour s'occuper des malades parce qu'ils en ont trop qui ne vont pas bien, soit elles les retransfèrent sur les urgences. Nous sommes dans un cercle vicieux.

S'agissant de la diversité des discours, le malade peut parfois tenir des discours différents à sa famille et au milieu médical. Mais la différence se fait le plus souvent entre le discours que le malade peut avoir avec le médecin et celui qu’il a avec les autres personnels soignants. En effet, à l’hôpital, le médecin n'est pas la personne la plus présente auprès du malade, c'est peut-être même celle que le malade voit le moins souvent. Il fait sa visite, discute avec le malade, parfois en tête en tête, et l’incitera à suivre tel ou tel traitement qui lui fera peut-être gagner un, deux ou trois mois. Son discours étant parfois très volontariste, le malade ne le contredira pas. Chez les malades âgés notamment, la contestation des avis des médecins est peu fréquente. Mais cinq minutes après la visite du médecin, lorsque le malade rencontrera l'aide-soignante ou la bénévole qui restera plus longtemps avec lui et qui prendra le temps de discuter avec lui, le malade va dire qu'il n'en peut plus, que c'est atroce. Cette notion de discours différent est relativement fréquente.

M. le Président : Si on peut supposer que le discours du malade avec sa famille a une connotation affective plus forte, il faut surtout tenir compte de la divergence des discours du malade à l’égard de l’équipe médicale, entre, d'un côté, les médecins et, de l'autre, le personnel soignant qui passe plus de temps avec le malade. Est-ce bien la raison pour laquelle vous organisez ces réunions d'équipe où chaque membre peut s'exprimer sur l'avenir du malade, les choix palliatifs et curatifs ?

M. Christophe Trivalle : C’est cela. Parfois, certains membres de l’équipe ont l'impression que le malade est arrivé à une phase palliative et qu'il n'y a plus rien à faire, tandis que d'autres pensent le contraire. Après un échange des points de vue de chacun, nous prenons une décision. Par ailleurs, comme nous avons une tarification de soins palliatifs, il peut arriver que l'on décide qu'un malade passe en soins palliatifs administrativement : donc cela permet à tout le monde d'être sur la même longueur d'onde, d’assurer des soins palliatifs et d’éviter le transfert du malade. Puis l'évolution fait que ce dernier va beaucoup mieux et qu'ensuite il sort des soins palliatifs et reprend une trajectoire classique.

M. le Président : Il y a une réversibilité dans la décision.

M. Christophe Trivalle : Tout à fait. Quant à la formation, en tant que gériatre, je considère que sont nécessaires la fois la formation sur la gériatrie et celle sur la fin de vie et les soins palliatifs ; lesquelles étaient inexistantes jusqu'à il y a encore quelques années. Mais c’est une carence qui est en passe d’être comblée. En effet, une petite formation a tout d’abord été ajoutée en sixième année au certificat de synthèse clinique et thérapeutique (CSCT). Puis avec la nouvelle réforme, ont été mis en place de nouveaux modules obligatoires que les futurs médecins devront passer entre la troisième et la sixième année. Mais ce n'est que depuis deux ans qu’existent un module complet de gériatrie et un module complet sur la douleur et les soins palliatifs. Cela signifie que la plupart des médecins qui ont été formés auparavant n'ont reçu aucune formation dans ces domaines, hormis ceux qui ont obtenu un diplôme universitaire de soins palliatifs, une capacité de gériatrie ou ont suivi une formation personnelle.

Par ailleurs, au niveau des infirmières, il y a une formation en soins palliatifs.

M. le Président : Est-il envisageable d’améliorer la situation actuelle, en assurant cette formation, notamment à l'intérieur des hôpitaux, à l'ensemble des personnels et des médecins qui le souhaitent ?

M. Christophe Trivalle : A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), un certain nombre de formations de ce type sont déjà en place. De plus, certains hôpitaux ont un comité local de lutte contre la douleur (CLUD) par l'intermédiaire duquel sont organisées des formations. Reste enfin la formation en interne. Toutes les nouvelles personnes qui arrivent dans mon service suivent une formation continue sur cette prise en charge en plus des cours que nous pouvons donner aux médecins et aux internes.

M. le Président : Recevez-vous des demandes d'euthanasie de la part des malades ou des familles, exprimées de manière lucide et répétée, ou cela vous parait-il exceptionnel, voire totalement absent ?

M. Christophe Trivalle : Ce n'est pas totalement absent, mais c'est très rare et il n'y a pas de demandes absolues. Certains malades disent qu'ils veulent mourir et demandent que l'on fasse quelque chose, mais c'est plus pour entamer un dialogue, pour recevoir une explication sur la façon dont on va les soulager.

Parfois, lors de certaines agonies prolongées pendant plusieurs jours ou semaines, les familles n'en peuvent plus parce que c'est trop difficile pour elles. Elles demandent alors si nous pouvons faire quelque chose. Après avoir entamé un dialogue avec ces familles, très souvent leur demande s'arrête là. Je suis à Paul Brousse depuis 1997. Nous n'avons jamais eu quelqu’un exigeant une euthanasie. A chaque fois qu'une personne nous en a parlé, c'était plus pour être rassuré sur ce qui allait se passer, sur la douleur du malade, sa maladie, son avenir.

M. le Président : Pour revenir à cette notion de la diversité des discours, peut-on envisager l’hypothèse où la demande d’euthanasie soit exprimée par le malade non pas au médecin mais à d’autres ?

M. Christophe Trivalle : Non. Dans notre service, nous avons aussi le concours de deux psychologues et d’une équipe de bénévoles qui participent à nos réunions. Nous arrivons toujours à obtenir des informations car le bénévole a pu discuter ou rencontrer la famille. Mais de telles demandes ne se présentent pas.

M. le Président : Quand le malade passe des soins curatifs aux soins palliatifs, informez-vous de façon continue la famille de cette nouvelle option thérapeutique éventuellement réversible ? Certaines familles plaident-elles pour que le malade passe du curatif au palliatif ou inversement ? En d'autres termes, la famille vous accompagne-t-elle dans la décision collégiale que vous prenez ou parfois vous trouvez-vous en conflit avec elle ?

M. Christophe Trivalle : Nous avons quelquefois des tensions avec les familles. Certaines nous demandent de ne pas faire d'acharnement thérapeutique, de ne pas mettre une perfusion, etc. Nous leur expliquons alors que nous n'en sommes pas à une phase terminale et que le traitement médical est justifié. Les conflits les plus difficiles naissent avec la partie de la famille la moins présente, celle qui vient de temps en temps, qui ne voit pas souvent le malade, qui vient le dimanche après-midi et qui va faire un scandale parce que rien ne va. Une fois que nous avons réussi à prendre un rendez-vous avec elle, la situation s'améliore. Il suffit souvent de rencontrer les familles, de discuter avec elles et le patient, pour apaiser la situation.

M. le Président : Ce que vous dites est tout à fait juste. D’après mon expérience, le membre de la famille, qui conteste tout ce qui avait été fait en accord avec la famille présente, est toujours celui qui arrive de loin. Mais peut-être est-ce parce que la vision de son parent malade est très différente de celle dont il a le souvenir ?

M. Christophe Trivalle : Nous avons souvent le sentiment que si les membres de la famille les moins présents sont les plus agressifs, c'est peut-être aussi parce qu'ils culpabilisent de ne pas être là et qu’ils accusent quelqu'un d'autre à leur place.

M. Michel Vaxès : J'ai le sentiment à vous entendre, mais peut-être est-ce la réalité, qu'au moins en service de gérontologie, la question de l'euthanasie est une fausse question, c’est une question qui ne se pose pas.

M. Christophe Trivalle : Je ne sais pas. Un énorme travail conduit depuis vingt-cinq ans par Mme Sebag-Lanoé a été entrepris dans tous les services de gérontologie. Nous avons mis en place des réunions d'équipe qui existent maintenant un peu partout mais aussi des groupes de parole qui permettent aux soignants de s'exprimer et qui n'existent pas partout. Dans chaque unité du service, nous avons un studio à la disposition des familles qui souhaitent rester accompagner leur parent malade. Nous avons aussi des salons. Plusieurs aménagements ont ainsi été faits pour faciliter les choses.

Les conflits que nous rencontrons avec les familles ne découlent pas de notre démarche ni de notre façon de faire mais de nos carences, notamment de personnels et d’une présence parfois insuffisante. C'est cela qui nous est reproché principalement. Les familles nous demandent pourquoi il n'y a pas plus souvent quelqu'un auprès de leur parent.

Toutefois, je pense que dans certains services, il doit y avoir des demandes d'euthanasie. Mais cela dépend aussi de la prise en charge du malade. Pendant la canicule, nous avions repris secondairement des malades qui avaient été hospitalisés un peu partout. Certains d'entre eux avaient souffert d'une façon importante, étaient vraiment très mal, et il est probable que dans ces situations-là, il y a eu des demandes d'euthanasie de la part de certaines familles qui ne supportaient plus cette situation. Mais il n’y a pas de demandes de cette nature, si la prise en charge du malade est correcte, si les membres d’une famille voient que leur père ou leur mère ne souffre plus, se sent à l’aise, n'a pas de problèmes respiratoires et que tout est fait pour l’aider et l’accompagner.

Il est vrai qu'en gérontologie, les cas sont différents de ceux de gens très jeunes qui sont dans des situations extrêmes. En service de gériatrie, la moyenne d'âge est de 84 ans. La personne la plus âgée dans notre service a 111 ans et demi. Il est certain qu'une personne de cet âge-là n'a pas la même vision de la mort et de la fin de la vie, qu'une personne de 20 ou 30 ans. Nos malades savent qu'ils sont plutôt à la fin du chemin et leur souhait est de ne pas souffrir. A cet égard, l'accompagnement est pour nous certainement plus facile que lorsque l'on s'occupe de malades beaucoup plus jeunes dans des situations extrêmes.

M. le Président : Rencontrez-vous parfois des problèmes de double effet, c'est-à-dire des problèmes de mise en place de thérapeutiques sédatives pour des malades qui souffrent beaucoup, tout en sachant qu'elles peuvent entraîner une dépression respiratoire ?

M. Christophe Trivalle : Je dois vous dire, mais c’est une opinion personnelle, que je trouve cette notion de double effet un peu hypocrite. Avec les personnes âgées, si nous utilisons de la morphine ou des médicaments de cette nature, cela peut effectivement faire dormir les malades. Mais dans ce cas, nous savons très bien qu'il ne faut pas utiliser les mêmes doses chez quelqu'un de 90 ans que chez quelqu'un de 20 ans et qu’il faut également tenir compte de la fonction rénale, du métabolisme, de la pharmacocinétique, etc. Nous utilisons donc des protocoles qui commencent à des doses très basses. Il est certain que si nous commençons à ces doses très basses, nous ne pouvons pas avoir de sédation ou du moins assez rarement, et nous n'avons jamais de détresse respiratoire.

En fait, tout dépend de la façon dont nous utilisons les médicaments. Ainsi, sont administrées de plus en plus souvent des molécules nouvelles utilisées sous forme de patchs. C'est une prise en charge simple, car il n'y a pas de médicaments à avaler. Mais si nous utilisons un patch de morphine par exemple, chez un sujet âgé, il en subira tous les effets secondaires. Le patch n’étant pas adapté à sa pharmacocinétique risque d'entraîner immédiatement un coma, ou de le rendre confus ou somnolent.

Je pense que certains services de soins palliatifs savent ce qu'ils font et connaissent la notion du double effet qui est réelle. Mais la plupart des gens se retranchent en fait derrière cette notion pour utiliser un médicament à une dose supérieure à la dose nécessaire. Or, il est probable que si on utilise la dose nécessaire basse, on obtiendra un effet positif sans avoir l'effet négatif, et si on l'utilise à une dose trop importante, le malade subira tous les effets négatifs. Il me semble qu'il y a un peu des dérives sur ce terrain. De même, je suis convaincu que les pratiques euthanasiques continuent et que sont encore utilisés dans un certain nombre de services des cocktails lytiques composés non plus de Dolosal-Largactyl-Phénergan (DLP), mais de morphine et d’Hypnovel. Selon le protocole et la vitesse à laquelle vous l'utilisez, cela revient au même que d’utiliser un protocole DLP. Si on utilise de fortes doses en augmentant les paliers, en 24 heures la personne est décédée.

M. le Président : Vous avez indiqué dans votre exposé, que le confort du malade prime sur la durée de la vie.

M. Christophe Trivalle : Notre objectif n'est pas d'allonger la durée de la vie, mais il n'est pas non plus de la raccourcir.

M. le Président : Même s'il y a un conflit entre le confort du malade et la durée de vie ?

M. Christophe Trivalle : Pour nous, il n'y a pas de conflit. Le malade est confortable et ce n'est pas nous qui déterminons la fin de vie. Le discours que nous avons avec les familles et les malades, c'est que personne ne sait quand les gens vont mourir. Notre objectif n'est pas de les plonger dans le sommeil, mais d'arrêter leur souffrance.

Il est vrai toutefois que parfois, au moment premortem ou quelques jours avant la fin de vie, les malades sont dans le coma, mais nous n'avons pas induit ce coma avec des médicaments. Certains malades en phase de soins palliatifs reçoivent des doses de morphine énormes. Si on les administrait d'emblée à quelqu'un, cela provoquerait la mort en trente secondes. Mais l'organisme s'habitue aux doses de morphine. Certains malades n'ont pas du tout de phase de coma, d'autres en ont une, mais au dernier moment, lors de la phase terminale.

M. le Président : Nous avons rencontré des médecins qui, s'occupant de la fin de vie de malades plus jeunes, disent être obligés parfois d'augmenter les doses de morphine. Ils se demandent alors, s’ils sont en train de calmer la douleur ou de précipiter la mort.

M. Christophe Trivalle : Il y a peut-être des pathologies plus douloureuses que d'autres ou des situations extrêmes, mais en règle générale, nous n'avons pas ce type de conflit.

Par rapport à l'Hypnovel, il me semble que la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) a émis des recommandations sur l'utilisation de ce médicament, dont beaucoup se servent en effet, sans vraiment bien le connaître. Il y a peut-être un bon usage de l'Hypnovel, mais actuellement on est dans une phase où beaucoup de gens l'utilisent à mauvais escient et par conséquent, il est sûr que cela induit un sommeil. Dans notre service, nous l'utilisons en fait très peu.

M. le Président : Avez-vous l'impression que, par rapport au début de vos études, la société a changé et qu'elle a une attitude différente vis-à-vis de la mort, maintenant que les gens meurent de plus en plus à l'hôpital ?

M. Christophe Trivalle : Honnêtement, je ne peux pas vous répondre. Je pense que moi-même, j'ai changé d'attitude vis-à-vis de la mort en arrivant à Paul Brousse, dans le service du Dr Sebag-Lanoé, où la prise en charge était totalement différente de celles que j'avais pu connaître avant. Dans d'autres services à Paris, même en médecine interne, j'avais prescrit des DLP. J'avoue que maintenant, j'en ai une autre conscience parce que j'ai reçu une formation, que je n'avais jamais eue avant.

Si le médecin n'a pas cette formation, il ne sait pas ce qu'il doit faire ou ce qu'il peut faire, il est complètement désarmé. S'il a devant lui quelqu'un qui souffre et s'il sait qu'en lui donnant tel ou tel médicament, cette personne ne souffrira plus, il va réagir de façon un peu simple. Au contraire, s'il a reçu une bonne formation, il donnera au malade la dose qu'il faut, en commençant à des doses basses, en surveillant le malade, en s'en occupant mieux probablement. Le hiatus est au niveau de la formation.

Mais je ne sais pas si la société a changé du fait que les malades meurent de plus en plus souvent à l'hôpital, car cela fait déjà plus de quinze ans que c'est ainsi.

M. le Président : Avez-vous l'impression, justifiée, qu'à côté de services de pointe comme le vôtre, dans lesquels sont menées une démarche, une réflexion et des pratiques particulières, il y a l'immensité des hôpitaux français dans lesquels cette formation n'existe pas ? La prise en charge des patients, telle que vous la décrivez, se propage-t-elle lentement, rapidement ? Reste-t-elle cantonnée à quelques îlots particuliers ? Etes-vous l’exception ou devenez-vous la règle ?

M. Christophe Trivalle : C'est une démarche qui se diffuse, même si la structure de notre service reste une exception. Mais d'autres services ont des petites unités de soins palliatifs gérontologiques. L'idéal serait que tous les médecins et tous les soignants soient formés à la fin de vie et à la prise en charge de la douleur. Ainsi, en cas d’hospitalisation d’un malade en pneumologie ou en cardiologie, il pourrait, si malheureusement il parvenait à une phase terminale de sa maladie, être accompagné par les médecins qui s'en seraient occupés dès l’origine et n’aurait pas à changer de service pour aller mourir dans un service spécialisé. L'idéal, c'est quand même la continuité de la prise en charge.

Toutefois, des services spécialisés restent nécessaires pour les cas très difficiles que le médecin de base ne pourra pas prendre en charge correctement. Ils permettent également de faire de la formation. Dans notre service, nous recevons régulièrement des étudiants qui font un travail d'éthique, ou qui préparent un diplôme universitaire de soins palliatifs, ainsi que des professionnels de la gérontologie d'un autre hôpital de province qui viennent en stage chez nous une semaine, dix ou quinze jours voir comment cela se passe. Notre démarche se diffuse par cette formation.

De plus, ces services spécialisés peuvent être au contact de toutes les nouveautés, que ce soit en termes de traitement, ou de techniques ; ils peuvent les expérimenter puis informer les autres professionnels des résultats obtenus.

M. le Président : Si je vous comprends bien, l'idéal est que le malade soit pris en charge par un même médecin qui, formé à la fin de vie, continue de suivre son malade lorsque son état s’aggrave au lieu de le transférer dans un service de soins palliatifs. Pour autant, cette formation à la fin de vie doit être plus poussée dans les services qui prennent en charge les malades les plus lourds venus d'autres services, après une entente entre les différents médecins.

M. Christophe Trivalle : Tout dépend du niveau auquel on se place. Lorsqu’un hôpital dispose d'une unité de soins palliatifs, il a souvent une unité mobile dont le personnel peut aller dans les services, donner un conseil et accompagner. Ensuite peut-être une discussion pourra s'engages sur le cas d’un malade trop difficile pour l'équipe, afin de décider sa prise en charge dans le service des soins palliatifs.

M. le Président : A votre avis, l'évolution des services consisterait à faire coexister dans chaque service de l’hôpital quelques lits de soins de palliatifs avec une unité de soins palliatifs ?

M. Christophe Trivalle : Je ne sais pas si c'est possible, parce que cela dépend de savoir comment on considère l'unité de soins palliatifs et de quels moyens on la dote car l’insuffisance des moyens rend les choses difficiles. Dans notre hôpital, il y a deux unités de soins palliatifs : une dont a la charge le Docteur Michèle Salamagne (et qui dispose d’un maximum de moyens) et notre unité en gérontologie. Nous avons donc déjà opéré un partage entre les malades les plus jeunes qui vont bénéficier de la super unité de soins palliatifs, et les malades les plus âgés qui vont venir chez nous.

Déjà dans notre hôpital, existe une certaine dichotomie des patients et des moyens. L’unité de soins palliatifs créée pour valoriser cette prise en charge des plus jeunes a bénéficié d’un maximum de moyens. Par ailleurs, il est difficile d'avoir les mêmes moyens en gérontologie. Si nous voulons vraiment bien nous occuper des malades en fin de vie, il faut une équipe avec beaucoup de personnels car l'élément principal est le contact humain. Ce ne sont pas uniquement les médicaments et les moyens techniques.

M. le Président : Votre prise en charge utilise beaucoup de personnels, mais pas forcément plus de médicaments et d'appareils.

M. Christophe Trivalle : Certes, mais le personnel est ce qui coûte le plus cher à l'hôpital.

M. le Président : Quel personnel ? Il ne s'agit pas forcément d'avoir un psychiatre.

M. Christophe Trivalle : Non, cela peut être une aide-soignante. Ce qu’il faut, c’est disposer de suffisamment de personnel pour assurer une présence quasi continue auprès de nos patients qui en demandent énormément. Cette présence peut être aussi éventuellement assurée par des bénévoles, mais il n’est pas toujours facile de constituer des grosses équipes, bien que certains centres comme celui de Jeanne Garnier disposent d'une équipe très fournie de bénévoles, ce qui doit beaucoup les aider.

Dès que le malade est en fin de vie et selon la durée de cette dernière, différents processus, pas systématiques mais très fréquents, vont apparaître (dénutrition, fonte musculaire, apparition d'escarres, par exemple) et qui vont demander des soins quotidiens assez longs. Si dix malades en soins palliatifs souffrent tous d'escarres et nécessitent des soins, cela signifie qu'il faut pratiquement une infirmière par malade. Or, actuellement, l’AP-HP n’a pas pour perspective d'augmenter le personnel.

M. le Président : Avez-vous déjà reçu, depuis la loi du 4 mars 2002, des personnes qui se présentent comme étant la personne de confiance désignée par le patient ou continuez-vous à avoir un contact traditionnel avec les familles ?

M. Christophe Trivalle : Personne, pour l'instant, ne s'est encore présenté sous cette étiquette. Nous avons toujours un contact traditionnel avec la famille. L'administration de l'AP-HP a préparé des formulaires relatifs aux personnes de confiance. Mais pour l'instant, en gériatrie, ce n'est pas passé dans le public et nous gardons plutôt un contact traditionnel.

De plus, nous recevons beaucoup de malades atteints de la maladie d'Alzheimer. Très souvent, un membre spécifique de la famille s'occupe du malade. Nous l’appelons l'aidant principal et pour nous, il équivaut un peu à la personne de confiance.

M. le Président : Cette personne est en fait autodésignée par l'activité qu'elle mène auprès du patient. De fait, la question de la personne de confiance se pose dans une situation de carence familiale mais pas quand un des enfants s'occupe de son parent jusqu'à la fin.

M. Christophe Trivalle : Nous avons eu les documents mais personne ne les a encore demandés. De même, nous n'avons pas non plus de demandes relatives au dossier médical.

M. le Président : En fait, en vous écoutant, quand la fin de vie est bien gérée, elle ne semble pas poser de problèmes particuliers.

M. Christophe Trivalle : Les problèmes que nous rencontrons sont principalement des problèmes de manque de personnels.

M. le Président : Quels sont vos ratios ?

M. Christophe Trivalle : Ils sont différents selon les secteurs. L'avantage est que nous panachons les différents soins. Pour les soins longue durée, le ratio proposé à l'AP-HP est de 0,5 personne au lit du malade, qu'elle soit infirmière, aide-soignante, etc. C'est un ratio très bas.

M. le Président : En fait, comme votre service tourne en trois-huit, ce n'est même pas 0,5 personne en permanence auprès du malade.

M. Christophe Trivalle : En ce moment, la situation est très difficile.

M. le Président : Nous reprendrons contact avec vous pour visiter votre service.

M. Christophe Trivalle : Volontiers.

M. le Président : Nous vous remercions d'être venu en prenant sur votre temps de travail.

Audition du Professeur Jean-Michel Zucker,
ancien chef du Département d'oncologie pédiatrique de l'Institut Curie



(Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir le professeur Jean-Michel Zucker, pédiatre oncologue, qui a été Chef du département d’oncologie pédiatrique de l’Institut Curie de 1977 à 2002.

Vous êtes membre de nombreuses sociétés savantes : la Société internationale d’oncologie pédiatrique dont vous avez été Président pour l’Europe de 1995 à 1999 ; la Société française de pédiatrie dont la commission d’éthique vous compte au nombre de ses membres ; la Société française d’oncologie pédiatrique dont vous êtes membre fondateur et que vous avez présidée de 1997 à 2000 ; la Société française d’hématologie et d’immunologie pédiatrique ; le Réseau francophone de soins palliatifs pédiatriques dont vous êtes Vice-Président et le Comité consultatif de protection des personnes soumises à la recherche biomédicale de l’Hôtel-Dieu.

Vos publications sont nombreuses et variées puisque vous êtes l’auteur de près de 200 articles parus dans diverses revues internationales. Vous appartenez au comité de rédaction des revues : Invasion and metastasis, Agora, Ouvertures, Medical and pediatric oncology. Enfin, vous participez au séminaire de recherche « Enjeux éthiques face à la maladie grave et à la fin de vie ».

Cette mission a pour objet l'accompagnement et la fin de la vie. Son ambition n’est pas de débattre d'un cas particulier, même si elle a été mise en place à la suite de ce que l'on a appelé l'affaire Humbert. Elle a pour vocation de faire le point sur la fin de vie des hommes et des femmes dans notre pays, de déterminer quelle est leur nouvelle vision de la mort et d’analyser la façon dont les médecins ont évolué dans leurs pratiques médicales.

Certaines évolutions se constatent par la création des soins palliatifs, le passage du curatif au palliatif et l'accompagnement de la fin de vie, considéré non pas comme un échec médical mais comme une nécessité. C'est par l’examen de ces différents éléments qu'aujourd'hui, nous tentons de déterminer comment nous pourrions combler le fossé qui existe, entre un code pénal qui s'adresse à tous (et qui est parfois mal perçu par l'opinion) et une pratique médicale qui, conforme à la déontologie et à l’éthique, a considérablement évolué dans ses mentalités.

Après une présentation d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et de réponses avec les membres de la mission qui, appartenant à des groupe politiques différents, n’ont pas les mêmes opinions à l’intérieur de chaque groupe et qui, toutes tendances politiques confondues, sont partagés entre le souci du respect de la vie et celui de la liberté des hommes.

M. Jean-Michel Zucker : Je vous remercie de m'avoir invité et de m’avoir confié ce pouvoir de vous exposer le domaine exclusif de ma pratique, c'est-à-dire celui des enfants. Je suis ici, non pas mandaté par la Société française de pédiatrie, mais comme représentant de ceux de mes collègues qui s’intéressent à ces problèmes d'assez près.

Mon exposé s'appuiera principalement sur l'annexe 13 du rapport de Madame Marie de Hennezel sur l'accompagnement de la fin de la vie. Dans ce rapport, remis en octobre 2003 au ministre de la santé, elle n’aborde pas de façon approfondie le problème de l'enfant. Toutefois, elle avait demandé à Pierre Canoui, pédopsychiatre à l'hôpital Necker-Enfants Malades, de coordonner un groupe de réflexion, auquel j'ai participé et de fournir un document plus élaboré que le rapport lui-même sur la question de l’enfant.

Cette annexe 13 n'est pas extrêmement volumineuse mais elle fait le point de la question à la fois des soins palliatifs et de l'accompagnement de fin de vie en pédiatrie.

En introduction, je voudrais préciser trois points. Tout d'abord, la juxtaposition de la pédiatrie et des soins palliatifs est une histoire récente qui n'a pas beaucoup d'expérience derrière elle et qui ne va pas de soi. En effet, les médecins ont toujours eu une grande réticence à admettre cette injustice qu'est la mort d'un enfant, d'autant plus quand cet enfant est jeune. De ce fait, ils se sont beaucoup voilé la face jusqu'au moment où il a fallu admettre que cela existait.

Il est frappant de voir qu'au fur et à mesure que la médecine devient de plus en plus efficace, technique et sophistiquée, qu'elle guérit de plus en plus de maladies et qu'on lui fait confiance dans des domaines de plus en plus étendus, en même temps les échecs qu'elle rencontre, sont de plus en plus retentissants et de plus en plus mal supportés. On considère qu’ils mettent en échec le triomphalisme qui est entraîné par cette progression des moyens et des résultats. Ainsi, de nombreuses équipes ont commencé à penser plus profondément à une continuité des soins et sont revenues, d'une certaine façon, à la définition d'Ambroise Paré : «Je le pansais, Dieu le guérit». Le rôle du soignant est principalement de soigner, et de guérir s'il peut y parvenir.

D'où ce deuxième point extrêmement important qui est celui de la continuité des soins curatifs et des soins palliatifs. Grâce aux progrès de la médecine, il peut y avoir des allers et retours dans la perspective, la philosophie et les résultats obtenus par cette médecine de soins. Cette dernière peut osciller du curatif au palliatif, dans un but qui reste toujours le même, à savoir assurer une vie de bonne qualité, aussi longue que possible, mais pas à n'importe quel prix.

En dernier point, les pédiatres n’ont rien inventé de nouveau par rapport aux soins palliatifs des adultes car c'est la même idéologie qui prévaut. Comme vous le constaterez au chapitre de l'organisation, nous avons simplement essayé de profiter de l'expérience des médecins d'adultes.

Cette idéologie des soins palliatifs de l'adulte, que nous reprenons pour les enfants, est de donner la priorité à un accompagnement et de se garder de tout acharnement thérapeutique, de toute obstination déraisonnable, pour reprendre des termes qui ont fait fortune mais qui ont un sens fort. Situé, à notre sens, entre cet acharnement thérapeutique dont nous ne souhaitons voir ni l'avènement ni le maintien et l'euthanasie, chapitre d'actualité périodiquement relancé, cet accompagnement, si important pour nous, est très diversifié et va même au-delà du bout de la vie. En effet, il se déroule avant la fin de la vie, pendant cette fin de vie, dans les quelques minutes qui précèdent et qui suivent et après la mort. Ce dernier aspect, relativement récent, permet de se préoccuper du deuil, non seulement des tout proches mais de ceux qui sont plus lointains et qui jouent un rôle dans l'économie de la famille. En effet, l’accompagnement d’un enfant dans un état grave, c'est aussi celui de sa famille et, au premier chef, de ses parents dont le problème de deuil a trop souvent été négligé dans le temps passé.

Cet accompagnement est fait de soins qui sont tout le contraire d'une conduite qui serait menée uniquement du bout des lèvres et du bout des soins et qui pourrait être assimilée, comme on le dit d'une façon méprisante, à « baisser les bras ». Or, ce n'est pas du tout cela, car nous avons appris que les soins prodigués pouvaient être actifs, inventifs et intensifs. Ces trois adjectifs, repris de l’annexe 13 précitée, donnent à ces soins toute leur noblesse et en même temps montrent l'effort qu'il faut encore faire pour que la recherche les mette au point.

Sur le plan de l'épidémiologie (cadre dans lequel s'exercent les soins palliatifs), on peut considérer qu'en France, 2 500 à 4 000 enfants décèdent par an, c'est-à-dire sept à douze par jour. 80 % de ces décès surviennent à l'hôpital, notamment dans des CHU. Pour prendre un seul exemple qui est celui de l'hôpital Necker-Enfants Malades, en 2000, a été comptabilisé un décès tous les deux jours ; 70 à 80 % des décès sont survenus en unité de soins intensifs et en réanimation pédiatrique. Ce pourcentage élevé incite à une réflexion sur ce qui peut se passer en réanimation pédiatrique.

Les soins pédiatriques palliatifs sont destinés aux enfants et aux adolescents dont la vie est menacée par des maladies qui sont classées en quatre groupes :

– Le premier groupe est celui des maladies potentiellement guérissables mais dans lesquelles un échec est possible, comme les leucémies et les cancers (je ne parle pas des cancers en rémission) ;

– Le deuxième groupe de maladies est celui où peut se produire une mort prématurée dans l'évolution de la maladie qui peut toutefois, lorsqu'elle est traitée de façon convenable, permettre une vie prolongée. Dans cette rubrique, on trouve le Sida ou les mucoviscidoses qui sont des maladies bronco-pulmonaires graves du jeune enfant. Celui-ci peut atteindre l'adolescence et l'âge adulte mais son espérance de vie est limitée et toute complication peut abréger son existence ;

– Le troisième groupe est représenté par des maladies incurables au jour d'aujourd'hui. Elles vont donc évoluer inéluctablement vers la mort mais à un rythme variable, et elles n'offrent pas de possibilités de traitement curatif. Il s'agit d'un certain nombre de maladies métaboliques, dont les mucopolysaccharidoses et les myopathies, ces maladies qui, petit à petit, privent de l'usage de la plupart des muscles du corps ;

– Le quatrième groupe comprend les maladies gravement invalidantes qui se recrutent surtout dans les maladies neurologiques avec un gros handicap (encéphalopathies ou troubles prénataux) et qui vont ensuite traîner pendant toute l'existence. Ces maladies n'offrent aucune possibilité d'amélioration et peuvent se compliquer d'infections ou de divers épisodes graves pouvant aboutir à la mort.

Il existe donc un éventail de situations dans lequel peuvent s'exercer les soins palliatifs. La mortalité, telle qu'elle a été décrite, suppose qu'entre l'âge de 1 à 17 ans, un enfant sur 10 000 va mourir, dont un dixième développera une des maladies classées dans une des quatre catégories que j'ai évoquées. Par conséquent, la morbidité, c'est-à-dire l'état de maladie provenant de ces quatre groupes dans lesquels peuvent s'exercer les soins palliatifs, est de 10 pour 10 000. On peut donc admettre que, sur un groupe de 50 000 enfants, on aura cinq décès et cinquante malades dont vingt-cinq devront relever de soins palliatifs.

Je vais maintenant vous présenter brièvement quelles sont les spécificités des soins palliatifs pédiatriques par rapport à celles de l'adulte. Même si l'idéologie générale est la même, il existe néanmoins quelques particularités.

– Tout d'abord, le nombre d'enfants reste relativement restreint. Les pathologies sont rares, posent certes des problèmes aigus et sont le plus souvent particulières à la pédiatrie ; pourtant, quelquefois les enfants atteignent l'âge adulte malgré ces pathologies ;

– La durée pendant laquelle va vivre l'enfant est extrêmement variable. Quand on parle de fin de vie : est-ce quelques jours, quelques semaines, quelques mois, voire quelques années, dans des maladies qui n'offrent pas d'espoir mais qui vont demander un support que l'on appelle les soins palliatifs ?

– Par ailleurs, il convient de prendre en compte une dimension génétique dans ces maladies, qui touchent plusieurs générations ou plusieurs membres de la même famille. Le conseil génétique joue un grand rôle. C'est une spécificité de la pédiatrie ;

– Une autre spécificité des soins pédiatriques est la prise en compte de l'environnement familial. Les parents, les fratries et les grands-parents jouent un rôle extrêmement important dans la vie quotidienne de l'enfant. Il conviendra donc de s’en préoccuper lorsque l'on voudra rendre service à l'ensemble de la famille ;

– Ensuite, il faut tenir compte de la différence des âges. Un nouveau-né et un adolescent n'ont pas du tout les mêmes besoins, le même accompagnement. Organismes en voie de développement, ils sont toutefois extrêmement différents sur les plans physique, intellectuel, cognitif et affectif et ils vont réclamer une attention tout à fait différente pour chacun d'entre eux ;

– Enfin, l'avènement des droits de l'Enfant a permis de reconnaître le droit de l’enfant malade (jusqu'au sein même des soins palliatifs et jusqu’aux derniers moments de la vie) à une formation, à une scolarisation – nous connaissons des enfants qui sont allés à l'école jusqu'aux derniers jours de leur vie. La créativité constitue également pour ces enfants, la possibilité de laisser un message alors même qu'ils sont conscients d'être en train de partir.

J'aborde maintenant un troisième chapitre consacré aux principes de base qui doivent guider les équipes pour organiser les soins dans le domaine des soins palliatifs pédiatriques :

– Le premier principe, c'est la continuité des soins. Elle doit, pour avoir un sens, s'appuyer sur un médecin référent. On ne peut pas, et c'est vrai de toutes les activités médicales, laisser l'enfant dans des situations complexes, à la merci de tous les spécialistes qui vont venir donner leurs avis. Il faut un chef d'orchestre. Ce référent médical est particulièrement important dans des situations graves et des situations de fin de vie.

La pratique pédiatrique est singulièrement marquée par une relation triangulaire, celle du patient, en l'occurrence l'enfant, des parents qui sont l'instance protectrice et tutrice de cet enfant et de l'équipe soignante. Cette relation triangulaire si forte et le rôle de l'équipe soignante s'opposent au concept et à la création d'unités spécialisées, qui ont été la trame du développement des soins palliatifs. C'est une notion très importante, une des différences qui existent avec le terrain de l'adulte. Les pédiatres et les équipes soignantes en pédiatrie sont très soucieuses de suivre les enfants depuis le moment où ils posent le diagnostic jusqu'à la mort, si malheureusement elle doit survenir. En effet, ces équipes ont conscience qu'elles doivent assurer une continuité des soins, à distance du concept d'unités spécialisées dans les soins palliatifs, comme c'est le cas chez l'adulte.

Dès lors, dans la période actuelle, l’organisation proposée sera non pas d'ouvrir des unités spécialisées, mais plutôt de réfléchir avec les équipes soignantes afin d’améliorer leurs pratiques par l'information, la formation et le soutien. Toutefois, il ne suffit pas d'apporter à ces équipes soignantes des informations, de leur faire des cours ou de leur présenter des cas cliniques. Elles doivent aussi recevoir, dans la vie concrète de tous les jours et de façon continue, un soutien pour ce qui représente l'affrontement le plus dur dans l'existence d'un soignant, c'est-à-dire l'affrontement avec la fin de vie, avec tout ce qu’il peut comporter comme conséquences de déstabilisation et finalement d'usure, c’est-à-dire d’épuisement professionnel. L'usure du soignant est une réalité dans tous les cas mais elle est notamment présente dans l'affrontement à la fin de la vie.

– Le second principe est celui de la pluridisciplinarité. Il est évident qu'il faut rassembler, autour de l'enfant et de sa famille, les pédiatres, les pédopsychiatres, les psychologues, les psychanalystes, les assistantes sociales, les soignants non médicaux et les structures tant hospitalières que de ville. En effet, même si dans la période actuelle, l'immense majorité des enfants meurt à l'hôpital, il n'est pas certain que cette situation soit optimale. Néanmoins, il n'est pas simple d’inverser la tendance et de permettre à une majorité d'enfants de décéder dans leur milieu familial. Par conséquent, le rôle de coordination que doivent assurer les soignants en charge de soins palliatifs, entre tous ces acteurs pluridisciplinaires et les structures d'hôpital et de ville est absolument fondamental.

– Le troisième point c'est que, bien conscient du fait qu'une majorité de décès d'enfants se produit à l'âge néonatal et en réanimation, il convient d'envisager ce que serait et ce qu'est déjà la pratique des soins palliatifs en réanimation. Rien n'est plus antinomique. En réanimation, on est là pour se battre pour la vie, même parfois pour la vie à tout prix. Mais il faut bien considérer que, se posent parfois des problèmes qui obligent à réfléchir sur les arrêts ou les atténuations du traitement et sur tout ce qui va nous rapprocher de la question de savoir s’il y a ou non acharnement thérapeutique. Ce problème se pose dans le registre des soins palliatifs, au niveau de la réanimation pédiatrique.

– Enfin le quatrième principe, c'est que ces soins palliatifs s'adressent certes au patient pédiatrique mais aussi à ses proches, et notamment aux fratries qui souffrent beaucoup pendant toute la maladie de cet enfant, qui vont souffrir encore plus au moment de sa fin de la vie et qui continueront de souffrir après (pendant peut-être des années si des dispositifs ne sont pas mis en place). A cet égard, l'avant, le pendant et l'après doivent être une préoccupation dans ce soin apporté aux proches.

Je vais maintenant aborder le chapitre des réalisations actuelles, qui sont encore embryonnaires, et de diverses initiatives. Mais il faut tenir compte du fait qu'en pédiatrie, il n'existe pas, en France ou à l’étranger, un modèle idéal que l'on puisse copier.

Un certain nombre d'opérations ont été mises en oeuvre. Tout d'abord, des équipes mobiles pluridisciplinaires, un peu à l'image de celles qui existent dans le domaine des soins palliatifs pour l'adulte lorsqu’on ne souhaitait pas des unités fixes. Ce sont des équipes qui sont, en général, basées dans un CHU et représentent une équipe ressource pluridisciplinaire. Cette dernière a pour vocation de coordonner, aux niveaux local et régional, l'activité de soins palliatifs pédiatriques et d’insuffler une culture dans les équipes pédiatriques. Celle-ci, qui n'est absolument pas innée au sein des équipes, peut se pratiquer par compagnonnage avec des personnes mieux formées au niveau des services de pédiatrie des centres hospitaliers généraux (CHG) ou des institutions qui hospitalisent des enfants en fin de vie. Par ailleurs, les réseaux de soins palliatifs adultes, qui sont parfois aussi amenés à s'occuper d'enfants, sont également très demandeurs de formations en soins palliatifs pédiatriques du fait qu'ils ont une mauvaise connaissance des réactions de l'enfant et de la pédiatrie en général. C'est donc une des raisons de la nécessité de notre collaboration avec eux.

Le temps d'exercice de ces équipes mobiles doit être réparti entre le travail à l'hôpital et le travail du réseau. Ces équipes remplissent trois missions :

– Le suivi des enfants et de leurs familles. Elles représentent, à ce niveau, une sorte d'appui conseil des équipes soignantes, sans pour autant se substituer à l'équipe référente qui doit conserver jusqu'au bout sa place ;

– La formation et l'enseignement médical, soignant et continu de ces équipes ;

– La recherche clinique, qui n'est pas encore très développée, sur l’évaluation des pratiques et notamment sur le soutien des familles au moment du deuil.

S'agissant des unités fixes, il ne faut pas totalement enterrer ce concept qui aura peut-être son utilité dans l’avenir, lorsque les idées auront évolué. Dans deux domaines, certaines initiatives font d’ailleurs déjà l’objet de réflexions en France, quelquefois à l'instar de ce qui est pratiqué à l'étranger :

– La création de lieux de répit destinés aux enfants, aux parents, aux frères et soeurs. Ce sont des lieux tampons, des lieux intermédiaires entre l'hôpital et le domicile, dans lesquels l'enfant ne séjournera jamais très longtemps. Il peut y avoir des allers et retours mais cela permet à chacun de se ressourcer. Cette expérience a un précédent québécois qui semble fonctionner avec assez de bonheur. Ce lieu de répit pourrait ne pas être réservé aux soins palliatifs et permettre à d’autres types de patients d’y séjourner lorsqu'un répit social, par exemple, s'avère nécessaire. Ces lieux, qui ne sont pas connotés, fléchés comme le sont les unités spécialisées de soins palliatifs chez l'adulte, pourraient être considérés comme une modalité d'adaptation à la situation pédiatrique.

– La mise sur pied de chambres adaptées dans les services. Cette deuxième initiative, peut-être plus banale, porte aussi le risque d'être connotée. Ces chambres adaptées pourraient être installées dans des services où l'on retrouve des maladies graves, comme en hématologie-oncologie ou dans certaines unités de pneumopédiatrie ou de neurologie. Mais il est clair que dans l’économie général du service, ces chambres, très certainement utiles au patient et à sa famille, seront montrées du doigt car chacun saura que, quand un enfant y est hospitalisé, cela n'est pas pour rien.

A côté de ces équipes mobiles, on trouve les réseaux de soins pédiatriques. On pourrait envisager de les adapter aux soins palliatifs pédiatriques avec des modalités différentes sur lesquelles je n'insisterai pas.

Je citerai simplement l'hospitalisation à domicile (HAD), qui reste insuffisamment employée et dont les intervenants sont peu formés en pédiatrie. Actuellement, lorsqu’un enfant est confié à l'HAD pour une fin de vie, sa prise en charge ne se passe pas toujours très bien en l’absence d’appui qui pourrait venir d'une équipe mobile ou d'une formation. Il existe néanmoins quelques initiatives, dont une qu'il faut citer, car c'est un modèle en France : celle de la région Midi-Pyrénées avec le réseau « Enfant-Do ». Il s'agit d'une équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques, déjà organisée en un réseau regroupant les lits pédiatriques des hôpitaux environnants, le domicile et des institutions non strictement hospitalières. De même, à la demande, il peut y avoir, autour d'un patient, un réseau qui se constitue. Une expérience, faite en ce sens à Marseille, semble plutôt prometteuse.

Je ne vous infligerai pas la liste des différentes formations qui commencent à se mettre sur pied dans le domaine des diplômes universitaires et interuniversitaires, sous l'égide de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) et de la Société française de pédiatrie (SFP).

Avant de conclure mon propos, je souhaiterais souligner qu'au niveau francophone, et nous en sommes assez fiers, existe, à l'initiative des Québécois, un réseau de soins palliatifs pédiatriques qui rassemble des Belges, des Suisses, des Québécois et des Français. Les congrès de ce réseau francophone ont lieu tous les deux ans. Les deux premiers se sont tenus à Montréal, en 2001 et en 2003 ; le troisième se tiendra en Europe. Ces congrès permettent d'approfondir à la fois les questions de formation et d'information.

Ma conclusion sera la suivante. Il n'y a pas d'approche uniforme ; il faut laisser se faire jour des expériences pilotes, les enrichir, les doter de moyens plutôt que de saupoudrer l'ensemble du territoire de différents points de soins palliatifs pédiatriques. Il conviendrait d'y voir plus clair dans ces initiatives qui commencent à se mettre sur pied et de suivre et d’évaluer les résultats de ces centres pilotes.

M. le Président : Je vous remercie. Vous avez indiqué, au début de votre exposé, que l'enfant face à la mort est une situation à la fois scandaleuse et inhabituelle. L'enfant conscient, en âge de comprendre la différence entre la vie et la mort, perçoit-il la mort comme l'adulte ? Peut-il demander la mort pour sortir de la situation de maladie dans laquelle il se trouve et qu'il constate différente et handicapante, voire douloureuse, par rapport aux autres enfants ?

Par ailleurs, les parents expriment-ils une demande directe ou indirecte de la mort de leur enfant quand ils le voient souffrir ou agoniser ? Ce problème se pose-t-il en pédiatrie de manière aussi exceptionnelle que chez l'adulte ? Se pose-t-il en d'autres termes ou pas du tout ?

M. Jean-Michel Zucker : Votre question présente plusieurs aspects. La demande de l’enfant se pose dans des circonstances assez différentes de celles de l'adulte. Je voudrais vous lire une phrase de Daniel Oppenheim, médecin, psychiatre et psychanalyste qui travaille depuis seize ans dans le service d'oncologie pédiatrique de l'Institut Gustave-Roussy (un service tout à fait jumeau de celui que je dirigeais à l'Institut Curie). Dans son article « Un tabou : l’euthanasie des enfants » (publié dans le recueil « La mort devant soi – Euthanasie : des clés pour un débat», collection « Autrement »), il écrit la phrase suivante : « Les enfants et les adolescents savent qu'ils peuvent mourir». En effet, depuis des études faites il y a quarante ou cinquante ans (dont celles de Ginette Rimbaud), nous savons que dès que l'enfant sait maîtriser le langage, c'est-à-dire autour de 3 ans, il est parfaitement au fait de la compréhension de la gravité de la maladie, de la précarité de son évolution et de sa propre disparition. Il le sait, mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il veut en parler. Je continue ma citation du docteur Oppenheim : «Je n'en ai cependant pas connu qui aient exprimé un désir authentique de mourir. Pourquoi ? Il serait cruel de le leur demander».

Ceci rejoint complètement mon expérience personnelle de trente ans de pratique en oncologie pédiatrique. Le droit de savoir est immédiatement assorti du droit de ne pas savoir. Cependant, d’après l’expérience de ce psychiatre et d’après la mienne, les enfants savent mais ne demandent pas expressément à mourir.

Ce qu’ils demandent, ce sont des choses bien différentes. Ils veulent le maintien de leur relation avec leurs parents dont ils sentent parfois qu'elle risque de leur être retirée, parce que les parents se détachent d'eux ou parce qu'ils manifestent par leur attitude, consciemment ou inconsciemment, des voeux de mort. En effet, sans aucune volonté de jugement, nous savons qu’existent ces voeux de mort, émis par les parents, mais aussi par les soignants. Toutefois, il faut toujours garder en mémoire que ce que pensent les parents et les soignants de la vie de l'enfant et de la façon dont elle se poursuit, n'est pas nécessairement ce que pense l'enfant lui-même. Ce qu'il en pense va dépendre du regard qui est posé sur lui, en particulier du regard de ses parents. Ce que recherche l'enfant, c'est la relation avec ses parents et la certitude que ces derniers lui accordent une valeur, lui conservent une place au sein de la famille. Tant que l'enfant a sa place au sein de la famille, il a sa valeur, il peut se situer dans cette famille.

Si on lui parle de ce qui s'est passé avant lui, de ce qui se passera éventuellement après lui, il n'émet pas de voeux de demande de mort. Sa seule demande peut être une demande de soulagement des souffrances, des douleurs, des symptômes insupportables, ce qui est le rôle des soins palliatifs. Mais on ne reçoit pas, ou à titre très exceptionnel, de demandes « d'en finir ».

Cela me permet d'ouvrir un chapitre sur l'adolescent. Les préadolescents et les adolescents, comme tous les enfants, ont des projets pour l'avenir, tout en ayant conscience de la précarité de leur vie. Ils vivent sur ce double registre de savoir que leur vie est menacée à court terme et de faire néanmoins des projets à court terme ou à moyen terme. L'alliance et le contrat de confiance que les enfants ont passés avec leur médecin référent sont encore plus importants dans le cas de l'adolescent. En effet, à un moment ou à un autre de l'évolution de sa maladie, ce dernier peut émettre le souhait, si sa vie devient trop difficile, de laisser le médecin prendre les dispositions qu'il jugera bonnes, mais que l'adolescent se réserve de lui demander.

M. le Président : L'enfant n'exprime pas sa douleur (longtemps niée par les médecins) de la même façon que l'adulte et peut même la taire. Sa demande, n'étant pas formulée, ne nécessite-t-elle pas une oreille réceptive pour être entendue ?

M. Jean-Michel Zucker : Rassurez-vous, les psychanalystes qui travaillent avec les enfants, depuis Françoise Dolto et Ginette Rimbaud, ont cette écoute, ils ne se bouchent pas les oreilles. En réalité, ce n'est pas ce que demande l'enfant.

A la lumière des récents événements, notamment à la suite de l'affaire Humbert et d'autres situations dramatiques, cette question s'est posée. Or, ce que l'on a pu constater, c'est que pour l'enfant, ce n'est pas une question de premier plan. Sa demande ne se situe pas à ce niveau. L'enfant exprime un besoin relationnel et un besoin d'information, car il doit être le premier interlocuteur. L'un des risques de la pratique pédiatrique est de laisser les parents, qui sont très présents et dans la détresse, s'interposer comme interlocuteurs principaux entre l'enfant et le soignant. C'est un phénomène très courant.

Si les soignants n'y prêtent pas garde, ils peuvent en venir à ne s'adresser qu'aux parents et négliger le petit patient qu'ils ont à leurs côtés. Mais si les professionnels sont avertis de ce risque et ne tombent pas dans ce panneau, ils donnent des outils à l'enfant par le biais de l'information qu'ils lui délivrent. Encore ne faut-il pas lui donner des outils qui soient des grenades ou des obus à retardement. Il faut l'informer, mais ne pas tuer l'espoir. Il ne sert à rien de lui dire, pas plus qu'à un adulte, que sa vie est limitée, d'autant qu'on ne sait pas en prédire l'échéance. Malgré cela, c'est souvent ce qu'entendent les malades, à savoir que le médecin ne leur donne plus que quelques mois à vivre.

Dans le dialogue avec l'enfant, il faut écouter sa question, sa demande, ne pas l'éluder, ne pas passer à autre chose quand il a une vraie question, une angoisse, mais surtout ne pas la devancer. Un psychanalyste d'enfants, Simon-Daniel Kipman, qui nous a écoutés et aidés comme je souhaiterais que toutes les équipes hospitalières puissent l'être, a écrit dans son livre «L'enfant et les sortilèges de la maladie» (Stock, 1975) cette très jolie phrase : «Il faut toujours suivre l'enfant, mais un pas en arrière».

Il ne faut pas utiliser la langue de bois pour lui annoncer une vérité dont il n'a que faire mais il faut coller à sa réalité et à son vécu. Mais encore une fois, la question de l'euthanasie chez l’enfant est, dans l'immense majorité des cas, suscitée par les voeux de mort des parents ou de l'équipe. Je ne connais pas de situation qui n'ait pu être dénouée par une discussion plénière, interdisciplinaire, honnête avec l'équipe et les parents. Mais il est vrai qu'il est insupportable de voir un enfant qui a perdu ses chances de guérir.

M. Michel Vaxès : Cette mission s'est mise en place à la suite d’un événement particulier. Compte tenu de votre grande expérience dans ce domaine, il serait intéressant que nous entendions votre opinion sur le cas Humbert, même si elle n'est pas définitive.

M. Jean-Michel Zucker : La situation dans laquelle se trouvait ce jeune homme était tout à fait exceptionnelle et plus que rarissime. Elle n'est en rien comparable aux 99,9 % des situations rencontrées en soins palliatifs et en fin de vie. Il convient certes de réfléchir à de tels cas, mais on ne peut pas élaborer ni mettre en place des schémas, à partir d'une situation aussi rarissime. Le faire serait totalement penser faux. Que ces situations exceptionnelles nécessitent un «traitement» exceptionnel, qui se décide dans la confidentialité entre le patient, sa famille et le soignant, c'est évident ; mais cela reste une démarche complètement exceptionnelle. Elle s'est toujours déroulée dans le passé mais elle reste si rare que je ne vois pas comment elle pourrait donner lieu à un encadrement juridique et législatif. Tous autant que nous sommes et moi le tout premier, nous avons été confrontés à ces situations d'une extrême rareté, d'une extrême diversité. Or, ce qui a donné une telle acuité au cas particulier que vous évoquiez, c'est cette volonté d'exhibitionnisme de l'événement : d’autres cas similaires n'ont donné lieu à aucune démonstration ou exhibitionnisme et personne n'en a parlé, et c'est tant mieux. Pour ma part, je pense que cela a été totalement construit mais à qui profite le « crime » ?

Autant réfléchir en profondeur, élaborer une politique de soins palliatifs, donner les moyens de travailler aux soignants qui font avancer d'une façon magistrale les soins palliatifs adultes, certes ; mais axer et centrer une réflexion autour d'un événement aussi exceptionnel que celui-là, j'avoue honnêtement que je n'en vois pas l'intérêt.

M. le Président : L'aspect de la fin de vie d'un enfant est, même pour les médecins, assez inhabituelle. Je vous remercie de nous avoir éclairés en la matière, même si nous avons bien compris que cette prise en charge médicalisée n'en est qu'à ses débuts. Nous avons bien noté également que vous souhaitiez, que comme pour les adultes, la prise en charge de l'enfant en fin de vie soit continue et que ce soit le même thérapeute qui accompagne cette fin de vie.

Audition du Docteur Henri Delbecque,
Responsable du comité de suivi du programme national de développement
des soins palliatifs



(Procès-verbal de la séance du 16 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre mission d’information, composée de députés de toutes les sensibilités politiques, a pour thème l'accompagnement de fin de vie. Il est certain qu’elle n’aurait pas vu le jour s'il n'y avait pas eu l'affaire Humbert. Néanmoins, elle n'a pas pour objet de débattre de cette affaire dont le contexte médiatique et émotionnel n’est pas favorable à un travail législatif de qualité. De plus, il nous a semblé nécessaire d’élargir le débat et de ne pas le limiter à ce seul type de cas.

Nous avons tout d’abord auditionné des philosophes, des historiens, des sociologues, des religieux et des francs-maçons. La deuxième série d’auditions actuellement en cours concerne les membres des professions de santé. Nous entendrons par la suite les associations, d’une part, celle qui se réclame du droit de « mourir dans la dignité » et, d’autre part, celles qui se consacrent à l'accompagnement de vie. Enfin, nous aborderons l'aspect juridique du problème avant d’entendre des hommes politiques. A la fin de cette démarche, nous remettrons un rapport que le Président de l'Assemblée nationale a souhaité collégial.

Après un exposé d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra sous forme de questions et réponses.

M. Henri Delbecque : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, je me félicite d'être parmi vous et vous remercie de l'honneur qui m'est ainsi fait. Je ferai en sorte que mon exposé apporte à cette mission, qui me paraît très importante et dont l’objet relève de la responsabilité du politique, un éclairage utile à tous, tant aux professionnels qu'à la population car ce problème de fin de vie concerne tout le monde. En effet, nous sommes tous concernés par la mort et il faudrait faire en sorte que cette destinée commune soit vécue de façon beaucoup plus satisfaisante qu’aujourd'hui. Si je me suis impliqué dans le domaine des soins palliatifs et l'accompagnement, c'est parce qu’en tant que cardiologue et médecin interniste, j'ai été confronté à des situations difficiles et douloureuses.

L'éclairage que m'ont apporté les soins palliatifs et l'accompagnement m'a beaucoup aidé à soutenir les malades et leurs familles.

Je suis maintenant passé du côté de l'organisation des soins palliatifs et de l’accompagnement et dans ce domaine, en raison des responsabilités qui m’ont été confiées, je veille à ce que, dans notre pays, il y ait davantage d'équité, de bienfaisance, de vérité, de justice et de liberté, toutes valeurs qui sont universellement partagées en faveur des grands malades et de leur famille.

La République, dès la circulaire du 26 août 1986 relative à l'organisation des soins et à l'accompagnement des malades en phase terminale, a défini les bases de sa politique. « Les progrès de la médecine et le sens de la solidarité nationale doivent se rejoindre pour que l'épreuve inévitable de la mort soit adoucie pour le mourant et supportée par les soignants et les familles, sans que cela entraîne de conséquences pathologiques. »

Cette volonté politique se situe dans la tradition de fraternité, du refus de toute exclusion et de toute discrimination et est inspirée par des valeurs indiscutables : le respect de la vie humaine d'abord, cette valeur qui supporte toutes les autres - comme le dit Paul Ricoeur « la vie n'est pas seulement ni même fondamentalement une valeur parmi d'autres mais la condition de toutes les valeurs » -, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et la Constitution française selon lesquelles doivent être respectées la singularité et l'inviolable dignité de la personne, quels que soient les dommages physiques ou psychiques qu’elle puisse subir et enfin l'éthique de la profession médicale qui doit s'efforcer, « en toutes circonstances, de soulager les souffrances du malade » (article 37 du code de déontologie médicale).

Les soins palliatifs ne sont pas une médecine en plus, ils ne sont pas marginaux. Ils forment avec l'accompagnement un tout indissociable. Ils sont dus à chaque personne qui attend l'aide secourable de l'autre pour exister jusqu'au terme naturel, un temps « pour faire société » avec les autres, comme le disait Bernard Matray, un temps de présence et d'affection, et d'abord avec les siens. « Le soin, écrit Jacques Ricot, doit être une exigence ininterrompue dans la totalité de l'existence humaine ». Il ajoute : « Finir sa vie, c'est d'abord la continuer. » (Jacques Ricot, Philosophie et fin de vie, Rennes ENSP, 2003)

Depuis 1986, cette exigence politique s'est affirmée grâce au texte législatif majeur qu’est la loi du 9 juin 1999. Cette loi vise à garantir l'accès, à tous ceux dont l'état le requiert, aux soins palliatifs et à l'accompagnement. Avec, cette loi complétée par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et la qualité du système de santé, la France est l'un des pays les plus avancés dans le domaine législatif. Grâce à des financements spécifiques pour la création de nombreuses équipes mobiles dans les hôpitaux et, dans une moindre mesure, pour le développement d'unités fixes, pour le fonctionnement de réseaux à domicile et pour la formation des bénévoles, l'accès aux soins palliatifs et à l'accompagnement est aujourd'hui moins aléatoire, surtout depuis les plans pluriannuels successifs. Le premier a commencé en 1999 et le second en 2002 pour 4 ans. Il ne faut pas oublier le rôle essentiel de l'État, aidé des associations, dans l'accueil, les soins et l'accompagnement des victimes du VIH et du Sida, depuis 1986. Là aussi, l’action des bénévoles et des professionnels et la mise en place de nouvelles structures d’accompagnement ont permis d’aboutir à considérer l'homme malade autrement.

La prise de conscience des besoins des malades en fin de vie, des souffrances et de l'usure des familles et des soignants a été tardive en France par rapport au Royaume-Uni (1967) et à l'Amérique du Nord, notamment le Canada (1970). Elle reste encore très progressive, trop lente, volontiers entravée, trop inégale et finalement, inéquitable. Je pense aussi que les suicides et les désespoirs silencieux des personnes âgées anonymes et abandonnées ne sont pas pris en compte et témoignent de trop d'indifférence de la part d'une nation qui se réclame pourtant de l'égalité. Ils traduisent également la rupture des liens sociaux et l’absence d'une éthique de la vie en société. « Trop souvent, la solitude anéantit cette lumière que porte en lui celui qui va mourir. Quelle misère que cette solitude-là ! », écrit l'Abbé Pierre dans la préface du livre de Joseph Berchoud L'accompagnement à la mort : ultime solidarité (Strasbourg, Ed. du Signe – 2003).

Il ne faut pas se tromper de choix. La dépénalisation de l'euthanasie, même si certaines situations de souffrances posent des questions apparemment insolubles et qui ne doivent pas être niées, ne serait qu'une réaction opportuniste à la pression sociale et au lobby de moins en moins acceptable d'un groupe de personnalités et de journalistes se réclamant ouvertement d'une pratique condamnable sur le plan pénal. Elle serait reconnue plutôt comme un encouragement à une certaine démission plutôt qu’à répondre avec courage à la détresse et au désespoir de l’autre.

Sur le terrain, manquent trois éléments essentiels pour faire reculer les demandes de mourir et les passages à l'acte : une démarche palliative connue et admise par tous, professionnels et population ; une organisation médico-psychosociale faite de coopération et de coordination au quotidien, notamment entre les partenaires du domicile et de l'hôpital, dans la proximité, la cohérence et la continuité ; enfin, une formation particulière des professionnels qui leur permettrait de s'engager personnellement auprès des malades, de travailler efficacement en équipe et d'accepter une réflexion éthique pour chacune de ses décisions. Ce qui est essentiel, c'est d’aller jusqu'au bout de la volonté du législateur, par la détermination et la patience, afin de doter le pays d'une organisation complète et d’assurer aux médecins et aux soignants, une formation éthique.

« Le visage nu du malade » selon l'expression d'Emmanuel Levinas, condamné mais vivant et désirant, interpelle le soignant, le proche, le groupe social. « C'est l'intérêt des soins palliatifs d'être le révélateur de ce que le processus de soins a pu oublier parfois au nom d'une médecine tournée vers la seule performance : le souci de la personne humaine dans sa globalité, le traitement de la douleur, l'accompagnement des malades », écrit Jacques Ricot (Ibid).

Je préside le groupe du Comité de suivi du deuxième plan national de développement des soins palliatifs, qui se réunit régulièrement et qui compte, en son sein, des représentants du ministère, des médecins hospitaliers, des libéraux, des représentants de la Sécurité sociale, des associations. Ceux-ci ont cette chance de pouvoir collaborer pour examiner, point par point, des problèmes non encore résolus et dont les solutions restent à développer dans une démarche difficile et complexe.

Ce groupe a précisément l'ambition de faire se structurer un mouvement parti de la base. Il vise à accroître la crédibilité de cette discipline qui n'a pas encore vingt ans en France, à faciliter sa maturation, à intégrer les soins palliatifs et l'accompagnement dans les soins de santé conventionnels, à servir de modèle pour l'élaboration de stratégies destinées à changer d'autres aspects de soins de santé conventionnels.

Il consacre ses efforts à développer l'offre des soins palliatifs au domicile, en réponse à la demande des patients et des familles. La création de réseaux ville-hôpital de soins palliatifs est une démarche innovante et émergente qui s’appuie sur la médecine générale et sur la famille. Le rôle de celle-ci a été trop longtemps sous-estimé. Elle a besoin d'être informée, soutenue, aidée et associée à la démarche soignante. Elle est, selon les mots de la fondatrice du « mouvement des hospices », Dame Cicely Saunders, « la première unité de soins ». Elle est aussi la première qui souffre et qui a besoin d'être soutenue afin d’être en mesure d'accompagner jusqu'au bout, dans la durée.

La démarche palliative contribue à valoriser les pratiques et les soins de base non techniques, mais essentiels, ceux du généraliste, de l'infirmière, de l'auxiliaire de vie sociale. Elle permet à ceux-ci de travailler de manière complémentaire. Jusqu'à présent, parent pauvre du développement des soins palliatifs, le domicile ou l'institution devrait devenir, grâce à des réseaux structurés et évalués, des pôles d'excellence permettant au malade de retrouver une partie de la maîtrise des événements qui le concernent. Leurs financements sont l'un des éléments clés car la France ne dispose pas, comme la Catalogne ou le Royaume-Uni, de dispositifs médico-sociaux au domicile, ni, dans la plupart des cas, d'équipes mobiles référentes capables d'intervenir en permanence pour conseiller et assurer, en appui, la coordination des soins au domicile. A terme, cette structuration, grâce à l'engagement des professionnels, devrait couvrir le territoire de réseaux de proximité permettant le maintien prolongé chez soi des grands malades, voire d'inverser la tendance de la mort à l'hôpital. Il manque près de 20 000 places dans les structures comme les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD), organisations inégalement réparties sur le territoire. Ces services médico-sociaux, particulièrement utiles, devraient pouvoir soigner des malades de moins de 60 ans. L'hospitalisation à domicile (HAD) accueille de 20 à 30 % des malades en situation palliative mais près d'un tiers des départements n'ont encore aucune structure d'HAD. Celles-ci sont développées principalement en Ile-de-France et dans le Sud. De nouveaux décrets devraient permettre leur développement à partir de créations de places ex nihilo.

Comme le proposait déjà la circulaire de 1986, la démarche palliative devra être intégrée dans tous les services hospitaliers, publics et privés conventionnels. Si les unités de soins palliatifs ont été, depuis 1987, le creuset militant et le pôle de promotion du mouvement des soins palliatifs et de l'accompagnement en France, elles sont encore trop peu nombreuses, comptabilisant moins de 1 000 lits. Certaines régions en sont encore totalement dépourvues, comme la Lorraine, la Haute-Normandie, le Languedoc-Roussillon, le Centre et le Limousin.

Les centres universitaires hospitaliers (CHU) ne se sont pas empressés de créer ce qu'ils ont longtemps appelé des « mouroirs ». Un tiers seulement des CHU disposent d'unités fixes de soins palliatifs. La plupart sont de trop petites unités de moins de cinq lits. Par contre, les hôpitaux locaux, près de 350 en France, ont pour la grande majorité d'entre eux et grâce aux médecins généralistes, intégré les soins palliatifs et l'accompagnement dans leurs services. Dans les hôpitaux, les services de gériatrie, les unités de longue durée, les services de soins de suite et de réadaptation ont beaucoup contribué à développer l'accompagnement et les soins palliatifs, mais ils sont considérablement limités par des effectifs soignants scandaleusement insuffisants. Il manque près de 2 000 lits en unités fixes de soins palliatifs pour pouvoir accueillir les malades qui relèvent de soins complexes et dont les souffrances sont difficiles à vivre.

Si j'ai présenté ce panorama rapide et incomplet de la situation actuelle des soins palliatifs et de l'accompagnement en France, c'est pour montrer qu'il est certain qu'une organisation rigoureuse des structures coordonnées modifiant les pratiques, ainsi que des normes et critères sur lesquels le comité de suivi se penche activement, sont indispensables pour que toute personne en fin de vie, toute famille en désarroi, trouvent des soins compétents et une relation d'aide sans défaut, lui permettant de garder l'espérance et autorisant chacun à garder un sens et de la valeur à son existence. Cela dépend aussi énormément mais je ne vais pas m'étendre sur ce domaine, de la formation des médecins. C'est, comme je l'ai déjà écrit, (Les soins palliatifs et l’accompagnement des malades en fin de vie – Rapport ministériel 1993, Ministère des Affaires sociales, de la santé et de la ville, la Documentation française, 1994) une urgence et une priorité. Je pense que l'euthanasie en France est, en partie, la conséquence de l'insuffisance des formations et de soutien des soignants. Le mouvement des soins palliatifs et de développement du bénévolat d'accompagnement n'a pas encore achevé sa croissance et son expansion. Il ne répond pas actuellement, loin s’en faut, à toutes les demandes et les attentes. Il ne concerne qu'une fraction limitée de la population qui requiert accompagnement et soins. Il ne doit pas être fragilisé et, en partie, désavoué par une loi qui serait adoptée pour régler des situations exceptionnelles.

Le Comité sénatorial spécial canadien sur l'euthanasie et l'aide au suicide, dans son document « De la vie et de la mort » (Rapport du Comité sénatorial spécial sur l’euthanasie et l’aide au suicide, Ottawa-ON, Gouvernement du Canada, juin 1995), a préconisé, dans ses recommandations, que l’on poursuive l'élaboration et la mise en oeuvre de lignes directrices nationales sur les soins palliatifs. Je forme le voeu que votre mission tire les mêmes conclusions et que le Parlement, qui a déjà rédigé des lois qui font honneur à notre pays, fasse le nécessaire pour que chacun, à la fin de sa vie, trouve le regard et la main qui l'aident encore à garder l'espérance grâce à des institutions justes. Je vous remercie.

M. le Président : Ma première question concerne le Comité consultatif national d'éthique et le concept que celui-ci a développé, d’ « exception d'euthanasie ». Quand nous écoutons les personnes qui, comme vous, travaillez dans des structures de soins palliatifs et d’accompagnement, elles nous indiquent habituellement que les demandes d'euthanasie seraient réduites à un chiffre extrêmement faible si les soins palliatifs étaient suffisamment développés.

Nous avons auditionné précédemment un médecin gériatre qui nous indiquait que, dans son service de soins palliatifs, il n'avait jamais eu de demande de mort volontaire, que ce soit de la part des familles ou des patients. Est-ce votre sentiment ou pensez-vous qu'il y aura toujours une place, même minime, sans que pour autant le législateur s'en mêle, pour la mort réclamée et donnée par un tiers ? Ou pensez-vous que, dans un monde meilleur où seraient développés les soins palliatifs et la formation des médecins, le problème du débat euthanasique s’éteindrait ?

M. Henri Delbecque : En 1991, alors que Léon Schwarzenberg avait proposé au Parlement européen une législation européenne en faveur de l'euthanasie, le Comité consultatif national d'éthique avait émis un avis opposé à cette proposition. Le Comité considérait en effet que la dignité humaine était inviolable et, que quels soient les dommages physiques et psychiques atteignant l’être humain, il n'y avait aucune raison de légiférer sur ce point.

En 2000, sous une nouvelle présidence, le Comité a élaboré le terme juridique d’ « exception d’euthanasie », en indiquant par ailleurs qu'il était fondamentalement d'accord avec la philosophie des soins palliatifs. Sans pour autant recommander l'euthanasie en tant que telle, il demandait que soit instauré un conseil qui puisse approfondir cette question par rapport à une situation donnée. L'exception d’euthanasie ainsi formulée reviendrait à accepter l’euthanasie « de temps en temps ». C’est d’ailleurs un discours que nous entendons souvent : nous sommes pour les soins palliatifs mais dans certaines situations insoutenables, on pourrait consentir à l’acte d’euthanasie.

M. le Président : Si le législateur ouvrait la brèche de l'exception d'euthanasie pour l’introduire dans le code pénal, il se trouverait obligatoirement quelqu'un pour s’y engouffrer. Lorsque l’on fait une brèche dans un mur, on retrouve quelque temps après une autoroute. Mais faut-il prendre en considération le cas exceptionnel dans lequel l’accompagnement est inopérant ? Toutefois, j'ai compris votre message selon lequel, s’il avait plus de moyens en soins palliatifs, une meilleure organisation des réseaux et une formation adéquate des soignants, ce problème disparaîtrait quasiment du débat national.

M. Henri Delbecque : Dans l'unité de soins palliatifs que présidait autrefois le Dr Abiven et par la suite le Dr Camberlain, un recensement sur 1 500 malades en fin de vie fait tout de même apparaître quinze demandes fortes. Jusqu'à la fin des temps, je pense qu'il y aura toujours ce problème de la souffrance insoutenable.

Les exemples sont multiples. Prenons l'exemple cité par un psychanalyste dans une revue récente. Une femme est atteinte d'un cancer avec fistule recto-vaginale. C'est atrocement douloureux, et surtout c'est l'occasion de fuites par le vagin provoquant des traces permanentes. On peut comprendre que, dans une situation aussi dramatique, il y ait une demande pour disparaître plutôt que continuer une vie qui apparaît insupportable par l’humiliation et la souffrance engendrées par la maladie.

Cette question majeure de l'euthanasie est récurrente et, à mon avis, se posera souvent, peut-être de moins en moins souvent, mais restera en quelque sorte un aiguillon pour aller plus loin, pour répondre à cette demande pour plus d'autonomie et d'estime de soi pour ceux qui vivent des situations extrêmement difficiles, comme dans le cas de cette femme.

Xavier Le Pichon insiste également sur le fait que la souffrance et la mort ont souvent été, dans l'histoire de l'humanité, l’occasion de rechercher les moyens de soulager la souffrance (Xavier Le Pichon. Aux racines de l’homme. De la mort à l’amour. Paris. Presses de la Renaissance. 1997. « Plus une société prend en compte la souffrance et la mort dans son organisation même et plus elle est humaine. »). Je suis d'accord avec ceux qui prétendent que nous avançons en progrès en humanité et que la question de l'euthanasie qui se pose depuis les temps bibliques et l’Antiquité avec l’interdit du meurtre, ainsi que la problématique de la souffrance et de la mort poussent les humains à rechercher ce qui pourrait atténuer la douleur et la souffrance pour vivre mieux dans une société compatissante.

L'avènement des soins palliatifs, avec Dame Cecily Saunders en Grande-Bretagne et Elisabeth Kübler-Ross aux Etats-Unis, a apporté des réponses à la douleur ou au désordre mental lié à la grave maladie. Ils nous ont appris que la morphine administrée de façon horaire et à doses adéquates, parvenait à maîtriser la douleur. Toutefois, reste posée l'éternelle question de la souffrance : nous y sommes confrontés en permanence. Dans nos vies, nous connaissons des ruptures, des deuils, des pertes, des violences, des dépressions, des situations difficiles. Comment y répondre ? Par le repli sur soi ? Doit-on éliminer ceux dont on estime la « déchéance » trop avancée ? La question est peut-être celle du sens que l’on doit donner à l'existence et à la vie en société. Pour citer à nouveau Paul Ricoeur, « la visée de la vie bonne, c'est vivre avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Si nous sommes en quelque sorte condamnés à vivre ensemble, autant le faire bien ! Il faut penser à celui dont la fin de vie est misérable et ce sera peut-être notre cas. Mais ce n’est pas parce que les circonstances sont extrêmement dramatiques qu’il faut tout lâcher pour dépénaliser l’euthanasie. Cependant, il faut considérer et accueillir le droit au mourir, au « laissez mourir ». Tout le monde est d’accord sur ce point.

M. le Président : Il n’y a pas de gros débat là-dessus.

M. Henri Delbecque : L'euthanasie restera toujours une question difficile. Tous nos efforts, visant à la création d'équipes pluridisciplinaires et de soins à domicile et à l’amélioration du soutien à la famille et de la formation des médecins n’apporteront pas des réponses suffisantes dans certains cas. Nous ne sommes pas parvenus et sans doute n’y parviendrons-nous jamais, à créer les conditions d’une « mort douce ». Le but est d'adoucir l'épreuve inévitable de la mort. Mais il y a des morts tragiques et difficiles que les soignants vivent très douloureusement, a fortiori si ce sont des morts traumatiques par meurtre, suicide, accident … Dans le cas de Vincent Humbert, Christian Delanaye a écrit dans le Quotidien du médecin : « L’équipe est en souffrance… Il va nous falloir beaucoup de temps pour faire le deuil de Vincent. On est un peu détruit quelque part… Ce matin, deux aides-soignantes ont fait des crises de larmes » a confié l’infirmière-chef.

M. Olivier Jardé : Vous avez défendu les services de soins palliatifs. Pour ma part, en tant que médecin, je considère que les unités mobiles permettent de soigner les malades chez eux ou très près de chez eux, ce qui correspond souvent à leurs souhaits. Je souhaiterais connaître la raison pour laquelle vous défendez des services qui sont, dans la plupart des cas, loin du domicile des malades et des familles.

M. Henri Delbecque : Je suis tout à fait favorable à ce qu'il y ait plus d'accompagnement et de soins à domicile qu'à l'hôpital. Toutefois, nous sommes encore dans un système « hospitalo-centré ». Pour ma part, je suis un ancien hospitalier, j'ai été chef de service à plein temps pendant plus de quarante ans. J'avais et j'ai toujours une passion pour l'hôpital, mais je pense, pour reprendre la formule de Michel Rocard, que l’hôpital doit être une parenthèse dans une vie. Donc, je considère que la fin de vie doit être, chaque fois que possible, à la maison, ou en tout cas dans la proximité.

Les équipes mobiles peuvent apporter une réponse dans le cas d’un hôpital qui n'a pas les moyens d’avoir une unité fixe. Mais, même dans les hôpitaux qui ont des unités fixes, les équipes mobiles permettent de répondre aux besoins de services comme la neurologie ou la cardiologie, lorsque les soignants veulent garder leurs malades pour certaines raisons. 90 % des soins palliatifs sont des soins relativement simples. Ce sont les 10 % restants qui sont les plus difficiles. C’est comme pour la douleur, il y a des cas simples, et d’autres très complexes.

Je souhaite la création d’un nombre plus important d’équipes mobiles. Quand j'ai rédigé mon rapport sur les soins palliatifs en 1993, la France comptait six équipes mobiles, maintenant elles sont près de 230. Cet essor est dû au premier plan triennal de 1999. Il est bien que ces équipes mobiles hospitalières puissent se déplacer dans les services mais certains services refusent de les recevoir. Tout le monde n'est pas obligé de les accepter. Cela doit se faire à la demande.

Il y a par ailleurs des équipes mobiles, beaucoup plus rares, qui interviennent à domicile. On a encore fait peu de choses dans ce domaine : seuls 90 réseaux ont été mis sur pied en France. C'est minime. De plus, les financements sont difficiles. Le financement par le biais du Fonds d’aide à la qualité des soins de ville (FAQSV) notamment, a permis un développement de ces équipes mobiles au domicile mais elles restent peu nombreuses.

Je citerai l’exemple de Trappes, où l'équipe mobile d'intervention et de liaison (EMIL) intervient sur le sud du département des Yvelines. Grâce à cette équipe mobile, les médecins sont réassurés parce que leurs prescriptions sont confortées ou adaptées par les conseils de médecins ou infirmières référents. Des moyens de communication et de coordination permettent d'organiser le retour au domicile dans des conditions médico-sociales satisfaisantes et de soutenir les familles.

Pour soutenir la création d’équipes mobiles, les hôpitaux devraient aussi libérer du personnel pour pouvoir répondre aux demandes d’accompagnement à domicile. Mais il est vrai que cela pose des problèmes, dans la mesure où ces équipes elles-mêmes sont souvent réduites au minimum : j’ai vu, dans un grand hôpital de la région du Nord, un demi-poste de médecin pour 1 600 lits.

Dans le Comité de suivi et le plan national de développement, nous préconisons une augmentation du nombre et de la qualité des équipes mobiles en soins palliatifs. Pour autant, ce n'est pas parce que l'on a créé 230 équipes mobiles de l'hôpital que tous les problèmes ont été résolus. Il restera toujours les 10 % de malades difficiles qui nécessitent des soins plus pointus en unités fixes.

M. le Président : Tout le monde est convaincu de l'utilité des soins palliatifs. Les attaques sur le caractère compassionnel et mièvre de l'accompagnement sont infimes et maintenant balayées. Si vous étiez conseiller auprès de Monsieur Jean-François Mattei et de notre mission, quelles propositions feriez-vous au législateur ? Ne rien toucher ? Accorder plus de moyens pour les soins palliatifs ? Corriger des situations non conformes à la loi ? Faire une loi ou non ? Modifier le code pénal, le code de déontologie médicale ?

M. Henri Delbecque : Tout d'abord, je suis très fier de dire que l’actuel Ministre de la santé a continué à m'accorder sa confiance, bien que j'ai été nommé par son prédécesseur. Cela prouve que le problème des soins palliatifs n'est pas un problème de droite ou de gauche, mais de l'humanité entière.

La législation actuelle me semble correcte, même si certains décrets restent à peaufiner et d’autres à paraître, par exemple le décret sur les services infirmiers à domicile (SIAD), qui est toujours en attente. Il faudrait également faire en sorte que les administrations et la Sécurité sociale apportent un appui aux réseaux qui sont encore fragiles. A cet égard, il y a une gageure qui est celle de gagner l'engagement des libéraux.

M. Michel Vaxès : Quand vous dites que l’environnement législatif est correct, est-ce grâce à la loi du 4 mars 2002 ?

M. Henri Delbecque : Celle du 9 juin 1999 y concourt également.

M. le Président : Vous dites que la loi est bonne s’agissant des soins palliatifs, mais l’est-elle sur les problèmes de la mort en général ? Considérez-vous, par exemple, comme satisfaisant le code de déontologie ?

M. Henri Delbecque : Le code de déontologie a été approuvé par décret en 1995 et tient compte des soins palliatifs dans ses articles 35, 36, 37 et 38.

M. le Président : Sur l'arrêt des soins, les choses sont-elles suffisamment claires ?

M. Henri Delbecque : Il conviendrait de mieux expliciter le « droit au mourir », au sens d’avoir le droit de laisser mourir quelqu'un. Les personnes que votre mission auditionnera après moi vous le diront mieux que moi, car je ne suis pas juriste. Il faudrait qu’il soit bien clair qu’un médecin qui aurait arrêté un traitement ne puisse pas être condamné. M. Bernard Kouchner avait d’ailleurs la crainte de la possibilité d’une telle condamnation.

La Société de réanimation de langue française (SRLF) a, en avril 2002, énoncé des règles professionnelles qui vont dans ce sens. Toutefois, il y est dit que, contrairement à ce qui pratiqué dans certains services de réanimation, un acte euthanasique ne peut se superposer à une situation qui, en tout état de cause, est mortelle en soi : on doit laisser venir autant que faire se peut le terme naturel.

C'est un point très important. Tout le monde est d'accord sur ce point, que ce soit les institutions européennes ou l'Organisation mondiale de la santé. Il ne s'agit pas là d'une affaire religieuse, contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, mais c’est une question essentiellement d'humanité.

M. le Président : Les religieux qui vous ont précédés à cette table ronde nous ont indiqué qu’ils ne sont pas opposés à l'idée d’un droit au mourir.

M. Henri Delbecque : Le droit au mourir, mais pas le droit de tuer ! Il faut maintenir l’interdit du meurtre. Pour répondre à votre question, la loi du 9 juin 1999 est une loi très riche, ses douze articles définissent les moyens des soins palliatifs et notamment le schéma régional d'organisation. Les soins palliatifs gagneraient à être régionalisés car chaque région a son individualité et ses spécificités. Il est bon de travailler au plus près. Par exemple, en Lorraine, même s'il n'y a pas d'unités de soins palliatifs, les médecins ont développé une stratégie régionale.

Pour organiser cette stratégie, il faudrait demander aux décideurs d'organiser une table ronde régionale où interviendraient des associations, des usagers, des soignants libéraux. Mais en aucun cas, cela ne devrait se faire dans le secret d’une Agence régionale de l’hospitalisation (ARH) ou des Unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM). Une concertation entre tous ces acteurs est indispensable et c'est parfois ce qu'il manque. Il y a de bons exemples d’une telle coordination comme en région Provence-Alpes-Côte d’Azur ou dans la région Midi-Pyrénées.

En utilisant les moyens législatifs dont on dispose, il serait possible d’aller très loin dans l'extension des soins palliatifs. Mais un appui du Parlement et des ministères est nécessaire pour aider ceux qui tentent de mettre en place des structures dont l’action est encore mal assurée. Nous allons aussi créer des métiers nouveaux comme, par exemple, des coordinateurs de réseaux.

Je souhaiterais citer l’exemple du réseau « Pallium » de Trappes mis en place par une généraliste, le Dr Noëlle Verscovali, qui pendant deux ans, a été d’astreinte en permanence toute seule. Il y a certes une volonté politique, mais il ne faut pas s’en laisser distraire. Nous avons décidé quelque chose et nous devons aller jusqu'au bout. Comme cela s'est vu dans d'autres pays, nous devons arriver à un consensus qui prendrait en compte les particularités régionales françaises. Les Canadiens ont montré le chemin. Ils ont, en la matière, une expérience de plus de trente ans ; en France, elle est d’une petite vingtaine d'années. Les Canadiens ont élaboré un guide des soins palliatifs au niveau national et les soignants ne peuvent exercer que s'ils satisfont à un certain nombre de règles, notamment éthiques. Vous avez auditionné Monsieur le Dr Michel Ducloux. Je suis étonné que le Conseil national de l'Ordre des médecins n’exige pas, avant une prestation de serment, une meilleure connaissance du code de déontologie. Quand j'étais conseiller titulaire au Conseil départemental du Nord de l'Ordre des Médecins, je demandais aux médecins prêtant serment s'ils connaissaient l'article 2 du code de déontologie, selon lequel « Le médecin au service de l'individu et de la santé publique exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ». La plupart ne le connaissaient pas. Les médecins ont des graves lacunes en matière de formation à l’éthique. Jacques Ricot vous le dira, la décision médicale est un problème d'éthique et de philosophie.

M. le Président : Pensez-vous que le milieu associatif puisse s’engager dans les réseaux ?

M. Henri Delbecque : Les associations sont à l'origine des soins palliatifs en France. Ce sont elles qui sont allées chercher les renseignements et qui sont allées se former. Ce sont elles qui, en 1983-84, ont commencé à être une force de proposition mais aussi de protestation. Les associations ont créé un mouvement unifié : près de 200 associations se regroupent maintenant au sein de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP). Cette dernière fait un travail colossal. Si le législateur a fait de bonnes lois, c’est parce qu’il y a des associations qui ont sensibilisé l’ensemble de la société à ces problèmes.

Cinq rapports ont été faits sur les soins palliatifs. J'ai été l'auteur du second. Nous avons fait un travail de diffusion de nos idées afin que les responsables soient incités à mettre en place les structures nécessaires à l’accompagnement. Les associations ont fourni un travail formidable. Par ailleurs, elles ont développé des exigences relatives à la qualité de leurs membres. Nous avons adopté ce qui a été mis en place au Canada ou au Royaume-Uni, où les bénévoles sont sélectionnés et formés. Entre 1992 et 2003, nous sommes passés d'environ 450 accompagnants bénévoles à plus de 5 000. Le nombre d'adhérents à ces associations se situe aujourd’hui entre 25 000 et 30 000.

M. le Président : Comme vous le savez, les finances de la sécurité sociale ne sont pas au beau fixe. Mon expérience de médecin hospitalier me fait craindre que les hôpitaux aient tendance à ne choisir que les soins les plus glorieux et les plus actifs, aux dépens de ceux qui paraîtront comme les moins médiatiques.

Certaines personnes, auditionnées avant vous, nous ont indiqué qu'il y a une exigence d'éthique et de professionnalisme en matière d’accompagnement, sans qu'il soit pour autant nécessaire d’avoir recours aux services d'un professeur de psychiatrie pour accompagner le malade. Ce dont les services ont besoin, ce sont plus des personnes dont les qualités humaines font qu’elles sont efficacement engagées dans cette démarche. Mon intervention se situe dans un contexte budgétaire d’économie !

M. Henri Delbecque : Il faut également aborder cette question en ces termes-là. Il est certain qu’il y a un enjeu financier et économique. Je crois que, tout comme dans une entreprise commerciale, l'absence de qualité est source de dépenses supplémentaires. Et en tout état de cause, l’absence de qualité implique un manque d’anticipation et des complications. Quand un vendredi après-midi, affolée, la famille appelle les secours, le Samu prend en charge une personne qui va vivre aux urgences, les quatre dernières heures de sa vie sur un brancard : ce n'est pas une démarche de qualité. Faute d'avoir développé les soins palliatifs à domicile, les services sont engorgés. Ce mode de fonctionnement est coûteux.

En 1997, lorsque j'avais fait le point sur les personnels oeuvrant dans le domaine des soins palliatifs, j'avais déjà noté le désintérêt de l'assurance maladie par rapport à cette affaire. Nous observons à l’heure actuelle un retournement complet. On peut même parler d’une petite révolution, quand on constate que les Agences régionales de l’hospitalisation, la Sécurité sociale et les Unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM) ont mis en place un financement en commun des réseaux. Les cloisonnements entre ces institutions ont en quelque sorte éclaté dans ce domaine.

Je souhaite par ailleurs que les soignants hospitaliers et les intervenants libéraux travaillent de manière complémentaire et puissent coopérer efficacement. S’il y a plus de soins de fin de vie à domicile, il y aura moins d’engorgement dans les hôpitaux, aux urgences comme pour les retours au domicile. Dans la mesure où les services manquent de places, ils sont pénalisés, lorsqu'ils acceptent de prendre un malade en fin de vie. A l'entrée, les services pratiquent une discrimination selon le type de malade, en indiquant qu'il n'y a pas de place mais la médecine ne doit pas manquer de moyens (Circulaire du 26 août 1986) pour les malades en fin de vie. Il faut en fait poser toutes les questions et notamment financières. C'est un enjeu non seulement de justice et d'humanité mais aussi financier. Si on investit mieux, on dépensera moins.

M. Alain Gest : Je souhaiterais vous poser la question de quelqu'un qui n'appartient pas au corps médical. Je reviens un peu en arrière sur vos propos, lorsque vous avez évoqué le droit au mourir et le droit de tuer. Pourriez-vous préciser où passe la frontière entre les deux, lorsqu'on est confronté à la réalité d'un problème que vous avez sans doute eu à connaître ?

M. Henri Delbecque : C'est une question à laquelle il n'est pas facile de répondre, car les situations sont à chaque fois particulières. Le droit au mourir, c'est le droit de laisser mourir quelqu'un pour qui tout a été fait. On se refuse de prolonger des souffrances qui sont hors de proportion, par des soins qui ne correspondent plus à rien. On applique là le principe de proportionnalité. Je vous rejoins, monsieur le Président, quand vous évoquez la préoccupation d’efficience et le rapport coût-qualité. Il faudrait pouvoir dire à nos amis cancérologues de laisser les malades tranquilles plutôt que de leur infliger une huitième chimiothérapie, des rayons deux jours avant la mort, un énième scanner. La demande des familles est souvent de « laisser le malade mourir en paix ». Toutefois, il convient de bien analyser la situation, car la philosophie des soins palliatifs et d'accompagnement n'est pas de baisser les bras. Il s’agit de soins actifs et attentifs. Pour vous éclairer, je dirais que le corps humain doit être ausculté, examiné pour déterminer pourquoi et comment il souffre. Mais quand on constate qu’une situation est hors de portée, l’obstination déraisonnable est non seulement coûteuse mais très pénible. Tout le monde – et vous-même, je pense – s’accorde sur ce point. La Société de Réanimation vient également de le réaffirmer : il faut savoir arrêter des soins qui sont hors de proportion. Or, ce n’est pas facile, dans la mesure où nous avons tendance, par nature, à être actifs. Cet arrêt des soins doit reposer sur la compétence et la réflexion éthique. Il faut certes laisser mourir quand il n'y a plus rien à faire, mais à condition d'apporter un soulagement à celui qui souffre. En cas de souffrances très difficilement supportables, on pratique ce que l’on appelle la sédation, c’est-à-dire un sommeil pharmacologiquement induit. Cette neuro-analgénie est faite pour soulager, sans intention de tuer. On ne se positionne pas dans une idéologie mais dans le soin. Comme on ne connaît pas le terme de la mort naturelle, l'équipe soignante continue d’apporter aux malades les soins nécessaires. Enfin, après avoir fait toutes les investigations possibles, on débranche. J’avoue avoir débranché en cardiologie.

M. le Président : C'est sans doute un point sur lequel nous devrions travailler plus précisément. Les réanimateurs nous indiquent qu'ils sont pratiquement capables de maintenir en vie un malade, quel que soit son état. Les statistiques montrent qu'un malade sur deux meurt en réanimation, vraisemblablement parce que les machines sont arrêtées. Il y a certes une prise de décision collégiale. Ces médecins réanimateurs sont par ailleurs formés pour informer et faire participer les familles. Toutefois, je ne suis pas convaincu que ces bonnes pratiques, mêmes si elles ont été édictées par les professionnels, soient un rempart juridique efficace contre certaines actions en justice. Je partage l’avis de M. Bernard Kouchner. Si on applique la loi du 4 mars 2002, les médecins ne sont pas à l'abri d'une plainte.

Par ailleurs, des bonnes pratiques devraient être instaurées dans tous les services. Or, je ne suis pas certain que tous les services de réanimation pratiquent cette démarche de qualité.

Il semble que les religieux, les philosophes, l'ensemble des députés et du corps médical soient relativement ouverts à l'idée qu’on puisse décider de manière consensuelle, de laisser mourir. En revanche, tous sont extrêmement réticents, voire opposés, à l'idée de pratiquer du suicide assisté ou de déclencher la mort de manière volontaire. Peut-être pourrions-nous nous interroger sur le bien-fondé du « droit à mourir » ?

M. Alain Gest : En complément, j'ajouterai que la façon dont vous l'avez exprimé signifie que cela ne peut s'appliquer qu'à la douleur physique et pas la douleur morale qui, pourtant, peut accompagner une situation inéluctable. C'est pour cela que je vous demandais de préciser la frontière entre le « droit à mourir » et le « droit à tuer ». Vous dites que vous avez vous-même débranché des malades lors de situations qui s'assimilent, pour le Français moyen que je suis, à de l'acharnement thérapeutique. Mais prenons un cas de figure similaire à celui de Vincent Humbert. Dans son cas, il n'y avait pas de douleurs physiques. Est-ce à dire que vous considérez qu'il n'y a rien à faire ?

Même si le cas Humbert est exceptionnel, de tels cas existent quand même, notamment en cas de comas très prolongés, sans espérance de retour.

M. le Président : L'arrêt de la thérapeutique n'entraîne pas obligatoirement l'arrêt de la vie et, dans certains cas, la vie purement végétative ou faiblement intellectualisée continue, ce qui peut poser le problème du droit de donner la mort. C’est probablement ce que recouvre l’exception d’euthanasie préconisée par le Comité consultatif national d’éthique. Ce sont les 1 % de douleurs sans espoir et les situations dramatiques de ce type. Mais faut-il faire une loi pour ces cas exceptionnels ?

M. Henri Delbecque : Si, dans mon propos, vous auriez compris que je ne parlais que d'atténuer les souffrances physiques, c’est que je ne me suis pas bien fait comprendre. Je parlais bien de toutes les souffrances. Quand Dame Cecily Saunders a ouvert la première unité de soins palliatifs au Royaume-Uni en 1967, elle avait pour objectif de traiter non seulement les douleurs physiques, mais aussi ce qu'elle appelait la « total pain », la souffrance totale. Cela vise toutes les souffrances vécues par ceux qui sont, par exemple, victimes d'un accident grave et dont la famille considère que c'est une situation apparemment sans issue. On rencontre malheureusement beaucoup de situations de ce type.

M. le Président : Il me semble que la question d’Alain Gest portait plutôt sur le cas d’un malade qui estimerait que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Cela, les médecins ne peuvent pas l’entendre, ils ne peuvent arrêter le cours des soins et s’orienter vers un arrêt de soins qui entraînerait la mort.

M. Henri Delbecque : L’arrêt des soins signifie aussi que nous arrêtons le cheminement de l'évolution d'une personne confrontée au handicap, à la perspective de mourir et à celle de vivre de façon prolongée en étant à la charge de sa famille. Toute la question est de savoir si, par rapport à cette solitude là et à cette difficulté d'être, la société est capable d’apporter une réponse qui ne soit pas limitée aux seuls soins médicaux. Je suis d'accord avec vous, pour dire qu'à un moment donné, la médecine ne peut plus intervenir. C'est beaucoup plus un problème de solidarité : il faut savoir soutenir une mère qui se retrouve seule avec un fils handicapé, un tétraplégique, celui qui est victime d’un « locked-in syndrome » entraînant une paralysie totale et toutes ces personnes qui sont, dès la naissance, victimes de malformations psychomotrices graves.

Notre pays respecte la vie des handicapés victimes d'accident ou de réanimation. Il continue à le faire. Le problème de la souffrance, celui du handicap et de la mort sont des problèmes conjoints qui posent la question de l'accompagnement.

Pour en terminer avec ce problème difficile, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il va falloir veiller à apporter une aide efficace aux personnes qui se trouvent dans une grande souffrance morale et n’ont pas le secours d'une aide efficace. Pour reprendre le cas de Vincent Humbert, alors que cela faisait deux ans qu'il était dans une institution de Berck, le médecin l'a informé qu'il allait bientôt pouvoir partir. A ce moment, s’est posée à lui la question suivante : « Pour aller où ? » On peut peut-être se poser, à ce point du raisonnement, la question de l’abandon du malade. Mais les soignants du service ont tout tenté pour sortir Vincent de son isolement. « Vincent ne voulait pas entendre parler d’une nouvelle vie à l’extérieur, chez lui, avec une aide permanente. »

Madame Marie-Sylvie Richard dit très justement que si, à un moment donnée, il y a passage à l'acte d'euthanasie, c’est qu’une chaîne de solidarité a été rompue. Par mon propos, j'essaie de dire qu'il faudrait que cette chaîne ne soit pas interrompue et qu'il n'y ait pas de maillon faible. C'est ce qui est important dans une société qui se veut égalitaire et empreinte de valeurs humanitaires. Il faut que nous gagnions en humanité sur ce problème.

M. le Président : J'ai quand même retenu que, pour vous, la dépénalisation de l'euthanasie serait une « réaction opportuniste et de démission ». Le terme « opportuniste » illustre la rupture de la continuité des soins et le terme « démission » illustre la rupture de la solidarité.

M. Henri Delbecque : C'est effectivement une question que l'on doit se poser. A Berck, je crois intimement que quelque chose ne s'est pas bien passé. Nous qui habitons dans la région Nord-Pas-de-Calais, nous pouvons nous demander si tout a été fait. A l'hôpital de Berck, il y a peu de réalisations en matière de soins palliatifs et d'accompagnement. Or, c'est quand même un service de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), où l’on rencontre de nombreux cas d’états végétatifs dont vous parliez précédemment. Dans ce service, il y a ainsi des situations dramatiques de jeunes, pompiers ou non, qui n'ont aucun espoir de vie à quelques années et dont les existences sont compromises.

Cela nous amène à nous interroger sur le sens que l’on donne à sa chair. Je reprends l’exemple de cette femme souffrant d’une fistule et qui ne reconnaissait plus son corps. En tant qu’êtres humains, nous savons rire, penser et le corps pour nous a une signification. Pour une femme qui a une fistule au niveau du vagin, quelle signification donner à son corps ?

Ce sont ces souffrances qu'il faut entendre et écouter. C'est ce que disaient déjà les personnes qui s'occupaient des malades du Sida. Je me souviens du texte d'une affiche : « Nous ne voulons ni incompréhension, ni incompétence, ni indifférence ». Quand Emmanuel Levinas dit que le visage du malade nous interpelle, cela veut dire que nous devons bouger pour ne pas être indifférents. C'est sans doute utopique, mais c'est un défi qui ne pourra pas être relevé par une loi. La loi ne peut pas imposer l’obligation d'être compatissant, présent et disponible !

J’ai cependant le sentiment que, depuis vingt ans, les mentalités évoluent. Certains soignants hospitaliers sont convaincus de la justesse et du bien-fondé de cette approche. Des infirmières, des aides-soignantes et des bénévoles accomplissent un travail remarquable dans l'anonymat.

La dépénalisation serait une réaction du moment, dans le contexte du battage médiatique et une démission par rapport à une opinion publique qui ne comprend pas la complexité et l’importance des moments où la vie se joue. L’accompagnement du conjoint, du médecin, de l’ami, de l’aide-soignante, du bénévole, donne de l’espoir et des raisons de vivre. C’est l’enjeu d’une société plus fraternelle de savoir accompagner.

M. le Président : Nous allons peut-être vers une autre médecine, moins technique, moins triomphante et moins performante. La victoire du médecin sera certes toujours la guérison du malade. Mais on va peut-être vers une médecine plus humaine et qui a conscience que les avancées phénoménales de ces dernières années doivent se faire dans le respect de l'humain. C’est une problématique incontournable pour avoir une bonne médecine et une bonne vie, au sens plus large.

M. Henri Delbecque : Nous avons eu la chance d’assister à des progrès inimaginables qui ont, par exemple, permis de guérir des leucémies : quand j'ai commencé à exercer, elles étaient toutes mortelles. Maintenant, beaucoup guérissent. Nous connaissons de grandes satisfactions professionnelles. Toutefois, la médecine moderne doit être une médecine modeste, une médecine, non de pouvoir mais de devoir. Les règles éthiques, la déontologie sont des règles de vie entre les hommes et si on les appliquait à la lettre, cela changerait certainement beaucoup de choses.

Table ronde, ouverte à la presse, « Pourquoi débattre de la fin de vie ? » réunissant
Mme Marie de Hennezel, auteur du rapport « fin de vie et accompagnement » remis en octobre 2003 à M. Jean-François Mattei, Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées,
M. Sadek Béloucif, membre du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé,
MM. Nicolas Aumonier,
André Comte-Sponville,
Jacques Ricot, philosophes



(Procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je rappelle à l’assistance, en particulier à nos invités, que la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie, créée le 15 octobre 2003 a commencé ses auditions le mardi 21 octobre. D’un commun accord, nous avons défini une méthodologie consistant à organiser des auditions thématiques et, à l’issue de chaque série d’auditions, une table ronde ouverte au public.

Dans un premier temps, nous avons abordé le thème général de la vision de la mort dans notre société. Dans ce cadre, nous avons entendu des philosophes, des sociologues, des historiens, les représentants des grandes religions monothéistes, des francs-maçons et le président du Comité consultatif national d’éthique.

Nous avons déjà entamé la deuxième série d’auditions des représentants des soignants. Nous entendrons par la suite des porte-parole des associations, ces dernières étant très impliquées dans le problème de la fin de vie. Des auditions de juristes nous permettront d’analyser les évolutions possibles du cadre législatif et réglementaire et de nous aider, si nécessaire, à faire des recommandations. Nous entendrons en dernier lieu les hommes politiques. Notre mission effectuera des déplacements en France et à l’étranger (Belgique, Pays-Bas).

Je ne reviendrai que brièvement sur les analyses auxquelles nous avons pu aboutir au terme des premières auditions. Deux points de vue apparemment opposés s’affrontent : d’une part, celui selon lequel la vie humaine est la valeur suprême, voire sacrée pour ceux qui pensent qu’elle appartient à Dieu et, d’autre part, le point de vue selon lequel l’être humain doit être libre de choisir le moment et la façon de mourir. Dans le cadre de notre mission, nous nous efforçons de trouver les éléments en commun entre ces deux points de vue apparemment antagonistes et nous essaierons de répondre à la question suivante : l’expression de la liberté inaliénable de chacun peut-elle se concilier avec le respect de la vie de tout être humain ?

Par ailleurs, nous avons constaté que la notion d’euthanasie, telle qu’elle est conçue notamment dans le grand public, recouvre des pratiques très différentes. Certaines s’inscrivent dans un continuum de soins : c’est le cas d’injections de médicaments destinés à soulager la douleur, au risque d’induire ce qui est dénommé « le double effet » ; c’est aussi le cas de l’arrêt de certains traitements médicamenteux ou de débranchement des machines, provoquant ainsi la mort du patient.

D’autres pratiques, telles l’injection de substances mortelles ou l’aide au suicide – admises dans certains pays – apparaissent comme une rupture dans le processus de soins.

Peut-on admettre que toutes ces pratiques s’inscrivent sur une même échelle continue de soins ou doit-on considérer qu’une ligne de partage doit être établie entre elles, la rupture se situant dans l’intentionnalité, soit de laisser la vie suivre son cours naturel, soit d’accomplir un acte visant expressément à donner – même pour un motif compassionnel – la mort ?

Toutes les personnes auditionnées se rassemblent aussi autour de certains constats : la volonté, dans notre société, d’occulter la mort et l’utilisation des progrès de la médecine, afin d’obtenir une mort tardive, rapide et indolore. Ces dernières années, la fin de vie s’est considérablement médicalisée. Cette tendance persiste et, en France, 90 % des enfants et 70 % des adultes meurent dans un hôpital. Outre-Atlantique, ces proportions varient de 80 à 90 %. Dans ce contexte, nos concitoyens ont parfois le sentiment d’être, en quelque sorte, dépossédés de leur mort.

Les soins palliatifs sont apparus tardivement dans notre pays. Même si le retard se comble progressivement, ils ne couvrent pas l’ensemble de notre territoire. De ce que nous avons entendu, nous tirons la conclusion que si les soins palliatifs peuvent restreindre considérablement le champ de la demande euthanasique, certaines douleurs restent inaccessibles à l’accompagnement qui, dans ces situations, n’est pas possible.

Le Comité consultatif national d’éthique a formulé deux propositions autour du thème de l’exception d’euthanasie, – je laisserai au représentant de ce Comité le soin de l’exposer –, et l’engagement solidaire, qui implique que les décisions en la matière soient le fruit d’une réflexion commune et consensuelle. Il s’agit de prendre la bonne décision pour le patient et d’éviter de faire porter à la seule équipe le poids de la responsabilité de certains actes.

Voilà où nous en sommes de notre réflexion.

Les membres de la mission sont issus de toutes les tendances politiques, mais les clivages et les points de vue des uns et des autres ne passent pas par les opinions politiques. Ils sont très imprégnés de l’expérience que chacun a eue de la mort des personnes qu’il a aimées et accompagnées, soit personnellement, soit professionnellement.

Nous sommes donc très heureux d’accueillir nos invités. Aujourd’hui, les médecins ne sont pas majoritaires. Nous n’encourrons donc pas le reproche d’écouter prioritairement le corps médical.

Chacun connaît Madame Marie de Hennezel, qui a beaucoup travaillé dans le domaine des soins palliatifs et a remis un rapport à Monsieur le Ministre de la Santé, de la famille et des personnes handicapées, Jean-François Mattei.

Monsieur Sadek Béloucif, professeur d’anesthésie, représente ici le Comité consultatif national d’éthique dont il est membre.

Nous revoyons volontiers Monsieur Nicolas Aumonier, qui a déjà été reçu par la mission.

Nous avons également le plaisir de recevoir Monsieur André Comte-Sponville et Monsieur Jacques Ricot, qu’on ne présente plus et dont les ouvrages nous ont aidé à comprendre la philosophie.

Je vous prie de m’excuser par avance de vous fixer un cadre qui peut paraître un peu rigide. J’invite chaque intervenant à répondre si possible en dix minutes aux questions suivantes :

– Est-on en droit de choisir sa mort ?

– Peut-on déléguer le droit de mourir à un tiers ?

– Peut-on autoriser une exception d’euthanasie ?

– Les soins palliatifs peuvent-ils constituer une réponse à une demande d’euthanasie ?

Ces questions sont apparues au cours du premier cycle de nos auditions. Nous organiserons une deuxième table ronde sur le thème « Mort médicale et mort choisie » et une troisième s’organisera autour de la question « Peut-on légiférer en matière de mort et d’accompagnement de fin de vie ? ». Le débat d’aujourd’hui devra être plus orienté sur une réflexion philosophique.

Je remercie encore les intervenants de nous consacrer un peu de leur temps qui est précieux afin nous apporter leur message et participer à ce débat. Je vais laisser à Madame Marie de Hennezel le plaisir – ou la difficulté – de commencer.

Mme Marie de Hennezel : Je ne suis ni juriste, ni philosophe, mais psychologue. A ce titre, j’ai exercé au sein d’une équipe de soins palliatifs pendant dix ans. Mon rôle consistait à être à l’écoute de la subjectivité des malades et de leur famille, de la souffrance psychique si présente dans cette dernière phase de la vie qu’on appelle pudiquement « la fin de vie ».

Le rapport que j’ai remis récemment à Monsieur Mattei s’est appuyé sur cette expérience de terrain. A ce sujet, je déplore que dans le cadre de ce débat sur la fin de vie, on ne donne pas suffisamment la parole à tous les soignants – non seulement les médecins, mais également les infirmières et les psychologues – qui côtoient les personnes gravement malades et en fin de vie et qui en savent long sur les véritables besoins des milliers de personnes qui meurent chaque année. Au lieu de cela, on s’appuie sur des sondages, qui jouent sur l’émotion suscitée par quelques cas d’exception et sur la confusion des termes et des pratiques.

Je tiens à rappeler à quel point le terme d’euthanasie est source de confusion. Je participe à de nombreuses conférences publiques, qui me permettent de constater à chaque fois que, dans l’esprit du public, le terme euthanasie couvre un champ très large, celui d’une mort douce et sans souffrance. S’agit-il de mourir sans acharnement thérapeutique et sans souffrance intolérable ou s’agit-il de mourir par injection létale au jour et à l’heure que l’on aura choisis ?

Je vérifie constamment la persistance d’une confusion concernant trois pratiques de fin de vie : l’arrêt ou la limitation de traitement, le soulagement de la douleur ou de l’angoisse, l’acte intentionnel de donner la mort. Ce débat, que tout le monde souhaite, ne peut s’engager sans que nous levions cette confusion dans les termes.

Une enquête récente, menée en 2002 auprès d’un millier de médecins, a montré que certains généralistes et spécialistes assimilent la prescription de morphine, la sédation et l’arrêt des techniques de réanimation à des actes d’euthanasie. Certes, ils peuvent l’être, s’ils sont mus par l’intention de donner la mort. Mais lorsque l’objectif clairement recherché est de soulager le patient, de lui éviter les affres d’une agonie pénible, par exemple lorsque l’on arrête une ventilation assistée, et non pas de mettre un terme à sa vie, ces actes relèvent d’une stratégie de soins palliatifs.

C’est une idée dépassée que celle qui consiste à penser que la médecine palliative d’aujourd’hui hésiterait à utiliser tous les moyens à sa disposition pour soulager une douleur réfractaire ou pour mettre un terme à la souffrance générée par une situation aiguë. Je pense par exemple à des hémorragies cataclysmiques ou à des situations d’étouffement : pas un médecin de soins palliatifs n’hésiterait à utiliser tous les moyens à sa disposition, même au risque d’écourter la vie.

Dans mon rapport, j’ai beaucoup insisté sur la question de l’intention, qui est la question éthique par excellence et qui devrait être au cœur du débat. Que fait-on et pourquoi le fait-on ? Quel sens donne-t-on à un acte ? Le sujet de la fin de vie est trop grave pour que nous ne nous donnions pas les moyens de définir les mots et de distinguer les pratiques. Avant de parler ensemble, nous devons savoir de quoi nous parlons.

Nous devons également tenir compte du fait que les sondages traduisent d’abord les peurs qui habitent le corps social, en particulier de ceux qui ont été témoins d’agonies douloureuses et tourmentées, mal accompagnées. Une enquête à laquelle je fais référence dans mon rapport, effectuée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) auprès du grand public, montre à quel point cette question de la fin de vie s’ancre sur ces peurs. Evidemment, aucun d’entre nous n’envisage de finir sa vie dans d’atroces souffrances, ni dans un état de déchéance insupportable.

Ce désir légitime de mourir sans souffrance et en conservant le sentiment de sa dignité, le manque de confiance dans la compétence et la disponibilité des équipes, le souci de ne pas peser trop longtemps sur ses proches, plaident en faveur du désir de maîtriser sa fin de vie. Il faut reconnaître que la pensée de disposer de la liberté de demander la mort si ces indignités s’imposaient apporte un certain réconfort à ceux qui anticipent les conditions de leur mort.

A la solidarité qui se manifestait autrefois autour des mourants s’est substituée une solitude, un « chacun pour soi » qui n’encourage pas à faire confiance aux autres. On préfère compter sur soi. Il s’agit toutefois d’une préoccupation narcissique de gens bien portants qui anticipent une réalité à laquelle ils ne sont pas confrontés, mais qu’ils redoutent d’autant plus qu’ils savent, qu’aujourd’hui encore, malgré les progrès de la médecine palliative, on peut mourir mal soulagé et mal accompagné. L’actualité met régulièrement en avant des situations exceptionnelles qui relancent le débat sur l’opportunité de légiférer sur le droit d’une personne à demander qu’on mette fin à ses jours.

En tant que psychologue, j’ai toujours pris cette demande au sérieux. Mais entendre une demande signifie-t-il qu’on soit obligé d’y répondre ? Je me suis toujours posée ces questions : que demande la personne ? Quel est son désir profond ? Cette attitude d’écoute et de « non-jugement » est presque toujours ce que la personne attend d’abord. Sa demande semble être avant tout une provocation au dialogue et une ultime tentative de communication : quelqu’un acceptera-t-il de m’entendre parler d’un sujet que personne ne souhaite aborder, d’entendre ma lassitude, ma souffrance, ma peur de peser sur les autres, de me dégrader progressivement et d’être abandonné au dernier moment ?

Quand cette écoute est assortie d’un engagement de ne pas abandonner le malade, de le soulager par tous les moyens possibles, de ne pas prolonger les soins et de respecter le refus de soins prévu par la loi du 4 mars 2002, il est rarissime que la personne demande une aide active à mourir au jour et à l’heure qu’elle s’est fixés. De l’avis de la plupart des soignants, rares sont les personnes qui persistent dans une demande d’euthanasie au-delà d’un soulagement adéquat des symptômes douloureux et d’un bon accompagnement.

Ce décalage entre le nombre de personnes favorables à l’euthanasie et le si petit nombre de demandes explicites et réfléchies d’euthanasie en fin de vie souligne l’importance d’un fait mal connu des non-praticiens : la maturité psychique du patient au cours de sa maladie, en interaction avec ses proches et ses soignants.

Je peux citer l’exemple d’un homme atteint de la maladie de Charcot, qui paralyse progressivement le malade. Alors qu’il avait décidé de renoncer à une trachéotomie et savait donc qu’il allait mourir, il m’a dit qu’il avait dans son tiroir un « testament de vie » qu’il avait signé il y a quelques années. Il m’a dit qu’au moment où il avait signé ce papier, il ne se doutait pas qu’il aurait enduré tout ce qu’il a enduré tout en continuant à apprécier la vie, alors qu’elle était réduite à peu de choses. Ce type de témoignage montre la maturité qu’acquièrent les patients.

Les demandes de mourir s’enracinent presque toujours dans l’angoisse de la mort qui vient, la peur de souffrir et les fantasmes autour d’une terrible agonie. En demandant la mort, on tente de maîtriser l’événement. Mon expérience de psychologue auprès des personnes en fin de vie m’a permis de mesurer combien l’angoisse de ces personnes semble être proportionnelle au déni de la mort qui les entoure et au malaise des médecins qui évitent trop souvent la confrontation avec les questions qui tourmentent les malades. En outre, le désir de mourir peut aussi masquer un besoin d’être rassuré sur le fait que l’on compte toujours pour autrui et que l’on ne sera pas abandonné.

Si la loi autorisait un jour les médecins à donner la mort à ceux qui la demandent, se donnera-t-on la peine de s’asseoir et de dialoguer afin de comprendre les désirs profonds de la personne ?

Lors d’un congrès européen de soins palliatifs qui s’est tenu à Palerme il y a deux ans, j’ai entendu une équipe hollandaise exposer une étude réalisée sur 100 patients qui avaient demandé et reçu l’euthanasie. D’après les chercheurs, 80 % de ces personnes avaient demandé la mort parce qu’elles étaient dans une « situation désespérée ». Cependant, cette étude ne fait aucune mention d’une quelconque tentative de comprendre ce que signifiait « situation désespérée ». L’euthanasie a été délivrée sur la seule vérification que la demande était lucide et volontaire. J’ai également remarqué qu’aucune question n’était posée sur ce que signifie « volontaire » ou sur d’éventuelles pressions que le patient aurait pu subir de la part de son entourage.

Je cite cet exemple pour vous inviter à réfléchir aux conséquences d’une loi qui autoriserait les équipes à donner la mort. En conclusion de mon rapport, j’ai cité une phrase de Jean-Marc Lapiana, qui dirige une unité de soins palliatifs à Gardanne et qui me disait un jour : « si nous sommes opposés à la légalisation de l’euthanasie, ce n’est pas pour des raisons morales ou religieuses. C’est parce que si nous avions la possibilité légale de tuer nos patients, l’équipe avec laquelle je travaille et moi-même ne nous donnerions pas tout le mal que nous nous donnons pour essayer de trouver des solutions à des situations difficiles ». Ce point de vue mérite d’être entendu.

Nous donnerons-nous le temps d’écouter les véritables besoins des personnes en fin de vie et de vérifier quelle est leur véritable demande ? Ne céderons-nous pas à la facilité ? Ne glisserons-nous pas vers la tentation de décider à la place des autres du sens de leur vie ? Nous ne pouvons pas faire l’économie de ces questions.

On nous dit que l’euthanasie est pratiquée lorsque les médecins sont démunis face à la souffrance des malades en fin de vie et également, sans doute, lorsqu’on estime qu’une agonie dure trop longtemps et que des critères comptables exigent de libérer les lits.

On prend alors prétexte de ces pratiques clandestines d’euthanasie pour réclamer une loi qui les encadrerait. On se pose rarement la question de l’amélioration des pratiques. Or, l’expérience prouve, et j’ai appris que nos voisins hollandais avaient fait la même constatation, que, partout où la démarche palliative se développe, les demandes d’euthanasie, comme la tentation de la pratiquer, régressent.

On sait que le manque de formation, de soutien des équipes, l’insuffisance de connaissance en matière de traitement de la douleur, le défaut de réflexion éthique face aux situations limites, l’absence de culture de l’accompagnement – et j’entends par là l’absence totale de réflexion au sein des équipes sur la place de la mort dans la vie, sur la valeur du temps qui précède la mort, sur le sens de l’accompagnement – contribuent au désarroi des équipes. Tout cela peut engendrer la tentation de répondre à l’angoisse des patients en fin de vie ou de leur famille, en abrégeant la vie.

Ce désarroi est fortement lié au déni de la mort. Longtemps, on s’est tu, chacun a bricolé dans son coin pour répondre au mieux aux souffrances extrêmes. Ce silence persiste encore : on s’aperçoit que le flou des pratiques est lié à une mauvaise appréciation de ce qu’il est légitime et légal de faire. Nombreux sont les médecins qui ont le sentiment d’avoir euthanasié leur patient lorsqu’ils ont augmenté les antalgiques pour les soulager. On mesure alors l’urgence de mieux communiquer sur les bonnes pratiques. Par conséquent, si les médecins se sentent seuls et démunis devant des fins de vie qu’ils ne savent pas soulager ou accompagner, aucune loi ne diminuera leur solitude ou n’amendera leur conscience. Aucune loi les autorisant à donner la mort aux patients qui la demandent ne leur permettra de rétablir un dialogue qu’ils n’ont pas su établir. La véritable réponse à la solitude des médecins confrontés à des situations difficiles réside dans leur formation.

Quel est l’enjeu de ce débat ? Est-il d’autoriser les médecins à donner la mort à leurs patients lorsqu’ils ne savent ni les soulager, ni les accompagner ?

Est-il de peser de tout notre poids politique pour améliorer les pratiques des médecins en fin de vie, pour former médecins et soignants non seulement au traitement de la douleur mais au dialogue avec leurs malades, pour les soutenir dans leur démarche d’accompagnement et leur donner les moyens de contribuer à une fin de vie plus digne et plus humaine ?

Est-il de conforter la personne en fin de vie dans son sentiment d’indignité, de lui confirmer que, en effet, elle n’a plus sa place dans la communauté des vivants ? Est-il de sous-entendre qu’au stade de dégradation physique ou mentale dans laquelle elle se trouve, elle ne peut plus représenter qu’un poids pour les siens ou pour la société ? Est-il de lui laisser penser que ses derniers jours ou ses dernières semaines de vie n’ont plus de sens dès lors que la mort se profile ?

L’enjeu n’est-il pas plutôt de partager avec la personne ce moment unique et fort qu’est la fin de vie d’un être humain, puisque ce sont les derniers gestes, les derniers regards et les derniers mots qui s’échangent et que cela compte ?

La plupart des situations difficiles de fin de vie pourraient trouver réponse dans le cadre légal actuel, à condition que les professionnels de la santé se forment et que le maillage prévu de tout le territoire en structures de soins palliatifs se poursuive.

Cependant, malgré tous nos efforts, il restera toujours des situations rarissimes de souffrance ou de détresse, face auxquelles on estimera qu’il est humainement légitime d’accéder au désir de mourir d’une personne. Ces dilemmes éthiques font partie du métier de médecin, qui implique une certaine solitude. En effet, ce métier n’est pas un métier de pur technicien : si tout devait être réglé par des procédures, cette dimension de l’humain, avec ses incertitudes et ses doutes, finirait par disparaître.

Trouver une certaine légitimité éthique au fait de donner la mort par compassion implique-t-il de légaliser cet acte, de remettre en cause l’interdit de tuer, qui non seulement structure toute notre société, mais qui protège aussi les médecins des pulsions mortifères inconscientes propres à tout humain ? Plutôt que de modifier la loi sous prétexte qu’elle ne jouerait plus son rôle de garde-fou – ce qui reste encore à prouver –, ne faudrait-il pas plutôt prendre le temps de changer les pratiques médicales, en instaurant sur le terrain une culture éthique ?

Face à des situations exceptionnelles et en l’absence de toute réponse normative, il importe de développer la capacité des équipes à évaluer l’enjeu éthique de la situation, à y répondre le plus humainement possible dans la collégialité et la transparence, afin qu’elles soient conscientes de la transgression éventuellement en jeu et prêtes à l’assumer.

Cette attitude n’est pas clandestine ou hypocrite. Elle témoigne au contraire d’une conscience éveillée, d’une maturité et d’un sens de la responsabilité qui vise à trouver la moins mauvaise solution à une situation de détresse exceptionnelle. Le véritable garde-fou n’est-il pas le développement d’une autonomie morale et d’une réflexion personnelle, dans le cadre desquelles la solitude et l’incertitude doivent être acceptées comme des solutions normales de la vie morale ? L’éthique peut essayer de les limiter, mais elle ne pourra jamais les supprimer.

Faut-il pour autant donner suite à l’exception d’euthanasie préconisée par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et sous quelle forme ? Dans mon rapport, outre la diffusion de recommandations de bonnes pratiques auprès des professionnels de santé, outre le développement de la réflexion éthique qui aide à mieux penser les pratiques, j’ai proposé de mieux informer les juridictions, par le biais d’instructions de politique pénale, des réalités auxquelles sont confrontées les équipes qui accompagnent les fins de vie et du contexte dans lequel ces dernières peuvent être amenées, de façon exceptionnelle, à transgresser la loi.

Si nous voulons maintenir l’interdit de tuer, il faut aider les juges à faire la différence entre un assassinat pur et simple et un acte légitime de compassion, pris en toute conscience, parce qu’il s’agissait de la seule manière de répondre avec humanité à une souffrance qui nous dépasse.

M. le Président : Je vous remercie de votre exposé, dont nous pressentions la teneur, puisque nous avions lu votre rapport.

Puisque Madame Marie de Hennezel a parlé d’exception d’euthanasie, je passerai la parole à Monsieur Sadek Béloucif, Chef de service d’anesthésie-réanimation. Néanmoins, il n’intervient pas ici en tant que membre du groupe de réflexion éthique du service d’anesthésie-réanimation, mais en tant que membre du Comité consultatif national d’éthique.

M. Sadek Béloucif : Monsieur le Président, je vous remercie. Lors de l’ouverture de la séance, vous mentionniez le fait que les médecins ne représentaient pas la majorité des intervenants présents aujourd’hui. Nous avons donc bien compris que nous devions répondre davantage en tant qu’humain qu’en tant que praticien.

Conscient également de la nature du panel d’intervenants, plus orienté vers la philosophie et la logique, j’ai essayé, pour présenter le point de vue du Comité consultatif national d’éthique, de suivre l’ordre logique des quatre questions que vous nous avez posées.

A-t-on le droit de choisir sa mort ?

La réponse à cette question pourrait être « oui », avec la restriction qu’il s’agit du choix de mourir, sans impliquer de tiers dans la réalisation de ce choix. En effet, une telle implication correspond en réalité à la deuxième question, où le « droit de mourir » peut être obscurci par l’émergence d’« un droit de faire mourir ».

A ce stade du raisonnement, il est admis que la personne a le droit de choisir de mourir, mais que la réalisation de cette volonté lui incombe. Cependant, dès lors que la question posée est « a-t-on le droit de choisir sa mort », alors la réponse doit être « non », puisque cet intitulé implique que l’on peut choisir le temps ou le moyen de cette mort. Bien qu’il semble difficile de répondre « non » à cette question, la nécessité logique l’impose. Dès lors que la réponse à la première question serait « oui », à la condition que cela n’implique pas autrui, alors la réponse à la deuxième question, portant sur la possibilité d’une délégation, sera également nécessairement affirmative.

Peut-on déléguer le droit de mourir à un tiers ?

Nous avons répondu « non », après avoir pris en considération deux situations différentes.

La première situation est celle où une personne, apte à exprimer sa volonté, formule cette demande à un moment où celle-ci pourrait rapidement prendre effet.

La demande de mort, comme l’a rappelé Madame Marie de Hennezel, n’en est généralement pas une, elle cache généralement une autre demande, le souhait d’atténuer la douleur et la solitude. Il faudrait davantage analyser les raisons de cette demande, afin de tenter d’y porter remède, que débattre sur la légitimité d’une réponse.

A titre d’exemple, le jeune Vincent Humbert avait invoqué les difficultés matérielles rencontrées par sa mère pour justifier sa demande auprès des plus hautes autorités de l’Etat.

Plus généralement, les enquêtes sur « l’accompagnement en fin de vie » montrent que plus des trois quarts des personnes interrogées se disent favorables à l’euthanasie, mais que la demande de mort s’effondre pour ne représenter que 1 à 2 %, après une prise en charge et un accompagnement corrects.

Il y a cependant lieu d’examiner l’hypothèse d’une demande réelle, qui interviendrait après qu’eussent été épuisés tous les moyens possibles de remédier aux souffrances physiques ou morales de la personne. En particulier, le cas des personnes physiquement très handicapées, tels les tétraplégiques, mérite qu’on s’y arrête, puisqu’elles n’auraient pas la capacité physique de mettre fin à leurs jours. Toutefois, le maintien en survie de ces personnes nécessite des soins et l’expérience montre que lorsque ces dernières les refusent, il n’est pas possible de les maintenir en vie. Or, une personne pouvant exprimer une demande d’euthanasie peut également exprimer un refus de soins. Une telle possibilité est inscrite à l’article L.1111-4 du code de la santé publique.

Il serait préférable de travailler sur l’application de la loi existante que de rajouter des dispositions supplémentaires. Sur un plan médical, une personne capable de décider de mourir pourrait ainsi choisir de le faire sans avoir à déléguer cet acte à un tiers. Ce raisonnement poursuivi jusqu’au bout de sa logique peut également présenter un argument contre les « testaments de vie » abordés au point suivant.

La deuxième situation est celle d’une personne qui a fait connaître à un proche, une personne de confiance, les situations dans lesquelles elle préférerait qu’on mette fin à ses jours.

L’expérience montre que les demandes, écrites ou verbales, formulées lorsqu’elles ne risquent pas d’être suivies d’effets immédiats, sont généralement remises en cause lorsque la question se pose réellement. En effet, la personnalité psychologique de la personne en bonne santé, à distance d’une situation difficile, est différente de celle d’une personne malade.

Néanmoins, cet élément peut être pris en considération si la personne en question n’est plus en état de faire connaître sa volonté, par exemple parce qu’elle est dans le coma. Mais il ne peut, à lui seul, être considéré comme approprié à la situation présente. Dès lors, seule l’expression de la volonté d’une personne capable de s’exprimer peut éventuellement s’imposer.

L’expression « le droit de mourir » évoquée dans cette question peut ne pas être neutre et représenter une espèce de glissement sémantique par rapport à l’intitulé de la première question, qui faisait référence au droit de choisir sa mort. La signification de cette question pourrait devenir « peut-on légiférer ? ». Plus qu’une délégation dont la réalité juridique serait nécessairement difficile à établir, il s’agit sans doute de pouvoir exprimer devant une personne proche ou un être cher, la confiance qui lui est témoignée en lui demandant de nous accompagner dans ces circonstances douloureuses.

La réponse à cette deuxième question est donc « non », étant entendu que seuls valent les propos tenus par une personne en situation, c’est-à-dire, dans le cadre de la première question. On pourrait proposer que l’expression de la confiance et de l’engagement demandé de manière solidaire à cette personne proche puisse être de l’ordre du « fais pour moi comme tu voudrais que l’on fasse pour toi ».

Peut-on autoriser une exception d’euthanasie ?

Avant de répondre à cette question et d’envisager la notion d’exception, très débattue depuis que le CCNE a rendu son avis, il convient de revenir sur le mot euthanasie.

Madame Marie de Hennezel a rappelé que le terme était source de confusion. Dans « l’espace de débat sur l’euthanasie » ouvert sur internet par le ministère de la Justice, ce terme n’a pas été défini. Ce site indique néanmoins : « La notion d’euthanasie est susceptible de recouvrir des réalités très différentes :

– l’arrêt de soins en fin de vie ;

– l’abstention volontaire par le corps médical de mettre en place des traitements dont la lourdeur paraît disproportionnée par rapport aux résultats qu’on peut en attendre ;

– le suicide assisté par un tiers à la demande de l’intéressé, destiné à soulager les souffrances provoquées par la mort ;

– le droit à l’interruption de vie : une personne en bonne santé anticipe les conditions dans lesquelles elle souhaite qu’il soit mis fin à sa vie. »

Les deux premières propositions, l’arrêt des soins en fin de vie et l’abstention de traitement, ne relèvent pas de l’euthanasie et ne nécessitent pas de dispositions législatives particulières. Dans ce cadre, le terme « soins » est probablement compris dans un sens étroit, celui de thérapeutique active destinée à prolonger la vie, alors que dans leur sens médical habituel et large, les soins sont poursuivis jusqu’à la fin : accompagnement, prise en charge de la douleur et l’anxiété, soins d’hygiène. L’arrêt de thérapeutiques actives n’est en effet pas synonyme d’abandon médical mais de changement d’activité. De même, l’abstention volontaire par le corps médical de traitements qui paraissent trop lourds ne relève pas de l’euthanasie mais du respect d’une prescription de l’article 37 du code de déontologie médicale. Son non-respect peut d’ailleurs s’apparenter à de « l’acharnement thérapeutique » ou à de « l’obstination déraisonnable ».

Ces deux attitudes sont conformes à l’esprit du texte du Comité consultatif national d’éthique, qui précise : « on ne cachera pas que, dans ces divers cas, la décision médicale de ne pas entreprendre une réanimation, de ne pas la prolonger ou de mettre en œuvre une sédation profonde, que certains qualifient parfois d’euthanasie passive, peut avancer le moment de la mort. Il ne s’agit pas d’un arrêt délibéré de la vie mais d’admettre que la mort qui survient est la conséquence de la maladie ou de certaines décisions thérapeutiques qu’elle a pu imposer. En fait, ces situations de limitation de soins s’inscrivent dans le cadre du refus de l’acharnement thérapeutique et ne sauraient être condamnées au plan de l’éthique. Sans soutenir la participation à un suicide assisté ou l’euthanasie active, l’acceptation de la demande de restriction ou de retrait des soins actifs de la part d’un patient adulte, pleinement conscient et justement informé, semble valide selon le principe éthique d’autonomie ».

La dernière proposition, qui porte sur le droit à l’interruption de vie, correspond à ce qui a été évoqué précédemment : c’est le cas d’une personne faisant connaître à une personne de confiance les situations dans lesquelles elle préférerait qu’on mette fin à ses jours.

La définition retenue pour l’euthanasie est donc celle correspondant au troisième type de pratiques citées par le site du ministère de la Justice : un tiers, à la demande de l’intéressé, provoque sa mort pour soulager ses souffrances.

Il est à noter, et c’est important, que cette définition ne comporte pas obligatoirement de tiers médecin. En effet, ce débat n’est pas médical, mais concerne la société. Quelle que soit la décision du législateur, il importe que celui-ci ait conscience que la fonction du médecin dans la société ne saurait être de donner la mort. Le médecin accompagne le patient mais, en aucune circonstance, ne se substitue à celui-ci ou à une personne de confiance. Il est essentiel qu’aucun doute ne puisse s’instaurer dans la société à l’égard de la fonction du médecin ou du personnel soignant.

Toutefois, même si la question n’est pas principalement médicale, on ne peut l’éluder. L’ambiguïté réside dans le fait que lorsque la société demande à la médecine d’être son bras armé, cette dernière ne peut s’en laver les mains. Si la question était « Faut-il autoriser l’euthanasie ? », la réponse serait non. La société a besoin de repères simples et le fait qu’elle sanctionne l’homicide en est un. L’acceptation de l’euthanasie comme solution définitive risque d’apparaître comme un signal selon lequel la société trouverait là un moyen peu onéreux de résoudre des questions qui la dérangent.

Ce que l’on pourrait comprendre, en revanche, c’est que certaines situations puissent s’apparenter à de « l’acharnement à faire vivre ». Dans ces situations exceptionnelles, une délicatesse d’écoute suffisante permettrait d’établir une complicité harmonieuse avec compassion, empathie, amour, sans oublier les contraintes inhérentes à une prise en charge complexe et lourde sur le plan émotionnel et psychologique. Apporter une réponse définitive à cette question est extrêmement difficile. De même qu’il peut être établi une différence entre choisir sa mort et droit de mourir, il y a lieu, du point de vue du Comité consultatif national d’éthique, d’approfondir cette notion d’exception d’euthanasie.

La dernière partie du rapport du Comité consultatif national d’éthique traitant de cette question indiquait que « le Comité renonce à considérer comme un droit dont on pourrait se prévaloir la possibilité d’exiger d’un tiers qu’il mette fin à une vie. La valeur de l’interdit du meurtre reste fondatrice, de même que l’appel à tout mettre en œuvre pour améliorer la qualité de vie des individus. La mort donnée reste, quelles que soient les circonstances et les justifications, une transgression. Mais l’arrêt de réanimation et l’arrêt de vie conduisent parfois à assumer le paradoxe d’une transgression de ce qui doit être considéré comme intransgressible ».

En fait, le coeur du texte du Comité consultatif national d’éthique s’articulait non pas sur la notion d’ « exception d’euthanasie », mais sur celle d’ « engagement solidaire ». Alors que les États ayant décidé de légiférer sur la question de l’euthanasie l’ont fait après un vote à une majorité le plus souvent assez faible, il faut souligner que le texte du Comité consultatif national d’éthique a été adopté à l’unanimité de ses membres, donc de personnalités appartenant aux principales familles philosophiques et spirituelles. Cette unanimité a pu être obtenue grâce à la cristallisation autour de cette notion d’engagement solidaire.

Je cite ce rapport « … Mais ce qui ne saurait être accepté au plan des principes et de la raison discursive, la solidarité humaine et la compassion peuvent le faire leur. Face à certaines détresses, lorsque tout espoir thérapeutique est vain et que la souffrance se révèle insupportable, on peut se trouver conduit à prendre en considération le fait que l’être humain surpasse la règle et que la simple sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire face ensemble à l’inéluctable. Cette position peut être qualifiée d’engagement solidaire. »

En suivant cette logique, il serait possible de s’interroger sur la proportionnalité des sanctions prévues par la loi, en fonction de l’importance du trouble apporté à la société par les différents types d’homicides.

De ce point de vue, la qualification comme crime d’un comportement visant à soulager des souffrances peut paraître disproportionnée dans certains cas ; la création d’un délit spécifique à l’euthanasie pourrait être une piste de modification législative à explorer.

La difficulté d’une telle qualification n’est cependant pas mince : elle ne pourrait concerner que les situations se trouvant au-delà de toute solution médicale et il convient de faire attention aux personnes auxquelles la société doit porter une protection particulière, tels les mineurs ou les incapables majeurs.

La dernière question porte sur le thème suivant : les soins palliatifs peuvent-ils être la seule réponse à une demande d’euthanasie ?

Cette proposition serait à l’évidence restrictive si l’on entendait par « soins palliatifs » uniquement les soins donnés dans une unité de soins palliatifs. Or, le questionnement sur la demande d’euthanasie dépasse largement ce cadre pour concerner les patients tétraplégiques, les patients souffrant d’insuffisance respiratoire chronique, les grands vieillards, etc., qui se trouvent généralement dans d’autres structures (les services de réanimation, les maisons de retraite, les services d’urgence…).

Dans un sens plus large, les soins palliatifs sont un concept qui correspond à l’ensemble des soins des personnes en fin de vie, pour lesquelles aucun traitement de la cause de leur état n’a réellement de sens. Ainsi compris, l’accompagnement du malade peut s’effectuer dans une unité spécialisée ou à domicile. Dans tous les cas, la question posée renvoie à celle des moyens mis en œuvre par une société pour venir en aide aux personnes incurables et souffrant au point de demander la mort.

Considérant qu’il ne peut exister une réponse unique à une demande d’euthanasie, la réponse à la question posée est donc « non ».

Les soins palliatifs, au sens large du terme, sont la réponse principale, mais ce n’est pas la seule. Cela ne signifie toutefois pas que l’alternative se situerait dans le cadre de l’euthanasie. Elle est plutôt à rechercher dans la solidarité qui suppose des moyens financiers ainsi que dans une réflexion sociale qui pourrait être freinée par la focalisation du débat sur l’euthanasie.

Au-delà de ces quatre questions, qui orientent nécessairement le débat, il convient de réfléchir à ce que cette focalisation pourrait cacher comme questions que la société ne souhaiterait pas affronter. Il est évident que c’est le cas de la mort. Mais il ne faudrait pas oublier que dans la majeure partie des cas, la mort est un événement simple et paisible.

Je souhaiterais conclure en citant le texte du Comité consultatif national d’éthique : « La mort fait encore partie de la vie, d’une certaine manière. Elle l’achève et la clôture et lui permet d’arriver à une forme d’unité. L’identité d’une personne n’est en effet jamais définie tant qu’elle n’est pas close. Et le pouvoir mystérieux de la mort tient dans le fait que tout en mettant fin à la vie, en l’anéantissant hors de toute perspective de foi, il lui donne pourtant valeur et sens. La scansion et la sanction de la mort forment les conditions d’existence du temps humain lui-même.

Une pratique médicale, qui ne serait attachée qu’aux principes impersonnels et dépersonnalisants de la technique comme à l’utopie d’une vie sans fin, n’entrerait-elle pas alors en conflit avec les autres valeurs fondamentales de l’existence humaine que sont la vulnérabilité, le sens de la fin, l’autonomie et la dignité.

M. le Président : Je passe la parole à Monsieur Nicolas Aumonier, que nous avons déjà entendu dans le cadre de la mission. Il est membre du Comité consultatif pour la protection des personnes dans la recherche biomédicale de l’hôpital Saint-Antoine de Paris et a rédigé plusieurs ouvrages sur l’euthanasie.

M. Nicolas Aumonier : Vu le peu de temps qui m’est imparti, j’essayerai de traiter principalement la première question qui me paraît très belle et fondamentale et répondrai très rapidement et par esquisse, aux trois autres.

A-t-on le droit de choisir sa mort ?

Cette très belle et profonde question nous donne à penser qu’il existe quatre situations de fait : la mort naturelle qui vient à son heure ; la mort imposée par les médecins et les acteurs de soins, que l’on pourrait dénommer euthanasie clandestine ; la mort par suicide, dans l’urgence, en prenant ce que l’on peut, ce que l’on trouve, bref, sans vraiment choisir ; la mort décidée à l’heure et selon des modalités choisies.

La quatrième situation permettrait en quelque sorte d’humaniser la mort en en faisant la mort du sujet. En ce sens, décider reviendrait à se libérer. Vouloir sa propre mort et en décider les modalités permettrait de l’humaniser, de se l’approprier et de se libérer de la prison que constituerait la mort par surprise. Mais pouvons-nous établir un droit à la mort ? Pour répondre à cette question, je vous propose cinq réflexions sur le fait de choisir sa mort.

Première réflexion : le choix de sa mort n’est pas possible, hors contexte stoïcien et aristocratique. Le mot d’ordre des stoïciens, c’est de consentir à l’ordre du monde. Ils distinguent les choses qui dépendent de moi – la pensée, la volonté – de celles qui n’en dépendent pas – les passions, le corps. Au théâtre de la vie, selon la métaphore si fréquemment filée par les stoïciens, lorsque mon rôle s’est achevé, je décide librement de quitter la scène. Telle serait la grandeur de l’homme : acquiescer à ce qui m’enferme et dire « oui » à ma propre fin permettraient de me libérer de son inéluctabilité, par la liberté de la penser comme telle, comme une fin. Cette pensée de la liberté n’est possible que si j’accepte de séparer ma volonté de mon corps. Or, cette rupture ne correspond pas à la vie réelle. Telle est, résumée, la conception stoïcienne. Dans le cadre d’une conception aristocratique de la dignité, j’établis moi-même la hiérarchie entre le noble (ma volonté) et le vil (ma vie finissante dans ce corps indigne). On voit bien que le fait de choisir sa mort se situe dans un contexte stoïcien et aristocratique. S’agit-il ici de lucidité ou d’aveuglement ? Lorsque tout horizon est bouché, pourquoi faudrait-il s’acharner à vivre ?

Deuxième réflexion : choisir sa mort n’est pas choisir la mort. La mort est inéluctable : choisir ma mort ne me dispense pas d’avoir à mourir ni ne me libère fondamentalement d’une règle du jeu que, par commodité, nous appelons notre condition mortelle. Aujourd’hui, si on le souhaite et si les moyens appropriés sont employés, il est possible de ne plus souffrir, Madame Marie de Hennezel l’a rappelé, par le croisement d’une analgésie efficace et d’une sédation choisie généralement en accord avec le patient, lorsqu’il peut s’exprimer. Différer de quelques jours ou de quelques heures ma mort ne me libère donc pas de ma condition mortelle et ne me permet pas d’échapper à la mort. Penser que je peux choisir l’heure ou les conditions de ma mort me donne l’illusion d’une liberté fondamentale.

Troisième réflexion : nul ne peut être juge de sa dignité ou de celle d’autrui. Pourquoi ? La dignité est l’obligation universelle de respect qui s’attache au continuum de la vie humaine. Pourquoi insister ici sur la continuité, continuité temporelle – la vie continuée par rapport à une mort imposée ou une mort choisie de manière discontinue – et continuité qualitative – aucune hiérarchisation n’est imposée d’une manière aristocratique entre un corps et une volonté. Parce que la continuité de la vie est le seul concept réel qui résiste à l’entrée en scène d’une évaluation fondée toujours sur des intérêts. Le concept de continuité réelle de la vie est ce qui s’oppose à la « chosification », à la marchandisation de la vie.

De quel droit puis-je dire, de manière absurde, que je n’ai plus de valeur ? De quel droit un économiste de la santé pourrait-il m’inciter à mourir sous prétexte que je coûte trop cher à la société ?

En conséquence, la dignité d’une vie humaine ne dépend pas de conditions particulières : beauté, bonne santé, absence de handicap acquis ou inné, utilité ou productivité économique, capacité à éprouver la douleur et à nouer des relations. Du fait de ce continuum de vie réelle, la dignité d’une vie humaine est universelle.

Par suite également, nul ne peut prétendre être la mesure de sa propre dignité ou de la dignité d’autrui sans élever une protestation particulière contre l’universalité des droits de l’Homme. Les droits de l’Homme garantissent ce sur quoi ils sont fondés : le respect de tout être humain et du continuum de la vie de tout être humain.

Quatrième réflexion : le choix de la mort. Choisir sa mort, c’est-à-dire en fixer soi-même le moment, c’est choisir une autre mort que sa propre mort, c’est se voler à soi-même sa propre mort, c’est ne pas vouloir aller jusqu’au bout de son rôle, c’est quitter la scène avant le dernier acte, c’est ne pas laisser à la vie les trésors d’imagination qui sont les siens. C’est décider que la situation est indigne et refuser de la vivre, c’est décider qu’elle est désespérée et s’y tenir.

Je prendrai un exemple concret. Certaines personnes naissent et vivent très handicapées, d’autres le deviennent à la suite d’un accident ou d’une maladie ou par le fait du vieillissement. Parmi elles, certaines sont heureuses de vivre malgré toutes ces difficultés, tandis que d’autres rejettent une telle vie. Peuvent-il affirmer « C’est ma vie et je l’évalue comme je veux ? ». En fait, nos évaluations, même privées, sont toujours aussi publiques. Nous n’existons jamais seuls au monde : la décision solitaire pour soi-même est une illusion politique.

Cinquième réflexion sur le thème : dois-je valoriser ma volonté ou le continuum de ma vie ? Il me semble que survaloriser sa propre volonté, c’est tomber dans l’illusion naturelle et politique de la théorie du gender. C’est croire que nous pourrions changer de sexe à condition de le vouloir et que le sexe désiré serait plus réel que le sexe réel.

Il me semble que la véritable liberté consiste à ne pas interrompre le continuum de vie ou de réalité qui est le nôtre. Nous ne choisissons pas de naître homme ou femme. Telle est la réalité. De même, s’approprier sa mort ne résout en rien l’énigme qu’elle pose. Telle est aussi la réalité.

Après ces cinq réflexions sur le fait de choisir sa mort, j’aborderai le problème de savoir si nous pouvons faire de la mort un droit. Même si nous ne sommes pas politiquement d’accord avec eux, le fait est là : des gens choisissent leur mort. De ce fait, pouvons-nous faire un droit ? Je répondrai « non » pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce choix, qui repose sur une dévalorisation, n’est pas légitime. Nous ne pouvons pas faire d’une solution non légitime un fondement du droit. Il en est de même pour le suicide et là, je me tourne vers mon collègue André Comte-Sponville : une tolérance de fait vis-à-vis du suicide ne constitue pas une légitimation de cette pratique.

Deuxièmement, l’existence d’un droit de choisir sa mort me paraît contradictoire et dangereuse. Elle contredit, tout d’abord, la notion même de contrat social. Je rappelle la belle définition en forme de problème qu’en donne Jean-Jacques Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. »

Choisir sa mort serait ici s’attaquer à soi-même. Dans ce cas de figure, il est légitime que le corps social tout entier réagisse.

L’éventualité de ce droit de choisir sa mort repose généralement sur trois faux arguments.

Le premier faux argument est que l’on supprimerait la vie pour soulager la souffrance morale ou la perte de sens. Je dis souffrance morale, car normalement, si l’on croise bien analgésie et sédation, la demande d’euthanasie pour souffrance intolérable disparaît. L’argument, qui consiste à supprimer la vie pour soulager la souffrance morale ou la perte du sens, revient à confondre sujet et prédicat, celui qui porte la vie et celui qui est affecté de tel ou tel sentiment par rapport à sa vie. Il me semble que dans la page 110 d’ « Impromptu », André Comte-Sponville tombe dans ce sophisme, lorsqu’il affirme que le suicide réussit au moins à libérer celui qui l’a commis de sa souffrance. Pour croire cela, il faut poser une continuité entre un avant et un après. Et le mois dernier, j’ai eu l’occasion de dire aux membres de la mission d’information qu’il me semblait que c’était introduire une prémisse subreptice qui consiste à supposer une sorte de meilleur, néant ou vie, après la mort. Si c’est le néant, il s’agit d’un opium du peuple, si c’est une vie après la mort, c’est une perte ou une rupture de laïcité.

Le deuxième faux argument est le respect du désir de mort. Tous les professionnels s’accordent à dire que ce désir de mort est fluctuant, qu’il y a une absence d’identité psychologique entre la personne qui signe un « testament de vie » et la personne qui meurt. Il y a tous les désirs contradictoires de ceux qui veulent vivre et, en même temps, ne pas déranger. Et puis, il y a ce cas général de la demande d’euthanasie comme recouvrement d’une dignité par un individu écartelé entre une aspiration à la dignité et la réalité de ce qu’il éprouve comme une indignité. Il appartient à la communauté politique de maintenir l’unité de cette dignité contre l’auto-évaluation négative que serait tentée d’en faire la personne en train de mourir.

Le troisième faux argument, le droit à l’exception, ne me semble pas pouvoir être employé parce que l’euthanasie est un acte irréversible et que nous ne pouvons pas, réellement, faire exception.

Puisque nous ne pouvons pas faire de la mort un droit, je voudrais conclure en indiquant quelques perspectives politiques. Nous entendons souvent l’argument selon lequel, il y aurait en matière de choix de sa mort, du droit de mourir comme chacun l’entend et donc, par voie de conséquence en matière d’euthanasie, l’irréductible différence entre ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas.

Ce type d’argumentation est une véritable démission politique. Il ne s’agit pas d’un problème de différence, de fondement religieux ou d’attendu quel qu’il soit, mais de coexistence politique et donc de débat rationnel.

Faire de la demande de choisir sa mort un droit, c’est vouloir traiter la question en réduisant les coûts de la fin de vie pour réserver aux mieux vivants les coûteux progrès d’une médecine surtechnologisée, devenue inhumaine dans ses choix. Nous répéterions ainsi, mais en grand cette fois, les dysfonctionnements économiques, politiques et moraux qui ont conduit à l’affaire du sang contaminé.

Malgré les apparences, la demande d’un droit à choisir sa mort est une demande non démocratique, reposant sur une conception aristocratique, stoïcienne, partielle ou économiquement désespérée de la dignité. Il me semble que les droits de l’homme ont à protéger les personnes contre les excès qu’elles voudraient commettre contre elles-mêmes, en application du plus élémentaire principe de précaution qui veut que nous cherchions à protéger tout changement de volonté, lorsque celle-ci, après avoir été exprimée, viendrait à changer sans plus pouvoir être exprimée.

Je répondrai très rapidement aux autres questions.

Peut-on déléguer le droit de mourir à un tiers ?

Il me semble que non. Qu’on le veuille ou non, cette délégation transforme immanquablement le suicide en meurtre. Ce droit n’est plus le droit de mourir, mais le droit de faire mourir. Or, et je vais plus loin, nul n’a le droit d’obliger quelqu’un à être criminel, fût-ce par compassion.

Monsieur Béloucif a rappelé que la véritable compassion consistait à traiter réellement la douleur. Nous le pouvons désormais. A chaque fois qu’il y a une demande d’euthanasie, il faut se demander d’abord s’il ne faut pas remettre en cause la stratégie médicale suivie jusque là ou si cette demande n’est pas la conséquence de l’absence de décision politique concernant ce fameux droit aux soins palliatifs, prévu par la loi du 9 juin 1999.

Peut-on autoriser une exception d’euthanasie ?

Je répondrai « non », au motif que cette exception ne serait pas légitime. D’un point de vue juridique, les juristes ont l’habitude de réserver le terme d’exception à la forme et non au fond ; cela impliquerait l’existence d’une juridiction spéciale appliquant les fameux critères de minutie. Je ne vois pas très bien en quoi la vérification a posteriori, une fois l’acte irrémédiable accompli, de ces critères de minutie nous renseignerait sur les intentions de ceux qui, sachant qu’ils ne vont pas les respecter, vont s’arranger pour être dans le cas de figure de ne pas avoir à le déclarer. Dans le cas précis d’une loi sur l’euthanasie, l’existence de critères de minutie ne ferait pas sortir de la clandestinité ceux qui voudraient y rester.

Les soins palliatifs peuvent-ils être la seule réponse à une demande d’euthanasie ?

Si les soins palliatifs étaient organisés avec l’ampleur que nous pouvons leur souhaiter et avec une systématicité souple, ils pourraient constituer une réponse appropriée à 90 % des cas.

Il ne serait pas seulement pertinent de créer des services de soins palliatifs dans tous les centres hospitaliers universitaires. Il faudrait surtout qu’ils soient organisés de manière très souple, car rien ne serait pire que de créer des spécialistes des soins palliatifs.

Si les soins palliatifs sont une excellente réponse, ils ne sont certainement pas la seule. Il y a aussi la réponse « déontologique » que l’on peut trouver dans le cadre de l’arrêt Mercier selon lequel le patient à droit à des soins attentifs et consciencieux et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science.

Enfin, il y a surtout la réponse politique. Il appartient aux politiques de donner ici un signal fort, en assurant que tout va être fait pour faciliter l’organisation des soins palliatifs et en affirmant que les fins de vie n’ont pas à être désertées. Il appartient à l’échelon politique de redonner toutes ses lettres de noblesse au service, au sens politique et médical, de ces personnes très abandonnées.

M. le Président : Je vous remercie.

Avec Monsieur André Comte-Sponville, je pense que nous entendrons un discours différent de celui de Monsieur Nicolas Aumonier. Je ne lui imposerais pas de rattraper le retard de ses prédécesseurs, qui n’ont pas respecté leur temps de parole. Souhaitant que les propos des orateurs soient suivis d’un véritable débat, je vous inviterais donc à la concision.

M. André Comte-Sponville : Moi qui pense que les règles sont faites pour être respectées, je souhaite respecter la règle de concision que vous nous avez imposée.

L’une des principales objections que l’on puisse faire à l’état actuel de la législation est qu’elle n’est pas applicable. Une loi qui est violée au vu et au su de millions de personnes est forcément une mauvaise loi, et cela nuit gravement à l’idéal républicain.

J’ai confié un texte aux bons soins de Monsieur le Président, qui se chargera de vous le diffuser, ce qui me permet de ne pas m’étendre sur le thème de l’euthanasie, sur lequel j’ai abondamment écrit, et d’aborder directement les quatre questions posées.

A-t-on le droit de choisir sa mort ?

La réponse me paraît évidemment « oui ». Je ne vois guère d’objection philosophiquement plausible que religieuse. Je ne connais pas un seul philosophe athée et très peu de philosophes antiques – mis à part Platon, pour des raisons religieuses –, qui se soient prononcés contre le suicide.

Dès lors que l’on considère que la République est laïque, ce que l’on rappelle beaucoup ces temps-ci, et qu’il est question de ma propre vie – propriété vaut usage –, j’ai le droit de l’arrêter. Montaigne affirme : « De même qu’on ne me traite pas d’incendiaire quand je brûle mon bois, de pickpocket quand je prends de l’argent dans mon portefeuille, pourquoi me traiterait-on d’assassin quand je mets fin à ma vie ? ». Il ajoute : « La plus volontaire mort, c’est la plus belle ».

Freud, Bettelheim, Deleuze, Montherlant se sont suicidés. L’estime morale que chaque honnête homme ressent envers eux en est souvent augmentée, ou en tout cas, n’en est pas diminuée. Qui oserait reprocher à Freud d’avoir demandé à son médecin de l’aider à mourir, à Bettelheim de s’être suicidé ou à Deleuze d’avoir sauté par la fenêtre ? De quel droit ?

Ce n’est pas la mort que l’on choisit puisque nous mourrons de toute façon. Quand les derniers mois sont atroces, pourquoi faudrait-il les parcourir seconde après seconde ? Que d’abstractions j’ai entendues pour cette petite chose simple : mourir !

« Ce peu profond ruisseau calomnié, la mort ». C’est le plus bel alexandrin jamais écrit sur la mort dans un texte de prose, dont le mérite revient à Mallarmé. « Ce peu profond ruisseau calomnié, la mort ». N’en faites pas un océan de six mois, à 10 000 euros la journée !

En effet, la mort a un coût. Dès lors que, d’après les médecins, chacun d’entre nous coûtera à la sécurité sociale pendant ses six derniers mois la moitié de ce qu’il coûtera dans toute sa vie – en gros, pour mourir – c’est une mort trop chère ! Mieux vaudrait sauver les enfants qui meurent de faim dans les pays du tiers-monde.

Peut-on déléguer le droit de mourir à un tiers ?

Moralement, la réponse est « oui ». Juridiquement, ce sera
– comme toujours et légitimement – au Parlement d’en décider.

Il me paraît difficile d’éviter cette question : dès lors que nous pouvons tous être privés de la capacité de choisir au dernier moment, il me paraît légitime qu’un « testament de vie », selon une expression usuelle, ou une délégation écrite laisse à quelqu’un d’autre le soin de prendre pour nous la dernière décision.

Peut-on autoriser une exception d’euthanasie ?

Je répondrai : « Oui, bien sûr ». L’expression est heureuse, parce que la règle vise bien à la protection de la vie et l’euthanasie constitue bien une exception.

Il faut autoriser une telle exception, ne serait ce que pour respecter l’idéal républicain. Il n’est pas acceptable qu’un seul médecin soit contraint de violer la loi pour faire honnêtement son métier. Il est inacceptable qu’il le fasse, que cela se sache et qu’il n’y ait pas de sanction. Or, cela se fait, non pas une fois tous les dix ans, mais tous les jours, dans les hôpitaux. D’après un article publié dans « Le Monde » par un anesthésiste réanimateur, en France, 50 % des décès dans les services de réanimation seraient consécutifs à un acte d’euthanasie passive et 20 % à un acte d’euthanasie active. Cela représente des milliers d’euthanasies par an.

Une loi qui est violée des milliers de fois par an sans que ne tombe la moindre sanction ridiculise l’idée même de loi. Faire une loi autorisant cette exception d’euthanasie serait la seule façon de contrôler l’euthanasie.

Si l’acharnement thérapeutique est une réalité, on ne souligne pas assez l’existence d’euthanasies « à la sauvette », scandaleuses, pratiquées dans nos hôpitaux, plusieurs dizaines, voire centaines de fois par an. Dès lors que l’euthanasie est censée ne pas exister, il n’y a nécessairement aucun contrôle.

Votre situation dépendra donc du service au sein duquel vous allez être soigné. Vous pouvez tout aussi bien être victime d’acharnement thérapeutique ou souffrir atrocement pendant des semaines ou bien encore être euthanasié à la sauvette.

Une loi permettrait de contrôler qu’il n’y a euthanasie que conformément à des règles qu’il faudrait énoncer. Ce sera le travail du législateur, chacun connaît à peu près les règles et les garde-fous qu’il conviendrait d’établir.

Il faut permettre l’exception d’euthanasie pour une autre raison : laisser aux seuls soignants et médecins la charge de décisions graves est impossible. On a assez dit qu’il ne fallait pas laisser aux proviseurs et aux enseignants la charge de la responsabilité de l’attitude à prendre vis-à-vis du voile ; cette question, importante, n’est pas abyssale au regard de celle qui nous préoccupe aujourd’hui !

Les soins palliatifs peuvent-ils constituer une réponse à une demande d’euthanasie ?

Il est évident que les soins palliatifs sont préférables à l’euthanasie. Plus ils sont répandus, moins on recense de demandes d’euthanasie. Il faut donc les développer au maximum. Cependant, sans traiter en détail du problème du coût de ces soins, nous devons tout de même nous poser la question suivante : disposons-nous véritablement des moyens financiers de notre politique ? Lorsqu’on considère l’état de nos hôpitaux, le vieillissement de la population, les progrès de la médecine et aussi le coût de chaque prolongation de vie, cette question doit être posée. Elle est désagréable et glauque, mais n’est pas obscène. Chacun sait que la santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. La mort, également. Il arrive un moment où une politique de santé digne de ce nom doit établir des priorités. Il n’est évidemment pas question d’euthanasier qui que ce soit sans son accord exprès. Il m’apparaît cependant paradoxal de prolonger pendant six mois, aux frais de la sécurité sociale, la vie d’une personne qui souffre d’une maladie incurable et qui demande expressément à mourir

A-t-on le droit d’empêcher quelqu’un de mourir ?

La réponse est « non ». Je ne tiens pas à ce qu’un médecin m’aide à mourir s’il laisse à mes enfants, à ma femme ou à mes parents le soin de m’apporter les médicaments qui m’aideront à mourir le moment venu.

Cependant, dans l’état actuel du droit, ceux-ci n’en ont pas le droit, on les en empêcherait. De ce point de vue, les textes ne sont pas neutres. Le cas Humbert résume bien cette situation : un jeune homme demande expressément à mourir, au vu et au su de toute la France. Tout le monde le sait et comprend son désir. Au fond, nous agirions comme lui dans la même situation. Pourtant, cette situation persiste des années. Sa mère, sans demander à personne de l’aider, lui donne le médicament nécessaire. Ensuite, il a été réanimé. Il a fallu qu’un médecin assume, avec dignité et courage, la décision d’euthanasier une seconde fois, si j’ose dire, Vincent Humbert.

De quel droit nous empêche-t-on de disposer de notre vie quand la médecine est impuissante à nous guérir dans le cas où il s’agit, par hypothèse, de maladies incurables, de souffrances atroces ou de graves handicaps.

De quel droit nous empêche-t-on de disposer de notre vie, dès lors que la demande de suicide n’est pas un symptôme de dépression – la dépression étant une maladie parfaitement curable – mais l’acte libre d’un individu qui décide, et c’est son droit, de mettre fin à sa vie ?

M. le Président : Je vous remercie. Nous écoutons maintenant Monsieur Jacques Ricot.

M. Jacques Ricot : Je souhaiterais faire une remarque préalable. Vous avez dit, Monsieur le Président, en commençant ce propos, et Monsieur Comte-Sponville vous a approuvé sur ce point, qu’il y avait en quelque sorte les positions de ceux qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. En quelque sorte, les choix que l’on fait relèvent de convictions plus ou moins religieuses. Je m’inscris évidemment et énergiquement en faux contre ce qui pourrait être compris de ces propos.

Si nous, philosophes, sommes présents autour de cette table, c’est que nous avons en commun la volonté de soumettre nos convictions, éventuellement différentes, à une argumentation rationnelle et que nous partageons la conviction que la philosophie a une vocation d’universalité.

Je souhaiterais aussi corriger sur un point précis ce qu’a dit Monsieur Comte-Sponville. Notre tradition philosophique comporte essentiellement des prises de position hostiles au suicide et pas forcément pour des raisons religieuses, comme chez Platon. Pour des raisons assez différentes et qui, à mon avis, n’ont rien à voir avec des motifs religieux, les deux philosophes qui ont rayonné sur notre culture, Aristote et Kant, ont argumenté rationnellement contre le droit au suicide.

En étant le dernier intervenant, je bénéficierai certes d’une moindre qualité d’écoute, mais je pourrai m’appuyer sur les exposés précédents. Si j’apprécie grandement les travaux d’André Comte-Sponville, je tiens à souligner que ce n’est pas parce qu’une loi est violée que c’est une mauvaise loi. Imaginez ce raisonnement appliqué aux limitations de vitesse : nul ne pourrait se satisfaire d’une solution consistant à lever ces limitations, sous prétexte que les Français roulent très vite et ne respectent pas la loi !

Il peut se faire que des lois soient violées, mais nous avons les moyens de faire en sorte qu’elles soient moins transgressées. Sur cette question de principe, l’argument me paraît curieux et rapide. Peut-être est-ce une mauvaise loi, je ne me prononcerai pas à ce stade de la discussion. Mais de grâce, que cela ne soit pas cet argument qui soit mis en avant.

Je répondrai maintenant aux quatre questions que Monsieur le Président a posées.

A-t-on le droit de choisir sa mort ?

Cette question peut revêtir deux significations. A-t-on le droit de se suicider ? Monsieur Nicolas Aumonier a passé beaucoup de temps à cette réflexion. Il y a une deuxième façon de considérer la question : a-t-on le droit de mourir ? Ce n’est pas tout à fait la même chose.

D’un point de vue éthique, je défends la position consistant à affirmer qu’il n’existe pas un droit au suicide, mais que celui-ci n’est pourtant pas répréhensible. Cette position me paraît parfaitement soutenue par l’état actuel de notre droit. Jusqu’en 1791, le suicide était non seulement réprouvé moralement et socialement, mais juridiquement sanctionné. Il a été alors décriminalisé, parce que nous sommes – légitimement – passés à son égard d’une attitude de réprobation à une attitude de compassion.

Le suicide est quand même un acte singulier, puisque celui qui met fin à ses jours est à la fois meurtrier de lui-même – d’où l’étymologie du mot suicide – et en même temps victime. Notre regard a donc évolué pour considérer que celui qui est le meurtrier doit être d’abord vu comme la victime du meurtre en question. Nous sommes donc passés, avec raison, de la réprobation à la compassion.

Sommes-nous en train de glisser de la compassion vers l’approbation, voire l’admiration ? A chacun de répondre en conscience. En ce qui me concerne, lorsque j’apprends que Gilles Deleuze, maître estimable en philosophie, se jette par la fenêtre, je ne l’admire ni ne l’approuve, je le plains. Nous n’avons pas à faire autre chose ici que ce que le législateur nous a dit de faire concernant le suicide. C’est une possibilité, une éventualité que nous n’avons pas plus à condamner qu’à approuver, ni d’un point de vue moral, ni d’un point de vue juridique.

Nous avons en commun, avec André Comte-Sponville, un de nos maîtres à penser, Marcel Conche, et je me suis longuement entretenu de ces questions avec lui. Dans un magnifique livre où il répond aux questions d’André Comte-Sponville, il affirme : « La mort volontaire est pour l’heure à mille lieues de ma pensée. Je ne m’y résoudrai qu’à la dernière extrémité ». Il envisage donc la mort volontaire, mais il ajoute : « Aussi longtemps qu’existent des personnes auxquelles ma seule personne importe, voire pour certaines, leur est un bienfait, il n’est pas temps et il ne sera jamais temps de me donner la mort. On se suicide sans doute toujours parce qu’on est lâché par autrui et par sa faute. »

Je considère que cette restriction faite par Marcel Conche rejoint tout à fait celle faite par Sénèque quand il dit avoir pensé au suicide mais n’être pas passé à l’acte en pensant à la douleur que cela aurait pu provoquer chez ses proches.

Dans quel sens peut-on parler d’un droit de mourir ? Ce n’est pas certainement pas au sens d’un droit au suicide. Toute éventualité, toute possibilité, toute liberté, dirais-je, n’est pas génératrice de créance de l’Etat. Par conséquent, je ne vois pas comment on peut ici, raisonnablement, parler de droit au suicide. Cette notion m’échappe complètement sur le strict plan de la construction rationnelle.

Cela dit, on peut parler d’un droit de mourir, qui consiste à ne pas prolonger indéfiniment la vie, ce qui rejoint la question du coût financier de la fin de vie, soulevée par André Comte-Sponville. C’est même un devoir, à mes yeux. Les progrès fulgurants de ces derniers temps ont, en effet, entraîné des effets pervers et il est possible que nous nous acharnions dans cette fin de vie d’une façon qui n’est ni décente, ni économique, convenons-en froidement. Nous devons avoir le droit que l’on ne nous inflige pas des traitements disproportionnés à la situation. Nous devrions avoir le droit, et nous l’avons d’ailleurs depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, de refuser des traitements. En ce sens, oui, on a le droit de choisir sa mort.

Peut-on déléguer le droit de mourir à un tiers ? Ou peut-on déléguer à un tiers un hypothétique droit de se suicider ? La manière dont j’ai répondu à la première question vous donne immédiatement la réponse à cette deuxième question. Non, bien évidemment, on ne peut pas déléguer à un tiers le droit de se suicider. Que penser des situations où ce sont les proches qui en décident, avec l’accord de l’être aimé ? Cette situation me semble délicate à caractériser sur le plan éthique ; comment en effet s’assurer qu’elle n’est pas dictée par l’impuissance à accompagner l’être aimé jusqu’au bout ou par une certaine lassitude à dire à l’être aimé qu’il compte ?

J’ai lu très attentivement les pages du livre inspiré par l’histoire de Vincent Humbert. On voit très bien que le moment où sa vie bascule, c’est lorsqu’on lui dit « Monsieur, il n’y a plus d’espoir, vous allez quitter les lieux, vous n’aurez plus de kinésithérapie … » Voilà comment il a vécu les choses. Voilà ce qui s’est réellement passé.

Je ne voudrais pas que l’on assiste à une véritable perversion du langage, doublée d’une inversion des valeurs, en affirmant que de tels gestes sont dictés par l’amour. Je n’en sais rien. Le fait de donner la mort à des proches lassés de vivre, parfois en bonne santé, – Monsieur Caillavet s’en vante et il ne me semble pas qu’il y ait lieu de se vanter – ne me paraît pas nécessairement un geste d’amour. En revanche, donner son temps, voire sa vie, pour ceux qu’on aime n’est pas la même chose que de leur refuser ce temps et de leur ôter la vie.

J’ai lu également attentivement le livre dont André Comte-Sponville a rédigé la postface, texte rigoureusement construit et intéressant. J’ai lu non moins attentivement la préface de Monsieur Caillavet qui se vante d’avoir tué son père alors qu’il était en bonne santé et qui avoue que, quelquefois, un léger remords l’a poursuivi parce que ses occupations professionnelles et politiques ne lui avaient pas permis d’être suffisamment présent. Il affirme pourtant que c’était « un geste d’amour ». Cela me paraît une extraordinaire perversion du langage.

Peut-on déléguer à un tiers le droit de laisser mourir ?

La réponse est « oui ». Je dis « oui » à la situation où une personne de confiance viendra assister le médecin, pour confirmer que les traitements ne doivent pas être poursuivis à l’excès.

Les philosophes, les médias et les hommes politiques ont devant eux un travail immense à accomplir autour de l’examen minutieux de ce qu’est le refus de l’obstination déraisonnable, de la prise en compte de la volonté du patient ou de ce que la personne de confiance peut en présumer.

Peut-on autoriser une exception d’euthanasie ?

Je me suis longuement exprimé sur le texte du Comité consultatif national d’éthique dans un article de la revue « Esprit ». J’y ai trouvé un peu à redire car la notion d’exception mélange deux significations, qui ne sont pas suffisamment distinguées l’une de l’autre. Il y a la signification rigoureusement juridique : l’exception d’euthanasie est une expression procédurale. Il s’agit d’une procédure destinée à éclairer – y compris par des examens extra-judiciaires – les données du procès, et non à le clore. Il y a par ailleurs la signification plus concrète de « situations exceptionnelles ».

Ma position peut évoluer, puisqu’elle n’est pas abstraite. En effet, je ne suis pas un philosophe appliquant des principes venus de je ne sais quel ciel. J’essaie de construire ma philosophie sur cette question à partir du travail hebdomadaire que j’accomplis auprès d’équipes soignantes et pas nécessairement des équipes de soins palliatifs. J’y puise la matière, les convictions qui finissent progressivement par être les miennes.

Je sais bien qu’il existe des situations exceptionnelles. Si j’étais un médecin confronté à une situation extrême, par exemple qu’un blessé, en temps de guerre, agonise à mes côtés et que je ne dispose pas des moyens de soulager sa douleur, je transgresserais vraisemblablement la loi que je me suis pourtant donnée à moi-même et je ne laisserais pas souffrir cette personne. Pour autant, j’aurais à répondre devant le tribunal de ma conscience, et j’espère aussi celui de la justice, de cette transgression.

Le parallèle ne doit pas être poussé trop loin, mais lorsque je tue quelqu’un en situation de légitime défense, c’est légitime, mais je n’irais pas dire que ce n’est pas un homicide puisqu’il s’agit bel et bien d’un homicide. Mais, comme dirait Simone Weil, il ne faut pas confondre ce qui est nécessaire et ce qui est bien.

Des situations extrêmes peuvent se présenter mais je ne souhaite pas qu’on les légitime a priori ou a posteriori car, dès lors, nous ne pourrions plus les juger dans leur singularité et dans leur exceptionnalité.

J’ai approuvé la réserve émise par un autre de mes maîtres, Paul Ricœur, lorsqu’il a analysé le texte de l’avis du Comité consultatif national d’éthique. Il a rappelé que le fondateur du droit, Aristote, explique qu’il y a la loi et l’équité. La loi, dans son abstraction, n’interdit pas mais, au contraire, contraint le juge à toujours tenir compte des circonstances. Or, tenir compte des circonstances n’équivaut pas à légitimer ou légaliser un acte.

Les soins palliatifs peuvent-ils être la seule réponse à une demande d’euthanasie ?

Je voudrais préalablement faire une remarque : l’appellation « soins palliatifs » est dommageable en ce sens qu’elle n’est pas exacte. En médecine, que fait-on ? Soit la médecine traite et applique des thérapeutiques actives en vue de la guérison, soit elle soulage, parfois les deux en même temps. Il arrive que lorsque l’on ne peut plus guérir, on n’a plus que le devoir de soulager.

Pourquoi avoir désigné par « soins palliatifs » la spécialisation universitaire qui concerne uniquement la fin de vie, alors qu’au long de toute notre existence nous avons besoin de soins au sens large du terme ? Je laisse de côté ce problème de terminologie. J’en reviens à la question : le fait de soigner suffit-il à répondre à la demande d’euthanasie ? Je répondrais que les soins en général et les soins palliatifs en particulier ne constituent pas la seule réponse à la demande d’euthanasie ; j’ajouterai que le passage à l’acte n’est pas non plus une réponse satisfaisante à cette demande d’euthanasie.

Madame Marie de Hennezel est plus compétente que moi sur cette question, aussi ne serai-je pas long sur ce thème. Nous savons tous qu’une demande d’euthanasie doit toujours être entendue et accueillie pour être correctement interprétée et décodée. D’après l’expérience constante des soignants, lorsque le besoin d’accompagnement et le soulagement de la douleur sont réellement pris en compte, cette demande s’évanouit.

La société peut apporter une autre réponse à la demande d’euthanasie. Si nous sommes capables d’adresser le message au corps social, selon lequel personne ne sera abandonné, alors ces demandes pourront s’évanouir. Ce message devra passer par les médias, qui ont un pouvoir immense, et être exprimé, avec fermeté et conviction, sur la scène juridique et politique.

J’ai observé à plusieurs reprises, dans les services de soins palliatifs, que lorsque quelqu’un s’exprime à la télévision en faveur de la légalisation de l’euthanasie, de telles demandes surgissent dans les services. Ce phénomène est pour le moins étonnant, voire inquiétant. Le malade raisonne en effet de la façon suivante : « Vous voyez bien que ma vie ne vaut pas la peine d’être vécue puisque tout le monde le dit. » Il faudrait, dans la façon d’aborder ces problèmes, de la décence et de la discrétion, comme c’est le cas dans notre débat d’aujourd’hui. Or, il est beaucoup moins spectaculaire pour un certain type de médias de rendre compte du travail d’accompagnement effectué au jour le jour, dans l’ingratitude et le secret, que de parler de cette question de la mort qui assure à tout coup le succès d’un programme télévisé et qui permet de vendre fort cher des spots publicitaires.

Je suis certes sévère, voire un peu cruel. La conviction que j’affiche aujourd’hui n’a pas du tout été le fruit d’une décision préalable. Lorsque j’ai abordé ces questions il y a quelques années, je ne savais pas quelle serait ma position. Celle-ci s’est construite à partir des expériences que j’évoquais précédemment et qui ont nourri ma réflexion philosophique. A également contribué à affermir cette position, la formation que je donne à des personnels soignants. Peu à peu, ma position est devenue celle que je viens d’exposer.

Débat

M. le Président : Nous arrivons donc au terme de ces exposés. Je m’excuse auprès de l’assistance de ne pas avoir su imposer à chacun un juste temps de parole. Maintenant, je vais être plus strict, je vous invite à adresser à nos intervenants des questions courtes et précises et je demanderais également aux intervenants de répondre avec concision.

M. Jean Bardet : J’ai été passionné par les propos tenus par Marie de Hennezel, cela correspond tout à fait à ce que je pense. Elle a souligné que l’euthanasie « clandestine » est fréquemment liée au désarroi des familles et des soignants. Il est important d’insister sur ce point. Lorsqu’on leur fournit les explications et le soutien nécessaires, la plupart des grands malades ne demandent pas à être euthanasiés.

Monsieur Comte-Sponville, je suis désolé d’avoir à dire que j’ai été assez scandalisé par vos propos, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, vous avez le droit d’exprimer des idées qui sont tout aussi respectables que d’autres, mais vous n’avez pas le droit d’utiliser de faux arguments pour les étayer ! Vous nous affirmez que la loi n’est pas respectée, et vous en voulez pour preuve que 50 % des décès dans les services de réanimation surviennent suite à une euthanasie passive. Or, vous savez pertinemment que l’euthanasie passive ne peut être qualifiée véritablement d’euthanasie et que personne ne songe à condamner ce type de pratique. Vous n’avez donc pas le droit d’utiliser cet argument, qui me paraît tout à fait fallacieux.

Quand vous nous dites qu’il faudrait pratiquer l’euthanasie sous le prétexte que maintenir des personnes en vie coûte cher, je trouve cela scandaleux. Pourquoi ne pas réinstituer la pratique du cocotier que l’on secoue pour faire tomber les personnes malades ou âgées ?

M. le Président : Je vous invite à poser une question afin que nous puissions rétablir un débat serein !

M. Jean Bardet : Je ne peux pas laisser passer de tels propos ! Vous nous dites qu’il faudrait laisser mourir certains malades car en Afrique il y a des personnes qui meurent ! Certes, en Afrique des gens meurent de faim, mais je ne comprends pas la logique de votre propos. En Afrique, beaucoup de personnes n’ont même pas de vélo : vendez donc votre voiture pour acheter des vélos aux petits Africains !

Vous affirmez enfin que la loi n’est pas appliquée et qu’elle est donc mauvaise. Cependant, il y a la loi et il y a les juges : si quelqu’un n’applique pas la loi, les juges sont là pour faire la part des choses, comme l’a dit Monsieur Ricot à propos de la légitime défense.

M. le Président : Ceci ne constitue pas réellement une question, je vais cependant donner la parole à Monsieur Comte-Sponville, qui a été mis en cause.

M. André Comte-Sponville : Je répondrai brièvement. Je rappelle tout d’abord que mes propos s’appuient sur un article du journal « Le Monde » en date du 4 mars 2000, écrit par le professeur Lemaire, selon lequel 50 % des décès en service de réanimation surviennent après une euthanasie passive et 20 % après une euthanasie active, notamment à la suite d’une injection effectuée avec l’intention de provoquer la mort.

Ensuite, vous me faites dire le contraire de ce que je voulais dire. Je n’ai jamais dit qu’il fallait tuer qui que ce soit pour effectuer des économies, au contraire. J’ai dit qu’il ne fallait en aucun cas euthanasier quelqu’un pour des raisons financières. En revanche, je me suis demandé s’il était pertinent de prolonger la vie d’une personne qui demande l’euthanasie pendant six mois et ce, au prix d’importants sacrifices financiers. Il faudrait que la volonté de cette personne puisse être prise en compte, sous réserve qu’elle la formule expressément.

Par ailleurs, je n’ai pas dit que la loi est mauvaise uniquement parce qu’elle n’est pas respectée, toute loi est violée par définition. Cette loi est mauvaise parce qu’elle est violée au vu et au su de tout le monde, sans qu’il y ait aucune sanction.

Il y a dix ans, le professeur Schwartzenberg a, le premier, déclaré publiquement qu’il euthanasiait des malades et il n’y a eu aucune sanction. Le professeur était un républicain, il aurait accepté cette sanction. Or, la sanction du Conseil de l’Ordre des médecins a été annulée par le Conseil d’Etat. Cette situation est anormale.

Une loi qui est violée au vu et au su de tous sans qu’aucune sanction ou pratiquement aucune ne soit prononcée est, en effet, une mauvaise loi.

M. Jean Bardet : C’était de la provocation !

M. le Président : Ce débat est complexe et notre mission d’information a une tâche difficile à accomplir. Personnellement, aujourd’hui, je m’interroge. Les positions tranchées dans ce domaine sont impossibles à maintenir. Au stade où nous en sommes des travaux de notre mission – et probablement à un stade ultérieur – nous avons du mal à nous déterminer. Que le débat garde donc toute sa sérénité ! Respectons les idées des autres ! Si pendant le débat nous ne le faisons pas, comment pourrions-nous être respectueux des êtres humains, de leurs attitudes et de leurs avis sur ce problème fondamental de la vie qu’est la mort ? Rappelons-nous que nos actes sont le résultat de nombreuses motivations, conscientes ou pas.

J’ai exercé dans des services de réanimation, j’en ai dirigé certains. Je ne suis pas complètement sûr, même après avoir pris des décisions de façon collégiale, que la pression des critères de rentabilité économique, celle des familles et de l’ensemble du corps médical et des soignants n’ait aucune influence sur nos décisions. Il ne faut pas nier ces pressions. En la matière, il y a des décisions à prendre, elles sont toujours difficiles, souvent douloureuses. Il faudrait qu’elles soient encadrées et qu’elles ne soient pas prises à la va-vite.

M. Patrick Delnatte : Madame Marie de Hennezel a montré à quel point le terme euthanasie prête à confusion. Je constate que ce problème de définition se pose souvent au cours de nos débats. On voit bien que la signification de ce mot a évolué avec le temps et en fonction du contexte social. Qui doit définir ce concept ? Cela relève-t-il de la loi ou d’une sorte de consensus philosophique et de société ? Nous avons besoin d’une définition qui corresponde à la situation telle qu’elle est actuellement vécue.

Mme Françoise de Panafieu : Ma première question, au nom de mon collègue, le Professeur Fagniez, s’adresse à Madame de Hennezel. Dans le service de Monsieur Fagniez, les soins palliatifs sont pratiqués. Ils sont précieux car ils permettent, selon lui, d’éviter les demandes d’euthanasie. Il ne dispose toutefois pas de psychologue. Or, il croit beaucoup à ce que vous faites, comme nous tous. Lors de votre intervention, vous avez affirmé que vous souhaitiez que soient rédigées des règles de bonnes pratiques pour aider ceux qui n’ont pas accès à ce type d’accompagnement psychologique. Monsieur Fagniez aurait voulu savoir ce que recouvre cette expression « règles de bonnes pratiques ».

Ma seconde question s’adresse à Monsieur Comte-Sponville. Monsieur, vous avez parlé d’une manière brutale – il faut bien le reconnaître, mais vous étiez soumis à des impératifs de temps – de la notion du suicide. Vous avez résumé votre position par cette phrase : « Fichez-moi la paix, faites venir ma famille et qu’on n’en parle plus ».

Je lierai le problème du suicide à la phase ultime de la disparition qu’est l’incinération, dans la mesure où, dans les deux cas de figure, on en arrive à un traitement de la mort très individuel et beaucoup moins « sociétal ». Avez-vous le sentiment que la société, en s’orientant vers de telles pratiques, le suicide et l’incinération, s’individualise et s’atomise de plus en plus, alors que nous aurions besoin de temps d’accompagnement et de rites pour continuer à vivre en société, après la mort ?

Mme Marie de Hennezel : Dans mon rapport, j’ai préconisé la mise en place d’une conférence de consensus, rassemblant tous les professionnels de santé confrontés à la mort, c’est-à-dire non seulement les médecins de soins palliatifs, mais également les médecins urgentistes, les réanimateurs, les gériatres, les généralistes et les cancérologues. Toutes ces professions seront représentées et réfléchiront pendant deux jours à cinq questions qui leur sont posées sur l’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches. A l’issue de ces deux jours, au cours desquels interviendront des experts sur les différents thèmes abordés, un jury rédigera un texte de recommandations de bonnes pratiques.

Un tel document sur l’accompagnement n’existe pas actuellement. Un texte a été rédigé sous l’égide de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) sur la prise en charge de l’adulte en soins palliatifs mais il ne traite que de l’aspect symptomatique de la fin de vie et absolument pas de la question de l’accompagnement. C’est pourquoi j’ai demandé qu’il soit complété par un texte sur les modalités de l’accompagnement des personnes en fin de vie. Ce sont donc des professionnels de santé qui vont répondre à ces questions.

Je souhaite que ce document soit largement diffusé, voire fasse l’objet d’une campagne de communication, car je suis persuadée qu’il pourra servir de socle commun à tous les professionnels confrontés à des situations difficiles.

La conférence de consensus en question aura lieu à la mi-janvier et la conférence de presse au début du mois de février. Ce texte sera public.

A la question « Qui doit définir le terme euthanasie ? », je ne peux répondre avec certitude. Il y a la définition de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs. Le Parlement devrait-il intervenir ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, il est important que nous nous mettions tous d’accord sur la même définition.

Il est extrêmement grave de continuer à affirmer que les réanimateurs pratiquent l’euthanasie, même si Monsieur François Lemaire l’a affirmé. A ce propos, André Comte-Sponville n’a pas précisé que c’est Monsieur François Lemaire lui-même qui est à l’origine du texte de bonnes pratiques parmi les réanimateurs. Ce texte prévoit expressément que si l’on peut arrêter les soins ou le traitement, l’injection létale est interdite. Suivant ces recommandations de bonnes pratiques, tout réanimateur peut mettre fin à des traitements et arrêter l’obstination déraisonnable sans pour autant pratiquer l’euthanasie. Malheureusement, tous les réanimateurs ne connaissent pas ce texte. Notre tâche politique et médiatique est donc de le faire connaître. Si ces bonnes pratiques étaient davantage connues, l’argument selon lequel les réanimateurs pratiquent l’euthanasie ne pourrait pas être utilisé à l’appui de la demande d’une loi sur l’euthanasie.

M. le Président : Aujourd’hui, les réanimateurs sont les médecins qui pratiquent le moins l’euthanasie car ils ont déjà une grande expérience de ces problèmes et ont été confrontés à de grandes difficultés.

M André Comte-Sponville : J’ai respecté le temps qui m’était imparti. Dans la mesure où ce temps était très limité, je n’ai pas pu donner cette précision, Madame de Hennezel ne peut me le reprocher. Vous m’avez demandé de traiter quatre questions en dix minutes, soit 2,5 minutes par question. Je ne peux être que brutal en traitant le suicide en 2,5 minutes. Vous avez résumé mon propos en disant « Foutez-moi la paix ». C’est un résumé un peu court mais, après tout, il n’est pas si mal.

Je suis un libéral et un laïc, c’est pourquoi je considère que l’État ne doit pas me dicter l’usage que je dois faire de ma vie. Ce n’est pas de l’individualisme mais une simple exigence du respect des libertés individuelles. Nous n’allons quand même pas revenir dans un système totalitaire où l’État nous dirait si nous avons ou non le droit de mourir. J’ai utilisé l’expression « droit de mourir » au sens moral et non au sens juridique. S’agissant de la définition d’un droit au sens juridique, c’est au Parlement d’en décider.

Le suicide constitue-t-il une dérive vers l’individualisme, au même titre que l’incinération ? Pour répondre à cette question, il faudrait interroger un sociologue plutôt qu’un philosophe. Je vous dirais que la pensée du suicide, ainsi que l’exigence d’un droit philosophique et moral au suicide, sont à peu près aussi anciens que la civilisation. Que je sache, Montaigne, Épictète, Marc-Aurèle et Nietzsche ne sont pas des représentants des dérives de l’individualisme contemporain. Mieux vaut ne pas avoir une approche trop sociologique. Nous sommes confrontés à une véritable question philosophique : est-ce que l’individu peut et doit être maître de sa vie jusqu’à la mort, inclusivement ? Ma réponse de libéral et laïc est « oui ».

Mme Nadine Morano : Si Gaëtan Gorce et moi-même avons souhaité la constitution de cette mission sur la fin de vie, au-delà des clivages politiques, c’est parce que nous avions conscience des difficultés posées par ce problème pour la société et pour chaque individu, en conscience.

En entendant les propos des différents orateurs, je me suis aperçue à quel point certains pouvaient nous paraître excessifs.

Je ne suis pas d’accord avec la position exprimée par Monsieur Nicolas Aumonier. J’aurais davantage abondé dans le sens d’André Comte-Sponville. J’ai été cependant un peu choquée par les propos qu’il a tenus tout à l’heure sur la question du coût de la fin de vie, car, selon mon opinion, nous ne pouvons pas raisonner en termes d’argent lorsqu’il s’agit de la vie. En ce sens, la définition de l’objet de notre mission est importante : elle porte sur la fin de vie. Cela signifie que nous ne devons pas réfléchir uniquement à l’euthanasie, mais également à la volonté exprimée du patient et à la maîtrise de son corps.

Monsieur Aumonier, lorsqu’on vous écoute, on a l’impression que rien ne devrait évoluer sur ces matières. En cela, vos propos m’ont fait un peu peur. Notre société évolue. La contraception, l’interruption volontaire de grossesse, le prélèvement des organes sur les êtres vivants, l’assistance médicale à la procréation et la stérilisation à caractère non thérapeutique sont dorénavant autorisés. Cette dernière pratique n’est légalisée que depuis deux ans. Auparavant, une femme qui demandait la stérilisation ne pouvait pas le faire, sous prétexte qu’il s’agissait d’une atteinte à l’intégrité de son corps. Dorénavant, une femme âgée de 35 ans qui a trois enfants peut demander à son médecin une ligature des trompes. J’affirme que c’est tout de même à la femme de choisir de décider d’avoir ou non d’autres enfants.

Et nous aussi, membres de cette mission, nous évoluons dans nos convictions. Nous n’avons pas la tâche facile ! Ainsi, les positions ont changé s’agissant du « testament de vie ». Nous devons malgré tout faire le constat que la législation n’est plus adaptée. Il n’est pas légitime que le docteur Chaussoy se trouve dans une telle situation. Comment peut-on faire évoluer la législation ? Peut-être devons-nous instaurer un droit à l’exception dans les hôpitaux, et instituer des commissions au sein desquelles on pourrait, en accord avec la famille, décider d’arrêter un traitement ?

Si vous avez fait allusion à la souffrance physique, vous n’avez jamais parlé de la souffrance morale. Or, cette souffrance morale est très importante. Il est toujours possible de droguer des patients pour qu’ils ne réalisent pas ce qui se passe. Lorsque vous mettez un patient sous antidépresseurs, il arrête de pleurer, mais ce traitement ne fait que masquer sa souffrance morale. Lorsqu’un patient le demande, de quel droit lui dirions-nous « Vous n’avez pas le droit de choisir votre mort » ?

La société a-t-elle encore le droit d’évoluer ? Je vous rappelle le combat de Simone Veil sur l’interruption volontaire de grossesse …

M. le Président : Ce n’est pas le même problème.

Mme Nadine Morano : Il s’agit aussi du droit d’interrompre la vie.

M. le Président : Je souhaiterais préciser à Monsieur Ricot que je n’ai pas voulu effectuer de distinction entre laïcs et religieux. Je me sens aussi laïc et libéral. J’avoue que je ne sais pas ce que devraient être les propositions de notre mission. Vous ne devez pas opposer d’un côté, les laïcs libéraux et de l’autre, les conservateurs religieux. Il peut y avoir un débat, y compris entre les laïcs libéraux.

M. Nicolas Aumonier : Faut-il associer maîtrise et progrès ?

Je ne fais pas partie de ceux, comme vous le faites, Madame Morano, qui estiment que lorsque la loi et la morale ne coïncident plus, c’est la loi qu’il faut changer. Notre art de vivre ensemble est davantage fondé sur de la rationalité que sur le vent qui passe, sur les modes. Cela veut dire que c’est la réflexion qui enracine la loi.

Nous savons tous que certains progrès sont moralement positifs et d’autres progrès, pris au sens d’évolutions de la société, ne le sont pas nécessairement. Je dis « pas nécessairement », car ce sont des évolutions qu’il faut examiner et dont il faut évaluer sereinement les conséquences qui peuvent être très diverses, notamment en termes de souffrance sociale.

C’est par respect des personnes dont la situation résiste à toute mise en mots et aussi par rigueur philosophique, que j’ai essayé d’adopter la position difficile qui consiste à dire qu’il n’y a pas tant d’exceptions que cela ; ce n’est aucunement par rigorisme personnel. J’ai tenté de montrer que la justification rationnelle d’un droit à maîtriser sa mort ne me semblait pas exister.

Pour autant, le fait reste le fait et nous ne sommes pas dans une tyrannie, chacun fait ce qu’il veut. Maintenant, il me semble que faire une loi pour organiser tout cela de manière extraordinairement contraignante, ce serait faire une loi pour octroyer à quelques maîtres la liberté philosophique de boire la ciguë lorsqu’ils le veulent. Je parle du droit à mourir lorsqu’il n’y pas de souffrance. Quand il y a souffrance physique et morale, la problématique est différente et, à dessein, je ne l’ai pas traitée.

J’ai ainsi voulu prendre la question vraiment à la racine sans considération d’arguments de souffrance. Avons-nous la possibilité d’affirmer détenir la maîtrise philosophique de notre vie ? Il me semble que ce qui est le plus réel est que nous ne choisissons pas de naître homme ou femme. Vous pourriez très bien affirmer que la symétrie n’est pas obligatoire et que, si nous ne choisissons pas cette donnée de base, nous pouvons très bien choisir notre fin. Je me réclame moi aussi d’une pensée laïque. C’est pourquoi, il me semble qu’il n’y a pas de discontinuité entre l’absence de choix du sexe à la naissance et l’impossibilité philosophique de choisir sa mort. En réalité, mis à part quelques modalités, on ne choisit pas sa mort. Je ne crois pas que ces modalités, dont nous faisons tout un foin, modifient la donne. Je ne le crois pas quand j’entends tous les professionnels de santé qui estiment que les demandes d’euthanasie doivent être décodées. C’est en les entendant me dire, dans leur sagesse, qu’il n’y a pas de justifications philosophiques à ces demandes que j’essaie de faire mon travail de philosophe.

M. le Président : Je souhaiterais poser une question à Monsieur André Comte-Sponville. Les problèmes de terminologie relative à l’euthanasie continuent de polluer nos débats. Pour votre part, avez-vous l’impression qu’il existe une rupture, d’une part, entre les pratiques qui consistent à arrêter une machine ou à calmer la douleur, quitte à prendre le risque d’entraîner la mort du patient et, d’autre part, l’acte qui consiste à donner délibérément la mort, par injection de chlorure de potassium par exemple ? Les deux premières pratiques semblent à peu près admises, de manière consensuelle.

J’ai cru comprendre que ceux qui défendent qu’il y a rupture de continuité étaient plutôt contre l’euthanasie, – excusez-moi de ces propos quelque peu caricaturaux –, alors que ceux qui sont plutôt partisans de l’euthanasie estiment que ces pratiques sont hypocrites et clandestines et qu’en tout état de cause, au bout il y a toujours la mort, même si vous accompagnez le patient.

Estimez-vous qu’il existe un continuum dans toutes ces pratiques qui constitueraient à peu près toutes de l’euthanasie ou pensez-vous qu’il y a un seuil de rupture entre l’euthanasie passive et active ? Le concept d’euthanasie passive est difficile à caractériser et relèverait plutôt de l’abstention thérapeutique.

La loi du 4 mars 2002 laisse une large place à la décision du malade, qui peut refuser un traitement, le médecin devant toutefois tout mettre en œuvre pour le convaincre d’accepter les soins indispensables. Cependant, cette loi n’est pas bien entrée dans les mœurs et insuffisamment appliquée. Si elle l’était mieux, un champ de décision plus large serait laissé au malade, qui pourrait choisir sa mort par défaut, en toute lucidité. La mort arriverait au moment naturel, ni trop tôt, ni trop tard.

M. André Comte-Sponville : Aujourd’hui, il me semble que l’idée de rupture est à peu près acceptée par tout le monde. Ce qui pose donc problème, c’est l’euthanasie active. Il y a trente ans, alors que l’Église catholique se battait contre toutes les formes d’euthanasie, y compris l’euthanasie passive, on aurait plutôt parlé d’un continuum.

La perception de l’euthanasie dépend donc des points de vue, des individus et du moment. Aujourd’hui, seule l’euthanasie active, qui consiste à donner la mort à quelqu’un qui la demande expressément, constitue une rupture. Si quelqu’un ne la demande pas, c’est un assassinat, sous réserve de la délégation.

M. le Président : Il faut donc qu’il la demande expressément. A quel moment ? Dans un « testament de vie » ? Quid du changement de volonté ?

M. André Comte-Sponville : Certes, nous pouvons changer d’avis et vouloir modifier un « testament de vie ». C’est le propre de tout testament de pouvoir être modifié. Personne ne peut engager sa volonté indéfiniment. En revanche, si vous mourez avant d’avoir modifié votre testament, il sera appliqué tel quel, c’est un point de droit classique. Le « testament de vie » pose quelques problèmes, mais sans doute pas plus difficiles que les autres testaments. Pour ma part, j’estime, en tout état de cause, qu’il y a moins de risques à envisager de légiférer sur le « testament de vie » que de refuser de le faire. En effet, ce ne sont pas les sondages d’opinions qui doivent être pris en compte, mais l’infini sentiment de souffrance et de détresse, que les soins palliatifs ne peuvent supprimer.

Il serait de bon sens de faire une loi, quitte à le faire très progressivement. Attendons peut-être quelques années pour légiférer sur les délégations ou les « testaments de vie ». Commençons par le cas le plus simple, c’est-à-dire l’euthanasie expressément demandée par une personne en état de s’exprimer. Il est urgent de légiférer, au moins pour les cas les plus simples, afin d’autoriser l’euthanasie active expressément demandée par un malade qui est parfaitement maître de ses capacités mentales.

Dès que l’on aborde l’euthanasie involontaire, par exemple celle demandée par les parents pour leur enfant, cela pose plus de problèmes. En effet, l’euthanasie ne concerne pas que les vieillards et les cancéreux. Les médecins qui m’ont le plus et le mieux parlé d’euthanasie sont les pédiatres. Devant un nouveau-né dont vous savez qu’il sera à la fois sourd et aveugle, la question de l’euthanasie est véritablement posée. Prenez la mesure de ce que cela représente. C’est une question d’humanité. Ce débat laisse le champ ouvert à tous les désaccords philosophiques et moraux. Pour terminer, je voudrais dire que le Parlement n’a pas pour rôle de définir le bien ou le mal. Pour illustrer mon propos, je dirais que chacun sait que l’égoïsme est mal, pour autant, aucune loi en France ne l’interdit. L’avortement est-il moralement bon ou moralement mauvais ? C’est une question de conscience. La « loi Veil » n’affirme pas que l’avortement est moralement innocent mais dit simplement qu’il est autorisé dans certains délais.

Il ne s’agit pas de se mettre d’accord sur la question métaphysique posée par la mort ou sur la question morale posée par l’euthanasie. Il s’agit de se mettre d’accord sur un terrain juridique et politique. A ce point du débat, la question du libéralisme prend tout son sens : est-ce que l’État a le droit d’imposer une conception métaphysique aux citoyens, selon laquelle l’homme n’est pas le maître de sa vie ? La position de Monsieur Aumonier est tout à fait respectable philosophiquement. Pour autant, l’État a-t-il le droit de l’imposer ou au contraire d’imposer la mienne ?

La réponse est évidemment « non ». L’État est laïque, c’est pourquoi il doit laisser à chacun la maîtrise de sa vie et la liberté d’être plutôt d’accord avec les propos de Nicolas Aumonier ou avec ceux d’André Comte-Sponville.

M. le Président : Quand la mort approche, nous ressentons une légitime angoisse et sommes confrontés à la douleur physique et morale. Notre lucidité en est altérée. Je me permettrais d’ajouter que quand on est lucide et bien portant, on mène une réflexion sur la mort la plus lucide, en tout cas la plus détachée possible, mais on peut s’interroger sur la valeur d’une décision quand nous ne sommes pas en situation.

On bute sur un problème quasiment impossible à résoudre : lorsque je suis lucide et bien portant, je prends une décision qui ne vaudra qu’ultérieurement, mais lorsque je suis en situation, à l’approche de la mort, mon esprit peut être obscurci. Quelle est la véritable volonté du patient ? Une chose toutefois est claire : les patients refusent l’emprise médicale.

Pendant longtemps – et je l’ai vécu en tant que médecin – on culpabilisait le malade qui refusait des soins. Parfois même, on lui refusait le traitement qui lui aurait permis, à défaut d’être guéri, d’être soulagé.

Une évolution s’est faite au sein du corps médical, comme au sein de l’Eglise, d’ailleurs. Aujourd’hui, l’euthanasie dite passive est admise, à condition qu’elle soit encadrée, ainsi que l’idée selon laquelle le malade est libre de décider d’être soigné ou pas. La demande du malade qui ne souhaite plus être soigné, mais simplement soulagé, a fait également son chemin. Tout cela n’aboutit-il pas en fait à l’idée que chacun puisse choisir sa mort ?

M. André Comte-Sponville : Oui, et c’est la raison pour laquelle je suggérais de légiférer d’abord sur les cas de ce genre qui sont les plus simples et de laisser du temps au temps, s’agissant des délégations et des « testaments de vie » qui posent plus de problèmes. Lorsque le patient malade est en état de s’exprimer, je ne vois pas au nom de quoi nous refuserions de prendre en compte sa volonté de citoyen libre, dans un Etat libre.

M. Jean-Marc Nesme : Monsieur Comte-Sponville, je voudrais vous dire que vous me faites peur. En voulant systématiser l’idée de l’euthanasie, vous allez faire rentrer notre pays et notre société dans une culture de mort.

Aujourd’hui, vous êtes bien portant, – du moins je vous le souhaite –, et vous raisonnez comme tel. Vous ne pouvez donc pas raisonner comme si vous étiez au bord de la mort. La thèse que vous défendez aujourd’hui ne sera pas forcément celle que vous défendrez lorsque vous serez au moment du passage !

Vouloir systématiser votre analyse et la mettre en oeuvre au niveau de l’État me paraît excessivement dangereux. Si l’on fait un retour en arrière historique, par exemple sur le continent européen, on voit que l’on a pu tout justifier, ainsi en 1940. C’est pourquoi, je me permets de vous dire que votre analyse me fait peur.

Si le législateur a encore un rôle à jouer, c’est celui de protéger la société contre ses propres dérives. Il y va de l’honneur du législateur. J’espère bien que notre mission, à travers ses propositions, nous permettra d’éviter les dérives que je pressens au travers de votre analyse.

M. André Comte-Sponville : Cher Monsieur, je vais essayer de vous rassurer très brièvement. Je suis surpris que vous me reprochiez de vouloir systématiser quoi que ce soit. Il n’est pas question de systématiser l’euthanasie. Heureusement, personne n’a cette idée folle. Actuellement, c’est la loi qui est systématique puisqu’elle interdit toute euthanasie. Je propose une loi qui laisse la liberté – sous contrôle – aux individus de demander la mort dans certaines circonstances. Il s’agit d’accepter qu’il y ait des cas particuliers, des exceptions, comme le préconise le Conseil consultatif national d’éthique.

Sur le point abordé par Monsieur le Président, vous avez évidemment raison lorsque vous affirmez que la volonté peut changer. C’est la raison pour laquelle je suggère, plutôt que de prévoir dès maintenant des « testaments de vie » et des délégations, qui sont des procédures lourdes et compliquées sur lesquelles nous manquons de recul, y compris dans les pays étrangers, de commencer par le plus simple : prendre en compte la volonté actuelle d’un patient incurable qui demande expressément de mourir.

Je ne veux donc pas engager quelque volonté que ce soit, encore moins systématiser l’euthanasie, ce qui serait profondément absurde. Je demande que la loi respecte davantage la singularité des cas particuliers et la liberté individuelle.

M. le Président : La situation que vous évoquez est celle d’un malade en fin de vie.

M. André Comte-Sponville : Effectivement. Le problème d’une personne en bonne santé demandant à mourir est tout autre : il s’agit alors d’un suicide. Cela relève d’une réflexion philosophique. Le Parlement n’a pas à se prononcer sur le suicide, puisqu’un État laïque n’a pas à donner d’avis sur la question.

En vérité, la question se pose essentiellement pour les malades en fin de vie, souffrant d’une maladie incurable ou lourdement handicapés, des malades qui sont dans une grande détresse psychique, qui ne peuvent être guéris par la médecine et qui demandent qu’un médecin ou un membre de leur famille les aident à mourir.

Ce cas est le plus simple et fait – me semble-t-il – l’objet d’un large consensus parmi les Français et même au sein de la communauté intellectuelle.

M. le Président : Si vous employez l’expression « aide à mourir », vous emporterez sans doute un large consensus. Même Madame de Hennezel pourrait être d’accord.

M. André Comte-Sponville : Je fais allusion à une aide active, et non seulement à un accompagnement jusqu’à la mort. Cela dit, c’est votre travail de législateur et non le mien que de prendre cette décision. Je vous remercie.

M. le Président : Nous nous réjouissons que vous soyez venu. Nous accomplirons notre travail, même s’il est difficile.

J’invite les intervenants à aborder, en guise de conclusion, le thème qu’ils souhaitent, en deux minutes.

Mme Marie de Hennezel : Monsieur André Comte-Sponville donne l’impression qu’il y a des situations simples mais il n’a pas l’expérience du terrain. Si vous interrogez les acteurs de terrain, vous vous apercevrez qu’aucune situation n’est simple, même celle dans laquelle un malade demande clairement la mort. Croyez en l’expérience que j’ai accumulée pendant dix ans. Tout cela est extrêmement complexe.

Je voudrais insister sur la différence qui n’a pas été suffisamment mise en relief entre « permettre la mort » et « donner la mort ». Il existe effectivement un large consensus sur la notion de « permettre la mort », c’est-à-dire sur le non-acharnement thérapeutique et l’utilisation de tous les moyens nécessaires pour soulager le patient, même au risque d’abréger sa vie.

En revanche, « donner la mort » est un geste symbolique qui pèse sur ceux qui l’accomplissent. Et c’est la raison pour laquelle ce n’est pas si simple. J’ai entendu là aussi les témoignages de médecins et d’infirmières qui avaient donné la mort. Cet acte pèse lourd sur leur conscience. Ils en font des cauchemars. On ne le dit pas assez.

Débattre de la liberté de chacun de demander qu’on lui donne la mort est une chose et il faut s’interroger sur ce que l’on demande à l’autre. Banaliser cet acte en est une autre. Même les réanimateurs qui ont effectué des injections létales dans la foulée d’arrêts de traitements disent à quel point ce geste pèse sur eux. C’est la même chose pour le refus de soins, que nous serons contraints d’appliquer de par la loi : ainsi, lorsqu’un malade atteint de sclérose latérale amyotrophique demande l’arrêt de la ventilation, nous savons très bien que cela va entraîner sa mort. Ce geste entre dans le cadre du refus de soins prévu par la loi du 4 mars 2002.

Débrancher la ventilation et dispenser des sédatifs importants pour éviter la souffrance du patient n’est pas facile à faire. Bien sûr, c’est moins difficile à effectuer que de faire une injection létale à une personne qui n’est pas lucide.

Il faut donc se poser la question de la responsabilité que l’on va faire peser sur les médecins et les soignants, si une loi les autorise à donner la mort. Je ne sais pas comment vous résoudrez ce problème mais vous ne pourrez pas, en tout état de cause, faire l’économie de cette interrogation.

M. le Président : Non seulement cela pèse sur ceux qui le font, mais cela peut les détruire.

M. Sadek Béloucif : Pour faire court, j’aborderai en conclusion trois éléments : la foi, la loi et l’humain.

S’agissant de la foi, il a été dit qu’il y a trente ans, l’Église condamnait l’euthanasie passive. C’est faux, en 1957, le pape avait déjà souligné la différence entre les traitements ordinaires et extraordinaires. Il avait admis à ce moment qu’on pouvait très bien arrêter des thérapies pour soulager la souffrance d’un mourant. Toutes les religions du livre – judaïsme, islam – se reconnaissent dans cette position. Il est donc historiquement faux de dire qu’il y a une évolution de l’Église par rapport à une position rétrograde.

Quant à la loi, le Parlement n’a pas pour rôle de dire le bien ou le mal. Pour ma part, j’estime que la législation actuelle est bien adaptée. Le rôle du droit n’est pas d’interdire, mais de sanctionner. Un parallèle malencontreux a été fait avec la loi de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse. Ce n’est pas parce qu’un acte est légal que tout problème moral est balayé d’un geste de la main.

Quand on évoque l’humain, on constate que les points qui nous réunissent sont bien plus nombreux que ceux qui nous distinguent. Je voudrais rappeler deux points évoqués au cours du débat.

Le premier a trait à la perte du rite à l’hôpital. C’est vrai que l’on a besoin de ces rites sociaux, qui facilitent le passage vers l’inconnu.

Le second souligne l’importance que doit revêtir l’implication du personnel soignant médical et paramédical face à ces douloureuses questions.

La question principale n’est donc pas « Comment donner la mort ? » mais « Comment accompagner dans la dignité la personne qui ne veut plus vivre ? ».

J’ai eu la chance ou la malchance de pouvoir soigner Jean-Dominique Bauby, le patient qui a écrit Le Scaphandre et le Papillon, qui était dans le même état neurologique que Vincent Humbert. L’un a choisi de s’accrocher à la vie, l’autre a dit qu’il ne le voulait plus.

En conclusion, je citerai une phrase de France Quéré, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique : « Ce n’est pas la dignité qui fonde la vie humaine, c’est la vie humaine qui fonde la dignité ».

Je vous remercie.

M. Jacques Ricot : Je tiens à dire qu’à mes yeux, les positions d’André Comte-Sponville ne sont pas scandaleuses, elles sont légitimes dans le cadre de l’échange philosophique et du débat démocratique. Ces positions, qui ne sont pas les miennes, font le trait d’union entre des positions libérales, libertaires et aristocratiques clairement affichées.

La difficulté de notre débat – mais nous ne le poursuivrons pas ici – réside dans la définition de la liberté sur le plan philosophique. Est-ce seulement la libre disposition de soi-même, comme le suggère Madame Nadine Morano dans ses propos ? C’est plus compliqué. Pour ma part, je n’irais pas si vite en besogne. Cela ne répond pas aux questions posées par la prostitution, le dopage ou la toxicomanie, par exemple. Nous ne faisons pas ce que nous voulons de notre corps.

Lorsque je militais en faveur de la « loi Veil » en 1975, en compagnie de mon épouse, je ne militais pas pour le droit des femmes à disposer de leur corps – ce n’est qu’un slogan –, mais pour que l’on fasse droit à leur détresse.

Monsieur André Comte-Sponville a tout de même fait un contresens historique. J’ai lu une thèse américaine qui montre que, depuis quatre siècles, les moralistes européens, pour l’essentiel des religieux, ont parfaitement admis ce que nous appelons l’euthanasie passive. L’emploi dans ces situations du terme euthanasie est illégitime. Si nous laissions de côté, une bonne fois pour toutes, ce concept qui pollue le débat, nous n’aurions pas perdu notre temps au cours de cette séance. Dans les années 40 et 50, une médecine de la performance s’est développée à outrance. C’est un pape, Pie XII, qui a usé de l’influence dont il disposait pour mettre un coup d’arrêt à des pratiques de réanimation scandaleuses.

Même si dans une enceinte comme la nôtre, il est très dangereux de se mettre à parler d’une affaire particulière, je souhaiterais parler du docteur Chaussoy. J’espère que personne ne lui jettera la pierre car, dans la situation où il se trouvait, il a fait ce qu’il a pu.

J’ai lu les deux communiqués de la société dont le docteur Sadek Béloucif fait partie.

M. Sadek Béloucif : Non, je n’en fais pas partie. Il existe en fait deux sociétés de réanimateurs en France, la Société de réanimation de langue française, qui a fait publier un texte et la Société française d’anesthésie-réanimation, qui n’est pas d’accord avec ce texte.

M. Jacques Ricot : Le docteur Chaussoy, qui, dans un premier temps, a paru effectuer un geste de non-obstination thérapeutique, a dû concéder qu’il n’avait pas vraiment suivi les recommandations de bonnes pratiques et avait, semble-t-il, injecté un produit létal alors que ce geste ne s’imposait pas.

Le geste de donner la mort n’est pas éthiquement et juridiquement le même. La thèse selon laquelle un effet prévu n’est pas un effet voulu, mais accepté, doit continuer à nous servir de boussole et de guide.

Je vais m’en tenir là, parce que l’absence d’André Comte-Sponville m’interdit d’aller plus loin. La courtoisie voudrait qu’il puisse répondre à mes interpellations. Je vous renvoie au texte que je vous ai transmis et où j’exprime plus longuement ma position.

M. Nicolas Aumonier : Moi qui suis plus habitué au travail philosophique qu’aux plateaux de télévision, j’estime qu’une conviction n’est pas la même chose qu’un travail rationnel. Nous devons ici nous efforcer de débattre sur des arguments rationnels et donc effectuer un véritable travail de fond, sans nous contenter de faire l’addition du fait accompli et du simple existant.

La position de prétendu bon sens qui vient d’être développée par notre ami et collègue, André Comte-Sponville, ne tient pas. Quelle consistance octroyer au respect d’une pulsion de mort ? Que signifie un désir de mort, même réaffirmé, même lucide ? Nous savons, et les praticiens le savent, qu’il existe une différence radicale entre la personne qui promet n’importe quoi et la personne qui meurt.

Je ne serais pas heureux de vivre dans un pays dans lequel la représentation nationale aurait enfermé les personnes les plus faibles, mourantes et parfois abandonnées de tous, dans la prison de leur demande de mort. Cette liberté de demander la mort est toujours assujettie à la vie et est toujours le prédicat d’une vie. Satisfaire cette demande de mort en la prenant au pied de la lettre, c’est commettre les absurdités logiques que nous connaissons bien. En ce sens, « permettre la mort » doit toujours être différent de « donner la mort ».

M. le Président : Je vous remercie. Ce débat était d’un très haut niveau. Le travail dans lequel la mission s’est engagée est un travail de fond. Les membres de notre mission sont habités par le doute. Nous savons que pour toucher à la loi, il faut le faire d’une main tremblante : cela vaut encore plus dans ces domaines où il faudra faire preuve d’une extrême prudence.

Audition de M. Edouard Couty,
Directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins
du Ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées


(Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons M. Edouard Couty, Directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins au ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées. Notre mission a auditionné dans un premier temps des sociologues, des philosophes, des historiens et des représentants des diverses religions et des loges maçonniques. Nous vous recevons dans le cadre de la deuxième phase de nos auditions, relative aux professionnels de santé. Nous souhaiterions notamment savoir si les pratiques médicales concernant la fin de vie sont homogènes sur l’ensemble du territoire ou si, au contraire, existent des inégalités, notamment dans l’accès aux soins palliatifs ou dans les possibilités offertes aux médecins de travailler de manière collégiale à l’aide de protocoles. Aujourd’hui, dans notre pays, la mort survient dans la plupart des cas à l’hôpital et le plus souvent, en service de réanimation. Les services hospitaliers ne peuvent donc pas négliger cet aspect.

Lors d’un débat organisé par la mission, les propos du philosophe André Comte-Sponville nous ont inquiétés. Nous invitant à nous interroger sur le coût des malades en fin de vie, il nous a incités à voir dans l’expression de la volonté de ceux qui veulent partir, un respect de la liberté individuelle et une économie financière non négligeable. Nous savons que certains hôpitaux manquent de lits ; dès lors, la volonté de libérer des lits n’est-elle pas parfois un des paramètres de la décision d’arrêter un traitement ou une réanimation ou de procéder à des euthanasies que l’on qualifie abusivement d’actives ?

M. Edouard Couty : Monsieur le président, mesdames, messieurs les Députés, je ne placerai pas mon propos sur le plan philosophique. Je le circonscrirai au cadre de mes responsabilités, qui s’étendent à l’hospitalisation et à l’organisation des soins. La Direction que j’ai l’honneur de diriger au sein du ministère de la santé s’occupe du fonctionnement et du financement des établissements de soins, publics et privés, et de la structuration de l’offre de soins sur le territoire.

J’aurais aimé entendre personnellement les propos de M. André Comte-Sponville sur la dimension économique des pratiques de libération des lits. Je voudrais dire de manière ferme et radicale que nos actions en matière de structuration de l’offre de soins, d’organisation sanitaire et d’accès aux soins palliatifs n’ont jamais été guidées par un tel souci. Ce sont des propos que j’ai du mal à entendre. Aucun des ministres avec lesquels j’ai pu travailler n’a donné de directive dans ce sens.

La notion de soins palliatifs a été institutionnalisée dans le paysage hospitalier par la loi du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière qui précisait que la mission des établissements de soins s’étendait aux soins curatifs et palliatifs. C’est la première fois qu’apparaissait, dans le code de la santé publique, le souci de prendre en charge, sur ce mode là, les malades en fin de vie.

Aujourd’hui, 80 % des décès surviennent en établissement de soins, le plus souvent à l’hôpital public. A partir de la fin des années 90, des plans s’inspirant d’expériences de professionnels portées par le milieu associatif, ont été élaborés au niveau ministériel. Leur but était de mieux prendre en charge la douleur et les soins palliatifs, deux dimensions qui, quelque peu oubliées dans le monde hospitalier, ont fait l’objet de débats, notamment au Parlement.

Ces deux notions sont proches : on peut difficilement administrer des soins palliatifs sans prendre en compte la dimension de la douleur mais je me contenterai d’aborder la question des soins palliatifs.

Nous avons mis en place, suivant les indications du ministre de l’époque, Monsieur Bernard Kouchner, un plan pluriannuel. S’étendant sur la période allant de 2002 à 2005, il vise à assurer une bonne prise en charge progressive des soins palliatifs dans les établissements hospitaliers et il prévoit la mise en place d’évaluations périodiques et d’actions pluriannuelles. Ce plan a été élaboré sur la base des expériences réalisées et de comparaisons internationales. Il repose sur un maillage du territoire en unités de soins palliatifs, composées de professionnels ayant reçu une formation spécifique. Ce maillage s’appuie sur des établissements de référence chargés de former les équipes.

Le plan pluriannuel prévoit en outre :

– d’identifier dans les établissements, des lits dans tous les services concernés par les soins palliatifs : réanimation, oncologie ou autres spécialités médicales ou chirurgicales ;

– de développer des équipes mobiles de soins palliatifs qui se déplacent dans les établissements de soins afin de former l’ensemble des personnels et d’aider à la prise en charge des malades nécessitant des soins palliatifs ;

– de coordonner les programmes de lutte contre la douleur avec ceux de prise en charge des soins palliatifs ;

– de constituer des outils de mesure et d’évaluation, ce qui permettra d’intégrer l’activité de soins palliatifs dans notre système de mesures de l’activité des établissements afin de la prendre en compte à part entière ;

– de préconiser une démarche de bonnes pratiques, soit une démarche obéissant aux recommandations de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) ;

– de confier à l’ANAES une étude sur les bonnes pratiques dans le domaine des soins palliatifs.

– de reconnaître enfin le rôle important des associations dans ce dispositif.

A la fin de l’année dernière s’est tenu un colloque dont je tiens les actes à votre disposition, qui a établi un premier bilan chiffré de l’application du plan. Ce colloque a également dressé l’état des travaux réalisés par les groupes qui, associant les bénévoles, les associations et les professionnels, ont été mis en place dans les établissements pour suivre les différentes mesures prévues par le plan.

Les éléments chiffrés de ce bilan de mi-étape montrent que le processus est aujourd’hui bien engagé mais que de fortes disparités et des inégalités subsistent au niveau de la région, du département ou des établissements. Toutefois, la montée en charge est progressive : début 2003 - ces résultats doivent être mis à jour - nous disposions de 291 équipes mobiles, de 91 unités de soins et de 320 lits identifiés. Par ailleurs, entre 2002 (première année d’application du plan) et la fin de l’année 2003, nous sommes passés de 1 117 à 2 342 équivalents temps plein de professionnels travaillant dans ce champ d’activité.

A l’issue de cette journée de bilan d’étape et de relance du plan, les intervenants ont conclu à la nécessité de poursuivre l’effort et plus particulièrement l’effort financier, par l’allocation de dotations spécifiques pour obtenir des personnels et pour financer la formation des professionnels. Ils ont en outre souligné l’importance de la poursuite de l’identification des lits et du développement du réseau ville-hôpital avec l’aide des associations.

Le plan a institué un comité de suivi composé de professionnels et présidé par le docteur Delbecque. Ce comité a constitué plusieurs groupes de travail sur des sujets spécifiques : formation des professionnels, réseau ville-hôpital, animation des équipes mobiles et préconisations générales en matière de soins palliatifs.

Ce plan a l’ambition d’inscrire sur l’ensemble du territoire une dynamique d’ouverture de l’hôpital sur la ville et donc de suivi du malade à domicile. La prise en charge des soins palliatifs dans l’hospitalisation à domicile et dans les services de soins infirmiers à domicile, est très importante et des efforts sont à faire dans ce domaine. Certaines mesures ont été prises très récemment à cet égard. Le plan confirme par ailleurs la montée en charge progressive par la pérennisation des financements, notamment les dotations en postes de praticiens hospitaliers et d’autres personnels formés à ces pratiques. Enfin, il vise à l’élaboration et à la diffusion des bonnes pratiques cliniques dans ce domaine, sous l’égide de l’ANAES.

M. le Président : Si je comprends bien vos propos, nous nous trouvons actuellement en phase de généralisation du système grâce à la réactivation des réseaux ville-hôpital, à l’harmonisation sur l’ensemble du territoire de services référents permettant de former les médecins et au déblocage de postes.

J’ai plusieurs questions à vous poser.

Tout d’abord, nous souhaiterions savoir à quelle étape de cette généralisation nous nous trouvons et à quelle date, au rythme actuel, nous pouvons espérer atteindre une situation équitable sur l’ensemble du territoire.

Par ailleurs, est-il envisagé de modifier le codage des actes de soins palliatifs, qui sont aujourd’hui quelque peu dévalorisés, ce qui risque de pénaliser à terme l’activité palliative par rapport aux activités mieux codées et donc mieux rémunérées ?

Enfin, j’ai bien compris qu’aucun responsable n’avait jamais donné comme consigne ni même insinué que la pratique euthanasique, directe ou indirecte, pouvait être une solution à la gestion des lits. Néanmoins, cette dernière doit parfois se faire dans une situation de flux tendus. Avez-vous connaissance de situations difficiles pouvant conduire le personnel à pratiquer des procédures ne rentrant pas dans le champ des codifications actuelles ?

Mme Catherine Génisson : La dernière question posée par M. le Président est très importante, car ces pratiques existent. Quelle en est votre perception ?

Sous quelle forme se mettent en place les soins palliatifs à l’hôpital : services de soins palliatifs ou lits dans des services existants ?

M. Edouard Couty : Nous nous trouvons aujourd’hui à mi-chemin de l’application du plan 2002-2005. Les comparaisons européennes (Espagne, Italie, Belgique et Allemagne) et internationales (Québec) montrent que la France se trouve dans une situation comparable à celle de ses voisins, ce dont nous ne pouvons d’ailleurs pas nous satisfaire, tout comme les pays concernés. En effet, lors du colloque que nous avons organisé en 2002, divers intervenants étrangers nous ont dit qu’ils se trouvaient eux aussi, dans une situation de prise de conscience assez récente qui les conduisait à mettre en place des dispositifs semblables à ceux adoptés par la France : équipes mobiles, lits identifiés, services, réseau ville-hôpital.

Un maillage complet du territoire sera atteint à la fin du plan, en termes d’équipes mobiles et de lits identifiés. Je ne peux pas me prononcer sur le fait de savoir si ce maillage sera satisfaisant par rapport aux besoins. Je pense que ce ne sera jamais le cas et que nous nous trouverons toujours en deçà mais en 2005, si l’exécution du plan se poursuit au rythme prévu, l’ensemble du territoire sera bien desservi, à la différence d’aujourd’hui, où certaines zones du territoire ne sont pas ou très mal pourvues. Vous le constaterez sur les cartes que je tiens à votre disposition.

S’agissant du codage des actes, vous savez que le système de financement des établissements de soins est en cours de réforme. Ainsi, les hôpitaux publics ne pratiqueront plus le budget global et passeront à la tarification à l’activité qui tiendra compte de manière plus précise des activités réalisées. On voit bien l’importance de la codification et de la mesure de l’activité, puisque c’est elle qui déclenchera la rémunération et qui déterminera donc les ressources de l’hôpital. Dans cet esprit de réforme, la question de la tarification de l’activité de soins palliatifs est posée. La Mission technique chargée de la mise en œuvre de la tarification de l’activité réalise actuellement des simulations qui ouvrent la perspective d’une révision du codage, pour permettre une meilleure reconnaissance et une meilleure prise en compte de la charge de travail des soins palliatifs, dans la mesure où l’on considère que cette activité doit être prise en charge au même titre que les autres activités cliniques. Notre approche est pragmatique et nous serons sans doute amenés à réviser régulièrement les modes de codage et de tarification des activités.

Vous m’avez demandé, monsieur le président, si j’ai connaissance de situations tendues dans lesquelles les personnels sont amenés à pratiquer des euthanasies pour libérer des lits. J’ai connaissance de situations tendues, mais pas au point que des euthanasies aient été pratiquées dans ce but, de façon délibérée et systématique. Ces situations tendues se traduisent par des difficultés à trouver des lits dans certaines régions, notamment en réanimation. J’en veux pour preuve la situation qu’ont dû affronter certains établissements à Paris et en Ile-de-France, qui manquaient de lits de réanimation néonatale pour les nourrissons atteints de bronchiolite. Face à de telles situations, des solutions ont toujours été trouvées : rappel de personnel, réouverture de lits ou affectation différenciée de lits. Je peux en témoigner au titre de mon expérience de six ans à la Direction de l’hospitalisation. Ces périodes de tension forte ou de crise sont généralement de courte durée et sont cantonnées à une ou deux régions.

Aujourd’hui, les soins palliatifs se mettent en place, à la fois sous la forme de services spécifiques et de lits identifiés dans des services existants. Les cartes que je tiens à votre disposition vous le montrent. Nous n’avons pas donné de directives contraignantes mais nous considérons que les services spécifiques sont nécessairement des services référents, c’est-à-dire qu’ils ont vocation à assurer, au-delà de la prise en charge des soins palliatifs, la formation et la recherche. Quant aux lits identifiés, des personnels formés et éventuellement dédiés à ce type d’activité leur sont affectés. Les deux formules existent, mais la tendance est plus à l’augmentation du nombre de lits identifiés dans les services qu’à celle du nombre de services.

Il a été demandé aux agences régionales de l’hospitalisation (ARH) d’élaborer un volet spécifique aux soins palliatifs dans les schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS). Ce volet commence à être bien identifié dans l’ensemble des régions et il sera systématisé dans le cadre des SROS de troisième génération. Ceux-ci couvriront la période allant de la fin de l’année 2004 à 2009.

M. le Président : Nous avons entendu des réanimateurs qui nous ont expliqué que dans de nombreux services avaient été mis en place des protocoles de décision collégiale sur des critères bien définis, exigeant notamment une concertation avec la famille ou avec la personne référente, pour toute décision d’arrêt de soins entraînant le décès du patient. Avez-vous le sentiment que ces protocoles sont appliqués de manière disparate sur le territoire ?

Que pouvez-vous nous dire de l’activité des Comités d’éthique locaux ? Est-il prévu de les saisir des problèmes posés par la fin de vie ?

M. Edouard Couty : Il m’est difficile de répondre à votre première question, car je ne dispose pas dans ma Direction (et je pense que c’est aussi le cas de la Direction générale de la santé) de moyens d’évaluer de façon exhaustive et systématique, les pratiques des services. Personnellement, j’ai le sentiment que certaines équipes sont plus sensibles à ces questions et ont donc des pratiques plus rigoureuses dans l’élaboration et dans l’application de ces protocoles.

Des recommandations générales ont été faites, outre les obligations résultant de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, quant à l’information des familles et à la reconnaissance de l’expression de la volonté du malade. Ces textes ne comportent toutefois aucune disposition spécifique à la fin de vie et les pratiques sont donc diverses.

Les mesures périphériques prises dans le cadre des plans « douleur » et « soins palliatifs » et celles récemment prises par le ministre touchent deux aspects sur lesquels je souhaite dire un mot.

En 2001, une unité expérimentale d’éthique clinique a été mise en place, sur un modèle américain, à l’hôpital Cochin. Cette unité est dirigée par un médecin, le docteur Fournier, qui a suivi une formation spécifique à Chicago. Sa mission est de donner des conseils de pratiques cliniques aux praticiens se trouvant face à des choix difficiles. Il est encore prématuré d’en faire le bilan, mais sa responsable pourra vous faire part de l’enseignement qu’elle tire du fonctionnement de cette unité, trois ans après sa création.

Le ministre a par ailleurs récemment mis en place un groupe de travail présidé par M. Alain Cordier et chargé de mener une réflexion sur la dimension éthique hospitalière. Ce groupe s’est notamment penché sur la nécessité de prendre en compte, à la fois dans le cursus d’enseignement et dans les pratiques hospitalières, la dimension éthique. Un rapport, rendu très récemment, contient des propositions concernant les adaptations nécessaires de la formation des professionnels, médicaux et paramédicaux. Quant à la diffusion des pratiques éthiques, il propose de relancer sur cet axe les Comités d’éthique locaux qui sont le plus souvent cantonnés à la mise en œuvre des dispositions législatives et réglementaires sur les essais thérapeutiques.

Je tiens à votre disposition le rapport du groupe de travail présidé par M. Cordier mais je n’ai pas de document d’évaluation du travail de l’unité d’éthique clinique de l’hôpital Cochin.

M. Michel Piron : Vous avez évoqué l’arrêt des soins. Cette pratique, que l’on peut désigner de différentes manières, fait l’objet de recommandations, mais d’aucune réglementation précise. La réglementation a l’avantage de réduire la disparité des pratiques mais diminue le pouvoir d’appréciation. Pensez-vous, au titre de votre expérience et pas seulement de votre fonction, qu’il est souhaitable de passer de la recommandation à la réglementation ?

M. Edouard Couty : Je vous répondrai sur le plan personnel, plutôt que sur le plan professionnel. S’il fallait adopter une réglementation en ce domaine, elle se ferait certainement au niveau législatif. Faut-il légiférer ? C’est une question très difficile. Il me semble qu’il faut prendre en compte deux dimensions : celle de la déontologie professionnelle et de la responsabilité et celle, qui est sans doute aujourd’hui insuffisamment prise en compte, du respect de la volonté clairement exprimée de la personne concernée. Il faut en outre décider si la décision doit relever de la responsabilité d’une seule personne ou si elle doit être partagée après délibération. Il faut enfin s’assurer que la personne concernée est en état d’exprimer sa volonté. Ces problèmes sont très complexes et ne pourront pas être réglés par une disposition législative simple. Seul un ensemble de dispositions le permettrait, à condition que les pratiques déontologiques des professionnels concernés évoluent ainsi que la prise en compte de la volonté du malade.

Audition du Docteur Pierre Saltel, responsable de l’Unité de psychologie médicale du Centre Léon Bérard de Lyon et Secrétaire de la Société française de psycho-oncologie


(Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons le Docteur Pierre Saltel, qui a été interne des hôpitaux psychiatriques à Lyon en 1975, puis praticien hospitalier depuis 1981. Il est actuellement responsable de l’unité de psychologie médicale au centre Léon Bérard à Lyon, poste qu’il occupe depuis 1992. L’expérience professionnelle du Docteur Saltel est celle d’un psychiatre exerçant au sein d’un service d’oncologie. Il nous apportera donc une vision du psychisme des malades du cancer hospitalisés qui se trouvent souvent, par définition, en fin de vie.

Notre mission d’information poursuit actuellement ses auditions à caractère médical. Nous nous intéressons tout particulièrement à la question de l’interprétation des demandes de mort des patients se trouvant dans un état désespéré. Comment prendre en charge et en compte ces demandes ?

M. Pierre Saltel : Je ne suis pas certain d’apporter des réponses claires à des questions aussi difficiles. Mon propos sera axé sur les réponses que nous, médecins, essayons de mettre en place sur le terrain pour éviter que les patients se retrouvent dans un état de désespoir et d’abandon extrême.

Comme vous l’avez dit, j’exerce comme psychiatre à temps plein dans un centre anti-cancéreux où j’anime une équipe de psycho-oncologie ou de psychologie médicale, comme on pouvait l’appeler autrefois. Nous sommes quelques-uns en France à pratiquer cette discipline. Je suis également le secrétaire de la Société française de psycho-oncologie. Mon champ d’investigation est donc celui de la cancérologie.

Je n’aborderai ni les problèmes spécifiques aux cancers d’enfants et aux demandes euthanasiques que font parfois les familles dans ces cas, ni ceux des cancers des personnes âgées, dans la mesure où la proportion de patients âgés dans les centres anti-cancéreux est moindre, du fait que les soins qui y sont dispensés sont des soins actifs. J’ai donc mené ma réflexion sur le cas d’adultes plutôt jeunes atteints de maladies cancéreuses.

Les soins palliatifs ont beaucoup évolué en France depuis une dizaine d’années, grâce aux lois et aux moyens qui y ont été consacrés. Le moment est venu de se demander ce qu’il faut faire et quelles sont les directions à prendre pour que la majorité des patients aient accès à des soins palliatifs de qualité. Mais il faut aussi se rappeler quel a été le point de départ de ces soins.

La génération de médecins à laquelle j’appartiens a été, tout d’abord, marquée par les travaux d’une psychiatre américaine, Elisabeth Kübler-Ross, qui a écrit un des premiers livres consacrés aux besoins psychologiques des personnes en fin de vie. Ce livre a contribué à lever le tabou de la mort et a eu une grande influence sur les professionnels soignants du monde entier.

Par ailleurs, à peu près à la même époque, c’est-à-dire à la fin des années 70 et au début des années 80, des pratiques de traitement des symptômes de la fin de vie sont apparues, en Angleterre et au Canada, et se sont développées. La notion de contrôle des symptômes est fondamentale dans le traitement des malades en fin de vie. Des moyens efficaces, comme la morphine, ont commencé à être utilisés à ce moment et permettaient donc ce contrôle.

Dans le domaine de la cancérologie, la dialectique du contrôle des symptômes et de la qualité des soins a été très mobilisatrice pour les médecins car elle offrait des modalités d’action efficaces. Beaucoup de soignants ont ainsi été amenés à s’intéresser, à travers le problème de la douleur et de son contrôle, à la problématique de la fin de vie, sans doute parce que les professionnels, qui ne sont pas des militants mais des acteurs, ont besoin de moyens d’action afin de sentir qu’ils ont une prise sur les situations.

Dans les années 70 et 80, le milieu médical était absorbé par un investissement très exigeant pour faire face aux progrès techniques. On a donc pu lui reprocher, et c’était sans doute justifié, de banaliser et de dénier la dimension fondamentale du temps du mourir. Les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross et les pratiques de contrôle des symptômes ont permis de restituer son importance à ce temps du mourir qui était quelque peu oublié.

Dans le domaine de la cancérologie, il me semble donc qu’on ne peut pas parler des situations de fin de vie et de la demande euthanasique sans réfléchir à ce qui s’est passé en matière de contrôle des symptômes.

Les malades atteints de cancer présentent beaucoup de symptômes. Or, de nombreuses études épidémiologiques montrent que la demande euthanasique est liée à certains symptômes, tels que la douleur, la dépression ou la fatigue extrême. Ces dernières années, les professionnels se sont attachés à en améliorer le contrôle. Les techniques systématisées d’évaluation des symptômes ont donné un rôle actif au malade. Une des techniques d’évaluation de la douleur est, en effet, l’autoévaluation qui donne désormais une vraie légitimité à la façon dont le malade analyse et vit sa douleur. Cette autoévaluation pouvait se heurter à la suspicion d’un exercice plus traditionnel de la médecine qui recherchait avant tout le signe de la maladie derrière le symptôme, mettant ainsi de côté la subjectivité et le vécu personnel du malade. Or, de telles pratiques sont extrêmement disqualifiantes pour le malade, car il a le sentiment que le professionnel n’écoute qu’à moitié ce qu’il a à dire et traduit ses propos seulement en données sémiologiques pour conduire le diagnostic.

Aujourd’hui, la charge de la preuve a été renversée au bénéfice du malade à qui on fournit des outils d’évaluation. Le professionnel se fonde sur ce que le malade lui a dit. Cette nouvelle relation donne au malade une responsabilité et une légitimité : il a davantage l’impression d’être traité comme un sujet par rapport aux soins. Ce type de relation malade-soignant est très efficace, et nous l’avons appris à travers le contrôle de la douleur.

En effet, un problème spécifique et difficile se pose en cancérologie, celui de la décision : tout au long de la maladie, qui peut durer des années, il y aura des décisions à prendre. Pour un psychiatre, le consentement éclairé du malade, considéré comme un partenaire, est fondamental. Mais ce consentement est difficile à recueillir. Le patient doit mener une réflexion rationnelle avec son médecin. Il ne doit pas se livrer à lui en lui demandant, par exemple, ce qu’il ferait s’il était à sa place. Le patient ne doit pas s’en remettre totalement au médecin mais doit se demander en quoi consiste son traitement, pourquoi on le fait et s’il faut le poursuivre. C’est un long travail, mais il est décisif pour la façon dont le patient vivra sa fin de vie. En effet, si celui-ci s’est laissé mener de façon passive dans des soins très complexes sans jamais donner son avis, il va nourrir un certain ressentiment à l’égard des soignants, tout comme sa famille, si les traitements n’ont pas l’efficacité souhaitée. Ce ressentiment sera source d’amertume, voire de désespoir : le patient se demandera pourquoi, après avoir fait tout ce qu’on lui a dit de faire, il en est réduit à tel ou tel état. Le malade aura le sentiment d’avoir été un bon élève mal récompensé. L’enjeu fondamental pour nous est donc celui de la décision.

C’est grâce aux méthodes d’autoévaluation des symptômes et à la prise en compte du vécu quotidien du malade que l’on pourra l’intégrer comme acteur et éviter qu’il se trouve dans une situation de clivage par rapport aux soignants.

On reproche souvent aux médecins de jouer de leur toute-puissance. C’est un mauvais et un faux procès, car les faits rappellent constamment le médecin à la réalité et lui font constater qu’il n’est pas tout-puissant. Le médecin est mis, malgré lui, dans une position de guérisseur. Quand il tente de sortir de cette position, il prend beaucoup de risques relationnels.

Il me semble qu’aujourd’hui, on propose comme modèle d’organisation du système de santé, une médecine technique, avec ses limites et un côté déshumanisé, à laquelle on fournirait des professionnels, dont les psychiatres et les spécialistes des soins palliatifs, qui auraient pour mission d’en compenser les carences. Les spécialistes des problèmes de fin de vie, qu’ils soient psychiatres ou médecins de soins palliatifs, disent tous que si l’organisation de la fin de vie est trop parcellisée, tous les patients ne pourront pas bénéficier d’un accompagnement approprié. Une bonne équipe de soins palliatifs dans un hôpital ne pourra traiter qu’une minorité de malades. Même si on lui donne plus de moyens, elle ne pourra jamais s’occuper de l’ensemble des malades, notamment en raison du manque de visibilité des soins palliatifs dans l’hôpital. En effet, les patients découvrent généralement trop tard qu’il y a une équipe de soins palliatifs dans l’hôpital et de toute façon, ils ne savent pas toujours à quoi elle sert.

Pour répondre à la demande générale des malades en fin de vie, la réponse n’est sans doute pas dans l’augmentation du nombre des spécialistes. Quelle est alors la solution ?

La circulaire du 19 avril 2002 recommande qu’une « démarche palliative », telle que l’a définie Philippe Colombat, hématologue à Tours, pénètre le cœur des services hospitaliers qui accueillent des malades atteints de pathologies graves et évoluées. M. Colombat a ainsi essayé de décrire comment les soins palliatifs pouvaient s’insérer dans le quotidien des soins. Il faut introduire, à l’image de ce qui se fait dans l’industrie, des procédures de « démarche qualité ». Cela revient à reconnaître que le soin palliatif est quelque chose d’extrêmement complexe, qui implique plusieurs spécialités et qui concerne des lieux différents, domicile, hôpital, service de suite … Cette complexité de l’organisation du soin moderne exige des démarches de recueil des données, d’évaluation des symptômes, d’appréciation de la qualité, de transmission de l’information entre professionnels et de hiérarchisation de ces informations. Le système de santé n’a pas encore l’habitude d’une telle organisation, sauf peut-être dans les services très techniques, comme la chirurgie. Mais, nous ne sommes pas en France, dans cette culture de systématisation du savoir et des techniques sur lesquels on est toujours très sceptiques. Or, les soins des patients en fin de vie ne pourront être améliorés, à mon sens, que par des procédures techniques et pas simplement par un humanisme militant, qui a certes toute sa place et qui est nécessaire à certaines étapes de la maladie, mais qui n’est pas suffisant.

En conclusion, je voudrais souligner le risque d’abandon d’un patient en fin de vie dans un hôpital. Ce risque est réel, même dans les meilleurs hôpitaux. Nous devons donc proposer au malade un système de santé où les professionnels apportent le témoignage d’une coordination active et confiante. Il faut faire œuvre de pédagogie pour montrer aux malades que les médecins ont des moyens techniques pour communiquer entre eux. Cela évitera certaines attitudes de désespoir des malades, dans lesquelles par exemple le patient parle au psychiatre ou au spécialiste des soins palliatifs de ses doutes et de sa peur de la mort, alors qu’il n’en fera pas part, dans l’heure qui suit, à son cancérologue référent et lui demandera une chimiothérapie de plus. Confronté à une telle situation, le patient s’épuise. Les professionnels ne savent pas ce qu’il veut vraiment et ne peuvent déterminer quelle est la meilleure décision à prendre. C’est ce genre de clivage, si fréquent en cancérologie, qui conduit le patient au sentiment d’incompréhension qui peut mener au désespoir et à la démoralisation, augmentant ainsi le risque d’une demande de mort anticipée.

Les professionnels sont conscients, sur le terrain, de la spécificité de la demande des patients en fin de vie et des lacunes de l’organisation du système de santé. Je pense que l’on trouvera les réponses dans une réflexion globale sur cette organisation et pas simplement dans l’attribution de moyens supplémentaires.

M. le Président : Je voudrais vous poser deux questions, qui vous paraîtront peut-être impertinentes et je vous prie de bien vouloir m’en excuser.

Le malade qui demande la mort est-il nécessairement dépressif et relève-t-il, à ce titre, des soins d’un psychiatre ? N’est-ce pas une vision simpliste de la situation ?

N’est-on pas en train de « tronçonner » le patient en considérant ses différentes souffrances de manière séparée, sans vision d’ensemble ? J’ai l’impression que le relation hypocratique entre le corps et l’esprit est en train d’exploser : un spécialiste s’occupe de traiter l’angoisse du patient et un autre, de son corps. Ne faudrait-il pas plutôt privilégier la formation des médecins, cancérologues ou autres, afin qu’ils pratiquent tant les soins curatifs que les soins palliatifs ? Il s’agirait en fait de considérer l’être humain dans sa globalité.

M. Pierre Saltel : C’est ce que je sous-entendais quand je disais que le soin palliatif – condition d’un accompagnement de qualité – est avant tout de la bonne médecine.

Le rapport entre la dépression et la demande euthanasique est une question qui se pose très rapidement. Dans les pays où l’euthanasie est légale, l’expertise psychiatrique fait partie du cahier des charges de l’acte euthanasique. La littérature montre qu’il y a une corrélation entre la demande euthanasique et des symptômes comme la douleur ou la dépression, mais que le traitement de la dépression ne fait pas toujours disparaître la demande euthanasique. Lors d’un congrès sur la psychologie du cancer, plusieurs auteurs américains, australiens et anglais ont ainsi parlé du syndrome de démoralisation ou de perte de dignité. Ce tableau clinique se caractérise par un patient qui reste réactif au contact de ses proches, il n’est donc pas déprimé, mais, en l’absence de ceux-ci, il perd tout intérêt à la vie et analyse sa situation comme étant sans issue. Sa demande euthanasique est étroitement liée à sa situation de maladie et de fin de vie.

Pour les professionnels, si ces patients sombrent dans la démoralisation, c’est parce que le modèle de prise en charge du cancer est fondé essentiellement sur la guérison. Il est proposé aux malades toujours d’autres traitements qui entretiennent l’illusion de la guérison. Or, c’est une fausse solution car elle conduit le patient à ne pas envisager de pouvoir vivre avec sa maladie et les handicaps qu’elle entraîne. Nous militons donc pour que les patients soient aussi des acteurs de leur décision. Ils doivent être lucides et savoir qu’une chimiothérapie pourra leur apporter plus de confort, mais qu’elle ne guérira pas leur maladie. Peu de patients et de familles le comprennent et, même si le médecin le leur dit, ils feront tout pour l’oublier. Le patient doit comprendre que ce n’est pas parce que la maladie évolue que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. La qualité de la relation entre le malade et les soignants peut limiter les risques de ce syndrome de démoralisation.

M. le Président : On pourrait aussi l’appeler « découragement ».

M. Christian Vanneste : Vous avez limité le débat à un choix binaire : ou bien le patient est guéri ou bien il est réduit à une situation où il se trouve acculé et terrorisé. Mais ne peut-on pas considérer qu’entre les deux, il peut y avoir la place pour une vision de la mort comme une délivrance sereine, une fois que l’on a accepté le caractère définitif de son état ou de sa maladie ? Peut-être est-ce dû au fait que vous avez axé votre réflexion sur la situation d’adultes encore jeunes.

M. Pierre Saltel : Il est vrai que les enjeux ne sont pas les mêmes à 40 ans ou à 80 ans.

A travers mon analyse, je voulais simplement mettre en garde contre le risque, dans la relation soignante, d’enfermer le patient dans cette vision binaire. Si les professionnels changeaient leurs relations et notamment leurs modes de communication entre eux, ils éviteraient au patient de se retrouver face à ce choix binaire du tout ou rien.

Je dois souligner que la demande euthanasique n’est pas un problème qui se pose au quotidien dans un service de cancérologie actif, pour une bonne raison, celle de l’efficacité des thérapeutiques, et pour une moins bonne, la difficulté pour le patient d’exprimer son désespoir dans un service où les thérapeutiques actives entretiennent souvent de faux espoirs.

Ceci dit, la demande euthanasique existe aussi dans les centres anti-cancéreux. Elle apparaît soit au début de la maladie, à la suite de l’annonce faite au malade de l’impossibilité de sa guérison, soit en phase terminale, lorsque l’état biologique du patient s’est aggravé et qu’il se trouve dans un état subconfusionnel. Cet état mental amène le malade à envisager des solutions excessives.

M. le Président : Etes-vous confronté à des situations de refus de soins, lorsque par exemple le patient, après plusieurs chimiothérapies, refuse d’en subir une supplémentaire et ne veut plus continuer le combat ? Comment se règle, sur le plan psychologique, le conflit entre un médecin qui incite le patient à poursuivre les soins et le malade qui ne le souhaite pas, mais n’ose peut-être pas le dire complètement et franchement à son thérapeute ?

M. Pierre Saltel : En cancérologie, on passe très vite à des techniques palliatives car il y a peu de thérapeutiques curatives. Le rapport entre le coût humain et psychologique d’un traitement et son efficacité est extrêmement discutable. Ce qui est compliqué, c’est que si le refus de soins n’est pas irrationnel en terme de résultats, le patient l’oppose souvent pour des raisons irrationnelles. Le patient refuse en effet souvent le traitement parce qu’il se trouve dans une relation conflictuelle avec le système. Un patient peut légitiment refuser certains traitements, mais on voit souvent certains patients refuser tout traitement dans un moment d’exaspération. Ces moments sont un peu dans la même tonalité que lorsque le malade fait une demande euthanasique. Le patient qui refuse les soins se considère trahi par le système et éprouve un sentiment de dépit car il estime s’être conformé en tous points aux décisions des médecins.

M. Michel Piron : Pour un non médecin, la façon dont vous avez décrit la gestion de sa maladie par le patient est extrêmement intéressante. Avez-vous connaissance de situations dans lesquelles le patient gère sa maladie d’une manière lucide et rationnelle ? Ce serait ainsi le cas d’un patient conscient que les soins qui peuvent lui être prodigués ne seront que palliatifs et qui n’exprime pas un refus de soins abrupt et global mais n’en accepte qu’une partie. Dans une perspective de vie à court terme, le patient ne souhaite subir qu’un minimum d’inconvénients liés aux traitements. Avez-vous connu de tels cas témoignant de la capacité humaine à la lucidité ?

M. Pierre Saltel : Les patients qui font un tel choix, que l’on pourrait qualifier de stoïque, sont rares.

Une bonne médecine est une médecine qui ne pratique pas de traitement futile. Or, en cancérologie, il y a des traitements futiles : un des grands problèmes des médecins est de se trouver enfermés dans un rôle de guérisseur malgré eux. Ils ne sont sans doute pas toujours innocents, et c’est une question complexe qui mêle notamment des considérations économiques. Il faut se demander comment réorganiser le système de santé pour que les médecins puissent aussi jouer un rôle pédagogique afin que le patient soit en mesure de refuser ou d’accepter tel ou tel soin et aussi de comprendre qu’on puisse lui dire non. En cancérologie, le plus difficile est de prendre la bonne décision, celle qui prend en compte les préférences des patients et leur système de valeurœ ainsi que les compétences médicales.

M. Michel Piron : Est-ce une utopie admirable ou une réalité que vous constatez de temps à autre ?

M. Pierre Saltel : C’est parfois une réalité. L’objectif des spécialistes des soins palliatifs et des psychiatres est de permettre à un patient de ne pas s’engager dans des thérapeutiques futiles. En effet, un patient s’engageant dans une telle thérapeutique ne peut pas faire un travail psychologique sain, car il ne peut à la fois rêver que le traitement va le sauver et penser sa mort comme une expérience humaine et non comme un échec.

M. le Président : Je vous remercie de nous avoir apporté une vision spécifique et intéressante des problèmes de fin de vie.

Audition du Docteur Jean-Marie Gomas, médecin généraliste, co-fondateur de la Société française d’accompagnement
et de soins palliatifs



(Procès-verbal de la séance du 6 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons M. Jean-Marie Gomas, médecin, formateur et conférencier. Il est en outre membre fondateur et secrétaire général de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) depuis sa création en 1989. Il est le cofondateur de l’un des premiers diplômes universitaires de soins palliatifs. Sa bibliographie sur le thème de notre mission est riche : Soigner à domicile des malades en fin de vie (Le Cerf-1989), Le malade en fin de vie et le médecin généraliste, guide thérapeutique pour le cancer et le sida (Pharmacia-Up John-1998), Mémento pratique de soins continus (Tabloïd Communication – 1993). Il est co-auteur de la brochure éditée par le Conseil national de l’Ordre des médecins Déontologie et soins palliatifs parue en 1996.

J’ai eu le plaisir de débattre avec le docteur Gomas à l’occasion d’une table ronde. J’ai pu apprécier son expérience de pionnier et je le remercie d’être venu nous en faire profiter, dans le cadre du deuxième cycle d’auditions de notre mission, consacré à la médecine et à l’accompagnement de fin de vie.

M. Jean-Marie Gomas : Je vais essayer de placer mon intervention sous le double signe de mon expérience de clinicien et de la clarté.

Je m’occupe de malades en fin de vie depuis plus de vingt ans et j’ai entendu des milliers de malades me demander l’euthanasie. Etre confronté au non-sens et souhaiter que sa vie s’arrête, fait partie de la vie. Je voudrais partager avec vous cette expérience.

– Le problème est plus simple que ne veut le laisser croire la médiatisation actuelle. Il suffit de partir de définitions précises pour éviter le flou dans lequel nous semblons nous trouver depuis le cas de Vincent Humbert.

L’euthanasie – et je reprends ici la définition du Comité consultatif national d’éthique et des comités d’éthique européens – est un « acte délibéré qui entraîne la mort d’un malade ». J’ai eu l’occasion d’aborder ce sujet des centaines de fois et je me suis rendu compte que personne n’est capable de s’entendre car tous parlent de choses différentes.

La « bonne mort » des Anciens est celle qui a été choisie entre deux morts. Imaginez un lépreux sortant du désert et qui se présente aux portes de la ville. Il a le choix entre rester dans le désert et y mourir de faim en 40 jours et entrer dans la ville pour y mourir lapidé en vingt minutes. Il préfère abréger ses souffrances et entre dans la ville. Il a donc choisi son euthanasie, sa bonne mort. C’est un contresens très présent dans les médias de dire que la bonne mort est forcément douce et sereine. Un texte de Patrick Thominet est très intéressant à cet égard.

La définition de l’euthanasie est très claire : c’est, je le répète, un acte délibéré qui entraîne la mort d’un malade et tous les adjectifs qu’on peut lui adjoindre
– conscient, inconscient, volontaire, involontaire – sont secondaires dans la définition.

L’euthanasie est :

– un acte qui comprend un auteur et un défunt ;

– un « acte délibéré » dont le caractère intentionnel fonde la responsabilité. Les cliniciens savent toujours parfaitement s’ils commettent intentionnellement un acte pour supprimer un patient ;

– un « acte qui entraîne la mort ». Cette relation directe permet d’écarter du champ de l’euthanasie, les actes après lesquels le patient est décédé mais dont on ne sait pas s’ils ont causé sa mort.

– un acte qui entraîne la mort d’un « malade », sinon, c’est un meurtre. Vous tuez votre gardien d’immeuble, c’est un meurtre mais si vous tuez votre voisin atteint d’un cancer, c’est une euthanasie.

L’euthanasie peut être volontaire, si le malade la demande. Elle peut aussi être involontaire, quand le malade ne la demande pas. Vous devez savoir, que, actuellement, toutes les semaines dans les hôpitaux de la région parisienne, des patients se font euthanasier sans l’avoir demandé. Nous avons pris en urgence, il y a quelques semaines dans notre service, un malade de 57 ans, père de trois enfants car le médecin qui s’en occupait nous a dit qu’il allait être bientôt euthanasié par les cancérologues de l’hôpital où il avait été admis De même, j’ai fait interviewer il y a trois ans, dans la presse nationale, un médecin qui avait démissionné du centre anti-cancéreux où elle travaillait car elle en avait assez de retrouver le lundi matin, les lits vides de ses malades, euthanasiés pendant le week-end pour faire de la place pour les chimiothérapies.

Je me souviens de M. Kouchner ou de M. Schwartzenberg criant publiquement au scandale. C’est vrai, il y a des choses inadmissibles dans notre système et je peux vous confirmer que des patients sont régulièrement euthanasiés sans avoir rien demandé et sans même que les familles le sachent.

M. le Président : Le Directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins n’a pas pu nous répondre sur ce sujet, malgré nos demandes réitérées.

Je me permets d’insister car c’est extrêmement choquant. Pouvez-vous nous donner plus d’informations sur le cas que vous venez de nous donner en exemple ?

M. Jean-Marie Gomas : Il s’agissait d’un patient victime d’une tumeur qui lui ravageait le visage et qui avait en outre le malheur d’être maghrébin et de ne pas être très évolué. Ce contexte social défavorisé et les effets insupportables de la maladie faisaient que les médecins ne supportaient plus de regarder cet homme, qui continuait à manger, à déambuler et à marmonner avec ce qui lui restait de larynx. Nous l’avons donc recueilli et nous avons calmé sa douleur. Le troisième jour, il nous a fait comprendre qu’il savait parfaitement qu’on allait le supprimer dans l’hôpital où il était traité. Des cas comme celui-là, il y en a toutes les semaines.

J’ai eu l’occasion, en tant que secrétaire général de la SFAP, d’en parler au plus haut niveau, avec les ministres qui se sont succédés. J’ai bien compris qu’il est dangereux et inutile de prendre ce genre de situations en choc frontal car cela pourrait porter préjudice aux évolutions en cours et à nos efforts, tendant à renforcer le respect des malades et à mieux soigner leur angoisse et leur douleur.

Je me souviens d’un autre cas. Il y a trois ans, un jeune médecin a assisté à une scène similaire dans sa clinique. Très mal conseillée, cette jeune femme, qui n’avait pas terminé sa thèse, est allée voir le Procureur de la République pour dénoncer le docteur qui avait supprimé son patient. Elle a été littéralement pourchassée par le Conseil de l’Ordre régional, par le directeur de la clinique qui l’a licenciée immédiatement pour conduite contraire à la déontologie et par tous ses confrères de la clinique qui ont porté plainte contre elle pour diffamation. Dénoncer une euthanasie, aussi choquante et illégale qu’elle soit, peut donc se retourner contre ceux qui essayent de faire progresser la loi et l’éthique.

Des cas comme ceux que je viens de vous raconter sont courants, mais diminuent année après année. Les grands centres anti-cancéreux de la région parisienne ont euthanasié chaque semaine des malades pendant des décennies, je peux le prouver. Ces euthanasies pratiquées par les médecins, n’étaient connues ni des malades ni des familles.

– La définition que je vous ai donnée de l’euthanasie permet de comprendre ce que l’euthanasie n’est pas, contrairement à ce qui a été exposé dans les médias.

L’euthanasie n’est pas à confondre avec le traitement morphinique. Celui-ci n’est pas administré au malade dans l’intention de le supprimer, même si le médecin est conscient des risques qu’il lui fait courir, mais dans le but de calmer sa douleur. Entre ici en jeu la théorie du double effet qui attache à l’effet recherché A, un autre effet B, que l’on déplore mais qui est inévitable. Ainsi, le médecin va vouloir calmer les douleurs épouvantables d’un malade en lui administrant une dose de morphine, tout en sachant qu’il n’améliorera pas sa respiration et que cela risque de le faire vivre moins longtemps ; mais l’effet A prime car si le malade souffre moins, il pourra communiquer jusqu’à la fin. Le médecin agit en connaissance de cause et assume l’effet B. Contrairement à ce que l’on a pu entendre ou lire dans les médias l’été dernier, il est parfaitement éthique pour un médecin de pratiquer ce double effet.

L’euthanasie ne doit pas non plus être confondue avec le suicide assisté qui nécessite juridiquement la participation, même minime, du malade, cette participation restant à l’appréciation des juges. Je vous renvoie aux articles 121 et suivants du code pénal. Le suicide assisté peut toutefois rejoindre le territoire de l’euthanasie proprement dite ; on l’a bien vu dans le cas de Vincent Humbert, qui se trouvait dans l’incapacité de se suicider.

L’aide active à mourir est un concept trop flou. Comment identifier clairement la demande d’aide d’un malade ? Veut-il simplement qu’on l’aide à ne pas être seul, à ne pas avoir mal, à avoir l’air plus digne, à se trouver aux côtés de ses proches ?

Le concept d’euthanasie passive est contradictoire : on ne peut pas faire activement un acte passif. Ce concept a été inventé par Léon Schwartzenberg pour justifier l’arrêt des traitements inutiles. Nous sommes tous d’accord : arrêter des traitements inhumains est humain. Arrêter un traitement inutile, ce n’est pas vouloir la mort de l’autre mais simplement accepter le fait que la mort est inévitable.

Chaque personne a sa propre conception de la vie et de la mort, nous avons tous le droit de nous suicider et nous pouvons tous penser qu’il nous sera insupportable de voir un de nos proches réduit à l’état de légume. En revanche, sur le plan collectif, nous ne pouvons plus nous permettre de réagir à l’impulsion et d’imposer nos choix personnels. Or, c’est bien ce qui se passe depuis six mois. Pour ma part, au risque d’être considéré comme un ringard ou un post-soixante-huitard, je pense qu’une société a besoin de repères, d’interdits et, osons le mot, de morale. De ce point de vue, les médias ne nous gâtent pas. J’ai refusé à plusieurs reprises de me prononcer sur le cas de Vincent Humbert sur des radios nationales. Je devais participer à la fameuse émission d’Arlette Chabot réunissant Bernard Kouchner et le frère de Vincent Humbert. Nous avons préparé l’émission pendant trois jours et j’ai été exclu du plateau quelques heures avant l’émission car ils se sont rendus compte que je risquais d’être dérangeant dans cette émission voulue pour être pro-euthanasique.

Les médias ont un parti pris. Les journalistes ont adopté une pensée unique pro-euthanasique. Ils sont, dans leur grande majorité, en faveur d’une espèce de liberté de décider. Cette liberté est inscrite dans la loi et dans le code de déontologie : nous sommes propriétaires de notre vie. Un problème plus grave est que les médias ont donné la parole à des gens qui ne connaissaient ni les définitions que je viens de rappeler ni les lois ni les règlements ni le code de déontologie. Je ne citerai pour exemple qu’un titre des Dernières nouvelles d’Alsace : « Le débat sur l’euthanasie, ou sur ce que certains appellent pudiquement les soins palliatifs, est relancé par l’affaire Christine Malèvre ».

Depuis l’affaire Vincent Humbert, l’opinion publique a été manipulée par des gens qui ont dit n’importe quoi. Nous ne savons d’ailleurs toujours pas ce qui s’est exactement passé. L’équipe médicale n’a, à ma connaissance, donné qu’une seule interview, dans un quotidien professionnel où elle a manifesté son écœurement face aux journalistes qui se trouvaient tous les jours dans le service et chez Mme Humbert. Elle a en outre expliqué qu’elle avait arrêté de parler, étant donné que ses propos étaient systématiquement déformés. On peut comprendre son épuisement face à une méconnaissance délibérément démagogique des possibilités de soins et des règlements. J’en ai d’ailleurs moi-même souffert et je me souviens d’un gros titre d’Impact Médecin rapportant des propos que je n’avais jamais tenus.

– Je voudrais maintenant relever quelques mensonges que l’on trouve dans la presse.

On entend dire qu’on ne laisse pas les gens se suicider. C’est faux. Le suicide n’est pas interdit, cette ultime liberté existe. Ce qui est interdit en revanche, c’est l’aide au suicide dont les implications diffèrent sur le plan social. On retrouve ici les différences entre le niveau individuel et le niveau social.

Un malade a toujours le droit de refuser un traitement, aux termes du code de déontologie et du code de la santé publique. Or, on a souvent entendu des journalistes dire que les médecins ne supportaient pas que le patient demande l’arrêt du traitement qu’ils avaient prescrit. Il est vrai que ce droit n’a pas toujours été respecté et les euthanasies sauvages dont je vous ai parlé, le démontrent.

On trouve aussi dans les médias une confusion entre le sommeil induit et l’euthanasie. Le sommeil induit peut aboutir au décès du patient après quelques jours, mais il ne peut être assimilé à une euthanasie.

Quant à la douleur physique insurmontable, je vais remonter à 1987. Cette année là, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité a commandé un sondage national à la SOFRES qui a posé à 1 800 personnes la questions suivante : « si vous êtes atteint un jour d’une maladie incurable provoquant des douleurs insurmontables, êtes-vous d’accord pour qu’on abrège vos souffrances ? » 85 % des sondés ont bien entendu répondu par l’affirmative. Cette question a été posée à nouveau l’année dernière et 90 % des personnes interrogées ont également répondu par l’affirmative. Cette question est stupide, car il est évident que quiconque, atteint d’une maladie incurable et souffrant terriblement, voudra voir ses souffrances abrégées. Or, une bonne médecine doit permettre de supprimer la douleur physique insupportable. C’est possible : le mouvement des soins palliatifs l’a prouvé depuis de nombreuses années. Je sais bien que la situation n’est pas la même partout mais la douleur physique insurmontable doit être vue comme une anomalie de fonctionnement. Il faut avant tout s’attacher à corriger cette anomalie.

Il en est de même pour la souffrance morale insupportable qui touche à notre propre angoisse face à la mort, même avant que notre fin soit proche. Or, cette idée que chaque homme est mortel n’est pas très médiatique.

Dans le domaine de la fin de vie, il faut prendre le temps pour pouvoir réfléchir. Nous avons travaillé avec le sociologue Patrick Baudry, qui nous a fait remarquer que, dans le miroir social, les personnes dynamiques, claires et schématiques emportaient facilement l’adhésion. Celui qui demande le temps pour réfléchir et qui se réclame de la morale passe pour un ringard. Or, sur un problème social tel que l’euthanasie, il faut prendre ce temps qui nous est refusé.

– Deux problèmes de fond doivent être réglés : la conception de la dignité et la souffrance morale.

Les partisans et les opposants de l’euthanasie se battent sur le même terrain, celui de la dignité. Pour les premiers, la dignité de la personne dépend de son état physique. Si celui-ci est dégradé, on peut légitimement pratiquer l’euthanasie. Pour les seconds, la vie doit être respectée jusqu’à sa fin, même si elle est difficile.

Il est essentiel d’expliquer le concept de dignité à nos concitoyens. Comment leur faire comprendre, quand la télévision exhibe quotidiennement des mises en scène de la transgression de la dignité et de l’intimité de l’autre, que l’intime de la vie de l’autre ne nous appartient pas et doit être respecté ? Que voulons-nous pour notre société ? Que la dignité de l’autre soit bafouée et mise en pâture ou que chacun d’entre nous soit digne et respectable jusqu’à la fin de sa vie ? Hegel nous appris que c’est le regard de l’autre qui fait ce que nous sommes. Kant nous dit que notre dignité n’a pas de prix ni de mesure. C’est sur ces concepts que s’est bâtie la société occidentale. Je suis vivant, donc je suis digne, quel que soit l’état de mon corps.

Faut-il utiliser un « dignitomètre » pour apprécier si chacun de nos concitoyens est digne de vivre ? Où mettre la barre ? Tétraplégique ? Paraplégique ? Vincent Humbert ? Non, la dignité n’a pas de prix ni de mesure.

Le deuxième problème de fond est celui de la souffrance morale. Notre société est une société du zéro danger, zéro risque et du 100 % assurance. Dans ces conditions, on peut se demander s’il faut souffrir avant de mourir. Comment faire comprendre, dans une société avide de bien-être, que la vie n’est pas exempte de souffrance ? La souffrance morale fait partie de la vie et, à l’approche de la mort, on est forcément angoissé. J’ai accompagné des milliers de malades et ceux qui sont morts sereins ne doivent pas représenter plus de 5 % des cas. La grande majorité des patients meurent révoltés, tristes, confus et désespérés.

– Tous ces points ayant été définis et éclaircis, demeurent deux problèmes de fond auxquels les cliniciens sont confrontés et qui n’ont pas de solution simple sur le plan éthique.

Le suicide des patients qui ne peuvent plus le faire. Quelle liberté leur reste-t-il ?

Les graves malformations des nouveau-nés. Dans toutes les maternités de France, les bébés gravement malformés sont euthanasiés sans que les médecins ne demandent l’avis de personne mais après en avoir parlé avant avec la famille. Les obstétriciens ont toujours joué ce rôle de régulateurs, je vous rappelle le coup du radiateur au début du siècle passé (le bébé qui avait « accidentellement » heurté un radiateur et en était mort) et continuent à le faire bien qu’ils ne soient absolument pas protégés, même pas par des recommandations de bonnes pratiques, contre des parents qui changeraient d’avis quant à l’euthanasie de leur bébé.

Les clarifications que je viens de faire, à la limite du schéma, nous permettent d’identifier les seuls problèmes pour lesquels il n’y a peut-être pas de solution. Ils sont peu nombreux face au cafouillage provoqué par les différents intervenants dans le débat public qui ne savent pas de quoi ils parlent, comme lorsqu’ils évoquent le vieillard dément qui ne veut pas mourir. Sur les centaines de milliers de personnes âgées dépendantes qui sont actuellement en institution et qui demandent à mourir, les médecins savent identifier celles qui le veulent vraiment. Ainsi, les gériatres savent parfaitement qu’une personne qui dit qu’elle veut mourir alors qu’elle lave consciencieusement son plateau matin, midi et soir, ne veut pas vraiment mourir. Une personne qui veut mourir, elle, ne parlera plus, se tournera vers le mur et, même avec un ionogramme normal, décédera huit jours après. Le désir de vivre est toujours dans l’ambivalence.

Je termine en citant Martine Ruzniewsky : « Je sais que je vais mourir, mais je ne le crois pas ».

M. le Président : L’euthanasie passive, telle qu’elle a été définie par Léon Schwartzenberg ne nous semblait pas poser de problèmes, mais, après ce que vous venez de nous dire sur les euthanasies pratiquées sur des patients qui ne les ont pas demandées, nous ne sommes pas certains que la pratique de l’arrêt de soins inutiles soit faite de manière rationnelle.

Je n’ai pas de réponse aux deux questions fondamentales que vous avez définies :

– celle posée par le cas de personnes désirant se suicider mais dont la nature ou le sort les a privées de cette liberté ;

– celle, plus grave qui concerne un cas plus fréquent, celui du nouveau-né gravement malformé. La loi n’autorise en effet que l’interruption de la grossesse au-delà de douze semaines de grossesse dans le cas de malformations graves ou de maladies incurables du fœtus, ce qui oblige les obstétriciens à tuer l’enfant par injection dans le cordon, à l’intérieur de l’utérus, au risque de nuire à la mère. Les obstétriciens préfèrent donc dans la plupart des cas, mettre au monde le nouveau-né pour lui donner la mort à l’extérieur de l’utérus et ne pas mettre la vie de la mère en danger. Ces actes sont totalement illégaux car le législateur a oublié de préciser que le but d’une interruption de grossesse était d’empêcher l’enfant de vivre.

Face à ces deux problèmes, il y a peut-être une solution : la loi prévoyant que le juge doit tenir compte des circonstances, peut-être faudrait-il préciser l’exception d’euthanasie, telle que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) l’a définie. J’ai toutefois pu constater que les membres du comité (nous en avons rencontré quelques-uns, dont M. Didier Sicard) en avaient chacun une conception assez différente. Que pensez-vous de cette exception d’euthanasie ?

M. Jean-Marie Gomas : Je me permets de vous citer la fameuse page 17 du rapport n° 63 du CCNE, sur lequel j’avais rédigé un communiqué de presse : « Lorsque les souffrances existentielles, psychologiques et sentimentales d’une personne sont insupportables et non maîtrisables et que cette personne demande qu’il y soit mis fin, le geste d’interruption de sa vie par un tiers ne devrait pas être incriminable. »

Un tel texte, insensé, est impossible à défendre. L’expression « souffrances existentielles, psychologiques et sentimentales » ouvre la porte à n’importe quoi. En outre, qui va décider que ces souffrances sont intolérables ? Enfin, l’expression « solutions raisonnables » est trop vague. Qu’est-ce qu’une solution raisonnable face au mystère de la mort ? Les membres du CCNE ont voulu rationaliser quelque chose qui ne peut pas l’être. Je ne m’étonne pas que vous ayez recueilli, monsieur le président, des avis divers parmi les intéressés.

M. le Président : Si vous étiez à notre place, quelles mesures recommanderiez vous pour améliorer l’accompagnement des personnes en fin de vie ? Quelles sont, selon vous, les erreurs à éviter ?

Par ailleurs, vous nous avez dit que les choses avaient tendance à s’améliorer. Comment expliquez-vous cette tendance, alors que vous nous avez décrit des cas où des lits devant être libérés en raison de l’insuffisance de places, ils l’étaient grâce à l’euthanasie des patients qui les occupaient ?

M. Jean-Marie Gomas : Nous pouvons constater l’amélioration de la situation d’abord grâce à des indicateurs thérapeutiques. Ainsi, un an après l’installation de l’équipe de soins palliatifs de Gilbert Desfosses à l’hôpital de la Pitié, on a pu constater un effondrement de la consommation de Phénergan, médicament utilisé pour les euthanasies alors que celle de l’Hypnovel, médicament utilisé pour la sédation des malades, a été multipliée par vingt. On a donc constaté dans cet hôpital, un glissement d’une euthanasie sauvage et non pensée vers une sédation volontaire, plus acceptable, même si elle peut être parfois excessive et trop rapide.

Autre exemple, dans mon hôpital, qui est le plus gros hôpital de gériatrie de Paris (nous disposons de 650 lits, dont 450 sont attribués à des patients déments), la consommation de morphine a été multipliée par dix en huit ans. C’est une augmentation colossale, mais nous sommes encore en dessous des doses nécessaires pour bien calmer les malades.

Nous avons aussi, pour indicateurs, les infirmières et les médecins adjoints qui rapportent les cas d’euthanasie sauvage. Grâce à eux, nous constatons que ces cas diminuent lentement, même s’ils sont impossibles à quantifier, puisqu’ils concernent des actes cachés que l’on ne connaît que de manière indirecte. Je me souviens d’une infirmière travaillant dans un grand centre anti-cancéreux qui venait régulièrement me voir en larmes en me disant qu’elle avait encore tué des patients la veille. Elle travaillait dans un service d’ORL, où la moyenne d’âge des patients était de 62 ans. J’ai pu ainsi constater grâce à elle, les énormes efforts accomplis dans ce centre anti-cancéreux qui dispose désormais d’une équipe de prise en charge de la douleur et d’une équipe de soins palliatifs.

La situation s’est améliorée et la société a évolué sur le respect des malades et de leur douleur. Cette évolution est antérieure à la loi du 4 mars 2002, qui n’a fait que l’accélérer. Aujourd’hui, nos concitoyens ont davantage conscience de leurs droits à ne plus subir la douleur et à ne plus être des pions entre les mains des équipes médicales. Cette véritable évolution sociale rend les gens plus attentifs.

Par ailleurs, depuis vingt ans, nous nous battons pour améliorer la formation des médecins. J’ai la faiblesse de penser que cela a eu un effet positif. On constate ainsi que les doses moyennes de morphine utilisées à domicile ont progressé en dix ans et que le nombre de patients non calmés a nettement diminué au cours de cette même période. Cette amélioration de la situation est due à la meilleure formation des médecins et à leur plus grande conscience du rôle des antalgiques.

Que faudrait-il faire et ne pas faire ? Déjà, informer les gens. L’affaire Vincent Humbert a fait reculer de plusieurs années la conception de la dignité. La grande majorité des patients paraplégiques ne demandent pas à être euthanasiés. Il faut se battre contre l’idée assimilant la dignité humaine à la dignité physique. La dignité n’est pas que physique, elle appartient à notre richesse intérieure, à notre âme, à notre « BIB », notre « bonheur intérieur brut ». Il faut parler à nos concitoyens de leur « BIB », leur demander ce qui les fait vivre.

Que l’on ne me dise pas que tous les patients, même ceux qui disent en avoir assez de vivre, sont dans le désir d’en finir. Je ne sais pas si les journalistes comprendront un tel discours, mais peut-être faudrait-il alors les réunir dans des séminaires, pour qu’ils travaillent sur le concept de dignité.

M. le Président : Dieu merci, la presse est libre dans notre pays et elle est donc libre de dire des bêtises mais je comprends votre proposition de mener un travail pédagogique.

M. Catherine Génisson : Cette proposition de travail pédagogique me plaît car les progrès qui ont été réalisés, notamment dans le domaine de la diminution de la douleur, l’ont été jusqu’à présent de manière empirique, à la fois par les professionnels de santé et par les citoyens.

Vous nous dites que la formation des médecins s’est améliorée. C’est sans doute vrai pour la prise en charge de la douleur mais il reste encore beaucoup à faire sur la relation humaine avec le malade.

Vous avez posé les deux questions fondamentales auxquelles nous devrons, en tant que législateurs, apporter une réponse. Quelle serait votre réponse si vous étiez à notre place ?

J’ai récemment eu l’occasion de discuter avec le docteur Aubry au sujet des personnes qui souhaitent se suicider mais ne peuvent pas le faire. Ayant souligné l’extrême rareté de ces cas, il m’a dit qu’il procédait en ce cas, à la sédation des intéressés afin de passer un cap et de voir, le plus souvent, l’état de ces personnes s’améliorer. Dans les autres cas, il m’a dit qu’il les sédatait à nouveau. Que signifie alors cet acte médical ?

M. Jean-Marie Gomas : Ces cas, très rares, nécessitent pour être compris de solides connaissances en médecine. En effet, la différence entre la sédation répétée et l’euthanasie directe est extrêmement subtile. Elle se trouve dans l’intention. La sédation transitoire diffère de la sédation définitive et irréversible. C’est une vraie question, sur laquelle il n’y a pas encore assez de recommandations claires. La SFAP est en train d’essayer d’en élaborer.

Dans le service que j’ai l’honneur de coordonner, nous sédatons massivement environ 1 % des malades. La sédation est donc la thérapeutique de l’exception, appliquée à un malade dans la détresse, souffrant physiquement et moralement. La seule solution est alors de le faire dormir et, souvent, il le demande lui-même. La sédation l’empêchera alors de sentir ce qu’il ne veut plus sentir. Cette stratégie médicale est tout à fait respectable. L’intention n’est pas de supprimer le malade, même si on sait que des sédations répétées altèrent tellement la peau et d’autres organes que le malade va décéder assez rapidement. La sédation manifeste le respect de la vie. C’est au malade de décider et il ne nous revient pas de lui enlever sa vie.

Nous avons actuellement dans notre service un patient dont nous ne savons pas « pourquoi » il vit : nous lui avons administré des doses phénoménales de morphine, de scopolamine et de corticoïde. Il souffre d’insuffisances cardiaque et respiratoire, il ne s’alimente plus, ne boit plus et cela fait huit jours que cela dure. Cela faisait quinze ans qu’il n’avait pas revu son fils et il a rouvert les yeux quand celui-ci est arrivé. De tels exemples m’apprennent que je n’ai pas le droit d’empêcher un patient de décider du moment auquel il mourra. La sédation altère sans doute l’état du malade, mais elle ne permet pas de contrôler le moment du décès. Une étude extraordinaire menée par Philips et publiée en 1991, a démontré que le décès en cas de maladie chronique n’intervenait pas par hasard. Nous connaissons tous des histoires de grand-mères qui ont attendu que tous les enfants soient réunis ou encore la date de l’anniversaire de mariage pour décéder.

Tout cela démontre que le désir de vie habite l’intérieur de l’humain dans des proportions irrationnelles. Un mourant a toujours une partie de sa vie qui lui appartient, il faut le laisser faire.

Vous m’avez demandé ce que je ferais si j’étais à votre place. Il faut que nous ayons le courage, tous ensemble, de dire à nos concitoyens que ces problèmes ne pourront pas être résolus rapidement, car ils demandent le temps de la réflexion. On me dira que, pendant ce temps, d’autres Vincent Humbert sont en train de souffrir horriblement. C’est vrai, mais on n’a pas le droit, sous ce prétexte, de bâcler une loi qui va changer notre société.

M. le Président : Je voudrais insister sur le cas des nouveau-nés souffrant de graves malformations. La loi aujourd’hui fait la différence entre la suppression de l’enfant avant et après sa naissance. Dans le premier cas, une interruption volontaire de grossesse peut être pratiquée, dans le second cas, la loi ne justifie la suppression de l’enfant en aucune hypothèse. Or, grâce aux progrès de l’échographie, l’enfant existe déjà, et possède avant même de naître, un prénom ou une chambre aménagée. La différence entre avant et après la naissance n’est donc plus aussi claire qu’elle pouvait l’être. On est donc dans une certaine hypocrisie, même si j’hésite à employer ce terme, qui revient souvent dans le débat qui nous occupe aujourd’hui, entre procéder à une injection létale dans l’utérus de la mère ou le faire après la naissance.

Un médecin peut décider de supprimer un enfant, en raison d’une grave malformation, pour lui épargner une vie de souffrances. Dans ce cas, c’est le médecin qui décidera seul de la valeur de la vie et de la dignité de l’être qu’il supprime. Il se trouve dans une situation très délicate, puisqu’il ne peut pas prendre de recul et doit se décider hors de tout cadre collégial. Nous avons tendance à absoudre un tel comportement, car nous le considérons comme étant humainement logique, alors qu’il représente une transgression de la notion de dignité telle que Kant ou Hegel a pu la définir. Comment vivez-vous cette contradiction ?

M. Jean-Marie Gomas : Un consensus social intuitivement évident existe sur les malformations graves et sur d’autres situations dramatiques et exceptionnelles. Qui peut dire à l’avance qu’il ne sera jamais obligé de transgresser la règle ? Il existe des cas où la transgression est la seule solution. Prenez par exemple, le cas d’un médecin de campagne se trouvant au domicile d’une personne en train d’y mourir d’un cancer dans d’atroces souffrances alors que l’hôpital le plus proche est à 50 kilomètres et que la route est recouverte d’un mètre de neige. Dans un tel cas, il n’y a pas d’autres solutions que d’administrer une surdose de morphine à cette personne pour qu’elle meure plus rapidement. Le mouvement des soins palliatifs n’a jamais condamné de tels gestes.

J’ai publié, avec mon équipe, après quinze ans de travail, une des seules grilles d’aide à la prise de décision, en cas de conflit de valeurs, publiée en langue française. Il n’y a parfois pas d’autres choix que de transgresser mais l’idée que notre acte est une transgression ne doit jamais quitter notre esprit.

Si Vincent Humbert s’était trouvé dans mon service, je l’aurais rapidement sédaté, afin, je le répète, d’atténuer ses sensations et non de lui enlever la vie. Dans ce contexte, cette phrase du philosophe Eric Fiat prend tout son sens : « Il n’y a pas forcément de solution à une impossibilité de choisir. Il serait peut-être alors pire d’imposer une solution ».

Le tragique n’est pas soluble dans l’éthique. En d’autres termes, l’éthique ne pourra jamais être une solution dans tous les cas où la mort est tragique. Ainsi, le cas de Vincent Humbert ne connaissait pas de solution raisonnable, pas plus que le cas d’un enfant naissant avec une terrible malformation. Ces cas traduisent une contradiction de notre société, qui rend possible des survies invraisemblables et qui démontrent un appétit extraordinaire pour une vie parfaite. Il faudra oser souligner cette contradiction, dans le cadre d’un travail pédagogique.

M. le Président : Permettez-moi d’insister sur les cas d’euthanasies de nouveau-nés gravement malformés. Les médecins qui les pratiquent se mettant en danger, ne faudrait-il pas procéder à une codification dans ce domaine ?

M. Jean-Marie Gomas : Peut-être, mais je crois qu’il faut encore attendre et prendre le temps de réfléchir.

Mme Catherine Génisson : Il est sans doute inévitable de laisser, dans certains cas, la décision au médecin, dans un cadre collégial ou pas, mais, en tant que législateur, je dois me préoccuper de l’égalité entre les citoyens. Or, une telle proposition les place dans une situation d’inégalité puisque l’issue de ces cas dépendra de l’endroit où ils se trouvent.

Je m’interroge aussi sur les moyens de protéger les personnes subissant des euthanasies qu’elles n’ont pas demandées.

M. le Président : J’ai eu l’occasion de déjeuner récemment avec deux grands professeurs de médecine qui m’ont regardé ironiquement et ont manifesté leur inquiétude face à notre mission, me reprochant de ne pas comprendre la situation et craignant une intervention législative. L’un deux m’a raconté que la veille, il avait demandé que l’on administre du Phénergan à l’un de ses patients pour provoquer sa mort et qu’il ne voyait pas la nécessité d’une loi pour encadrer de telles pratiques.

M. Jean-Marie Gomas : Ces pratiques existent depuis des décennies et les médecins qui en sont responsables sont protégés par la hiérarchie hospitalo-universitaire. Il me semble impossible de protéger les patients victimes d’une euthanasie qu’ils n’ont pas demandée.

Le patient dont je vous parlais au début de mon intervention est resté dans notre service, deux mois et demi au cours desquels il a pu revoir ses enfants et manifester son désir de retourner dans son pays. Il s’est peu à peu renfermé sur lui-même et, grâce à notre aide, il s’est endormi tranquillement. Tout cela pour vous dire que nous lui avons laissé le temps. Il faut oser affirmer à nos concitoyens que mourir prend du temps et qu’il faut laisser ce temps, y compris aux personnes qui demandent à mourir.

Comme vous, monsieur le Président, je suis terrifié quand je vois des médecins qui, dans une totale absence d’éthique, se permettent de supprimer des patients qui les dérangent dans leur service, mais comment une loi pourrait-elle les en empêcher, alors qu’ils ne respectent plus les lois qui existent déjà et qui leur interdisent de telles pratiques ?

M. le Président : Il y a quand même une différence entre l’obstétricien qui empêche un nouveau-né gravement malformé de vivre et le professeur de médecine qui prescrit un cocktail lytique qu’une infirmière devra administrer. Ne faudrait-il pas, dans ces conditions, définir un cadre ?

Mme Catherine Génisson : Les personnes qui peuvent dénoncer ces pratiques n’ont aucun outil à leur disposition. De plus, les infirmières sont soumises à la pression hiérarchique.

M. Jean-Marie Gomas : Comment annoncer à nos concitoyens que, dans l’immense majorité des hôpitaux de France, des patients qui n’ont rien demandé se font régulièrement euthanasier ?

M. le Président : Selon vous, légaliser ces euthanasies sauvages permettrait-il de régler le problème ?

M. Jean-Marie Gomas : Je reviens de Belgique où j’ai passé une journée à former cinquante infirmières de terrain, responsables de soins palliatifs. A l’issue de cette journée, j’ai constaté que pas une seule d’entre elles n’avait posé de question sur l’euthanasie. Je leur ai fait remarquer que la Belgique était le deuxième pays européen à avoir dépénalisé l’euthanasie et qu’elles n’en parlaient même pas. Elles m’ont dit qu’après la loi de dépénalisation, la situation a empiré car les médecins qui pratiquaient des euthanasies sauvages continuent à le faire mais ils n’en parlent même plus puisqu’ils ne risquent plus rien. De même, les Hollandais ont reconnu, en partie, un tel effet de la loi de dépénalisation devant les instances européennes. Ils ont admis un millier de cas d’euthanasies non expliquées et non désirées.

M. le Président : La loi belge ne permet tout de même pas de faire des euthanasies sauvages.

M. Jean-Marie Gomas : Toute dépénalisation de l’euthanasie renforce le caractère secret des euthanasies. Nous dénonçons cet effet pervers de la dépénalisation depuis des années.

Mme Catherine Génisson : Il me semble que l’une des propositions que l’on pourrait faire serait de mettre en place ou de renforcer l’aide psychologique aux professionnels, car, dans certains cas, notamment dans les services d’ORL, l’euthanasie est provoquée, non pas en raison d’un manque de moyens mais bien par le caractère insupportable pour les personnels de l’accompagnement de certains patients.

M. Jean-Marie Gomas : Ce serait en effet un très fort message adressé au système de santé.

J’ai eu l’occasion, lors d’un séminaire qui a abouti à la publication d’un livre, notamment avec mon collègue Abiven, de travailler avec des juristes. Ils nous ont fait remarquer qu’ils étaient saisis de dossiers insolubles car il est impossible de prouver que le surdosage ayant entraîné une mort, a été administré avec l’intention de provoquer cette mort.

M. le Président : Vous avez parlé de la théorie du double effet. Ne pensez-vous pas que dans certains cas, la sédation est à la frontière du suicide assisté et que l’intention de donner la mort est plus ou moins prononcée ?

M. Jean-Marie Gomas : Dans le cas d’une sédation, le médecin applique une dose de médicament à un malade pour calmer un symptôme et cette dose, par ailleurs, sera très certainement mortelle. En l’administrant, le médecin ne fait que respecter le contrat qu’il a passé avec son patient qui lui a demandé de calmer sa douleur. Le médecin n’a pas l’intention de raccourcir la vie de son patient, même s’il sait que le traitement qu’il lui administre, possède cet effet indirect.

Les équipes compétentes expliquent au malade que le traitement qui va lui être administré, aura ce double effet. Tout se fait dans la transparence. Sur le plan éthique, tant pour la culpabilité du médecin que pour la société, ce cas est totalement différent de celui où le traitement est administré avec l’intention de donner la mort.

M. Alain Néri : La question principale n’est-elle pas la confiance dans l’homme de l’art ?

Prenons le cas d’un patient en fin de vie, dont la mort est proche. La famille, résignée, demandera au médecin de ne rien faire qui puisse le faire souffrir. Le médecin propose quant à lui, une intervention qui pourrait aboutir mais dont il ne peut bien sûr pas garantir les résultats. Si cette intervention échoue, on pourra lui reprocher d’avoir provoqué la mort.

M. le Président : Non, un chirurgien qui ne réussit pas à sauver un patient après une intervention chirurgicale n’a pas voulu sa mort. Il a pris un risque immédiat pour un bénéfice à moyen terme.

M. Jean-Marie Gomas : Je reprends l’exemple de M. Alain Néri. Le médecin qui a été formé à l’éthique recherchera le consentement éclairé de la famille et du patient, en leur exposant les différents choix possibles, avec leurs avantages et leurs inconvénients et en leur disant sa préférence. Dans le cas où le médecin pense qu’une intervention a des chances d’aboutir, il doit prendre la responsabilité de cette intervention, en tant qu’homme de l’art.

M. le Président : Ce n’est pas vraiment une situation de fin de vie, puisqu’il y a encore un espoir.

M. Jean-Marie Gomas : La famille doit accepter ce qui est proposé comme étant le meilleur choix de l’art. Elle ne doit pas avoir à décider entre deux solutions.

Mme Catherine Génisson : Comment résoudre le problème de l’inégalité de nos concitoyens qui, selon l’hôpital où ils se trouvent, pourront se trouver face à un professeur, titulaire de chaire, qui pratique des euthanasies sauvages ou face à un médecin formé en soins palliatifs ?

M. Jean-Marie Gomas : Nous nous battons depuis vingt ans pour que les choses avancent et elles avancent.

Peut-être votre mission pourrait-elle mentionner le fait qu’elle a connaissance de la pratique des euthanasies sauvages.

M. le Président : Je suis tout à fait d’accord avec Mme Catherine Génisson, nous ne pouvons pas tolérer une telle inégalité dans le domaine des soins palliatifs. On pourra édicter toutes les règles que l’on veut, elles n’auront aucun effet si les médecins ne sont pas formés aux soins palliatifs ; mais, en même temps, la technique ne résout pas tout, à la différence de ce que disent les médias.

M. Jean-Marie Gomas : Il faut aussi prendre en compte un risque attaché à une dénonciation publique des euthanasies sauvages, celui de voir une horde d’avocats et d’associations entamer des procédures plus ou moins bien ciblées contre le système médical. On a ainsi constaté une formidable progression des procédures après la loi du 4 mars 2002.

Dénoncer publiquement les euthanasies sauvages (nous nous sommes posé de nombreuses fois la question de savoir s’il fallait le faire) ne fera pas avancer les choses.

Audition de Mme Marie-Thérèse Garnier, infirmière au sein d’une unité mobile de soins palliatifs


(Procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre mission d’information a pour objet de mener une réflexion sur la fin de vie. Après avoir traité des aspects philosophiques et religieux de la question, nous abordons la thématique médicale, avant d’appréhender les problèmes juridiques et politiques. Dans ce volet médical, nous avons déjà entendu des médecins chargés des soins palliatifs et des réanimateurs, puis nous entendrons des néonatologues.

Nous travaillons dans un esprit d’ouverture avec sérénité, en essayant de ne pas avoir d'a priori sur ce sujet difficile. Si notre travail devait déboucher sur des propositions de modifications réglementaires ou législatives, nous souhaitons que cela se fasse dans l'apaisement et non sous la contrainte des pressions médiatiques.

Je vous donne la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes qui se poursuivra par un échange sous formes de questions et réponses.

Mme Marie-Thérèse Garnier : Je vous remercie. Je suis infirmière dans une équipe mobile de soins palliatifs au centre hospitalier de Gonesse situé dans la banlieue nord de Paris. A ce titre, j'aide les soignants, entre autres, à accompagner des patients en fin de vie. Je suis également détachée à mi-temps, par mon établissement, sur le réseau de cancérologie « Onconord ». C'est un réseau qui regroupe des établissements publics et privés ainsi que des établissements de soins de suite et de soins palliatifs, sur toute la région nord-est de la banlieue parisienne. L'objectif principal de ce réseau est d'améliorer la prise en charge du patient cancéreux à tous les stades de la maladie. L'une de mes fonctions, dans ce réseau, est d'anticiper le parcours du malade et de faire en sorte qu'il soit pris en charge dans la structure la plus appropriée à son état de santé.

Les réflexions sur l'accompagnement de la fin de vie dont je vais vous faire part, s'appuient sur ce que je rencontre au quotidien. J’estime que l'accompagnement n'est pas seulement l'affaire des soignants ; c'est aussi un problème de société. Nous avons en effet désappris à être présent dans les moments difficiles, à consoler et à réconforter spontanément. La gêne de notre société face à la mort dit implicitement aux familles et aux malades qu'il est presque indécent de montrer leur peine et qu'ils dérangent les bien portants quand ils montrent leur difficulté à vivre des moments difficiles.

Dans un premier temps, je vais vous exposer la réalité de la fin de vie à domicile, ensuite j'aborderai ce qu’est la réalité hospitalière.

On entend régulièrement que 70 % des malades souhaiteraient mourir à leur domicile. Sans bien connaître l'origine de cette étude, je crains qu'elle n'ait été menée sur des gens en bonne santé et je ne suis pas certaine que les personnes malades souhaitent vraiment, à 70 %, mourir chez elles. Economiquement parlant, il est intéressant de le croire, parce que les soins à domicile coûtent moins cher qu'une hospitalisation. Cependant, pour qu'une personne en fin de vie puisse être maintenue à domicile, il faut que plusieurs conditions soient remplies. Je n'en citerai que quelques-unes qui me paraissent tout à fait essentielles.

Tout d’abord, il faut que le malade puisse se sentir en sécurité chez lui, même en l'absence de soignants. Dans la pratique, on constate souvent que c'est toujours lors de moments de grande panique que les malades maintenus à domicile sont hospitalisés.

Ensuite, la famille doit pouvoir être présente constamment, au besoin en se relayant et accepter, sans la subir, cette fin de vie à domicile. Il faut que ce soit un véritable projet familial et que la famille ne se sente pas contrainte de garder le malade à domicile, par exemple pour lui faire plaisir.

Enfin, le médecin généraliste doit assumer lui aussi cet engagement et surtout doit savoir gérer les problèmes de fin de vie sur le plan à la fois humain et thérapeutique. Il faut savoir qu'en moyenne, un médecin généraliste s'occupe de deux patients en fin de vie par an. On peut se poser la question de savoir si cela lui donne une expérience suffisante pour pouvoir gérer toutes les situations délicates et complexes que l'on peut rencontrer dans ces moments.

Dans la pratique, il faut pouvoir anticiper suffisamment pour éviter toute situation de crise angoissante. Or, quand la mort d'une personne aimée approche, tout n'est qu'angoisse, tant ce moment est redouté : une agitation, une modification dans la respiration, un râle et voilà la famille complètement désemparée. Il est donc capital que cette famille soit épaulée, informée, rassurée autant que faire se peut. Qui peut épauler cette famille ? En premier lieu, en général, on trouve le voisinage. Spontanément, les voisins vont proposer de faire quelques courses, de remplacer la famille auprès du malade. L'expérience nous fait dire que c'est une aide difficile à maintenir dans la durée. Les soignants libéraux apportent également leur aide, à condition que le médecin ait fait une prescription de soins à domicile, ce qui n'est pas toujours le cas. Il m'arrive de rencontrer des familles qui acceptent des conditions de maintien à domicile très pénibles, tout simplement parce qu'elles ignorent qu'elles pourraient bénéficier de soins à domicile et du passage des soignants.

Le temps de présence de ces soignants libéraux, en dehors des soins, est bien mal reconnu et certainement pas rémunéré en conséquence. Les soignants libéraux que je rencontre expriment souvent un sentiment d'isolement face au malade. Les bénévoles qui pourraient intervenir sont bien peu nombreux. Sur Paris, il existe des associations de bénévoles mais dès que l'on s'éloigne un peu vers la périphérie, il n'y a plus grand-chose. La réalité est donc que la famille assume seule, en grande partie, la fin de vie, avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Ainsi, certains membres de la famille participent souvent aux soins. D'ailleurs, les soignants libéraux les forment à certains soins parce qu'il est nécessaire qu'ils puissent éventuellement effectuer quelques petits gestes. On imagine la gêne que certains peuvent ressentir à participer, par exemple, à la toilette d'un parent, alors même que pour la famille, dans ces moments-là, la situation présente une grande ambivalence. La famille ne veut pas de cette mort qui est redoutée et en même temps, elle la souhaite pour que cela cesse. Psychologiquement, ce sont des moments très difficiles à vivre pour la famille. En conséquence, j'attire votre attention sur la difficulté à être présent 24 heures sur 24 auprès d'une personne en fin de vie, sans s’autoriser la moindre sortie. Je vous laisse imaginer la charge psychologique et émotionnelle que cela représente. Pour aider ces familles, des aides financières constitueraient un début de solution. Il faut savoir aussi que pour les personnes en fin de vie à domicile, certaines fournitures ne sont pas remboursées, par exemple les couches qui sont souvent nécessaires. Ces fournitures restent à la charge de la famille. Seules quelques mutuelles en acceptent le remboursement. Le problème est le même pour les gardes-malades. La mise en place de services de gardes-malades à domicile pourrait permettre à la famille de souffler un peu, de pouvoir passer une nuit tranquille car il faut se relever très souvent la nuit, parfois toutes les heures. Or, une garde-malade est rémunérée 12 euros de l'heure et aucune aide n’est possible. Dans la banlieue nord où j'exerce, il m'est difficile de placer des gardes-malades, tout simplement parce que les familles ne peuvent pas supporter ce coût financier. Une enveloppe a été accordée à la Direction départementale de l’action sanitaire et sociale de mon département pour aider au financement des gardes-malades. Mais il s’est posé un problème de répartition : par quel organisme faire circuler cet argent pour que les familles puissent en bénéficier ? Faute d'avoir trouvé une solution, je sais, par exemple, que l'enveloppe de 2003 sur le département du Val-d'Oise n'a pas été totalement utilisée.

On attend aussi toujours la publication du décret d'application de la loi du 9 juin 1999 qui ouvre droit aux proches à un congé d'accompagnement. Là encore, c'était une excellente idée. Mais ce congé d'accompagnement n’est pas rémunéré et dans ma région, bien peu de personnes peuvent se permettre d'arrêter de travailler pendant trois mois. Par conséquent, les médecins continuent à délivrer des arrêts maladie aux familles quand elles ont en besoin.

En plus de ces aides financières, une piste à développer serait de mettre en place un réseau de soutien pour les familles, ce qui pourrait être l'affaire des associations de bénévoles. Mais on aurait également besoin de psychologues qui pourraient se déplacer au domicile des personnes en fin de vie, sans frais, afin de soutenir les familles qui ont une charge émotionnelle et psychologique très lourde à gérer.

Il faut des médecins généralistes et des soignants à domicile, bien formés à la gestion des problèmes de fin de vie et disponibles. On regrette la disparition du médecin de famille qui pouvait rester au chevet de son patient mourant. Tous ces soignants doivent être aidés et valorisés dans ce rôle d'accompagnant.

Enfin, pour que le maintien à domicile soit possible, il faudrait que le regard de la société change. Il me semble que les personnes en fin de vie se sentent encore trop souvent comme une charge, notamment pour leur famille.

S’agissant de la fin de vie à l'hôpital, la pénurie de lits disponibles rend toujours difficile l'hospitalisation de patients en fin de vie. Dans le cadre du réseau « Onconord », quand nous rencontrons, dans nos consultations de soins de support, des patients qui nécessitent une hospitalisation, nous passons toujours beaucoup de temps pour essayer de trouver un lit à l'hôpital, le pire étant quand nous sommes obligés de les faire passer par les urgences. Je n'accuse pas l'organisation des services des urgences mais je dois dire que le temps d'attente pour un patient en fin de vie est inacceptable sur le plan humain.

Certaines cliniques refusent purement et simplement ces malades, en invoquant diverses raisons. Le problème essentiel est celui du financement car les cliniques et les hôpitaux privés fonctionnent selon un prix de journée dérisoire, qui permet mal d'investir dans les moyens en personnel nécessaires à une bonne prise en charge de ces malades lourds qui demandent non seulement beaucoup de soins mais aussi beaucoup de présence.

Par ailleurs, il est indispensable que le personnel médical et paramédical soit correctement formé aux problèmes liés à la fin de vie, ce qui est loin d'être le cas, tant dans les hôpitaux que dans les cliniques. Il faudrait aussi améliorer les conditions de travail pour permettre des temps de mise en commun, d'échange et de réflexion sur des situations souvent complexes. Il doit y avoir une volonté commune de l'équipe de s'investir dans ce travail, alors que, dans le même temps, d'autres malades dans un service de soins aigus, réclament des soins qui peuvent être tout aussi urgents.

La dernière hospitalisation d'un malade est souvent longue. Il est donc bien tentant d'essayer de diriger ce malade en service de soins de suite ou en service de soins palliatifs, au détriment bien souvent du souhait du malade et de sa famille qui ont établi, depuis longtemps, des liens de confiance avec l'équipe qui a suivi le malade tout au long de sa maladie.

A cette étape, comme lorsqu'il a dû être hospitalisé, le malade va se sentir indésirable. Certains malades ont exprimé le sentiment d'être un « sac poubelle » dont personne ne voulait. C'est le terme qu'ils ont employé. De toute façon, les lits de soins de suite et de soins palliatifs manquent cruellement. Par exemple, sur le territoire du réseau « Onconord », nous avons six lits de soins palliatifs pour 1 500 malades pris en charge en cancérologie. Ces lits de soins palliatifs ne devraient être réservés qu’à des situations particulièrement complexes, alors qu'actuellement ils sont une échappatoire pour les services peu soucieux de se former à l'accompagnement.

Je dois admettre que, dans le cadre de mon travail, quand des malades sont hospitalisés dans certains services hospitaliers ou dans certaines cliniques où l’on sait que la prise en charge ne pourra pas être correcte en raison du manque de personnel, et de l'absence des matériels nécessaires, nous faisons « du forcing » pour que ces malades, dans des situations difficiles, soient admis prioritairement dans des services de soins palliatifs. Il y a une sorte de détournement de ces lits de soins palliatifs qui ne sont pas utilisés au profit des malades pour qui c’est le plus justifié.

D'ailleurs, je voudrais souligner les effets pervers des services de soins palliatifs. Il s'est développé, chez les soignants, un idéal de fin de vie qu'on ne rencontrerait qu'en service de soins palliatifs et qui justifierait que l'on adresse tous les malades aux unités de soins palliatifs. Les soignants ont souvent l'envie d'accompagner jusqu'au bout des malades qu'ils connaissent, tout en considérant que ces malades n’ont pas leur place dans leur service, parce que ce n'est pas un service de soins palliatifs où ils seraient peut-être mieux pris en charge. Or à l'hôpital, on meurt et on continuera à mourir dans chaque spécialité. Il me parait normal que les soignants acceptent cette contrainte de leur profession.

A mon sens, il conviendrait de clarifier les missions de l'hôpital : doit-il être un centre hyper-technique qui pose un diagnostic et met en place un traitement avec des séjours courts ou doit-il être un lieu de soin dans lequel une hospitalisation d'un mois ou plus, si elle est nécessaire, ne serait pas pénalisante pour le service ?

Cela suppose, dans les services où le quota de décès est important, que les effectifs soient revus à la hausse, ce qui donnerait la possibilité de temps d'échange et de parole dans l'équipe et permettrait aux soignants de ne pas faire les soins techniques à la chaîne mais d'être aussi disponibles et à l'écoute de ce que vivent les patients et leurs familles.

Il faudrait, bien entendu, que les équipes médicales et paramédicales soient correctement formées et soutenues dans cette activité. Nous devons penser la mort comme composante inévitable de la vie hospitalière et donc l'intégrer à la réflexion à tous les niveaux, par exemple en repensant à l’aménagement des locaux (prévoir des espaces de vie pour les familles dans les hôpitaux), en réfléchissant sur les organisations de travail et le soutien à apporter au personnel dans ce contexte d'accompagnement de malades en fin de vie.

Telle est l’expérience personnelle que je souhaitais vous faire partager.

M. le Président : Je vous remercie. Nous allons maintenant vous poser quelques questions.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je voudrais tout d'abord vous remercier. En très peu de temps, j'ai appris beaucoup de choses, alors que je connais votre métier. Vous avez su, sans faire de philosophie inutile, nous poser les problèmes qui ne sont pas encore réglés. Un grand nombre de personnes que nous avons auditionnées nous ont fait réfléchir à des aspects très importants des problèmes mais avec votre présentation, nous touchons du doigt la réalité.

Pour rester dans cette réalité, je voudrais vous poser quelques questions relatives à l'organisation de l'hospitalisation, soit à domicile, soit en milieu hospitalier. Vous nous avez bien fait comprendre qu'à domicile, les problèmes tournent principalement autour la famille. Celle-ci en fait, soit trop, soit pas assez, et dans ce dernier cas la personne en fin de vie se sent plutôt abandonnée qu'accompagnée, ce qui n’est pas du tout souhaitable. A l'hôpital, l'accompagnement de fin de vie devrait être un devoir de tous les services hospitaliers quels qu’ils soient. Dès lors qu'ils accueillent des personnes susceptibles de mourir, ces services doivent prévoir qu’ils auront à gérer des fins de vie.

J’aimerais vous poser une question très concrète : comment faites-vous pour, non pas apporter un soutien psychologique, mais pour combler l’absence de psychologues dans les hôpitaux ? Car il y a, en la matière, un vide total dans les hôpitaux : il n’y a pas de psychologues. Je suis chef d'un service de chirurgie universitaire. Lors d'une visite du ministre de la Santé dans mon service, celui-ci a pu constater que, même dans un service de chirurgie, un accompagnement de fin de vie peut s'avérer nécessaire, d'où son étonnement devant l'absence de psychologues. C'est ainsi que j'ai réussi à obtenir deux vacations de psychologues. Mais je me suis heurté au problème soulevé par Bernard Accoyer lors du dépôt de son amendement au projet de loi relatif à la santé publique. Il n’existe pas de diplômes de psychologue, ce qui pose un problème dans la méthode de recrutement dans les hôpitaux. Nous touchons là un point essentiel car nous avons pu constater que les psychologues étaient importants, tant pour les malades que pour l'équipe soignante. Dans mon service, notre psychologue travaille au moins autant pour les personnes en fin de vie que pour les membres de l'équipe soignante. Je crois que c'est la première fois qu'il est fait état, au cours de nos auditions, de ce manque de psychologues. Par quels moyens pourrions-nous résoudre ce problème de recrutement ? C’est un problème qui est rarement abordé.

Mme Marie-Thérèse Garnier : Les hôpitaux commencent à recruter des psychologues mais on ne recrute pas forcément les plus adaptés à la mission qui les attend. Je ne connais pas à fond le problème de la formation des psychologues. Je sais qu'il existe plusieurs écoles et plusieurs tendances. Il est vrai que certains sont plus aptes à s'intégrer dans une équipe hospitalière que d'autres. Dans l'hôpital où j'exerce, nous commençons à avoir quelques psychologues, mais je vous avoue qu'il est parfois difficile de travailler avec eux, car on se connaît mal. Nos modes de travail et de fonctionnement ne sont pas les mêmes. En particulier, un point d’achoppement fréquent tient au fait que les soignants ont pour habitude de mettre en commun toutes leurs informations sur le malade et de beaucoup échanger sur ce qu'il vit, ce qui me semble être un bon moyen de travailler, alors que les psychologues, pour certains d'entre eux, en tous cas, estiment, à tort ou à raison, que le travail qu'ils font avec le malade ne doit pas être restitué à l'équipe soignante, car il y a un risque de voir le malade perdre toute confiance dans son psychologue. Cette position, adoptée par certains psychologues, est très gênante et très déroutante pour les équipes soignantes, parce qu'elles attendent d'un psychologue qu'il les éclaire, qu'il les aide à décoder ce que vit le malade et sa famille. Si le psychologue n’apporte pas de réponses, les équipes se sentent désemparées et s'interrogent sur l'utilité de ces personnels.

Pour ma part, il me semble qu'un psychologue, en milieu hospitalier, est beaucoup plus utile pour les équipes – car il peut les aider à verbaliser ce qui se vit – que pour les malades. Le malade a certainement besoin de rapports humains mais cette relation peut très bien être apportée par une infirmière ou une aide-soignante. Je connais des aides-soignantes hospitalières qui font cela de façon remarquable. Je ne suis pas certaine que deux mois avant sa mort, la personne en fin de vie souhaite rentrer dans un travail psychanalytique, même si, dans cette période de grands changements, on peut vouloir revisiter son histoire.

En revanche, les équipes soignantes ont besoin d'être écoutées, épaulées et aidées pour trouver un sens à ce qu'elles font. C'est plutôt en ce sens que les psychologues pourraient jouer un rôle, me semble-t-il.

Une des raisons de l'absence des psychologues vient donc du mode de recrutement et de la difficulté d’évaluer leurs compétences. Les psychologues sont embauchés, en milieu hospitalier, par des personnes qui n'ont aucune connaissance de ce que l'on doit demander et attendre d'un psychologue. Sans critère de recrutement précis, ces embauches sont faites au « feeling ».

M. Jean-Paul Dupré : A travers votre expérience, que pensez-vous de la revendication de certains de nos concitoyens constitués en association – par exemple l’Association pour le droit de mourir dans la dignité – pour que soit élaboré un texte permettant à des personnes bien portantes de prendre des dispositions pour la fin de vie qu'elles souhaitent ?

A cette demande, certains répondent qu’un tel texte n'est pas nécessaire dans la mesure où les soins palliatifs constitueraient la solution. Or, vous avez indiqué que le nombre de lits de soins palliatifs, sur un secteur déterminé, était de six lits pour 1 500 patients.

Mme Marie-Thérèse Garnier : Et encore, ces 1 500 patients ne sont que ceux comptabilisés dans le réseau de cancérologie. En fait, ces six lits concernent trois hôpitaux, plus deux ou trois cliniques importantes. Dans l'hôpital où j'exerce, on enregistre environ 500 décès par an. Par déduction, je suppose que les autres hôpitaux et les cliniques doivent en enregistrer autant chacun. On ne peut que constater que ces six lits de soins palliatifs sont dérisoires.

Pour répondre à votre première question, nous avons tous des représentations de la vieillesse qui font que, si un jour on devait mal vieillir, on préférerait mourir. Ce sont des sentiments que nous avons tous. Mais faut-il tenir compte de décisions prises quand on est bien portant, à 30 ou 40 ans ?

Je vous livre l’expérience que j’ai acquise auprès de malades en cancérologie. Au début, ces malades nous disent effectivement que, lorsqu'ils auront atteint leurs limites et qu’ils ne seront plus autonomes, il vaudra mieux qu'ils meurent ou que l'on fasse quelque chose pour les aider à mourir. Puis, lorsque, par exemple, ils deviennent paraplégiques du fait des métastases, ils ne réitèrent plus forcément cette demande. Or leur état se dégradant, on aurait pu supposer le contraire. Pour les personnes âgées, c'est la même chose. On entend beaucoup de personnes dire que le jour où elles ne seront plus autonomes, elles souhaiteraient mieux mourir. Puis le jour où cela arrive, à la limite, elles ne se rendent même pas compte qu’elles ont perdu leur autonomie, car elles ont peut-être des personnes qui les aident et qui ont l'intelligence de les aider, de façon telle que cette aide passe pratiquement inaperçue.

Il me semble dangereux de considérer qu'un engagement pris à un certain moment de la vie, alors que la personne est en dehors d'un contexte de maladie, soit ferme et définitif.

M. Jean-Paul Dupré : Je n'ai jamais qualifié l'engagement de ferme et définitif.

Mme Marie-Thérèse Garnier : Certes, mais si cet engagement a été répété maintes et maintes fois, la famille peut s’estimer porteuse de ce message. Elle peut dire qu'elle a toujours entendu la personne, maintenant malade, demander à partir avant de perdre toute autonomie. Si l’on poursuit votre question jusqu’au bout, cela revient à poser la question de savoir s'il faut légiférer sur l'euthanasie.

Je suis infirmière depuis trente-deux ans. J'ai connu l'époque où, dans les services de cancérologie, ou dans d’autres services, quand on ne pouvait plus rien faire pour le malade, on estimait que la seule chose que l'on pouvait faire pour lui, c'était de l'aider à mourir, c'est-à-dire le faire mourir. Puis, quand, dans les années 80, le mouvement des soins palliatifs est apparu, nous en avons eu connaissance dans les services hospitaliers. Des médecins se sont formés à la prise en charge de la douleur et à la gestion des symptômes. Des équipes soignantes se sont impliquées dans la relation aux patients et aux familles. Dans les services où les soignants se sont formés, on n'a plus pratiqué d'acte d'euthanasie.

Dans l'hôpital où j'exerce – on ne va pas se voiler la face, l'euthanasie se pratique –, les services qui font des actes d'euthanasie sont essentiellement les services où les soignants sont les moins bien formés. Ils ne savent pas gérer les situations de fin de vie. Par exemple, devant un malade en fin de vie qui va probablement décéder dans les quinze jours qui viennent, comme l'équipe soignante ne saura pas comment gérer la grande angoisse de la famille, comme il n'y pas de psychologues pour l’aider, que l'équipe n'a pas suffisamment de disponibilité pour prendre cette famille à part, pour parler avec elle et l'aider à déposer cette angoisse, on va gérer l'angoisse de la famille en supprimant le malade. C'est exactement ce qui se pratique.

A mon sens, il me semble qu'il est trop tôt pour légiférer sur l'euthanasie. Quand tous les services de soins auront des soignants bien formés, quand les équipes auront mûri au niveau de la prise en charge de la fin de vie, quand il y aura un accompagnement de qualité, les demandes d'euthanasie seront pratiquement inexistantes. Certes, il restera toujours des situations extrêmes où il n'y n'aura rien d'autre que l'euthanasie à proposer mais elles seront infimes.

En ce qui concerne les soins palliatifs, ils ne sont pas forcément la panacée, mais il me semble que tout, dans ce mouvement, n'a pas encore été exploité à fond pour dire que l'on ne peut rien faire de plus et que maintenant il faut légiférer sur l'euthanasie !

Pour vous dire mon sentiment personnel, cela m'inquiéterait de me dire que si un jour je suis malade, je peux être à la merci d'un médecin ou d'une équipe soignante qui peut estimer que ma vie ne vaut plus la peine d'être vécue !

Mme Nadine Morano : Vos derniers propos sont très importants car ils confortent ce que nous entendions, hier encore, d'un médecin, à savoir que l'euthanasie se pratiquait très fréquemment dans les hôpitaux. Vous avez exprimé votre inquiétude sur une éventuelle législation en la matière. Nous nous étions posé la question de savoir si, au contraire, il ne faudrait pas plutôt encadrer l'euthanasie. En effet, une personne que nous avons auditionnée faisait état d'actes d'euthanasie, sans que le patient ni même la famille en soient informés. Ce témoignage nous a quelque peu terrifiés.

Je voudrais rappeler la dénomination de notre mission qui a pour objet l'accompagnement de la fin de vie. Son objectif premier n’est pas de savoir si l’on va légiférer sur l’euthanasie D’une manière générale, nous réfléchissons aux meilleures des solutions pour la fin de vie : accompagnement psychologique, décision collégiale … Notre réflexion ne se limite donc pas à déterminer si nous devons ou non légiférer sur l'euthanasie. C'est un point qu'il convient de rappeler car certains de nos interlocuteurs ont tendance à le croire. Au fil des auditions, nous avons cependant le sentiment qu'il faudrait encadrer certaines pratiques.

Mme Marie-Thérèse Garnier : J’ai compris que si vous légifériez, ce serait pour poser un cadre. Si tel est le cas, je pense que la procédure devrait être très lourde et rédhibitoire, afin d’encourager les équipes à se former plutôt qu'à pratiquer des actes d'euthanasie.

Mme Martine Aurillac : J'ai été très intéressée et c’est un euphémisme, par la manière dont vous avez abordé la problématique qui nous intéresse. Le tableau que vous nous avez présenté de la fin de vie, à domicile ou en milieu hospitalier, n'est pas très optimiste. Je comprends que telle est bien la réalité et d’ailleurs, des auditions précédentes corroborent vos propos.

S’agissant de la fin de vie à domicile, je pense que les soins à domicile sont une bonne chose et je suis d’accord avec vous quand vous nuancez le désir des malades de mourir à domicile car ils sont inquiets et ne veulent pas peser sur leur entourage. Vous avez évoqué des aides financières ou la création de réseaux de soutien pour soulager le désarroi d'une famille. Toutefois, dans les derniers moments, le désarroi d'une famille peut-il être vraiment soulagé devant cette énormité que sont l'inconnu de la mort et la perte d'un être cher ?

En milieu hospitalier, vous avez également souligné le manque de moyens et le manque de lits, en évoquant le nombre de six lits de soins palliatifs dont vous vous occupez parfois vous-même.

Mme Marie-Thérèse Garnier : Non, je ne m'occupe pas directement de ces lits de soins palliatifs. Je dirige les patients vers ces lits. Mon action est une action de coordination.

Mme Martine Aurillac : Pouvez-vous nous expliquer comment concrètement, dans un service de soins palliatifs, cela se passe pour les malades qui vont mourir ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que les soins palliatifs n'étaient pas la panacée et vous avez parlé, avec beaucoup de justesse, d'une tendance qu’ont certains médecins à trouver des échappatoires, en dirigeant leurs malades en fin vie vers des circuits plus balisés mais qui sont tellement peu nombreux que cela ne sert presque plus à rien. Comment pourrait-on améliorer la situation par une meilleure organisation hospitalière et pas seulement en augmentant le nombre de lits ?

Mme Marie-Thérèse Garnier : S’agissant de la façon dont cela se passe dans les services de soins palliatifs, je voudrais répéter que c'est un leurre de s'imaginer que dans ces services, tous les malades vont mourir dans une grande sérénité. La mort restera toujours une souffrance pour celui qui meurt, pour la famille, et quoi que l'on fasse, on ne supprimera pas cette souffrance. A la limite, doit-on la supprimer ? La vie est faite aussi de souffrance, c'est peut-être elle qui nous fait grandir et évoluer.

Les services de soins palliatifs ont développé des compétences beaucoup plus pointues que d'autres services hospitaliers, au regard des thématiques de fin de vie. Ce sont souvent des services où on fait de la recherche et où on innove en élaborant des schémas thérapeutiques nouveaux. La différence entre les services de soins palliatifs et les autres services tient d’abord au fait que tout le personnel qui y travaille est volontaire. Actuellement, quand une infirmière ou une aide-soignante est embauchée dans un service de cancérologie, elle sait qu'elle sera certainement confrontée à des décès mais en même temps, elle ne choisit pas ce service pour cela. Au contraire, dans un service de soins palliatifs, le personnel sait que les malades y viennent pour mourir. Les soignants sont donc tous volontaires et formés pour cela. Au niveau des effectifs, je n'ai plus en tête les ratios exacts mais le nombre de soignants par rapport au nombre de patients est bien plus élevé dans un service de soins palliatifs que dans un service de médecine, de chirurgie ou de soins aigus. Cela permet une organisation de travail centrée sur le patient, alors que l'organisation du travail à l'hôpital est centrée – il ne faut pas se faire d’illusion –sur les soignants et non sur le malade. L'organisation du travail se calque sur les heures de visite des médecins, de ramassage du laboratoire, de départ au bloc, sur l'activité des urgences, etc. On ne programme pas l’organisation de travail en fonction de ce qui pourrait être bénéfique pour le malade ou de ce qu'il pourrait souhaiter. En revanche, dans un service de soins palliatifs, où il y a cinq ou six soignants le matin pour six malades, on peut laisser un malade se reposer s'il a mal dormi la nuit et lui faire sa toilette plus tard dans la matinée voire dans l'après-midi. L’organisation du travail étant totalement différente, les temps d'échanges entre les soignants sont beaucoup plus importants et personnalisés. Le malade et sa famille sont connus de l'équipe. L'information circule entre les membres de l'équipe. Sur le plan de l'architecture, un service de soins palliatifs se présente plus comme un lieu de vie que comme un service hospitalier. Les locaux sont agréables, les chambres sont grandes. Mais il n’y a pas que le confort matériel, il y a aussi les compétences des professionnels et pour les soignants, la possibilité de faire part de leurs inquiétudes, de leurs incertitudes. Le temps de transmission entre les équipes tourne essentiellement autour de la question suivante : que pourrait-on apporter de plus et de meilleur à ce malade et à cette famille ? Dans les autres services hospitaliers, le temps de transmission s'est trouvé réduit avec la mise en place de la réduction du temps de travail. Quand l'infirmière du matin doit transmettre, en une demi-heure, à sa collègue de l'après-midi, les informations sur trente malades, cela se limite aux soins à faire. Le personnel soignant n'a pas le temps de discuter sur ce qu'il pourrait faire pour mieux prendre en charge tel malade et mieux l'accompagner. Il faudrait donc imaginer des temps de travail différents pour pouvoir procéder à ces échanges.

M. le Président : Vous avez évoqué différents points qui ont également été signalés par des personnes vous ayant précédé et qui seront sans doute encore abordés dans la suite de nos auditions. Tout d’abord, on rêve d’une mort digne, c’est-à-dire indolore et idéale, qui surviendrait à domicile. Le tableau que vous nous avez dressé des soins palliatifs et de l'accompagnement de la fin de la vie à domicile nous montre que cette situation est peu compatible avec les contraintes de la vie moderne. La fin de vie à domicile requiert une présence permanente et un relais de la famille nécessairement important, une solidarité de l'entourage et du voisinage. Elle représente aussi une charge matérielle pour des besoins aussi élémentaires que les couches. Cette solution, si elle peut apparaître idéale, ne l'est donc pas forcément dans la réalité. Elle peut même déboucher sur des situations d'angoisse extrême qui aboutissent à des hospitalisations en urgence du malade dans des circuits totalement inadaptés.

Il faudrait donc essayer de réfléchir à la façon dont l’accompagnement en hôpital pourrait se dérouler dans des conditions humaines et peut-être moins techniques. En tout état de cause, une présence humaine renforcée est indispensable.

Mme Catherine Génisson a rappelé, hier encore, un problème que nous avons souvent évoqué et sur lequel nous sommes mal à l’aise, qui est l'égalité des citoyens devant les soins. Tout le monde, y compris le Directeur des hôpitaux, s’accorde à dire, devant notre mission, que la mise en place de la programmation permet de répartir équitablement les services de soins palliatifs sur l'ensemble du territoire.

L'argument qu'un certain nombre de personnes développent, comme vous le faites, est d'attendre, avant d'envisager quoi que ce soit, la généralisation des soins palliatifs. En effet, si l’on décide de poser un cadre législatif pour empêcher des situations clandestines, sauvages et archaïques, cela risque de faire reculer les soins palliatifs. Pourriez-vous nous préciser si telle est bien votre pensée ?

Par ailleurs, vous avez parlé de 1 500 décès pour six lits de soins palliatifs. Mais doit-on en tirer la conclusion que vous considérez que les malades doivent nécessairement décéder en unités ou en lits de soins palliatifs ? Pensez-vous, au contraire, que tous les médecins et toutes les équipes devraient être formés aux soins palliatifs ? Pensez-vous que les unités de soins palliatifs devraient être réservées à un certain type de patients, non pas les plus favorisés ou les mieux orientés mais à ceux qui relèveraient, par exemple, de pathologies multiples, qui vivraient des fins plus solitaires, plus douloureuses ou dans un contexte plus angoissé ?

En fait, c'est l'organisation générale des soins qu'il convient de revoir. On ne peut pas dire que, dans la mesure où ce qui se passe dans les services de soins palliatifs est parfait, il faut attendre qu’ils se généralisent ! Chacun sait qu'aucun gouvernement ne multipliera par dix les moyens alloués aux services de soins palliatifs. En revanche, une prise de conscience forte et aiguë peut amener un certain nombre de soignants à consacrer plus de temps à cette partie des soins presque méprisée, car ne faisant pas partie de la catégorie « noble » du travail médical. On peut supposer, connaissant l'organisation des services hospitaliers, que si plus d'unités de soins palliatifs étaient mises en place, certains services feront le barrage à l'entrée pour éviter de recevoir certains malades ou s'en débarrasseront. Dans la réalité, en effet, c'est souvent ainsi que cela se passe : les services considèrent que tel malade ne relève pas de leurs compétences soit parce qu'il souffre d’une trop lourde pathologie, soit parce qu'il ne nécessite aucune compétence technique particulière. Le malade aboutira dans un service où il sera reçu comme un « sac poubelle », inattendu et non attendu et donc forcément rejeté, et il ne bénéficiera que de soins inadaptés. Si ces soins sont inadaptés, c'est parce que l'on ne fait jamais bien que ce qu’on a l'habitude de faire. Or, si les soignants ont l'habitude de ne faire que des soins techniques, il leur est difficile de faire de l'accompagnement humain.

Comment voyez-vous le rôle des unités de soins palliatifs dans une situation de fait idéale où, la pratique de l’accompagnement étant suffisamment généralisée et globalisée, chaque malade puisse, soit avoir à faire à un médecin suffisamment formé, soit être orienté vers un service de soins palliatifs si son état le nécessite ?

Mme Marie-Thérèse Garnier : Je partage tout à fait votre analyse de la situation. Je ne suis pas certaine qu'il faille ouvrir beaucoup plus de lits de soins palliatifs. En revanche, je crois beaucoup plus dans l'indispensable formation de toutes les équipes, quelles qu'elles soient et quel que soit leur lieu d'exercice. Cela me semble être le meilleur biais pour garantir, ou tenter de garantir, à chacun une fin de vie dans des conditions acceptables.

Néanmoins, il faudra toujours disposer de quelques lits de soins palliatifs car il existe des situations très complexes, très lourdes, ou d’isolement social plus ou moins total d’un malade ou des cas dans lesquels les familles ne supportent plus la situation à laquelle elles sont confrontées. La mort ne se passe pas toujours dans la sérénité et parfois, l'approche de la mort, loin d’apaiser certaines situations conflictuelles, ne fait que les raviver. Il arrive que les soignants se trouvent pris dans des imbroglios familiaux. Pour un malade en fin de vie, ce n'est pas l'idéal de voir sa famille se déchirer à son chevet. De telles situations, que je qualifierais de chronophages pour les équipes soignantes, tant hospitalières et privées, nécessitent de passer la main à des équipes élargies, qui disposeront de davantage de personnels pour donner le temps aux uns et aux autres, afin de les aider à cheminer autour de ce qui est train de se passer.

Il existe aussi des situations qui sont très difficiles à gérer médicalement parlant car elles demandent une spécificité et une expertise. Elles devraient aussi pouvoir relever de services de soins palliatifs.

Les services de soins palliatifs devraient, à mon sens, être aussi des lieux de recherche. Ils seraient la locomotive qui entraîne les autres équipes, qui diffuse des protocoles et constitue des sites de référence. On pourrait ainsi imaginer que l’on puisse obtenir un conseil téléphonique auprès d'un médecin d'un service de soins palliatifs hospitaliers. Cela se fait déjà, d’ailleurs. Ces services doivent accomplir un travail d’expertise et constituer un vivier de compétences qui permettent, de mener plus loin la réflexion, d’approfondir les connaissances et les diffuser ensuite aux autres soignants. Mais j’insiste : la formation de l'ensemble des soignants aux soins palliatifs reste incontournable.

Audition du Professeur Michel Dehan,
Chef du service de pédiatrie et réanimation néonatales à l'hôpital Antoine Béclère
de Clamart



(Procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui le Professeur Michel Dehan, Professeur de pédiatrie à la faculté de médecine du Kremlin-Bicêtre, Chef du service de pédiatrie et réanimation néonatale à l’hôpital Antoine Béclère, Directeur de la rédaction des Archives de pédiatrie, membre de la Société française de pédiatrie et membre de la Fédération nationale des pédiatres néonatalogistes. Le Professeur Dehan est également l’auteur de très nombreux ouvrages et articles parmi lesquels je citerai : « Réflexions sur les problèmes éthiques en réanimation néonatale et pédiatrique » (1988) ; « Réanimation du nouveau né : jusqu’ou aller ? » (1991) ; « Problèmes éthiques soulevés par la réanimation néonatale » (Médecins/Science – 1993 - n°9) ; « L’éthique et sa pratique en néonatalogie » (Themis Philosophie – PUF – 1997) ; « Renoncement thérapeutique, abstention thérapeutique, acharnement thérapeutique, conditions de l’accueil en institution » (Eléments pour un débat – Dossier de l’AP-HP – 1997) ; « Grands prématurés : enjeux éthiques de la décision en néonatalogie » (Fin de vie et pratiques soignantes, Espace éthique AP-HP – 2000) ; « Dilemmes éthiques de la période périnatale : recommandations pour les décisions de fin de vie » (Fédération nationale des pédiatres néonatalogistes – 2001) ; « Préserver la vie en préservant la qualité de vie » (2001).

Dans le cadre de la Mission sur l'accompagnement de la fin de la vie, nous avons déjà entendu des philosophes, des sociologues, des religieux et des représentants des obédiences maçonniques.

Nous abordons maintenant l'aspect médical de cet accompagnement, qui semble tout à fait particulier pour les nouveau-nés. Les médecins obstétriciens nous ont en effet indiqué que la loi sur l'interruption médicale de grossesse ne mentionnant pas clairement qu’elle est destinée à arrêter la vie du foetus, ils doivent de temps en temps, en infraction avec le Code pénal, donner la mort au nouveau-né.

Nous sommes partagés entre deux idées. D’une part, il est difficilement concevable de laisser la vie à un enfant, sachant qu’il est atteint d’une maladie incurable et qu’il sera handicapé de manière définitive, et d’en imposer la charge à des familles. D’autre part, comme tout un chacun, nous sommes attachés au principe du respect de la volonté du patient qui, dans le cas présent, comme chez les malades en réanimation, est impossible à solliciter. C'est dire avec quelle attention nous allons vous écouter, car vous êtes un des néonatologistes qui a le plus travaillé sur ce sujet en France.

Après un exposé d'une vingtaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Michel Dehan : Etant donné l'ambiguïté et la diversité des situations et le fait que je sais, par expérience, que beaucoup de personnes ne comprennent pas exactement ce que recouvre le domaine de la néonatologie, je serai didactique, afin de donner des bases sur lesquelles pourra s’engager la discussion.

Mon exposé développera trois points :

– une description de la néonatalogie en la liant à la périnatologie, qui concerne la période ante natale ;

– une présentation de quelques dilemmes éthiques, en particulier celui de l'arrêt de vie chez ces enfants, avec les questions et les repères professionnels que nous nous sommes fixés depuis déjà un certain nombre d'années ;

– quelques exemples de situations cliniques que nous rencontrons dans notre pratique.

La néonatologie est la médecine adaptée aux nouveau-nés âgés de moins de vingt-huit jours de vie. Cette notion de vingt-huit jours de vie est valable éventuellement pour les nouveau-nés à terme mais elle n’a plus grand sens quand il s’agit de grands prématurés. On pourrait dire que ce sont vingt-huit jours de vie, post-terme théorique. Certains enfants vont poser le même type de problèmes mais seront âgés de trois ou quatre mois, s'ils sont nés très prématurés.

Je vous rappelle l'importance du problème en France, sur le plan numérique. Sur les 800 000 naissances enregistrées annuellement, dont la plupart se font à terme, 7 % d'enfants naissent prématurément. Au premier regard, ce pourcentage est faible mais il représente néanmoins des milliers d'enfants, en particulier ceux qui naissent à moins de vingt-huit semaines d'âge gestationnel. Plus on raccourcit cette durée, plus on arrive à ce qu'on appelle la limite de la viabilité.

La plupart de ces enfants sont heureusement bien portants ou ne posent que des problèmes courants mais environ 3 à 5 % d'entre eux vont présenter des maladies graves ou des détresses vitales, qui vont obliger de les orienter vers des services de réanimation et de soins intensifs ou vers des services très spécialisés, de neurochirurgie ou de cardiologie par exemple.

M. le Président : Les pourcentages sur la morbidité que vous citez ne concernent-ils que les prématurés ?

M. Michel Dehan : Non, c'est un pourcentage global mais plus un enfant est prématuré, plus il aura besoin de ces soins de réanimation.

En ce qui concerne la mortalité des enfants nés vivants, elle est très faible en France, laquelle se situe dans la moyenne des pays européens. Elle est, avant la première semaine, de 2 pour 1 000 naissances vivantes et d’environ 1 pour 1 000, entre une semaine et un mois.

Cette mortalité, dans la moitié des cas, résulte d’une décision médicale. C'est une des caractéristiques de notre activité. La périnatologie est actuellement organisée à partir des décrets d'octobre 1998 qui ont transformé complètement le paysage des maternités et des services de réanimation et qui ont défini trois types de maternités, dont les deux suivants :

– des maternités à bas risques, où a priori les nouveau-nés ou les mamans ne souffrent pas de problèmes graves ;

– des maternités dites de « type 3 » où vont se concentrer toutes les pathologies graves de la mère et du foetus, avec des transferts in utero lorsque le risque a été repéré. C'est dans ces centres périnatals que vont se concentrer les décisions de vie et de mort des enfants.

Je voudrais indiquer qu’en tant que pédiatres, nous sommes très attachés à ces centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal. D'ailleurs, selon le décret de 1997 qui crée ces centres, leurs équipes doivent obligatoirement comprendre un pédiatre. Nous faisons le lien avec la partie anténatale, car il y a forcément une vie avant la naissance.

Les néonatologistes n’interviennent qu'après la naissance qui est, certes, un événement extrêmement important mais qui, pour nous, ne change pas la nature de l'être soigné. Il y a, en effet, une continuité biologique indiscutable entre le foetus et le nouveau-né.

Grâce aux progrès scientifiques et techniques, les diagnostics anténatals permettent maintenant de repérer les grossesses à hauts risques. Une collaboration obstétrico-pédiatrique est désormais indispensable pour que les prises en charge soient optimisées et pour avoir une cohérence d'intention et de discours auprès des femmes, à la fois sur le plan général mais aussi selon les cas particuliers.

Les principales maladies dont peuvent souffrir les nouveau-nés sont extrêmement nombreuses et variées. Il peut s’agir :

– des conséquences d'une asphyxie au moment de la naissance, avec des atteintes pluri-organes, en particulier au niveau cérébral ;

– de détresses respiratoires. Je vous rappelle que pendant toute la vie intra-utérine, l'enfant vit dans un milieu aquatique et qu'en quelques secondes, il doit s'adapter à une vie aérique. On comprend que, dès lors qu’un problème survient, il peut entraîner des détresses respiratoires dont le retentissement vital et cérébral peut être très important ;

– d’infections qui peuvent être très graves ;

– de malformations et de syndromes génétiques.

Chez les prématurés, nous retrouvons toutes ces pathologies avec, en plus, la conséquence de leur immaturité. Quand un enfant naît très prématuré, tous ses organes sont présents mais leur fonction peut être prise en défaut, ce qui, dans le cadre d’une adaptation à la vie extra-utérine, pose de grosses difficultés. Par ailleurs, un certain nombre d'enfants ont déjà subi in utero, des retards dans leur croissance, pour des raisons diverses, en particulier des foetopathies (rubéole ou toxémies gravidiques chez les mamans). Pour sauver l'enfant, nous sommes donc amenés à réaliser des extractions par césarienne, très tôt au cours de la grossesse, sinon il faut accepter la mort de ces enfants in utero.

(J’ouvre une parenthèse sur les difficultés spécifiques que nous posent les jumeaux, en particulier lorsque l'un est malade et l'autre pas. Nous sommes confrontés à deux types de décision : soit privilégier celui qui n'est pas malade au risque d'augmenter la souffrance de celui qui est malade, soit prendre le risque d'extraire celui qui est malade, au risque d’entraîner la prématurité chez celui qui est sain. Pour nous, ce sont des problèmes très difficiles).

De plus, les prématurés sont beaucoup plus sensibles que les autres enfants aux lésions cérébrales, qu'elles soient d'origines anoxique ou autre.

En dehors de ces problèmes de maladies aiguës, les prématurés peuvent souffrir de séquelles qui peuvent être de nature respiratoire, cardiaque, digestive, voire esthétique. Toutefois, celles que l'on craindra le plus sont les séquelles neuro-développementales qui peuvent aboutir à des incapacités fonctionnelles plus ou moins importantes, et donc être sources de handicap. Et c’est autour de ce handicap que des problèmes vont se poser. Quelques photos pour vous aider à appréhender diverses situations de lésions cérébrales :

– Cette première photo vous montre une image du cerveau pris de profil, d’un enfant né à terme, où l’on constate une destruction quasi complète de toute la partie antérieure d'origine anoxique. On comprend que ces enfants, en survie artificielle ou autonome sur le plan respiratoire, souffriront de séquelles très graves ultérieurement et qu’ils nous poseront de grandes difficultés.

– Cette autre image du cerveau, prise de façon transversale, vous montre une destruction importante, avec des ventricules très dilatés et des hémorragies substantielles, sources également de séquelles.

– Cette dernière image vous montre des séquelles que l'on craint chez les prématurés, qui sont des leucomalacies périventriculaires, c'est-à-dire une destruction nécrotique de la substance blanche cérébrale. Ces trous noirs que vous apercevez, vont être la source des handicaps que l’on observe chez les anciens prématurés.

Comme je suis un praticien de terrain, je vais maintenant vous exposer les traitements et les soins que l'on peut apporter à ces enfants en période aiguë, en illustrant mes propos des photos suivantes :

– Plus les enfants sont malades, plus ils sont petits et plus il sera nécessaire d’utiliser des équipements, en particulier des couveuses et des appareils de ventilation artificielle. Cette photo vous montre un enfant installé dans sa couveuse. Il est relié au respirateur par un petit tuyau qui, passé par le nez, rejoint le poumon par l'intermédiaire de la trachée. Il a dans son ombilic, un cathéter qui va permettre, par l'intermédiaire de pompes à perfusion, de lui donner tous les nutriments dont il a besoin. On lui passe une sonde dans l’estomac, par voie buccale, à la fois pour évacuer les gaz et pour pouvoir, petit à petit, l'alimenter. L’enfant est sous observation continue au moyen d’une électrode qui, installée au niveau de son pied, permet de mesurer sa saturation en permanence.

– Ce moniteur fonctionne 24 heures sur 24 mais il ne remplace pas pour autant la surveillance humaine, en particulier infirmière.

– Lorsque l'on peut atténuer les soins, on va pouvoir extuber l'enfant, c'est-à-dire enlever la sonde qui était dans son poumon et la remplacer par un petit masque étanche, lui aussi relié à un appareil, qui va permettre à l'enfant d’acquérir une certaine autonomie ventilatoire. Ensuite, pour éviter tous ces soins invasifs, on va lui mettre des petites sondes d'oxygène pour qu'il ne souffre pas.

– Un autre problème auquel nous sommes confrontés, en particulier chez les très grands prématurés, est lié à la nutrition, la perfusion, l'hydratation. Nous ne pouvons pas laisser un cathéter dans l'ombilic pendant une trop longue période car ce sont de gros cathéters. C’est pourquoi, au bout du troisième ou du quatrième jour, il sera remplacé par un cathéter très fin qui, à travers une aiguille, est passé dans une veine périphérique et poussé jusqu'au niveau du coeur, de façon à procéder à des nutritions parentérales totales. Mais très vite, nous essaierons de passer à une alimentation par voie gastrique, par l'intermédiaire de la sonde que j’ai évoquée tout à l’heure, afin d’apprendre aux bébés à avoir une succion/déglutition qui leur permettra, une fois qu'ils seront stabilisés sur le plan respiratoire, de pouvoir s'alimenter de façon autonome.

– Tous les soins apportés aux nouveau-nés doivent être entourés de précautions d'asepsie extrêmement rigoureuses. En effet, ces enfants sont soumis à des risques d'infections nosocomiales très fréquentes, du fait qu’ils n'ont pas toutes les capacités de défense immunitaire que l'on acquiert progressivement dans la vie.

– Une autre particularité est d’essayer de les bouger le moins possible, c'est-à-dire d’effectuer tous les examens, notamment les examens complémentaires, en apportant les appareils nécessaires (ici un appareil d’électro-encéphalogramme) au lit même de l’enfant.

– Les traitements que subit l’enfant sont agressifs (et d'autant plus agressifs que l'enfant est petit et malade) mais ils sont absolument obligatoires. Sur cette photo, il s’agit de la mise en place de la sonde qui va relier l'enfant au ventilateur. Sur cette autre photo, ce sont les soins de kinésithérapie qui sont indispensables parce que ces enfants n'ont pas les capacités de toux habituelles. Ce sont des soins que l'on effectue au moins trois fois par jour. Nous devons également leur faire des piqûres.

– Par rapport à ces soins agressifs, nous avons développé des grilles qui permettent aux infirmières de relever, trois fois par jour, des scores de douleur qui vont nous amener à prescrire divers médicaments. Malheureusement, ces grilles n’ont été mises en place que depuis quelques années seulement, car autrefois, on nous apprenait que les enfants ne souffraient pas, ce qui était une erreur fondamentale. Maintenant, nous avons recours à des analgésiques puissants, y compris à la morphine, pour ces enfants.

– Toutefois, rien ne remplace le contact humain. Sur cette photo, vous voyez une infirmière qui, après avoir placé une aiguille dans une veine du poignet de l'enfant, va le réconforter par des caresses et par la voix, puisque ces enfants, même très prématurés, ont toutes les capacités sensorielles pour communiquer avec l'extérieur. Il faut donc leur apporter, en dehors de toutes ces agressions, des relations plus douces et plus humaines.

– Un autre aspect sur lequel nous avons beaucoup travaillé est celui de l'installation des enfants. Chacun sait que quand on est malade et que l’on est mal installé dans un lit, on prend des mauvaises positions qui peuvent être douloureuses. Notre but a été de rechercher pour ces enfants les meilleures postures possibles. Nous avons également le souci de leur donner ce que les enfants bien portants vivent au quotidien. Sur cette photo, vous voyez un enfant qui prend son bain : il a été opéré et il porte encore un cathéter de nutrition parentérale. C'est un enfant qui est vivant et qui a des échanges de regard importants. Il est primordial de privilégier le développement psychique de ces enfants, malgré leurs longs séjours en réanimation.

– Pour développer ce psychisme et cette relation humaine avec l'extérieur, rien ne remplace la présence des parents. C’est pourquoi nos services leur sont ouverts 24 heures sur 24. Sur cette photo, une maman prend contact avec son bébé. C'est toujours un aspect extrêmement émouvant de voir ces mamans qui s'approchent très précautionneusement de leur bébé. Nous favorisons ce que l’on appelle le « peau à peau » et nous essayons d'impliquer le papa, même lorsque les enfants sont très malades, de sorte qu'il n'y ait pas de rupture à l'intérieur du couple, et que ce soit vraiment l'enfant de ce couple et non pas l'enfant des médecins.

J'aborde maintenant les problèmes qui nous taraudent. Je les ai synthétisés sous la forme de six questions :

1) A-t-on le droit de fixer des limites à nos interventions thérapeutiques ? Et quelles limites : l’âge gestationnel, le poids de naissance, la gravité, – mais comment la définir ? –, voire les coûts si la société n'est plus en mesure de prendre en charge la totalité des patients ?

2) A-t-on le droit de limiter les soins curatifs ? Devons-nous accueillir des enfants en précisant que les soins prodigués seront uniquement palliatifs et n’iront pas au-delà ? Ou bien, si des traitements curatifs, de réanimation en particulier, ont déjà été commencés, sommes-nous autorisés et dans quelles conditions, à les arrêter ? Que faire s’il s'avère que, compte tenu de la situation ultérieure de l'enfant, ces soins s’apparenteraient à de l’acharnement thérapeutique ?

3) Qu'est-ce qui pousse actuellement notre société à préférer la mort à une survie avec des handicaps graves ? Quelle est la valeur de la personne handicapée dans notre société ? Toute personne handicapée n'a-t-elle pas non plus sa dignité ? Nous savons que notre société n'est pas très ouverte aux personnes handicapées. Sur un plan plus individuel et plus humain, quels sont les critères qui nous permettent d'apprécier la qualité d'une vie ?

4) Qui doit décider ? Les parents ? L'équipe médicale ? Des comités d'éthique ? Eventuellement la société, par des règles et des lois ? Et sur quels critères ? Doivent-ils être des critères médicaux, alors qu'il reste toujours une incertitude dans les pronostics des médecins, malgré les progrès réalisés notamment dans l'imagerie cérébrale ?

5) Quels sont les moyens mis à notre disposition ? Ces moyens sont forcément limités en termes de coûts. A cet égard, nous sommes très préoccupés, actuellement, dans le domaine de la réanimation néonatale (et tout particulièrement en Ile-de-France), par l'insuffisance de nos moyens. Encore la semaine dernière, nous avons été obligés de transférer des enfants à Rouen, en raison d’un manque de lits sur la région parisienne. Dans mon service, nous avons dû au mois de décembre, transférer neuf enfants en dehors de notre service et de l'hôpital, parce que nous n'avions plus la possibilité de les y accueillir. Nous assistons à un chassé-croisé constant avec les services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) pédiatriques pour essayer de trouver des places pour ces enfants.

Dans ce contexte, quelle est la place des facteurs psychosociaux ? En d'autres termes, un grand prématuré, qui naît d'un couple bulgare réfugié politique, a-t-il les mêmes droits qu'un enfant qui va naître dans un couple mieux inséré dans la société ? Je voudrais déjà vous préciser qu'environ 25 % des familles dont nous accueillons les enfants, sont en situation de grande précarité psychosociale. C'est un vrai problème. Ces enfants, issus de familles en difficulté, ont-ils les mêmes droits que les autres enfants ?

6) Les foetus et les nouveau-nés ont-ils les mêmes droits ?

Avant de passer aux principes que nous essayons de respecter au niveau professionnel, je voudrais vous présenter quelques notions sur les étapes de notre réflexion, en distinguant deux périodes. Avant de pouvoir bénéficier des progrès apportés par toutes les nouvelles techniques, tant en anténatal qu'en postnatal, c'était le fatalisme qui prévalait et les parents étaient totalement isolés. Il n'y avait aucune résonance sur le plan médical. Comme les médecins ne pouvaient pas soigner, ils se sentaient déchargés de toute responsabilité. La mortalité des enfants était alors très importante.

Depuis le développement de toutes ces techniques de médecine foetale et de réanimation néonatale, des colloques ont été organisés, des enquêtes, des articles, des travaux universitaires et des livres ont été publiés. En 1997, nous avions sollicité l’avis du Comité consultatif national d'éthique sur les décisions de fin de vie chez les nouveau-nés. A cet égard, le Comité, en 2000, a produit le rapport n° 65.

La Fédération nationale des pédiatres néonatologistes a, quasiment dans le même temps, édité, dans sa revue de référence, « Les Archives de pédiatrie », un texte de recommandations pour ces décisions de fin de vie en néonatologie. Il y a trois semaines, lors d'une réunion de cette fédération nationale, j'ai expliqué à mes collègues que j'allais être auditionné par votre mission ; par conséquent, je m'exprimerai en tant que porte-parole des néonatologistes français.

Condamnés à prendre des décisions pour ces enfants qui arrivent dans nos services, nous nous sommes fixés les principes éthiques suivants :

– Le premier principe, qui constitue le socle de tout le reste du raisonnement, c'est que les foetus et les nouveau-nés sont nos patients, indépendamment de leur différence de statut moral ou juridique, puisque le foetus n'a pas de personnalité juridique. Nous considérons que la naissance est certes un événement tout à fait important sur le plan biologique mais qu’elle ne change pas la nature de l'être que nous avons à soigner. Notre objectif médical principal est d'avoir un a priori de vie chez nos patients et non pas un a priori de mort. Lorsqu'un enfant est en détresse vitale, qu'il soit petit, gros, ou mal formé, a priori nous allons essayer de lui apporter assistance à personne en danger en mettant en place une réanimation d'attente. Il s’agit de transférer l'enfant dans le service le plus adapté possible à son cas, puis de le réanimer, le temps de parvenir à formuler un pronostic, le plus précis possible.

– Le deuxième principe sur lequel nous nous fondons, correspond à une éthique de la responsabilité. Pour chaque cas, nous allons nous poser le problème de la décision médicale individualisée, réfléchie et assumée, en donnant l’information la plus transparente possible aux parents et en privilégiant la relation humaine. Je précise que nous estimons, pour diverses raisons, que les décisions de vie ou de mort doivent rester dans le cadre d'une responsabilité médicale. Dans ce cadre, nous nous engageons à organiser, à titre individuel, un suivi médico-psychologique, puisque nous allons prendre la responsabilité de décisions importantes, éventuellement en accord avec l'obstétricien, s’il y a eu par exemple une césarienne. Par conséquent, pour savoir comment évoluent ces enfants, nous nous engageons dans un suivi à moyen terme.

– Le troisième principe, c'est que nous donnons la priorité à l'intérêt des enfants dont nous devenons l'avocat. Notre objectif sera de les protéger contre toutes les pressions qui risqueraient d'être dommageables, qu'elles proviennent des parents, de professionnels ou de la société. En faisant cela, nous appliquons le principe de bienfaisance. Cela peut sembler évident mais pendant des millénaires, les médecins ne se sont pas préoccupés des nouveau-nés, dont la mortalité était considérable. Elle l'est d’ailleurs toujours dans les pays dits en voie de développement où elle est quinze ou vingt fois plus élevée qu'en France.

En revanche, comme l'intérêt de l'enfant est notre priorité, démarrer une réanimation ne va pas forcément impliquer sa poursuite si nous jugeons qu'elle est ultérieurement préjudiciable pour la vie de cet enfant. Nous appliquons là le principe de non malfaisance. En cas de risques de handicaps très sévères, nous pouvons considérer que cette réanimation d'attente n'a plus lieu d'être et qu'il vaut mieux l'arrêter.

– J'en arrive au dernier principe. Pour aborder ces problèmes difficiles, nous avons mis en place des règles sur la discussion du dossier, la prise de décision, l'information et l'accompagnement.

Le but de la discussion est d'établir les données médicales les plus objectives possibles, de façon à permettre le pronostic le plus rigoureux, à inscrire ces données médicales dans le contexte singulier de la famille elle-même et de l'histoire de l'enfant et de sa famille et à tenir compte des dires des parents et de leur culture. Cette discussion se fait de façon tout à fait informelle : on prend le temps de réunir l'ensemble de l'équipe dans une petite salle, afin que tous puissent participer et enrichir la discussion dont les résultats sont consignés dans un dossier. Ensuite, nous aboutissons à une décision qui ne doit jamais être prise ni dans l'urgence ni par un médecin seul ; partagée, collégiale, elle est, in fine, prise par les « seniors ». Nous ne demanderons jamais à un jeune interne de prendre une décision de vie ou de mort mais il aura participé à la discussion, donné son opinion, tout comme les infirmières. Si un désaccord ou un doute subsistent, en particulier sur un arrêt de ventilation artificielle, la décision est différée. Cette décision, une fois prise, est inscrite dans le dossier médical.

Se pose le problème de l'information des parents. C'est une obligation légale et déontologique mais c'est aussi pour nous, un acte de soins qui consiste à nous rapprocher des parents pour leur expliquer la gravité de la situation et à établir un climat de confiance, de telle façon qu'il y ait une sorte de transfert de responsabilité. Dans la plupart des cas, nous avons affaire à des couples jeunes, dont 25 % sont dans des situations de grande précarité. Il y a un aspect émotionnel considérable, en particulier lorsque la maman est aussi malade, ce qui est souvent le cas, car elle peut avoir subi une césarienne, avoir été victime d'une toxémie, de convulsions, etc. Au regard de cette situation, il est compréhensible que l’on ne puisse pas imposer la prise de décision à ces parents. Notre but va être d’essayer de leur faire partager et de recevoir leur adhésion au projet envisagé par l'équipe médicale. C'est dans ce cadre qu’intervient ce partage de responsabilité. Cela demande beaucoup de temps, une formation très particulière et un médecin référent que, dans les plus brefs délais, nous désignons, dans chacune des équipes (porte-parole de l'équipe auprès des parents, il doit faire le lien entre eux et l'équipe).

L'accompagnement de l'enfant tentera d'assurer son confort, d'éviter toute souffrance et de créer un environnement humain. L’accompagnement des parents se manifestera par le droit d’être 24 heures sur 24, auprès de leur enfant, par des informations répétées pour qu'ils aient une parfaite compréhension de la situation et par l'organisation d'une écoute et d’un soutien psychologique, si nécessaire. Ce processus nécessite une très grande disponibilité. Quant à l'équipe, son accompagnement se fera par le biais d’un groupe de parole, le temps de formation nécessaire et le rôle des psychologues.

En cas de décision de décès, nous favorisons la présence des parents, les rituels religieux et les obsèques. Nous aurons aussi ultérieurement, des entretiens à distance pour aider les parents à faire leur deuil. Dans mon équipe, les décès se font, dans la grande majorité des cas (sauf urgence), en présence des parents. Le bébé décède dans les bras du papa ou de la maman, selon leur volonté, comme cela se passait autrefois, lorsque ces enfants mouraient à domicile (avant que les équipes médicales ne prennent en charge les enfants).

Quelles sont les difficultés ? Du coté des parents, c’est un bouleversement émotionnel augmenté le plus souvent chez les mamans d’un sentiment de culpabilité, parce qu’elles se reprochent d’avoir, pendant leur grossesse, fumé, voyagé, fait ceci ou cela … Inversement, dans un certain nombre de cas, nous constatons de la part des parents dont le bouleversement est trop fort, un déni total. Les difficultés viennent aussi des incompréhensions linguistiques ou des différences culturelles. Dans certains cas, des parents, en opposition avec la démarche de l’équipe médicale deviennent extrêmement agressifs, voire suspicieux de ce qui se passe. Enfin, un dernier problème peut être l’éloignement du domicile des parents, certains centres de niveau 3 n’étant organisés qu’au niveau régional.

Pour ce qui est des équipes, je ne suis pas certain que toutes les procédures soient respectées à la lettre, en tout cas dans leur esprit, dans tous les services. Nous réfléchissons actuellement, à l’aide d’un programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) sur une étude qui permettrait une évaluation du respect de ces procédures.

Je vous cite les différents problèmes qui peuvent se poser. Les médecins ne sont pas toujours disponibles, malgré les quarante-huit heures légales et le fait de travailler en moyenne 70 heures. Par ailleurs, il y a indiscutablement, en particulier au niveau des jeunes médecins, voire des chefs de clinique, une insuffisance de formation sur les plans psychologique et relationnel.

Nous sommes également confrontés au problème des retransferts. Nous allons accueillir des enfants dans le cadre d’une réanimation, puis dès qu'ils seront un peu autonomes, ils seront confiés à un autre service, d'où s’ensuit un changement d'équipe, voire de discours car les équipes n'ont pas toujours la même façon d’envisager les choses.

Nous nous efforçons de suivre les enfants à long terme mais nous n'avons pas de moyens spécifiques pour le faire. Malheureusement, en moyenne, nous ne suivons que 50 % des enfants qui sortent de nos services, sans savoir ce que deviennent les autres 50 %.

J’en arrive au risque médico-légal qui pèse lourdement sur les médecins et qui a fait que, pendant très longtemps, ils ont travaillé en toute discrétion, voire dans la clandestinité la plus totale, avec un sentiment fort de culpabilité. Très souvent, des collègues ont travaillé dans le mensonge, vis-à-vis d'autres pairs ou vis-à-vis des parents. C'est un lourd handicap. S'agissant d'exemples de situations cliniques, j'en ai retenu quatre qui sont démonstratifs de ce que je viens de vous exposer de façon générale.

1) L'une des situations les plus fréquentes est l'arrêt du respirateur, lorsque le pronostic est jugé désespéré. Mais le problème de l'arrêt est particulièrement difficile. En effet, quand on arrête un respirateur chez un enfant qui en dépend pour sa survie, l'enfant ne va pas mourir tout de suite. Pendant plusieurs heures, il risque de « gasper », c'est-à-dire d'avoir des mouvements respiratoires dans le cadre d'une anoxie grave, jusqu'à ce que le coeur s'arrête. Or le coeur des petits est très résistant. Je vous rappelle que in utero, la Po2 (pression en oxygène) est environ trois fois inférieure à celle après la naissance. Pour éviter cette situation, intolérable sur le plan humain pour l'enfant, les parents, et les équipes, nous sommes obligés de recourir à des anesthésiques puissants, de telle façon que l'enfant meure au moment où on arrête le respirateur. C'est une première notion que nous avons essayé de bien expliquer à tous ceux qui nous ont contactés. Dès lors qu'il y a arrêt de la machine, il est nécessaire d'injecter des drogues.

M. le Président : La situation est différente chez l'adulte. Très généralement, lorsque l'on détube le patient et que l'on procède à la sédation, la mort survient dans les heures, voire dans les quelques jours qui suivent. Cette agonie est presque considérée par les psychiatres, les psychologues et les réanimateurs comme étant l'évolution naturelle vers la mort. Dans le cas des enfants, les produits anesthésiques induisent immédiatement la mort, dès l'arrêt du respirateur ?

M. Michel Dehan : Oui.

M. le Président : En fait, c'est un acte euthanasique.

M. Michel Dehan : Je ne sais pas ce que l'on met derrière le mot euthanasie mais je vous explique comment nous procédons. Sans parler la langue de bois, il est absolument intolérable de voir un enfant « gasper » pendant des heures dans sa couveuse. C'est insupportable pour les parents, notamment pour les mamans qui craquent à de tels instants et pour l'équipe soignante. En revanche, l’administration de produits anesthésiques puissants avant l'arrêt du respirateur, conduit l'enfant vers une mort douce, dans les bras ou en peau à peau avec la maman. Lorsque l'enfant aura été sédaté avant l'arrêt de la machine, il aura certes quelques battements cardiaques mais il n'aura pas les yeux exorbités ni une respiration « gaspante ». C'est quand même beaucoup moins douloureux pour la maman car la mort de son enfant est quasi immédiate. Cette étape de la sédation permet aux parents d'accompagner leur enfant lors de ses derniers instants et, éventuellement ensuite, lorsqu'ils le peuvent, de procéder aux différents rituels de toilette sur le corps de l'enfant. Nous leur laissons tout le temps qu'il faut pour baigner l'enfant, l'habiller. Sinon c'est une situation intolérable.

M. le Président : Lors de nos rencontres avec des obstétriciens et des philosophes, nous avons évoqué l'époque où, lorsqu'une telle situation se présentait, les parents n'établissaient aucun contact de peau à peau avec leur enfant et, ainsi, ne se l'appropriaient pas avant de s'en séparer. La séparation immédiate était considérée alors comme étant plus humaine. Aujourd'hui, est-il consensuellement admis que ce contact de peau à peau est nécessaire pour que les parents acceptent la mort, y compris ce rituel qui suit pour qu'il y ait un deuil possible ?

M. Michel Dehan : Oui, il doit y avoir cette appropriation pour que cet enfant qui a existé, fasse partie de l'histoire familiale. Notre époque diffère totalement d’autrefois. Les grossesses sont programmées, il y a un désir d'enfant, sans compter le suivi de grossesse très particulier en France, avec des échographies répétées. Dans l'album de famille, vous trouvez maintenant les premières échographies. Les mamans ont vu le coeur, éventuellement le sexe de leur enfant. Il y a le suivi de grossesse de type psychologique avec ces tendances à l’haptonomie où les parents établissent un contact direct avec le bébé au travers du ventre de la maman. Donc cet enfant a indiscutablement une existence anténatale.

M. le Président : Etes-vous d'accord pour dire qu'il y a eu une évolution forte ? En effet, auparavant, on annonçait à la mère que l'enfant était mort à la naissance mais elle ne le voyait jamais.

M. Michel Dehan : Tout à fait. L'expérience nous a montré que c'était une erreur fondamentale. Je vais vous en donner un exemple à travers un cas que j'ai eu à connaître personnellement, il y a environ trois ans. J'étais dans mon bureau, quand la surveillante des urgences d'adultes de mon hôpital m'appelle pour me dire qu'une femme est en pleurs dans son service et veut obtenir des informations sur la mort de son bébé qui s'est produite vingt ans auparavant. Je fais sortir le dossier en question et demande à la surveillante de m’adresser l’intéressée.

En fait, cette maman marocaine, qui vit maintenant dans le nord de Paris, avait subi une césarienne à terme pour une souffrance foetale, sinon l'enfant allait mourir in utero. L'enfant, né en état de mort apparente, avait été réanimé, puis transféré par le SMUR dans mon service. Malheureusement, les lésions cérébrales étant irréversibles, il était mort trois jours plus tard. Hospitalisée à Bichat, cette maman n'avait donc jamais vu son enfant. Notre seul contact avait été le papa, qui avait essayé de protéger sa femme en lui disant que l'enfant était mort très vite et que l'on n'avait rien pu faire. Ce couple de Marocains musulmans a eu deux autres enfants par la suite. Lorsque le dernier enfant a eu 18 ans, s’est tenue une sorte de conseil de famille. Les deux enfants ont alors dit à leur mère qu'ils voulaient savoir ce qui était arrivé à leur frère aîné. Cette femme est venue par ses propres moyens jusqu'à nos services, sans prévenir personne, parce qu'elle et sa famille voulaient savoir ce qui s'était passé à ce moment-là. J'ai pu le lui expliquer grâce au dossier. En effet, nous gardons tous les dossiers car, par expérience, nous savons que des parents peuvent nous téléphoner à cinq heures du matin pour nous demander des informations sur la mort de leur enfant, survenue cinq ans auparavant.

La mort d'un bébé est une blessure indélébile, elle doit être verbalisée et socialement vécue pour que les parents, en particulier la maman, inscrivent, sur le plan affectif, cet événement dans l'histoire familiale.

Pour terminer mon anecdote, la maman, timidement, m'a ensuite demandé de lui écrire une lettre qu'elle voulait remettre à ses enfants pour témoigner de sa venue à l'hôpital. J'ai donc rédigé ce courrier. C'est une anecdote qui prouve qu'il est important de ritualiser, d'une certaine manière, la mort de ces bébés.

Pour en revenir à l'arrêt du respirateur, nous sommes confrontés actuellement à un problème qui est le suivant, notamment chez les prématurés. Nous disposons de possibilités thérapeutiques qui permettent de guérir très rapidement les maladies respiratoires, parfois en moins d'une semaine. Inversement, nous n'avons pas la possibilité de repérer les lésions neurologiques (par les échographies, les IRM, etc … ), avant trois semaines de vie. Il y a donc un laps de temps entre la guérison de la maladie vitale et l'apparition des lésions neurologiques qui vont être source de handicaps. Confrontées à de tels cas, les équipes peuvent opter pour deux solutions : elles peuvent maintenir artificiellement le tube alors que l'enfant n'en a pas besoin, jusqu'à ce que les lésions soient suffisamment importantes pour qu'elles puissent décider, symboliquement, de l'arrêt de la machine (nous revenons là, à la situation qui prévalait auparavant) ; ou bien elles peuvent considérer qu'il n'est pas éthique de continuer à faire souffrir un enfant avec un tube dans la trachée, des mouvements de kinésithérapie respiratoire, des aspirations, etc … alors qu'il n'en a pas besoin. Mon service ayant choisi cette dernière position, nous avons donc découplé le fait que l'enfant soit en support vital, de la décision d'arrêt de vie. Nous sommes amenés, chez des enfants qui sont autonomes sur le plan respiratoire, à nous poser les mêmes questions d'arrêt de vie mais de façon encore plus délibérée, car nous sommes obligés de leur administrer des médicaments sans avoir à arrêter un respirateur. Ceci montre la progression qu'il y a par rapport à ces situations de détresse respiratoire.

Que faire pour ces enfants qui sont autonomes sur le plan ventilatoire mais qui ont des lésions cérébrales graves ? C'est la question que nous avons posée au Comité consultatif national d'éthique en 1997.

M. le Président : Aujourd'hui, avec les techniques IRM, après trois semaines de maturation cérébrale, on parvient à déterminer si les lésions sont irréversibles ou pas. Quel est alors le degré de fiabilité de l'IRM ?

M. Michel Dehan : Je peux vous répondre en termes de types d'images mais non pas en termes de chiffres. Quand le cerveau est détruit des deux côtés, nous sommes sûrs que le pronostic est absolument catastrophique. Inversement, certaines images semblent rassurantes, en particulier des IRM normales mais dans environ 10 % des cas, elles sont faussement normales et ne permettent pas d’identifier des lésions qui risquent d’entraîner des séquelles moins graves. Puis il y a la situation intermédiaire, c'est-à-dire des images qui montrent une source évidente de handicaps mais dont on ne peut pas prévoir la gravité. En pratique, dans ces cas très difficiles, nous tenons beaucoup compte de la situation des parents.

M. le Président : Est-ce la majorité des cas ?

M. Michel Dehan : Non. Fort heureusement, actuellement la majorité des enfants ont des IRM normales. Les deux autres cas, se partagent entre deux tiers de lésions très graves et un tiers de lésions intermédiaires.

M. le Président : Cela signifie qu'il y a à peine 10 % de situations douteuses.

M. Michel Dehan : Oui, on pourrait dire cela, environ 10 à 20 %. Mais cela dépend des équipes et des malades, parce que la fiabilité ne sera peut-être pas tout à fait la même chez des enfants à terme que chez des prématurés.

M. le Président : Lorsque j'exerçais encore, le médecin était dans une incertitude totale par rapport à son diagnostic, puisque l'IRM n'apportait pas de réponse avant un certain temps. Il fallait même parfois attendre que l'enfant atteigne l'âge d'un an pour pouvoir faire un diagnostic définitif.

M. Michel Dehan : Nos attitudes ont évolué en fonction des progrès techniques accomplis. Pendant très longtemps, il n'y a eu aucune imagerie cérébrale, puis il y a eu l'échographie, maintenant les IRM, demain les IRM fonctionnelles. Ce sont ces progrès qui font aussi que nous voulons suivre nos cohortes d'enfants pour pouvoir, en parallèle, adapter nos attitudes.

2) Le deuxième exemple est le paradigme qui résume les six questions essentielles et qui concerne les enfants qui naissent aux limites de la viabilité. Actuellement, selon la loi, les enfants ayant atteint vingt-deux semaines de gestation ou pesant 500 grammes, s'ils sont vivants et viables, peuvent être déclarés à l'état civil. Si l'enfant décède par la suite, il aura un acte de naissance et un acte de décès et sera inscrit sur le livret de famille.

En fait, il existe une variabilité physiologique habituelle et donc un continuum entre vingt-deux et vingt-quatre semaines. Les résultats relatifs à la viabilité peuvent être déterminants par rapport aux décisions que l'on prendra. Nous avons constaté qu’actuellement :

– A vingt-deux semaines, la mortalité est de l'ordre de 90 à 100 %. Quant aux séquelles, nous n'avons pas suffisamment de survivants pour pouvoir vraiment en apprécier le nombre.

– Entre vingt-trois et vingt-quatre semaines, on enregistre déjà d'énormes variations, puisque la mortalité oscille de 50 à 90 %, selon les équipes et selon les périodes et que les séquelles dites modérées à sévères vont du simple au double, de 20 à 40 %. Je voudrais insister sur ce dernier point pour vous montrer le risque qu'il y a de fixer, de façon précise, un âge gestationnel, alors que la fourchette est très importante. De plus, faut-il considérer qu'un chiffre est plus éthique qu'un autre ? En médecine, c'est l'individu qui compte sur le plan de notre comportement médical.

– A vingt-cinq et vingt-six semaines, les mortalités (20 à 50 %) et les séquelles (10 à 25 %) sont bien moindres.

Il faut aussi considérer deux situations différentes, in utero et anténatale. Lorsque l'enfant est in utero, le problème est de savoir s'il faut ou non pratiquer une césarienne de sauvetage foetal. Quand c'est la mère qui est à risque vital, on pratique la césarienne, puis nous recueillons l'enfant en essayant de faire le mieux possible. Mais quand le foetus lui-même est menacé, à quel terme va-t-on prendre la décision de pratiquer la césarienne ? L'obstétricien va se retourner vers les néonatologistes pour savoir ce que nous pouvons faire pour l'enfant. Or le problème est que la détermination de l'âge gestationnel la plus précise possible, varie de plus ou moins quatre jours. Pour le poids de naissance, c'est pareil, il varie de plus ou moins 15 à 20 %. Le fait de fixer des limites peut donc entraîner des erreurs radicales. On peut imaginer que, dans un certain nombre de cas, on laissera mourir un enfant qui pèsera 750 grammes et qui sera à vingt-cinq semaines, alors qu'il aurait eu 85 % de chances de survie.

L'autre situation qui peut se poser se situe après la naissance. Faut-il réanimer systématiquement « tout ce qui est vivant » ? Actuellement, trois stratégies sont suivies dans le monde :

– La stratégie dite du tout traitement est celle qui prévaut aux Etats-Unis, pour des raisons essentiellement médico-légales. Les obstétriciens pratiquent des césariennes très tôt, dès vingt-quatre semaines, au risque de compromettre l'avenir obstétrical de la maman. En effet, plus on fait une césarienne tôt, plus le risque est important pour l'utérus et donc pour les grossesses ultérieures. Les médecins réaniment également systématiquement les bébés dès vingt-deux semaines, jusqu'à ce que mort s'ensuive. En d'autres termes, ils ne font pratiquement aucun arrêt et connaissent des problèmes majeurs.

– La stratégie statistique prévaut essentiellement dans les pays nordiques, en Suède et en Hollande. En se basant sur des statistiques, les médecins vont énoncer que les résultats sont mauvais à tel terme. Par conséquent, ils ne pratiquent pas de césarienne avant vingt-six semaines et ne réaniment pas les enfants qui naissent spontanément à moins de vingt-quatre semaines. Ces enfants ne bénéficient que de soins palliatifs jusqu’au moment de leur décès.

– La stratégie dite individualisée est celle que nous appliquons. Un de nos grands principes est de raisonner au cas par cas, en tenant compte de tous les facteurs, médicaux et environnementaux. Par exemple, nous n'aurons pas le même raisonnement pour un enfant qui va naître dans un centre comme le mien et pour un enfant qui va naître dans une clinique de type 1, où aucun spécialiste ne peut le prendre en charge. Certains traitements, à base de corticoïdes, sont administrés en anténatal afin d'accélérer la maturation des enfants prématurés. Par conséquent, un enfant qui en aura reçu, aura beaucoup plus de chances qu'un enfant qui n'en aura pas reçu, etc ... Nous individualisons la décision, sans nous baser sur un repère statistique ou systématique. Ensuite nous entrons dans le processus que je vous ai décrit, c'est-à-dire tenter d'abord la vie, puis l'arrêter si les lésions cérébrales s'avèrent trop importantes.

L'avantage de notre stratégie est que la mère est reconnue en tant que mère. Comme des équipes médicales se sont préoccupées de son enfant, elle sait qu'elle a été mère ; alors que si on gomme cet enfant, en le déclarant ou pas, cette maman qui aura désiré une grossesse et senti son bébé bouger dans son ventre, va se retrouver devant un vide complet et ne pourra pas faire son deuil dans de telles conditions. Par ailleurs, cette stratégie renforce la cohésion des équipes obstétricales et pédiatriques. En effet, le pédiatre sait que l'obstétricien n'abandonnera pas un foetus qui peut être sauvé. Inversement, l'obstétricien saura que nous ne réanimerons pas systématiquement des enfants qui risquent de souffrir de graves handicaps. C'est la cohérence d'intention au sein des équipes.

Un autre facteur important est le fait de ne pas se fixer a priori de limites, ce qui favorise les progrès médicaux. Dès lors que vous vous bloquez en indiquant que vous n'irez pas au-delà, vous ne progresserez jamais. Sur un plan éthique et professionnel, c'est très important. Dans le domaine de la néonatologie, nous avons fait d'énormes progrès. Les résultats que nous enregistrons actuellement sur les vingt-six à vingt-huit semaines sont ceux que nous avions, il y a vingt ans, sur les trente-deux semaines. Nous sauvons beaucoup d'enfants que l'on laissait mourir autrefois.

Je vous cite les difficultés que nous rencontrons dans l'exercice de notre profession : manques de moyens pour les transferts in utero, prises en charge, manque de lits et formation des équipes.

3) Je vais maintenant vous présenter quelques exemples relatifs à la continuité entre les périodes anténatale et postnatale.

On dépiste in utero chez un enfant, une malformation du coeur que l'on appelle l'hypoplasie du ventricule gauche (HypoVG). Mortelle, elle signifie que seul un demi-coeur fonctionne. Théoriquement, une telle malformation rentre dans le cadre de l'interruption dite médicale de grossesse du troisième trimestre. Mais si la maman refuse que l'on tue son enfant dans son ventre et veut poursuivre sa grossesse jusqu'à son terme, parce qu'elle veut voir son enfant, il n’y a humainement aucune raison de le lui refuser.

M. le Président : Est-ce un cas d'école ou êtes-vous confronté à de tels cas dans votre pratique ?

M. Michel Dehan : Ce sont des cas que nous vivons. La mère veut mener à terme sa grossesse tout en sachant que la malformation sera létale. Elle ne veut pas que l'on tue l'enfant dans son ventre.

M. le Président : Je suis étonné qu'un tel cas arrive encore dans notre société.

M. Michel Dehan : Vous ne pouvez pas imaginer la diversité des réactions des familles. Si nous voulons être ouverts et respectueux de nos patients, il faut qu'il y ait cette possibilité de mener ces grossesses jusqu'à leur terme, d'accueillir ces enfants dans notre service et de pratiquer des soins palliatifs, la décompensation pouvant se produire dans les heures, voire dans les jours après la naissance. Il faut donc mobiliser toute l'équipe pour pouvoir accompagner ces enfants et ces familles.

Autre exemple, dans un certain nombre de cas, l'obstétricien va dépister in utero une anomalie foetale qui pourrait être traitée par une intervention chirurgicale. Cette malformation peut toucher le coeur, les voies génitales, les voies digestives, la moelle épinière, etc ... Le problème est qu'in utero, nous ne pouvons pas faire des évaluations suffisamment précises. Cette anomalie grave, source de handicaps, éventuellement incompatible avec une survie normale et qui ne peut pas faire l'objet, dans 100 % des cas, d'un traitement efficace, pourrait légitimement fonder une demande d’interruption de grossesse de la part des parents. Néanmoins, comme un doute subsiste quant au diagnostic, un certain nombre de parents préfèrent attendre que l'enfant soit né pour qu’une évaluation plus précise soit faite et qu’elle permette de savoir si l’intervention chirurgicale qui sauverait l'enfant peut effectivement être pratiquée. La décision est reportée en postnatal.

Nous rencontrons assez fréquemment cette situation, notamment lorsqu'il y a des malformations (de type génital ou digestif) ou des cloaques et que le chirurgien ne peut déterminer, de façon précise, ce qu'il va pouvoir tenter en termes de chirurgie réparatrice. C'est la même chose pour certaines malformations du coeur où l'échographie, en anténatal, sur un coeur de la taille d'un demi-ongle, est très difficile, alors qu'en postnatal, elle sera plus facile. Avec ces situations, nous sommes donc parfois confrontés à des cas où l'évaluation postnatale ne va pas permettre l’opération espérée. On entre alors dans les soins palliatifs plus ou moins prolongés.

Quant à la dernière situation, c'est l'inverse. On dépiste une anomalie grave, par exemple une hypoplasie du ventricule gauche mais les parents, pour des raisons personnelles, religieuses ou par manque de confiance dans les équipes médicales, ne veulent aucune intervention. Leur souhait est de laisser se poursuive la grossesse et que l'on tente tout, y compris des greffes cardiaques. Nous avons parfois été confrontés à des situations absolument épouvantables lors desquelles, pour respecter la volonté des parents, nous avons poursuivi la grossesse, fait naître l'enfant, cherché un donneur pendant des semaines, tout en maintenant artificiellement cet enfant dans des situations dramatiques, parce qu'il est très difficile de faire survivre un enfant qui n'a qu'un demi-coeur. Nous l'avons fait jusqu'à ce que mort s'ensuive, car la plupart du temps, on ne trouve pas de donneur.

Dans ces situations auxquelles nous sommes confrontés, devons-nous nous opposer à la demande des parents parce que nous sommes persuadés que l'on ne peut rien faire sur le plan médical, ou accepter leur demande par crainte des retombées médico-légales ?

M. le Président : Certains parents vous demandent-ils des interruptions de grossesse alors que la malformation est mineure, par exemple un bec de lièvre, une fissure palatine, etc ..., et qu'elle ne touche pas le cerveau ?

M. Michel Dehan : Oui. Vous vous souvenez que l'un des principes fondamentaux était l'intérêt supérieur des enfants. Je vous ai rappelé que nous étions les avocats des enfants, que nous sommes là pour les protéger de tout le monde, y compris des parents. Certains parents nous demandent de ne pas intervenir, soit en anténatal soit en postnatal, parce que l'enfant est atteint d'une malformation et qu'ils ne veulent absolument pas d'un enfant handicapé ; cela veut tout dire et rien dire à la fois car le jugement que l'on porte sur le handicap est très subjectif. Nous sommes parfois obligés de nous opposer à ces parents.

4) Le dernier exemple concerne des anomalies non dépistées in utero qui, dans le cadre de la loi, auraient pu faire l'objet d'une interruption de grossesse. Je prends l'anomalie la plus fréquente qui est la trisomie 21. Les parents sont totalement bouleversés et ressentent un sentiment d'injustice. Leur première réaction est de rejeter l'enfant. Puis ils vont devenir extrêmement agressifs vis-à-vis des équipes, en leur reprochant de ne pas avoir dépisté in utero l'anomalie et en engageant même parfois des poursuites pénales, à leur encontre.

Qu'allons-nous faire dans une telle situation ? Si l'enfant, né à terme, ne souffre pas de malformations menaçantes hormis la trisomie 21, notre rôle de médecin et de pédiatre sera d'accepter l'enfant tel qu'il est et d'essayer que, petit à petit, les parents se calment et acceptent, malgré cette adversité, d'accueillir affectivement cet enfant. Cela va être un travail de longue haleine pour qu'une sorte de communauté de vue s'opère dans le couple. En effet, très souvent, il y a une dissension dans les couples, ce qui crée une situation très difficile à gérer. Si la maman, de part son émotivité maternelle, accepte cet enfant, le père peut décider de la quitter. C'est ce qui se produit très fréquemment. Dans ce type de situation, nous avons des responsabilités très importantes, sachant qu'un certain nombre d'enfants ne seront pas accueillis par les familles et seront confiés pour adoption.

L'autre problème qui peut se poser de façon plus urgente, c'est lorsque la trisomie 21 s'associe à une malformation qui met en péril la vie de l'enfant. Ces malformations sont au nombre de deux : les malformations cardiaques et les sténoses duodénales qu'il faut opérer dans les jours qui suivent. Je ne prends pas position mais de temps en temps, nous allons nous mettre dans la situation de limiter les soins, c'est-à-dire que nous n'allons pas réanimer cet enfant, l'intuber, l'anesthésier, lui faire une intervention chirurgicale et que nous ne lui proposerons que des soins palliatifs. Mais il arrive aussi que des équipes ou des parents demandent l’opération.

Pour conclure, on retrouve très souvent, dans la littérature, une opposition entre deux modes de raisonnement qui prévalent :

– le système paternaliste qui suppose la prise en charge médicale dans toute son acceptation. C'est une position que l'on reproche très souvent aux pédiatres mais Dieu sait si un pédiatre doit être paternel vis-à-vis des enfants qu'il soigne ;

– l'autonomie, système privilégié aux Etats-Unis et dans la loi du 4 mars 2002, qui théoriquement met en exergue le libre choix des patients.

En fait, ces systèmes ne s'opposent pas totalement, car le vrai problème est de savoir qui prend la responsabilité de la décision. Et cette responsabilité reposera toujours, d'une certaine façon, sur les deux grands principes de bienfaisance et de non malfaisance. Si nous voulons pratiquer une médecine un tant soit peu humaine, nous devons informer, agir avec humanité et dans un climat de confiance, accompagner.

A mon avis, nous devrions pouvoir trouver un système efficace qui intègre les deux notions de paternalisme et d'autonomie. Pour avoir travaillé aux Etats-Unis, je ne voudrais certainement pas du système américain où les médecins présentent aux familles l'information médicale, puis leur laissent prendre elles-mêmes la décision. Pour autant, je ne pense pas qu'il ne faille avoir recours qu'au paternalisme, système qui pendant des années, autorisait les médecins à mettre de côté l'avis des parents et à prendre les décisions médicales.

Néanmoins, malgré toutes ces catastrophes et ces cas très difficiles auxquels nous sommes confrontés, nous pouvons de plus en plus faire valoir nos beaux succès. C'est surtout durant la période des fêtes que nous recevons un grand nombre de lettres de parents et de petits enfants. Sur cette photo, voici Dan et Ruben, deux frères jumeaux âgés de 5 ans qui sont nés à 800 grammes, et qui maintenant se portent très bien.

M. le Président : Nous avons bien compris cette démarche équilibrée qui tient compte des progrès continus de la science et qui ne fige pas les pédiatres dans une démarche mais les met dans un cadre de responsabilité, d'humanisme et de dialogue. C'est une démarche en rupture avec les deux extrêmes que vous avez décrits.

Pour avoir également exercé aux Etats-Unis, je me rappelle avoir été horrifié, à l'époque, de la façon dont on rejetait sur le malade, la responsabilité des décisions. Dans ce contexte, vous nous avez confirmé ce que nous savions par ailleurs, à savoir que la mort est donnée à des enfants nés viables mais pour lesquels on considère que les malformations graves dont ils sont affectés, vont entraîner une vie limitée soit dans le temps, soit dans la qualité.

Au-delà de cette appréciation de la qualité de la vie, le médecin « senior », même s'il a fait adhérer la famille au projet de l’équipe, est confronté, non pas à une situation relativement facile d'arrêt de la réanimation mais à une décision d'interruption volontaire de la vie. Quelle que soit la définition que l'on en donne, cette démanche est punie par le Code pénal.

Cette situation met les médecins (en particulier ceux qui ont des démarches réfléchies, concertées, écrites et qui suivent des protocoles) à la fois dans une démarche éthique mais aussi dans une fragilité pénale. Il suffit qu'un jour, une famille estime avoir été mal comprise, qu'une infirmière ou un interne indiquent n'avoir pas totalement adhéré au projet, pour que la situation devienne très difficile pour le médecin. Dans votre profession, ce risque médico-légal est-il devenu plus important, comme cela est constaté ailleurs ? Est-il une préoccupation ? Pensez-vous que, dans le cadre de mission, pourrait être prévue une impunité pour tout pédiatre qui interrompt une vie en suivant les recommandations de la Société française de pédiatrie, celles de la Fédération nationale des pédiatres néonatologistes et celles du Comité consultatif national d’éthique, dès lors qu’il constate, selon des critères médicaux parfaitement définis, des lésions incurables et irréversibles ?

M. Michel Dehan : Ce serait une protection pour nous. En revanche, en tant que vieux routier de la médecine, s'il y a une loi, je souhaiterais qu'elle ne soit pas trop rigide car elle ne serait pas applicable. S'il y a une loi, elle devra être d'ordre très général, insister sur un certain nombre de circonstances et sur des procédures et se situer plutôt dans le cadre de la dépénalisation, comme cela se passe pour l'interruption de grossesse du troisième trimestre. Il me semble qu'il faut laisser une certaine liberté de travail, car si tout est trop figé par un cadre légal, cela risque de tout bloquer.

Par ailleurs, je suis fortement partisan de maintenir cette notion de responsabilité qui aiguillonne la pensée. Si les médecins se retranchent derrière une loi, ils vont s'appauvrir d'une certaine manière. N’ayant plus qu'à appliquer la loi, ils deviendront alors des officiers de santé et ils perdront peut-être tout ce qui fait la grandeur et la difficulté de la médecine. C'est pourquoi je préférerais, s'il y a une loi, qu'elle s’inscrive plutôt sous l'angle de la dépénalisation. Cela pourrait même d'ailleurs vous permettre de réfléchir à une application aux autres âges de la vie. Pourquoi ne pas laisser des équipes prendre leurs responsabilités, sous réserve de procédures strictes, de contrôles, de formation et d'un risque médico-légal qui les empêcherait de faire n'importe quoi ?

M. le Président : Je comprends ce que vous voulez dire. Mais il faut tenir compte de cette inégalité qui, en matière de qualité éthique des procédures, touche sur notre territoire, les vieillards, les cancéreux, les personnes en fin de vie, les nouveau-nés. Nous sommes persuadés que, dans certains cas, toute cette procédure éthique, collégiale, de formation, aujourd'hui nécessaire, n'est pas toujours bien suivie.

Il semble, par ailleurs, qu'il soit plus facile d'empêcher une vie végétative de commencer que d'arrêter volontairement, après un vécu et une histoire humaine, une vie que l'on considère comme ne valant plus la peine d'être vécue. C'est paradoxalement plus difficile mais en même temps, là aussi chez l'adulte, les pratiques sont inégales. L'euthanasie sauvage est encore, dans notre pays, largement pratiquée.

M. Michel Dehan : Ou l'abandon.

M. le Président : Oui. La dépénalisation globalisée comporte deux voies :

– la voie hollandaise, où l'on tente de définir, le plus précisément possible, toutes les situations mais où réapparaissent mille cas de clandestinité,

– un cadre large autorisant, dans certains cas exceptionnels de maladies graves et incurables et dans des centres parfaitement équipés avec des équipes formées, la décision euthanasique.

Mais au-delà, il conviendrait de créer une expertise médicale pour aider le juge qui, saisi d’une plainte, pourrait vérifier si toutes les procédures utilisées correspondent au niveau actuel de la science et de l'éthique. Or aujourd'hui, le juge est solitaire face à des problèmes déjà complexes pour des médecins et qui le sont encore plus pour des non médecins. Il peut s'appuyer non seulement sur le code pénal mais aussi sur le code de la santé publique et le code de la déontologie. Toutefois, ces derniers éléments étant plus éloignés de ses connaissances, le parquet est obligé d’ouvrir des informations judiciaires.

Pour ma part, il me semble que des collèges d'experts seraient un bon moyen pour juger de la validité de la procédure utilisée, tout particulièrement pour un nouveau-né. Toutefois, les médecins néonatologistes semblent être les seuls à nous dire que, dans le cas de nouveau-nés mal formés, ils n’interrompent pas seulement une réanimation mais il interrompent la vie parce que la lésion cérébrale est irréversible ; ils ne demandent pas à la famille de décider, ils la font adhérer au projet proposé. C'est un point très important.

Le dernier point, en ce qui concerne le nouveau-né, est que l'on ne peut pas lui demander son avis. Le médecin ne peut s'adresser qu'à ses parents desquels il est parfois obligé de le protéger.

M. Michel Dehan : Les deux parents ne sont pas toujours présents. Environ 25 % de femmes sont seules.

M. le Président : Vous avez dit quelque chose que je trouve angoissant, à savoir que la précarité entraîne une surmortalité infantile. Cela signifie-t-il que des gens vivent dans une telle détresse qu'ils ont des enfants plus handicapés ou qui meurent plus que les autres ?

M. Michel Dehan : Oui, ce sont des problèmes d'accès aux soins et des problèmes d'hygiène.

M. le Président : Le suivi des grossesses aujourd'hui n'est donc pas parfait.

M. Michel Dehan : Non, certaines grossesses sont suivies à Paris par Médecins du Monde.

M. le Président : Quelles sont les catégories que l'on retrouve dans ces 25 % de précarité ? Des immigrés, des clandestins ?

M. Michel Dehan : En grand nombre certes mais ce sont souvent aussi des Français, d'origine éventuellement étrangère, vivant dans une précarité psychosociale. Ce sont des gens perdus dans la vie et qui ont de gros problèmes personnels. Ce sont des jeunes femmes violées qui cachent leur grossesse, des adolescentes qui se retrouvent enceintes. J'englobe tout cela dans les 25 %. On peut y inclure un grand nombre de situations, depuis la Malienne qui s'est fait violer par des soldats et qui est accueillie par sa famille ici, jusqu'à des chômeurs en rupture de la société, des femmes divorcées ou abandonnées. Nous avons des situations qui nous angoissent aussi.

Par exemple, nous allons sauver des bébés, tout en sachant par ailleurs que la famille vit dans dix mètres carrés avec trois autres enfants, logée par une sœur, elle-même menacée d'expulsion après l'hiver. Nous ne savons pas résoudre de telles situations.

M. le Président : Cela pèse-t-il dans la décision ?

M. Michel Dehan : Oui. Je vous donne l'exemple d'une maladie rare mais exemplaire, le syndrome d'Ondine. Les enfants atteints de ce syndrome, sont a priori parfaitement bien portants et bien formés. Leur seul problème est que dès qu'ils s'endorment, ils se mettent en hypoventilation. Au bout d'un certain temps, cette hypoventilation va aboutir à l'asphyxie. Soit ils peuvent mourir pendant leur sommeil, soit ils vont développer un coeur pulmonaire chronique. Le seul moyen de les sauver c’est de les trachéotomiser, de façon à pouvoir les ventiler chaque fois qu'ils s'endorment. C'est relativement facile sur le plan technique tant que les enfants sont à l'hôpital. Mais ensuite l'enfant doit regagner sa famille. Si la famille est solidement constituée, capable de suivre ce nourrisson qui va ensuite commencer à marcher, jouer, aller à l'école, faire du sport, qu'éventuellement elle est riche car, malheureusement, toutes les aides, même les prises en charge à 100 % par la Sécurité sociale, sont insuffisantes pour compenser les surcoûts que cela va représenter, l'enfant pourra mener une vie quasi normale. Il se trouve que j'ai pu suivre le parcours de la famille de l'une de nos patientes atteinte de ce syndrome, qui est aujourd'hui âgée de 25 ans.

Mais que faire de l’enfant, atteint de ce syndrome, s'il vient d'une famille en difficulté ? Tout au début, comme nous savions que ces enfants avaient des intelligences normales, nous avions quasiment imposé aux familles de les reprendre. Cela a été, à chaque fois, des catastrophes tant pour les enfants, qui sont morts d'obstruction trachéale, que pour les couples qui se sont séparés.

De temps en temps, la situation familiale va nous pousser à prendre des décisions opposées soit de vie soit d'arrêt. Nous sommes obligés de tenir compte de ce contexte. C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur ce cas par cas individualisé, en fonction de l'histoire familiale et du contexte, etc …

M. Gaétan Gorce : Je voulais saluer, monsieur Dehan, votre honnêteté, votre professionnalisme et votre humanité.

M. Michel Dehan : Je vous remercie mais je vous rappelle que je suis le porte-parole de la grande majorité des néonatologistes, en tout cas de ceux qui sont préoccupés de cette affaire.

M. le Président : Avez-vous des procès ?

M. Michel Dehan : Non mais je pense que c'est dû à cet accompagnement que nous faisons auprès des familles. Il me semble qu'elles sont soulagées que le médecin prenne la décision pour elles.

M. le Président : C'est tellement douloureux que c'est tout à fait compréhensible. Je vous remercie.

Audition du Docteur Aude Le Divenah,
Chef de projet du Programme national de soins
palliatifs à la Direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des Soins (DHOS)



(Procès
-verbal de la séance du 13 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie, Madame, d’être venue apporter votre aide à la Mission d’information sur la fin de vie. Après avoir entendu, dans notre première série d’auditions, des philosophes, des historiens, des sociologues, des représentants des trois grandes religions monothéistes, des francs-maçons, nous sommes à mi-chemin des auditions à caractère médical qui précèdent les auditions des associations, puis celles des experts juridiques et enfin celles des responsables politiques.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

Mme Aude Le Divenah : Je me propose de vous présenter le programme national de développement des soins palliatifs 2002/2005, puis l'activité du Comité de suivi relative à la mise en place des mesures inscrites dans ce programme national. Enfin, après cet aspect plus technique, je me permettrais de vous faire part de ma réflexion personnelle en tant que médecin gériatre vis-à-vis de la problématique actuelle de la fin de vie.

(Projection de transparents.)

Ce programme national de développement des soins palliatifs 2002/2005 s'inscrit dans la continuité :

– de la loi du 9 juin 1999 qui confère à toute personne un droit aux soins palliatifs et à l’accompagnement ;

– d'un premier plan triennal rédigé en 1999, suite à la parution de cette loi. L'axe principal de ce plan, qui a pris fin en 2001, était le développement des structures de soins palliatifs dans les établissements de santé.

En mai 2002, ce programme national, annoncé en février lors d'un colloque sur les soins palliatifs, a été quelque peu remis en question à l'occasion du changement de législature. Néanmoins, il a été poursuivi et activement soutenu dans le cadre du plan cancer, grand chantier présidentiel.

Dans le cadre de ce programme national, le Comité de suivi a pour mission de faire en sorte que les objectifs soient atteints et de suivre la mise en oeuvre des mesures prévues.

En termes de financement des soins palliatifs, je dois dire que si nous n'avons plus d'enveloppe « fléchée », le financement est prévu dans le cadre du plan cancer. Par ordre décroissant de financement, la mesure de financement des soins palliatifs est la troisième mesure du plan cancer, avec une pérennité assurée sur cinq ans, puisque ce plan se poursuivra jusqu'en 2007.

Les trois axes du programme national s'articulent autour des aspects suivants :

1) développement des soins palliatifs et de l'accompagnement à domicile ou dans le lieu de vie habituel des personnes ;

2) poursuite du développement des soins palliatifs et de l'accompagnement dans les établissements de santé ;

3) sensibilisation et information de l'ensemble du corps social aux soins palliatifs et à l'accompagnement.

L'axe 1 constitue actuellement la grande problématique des soins palliatifs. Il s'agit d'ouvrir l'hôpital vers le domicile et de développer les soins palliatifs là où se trouvent les patients, c’est-à-dire à domicile ou dans leur lieu de vie habituel.

Les objectifs de l'axe 1 sont les suivants :

– Développer la prise en compte de la douleur, des autres symptômes et de la souffrance du malade à domicile, ainsi que celle de la souffrance des proches, notamment de la famille ;

– Soutenir les professionnels et les bénévoles qui interviennent ;

– Développer l'hospitalisation à domicile pour les soins palliatifs ;

– Favoriser la constitution de réseaux locaux de soins palliatifs domicile-hôpital qui permettent d'assurer le lien entre les établissements et le domicile.

Les six mesures inscrites dans l'axe 1 concernant le domicile, sont les suivantes :

– Formation aux soins palliatifs des professionnels de santé, notamment des médecins. Il a été prévu récemment, dans le cadre du deuxième cycle des études médicales, un module d'enseignement sur la prise en charge de la douleur et des soins palliatifs ; cet enseignement est une novation ;

– Conditions particulières de rémunération des professionnels de santé exerçant à titre libéral des soins palliatifs à domicile, prévu par le décret du 3 mai 2002. Une négociation est en cours avec la caisse d'assurance maladie sur le contrat d'engagement de ces professionnels. Un avenant à la convention a été conclu pour les médecins. En revanche, la question est toujours en cours de négociation pour les infirmières ;

– Elaboration d'un cahier des charges pour l'hospitalisation à domicile (HAD), afin de favoriser le développement des soins palliatifs et la prise en charge des malades dans le cadre de l'HAD ;

– Poursuite de la mise en place de réseaux de soins palliatifs ; les régions sont incitées à financer et développer ces réseaux de soins. Sont ainsi parus deux décrets concernant à la fois le financement et l'organisation des réseaux de santé dans lesquels peuvent s'intégrer les réseaux de soins palliatifs ; la circulaire de décembre 2002 rédigée en commun par la DHOS et la CNAM est parue pour la mise en application de ces décrets ;

– Développement de l'accompagnement à domicile par les bénévoles ;

– Poursuite, en matière de formation des bénévoles, du soutien assuré par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) dans le cadre de son Fonds national d’action sanitaire et sociale (FNASS). Ce financement permet aux bénévoles, impliqués dans l'accompagnement des personnes à domicile, de pouvoir bénéficier d'un enseignement solide qui leur permettra d’être à même d’accompagner tant à domicile qu'en établissement ; il s’agit en effet d’un enseignement commun.

L'axe 2 est centré sur la poursuite du développement des soins palliatifs dans les établissements de santé. Les objectifs en sont les suivants :

– Augmenter l'offre hospitalière en soins palliatifs, renforcer les structures qui en ont besoin et améliorer leur répartition sur le territoire ;

– Diffuser l'esprit des soins palliatifs et de l'accompagnement dans tous les établissements de santé, notamment par le biais de la démarche palliative dont je vous parlerai tout à l’heure ;

– Organiser les liens et les relais, à l’intérieur des services, entre les services, et entre les différents établissements, et permettre l'ouverture de l'hôpital vers la ville, par le biais de réseaux de santé.

Les onze mesures de l'axe 2 sont les suivantes :

– Mettre en application la circulaire d'organisation des soins palliatifs parue en février 2002, qui rappelle les trois modalités essentielles de structures en établissement :

• Les unités de soins palliatifs (USP) assurent une triple mission de soins, de formation et de recherche. Il est préconisé de les créer dans les pôles régionaux de cancérologie. Priorité est toutefois donnée aux CHU, dans la mesure où doivent y être pris en charge les soins palliatifs complexes. 10 % des patients pris en charge dans les USP relèvent de soins palliatifs complexes, ce qui implique la nécessité d'un plateau technique proche.

• Pour ce qui concerne les autres structures intra-hospitalières, il existe les équipes mobiles de soins palliatifs qui sont formées dans l'unité de soins palliatifs et vont se déplacer dans les services de l’hôpital qui ont besoin de conseils, de soutien, d’une formation de l'équipe soignante. Cette dernière va se référer à l'équipe mobile qui viendra in situ pour conseiller l'équipe et le patient. L'équipe mobile de soins palliatifs a un rôle de formation et de conseil mais n'intervient pas dans le cadre des soins, dans la mesure où elle n’effectue pas d’acte en général.

• Un troisième concept a été inscrit dans la circulaire de février 2002, il s’agit des lits identifiés. Dans les services où il existe une activité importante de soins palliatifs, il est conseillé aux établissements d'identifier un certain nombre de lits de soins palliatifs. Ces informations, après être remontées au niveau de l’Agence régionale de l’hospitalisation, vont permettre d'obtenir des moyens supplémentaires en termes de personnel, sachant que les soins palliatifs nécessitent des équivalents temps plein en personnel soignant et médicaux conséquents.

Il est précisé qu’il est nécessaire de renforcer et de poursuivre le développement de ces différentes structures. Des objectifs quantifiés ont ainsi été posés : il doit exister entre 5 et 20 lits par unité de soins palliatifs dans les pôles régionaux de cancérologie.

Les autres mesures de l'axe 2 sont les suivantes :

– Poursuite de la formation de l'ensemble des équipes hospitalières aux soins palliatifs ; elle sera assurée en général par les professionnels qui travaillent dans les établissements et qui vont donc faire un enseignement in situ ;

– Elaboration par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) de recommandations de bonnes pratiques professionnelles. En fait, ces recommandations sont essentiellement ciblées sur le soulagement des symptômes mais il a été constaté qu’il manque des éléments concernant l'accompagnement des malades. C'est la raison pour laquelle aura lieu demain et après-demain la conférence de consensus, de façon à pouvoir établir des recommandations également en matière d'accompagnement ;

– Inscription de la démarche de soins palliatifs dans les projets d'établissement, de service et de soins infirmiers. Dans le cadre du Comité de suivi, cela consiste à rédiger un guide de bonnes pratiques de la démarche palliative, afin de permettre la diffusion de cet esprit des soins palliatifs dans l'ensemble des établissements et des services en proposant des outils pour élaborer des projets de soins personnalisés. La Conférence de consensus aura également un rôle à jouer dans la finalisation de ce document ;

– Réactivation du groupe de travail relatif au Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), dans le cadre de la tarification à l'activité. Il a été maintenant déterminé un groupe homogène de malades spécifiques pour les soins palliatifs, et des groupes homogènes de séjour seront identifiés en 2004.

Ce programme national de développement des soins palliatifs se poursuit en lien avec le développement du programme national relatif à la prise en charge de la douleur, avec des mesures communes aux deux programmes dont :

– l'engagement d'une réflexion sur la simplification de la prescription et la dispensation des médicaments opioïdes ;

– le rapprochement avec les professionnels hospitaliers de lutte contre la douleur, notamment dans les équipes mobiles ;

– le développement et le soutien du bénévolat et de l'accompagnement.

Le manuel d’accréditation des établissements hospitaliers doit être enrichi. Il avait été convenu dans le programme national, d'inscrire une référence spécifique sur les soins palliatifs, de la même manière qu'il y en avait une sur la douleur. En fait, dans la version expérimentale de novembre 2003 pour les deuxièmes démarches d’accréditation des Etablissements de santé, cette référence spécifique sur les soins palliatifs et l’accompagnement est intégrée.

La dernière mesure de l'axe 2 concerne l'incitation faite aux unités de soins palliatifs (USP) et aux équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP) à s'inscrire dans une démarche en réseau, en lien avec le domicile et les autres structures hospitalières, y compris les structures privées ne participant pas au service public hospitalier.

L'axe 3 du programme national de développement des soins palliatifs a pour objet la sensibilisation et l'information de l'ensemble du corps social. Je vous en présente rapidement les objectifs, sachant que mon collègue de la Direction générale de la santé (DGS) viendra vous les exposer plus en détails :

– Continuer à expliquer les soins palliatifs et l'accompagnement aux professionnels et à la société ;

– Clarifier la connaissance des termes concernant les fins de vie ;

– Encourager l'engagement bénévole des citoyens dans l'accompagnement ;

– Renseigner précisément les professionnels et le public sur les offres existantes en soins palliatifs et en accompagnement, que ce soit en institutions ou à domicile.

Après cette présentation de l'ensemble des mesures du programme national de développement des soins palliatifs, voici une synthèse des textes officiels existant pour aider au développement des réseaux de santé, et notamment en soins palliatifs : la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ; le décret du 3 mai 2002 relatif aux conditions particulières de rémunération des professionnels libéraux ; le décret du 25 octobre 2002 relatif au financement des réseaux ; le décret du 17 décembre 2002 relatif à l'organisation des réseaux ; la circulaire du 19 février 2002 relative à l'organisation des soins palliatifs ; la circulaire du 19 décembre 2002 relative aux réseaux de santé.

Au total, les offres de structures financées par les agences régionales de l’hospitalisation (ARH) sont les suivantes : les équipes mobiles de soins palliatifs (EMPS) ; les unités de soins palliatifs (USP) ; les lits identifiés dans les services à activité importante de soins palliatifs ; les réseaux de soins palliatifs (SP).

(Projection carte de France). Je vous présente rapidement une carte qui indique, à l'issue d'une enquête réalisée en 2002 auprès des ARH, le nombre d'équipes mobiles de soins palliatifs. Elles sont 291 et sont réparties de façon inégale sur le territoire national. Toutefois, leur nombre est étroitement lié à la densité des régions en termes de population. Il y a des vides et certaines régions sont mal loties par rapport à d'autres, mais l'objectif est de réduire ces inégalités.

(Autre carte). Le même phénomène d’inégalités peut être noté, toujours selon une enquête menée en 2002, s’agissant des unités de soins palliatifs. Dans les régions à densité élevée de population (Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais), ces unités sont nombreuses, alors que certaines régions ne sont dotées d'aucune unité de soins palliatifs.

(Autre carte). En ce qui concerne les lits identifiés, il s’agit d’un concept nouveau encore peu diffusé sur le territoire et qui demande à être développé. Seules huit régions en 2002 possèdent ces lits identifiés.

(Autre carte). S'agissant des réseaux de soins palliatifs, il existe encore de nombreuses régions où ils ne sont pas développés. Seules neuf régions en sont pourvues. Dans la perspective de développement des soins palliatifs à domicile, l'objectif d'un réseau de soins palliatifs par département a été défini mais reste à atteindre.

Les ARH sont tenues de rédiger dans un schéma régional d’organisation des soins un volet dédié aux soins palliatifs. Environ un tiers des régions n’a pas encore rédigé ce volet en 2002. Une mobilisation des régions doit se poursuivre en ce sens.

Le Comité de suivi du programme national de développement des soins palliatifs 2002/2005, dont le chef de projet extérieur à l’administration est le docteur Henri Delbecque, a été mis en place par un arrêté de décembre 2002, qui en précise notamment la composition. Il est constitué de représentants des directions ministérielles (DHOS, DGS, DGAS), des professionnels de santé, de la caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, des associations de bénévoles (JALMALV, UNSAP), des professionnels libéraux, …

En ce qui concerne l'activité du comité de suivi, le Dr Régis Aubry, actuellement président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, est chargé du groupe 1 « domicile ».

Différents sous-groupes ont été mis en place. Sans reprendre en détail chacun d'entre eux, je dirai qu’en matière de formation, un cahier des charges est en cours de rédaction pour la formation multidisciplinaire des professionnels aux soins palliatifs, tant en établissement qu'à domicile. Ce cahier des charges doit être finalisé en mars 2004.

Une étude des besoins va être lancée cette année en matière de soins palliatifs, avec un travail effectué sur des indicateurs d'offres, d'activité, et de consommation de médicaments.

Chaque sous-groupe est centré sur un thème particulier :

– l’élaboration d’un projet de cahier des charges dans le cadre de l’hospitalisation à domicile,

– une réflexion sur le congé accompagnement et son éventuelle rémunération,

– le statut des psychologues,

– l’élaboration de lexiques sur les aides à domicile pour mieux les faire connaître.

En ce qui concerne le groupe 2 centré sur les établissements, les sous-groupes travaillent sur les sujets suivants :

– Le guide sur les lits identifiés : ce nouveau concept a nécessité la rédaction d'un guide destiné aux professionnels et aux tutelles, qui a été testé dans trois régions par les ARH. Ce guide sera ensuite proposé à l'ensemble des ARH pour les inciter à identifier des lits dans les services ayant une forte activité de soins palliatifs ;

– Le guide de bonnes pratiques de la « démarche palliative », qui a pour objet d'aider les soignants dans les services en leur fournissant les outils pour construire un projet de soins personnalisé. En effet, dans le cadre d'une prise en charge en soins palliatifs de patients, peut s’ajouter une réelle souffrance des soignants. Un véritable travail d'équipe doit s'engager pour accompagner, traiter et soulager les personnes relevant de soins palliatifs. Ce guide pédagogique, d'une vingtaine de pages, est également destiné aux administrations des établissements de santé, aux ARH ainsi qu’aux autorités de tutelle afin de les aider à mieux faire connaître cet esprit de soins palliatifs ;

– La rédaction de la référence spécifique aux soins palliatifs, qui existe dans la nouvelle version du manuel d'accréditation de novembre 2003 en lien avec l’ANAES ;

– Réflexion sur l’élaboration d’un GHM spécifique soins palliatifs et les GHS.

En ce qui concerne le PMSI et la tarification à l'activité, ce groupe homogène de malades (GHM) spécifiques soins palliatifs et deux groupes homogènes de séjour (GHS) ont été obtenus : un pour les USP et les lits identifiés, l'autre pour les séjours dans des services non spécifiques soins palliatifs. Quant aux équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP), elles seront financées dans le cadre des missions d'intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC).

S’agissant de l'étude de besoins, une validation de 18 indicateurs, qui sera à transmettre à l'ensemble des ARH pour un retour d'information sur les besoins en soins palliatifs, est en cours. En effet, des travaux avaient évalué qu'environ 200 000 personnes relèveraient de soins palliatifs, mais ces chiffres étaient basés sur des hypothèses et des rapports relativement anciens (voir page 10 du programme national). Une évaluation pertinente des besoins permettra de mieux définir les réponses.

J'en ai terminé avec la présentation du programme national de développement des soins palliatifs et de l'activité du comité de suivi. Je vous remercie de votre attention. Je vais maintenant, si vous le souhaitez, vous faire part de mon expérience de la problématique de la fin de vie, en tant que médecin gériatre clinicien et mon sentiment sur la question de savoir s'il faut légiférer ou pas sur l'euthanasie.

A cet égard, je serai très franche, probablement parce que j'ai un parcours de médecin clinicien gériatre et qu'au quotidien, je me suis occupée de personnes très âgées. Elles sont dans un parcours de fin de vie et ont de véritables interrogations par rapport à la mort. Je me prononce clairement contre l'euthanasie. Les demandes d'euthanasie sont généralement liées à des manques criants de soins palliatifs ou à des contextes pathologiques s'inscrivant dans des pathologies de la santé mentale, notamment des dépressions chez les personnes âgées ou plus jeunes, ou encore dans le cadre de maladies chroniques extrêmement invalidantes induisant un polyhandicap et une dépendance totale, sans pour autant qu'il s'agisse d'un réel contexte de fin de vie. Je fais allusion à l'affaire Vincent Humbert.

Je suis contre le suicide et contre la mort donnée intentionnellement. Notre société a besoin d'une ligne de conduite qui soit digne de la richesse humaine qu'elle représente. Le manque de soins continus et de soins palliatifs est probablement lié au fait que notre société et sa médecine génèrent des actes d’une grande technicité avec des contraintes normatives afin d'assurer les démarches qualité indispensables. Mais cette hyper-technicité ne s'opère-t-elle pas parfois au détriment de la personne, de la médecine autour de la personne dans sa globalité, dans un contexte de suivi médico-psychosocial ? « Vivre avec », « Vivre avec la maladie » ... dans la dignité représente un travail quotidien des équipes de soins continus et de soins palliatifs, des soins de support au chevet des malades.

Plutôt que de fuir cette réalité de fin de vie ou de maladie chronique très invalidante par des actes d'euthanasie, efforçons-nous de nous investir auprès de ces personnes et de ces familles pour mieux les comprendre, pour mieux les prendre en charge. Je reconnais que c'est très difficile, mais essayons de prendre le temps de le faire.

L'euthanasie ne peut pas s'inscrire dans une démarche de dignité humaine puisqu'elle consiste à donner la mort intentionnellement. Dans les faits, il n’y a d’ailleurs pas toujours consentement du patient.

En revanche, ce qui importe, c’est la détermination à vouloir assurer et assumer, dans une relation d'aide quotidienne, l'accompagnement de la personne, dans un échange de douceur entendue et reçue, et s'il n'y a plus la parole, il reste encore les gestes et le toucher : « c'est le prendre soin » bien au-delà du traitement curatif.

Pour un gériatre, entendre « Je veux mourir, je veux en finir » – et je l’entendais tous les jours – signifie généralement « Occupez-vous de moi, aidez-moi, accompagnez-moi, sans procéder à de l’acharnement thérapeutique, mais plutôt dans une démarche palliative et d'accompagnement ».

Cette réalité quotidienne conduit à une vraie réflexion commune sur le traitement symptomatique et sur l'accompagnement, mais aussi sur l'acceptation de cette évolution de l’image corporelle qui est renvoyée à la personne malade, ainsi qu'aux soignants et à la famille. De plus, la réflexion sur la solitude, la peur d'être seul au moment de mourir est le travail au quotidien de l’équipe. Vivre, c'est jusqu'à la mort, accompagner la vie, selon le sigle d’une association. C'est œuvrer pour un contexte de qualité de fin de vie. « Dans ma vieille peau, je me sens bien avec vous » me disait une patiente. Le souci du médecin généraliste, du gériatre, de tout médecin et de son équipe soignante est d'assurer jusqu'au bout, une qualité de fin de vie, à domicile comme en établissement.

Le traitement et la prise en charge de la douleur s'inscrivent dans un projet de soins, en concertation avec l'équipe, afin d'évaluer ce rapport bénéfice/risque régulièrement, voire quotidiennement, dans certains cas. Son ajustement selon la tolérance et les effets iatrogènes éprouvés par le malade s'impose selon l'évolution de celui-ci. Il faut savoir évaluer les situations difficiles et anticiper les conduites à tenir.

L'intention du médecin et de son équipe est d'abord et avant tout de soulager le symptôme tel que la douleur ; son intention est d'assurer et de maintenir cette qualité de fin de vie tout en ayant et en connaissance du risque d'apparition de certains effets qui restent malgré tout secondaires par rapport à l’intention de soulager. Il faut informer la famille et lui dire qu'en soulageant la douleur, cela peut induire certains effets et notamment une sédation ; cela peut aussi altérer cette qualité relationnelle qui existe souvent, en fin de vie, entre un malade et ses proches. Soulager le malade de sa douleur est véritablement l'objectif principal et le souci permanent de l'équipe du médecin qui traite son malade en fin de vie.

L'équipe soignante, la famille, se doivent de soulager dans l'intention d'assurer une forme de qualité de fin de vie dans le respect de la dignité humaine, c’est-à-dire la mise en valeur de l'être jusqu'au bout du chemin, son parcours de vie, sa valeur humaine, l'expression de son affect, de son psychisme, de sa spiritualité, de sa vie familiale et sociale, tout en favorisant la relation inscrite dans une intergénération familiale ou des proches.

Participent aussi à cet objectif de garantir cette qualité de vie, la lutte contre la solitude du malade et la répartition du fardeau sur l'ensemble des membres de la famille. C’est une préoccupation quotidienne de l’équipe multidisciplinaire médico-psychologique.

La capacité à anticiper les situations d'acharnement thérapeutique et le souci d’éviter la surconsommation de ressources financières sont également un objectif du médecin et de son équipe de soins palliatifs, ces soins palliatifs qui sont inscrits dans le code de la santé publique.

M. le Président : Je vous remercie. Mme Aurillac souhaite vous poser une première question.

Mme Martine Aurillac : Les différentes personnes que nous avons déjà eu l'occasion d'entendre avant nous, nous ont comme vous dit que très souvent, la plupart des demandes de mort disparaissent lorsqu'il y a une réelle démarche d'accompagnement. Néanmoins, nous avons entendu que les soins palliatifs ne résolvent pas toutes les situations.

Dans votre propos, vous avez évoqué des situations dans lesquelles les relations étaient sauvegardées, ce qui est absolument capital. Toutefois, dans certains cas, la relation n'est plus possible et les soins palliatifs ne correspondent plus du tout à ce que l'on recherche.

Par ailleurs, un certain nombre de médecins ont demandé qu’on les aide à résoudre le problème posé par les pratiques d’euthanasie clandestine. Légiférer n’est en tout état de cause pas notre objectif premier. Nous souhaitons mettre d’abord les choses à plat. Au-delà de ce très beau plaidoyer que vous venez de prononcer pour les soins palliatifs encore malheureusement trop peu répandus, que préconiseriez-vous dans les cas où les médecins se trouvent dans des situations pour lesquelles ils n’ont aucune solution ?

Mme Aude Le Divenah : Je pense que vous faites allusion aux états végétatifs chroniques, à des situations dans lesquelles le patient n'a quasiment plus de relations avec son environnement, son entourage et sa famille. Je reconnais que ce sont des cas très difficiles, notamment lorsque l'évolution montre que la situation deviendra définitivement stable, par exemple l'état végétatif chronique.

J'ai mentionné tout à l'heure la nécessité d'anticiper sur les situations. Ainsi, quand le malade est depuis plus de six mois entré dans un état chronique et que l'on sait qu'il n'y aura pas d'évolution, peut-être faut-il alors se poser la question de savoir s’il est vraiment justifié de commencer l’alimentation par perfusion parentérale ou pas. Je reconnais que ce sont des situations très difficiles pour les soignants et la famille car chaque cas est particulier et il n'y a pas une règle générale à appliquer. Néanmoins, je considère que la réponse n'est pas une injection de potassium. Je pense que la démarche palliative peut s’appliquer bien en amont, dans ces situations de chronicité telles comme les états végétatifs chroniques, mais nous n'en sommes pas encore là.

Quand le médecin sait que l’on ne peut plus traiter curativement un malade qui s’achemine progressivement vers le soin continu et le soin palliatif, ou quand ce malade est dans une situation de chronicité irréversible (états végétatifs chroniques), même si l’on peut s’interroger sur la nécessité de continuer à maintenir systématiquement la vie par une alimentation comme si le malade était dans le curatif permanent, la solution n'est pas de mettre fin à ses jours.

M. le Président : Dans certains cas, un malade en fin de vie pour lequel on a essayé d’apaiser, dans la mesure du possible, les symptômes douloureux, peut présenter, en toute lucidité, une demande réitérée et permanente que l’on mette fin à sa vie. Ce type de demandes se rencontre-t-il fréquemment ? Y avez-vous été confrontée personnellement ? Certains médecins nous ont indiqué qu'ils effectuaient des sédations réversibles et voyaient disparaître, dans certains cas, après la sédation, la demande de mort. Toutefois, si le malade réitère sa demande de mort après la sédation, ils nous ont avoué leur impuissance à répondre à une telle demande réitérée et lucide. Avez-vous été confrontée à cette réalité dans votre service et dans ce cas, quelles sont les techniques que vous utilisez ?

Mme Aude Le Divenah : Ces situations restent rares, si les soignants ont pris le temps d'un suivi, d'un accompagnement, d’une relation et d'un échange avec le malade. Néanmoins, pour ces cas très rares dans lesquels on s’interroge sur ce que l’on doit faire, la sédation peut en effet être une solution permettant de passer un cap. Généralement, les patients appréhendent leur situation différemment après une période de sédation, même si faire dormir des malades pendant plusieurs jours n'est pas idéal et n’est pas une solution en soi.

J'insiste sur le fait que dans ma pratique, je n'ai effectué aucun acte qui ait interrompu la vie d'un patient, ce serait au-delà de mes forces. Il est vrai qu'en gériatrie, je me suis beaucoup occupée de malades atteints de maladie d'Alzheimer. Le contexte est donc différent, car même si l'échange verbal avec le patient est totalement absent lorsque la maladie est très évoluée, la famille accompagne et est souvent présente. En gériatrie, je n’ai pas été confrontée à de telles situations. C'est plutôt lorsque j'étais interne que j'ai reçu certaines consignes de mes chefs, mais jamais, je n’ai fait d'injection de potassium.

M. Christian Vanneste : J'aimerais savoir le sens que vous donnez au mot dignité. En effet, dans le fond, vous estimez qu'il y a contradiction entre dignité et euthanasie et, au contraire, parfaite coïncidence entre dignité et soins palliatifs. Je comprends votre raisonnement qui découle de votre pratique fondée sur des soins apportés à des personnes âgées ayant perdu une grande partie de leur autonomie, y compris mentale. Lorsque vous parlez de dignité, ce n'est pas la dignité vécue par une personne elle-même, mais plutôt le respect par rapport à la personne malade. C'est la dignité reconnue par le médecin et non pas la dignité assumée par le malade.

Lorsqu'une personne encore lucide et se sachant condamnée assume sa situation, elle fait un choix. N'est-il pas plus digne de respecter ce choix ? N'est-ce pas plus conforme à l'idée que l'on peut se faire de cette dignité ? Mais on rentre là dans des considérations qui opposent des philosophies différentes, chrétienne, stoïcienne ...

Je me souviens d'un film de Dalton Trumbo, que j'ai vu il y a très longtemps et qui s'appelait « Johnny s'en va t'en guerre ». Il racontait l'histoire d'un jeune soldat rescapé de la Guerre de 14, victime d'une terrible blessure à la tête, handicapé au point de ne plus pouvoir communiquer avec l'extérieur mais qui avait conservé un niveau de pensée parfaitement intact. Son seul souhait était que cela s’arrête.

Mme Aude Le Divenah : Je comprends ce que vous voulez dire. Ce que j'ai essayé de vous dire, c'est aussi le reflet de mon expérience, de ma pratique. La grande difficulté est en fait le risque de dérive. Il y a probablement des cas extrêmes qui posent problèmes, mais j'avoue que j'ai très peur de la dérive. Le médecin est là pour guérir le malade. Quand il ne peut plus le guérir, il est là pour continuer à le suivre, l'accompagner, le prendre en charge, l'aider à vivre avec sa maladie. Mais peut-être n'ai-je pas eu suffisamment l'expérience de cas extrêmes comme celui que vous venez de décrire.

Le médecin se trouve toujours en difficulté, lorsqu'il est confronté à de telles situations. Toutefois, légiférer ou non, n'est à mon sens, pas l'ordre du jour. Même s’il faut reconnaître que le médecin peut douter de ce qu’il doit ou peut faire dans certains cas extrêmes.

Mme Martine Billard : Vous avez dit que les demandes de mort seraient principalement liées à un manque de soins palliatifs. J'ai noté que, dans le cadre du programme national de développement, vous annonciez des mesures pour le développement des soins palliatifs, notamment à domicile. Toutefois, il me semble que cela prendra un certain temps avant de se mettre en place, notamment à domicile.

En particulier sur Paris et la région parisienne, il est très difficile de trouver aujourd'hui des équipes de soignants à domicile disponibles. Pour toutes les personnes qui en recherchent, c'est un véritable parcours du combattant. On ne peut qu'être inquiet sur les perspectives de développement de ces soins palliatifs à domicile. Par ailleurs, cette situation ne peut que s'aggraver puisque la population vieillit.

Par ailleurs, vous avez mentionné que ces demandes de mort pouvaient être liées à une dépression qui, chez une personne très âgée, présente des spécificités. Pensez-vous qu'il est possible de soigner cette dépression ? Que peut-on faire face à des personnes âgées qui refusent les soins en toute lucidité ? J'ai cru vous entendre dire, à un moment donné, que vous étiez contre le suicide. Selon vous, est-ce qu’accéder à la demande de fin de vie d’une personne refusant les soins et connaissant une grande souffrance, constitue un suicide ?

Mme Aude Le Divenah : En ce qui concerne la dépression chez la personne âgée, elle se traite. Les gériatres sont tout à fait à même de prendre en charge ce type de pathologies. Mais il est certain que la situation se complique lorsque la personne refuse l'accès aux soins. Toutefois, au-delà de son refus, en même temps, il peut y avoir un problème de communication avec cette personne.

Ainsi, de nombreuses familles m'ont souvent présenté leur aîné comme totalement rebelle aux traitements. Cette personne venait, contrainte et forcée en consultation, elle y trouvait finalement le contact et l'échange, puis progressivement évoluait vers une adhésion aux traitements et à la prise en charge.

Les personnes qui sont à domicile, qui ne veulent pas bouger de chez elles et qui refusent tous les soins, y compris l'aide de la famille, restent des cas exceptionnels. Il y a toujours un médecin, si ce n’est pas le médecin de famille, qui peut essayer d’entrer en contact avec cette personne et de trouver les moyens de l'aider par une prise en charge multidisciplinaire, de préférence à domicile. Il est clair qu’il vaut mieux toujours laisser les personnes à domicile quand cela est possible, à condition qu’elles soient régulièrement suivies.

Concernant le suicide, je ne suis pas certaine d'avoir bien compris votre question. Je suis contre l'acte de donner la mort et de se donner la mort, et d'aider les personnes à mourir, c'est-à-dire le suicide assisté. Il me semble que le médecin est très mal placé pour dire qu'il est pour le suicide.

M. le Président : Je peux pouvoir dire que dans notre mission, il n’y a pas de position manichéenne : on ne trouve pas d’un côté les partisans de l’euthanasie, de l’autre les partisans des soins palliatifs. Il nous a été rapporté que la demande de mort diminue de manière considérable lorsque des services de soins palliatifs existent, et qu'elle augmente lorsqu'ils sont inexistants. Les chiffres cités par nos interlocuteurs sont très variables. Selon l'un d'entre eux, la demande de mort est de 30 % à 1 % selon qu'il y a ou non des services de soins palliatifs. Cela correspond-il à la réalité et avez-vous des chiffres sur ce point ?

Par ailleurs, concernant le programme national de développement qui court jusqu'en 2005, même si la conjoncture actuelle n'est pas idéale, pensez-vous qu'à ce terme, le territoire national sera couvert de manière à peu près homogène, en tout cas que les disparités se seront estompées ?

Enfin, estimez-vous qu'il faille continuer à créer des unités spécifiques, de taille modeste, dont les missions portent à la fois sur le traitement des malades complexes, la recherche et l'enseignement et qui diffusent un savoir technique nécessaire à l'ensemble du corps médical qui est actuellement mal formé à l'accompagnement de fin de vie ?

Mme Aude Le Divenah : Pour répondre à votre première question, il m'est difficile d'affirmer – car cela n'est pas réaliste – que l'ensemble du territoire, dans le cadre de ce programme national, sera couvert et que les disparités régionales en matière de soins palliatifs auront disparu. La solution des lits identifiés représente la réponse dominante aux besoins de soins palliatifs dans les services de cancérologie notamment.

En ce qui concerne la problématique du domicile, la grande difficulté est qu'il est actuellement quasiment impossible de trouver, en termes de personnel, des aides à domicile. C’est pourquoi a été initiée une politique qui consiste à mieux former, mais aussi à valoriser ces aides. Vraisemblablement, des incitations financières devront être attribuées pour encourager les personnes à travailler au domicile. En effet, je pense qu'il est encore plus difficile d'être aide-soignante ou auxiliaire de vie à domicile qu’en établissements car ces soignantes assument toutes seules la fin de vie de leur patient. Ce sont elles qui vivent les moments les plus difficiles avec le patient. En établissement, l'accompagnement de fin de vie se fait avec le soutien d'une équipe.

Actuellement, la Direction générale à l’action sociale (DGAS), en lien avec la Direction des hôpitaux et de l’organisation des soins (DHOS), réfléchit à la façon de rendre plus attractif l’exercice des soins à domicile pour les jeunes soignants, notamment en termes d’aides et de formation. De plus, s’ils ont la possibilité d’adhérer à un réseau de soins palliatifs, les soignants ne sont plus seuls, ils ont des correspondants, peuvent bénéficier d'une formation multidisciplinaire grâce à laquelle ils travailleront avec d'autres acteurs de soins. L'idée est de créer une dynamique de travail en commun et de faire tomber les cloisonnements hiérarchiques professionnels.

Pour ce qui concerne le financement des réseaux de soins palliatifs, par un guichet unique (ARH/URCAM) dans le cadre de la dotation nationale des réseaux, le financement a été très nettement augmenté en 2004. Les agences régionales de l’hospitalisation vont ainsi développer les réseaux de soins palliatifs, qui représentent environ un tiers de l’ensemble des réseaux de notre santé.

La Société française de soins palliatifs (SFAP) a fait, de son côté, en 2003, une enquête où elle recensait plus de quatre-vingts réseaux de soins palliatifs. La DHOS, en 2002, en dénombrait quarante-six. Il me paraît difficile de croire qu’il y a eu une telle augmentation, mais néanmoins il est certain que les réseaux continuent à augmenter ; nous nous fixons, pour 2007, un objectif d’un réseau de soins palliatifs par département.

Il sera en effet très difficile d'atteindre cet objectif fin 2005, à la fin du programme national, car nous avons été très restreints en termes de financement. Dans la dynamique du plan cancer, nous avons la certitude d’un financement, mais qui ne permettra pas d’atteindre cet objectif dès 2005.

Notre objectif est de continuer à créer des USP (une par pôle régional de cancérologie), de poursuivre le développement des équipes mobiles et de donner une forte impulsion aux de lits identifiés de soins palliatifs.

Nous incitons à inscrire la démarche palliative dans le projet de soins infirmiers, le projet de service et le projet d'établissement. Nous souhaitons que les soins palliatifs constituent un sujet de préoccupation permanente pour les administratifs, et que le binôme équipe soignante-médecins et administratifs travaillent sur cet objectif.

M. le Président : La formation de l'ensemble du corps médical aux soins palliatifs ne vous parait-elle pas être une mesure rentable du point de vue économique ?

Mme Aude Le Divenah : Je suis tout à fait d'accord qu'il est essentiel d'impulser cette formation très tôt. Dès le début des études médicales, l'étudiant doit être dans cette dynamique de soins palliatifs. Pour ma part, ce n’est qu’à la fin de mes études, pendant mes stages pratiques que j’ai appréhendé ces problèmes. Il n’y avait pas d’enseignement théorique en soins palliatifs.

M. le Président : Si on attend que les jeunes générations relaient les anciennes, cela risque de prendre du temps. A-t-on programmé une formation aux soins palliatifs pour l'ensemble du corps médical, notamment dans le cadre de services qui connaissent une forte mortalité (gérontologie, cancérologie, etc.) ?

Mme Aude Le Divenah : Il existe maintenant le diplôme d’études spécialisée en soins palliatifs, qui est une création très récente et qui va apporter une dynamique. Par ailleurs, il y a les diplômes universitaires (DU) et les diplômes universitaires (DIU) qui sont généralement suivis par des médecins impliqués dans ces domaines. Toutefois, en la matière, il faut une démarche volontariste.

De plus en plus, les chefs de service ou les médecins seniors se forment, pas seulement ceux des services de gériatrie ou de cancérologie, mais également en pneumologie et également les ORL. Une fois que le médecin a reçu cette formation, il est à même de diffuser la démarche palliative à l'ensemble de son équipe volontaire.

M. le Président : Dans le cadre de l'accréditation, ne serait-il pas plus logique d'accréditer les services de cancérologie seulement si au moins un des médecins de l'équipe a été formé aux soins palliatifs ? Actuellement, ce n'est pas le cas, la formation aux soins palliatifs se fait sur la base du volontariat.

Mme Aude Le Divenah : Tout à fait. Le manuel d'accréditation date de février 1999 et la loi sur les soins palliatifs n'était pas encore parue à cette époque. Depuis, les textes ont évolué, il y a eu cette loi, le programme national et les différents décrets et circulaires que j’ai précédemment cités.

Sur ce point, le programme national énonçait en mesure dans l’axe 2 « établissements » que soit inscrite la référence aux soins palliatifs dans le futur manuel d’accréditation (version 2), en insistant plus particulièrement sur la formation et le travail multidisciplinaire en équipe. Cette mesure a été inscrite.

Mme Danielle Bousquet : Vous avez tout à l'heure cité un chiffre approximatif de 200 000 personnes qui pourraient relever de soins palliatifs. A partir de votre exposé initial et du débat qui a suivi, il me semble que nous sommes très loin d'avoir les moyens de répondre à cette demande. Comment, dans ces conditions, envisagez-vous la transition ?

Vous avez par ailleurs indiqué que les soins palliatifs permettent de réduire considérablement la demande de mort. Cela étant, parmi ce grand nombre de personnes qui relèvent de soins palliatifs, beaucoup expriment la demande que l’on mette fin à leurs souffrances. Comment faire pour répondre à ces demandes ?

Vous avez indiqué qu’en tant que médecin, accéder à une demande de mort d’un malade vous paraissait inconcevable. Toutefois, que ressentez-vous quand vous avez face à vous des personnes qui souffrent dans leur chair, qui ne se sentent plus capables de supporter une vie qui, pour elles, n'a plus de sens et qui est une longue suite de souffrances physiques ou morales ? Vous paraîtrait-il acceptable de légiférer dès maintenant, en définissant un cadre très précis intégrant l'équipe soignante, la famille, etc., et en spécifiant qu'un bilan devrait être fait, par exemple, au bout de trois ans ?

Mme Aude Le Divenah : Pour ce qui est de légiférer, je réponds clairement « non ». La réponse aux besoins en matière de soins palliatifs n’est pas seulement un problème de moyens financiers. Il faut mettre en œuvre une véritable pratique de soins, c’est un enjeu de santé publique.

Je crois beaucoup en la matière à la dynamique de la démarche palliative qui se diffuserait auprès des administratifs, des professionnels de santé, des fédérations, des sociétés, des associations de bénévoles qui seraient ainsi fortement impliqués.

Les soins palliatifs ne sont pas une réponse à la souffrance du médecin. Quand les soignants prennent en charge au quotidien des personnes en fin de vie, c'est vraiment la souffrance du malade, mais aussi celle de la famille qui est en jeu et qui comptent. La démarche palliative n'a pas pour but de répondre à la souffrance des professionnels de santé. Mais elle apporte aux médecins et aux soignants les outils à mobiliser dans la mise en œuvre d’un projet de soins personnalisés aux patients qui relèvent de soins palliatifs.

L'objectif premier des soins palliatifs est d'aider la personne en fin de vie à passer le cap. L’euthanasie ne serait-elle pas une manière de soulager la souffrance du médecin ? Ma position est claire. Je considère qu'il ne faut pas légiférer. J’aurais très peur des dérives qu’une telle législation pourrait entraîner.

M. le Président : Je vous remercie de ces perspectives et de ces espoirs.

Audition du Professeur Emmanuel Hirsch,
Directeur de l’Espace éthique de l’Assistance
publique-Hôpitaux de Paris



(Procès-verbal de la séance du 20 janvier2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui le Professeur Hirsch, Directeur de l'Espace éthique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Vous êtes professeur d'éthique médicale à la faculté de médecine de Paris-Sud. Par ailleurs, parmi toutes les responsabilités que vous assumez, vous êtes Vice-Président du Centre de recherche de la formation sur l'accompagnement de fin de vie et Président du jury de la Conférence de consensus qui vient d’achever ses travaux et dont vous avez la charge de rédiger le rapport. Enfin, vous avez publié divers ouvrages, parmi lesquels « Accompagner la vie » (Médiaspaul, 1990) ; « Médecine et éthique : le devoir d’humanité » (Le Cerf, 1990) ; « Accompagner jusqu'au bout de la vie : Manifeste pour les soins palliatifs » (Le Cerf, 1992) ; « Soignez l'autre » (1998, indisponible) ; « Qu’est-ce-que mourir ?» (Le Pommier, 2003).

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Emmanuel Hirsch : Je vous remercie de votre accueil auquel je suis très sensible et je souhaiterais vous faire savoir que nous restons très attentifs aux avancées que votre mission permettra dans la réflexion, plutôt que dans la décision.

L’accompagnement de la fin de vie est un sujet de société qui ne demande pas de compétence particulière et qui sollicite la réflexion de chacun. Il permet difficilement d'être objectif, y compris dans une Conférence de consensus.

J'en profite pour vous remercier d'avoir accordé, dans le cadre du vote de la loi sur la bioéthique, une reconnaissance à nos structures qui ne sont pas des comités d'éthique, puisque nous ne nous prononçons pas en matière d'éthique. Ce n'est pas un fait anecdotique puisque, dans la Conférence de consensus, il a été fait référence, à de multiples reprises, aux besoins à la fois de formation et de mise en place de structures dans le domaine de l'éthique. Nous sommes, pour ce qui nous concerne, très rétifs à la création d'une spécialité de l'éthique car nous considérons que l'éthique doit être constitutive du soin.

Pour introduire le débat, je me propose de vous faire l'inventaire des quelques propositions émises dans le cadre de la Conférence de consensus dont je vous rappelle l'originalité : s'exprimer sur l'accompagnement de la personne malade et de ses proches, la notion de proches étant elle aussi au centre de nos préoccupations.

La Conférence de consensus vise, dans le cadre d'un comité d'organisation, à identifier en deux étapes un certain nombre de questions qui relèvent d'une réflexion plus approfondie. La première est constituée par une saisine d'experts. Ces personnes, particulièrement compétentes dans le domaine concerné, établissent des rapports qui sont rendus publics dans le cadre des deux journées publiques de la conférence. La deuxième étape est la nomination de professionnels, en vue de constituer un jury. En effet, une conférence de consensus vise à émettre un certain nombre de recommandations à l'égard des professionnels qui devraient a priori ne pas avoir de compétences particulières dans le domaine des soins palliatifs. Or, dans celui-ci, les professionnels, aujourd'hui véritablement compétents, ont tous une connaissance des soins palliatifs. D'où la difficulté de constituer un jury.

Ce jury s'est réuni deux jours et demi. Nous avons travaillé d'une manière très sérieuse. Contrairement à ce qui était prévu, nous n’allons pas seulement présenter des propositions ; nous avons préparé un rapport, qui obéit à une construction extrêmement élaborée et qui constituera certainement un complément utile au rapport remarquable de Mme Marie de Hennezel.

Enfin, comme l'Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) avait déjà présenté un travail de recommandations dans le domaine des soins palliatifs, nous n'avons pas repris les différents items développés dans ce travail.

S'il y avait une leçon à retenir de cette Conférence, c'est qu'aujourd'hui, la notion de soins palliatifs doit être revue, non pas dans ses insuffisances (il faut rendre hommage aux pères fondateurs de cette démarche qui concerne non seulement les soins palliatifs, la fin de vie et le soin en général) mais dans son champ d’application. En effet, nous avons le sentiment aujourd'hui que le devoir de non-abandon concerne tout professionnel et toute structure, dès la prise en charge du malade, c'est-à-dire dès le commencement du suivi de sa maladie. Dans nos recommandations, c’est peut-être ce que nous avons retenu de plus fort et ce devoir de non-abandon sera un élément constitutif des démarches que nous proposons.

Je vais maintenant vous présenter les dix points autour desquels nous avons construit et identifié nos propositions : fin de vie et société ; la personne en fin de vie ; la famille et les proches ; les professionnels de santé ; les membres d’association de bénévoles ; les concepts de relation, d’information, de communication et de concertation ; les approches organisationnelles ; les approches en termes réglementaires ; des suggestions pratiques en termes de formation et de sensibilisation ; des suggestions pratiques en termes de travaux de recherche.

Je reprendrai, parmi nos nombreuses propositions, celles qui me paraissent les plus essentielles selon chacune des dix chapitres énoncés ci-dessus.

1) Fin de vie et société.

Il nous paraît évident que l'on ne peut pas évoquer, de manière abstraite, le contexte social et culturel des questions portant sur la fin de vie. Nous avons déconnecté la fin de la vie de la mort mais la fin de vie introduit également un débat sur la mort.

La fin de vie peut être une période plus ou moins longue. Nous avons donc abordé des situations spécifiques avec des questions, qui ne nous étaient pas posées, sur certaines personnes atteintes d'affections chroniques plus ou moins stables et qui ne relèvent pas toujours d'un accueil et d'un accompagnement ou sur de jeunes handicapés qui, accueillis dans des structures institutionnelles, terminent leur vie, au détour d'une aggravation de leur état, dans des services d'urgence.

Une de nos recommandations importante est dès lors la suivante : « A l'occasion d'événements publics qui sollicitent chacun d'entre nous, promouvoir à tous les niveaux de la société et dans les différents contextes (écoles, universités, entreprises), une réflexion relative aux conditions de fin de vie, à la mort et aux solidarités particulièrement engagées en ces circonstances. »

D’autres recommandations ont par ailleurs été formulées pour proposer des travaux dans les domaines des sciences humaines et sociales.

2) La personne en fin de vie.

Nous avons construit notre propos à partir des propres valeurs et intérêts de la personne, soit : « S'efforcer en toutes circonstances de concevoir des projets d'accompagnement de la personne en tenant compte de ses choix, de ses ressources et des capacités de son environnement. »

Nous sommes aujourd'hui très attentifs à la citoyenneté de la personne malade, ce qui est tout l'esprit de la loi du 4 mars 2002. Dans les pertes de citoyenneté, nous avons évoqué les personnes âgées démentes, pour prendre un exemple parmi tant d'autres et nous avons donc préconisé que : « Le droit à la citoyenneté et à la reconnaissance de la citoyenneté de la personne favorise son sentiment d'appartenance sociale, mais également le respect que les professionnels de son environnement peuvent lui témoigner. »

Ÿ Je vous cite d'autres propositions :

– « Préserver en toutes circonstances l'espace d'intimité de la personne, sa sphère privée et sa confidentialité. » Toutes ces questions d'éthique sont très importantes et doivent être développées notamment au sein des institutions.

– « Etre attentif à la sauvegarde des droits et intérêts de la personne face aux possibilités de contraintes et de pressions exercées par des proches. » Cela vous paraîtra surprenant, mais des pressions de toute nature (notamment économiques) s'exercent sur la personne dont la liberté doit être reconnue également dans cette dimension.

– « Favoriser la mise en oeuvre des dispositifs qui permettent d'anticiper les phases de rupture et de prendre en compte les demandes formulées par la personne malade et ses proches. » Dans un instant, j'évoquerai les formulations anticipées, notamment à travers la notion de « testament de vie » que nous n'avons pas reprise. L'anticipation nous semble être une des conditions indispensables à un suivi adéquat de la personne, notamment lorsque des complications nécessitent un certain nombre de choix.

(J’ouvre ici une parenthèse pour vous préciser que nous nous sommes référés, sur le plan intellectuel, aux travaux de la Société de réanimation de langue française, sans pour autant les reprendre. De même à l’Espace éthique AP-HP, nous favorisons une approche de professionnels dans le cadre des sociétés savantes dont la mobilisation en ce domaine, reste un travail à accomplir).

Ÿ Nous avons abordé enfin un certain nombre de cas particuliers, même si toute situation de fin de vie est spécifique :

– « Les enfants et jeunes adultes en institution spécialisée sont en droit de bénéficier d'un accompagnement au sein du milieu qui leur est familier. Des dispositifs doivent être mis en oeuvre au sein de ces institutions. » Dans nos propositions organisationnelles, une attention particulière a été consacrée à l'hospitalisation à domicile et à toutes les structures de soutien à domicile.

– « Solliciter la personne malade et ses proches afin de prendre en compte leurs besoins spécifiques du point de vue de leur tradition, de leur culture et de leurs attachements. » La démarche doit, plus que jamais, prendre en compte les sensibilités et les attachements non seulement des personnes mais aussi des professionnels de santé.

– Reconnaître les personnes en situation de vulnérabilité sociale ou de précarité, notamment dans l'accompagnement en fin de vie, même si Mme Dominique Versini, Secrétaire d’État à la lutte conte la précarité et l’exclusion, a été très attentive à ces questions. Il s'agit d’une reconnaissance sociale qui va d'ailleurs jusqu'au choix du devenir de leur corps. A ce sujet, au-delà des publications de l'Espace éthique AP-HP que je vous transmettrai, je vous adresserai, d'ici deux semaines, un travail important que nous avons réalisé en collaboration avec le Président du Tribunal de grande instance de Paris, sur le thème « Médecine et justice face à la demande de mort », puis d'ici deux mois, un autre travail beaucoup plus complet, une réflexion de professionnels face à la fin de vie et à la mort.

3) La famille et les proches.

Les recommandations qui nous étaient demandées concernent des pratiques professionnelles, mais nous nous sommes parfois attachés au détail :

– « Contribuer par des mesures concrètes au meilleur accueil, soutien et suivi possible de la famille au sein des services. » On tiendra compte, bien évidemment, de toute la faculté d'appréciation et de choix des personnes. Les professionnels n'ont pas à être dans un esprit de jugement et de critique des personnes mais doivent respecter la famille dans son environnement.

– « Instaurer dans chaque service une mission de soignants référents, disponibles de manière continue pour la famille et coordonnant l'intervention des bénévoles. »

– « Solliciter de la part de la famille une personne référente qui assure la coordination avec l'équipe soignante et puisse être facilement contactée en cas de besoin. »

– « Prendre en compte les attentes et besoins des membres de la famille, qu'il s'agisse de conseils pratiques ou d'accès à des soutiens socio-économiques. Les tenir informés de leurs droits tout comme de leurs obligations, à l'égard des autres personnes hospitalisées, voire des professionnels de santé. »

– « Intégrer la famille qui le souhaite à la démarche de soins. La formation de ces familles aux soins de « nursing » et aux symptômes de l'agonie, s'impose. » Nous avons présenté des recommandations toute particulières qui, émises à plusieurs reprises, avaient déjà été mises en oeuvre, notamment dans les domaines de la maladie d'Alzheimer et de l'accompagnement des personnes handicapées.

– « Une importance particulière doit être consacrée à la prévention des phases d'épuisement et aux risques de rupture, en sollicitant le recours de psychologues. » Nous avons ici pondéré des demandes qui étaient souvent récurrentes car nous avons le sentiment qu'il ne faut pas donner une dimension exclusivement psychologique à la relation. Les psychologues n’apporteront pas toutes les réponses aux services et ils risquent parfois au contraire d'instrumentaliser la relation de soin.

– « Des mesures adaptées doivent être mises en oeuvre, notamment afin de permettre aux parents d'apporter à l'enfant la présence et l'assistance qu'il attend de leur part. A cet égard, le congé parental, inscrit dans la loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs, devrait, en tenant compte des situations sociales, bénéficier d'un soutien financier. »

4) Les professionnels de santé.

Je passerai assez vite sur ce concept très ouvert : « La fin de vie d'une personne est toujours spécifique. Il convient de mettre en place, dans l'ensemble des services, en institution ou à domicile, des dispositifs adaptés aux attentes de la personne et de ses proches. Le projet de service doit formaliser les procédures qui relèvent de l'engagement de soins jusqu'au bout. » Nous avons été très attentifs à cette notion d'engagement du soin jusqu'au bout qui, par ailleurs, ne devrait pas concerner uniquement le soin en fin de vie.

Nous avons ensuite abordé la partie du travail en équipe, en portant une attention particulière aux situations qui se déroulent dans le cadre de la nuit.

5) Associations de bénévoles.

Le rôle essentiel des membres de ces associations est aujourd'hui reconnu et jugé indispensable. Je vous cite juste les deux premiers items :

– « Les projets d'accompagnement en institution et à domicile doivent pouvoir intégrer les membres des associations de bénévoles. » Cette remarque est d'autant plus importante, me semble-t-il, que dans les premiers temps, les professionnels des soins palliatifs ne souhaitaient pas cette assistance.

– « Un bénévolat de proximité, de cellules de solidarité doit être mis en place dans les communes rurales afin de soutenir les personnes isolées. »

6) Relation, information, communication et concertation.

Ces concepts ne sont pas anodins. La relation, l’information et la communication sont pour nous importantes mais la concertation s’impose à tous :

– « Porter intérêt à la démarche qualité, à l'évaluation des critères et aux modalités d'information de la personne et de prise en compte de l'expression de ses choix ; être attentif à cet égard au respect des principes de confidentialité, de transparence et d'intégrité.»

– « Mettre en place des réunions de formalités d’équipe. ».

7) Approches organisationnelles

– Je vous cite le propos liminaire qui me paraît important : « La démarche de soins et d'accompagnement doit être débattue et élaborée au sein des différents volets du projet d'établissement, notamment le projet médical de soins infirmiers et de formation sociale. Elle met également en jeu la relation de l'établissement avec tout son environnement. Elle représente une compétence stratégique essentielle du projet d'établissement. La démarche qualité au sein de l'institution coordonne l'attention portée par chaque service à la démarche d'accompagnement. »

– Par ailleurs, diverses propositions sont faites par rapport aux Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) et aux Unions régionales des Caisses d’Assurance maladie (URCAM), telle la création, au plan régional ou interrégional, de centres experts de soins continus. En effet, certaines personnes se trouvent en errance thérapeutique, lorsqu'elles ne relèvent plus de stratégies thérapeutiques ou pas encore de soins palliatifs. Il semble que, pour les professionnels, les familles et les malades, un lieu de référence de jour pourrait permettre de revoir un certain nombre de prescriptions et de mettre en contact les intéressés avec des réseaux, notamment associatifs.

– Je passe sur les propositions relatives au renforcement des activités d’hospitalisation à domicile (HAD), de soutien et de réseaux à domicile.

– Nous avons fait également des propositions très pratiques sur les hospitalisations de répit et sur toutes les situations délicates qui se présentent, lorsqu'on n'a plus la capacité de maintenir une personne à domicile et qu'on la dirige très rapidement vers des services d'urgence, faute de capacité ou de volonté d'accueil dans les services d'origine.

8) Approches en termes réglementaires.

« Ajuster les dispositifs institutionnels et les pratiques à domicile aux besoins des personnes en fin de vie. Favoriser le respect dans le cadre de projets de services. »

9) Suggestions en termes de formation et de sensibilisation.

« Introduire, dans toutes les formations des acteurs de santé, y compris les membres d'associations de bénévoles, une sensibilisation à l'identification et à la prise en compte des besoins exprimés par les personnes en fin de vie et leurs proches. La formation des professionnels va leur permettre d'anticiper ou d'accompagner les périodes de crises spécifiques. Une réflexion éthique doit être organisée sous forme de séminaires réguliers ou d'espaces d'éthique, en tenant compte des choix et des ressources des établissements. »

10) Suggestions en termes de recherche.

Je ne vous détaillerai pas ces propositions totalement justifiées par le constat qu’une des difficultés auxquelles les soins palliatifs sont confrontés, notamment dans le champ universitaire, est la non-reconnaissance de leurs compétences du fait d’une carence en travaux d’évaluation.

Une longue introduction explique dans le rapport ce qu'est l'accompagnement, en termes de valeurs sociales et de principes du soin. Dès lors, en conclusion, nous exprimons l'idée que nous sommes arrivés à un moment déterminant de notre vie sociale par rapport à une redécouverte de nos responsabilités à l'égard de toute personne vulnérable, tout particulièrement celle qui se trouve en fin d'existence. Il nous semble qu'il faudra accompagner ce mouvement et rester sur cette première conclusion car nous estimons que, dans ce domaine, des évolutions interviendront dans les prochaines années. Il nous faut rester très sensibles à la tentation qui est celle aujourd'hui, de limiter le temps de ces périodes de fin d'existence par des propositions (éventuellement d’origine parlementaire) qui inciteraient à anticiper, dans des conditions radicales, les conditions de fin de vie de la personne.

M. le Président : Je vous remercie de cet exposé.

Dans le catalogue de propositions que vous venez de présenter, dans lequel chaque item se décline ultérieurement en une proposition plus précise et concrète, je n'ai pas perçu un changement de philosophie entre le passage des soins curatifs aux soins palliatifs et la nouvelle stratégie, que vous avez évoquée dans votre introduction. Selon cette stratégie, les soins palliatifs ne deviendraient pas une alternative ultérieure aux soins curatifs mais seraient conçus globalement, du début à la fin de la maladie. Or, n’est-ce pas déjà la situation actuelle ?

M. Emmanuel Hirsch : Ce n’est pas du tout la situation actuelle, sinon vous ne participeriez pas aujourd'hui à une mission parlementaire dans ce domaine. Dans certaines structures, et encore elles sont rares, il existe des lieux spécifiques, qui sont les unités de soins palliatifs. Dans d’autres, des équipes mobiles de soins palliatifs dépendent de la bonne volonté des services, ce qui les met dans une situation de fragilité telle que certains envisagent même de renoncer à leur mission qui consiste d'ailleurs souvent davantage à lutter contre la douleur qu'à prodiguer des soins palliatifs.

Sur le terrain, il s'avère que la responsabilité continue des soins n'est pas toujours compatible avec la vie de certains services très techniques. Nous pourrions analyser la situation mais c'est au quotidien, que des malades et des familles sont totalement abandonnés par des services qui n'ont plus de propositions en termes curatifs à leur faire. Comme la seule alternative est éventuellement une approche palliative et que, dans ce domaine, la réflexion, les pratiques et les possibilités sont par nature très limitées, il sera nécessaire d'avoir une réflexion plus globale. Nietzsche disait qu'« être responsable c'est tenir ses promesses ». Quand vous lirez le texte que nous vous proposerons, vous constaterez que nous détaillons une philosophie peut-être plus ambitieuse qu'elle ne le serait actuellement.

M. le Président : Pensez-vous que la continuité des soins peut être assurée par les services techniques dont vous parlez ?

M. Emmanuel Hirsch : Nombre de professionnels considèrent que la relation de soin procède davantage de la technique du soin que de la responsabilité du soin. Si elle met en accusation ou en question un certain nombre de pratiques et de dysfonctionnements, cette observation explique le positionnement de certaines associations et les réserves de certains membres de la société, par rapport à ce qui se passe dans différents services.

Mais s'il est probable que des évolutions culturelles s'imposent, elles doivent passer par des formations universitaires davantage consacrées aux questions de la communication, de l'information et des soins palliatifs. Dans ces formations souvent facultatives, à part les diplômes universitaires (DU) volontairement suivis, les étudiants ne sont pas les plus assidus, si ce n'est dans le contexte des soins infirmiers.

Par ailleurs, l’exemplarité nous semble constituer un modèle important. Toutefois, entre les propos de certains grands professionnels médiatiques et la réalité de ce qui se passe dans leur service, il y a une distance abyssale qui fait que leurs interventions mêmes amplifient les critiques. Sans participer à ces critiques ni faire de la délation, entre la France réelle et la France profonde, on sait qu'il y a une distance. Il en est de même dans nos hôpitaux. Cela peut expliquer certaines positions extrémistes, notamment en termes de revendication de mort dans la dignité. Lorsque les structures ne sont plus capables d'apporter autre chose qu'une indifférence ou des soins indifférenciés, peut-être que les malades, comme ultime dignité, revendiquent encore une certaine maîtrise par rapport à cette inhumanité.

M. Gaëtan Gorce : Vous évoquez différentes situations, dont l'indifférence, qui peuvent avoir diverses conséquences en termes de revendication, en tout cas de réactions des familles qui peuvent alimenter ensuite ces revendications. Est-ce que parfois cela ne va pas au-delà de l'indifférence ? En effet, les chefs de service qui ont été auditionnés par cette mission se sont accordés pour dire que la pratique de la fin de vie, au sens de mettre fin à la vie, existe dans les hôpitaux et qu’elle n'est pas toujours effectuée dans des conditions parfaitement respectueuses des règles de déontologie. Est-ce un jugement que vous corroborez ?

Par ailleurs, vous avez fait référence aux lois des 9 juin 1999 et 4 mars 2002, qui ont introduit des dispositions sur lesquelles il serait intéressant de connaître votre sentiment. La première de ces dispositions est de savoir si l'on doit maintenir un traitement ou des soins, c'est-à-dire procéder à un acharnement thérapeutique lorsque qu'il n'y a pas de perspective de guérison réaliste ou d'amélioration sensible de l'état du malade. Il n'existe pas, à ma connaissance, de définition de l'acharnement thérapeutique, à part la notion déontologique de l’« obstination déraisonnable ». Cette définition est-elle satisfaisante ? Par ailleurs, existe-t-il, notamment dans la pratique telle qu'on peut l'observer à l'Assistance publique, des règles déontologiques qui s'imposent lorsqu’un médecin est confronté à une situation qui peut ou non être qualifiée d'acharnement thérapeutique ? Quelles sont ces règles ? Sont-elles suffisantes ? Sont-elles respectées ? Garantissent-elles une véritable sécurité pour les familles ?

Les lois précitées de 2002 et de 1999 ont donné au patient le droit de refuser l'intervention d'une médication ou d’en demander l’interruption. Or, à ma connaissance, il n'existe pas de règles d'accompagnement de ce principe dont l’application relève aujourd'hui entièrement de l'appréciation des équipes médicales. Une réflexion a-t-elle été menée sur ce sujet ? Existe-t-il des règles qui déterminent les conditions dans lesquelles cette appréciation peut être portée et dans lesquelles est prise en compte la demande adressée par le malade ?

M. Emmanuel Hirsch : Depuis l'article du Père Patrick Verspieren en 1984, « Sur la pente de l'euthanasie » (Etudes n° 360-361), on peut affirmer, selon une expression employée par certains qu’en 2004 on a dépassé le stade de la « conspiration du silence ».

Vous me posez des questions sur l'AP-HP qui, service public d’un Etat de droit, est donc tenu de respecter à la fois la loi et les règles déontologiques. A l'AP-HP, l'effet de masse fait-il qu'il n'y aurait pas d'affaire Malèvre ? C'est une question que l'on peut se poser. Je n'ai aucune information particulière sur la pose aléatoire et à l'insu de la personne, de cocktails lytiques mais intervenant dans certains services, dans le cadre de la réflexion éthique, nous savons à quels dilemmes concrets et quotidiens les soignants sont confrontés. Nous les évoquons pour certains d'entre eux. Mais il s’agit moins de la pose d’un cocktail lytique, que par exemple, de la dernière chimiothérapie avec les conséquences qu'elle entraîne. Toutefois, la chimiothérapie compassionnelle peut être aussi un élément important pour une personne malade, une équipe et une famille. Nous sommes dans un domaine extrêmement compliqué.

Pour répondre sur votre premier point, je ne suis pas certain que l'AP-HP soit le lieu particulier de dérives. Un effort de formation et d'évaluation, les démarches d'accréditation et les travaux de l'ANAES ont contribué à la formation d’une culture de la concertation qui me semble remarquable et parfois, beaucoup plus intéressante que les enseignements d'éthique. Voilà ce que je peux dire pour l’Assistance Publique. Je dois toutefois vous rappeler que 80 % des personnes qui fréquentent l'Espace éthique AP-HP ne pratiquent leur activité en dehors de l'Assistance publique et que d’autres questions peuvent se poser notamment dans les établissements pour personnes âgées. Je vous renvoie à la réflexion de votre collègue, Mme Guinchard-Kunstler, sur les pratiques (qui peuvent s'expliquer) dans les services pour personnes âgées ou dans des structures marginalisées qui communiquent peu. Ce sont des réflexions qui me semblent les plus importantes à mener dans ce domaine.

Vous avez évoqué l'acharnement thérapeutique, que nous qualifions plutôt d'obstination déraisonnable. Il est vrai que, dans les textes internationaux de bioéthique, la référence est faite à la proportionnalité et à la justification. C'est la raison pour laquelle ces concepts ont été repris dans le domaine de l’anesthésie-réanimation et que se pose la question de la futilité du soin, c’est-à-dire de l’absence de fondement d’une stratégie thérapeutique. Je dois ici observer – et ce n'est pas anecdotique –, que la décision médicale est un acte intellectuel éminemment délicat à envisager et que très souvent, c'est le déficit de temps et de concertation (donc des problèmes structurels), qui empêche les professionnels d'être à la hauteur des attentes des familles, des malades, voire des équipes. Rien dans les conditions actuelles d'exercice des professions médicales en hôpital, ne permettra, à mon avis, de favoriser cette exigence de communication et de disponibilité qui me semble particulièrement requise dans ce domaine.

Ensuite, vous avez abordé la loi du 4 mars 2002 qui comporte un grand nombre d'avancées. On pourrait discuter, uniquement en termes philosophiques, sur la reconnaissance radicale de l'autonomie de la personne malade. En effet, je ne vois pas en quoi une personne malade est particulièrement autonome. C'est donc une réflexion que l'on doit avoir dès lors que l'expression de la demande formulée d'une manière objective par la personne peut, dans certaines circonstances, faire l'objet de discussions.

Concernant le refus de soin formulé par le patient, nous faisons des propositions sur l'expression de la volonté anticipée des personnes. Mais vous répondre plus précisément serait rentrer dans la complexité des situations. On peut prendre l'exemple d'une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer qui, au tout début de sa maladie, va par anticipation, exprimer un choix, alors que peut-être demain, elle pourrait bénéficier de nouveaux traitements. Dans les lois de bioéthique, une réflexion a été menée notamment sur les questions d'accès à la recherche pour les personnes n'ayant pas la capacité de formuler leur volonté. Nous renforçons donc plutôt une réflexion sur la désignation de la personne de confiance, qui n'est pas toujours un membre de la famille mais une personne que le malade aura chargée d'une mission bien particulière appelée à être ensuite négociée avec l'équipe. Les premières évaluations faites dans ce domaine, sur l'absence de vraie communication sur la personne de confiance et sur son véritable rôle, posent des problèmes au niveau des équipes. Nous mettons donc l’accent sur la nécessité d’une réflexion sur la prise en compte des soins anticipés de la personne.

Dans le parcours du malade à travers la maladie, une équipe a suffisamment d'opportunités pour savoir - on le voit, par exemple, dans le domaine de l'oncologie - si, à un moment donné, on doit aller plus loin. En fait, il ne faut pas formaliser les choses, mais faire confiance aux professionnels qui ont une faculté d'appréciation dans l'évolutivité même de la maladie. On sait toutes les positions paradoxales qu'une personne peut prendre, y compris dans une demande de mort qui, le lendemain, serait une demande de vie. Je ne suis pas pour que la relation ait une dimension exclusivement psychologique, ni pour créer des concepts absolument stricts dans des domaines où tout est dans la nuance.

Enfin, vous avez abordé un certain nombre de références. Il me semble que nous avons une législation qui est bien faite. Les parlementaires se sont prononcés à l'unanimité sur la loi du 4 mars 2002 qui évoque nos responsabilités dans la dignité de la fin de vie de la personne. Le débat qui avait eu lieu était intéressant car il concernait une mort digne jusqu'à son terme, alors que d'autres voulaient parler d'une mort dans la dignité (certains parlent aujourd'hui d'une mort dans la liberté). Il faut être sensible aux nuances et envisager les conséquences que certains débats peuvent avoir sur les personnes malades les plus vulnérables, notamment dans leur résolution et leur persistance à lutter contre la maladie. Etre atteint aujourd'hui d'une maladie grave ou chronique, c'est une aventure singulière extrêmement complexe qui renvoie à des questionnements intérieurs et à une immense solitude. Or le contexte des débats actuels n'est pas de nature à favoriser véritablement une avancée dans la maladie et il renforce certains positionnements extrêmes que les médecins constatent. En milieu médical, on observe de plus en plus de personnes malades ou de proches, en demande de refus de soins, ce qui met en question aussi les valeurs professionnelles.

Mme Catherine Génisson : Pour prolonger la question de M. le Président, quand vous dites que l'environnement technique peut constituer un obstacle à une réflexion sur la prise en charge des soins palliatifs, s'agit-il d'un obstacle structurel ou conjoncturel ?

Par ailleurs, vous avez fait preuve d'une position ambivalente sur l'accompagnement psychologique, tant des personnes concernées que des personnels soignants. Pourriez-vous préciser votre position sur ce sujet ?

M. Emmanuel Hirsch : Ces obstacles ne sont ni structurels ni conjoncturels mais ont trait au contexte de cette prise en charge, dans la mesure où l'on voit des services, par exemple d'urgence et de réanimation, avoir une vraie politique d'accompagnement et mettre en place des structures d'accueil des personnes. (Cette politique devra être d’autant plus importante si l’équipe est amenée à solliciter la famille pour un prélèvement d’organe : dans ce cas, les conditions d'accueil et de suivi sont essentielles). Ainsi, le service d'urgence neurochirurgicale de la Pitié-Salpêtrière a mis en place un accueil psychologique des familles, lorsque le décès d’un jeune doit être annoncé. C'est dire qu'il y a des évolutions importantes.

Pour répondre à votre question, c'est parfois une question de volonté, mais aussi de possibilités. C’est dire qu'un certain nombre de pratiques professionnelles ne sont pas toujours conciliables avec la volonté de prendre un peu de recul, voire de se confronter à la famille.

Mme Catherine Génisson : C'est donc structurel.

M. Emmanuel Hirsch : Je dirais que c'est le contexte qui est le critère pertinent. Dès lors que certains services, qui ne sont pas les plus équipés ni les plus performants, se donnent les moyens de mettre en place cet accueil. Ils en tirent un bénéfice car les « non-pratiques » ou les dysfonctionnements peuvent avoir des conséquences sur la vie et le turnover des équipes ; par ailleurs, ils offrent à leurs équipes la satisfaction d'avoir été partie intégrante d'un soin de qualité.

D'ailleurs, en la matière, les réanimateurs ont beaucoup à nous dire, comme nous avons pu le constater lors de la Conférence de consensus. Si François Lemaire a été très en avance à bien des égards sur son époque, la jeune génération des réanimateurs se pose maintenant la question même des soins palliatifs en réanimation. C'est un aspect intéressant, parce que les soins d'accompagnement n'étaient pas jusqu'à présent conçus comme nécessaires en fin de vie.

S'agissant du soutien psychologique, on réfléchit de plus en plus à la qualité du projet de service. C'est donc un projet qui doit être élaboré dans la concertation et qui, dans sa définition, doit associer l'ensemble des partenaires dans le soin. Nous observons que, même dans les services confrontés aux situations les plus délicates, ces éléments fondamentaux, que sont le fait d'anticiper, d'avoir des rôles et des fonctions parfaitement établis et de savoir comment la communication circule, font que tout se passe relativement bien, y compris lorsqu'on ne peut pas aller au bout de ce que l'on aurait souhaité idéalement faire. C'est la raison pour laquelle je considère que l'aspect psychologique n’est qu’un patch psychologique qui, posé dans bien des services, rassure les professionnels et leur évite des confrontations qu'ils ne sont pas toujours en mesure d'assumer. Par ailleurs, j'observe que les services, au sein desquels les psychologues ont véritablement une véritable fonction, sont ceux qui accueillent de vrais psychologues, c'est-à-dire des gens très compétents, ce qui n'est pas toujours le cas. Quant aux groupes de parole, certains fonctionnent bien, alors que certains font imploser un service.

L'approche des psychologues, qui doit être assez continue auprès des familles, n'est pas toujours de nature à éclaircir la situation ; elle la rend parfois même plus complexe. Certaines personnes, qu'elles soient patient ou professionnel soignant, ne veulent pas rentrer dans une relation psychologique.

Certaines réalisations sont néanmoins très intéressantes : le travail mené sur le domicile par le Centre François-Xavier Bagnoud, propose une approche très nuancée du psychologue, prenant en compte les spécificités propres de la personne malade en fin de vie, de sa famille, voire de sa fratrie. D'autre part, les initiatives, développées notamment à l'Institut Gustave Roussy, de soutien par des groupes éminemment professionnels, des enfants dans la maladie, des familles, des conjoints, permettent une hiérarchisation des priorités, tout en tenant compte des spécificités et ne ramènent pas tout au concept générique d’approche psychologique.

La relation du soin n'est pas essentiellement psychologique, elle est professionnelle. Peut-être que parfois des incertitudes, des ambivalences, voire des dérives, procèdent du manque de formation professionnelle et du manque de définition des bonnes pratiques dans les services. Mais je peux affirmer, de par l'expérience que l'on peut avoir, que dans un service professionnel, on ne pratique pas l'euthanasie.

Dans le concept même de l'Espace éthique AP-HP, il n'y a pas de bonnes conduites sans bonnes pratiques. A l'AP-HP, nous n'avons pas pour mission de dire aux personnels soignants ce qu'ils doivent faire, mais de servir éventuellement leur réflexion quand ils s'interrogent sur leur projet et sur ses limites. Les situations de limite fragilisent l'ensemble des acteurs. Il faut prendre en compte la vulnérabilité des professionnels, y compris celle des chefs de service qui s'expriment d'une manière dogmatique ou doctorale à la télévision. Tout le monde est en situation de vulnérabilité et d'interrogation personnelle. Les personnels ont, en fait, besoin non seulement de réassurance, c'est-à-dire d'un immense professionnalisme, mais aussi d'un temps de répit. Tout professionnel n'a pas envie de suivre une personne malade à tout moment. Des ouvertures sont donc nécessaires. De ce point de vue, l'Espace éthique AP-HP me semble relever d’une démarche cohérente, puisque les personnes accueillies, tout en conservant leur activité professionnelle, se ressourcent culturellement, retrouvent des valeurs au niveau de la réflexion anthropologique ou philosophique. En fait, des issues doivent être apportées pour éviter les situations de non-retour qui équivalent souvent à la pose d’un cocktail lytique.

M. Pierre-Louis Fagniez : Dans le domaine de la psychologie, que vous avez évoqué dans le cadre de l'Espace éthique de l'Assistance publique, quels sont les effectifs, les moyens et surtout les moyens de formation ? En effet, comment affirmer aujourd'hui que telle personne est formée en psychologie, car on peut être psychologue sans rien connaître à l'accompagnement de fin de vie ? Quand, par qui et comment les psychologues sont-ils formés et évalués en la matière ?

Vous parlez beaucoup des patrons dogmatiques qui s'expriment à la télévision. C'est sans doute très regrettable, mais je constate que je ne rencontre pas de psychologues dans les hôpitaux et nous en manquons cruellement dans les services. Chaque fois que j'ai fait une demande d'un poste de psychologue auprès d'un directeur d'hôpital, la réponse était la même, à savoir qu'il n'y en avait pas du fait de l'absence de cadre de psychologie, de l'ignorance des examens à leur faire passer et de la base de leur rémunération, etc. Comment faire pour qu'un chef de service, qui veut faire de l'accompagnement de fin de vie, puisse obtenir un ou des psychologues ? Par ailleurs, quelles sont les fonctions d'un psychologue dans le cadre du service ? A-t-il en charge les malades (qui peuvent ne pas vouloir de sa présence), les personnels ou les familles ? Il n’existe pas de définition précise de leur champ d'action. Pour conclure sur ce volet des psychologues, je précise que les personnels sont les plus demandeurs de leur présence.

M. Emmanuel Hirsch : Je suis dans l'incapacité de vous donner une réponse et je n'ai aucune légitimité à vous parler des psychologues. Ce sont des professionnels que je rencontre à l'Espace éthique AP-HP et que je sollicite assez rarement, pour tout vous dire. Je travaille davantage avec des psychiatres. Les psychologues font, pour moi, partie d'une catégorie professionnelle constituée de personnes de très grande qualité mais qui suscite aussi certaines incertitudes.

Pour essayer de répondre toutefois à votre question, les pères fondateurs des soins palliatifs étaient, pour la plupart d'entre eux, sous analyse et possédaient une réelle réflexion psychanalytique et non pas psychologique. Les personnes à l’origine de réflexions sur les soins palliatifs ont été des psychanalystes, – Robert William Higgins, Emmanuel Goldenberg – et non pas des psychologues. Je considère que la psychanalyse peut être un objet de réflexion utile aux différents acteurs.

En ce qui concerne la demande des professionnels de santé, je l'analyserai différemment. C'est quelquefois plus la demande d'une médiation, c'est-à-dire d'une ouverture sur une réflexion qui, quand on la mène, n'est pas que psychologique. Je vous donne un exemple. Dans le service de la Fédération de neurologie Mazarin de la Pitié-Salpêtrière, en charge des tumeurs cérébrales et des scléroses latérales amyotrophiques, les chefs de service m'ont demandé d'organiser régulièrement une rencontre non pas d'éthique mais de philosophie. La quasi-totalité des membres du service, en fonction de leur emploi du temps, de même que la psychologue, assistent, de manière assidue, à ces rencontres. Ces personnes n'expriment pas un besoin de psychologie mais un besoin de réflexion (en aménageant aussi des sas pour que leur réflexion intime ne fasse pas l'objet d'un débat commun).

De la même manière que l'on doit respecter la sphère privée de la personne hospitalisée, on doit préserver la sphère privée et la dimension intime de la personne qui accompagne la personne malade. Tout cela pour dire que le recours à la psychologie peut susciter de multiples confusions. Ne prenez pas mes propos pour dogmatiques, même s'ils vous paraissent comme tels. Je ne suis ni décideur, ni directeur de l'AP-HP, ni ministre de la Santé. Autant j'exprime une certaine prévention à l'égard d'une dimension psychologique excessive de la relation de soin, autant j'ai moins de prévention à l'égard d'une interrogation sur les conditions d'un soin de qualité qui intègre la prise en compte de la personne, dans son humanité et dans sa dignité. Respecter déjà les droits politiques et civiques de la personne malade et de ses proches, permet aux équipes soignantes de mieux se situer.

Je vous ferai part d'un dernier point que j'observe dans l'enseignement en éthique des questions relatives à la dignité. On considère que la dignité est un sentiment réciproque. Or il y a beaucoup d'indignité de la part des institutions à imposer certaines conditions de travail à leurs professionnels. On exige beaucoup de ces derniers en termes de dignité, voire de psychologie, alors qu'ils sont souvent très méprisés, peu reconnus et peu valorisés par leur institution. C'est la raison pour laquelle on voit apparaître, de façon récurrente dans les propositions, la valorisation d'un certain nombre de fonctions, notamment celles d’aide-soignante ou de travailleur social. Cela me parait être un élément important. Le meilleur psychologue que j'ai observé dans certains services, c'est l'assistante sociale. Quant à l'aide-soignante, à l'interstice des services, c'est certainement la personne qui occupe la plus belle fonction de ce point de vue-là. Cela étant, certains chefs de service sont d'éminents psychologues, voire d'éminents médiateurs ou animateurs. Je crois que c'est l'animation au sens propre qui est importante.

M. Michel Piron : Je voudrais vous interroger sur les causes du dogmatisme que vous avez évoqué. En effet, en vous écoutant, j'ai le sentiment suivant : vos interventions sur certaines déclarations que vous dites dogmatiques, ne marquent-elles pas la différence entre une théorisation plus ou moins médiatique et très affirmative et la confrontation avec la réalité qui, elle, est source de questions pour les praticiens qui ont tenu ces propos ?

Sur cet aller-et-retour entre la pensée et l'action de ces professionnels que vous présentez parfois comme dogmatiques, quelle prise avez-vous à ce moment-là ? Quel est l'élément qui les interpelle ? Est-ce votre statut ou la reconnaissance de votre distance par rapport aux actes en cause ? Est-ce votre engagement éthique ou philosophique ? Quel est le rapport qui s’établit entre ceux que vous avez présentés comme dogmatiques et ceux que vous avez définis comme plus « interrogatifs » ?

M. Emmanuel Hirsch : Cette question mériterait des heures de réponse. Mais en bref, je dirai que la position que nous privilégierions, et que l'on rencontre chez certains professionnels, est celle du non-jugement péremptoire. Tout professionnel ne peut pas avoir une idée sur tout. De plus, lorsque l'on travaille au service de l'autre, nos convictions sont aussi faites de celles de l'autre : c'est le concept d'altérité. On doit être capable d'être altéré par l'autre et de se façonner avec lui. Il s’agit donc d’une véritable dynamique de la relation.

Pour répondre aux positions dogmatiques, je considère que leur dogmatisme même les rend souvent caricaturales. Le seul problème est que la société est dans l'urgence par rapport à un certain nombre de questions que vous abordez et qu'elle n'a pas toujours la possibilité de trouver le champ de profondeur et le recours nécessaire à une vraie réflexion, à la fois philosophique et spirituelle. Comme nous avons pu le voir au travers des débats récurrents actuels, nous sommes dans une société laïque, ce qui caractérise ses limites. Nous nous situons donc dans un domaine extrêmement complexe, notamment lorsqu’il touche la question de la fin de vie. En effet, la grande tentation est de médicaliser et de laïciser cette dernière et, d'une certaine manière, de la techniciser selon des a priori qui me semblent inconciliables avec le respect d'une existence humaine jusqu'à son terme. La personne doit être respectée dans ses valeurs propres, qu'elles soient philosophiques ou spirituelles. En d'autres termes, dès lors que nous sommes au service de la personne, le dogmatisme me semble assez inapproprié. Le médecin, qui est dans une position de certitude et dans l'incapacité d'une écoute, n'est pas un médecin véritablement capable d'envisager une relation.

J'ai le sentiment que, dans les prochaines années, nous assisterons à la montée en puissance d'une exigence forte de la part de la société pour poser des limites à un discours tout puissant médical ou médico-scientifique. On le voit déjà à travers la critique qui apparaît chez les professionnels et à travers la redistribution des légitimités, notamment au sein des équipes. Dans notre champ professionnel, les soignants sont, sur le plan éthique, beaucoup plus souvent au fait d'une réflexion de fond que les médecins. Dans les groupes de travail que nous animons à l'Espace éthique AP-HP et auxquels participent des étudiants de l’IFSI (institut de formation aux soins infirmiers) et des étudiants en médecine, on ressent la maturité des professionnels. Faute de ces redistributions, on assistera, et ce sera peut-être la perversité de la loi du 4 mars 2002, à une atomisation de lobbies associatifs et à une dérégulation des valeurs sociales. C'est le devenir même de la société qui en est affecté.

Vous pouvez très bien, en termes de lobby, subir, d'une manière contradictoire, des pressions qui perturbent les repères et qui ne permettent plus à la société de savoir ce qu'elle a à faire ni quelles sont ses responsabilités, notamment par rapport à la question de la fin de vie. Ainsi, lorsque vous parlez aujourd'hui de l'assistance dans la mort, vous pouvez parler de l'accompagnement, mais aussi du suicide médicalement assisté ; lorsque vous perfusez aujourd'hui une personne, elle peut se demander si vous lui administrez un traitement médical ou un cocktail lytique. Ces ambivalences, ces incertitudes affectent, à mon avis, les bonnes pratiques professionnelles et c’est pourquoi il faut beaucoup de rigueur. Je ne vous envie pas d'avoir demain, en tant que parlementaires, à vous prononcer sur des sujets aussi complexes qui touchent à l'intime et à l'ultime. Pour terminer sur cette approche, il convient de savoir se situer dans ses prises de position.

En ce qui concerne ma charge de responsable d'un Espace éthique, j'ai à coeur de ne prendre aucune position au nom de ce dernier, c'est-à-dire que je n'imagine pas fonder ma légitimité ou engager l'AP-HP dans des prises de position qui seraient contradictoires avec le travail même de l'éthique. En tant que professeur d'éthique, j'imagine que je n'ai pas à transmettre à des étudiants mes valeurs mais à leur donner des outils qui leur permettent une délibération. Plus ils seront responsables et autonomes, plus ils seront capables d'assumer les situations auxquelles ils seront confrontés. Puis en tant que citoyen, j'ai l'impression qu'à ma manière, j'ai à participer, même modestement, à un débat public ; mais en ce qui concerne l'affaire de la fin de vie, cela reste une affaire intime. Or, j’éprouve quelques craintes, au vu de l'affaire Humbert, de son exposition un peu indécente dans le public, de cette prise en otage de la société qui va à l'encontre même des personnes qui revendiquent, dans la dignité et l'intimité, un certain nombre de choix de vie. Je trouve que cela affecte l'expression même d'une liberté. Comme le disait le Professeur Vincent Meninger, « Nous avons eu avec l'affaire Vincent Humbert, le 11 septembre de l'euthanasie », c'est-à-dire que tout le monde est maintenant dans une position radicalisée (pour ou contre) ce qui ne sert pas la véritable cause de la personne malade.

M. Michel Piron : Je suis prêt à souscrire à la plupart des propos que vous tenez, d'autant plus qu'ils font montre d’une certaine distanciation et sont le fruit d’une grande réflexion. Cela étant, vous dites qu'en tant que professeur d'éthique, vous n'avez pas de valeurs à transmettre. Sans manier le paradoxe, j'avoue que je suis perplexe devant cette expression car, en fait, n'êtes-vous pas d'abord le témoin de valeurs qui sont celles des questions et des interrogations ? Après tout, je ne vois pas en quoi le fait de poser des questions sans avoir de réponses, ne serait pas une forme de valeur à transmettre.

M. Emmanuel Hirsch : C'est une question de définition. Kant, dans « Les fondements de la métaphysique des moeurs », dit que « ce qui a une valeur a un prix ». Pour moi, ce qui a un prix, c'est la relation de confiance et de respect des personnes. Je vous ferai parvenir le diaporama de mon enseignement universitaire en première année des études de médecine. Bien que 90 % des 550 étudiants de première année ne suivront pas un parcours médical, je considère que l’approche de la fin de vie est une question de société, que c’est un choix en termes d'engagement politique.

Au niveau de l'information, je leur rappelle que nous sommes dans un Etat de droit et je leur définis les valeurs de la Constitution et la notion de service public … Puis je leur raconte l'histoire des débats sur les soins palliatifs ou sur la fin de vie depuis les premiers textes de l'humanisme médical – je pourrais remonter jusqu'à Hippocrate mais je ne le fais pas –, les contradictions, les prises de position de personnes comme M. Schwartzenberg.

Mon souci en tant que professeur est de ne pas pervertir ma présentation. Ensuite, c'est à chacun de se situer. Ils ont la loi du 4 mars 2002 mais ils renoncent souvent à étudier les dispositions relatives aux soins palliatifs, à la lutte contre la douleur et à la dignité de la personne. Je pense faire un effort plus citoyen ou politique qu'un effort éthique. Quant aux cours plus sophistiqués à partir de la deuxième année, je mets à la disposition des étudiants, des outils plus conceptuels, voire des références importantes au niveau des textes fondateurs de la bioéthique. Si vous assistiez aux conférences ou aux cours, vous verriez que bien des questions dont on débat sont des questions mal posées et que nous avons un système de référence au niveau international, qui apporte la quasi-totalité des réponses, même aux situations les plus difficiles de l’accompagnement et de la fin de vie.

M. le Président : Lorsque vous avez évoqué le « testament de vie », j'ai eu l'impression que vous l'aviez assez radicalement écarté pour ne retenir que la personne référente. Pourriez-vous préciser votre pensée sur ce point ?

M. Emmanuel Hirsch : Nous ne l'avons pas du tout renié, au contraire. Il représente les formulations d'une volonté anticipée. Tout ce qui est de l'ordre de l'anticipation et de la prise en compte d'une formulation d'un choix doit être respecté et éventuellement nuancé dans l'application stricte de ce que la personne a exprimé. In fine, dès lors que la personne a exprimé d'une manière volontaire, délibérée et souvent réitérée un refus ou un renoncement à des soins qu'elle estimerait obstinés ou contraires à ses souhaits, sa volonté doit être respectée. Mais cela ne comprend pas le cas de personnes dans l'incapacité de pouvoir formuler véritablement, d'une manière autonome, ses choix. C'est toute la question du jugement critique et c'est fondamental au niveau éthique. Comment considérer la personne atteinte dans ses facultés cognitives, comme les personnes en psychiatrie ? Je prends un exemple. Dans la législation aux Pays-Bas, on a reconnu à une personne mélancolique la possibilité d'exprimer son choix d'être assistée dans la mort et on l'a tuée. Cela pose des problèmes

M. le Président : Vous dites que si l'accompagnement du malade se fait de manière éthique, professionnelle et irréprochable, cette demande de mort n'existe pas.

M. Emmanuel Hirsch : Je ne suis pas dogmatique dans la mesure où toute demande d’une personne souffrante doit être considérée comme vraie. Je ne conteste pas la demande mais comment y répondre ? Tout le monde vous citera l'ambivalence de la personne en fin de vie et la signification psychologique ou l'interprétation que l'on peut apporter à sa demande. Dans notre rapport, nous nous situons d'ailleurs par rapport à cette demande.

M. Michel Piron : Qu'appelez-vous une demande vraie ?

M. Emmanuel Hirsch : Nous n'avons pas a priori à la considérer comme fausse.

M. Michel Piron : Une sincérité ne fait pas forcément une vérité.

M. Emmanuel Hirsch : Je la qualifie de vraie mais a priori, une approche psychologisante de ce type de demande contribue souvent à renoncer à la prendre en compte. Or il faut la prendre en compte à la fois dans ce qu'elle signifie et dans les conséquences qu'elle peut avoir. Mais la vraie question, ce n'est pas la demande, c'est la réponse. Comme nous l'avons vu au travers des débats sur les soins palliatifs, la demande peut concerner le cadre d'une sédation. Le débat sur la sédation peut être aussi un débat sur l'euthanasie. Quant à la position éthiquement satisfaisante, c'est la position de la déontologie médicale. L'article 38 du code de déontologie médicale apporte toutes les réponses à ces positionnements.

M. le Président : Vous nous donnez l’impression que nous disposons des textes suffisants et que la profession et la société n'ont pas fait suffisamment d'efforts pour s'y adapter.

M. Emmanuel Hirsch : Durkheim disait, en 1904, à la Sorbonne que « La morale, c'est l'état d'esprit de la société à un moment donné. » J'observe que les formulations du code de déontologie évoluent. Je pense qu’une prochaine modification devrait prochainement intervenir puisque Mme Marie de Hennezel suggère, sur des propositions qu'elle nous a demandées de formuler à l'Espace éthique AP-HP, une nouvelle rédaction des articles 37 et 38 de ce code. Nous souscrivons bien évidemment à ces suggestions puisque nous les avions faites confidentiellement et non pas pour être reprises dans le rapport, car nous ne sommes pas le Conseil national de l'Ordre des médecins. Ceci prouve que nous ne sommes pas opposés à des évolutions du code de déontologie.

M. le Président : Quel est cet espace d'évolution sur les articles 37 et 38 ?

M. Emmanuel Hirsch : Nous avons été attentifs au traitement de la question de la fin de vie ou de la demande de mort dans le rapport, tout comme nous l'avons été dans la rédaction de cette partie dans le rapport de la Conférence de consensus. Je préfère ne pas simplifier le propos qui est vraiment contenu dans le rapport de Madame Marie de Hennezel et suggère de s’y référer.

Quant aux textes, nous les avons, mais nous manquons à mon avis, d'une capacité d'appropriation de ces textes. Il en est de même pour les avis du Comité consultatif national d'éthique : on lit rarement le rapport, on lit toujours les avis, c'est-à-dire la partie finale. Il y a donc un véritable travail à faire, de mise des textes à disposition des professionnels, ainsi qu'un renforcement du travail de délibération au sein des équipes, notamment à travers des « staffs » d'urgence ou d'anticipation.

Je constate, en tous les cas, que la Société de réanimation de langue française a édicté un certain nombre de recommandations qui présentent de grandes qualités sur les plans éthique et pratique. Maintenant, peuvent se poser des questions spécifiques qui devraient peut-être inciter les sociétés savantes à ce travail d'élaboration car elles sont beaucoup plus légitimes et pertinentes en termes de consensus et de validité qu'une Conférence de consensus organisée par l'ANAES (même si elle est faite sérieusement) sur l'accompagnement des fins de vie.

Par conséquent, j'aurai quelques difficultés à aller plus loin que ce que vous dites. Cela étant, les professionnels sont placés dans un environnement culturel, social, et même international. Dans nos recommandations, nous pensons qu'il serait très important de développer au niveau européen, des recherches sur les différentes approches culturelles de la mort et des pratiques en fin de vie. Il y a tout un ensemble d'éléments à prendre en compte.

M. le Président : Abordez-vous la néonatologie et les situations d'enfants viables profondément mal formés ?

M. Emmanuel Hirsch : Oui mais nous traitons surtout des questions qui n’ont pas été abordées. Dans le domaine de la néonatologie, les travaux de M. Michel Dehan sont remarquables et ont fait l'objet d'un avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE).

M. le Président : Mais il n'existe pas de textes.

M. Emmanuel Hirsch : Si. Vous avez les textes que M. Michel Dehan a élaborés il y a cinq ans, dans le cadre du groupe d'éthique de néonatologie.

M. le Président : Certes mais il n'y a pas de textes sur lesquels un juge peut se fonder.

M. Emmanuel Hirsch : C’est un autre problème : celui de la position des juges en tant que représentants d'une certaine morale sociale. Lors d'une rencontre avec des magistrats à l'Ecole nationale de la magistrature, j'ai pu constater à quel point ils ont le sentiment de détenir aujourd'hui la défense de l'intérêt public.

Pour revenir aux textes, les avis du CCNE sont des références. En effet, en dehors de son avis 63 « Arrêt de vie, fin de vie, euthanasie », le CCNE a validé les positions du groupe d'éthique de néonatologie. Les questions que nous abordons ont donc fait l’objet de protocoles précis mais on parle moins de la néonatologie que l'on ne parle de la réanimation médicale d'adulte.

M. le Président : Vous ne voulez pas admettre la réalité. Le juge, à un moment donné, ouvre son code pénal, sans se préoccuper des questionnements légitimes que la morale et l'éthique posent dans la société. Or, notre rôle est d’essayer de faire cette jonction, impossible peut-être, entre la pratique et l'interrogation d'une éthique.

M. Emmanuel Hirsch : Mais il existe des textes concernant la néonatologie. Ce sont des situations très compliquées, notamment lorsque les néonatologistes souhaitent poursuivre une réanimation, avec la faculté éventuellement d'interrompre une existence à la naissance.

M. le Président : Le problème est de savoir sur quels textes s'appuient le juge et la société pour décider si l'acte est ou non répréhensible.

M. Emmanuel Hirsch : La seule question à se poser est de savoir si on doit être dans un excès à la fois de juridisme et de morale (ce qui est souvent équivalent) et si les professionnels ne doivent pas être reconnus également dans un espace de compétence qui relève de leur déontologie. Je constate les difficultés du Parlement à revoir les lois de bioéthique. Au moment même où vous rendez votre copie, on voit à quel point beaucoup des questions que vous abordez sont décalées par rapport à la réalité et les conséquences que cela peut avoir. Je ne pense pas que l'on puisse légiférer sur tout. Il est préférable de tout mettre en oeuvre pour responsabiliser les professionnels dans un contexte général dans lequel non seulement on les déresponsabilise et on les démoralise, mais dans lequel on confère également une nouvelle légitimité aux associations de malades.

Vous devriez constater les conséquences sur le terrain. Je vous souhaite de consulter avec beaucoup d'attention notre Directrice générale si vous devez vous faire hospitaliser. Si, aujourd'hui, avec toutes les logiques, les réglementations et les procédures qui se mettent en place, des professionnels encore courageux assument la responsabilité du soin, ils seront de moins en moins nombreux. On va vers une pratique médicale minimaliste (dont on voit les conséquences à travers le recrutement d’un unique interne en chirurgie pour la région parisienne), qui s’explique par l'appauvrissement total des services hospitaliers, le renoncement des chefs de service à la moindre transmission, leur départ en retraite dès qu'ils le peuvent, leur reconversion dans le privé ou dans l'éthique. Bref, nous sommes dans une société médicale et hospitalière extraordinairement sinistrée.

M. le Président : Justement, ne pensez-vous qu'il faut protéger les bonnes pratiques ?

M. Emmanuel Hirsch : C'est ce que je vous disais, mais je ne suis pas certain que ce soit la mission du Parlement.

M. le Président : Même quand les bonnes pratiques sont en infraction avec le code pénal ?

M. Emmanuel Hirsch : A quoi pensez-vous ?

M. le Président : Je pense à la mort qui est donnée délibérément à un enfant mal formé. Dans le code pénal, c'est un acte qui est puni sévèrement. Imaginons qu’avant que l'interruption de vie s'effectue, la décision de mort soit prise de manière collégiale, conformément aux dispositions du code de déontologie et aux recommandations du Comité consultatif national d'éthique et des sociétés savantes. Le médecin qui fait un tel acte le fait en conformité avec sa morale et avec son équipe. Néanmoins les textes précités ne le protègent pas de la plainte d'un personnel soignant ni de celle d'une mère qui reviendrait sur sa décision (parce qu’elle considérerait qu’elle a été mal informée ou influencée).

M. Emmanuel Hirsch : Je comprends mieux votre question sur laquelle, j'avais fait une erreur d'interprétation. Que l'on transpose dans la loi un certain nombre de bonnes pratiques professionnelles, ce qui évite l'incertitude par rapport à certaines équivoques, je le comprends parfaitement et c’est votre droit, voire votre devoir de le faire. Mais dès lors que le code pénal contient des articles qui sanctionnent un certain nombre de pratiques, je ne vois pas en quoi la question devrait se poser.

Mon propos était de dire que la formulation, en quelque sorte, du cadre des bonnes pratiques relève de la responsabilité des professionnels qui se concertent d'ailleurs de plus en plus avec les associations de patients. Toutes les sociétés savantes, comme la Fédération nationale des pédiatres réanotologistes et la Société d'oncologie pédiatrique, ont intégré totalement les familles dans leur démarche. Dès lors que nous sommes dans un État de droit, que le professionnel ait le courage d’assumer ce qu’il a à faire.

M. Jean Bardet : Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous venez de dire. Je pense qu'il y a des lois et qu'elles sont là pour interdire de tuer. Je prends l'exemple du docteur Chaussoy. Ce dernier va passer en Cour d'assises, ce qui me semble tout à fait normal ; il sera acquitté, ce qui me semble également tout à fait normal car les juges et les jurés auront jugé en leur âme et conscience que, dans ce cas particulier, les faits reprochés ne relèvent pas d'une sanction applicable en cas de crime.

Mais il est bon que les gens soient jugés pour leurs actes et que les jurés jugent en leur âme et conscience. Ceux qui ont été jugés dans ces cas d'euthanasie un peu extrêmes qui ont défrayé la chronique, ont toujours été acquittés. Néanmoins le jugement constitue quand même une barrière pour qu'il ne soit pas fait n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand et par n'importe qui.

M. Emmanuel Hirsch : Dans ce cas, je pense que vous aurez plaisir à lire le travail que nous avons réalisé avec le Tribunal de grande instance de Paris sur le thème « Médecine et justice face à la demande de mort ».

Nous avons des textes très intéressants (publiés par l’Espace éthique AP-HP) présentés par des magistrats, notamment un magistrat de la Cour de cassation sur l'état de la question aujourd'hui. La partie relative à l'état des lieux dans le champ juridique a été instruite de manière stricte. Des situations spécifiques y sont prises en compte : grand handicap, diverses complications dans certains types de cancers et s’agissant de sclérose latérale amyothrophique.

La SLA constitue un paradigme à prendre en considération puisque, dès l'annonce de la maladie, on anticipe des décisions qui peuvent être assimilées à de l'euthanasie. Le professeur Meininger est dans l'illégalité la plus totale quand il témoigne au procès de Christine Malèvre en des termes qui peuvent lui être reprochés.

A la Pitié-Salpêtrière, nous avons un centre de recherche éthique précisément créé pour ces problèmes qui touchent le cœur même de ces réalités du soin. Ansi, lorsqu’une personne ne veut pas être trachéotomisée, c'est une décision qui est prise dans la concertation. Comme cette décision doit être anticipée, il en est question dès la première consultation. Même si ce sont des situations paroxystiques, elles peuvent éclairer un certain nombre de décisions.

Dans la conception du projet thérapeutique, on parle de plus en plus de contrat thérapeutique. Au tout début d'une thérapeutique, on voit jusqu'où on peut aller, avec la possibilité d’une réévaluation. Certaines décisions sont équivalentes, non pas à un abandon de soins, mais quelquefois, plus qu'à un abandon de soins. Je me pose la question morale suivante : à quel type d'engagement sont tenus les professionnels et en quoi, d'une certaine manière, la conscience morale de leur engagement et la solitude de l'engagement pris à deux, les obligent ou non ? Personnellement, n’étant pas dans le huis clos du colloque singulier avec la personne mais étant confronté aux questions de cette nature, mon intime conviction est que le professionnel, selon des modalités extrêmement précises, doit se voir reconnaître le droit de ne pas être excessif dans les démarches qu'il met en oeuvre.

Audition du Docteur Jean-Philippe Wagner, Président de la Fédération des associations « Jusqu’à la mort, accompagner la vie » (JALMALV)


(Procès-verbal de la séance du 20 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président
M. le Président
 : Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Philippe Wagner, docteur en médecine, titulaire d'un diplôme d’études appliquées de biologie humaine et d'un diplôme d’études spécialisées d'oncologie radiothérapie. Interne en oncologie radiothérapie puis assistant au centre Léon Bérard, médecin spécialiste des centres de lutte contre le cancer, il est spécialiste libéral en oncologie depuis 1995.

Membre de nombreuses sociétés savantes dont la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) et président de l'Association coordination soins palliatifs 67 depuis 1996, il est président de la Fédération JALMALV « Jusqu'à la mort, accompagner la vie », depuis 2002.

Il a fait paraître de nombreuses publications dans diverses revues, en particulier Les Nouveaux traitements de la douleur ; De la chirurgie aux soins palliatifs : une équipe témoigne ; Internet : vers les rites funéraires virtuels ; Standards, options et recommandations 2002 pour les traitements antalgiques médicamenteux des douleurs cancéreuses.

Notre mission d’information a commencé ses travaux par une première série d’auditions au cours desquelles nous avons entendu des philosophes, des historiens, des sociologues ainsi que des représentants des grandes religions monothéistes et des françs-maçons. Nous en sommes maintenant aux auditions du monde médical et associatif et c’est dans ce cadre que nous vous auditionnons.

Si la mission a été créée à la suite à un drame très médiatisé, ses travaux s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion plus large sur l'accompagnement de la fin de la vie.

Après votre exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Jean-Philippe Wagner : Je vous remercie de me recevoir.

Dans votre présentation, vous avez indiqué avoir commencé à auditionner les représentants des professionnels soignants et des associations. Etant à la fois professionnel et représentant le monde associatif, je me situe sans doute entre les deux.

Mon engagement dans les soins palliatifs, à titre bénévole, a commencé, il y a dix ans, lorsque j'ai été confronté à des euthanasies dans les hôpitaux, que j'ai été obligé d'en prescrire et d'en effectuer. J'ai commencé à travailler comme aide-soignant puis comme infirmier la nuit, et j'ai pu constater la misère dans laquelle les gens mouraient dans les années 80 en France. J'ai aussitôt investi de mon temps dans le mouvement JALMALV, dès que je l'ai découvert.

Ainsi, nous avons créé, il y a dix ans, avec une infirmière qui fût la présidente fondatrice, l'association JALMALV-Strasbourg – je suis originaire de cette ville – où il n'y avait pas d'association JALMALV à l’époque. Après un an d'existence, notre association est devenue membre de la fédération nationale JALMALV. Pendant les dix ans qui ont suivi, je me suis battu pour la reconnaissance des soins palliatifs en France et la promotion de la démarche palliative, en dehors des unités de soins palliatifs, afin qu'elle soit pratiquée par tous ceux qui ont en charge des patients (médecins, infirmières et aides-soignantes).

Depuis maintenant deux ans, je suis président de la fédération JALMALV, créée en 1983 par le professeur René Schaerer, cancérologue à Grenoble. Sans pour autant faire partie des pères fondateurs, je me considère comme un « moyenâgeux » des soins palliatifs. Je n’appartiens pas à la troisième vague des soins palliatifs. En effet, un danger guette actuellement ces soins, celui de la banalisation. Il est ainsi question de créer des unités de soins palliatifs et des équipes mobiles de soins palliatifs dans toutes les institutions et certains de mes confrères ou certains soignants, par opportunité, entrent dans ce mouvement. Je crains les risques de dérives, en tout cas une diminution de la qualité à laquelle nous étions jusqu'à maintenant, parvenus.

Après cette introduction, je vais maintenant vous présenter le mouvement JALMALV. C’est un acronyme difficile à prononcer mais auquel nous tenons énormément, puisqu’il signifie : « Jusqu'à la mort, accompagner la vie ». En une phrase, tous nos objectifs sont résumés.

Ils sont les suivants :

– accompagner les personnes en fin de vie ;

– contribuer à faire évoluer les mentalités face au déclin, au grand âge et à la mort ;

– soutenir les soignants, les familles, les accompagnants bénévoles ;

– favoriser le développement des soins palliatifs ;

– promouvoir une recherche sur l'ensemble des besoins des personnes en fin de vie.

C’est un vaste programme ! Je voudrais rappeler qu’historiquement, le mouvement est né en 1983, juste après une volonté de légiférer sur la fin de vie, une des premières propositions de loi sur l'euthanasie ayant été discutée à l’époque.

L'objectif de la fédération JALMALV est d'« offrir au malade et à ses proches, la possibilité de vivre pleinement sa vie jusqu'au bout, sans avoir ni à hâter sa fin ni à la prolonger par des thérapeutiques acharnées... ». J’insiste sur le fait que le débat tournera ces mois prochains vraisemblablement autour de l’expression « ni à hâter sa fin ».

Pour résumer, nous sommes pour le laisser-faire, et non pour le laisser-mourir, puisque l'on va accompagner le patient jusqu'au bout. Nous ne voulons pas abréger la vie, même si c'est le choix du patient, ni la prolonger par des thérapeutiques devenues déraisonnables.

Les convictions de la fédération JALMALV sont les suivantes :

– le mourant est un vivant ;

– la mort fait partie de la vie ;

– l'ouverture à des personnes venant de tous les horizons : dans nos statuts, il est stipulé que nous sommes aconfessionnels. J’y tiens beaucoup. Nous avons tenu un congrès cette année dont le thème était « Spiritualité et fin de vie ». Un mouvement tel que le nôtre étant souvent en avance sur le débat politique et public, nous nous sommes posé la question de savoir s'il fallait remplacer aconfessionnel par laïc. La décision finale a été de conserver le mot aconfessionnel.

M. le Président : L'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) vous catalogue néanmoins comme une fédération de chrétiens catholiques. Y a-t-il une majorité de chrétiens catholiques dans votre fédération et est-ce une inspiration de votre mouvement ?

M. Jean-Philippe Wagner : C'est tout à fait le cas. Lors de l’émission « Vie privée, vie publique », j'ai été le seul intervenant auquel Mme Mireille Dumas a posé la question de son appartenance religieuse. Je lui ai répondu que je n'étais pas catholique pratiquant, mais que je me définissais comme chrétien libre-penseur.

Il est vrai que le mouvement des soins palliatifs est né, au XIXe siècle, au sein d’instances religieuses, et qu'actuellement, beaucoup de personnes engagées dans ces mouvements avouent leur foi. Cela peut toutefois poser des problèmes, à tel point que nous avons dû organiser un congrès pour en débattre. Il s’agissait de savoir dans quelle mesure la spiritualité pouvait constituer un frein à l’accompagnement, dans la mesure où cela peut provoquer quelques réticences chez les patients. Dans notre mouvement, nous avons ainsi deux ou trois accompagnantes qui portent le voile musulman et nous nous sommes posés la question de savoir si notre association devait accepter qu’une bénévole aille accompagner des malades avec ce signe religieux. Notre mouvement compte également un grand nombre de religieuses qui, elles aussi, portent le voile ou la croix catholique. Le débat a été intense, parfois houleux, comme pour tous ces problèmes, pendant les deux jours du Congrès.

Il est certain que globalement, beaucoup de nos membres se revendiquent comme chrétiens pratiquants. Pour accompagner des personnes en fin de vie, il me parait difficile qu’un accompagnant mette sa spiritualité de côté, en entrant dans la chambre du malade.

Une des autres convictions essentielles de JALMALV est que l’on ne peut pas faire de l'accompagnement sans technicité médicale. Un grand nombre d'intervenants dans les soins palliatifs considèrent que l'accompagnement se résume à un peu de sel et de bonnes paroles. Nous ne sommes absolument pas d'accord avec cette conviction. Pour JALMALV, il s’agit de reconnaître une médecine comportant des actions de soins évaluées avec des méthodes scientifiques et de promouvoir la recherche médicale en la matière sans porter d'opinion de jugement ou de conseil sur le choix des soins des malades. Si le malade préfère se faire accompagner par quelqu'un ayant un langage ésotérique, c'est son libre choix.

Enfin, dernière conviction, nous pensons que l'euthanasie n'est pas une solution en soi et que les soins palliatifs et l'accompagnement sont une alternative à l'euthanasie.

Je souhaiterais maintenant vous rappeler brièvement l'itinéraire de la fédération JALMALV : en 1983, création de la première association JALMALV à Grenoble par le professeur Schaerer, cancérologue ; en 1985 : parution du premier numéro du Bulletin JALMALV ; par la suite, les associations se sont multipliées et en 1987, la fédération JALMALV a été créée par cinq associations. Cette fédération JALMALV regroupe actuellement plus de soixante associations, dont deux en Alsace, une à Strasbourg, une à Colmar et sont reconnues d'utilité publique depuis 1993. Nous comptons actuellement 6 000 membres qui assistent régulièrement à nos réunions ou participent au conseil d'administration et à la vie de l'association, ainsi qu’environ 10 000 sympathisants. Ainsi, 16 000 personnes animent le mouvement JALMALV à l'heure actuelle, ce qui en fait le premier mouvement de soins palliatifs bénévoles en Europe.

Les soixante associations de la fédération doivent toutes répondre à des critères particuliers. Pour obtenir le label JALMALV, il faut ainsi s'assurer que l'association oeuvre conformément à l'éthique JALMALV, ce qui implique une année de parrainage obligatoire avant que l'association ne fasse partie de JALMALV.

Nos plus anciennes associations sont basées dans les grandes villes, mais petit à petit, nous voyons émerger des associations de pays, au sens réglementaire du terme, avec de plus en plus une notion de proximité dans l'accompagnement qui se fait jour.

Toutes les associations ont le même mode de fonctionnement, basé sur la sensibilisation, la formation et la recherche et l'accompagnement des malades.

Nous disons à JALMALV que nous avons deux « pieds » :

– le premier est le bénévolat d'accompagnement, relativement facile à mettre en oeuvre même si nous exigeons que nos bénévoles soient sélectionnés, formés et accompagnés durant toutes leurs interventions ;

– le deuxième pied est le plus difficile à mettre en œuvre, car il s’agit d’un travail de fond autour d’un changement des mentalités et d’une réflexion autour de la mort. J’y reviendrai.

Avant de lancer le débat et répondre à vos questions, je souhaiterais être très clair sur certaines définitions, même si certains avant moi ont pu le faire lors de précédentes auditions. Je voudrais aussi rappeler que les soins palliatifs sont des soins actifs visant à diminuer les symptômes pénibles accompagnant une maladie potentiellement mortelle. Si le soulagement de la douleur est primordial, ces soins s’accompagnent toujours de soins de confort et comprennent systématiquement une démarche d'accompagnement n’excluant pas la poursuite d’un traitement curatif. Je vous renvoie aussi à la définition un peu longue de soins palliatifs faite par l’organisation mondiale de la santé (OMS).

Je voudrais aussi présenter la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), qui est considérée comme une association mais que je considère plutôt comme une société savante. On y retrouve ainsi de nombreux professionnels de la santé et les associations constituent le tiers de ses adhérents. JALMALV est une des associations fondatrices de la SFAP.

Pour JALMALV, l'accompagnement de personnes en fin de vie comprend une démarche de proximité et d'écoute auprès d'une personne dont la maladie ou le déclin dû à l'âge conduit inévitablement à plus ou moins longue échéance à la mort ; l’accompagnement s'adresse à une personne considérée comme toujours vivante ainsi qu’à sa famille et à sa communauté et nécessite compétence dans les relations humaines et compréhension de la souffrance morale. Toutes ces raisons expliquent que nos bénévoles doivent être très formés. Il leur faut pratiquement suivre une année de formation avant de pouvoir aller, de manière autonome, agir sur le terrain et accompagner des personnes en fin de vie.

S’agissant de la douleur et de la souffrance, je dirais qu’il est possible de soulager la douleur dans plus de 90 % des cas. Mais il faut toujours prendre en compte les souffrances morales et affectives. En ce qui concerne la consommation de morphine à usage médical, il faut noter que la France est encore en retard. Quand je suis entré dans le mouvement des soins palliatifs, il y a dix ans, nous étions quarantième pour la consommation de morphine à usage médical. Actuellement, nous en sommes au septième rang mondial, alors que nous sommes premier producteur de morphine à usage médical du monde. Même si des améliorations sont intervenues, il subsiste néanmoins des problèmes réglementaires qui constituent autant de freins à l'usage médical de la morphine en France. Il faudra revoir cette réglementation.

Il est important de définir précisément la notion d’acharnement thérapeutique ou d'obstination déraisonnable. Pour JALMALV, il s’agit d’une attitude qui consiste à poursuivre une thérapeutique lourde à visée curative, alors qu'il n'existe aucun espoir réel d'obtenir une amélioration de l'état du malade et qui entraîne parfois une prolongation de la vie du malade dans la souffrance. Il ne s’agit pas d’euthanasie. JALMALV a tenu il y a un an un congrès au cours duquel il est apparu que la seule définition valable de l'euthanasie est « une administration volontaire d'une drogue ou d'un produit toxique dans le but de mettre fin à la vie d'un malade, d'un handicapé, d'un blessé considéré comme incurable ».

Autour de ce thème de l'euthanasie, d'autres termes nécessitent une explication. Le suicide médicalement assisté est « la mort choisie par le patient qui s'administre lui-même un geste ou une substance létale fournie par un tiers (médecin ou non) ». C'est ce qui équivaut à l'autorisation du suicide assisté, telle qu'on la connaît en Suisse.

Le meurtre compassionnel est la « mort donnée par un proche ou un soignant à une personne incurable, sans l'accord de cette dernière ».

Enfin, la limitation de traitement est « l'arrêt de traitements devenus inutiles ou futiles, décidé en équipe pluridisciplinaire ». A mon sens, cette démarche, trop peu connue, est la seule qui peut faire éventuellement l'objet d'un aménagement de la loi. Je reviendrai ultérieurement sur cette notion.

Quelle est la position de la fédération JALMALV sur le point de savoir s’il y a lieu de légiférer ou non ? Je ferai tout d'abord quelques rappels :

– en 1995, a été inscrite dans le code de déontologie, la reconnaissance d’un droit aux soins palliatifs et à l'accompagnement pour les patients en fin de vie ;

– la loi du 9 juin 1999 votée à l'unanimité a reconnu à tous les citoyens dont l’état le nécessite le droit à l’accès aux soins palliatifs ;

– la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades exige l'accord du malade avant tout geste thérapeutique, celui-ci ayant le droit de refuser les soins ;

– un décret de mars 2003 reconnait la démarche palliative.

S’agissant de la position officielle de JALMALV relative à l’euthanasie, il se trouve qu’en 2001, notre congrès s'est réuni juste après la publication de l’avis du Comité consultatif national d'éthique sur l'exception d'euthanasie. En fait, les débats qui ont eu lieu durant notre congrès ont tourné autour de ce thème. Je vous en donne seulement la conclusion : « En conséquence, la fédération JALMALV est défavorable à la légalisation de l'euthanasie, estimant qu'elle ôterait à beaucoup de malades et de vieillards, leur légitimité de vivre ». Reprenant une conclusion de ses ententes régionales, la fédération JALMALV estime que « C'est en s'opposant à la légalisation de l'euthanasie que nous provoquerons un débat salutaire autour des conditions dans lesquelles on vieillit et on meurt aujourd'hui dans nos sociétés. »

Au-delà de la présentation de notre mouvement, je suis là pour vous dire que nous ne sommes absolument pas opposés à un débat national sur les conditions du mourir en France. Ce débat nécessite une éducation du grand public et passe notamment par la définition exacte de chaque notion. Grâce à un travail de longue haleine effectué sur le terrain, on commence par admettre que la notion d'euthanasie passive ne devrait pas exister. En fait, il n'y a qu’une forme d'euthanasie comme je l’ai indiqué précédemment. Il faudrait aussi expliquer la notion de limitation de soins au grand public avant que les parlementaires ne décident de l’élaboration d’une nouvelle loi ou d'une modification de la loi existante.

Il faut que cesse cette présentation manichéenne faite par les médias : « Etes-vous pour ou contre l’euthanasie ? » Dans les mois qui viendront, nous verrons qu'entre l'ADMD et le mouvement des soins palliatifs, il y a 95 % de points communs et seulement 5 % de points de désaccord.

J'ai été reçu par M. Patrick Hubert, directeur de cabinet de M. Dominique Perben, il y a dix jours. Il me semble qu'il a compris qu’il y a un problème d'articulation entre le code de déontologie, l'éthique et le code pénal. Un certain nombre d'aménagements doivent donc intervenir. Nous serions favorables à un aménagement assez rapide de la réglementation sur le problème de la limitation de soins. Il s’agirait d’une limitation de soins accompagnée d'une obligation de démarche palliative ou de soins palliatifs. Cela permettrait notamment aux médecins réanimateurs de pratiquer leur métier dans de bonnes conditions. Il faudrait vraiment clarifier les choses dans l’esprit des Français sur ces points. Dans l'affaire Humbert, le Dr Frédéric Chaussoy n'a pas suivi les recommandations de la Société française de réanimation de langue française qui veulent que, lorsqu’on débranche le respirateur, on attend de voir comment le malade réagit, et si besoin est, on le sédate, ce qui peut avoir éventuellement pour conséquence de raccourcir sa vie. Il faudrait donc faire ce réaménagement sur la limitation des soins et il faut le faire rapidement car les réanimateurs sont « hors-la-loi » toute la journée. Pour ma part, je pratique, tous les jours, la limitation de soins, je pourrais donc faire l'objet de poursuites pour non-assistance à personne en danger. En tant que cancérologue, je suis censé mettre tout en oeuvre pour guérir le patient, en tout cas pour prolonger sa vie. Or, je sais pertinemment que beaucoup de gestes que je fais chaque jour ne servent à rien. Pourtant je continue à les faire, au prix parfois de souffrances pour le patient, car une chimiothérapie n'est jamais dénuée d'effets secondaires. Il ne faut pas oublier le prix de revient car les soins en chimiothérapie coûtent cher. Les soins palliatifs coûtent beaucoup moins cher quand ils sont bien faits. Avec une loi sur la limitation de soins, je pourrais me sentir plus libre de dire au patient qu'à partir d’un certain moment, la chimiothérapie n'a plus aucune utilité, que je vais faire mon possible pour traiter sa douleur et l'accompagner jusqu'au bout, sans hâter sa mort ni lui faire subir un acharnement thérapeutique pour gagner un ou deux mois de vie, dans des souffrances inutiles.

M. le Président : Il me semble que dans le cadre de notre mission, se dégage l’idée consensuelle qu’il est nécessaire, dans une première étape, d’harmoniser les différents codes, de façon à ce que le juge ne puisse plus incriminer des médecins qui exercent sur la base de bonnes pratiques médicales. Il s’agirait donc de protéger une activité médicale lorsqu'elle est parfaitement éthique, encadrée et consensuelle et qu’elle intervient dans le respect de règles définies par une société savante, comme c’est le cas pour les réanimateurs.

Je voudrais vous poser des questions sur les modalités de l'accompagnement pratiqué par votre association. Intervenez-vous uniquement en unités de soins palliatifs ou votre champ d’action est-il plus large, s’étend-il au domicile notamment ? En quoi consiste concrètement cet accompagnement ?

M. Jean-Philippe Wagner : Les associations de bénévoles de soins palliatifs peuvent être réparties en trois tiers. Le premier tiers est représenté, en France, par JALMALV qui regroupe le plus grand nombre d'associations et de membres. Le deuxième tiers est regroupé au sein d’une autre fédération, l'Union nationale des associations de soins palliatifs (UNASP), née en même temps que la fédération JALMALV dans les années 82/83. Le troisième tiers est constitué par des associations qui ne font pas partie de fédérations, mais dont la plupart sont membres de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP). La spécificité de JALMALV est de n’avoir jamais prôné le développement des unités de soins palliatifs. Nous faisons nos accompagnements là où existe le besoin, que ce soit en long séjour, à domicile, en réanimation, en service de cancérologie, …

Je vais vous dire quelque chose qui va peut-être vous heurter mais nous considérons que les unités de soins palliatifs sont un palliatif. Ces unités sont là pour amorcer le mouvement des soins palliatifs, servir de centre de référence, notamment pour des stages pour tous les professionnels de santé et les bénévoles désireux de faire du soin palliatif. J'espère qu'un jour, il n'y aura plus d'unités de soins palliatifs en France, parce que cette notion d'accompagnement sera intégrée dans la société et chez les soignants.

Nos bénévoles, qui interviennent partout, sont issus de la société civile. C'est pourquoi il peut y avoir beaucoup de différences entre une association du Morbihan, où le tissu est essentiellement agricole, et une association oeuvrant dans une grande ville comme Strasbourg.

M. le Président : Comment cela se passe-t-il en pratique ? Avez-vous connaissance du dossier médical ?

M. Jean-Philippe Wagner : Tout d'abord, je précise que les unités de soins palliatifs comptent forcément des bénévoles d'accompagnement, sinon elles n'auraient pas d'accréditation en tant qu’unités de soins palliatifs. Les bénévoles, qui interviennent dans une unité de soins palliatifs, font partie de l'équipe médicale. Ils peuvent participer aux staff hebdomadaires ou être là lorsque les infirmières se transmettent les informations. Ils ont donc accès indirectement au dossier médical, dans la mesure où ils reçoivent les informations que leur donnent les soignants. Ils ne vont pas directement consulter le dossier du patient mais participent à la constitution du dossier médical, en y inscrivant eux-mêmes leurs observations, tout en respectant ce que lui a dit le patient. Cela leur sert à communiquer avec les soignants. C'est pourquoi, il est important que nos bénévoles soient formés de manière très précise et pendant un temps relativement long, notamment au secret médical et à la vie en équipe.

Par exemple, je donne actuellement un cours aux bénévoles de JALMALV à Strasbourg sur la douleur et le cancer, pour essayer de leur faire appréhender ce à quoi ils vont se trouver confrontés.

Les bénévoles interviennent, là où est faite la demande, qui peut émaner soit de l'équipe médicale, soit de la famille notamment lorsque le patient est à domicile.

Mme Françoise de Panafieu : Il me semble que vous avez dit, au début de votre présentation, que la « spiritualité peut être un frein à l'accompagnement ». Or, dans les auditions précédentes, j'avais cru comprendre que, pour les hommes de spiritualité, le paramètre rédemption par la souffrance était très atténué.

Par ailleurs, il y a une articulation que je fais mal. Vous avez souligné que vous craigniez qu'il y ait une certaine banalisation des soins palliatifs. En revanche, vous vous déclarez favorable à une limitation de soins accompagnée d’une obligation de démarche palliative ou de soins palliatifs qui pendraient le relais des soins curatifs. Comment pouvez-vous craindre à la fois la banalisation des soins palliatifs, tout en appelant de vos voeux cette limitation de soins inutiles ? Il m'a semblé qu'il y avait une contradiction dans la formulation.

Enfin, j'aurais voulu savoir comment vous prenez la décision de changer de registre et de passer du curatif au palliatif ? Est-ce une décision prise par le médecin en son âme et conscience ou est-ce le fruit d'une décision collective ? Comment est engagée la discussion avec le malade ?

M. Jean-Philippe Wagner : Je répondrai tout d'abord à votre dernière question. La décision thérapeutique n'est jamais prise seule : on demande toujours au patient son avis. Au moins, j’espère qu’il en est toujours ainsi ! En pratique, lorsque le cancérologue décide d'arrêter un soin, c'est lui qui doit prendre seul cette décision, car il est le plus à même de savoir dans quelle mesure, un traitement est devenu inutile. Passer devant une commission pour valider une telle décision serait une perte de temps. Néanmoins, il est clair qu'il faut demander au patient son avis. Mais dans d'autres domaines, comme la réanimation, la décision doit être prise collégialement, avec la famille, même si ce n'est pas elle, au final qui doit prendre la décision. Or, cela ne sera possible, que s’il s’opère un changement dans les mentalités. Et c’est là qu’intervient ce que j’ai appelé précédemment le deuxième pied de JALMALV, à savoir le travail de fond autour d’un changement des mentalités et la réflexion sur la mort. Il faut déjà que les médecins eux-mêmes aient les idées claires, c'est-à-dire que tous les cancérologues ou les autres médecins aient une pratique du soin palliatif ou au moins, une formation en soins palliatifs pour pouvoir aborder la question de l'arrêt de soin et anticiper la réaction du patient. Mais si le médecin doit savoir accompagner le patient dans ces moments-là, le patient lui aussi doit accepter l’éventualité d’un arrêt de soins curatifs. Ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, en Alsace, par exemple, les patients demandent que les médecins fassent tout ce qu'il est possible de faire, quel qu'en soit le prix. Dans la mesure où les patients dans cette région cotisent un peu plus à la Sécurité sociale, ils pensent avoir le droit à ce que le médecin aille le plus loin possible.

Aujourd’hui, il me semble que l’on assiste à une évolution des mentalités sur ce point. Les jeunes générations sont plus attachées à la qualité de leur vie qu’à leur longévité. Peut-être, ces jeunes générations, une fois qu'elles auront pris un peu d'âge, changeront-elles d'avis. De plus, l’accent mis sur l’importance de la qualité de la vie est plutôt une revendication de gens bien portants. En effet, chacun sait que les 80 % des Français qui se déclarent pour l'euthanasie, sont majoritairement des gens bien portants. Si vous soumettez le même questionnaire aux personnes de mon service, vous n'obtiendrez certainement pas le même résultat. Toutefois, je suis intimement convaincu que notre société ne peut échapper à ce débat entre qualité de vie et quantité de vie, car il y aura une volonté de maîtrise de la fin de vie, comme il y a eu une volonté de maîtrise du début de la vie.

Ce n'est pas antinomique avec ce que je disais sur la banalisation des soins palliatifs. Je voudrais préciser ma pensée sur ce point. Actuellement, tous les hôpitaux veulent des équipes mobiles de soins palliatifs. Or, il y a très peu de cancérologues et de moins en moins de médecins de façon générale et l’on voit arriver une nouvelle génération de « palliatologues » opportunistes, c'est-à-dire des médecins qui annoncent leur intention d'ouvrir une unité de soins palliatifs. Ayant donné des cours pour le diplôme universitaire de soins palliatifs, je peux vous certifier que ce type d’attitude existe. C'est là qu'intervient le risque de banalisation. Pour ouvrir une unité de soins palliatifs, il faut des moyens en infirmières, en médecins, en soignants, et à force d'ouvrir ces unités, on risque d’aboutir à une baisse de qualité. Je suis toutefois convaincu qu'un jour, on enseignera la démarche palliative dans les facultés de médecine et qu'on sélectionnera les médecins non plus sur la capacité à connaître la taille d'une Escherichia coli au micromètre près, mais sur leur capacité à avoir de la compassion et à accompagner. L'accompagnement sera une attitude naturelle pour les médecins. Il y a donc ce risque immédiat de banalisation des soins palliatifs mais j’ai l’espoir que cet accompagnement devienne tellement naturel qu'il ne sera plus nécessaire de faire une loi spécifique en la matière.

En ce qui concerne votre question sur la spiritualité, il est certain que le débat sur la souffrance rédemptrice a perdu beaucoup de son importance. Mais à JALMALV, il nous a fallu vingt ans pour entamer le débat sur la spiritualité, car c'était en quelque sorte un non-dit. Ceux qui deviennent bénévoles d'accompagnement sont souvent des pratiquants. Certains rejoignent notre mouvement parce qu'ils ont vécu un mauvais exemple d'accompagnement et viennent, en quelque sorte, expier une faute. Il faut certes accueillir et former ces bénévoles, mais ne pas leur donner le label de bénévoles d'accompagnement parce qu'ils risquent de faire mal leur travail.

M. Christian Vanneste : Je voudrais vous remercier pour la très grande clarté de vos propos. J'ai deux questions à vous poser sur le problème spécifique de l'euthanasie.

Peut-on résumer comme suit la position de votre association : non à l'euthanasie active, oui à l'euthanasie passive et donc à l'euthanasie indirecte ? Ainsi, elle admet que l’on mette fin à l'acharnement thérapeutique et le fait d'administrer un produit qui adoucit la mort en allégeant la souffrance lui semble parfaitement acceptable. Votre association pourrait être amenée à prendre une position favorable à un aménagement de la loi en ce sens. C'est ainsi que j'ai compris votre intervention et d’ailleurs, cela me conviendrait parfaitement.

Par ailleurs, toujours sur le thème de l'euthanasie, vous avez précisé au départ que vous étiez chrétien libre-penseur – ce qui, j'avoue, ne m'a pas paru véritablement limpide – et que votre association était aconfessionnelle. Dans quelle mesure, cette triple référence vous permet-elle de refuser l'euthanasie active, dès lors qu'elle est encadrée, comme elle l'est, par exemple, aux Pays-Bas et en Belgique, et qu’elle repose sur deux points essentiels : le caractère incurable de l'évolution de la maladie et la volonté clairement exprimée du malade ? Comment assumez-vous personnellement cette opposition à la volonté d'un homme sur sa propre vie ?

M. Jean-Philippe Wagner : Pour répondre à votre première question, je dirais que c'est d’abord un problème de sémantique. Pour nous, seule l'euthanasie active peut être qualifiée d’euthanasie. Vous dites adoucir la mort, moi je dis adoucir la fin de vie ; la mort ne peut jamais être adoucie, elle est toujours quelque chose de brutal. En fait, vous faisiez référence, à ce que l'on appelle le double effet qui, pour nous, est acceptable dans la mesure où l’on considère l'intentionnalité du geste. Je pratique le double effet toute la journée. Si vous dites que ces gestes sont de l'euthanasie, j'assume : je fais de l'euthanasie tous les jours. Néanmoins, pour ma part, je considère que je ne fais pas d'euthanasie. Je rends supportable des symptômes de fin de vie, au prix d'un endormissement du patient.

Je rappelais en préambule que j'ai dû pratiquer, à une époque, des actes d'euthanasie, par la force des choses, parce que mes chefs de service m'y obligeaient. On utilisait alors ce que l'on appelle le cocktail lytique, injection de substances provoquant une neuroleptie analgésique. En fait, on déconnecte le patient. La Société française d'accompagnement et de soins palliatifs a fait des recommandations concernant la sédation, dont le risque est d’entraîner un double effet. La sédation consiste en l'utilisation d'un sédatif, l'Hypnovel, à des doses anxiolytiques pour des patients non déprimés, mais angoissés à l’idée de la mort. Nos patients reçoivent tous de la morphine avec des doses suffisantes pour ne pas souffrir et le fait de rajouter un anxiolytique va les faire dormir. En fait, cette sédation n'empêche pas de continuer l'accompagnement qui ne sera bien sûr plus verbal. C'est un peu comme un enfant qui dort et dont on sait que l'on peut le réveiller à tout moment. Par conséquent, il n’y a pas déconnexion de la communication. Même si le réveil n'est pas instantané, la sédation est toujours réversible. Toutefois, ne soyons pas hypocrites, nous ne faisons pas tous les jours, des réversions de sédation. Il est vrai qu’en sédatant un patient, nous prenons le risque de précipiter la fin de vie, mais une fois encore, l'intention n'est pas de tuer. Il ne s’agit, en aucune façon, d’euthanasie.

En tant que chrétien libre penseur, comment fais-je pour ne pas accepter le libre choix du moment de la mort ? Au contraire de beaucoup d'autres personnes qui oeuvrent dans les soins palliatifs, je pense que l'on naît par hasard et que l'on meurt par hasard. Je ne vois pas sur quel critère, je déciderais de mourir à 3 heures du matin. Dans l'émission « Vie privée, vie publique », le chanteur Dave raconte le suicide médicalement assisté de sa mère, en 1990, qui était déjà toléré aux Pays-Bas. Sa mère, atteinte d'un cancer en phase avancée, avait demandé à mourir un mercredi à 20 heures. L'officier de justice, qui devait passer pour attester qu'il n'y avait pas meurtre, n'étant pas en mesure de statuer sur ce cas, a demandé d'attendre qu’un autre officier de justice compétent dans ce type de situation, passe le lendemain. Dave a assumé seul le geste de sa mère, mais la question qui lui reste est la suivante : pourquoi est-elle morte à 9 heures du matin plutôt qu’à 20 heures du soir ? Ce que je vais vous dire est tout à fait égoïste, mais je pense en premier lieu aux survivants. En tant que libre penseur, je pense qu'après la mort, il n'y a rien. Je ne pense pas qu’il faille aller vers une société dans laquelle toutes les libertés sont autorisées. Je ne souhaite pas léguer à mes enfants et petits-enfants, une société qui érigerait la liberté individuelle comme dogme absolu. Je vous renvoie au livre de Rufin, « Globalia ». Il ne faut pas toujours donner le droit de tout faire, notamment le droit à des patients de choisir librement l'heure de leur mort.

Certes, depuis 1792, il est permis de se suicider en France et l'argumentaire que l'ADMD adresse aux médecins est que beaucoup de suicidants se ratent. Mais pourquoi serait-ce au médecin de garantir un suicide réussi dans 100 % des cas ? Mon éthique philosophique n'arrive plus à suivre cette démarche et il n'y a rien de religieux dans cette éthique. Je suis persuadé que l'on est né par hasard. Quand j'entends dire que l'on a des enfants désirés, je réponds que j'ai, certes, des enfants désirés, mais il se trouve qu’ils sont nés par hasard, en Thaïlande et que je les ai adoptés.

M. Michel Vaxès : Comme j'ai quelques difficultés à suivre votre positionnement, je vais tenter de l'exprimer à ma façon. Vous dites que l'on naît et que l'on meurt par hasard. Je répondrai : pas tout à fait. Le nom même de votre association « Jusqu'à la mort, accompagner la vie » m'interpelle. En effet, la question n'est pas d'accompagner la vie jusqu'à la mort mais celle de la qualité de l'accompagnement jusqu'à la mort.

Dans vos propos, vous dites qu'il ne faut ni hâter la mort, ni s'acharner à prolonger la vie. Mais où est la limite ? En effet, dans tous les cas, sans être caricatural, on prolonge la vie ou on hâte la mort, sans qu'il y ait de connotation négative, dans un sens ou un autre. Il est cependant des situations qui méritent que l’on y prête attention car elles imposent des décisions : ce sont les 10 % de personnes qui souffrent de douleurs irréversibles et insupportables contre lesquelles on ne peut rien faire. Je fais appel à votre expérience en la matière. Doit-on prendre en compte leur volonté d’en finir, leur ultime souhait ? Doit-on entendre leur appel, sachant que la décision d’accélérer la mort ne jouera que sur quelques heures ou jours, au plus quelques semaines ? A un moment donné, il faut qu'une décision soit prise par le médecin à la demande du malade. Mais si vous, médecin, prenez cette décision, par humanité et par compassion, vous ne devriez pas être mis en cause.

M. Jean-Philippe Wagner : Je vais vous répondre en termes pratiques. Dans mon service, sur les 150 décès accompagnés que nous enregistrons par an, nous avons deux à trois demandes d'euthanasie. C'est donc une demande très rare, parce que nous contrôlons la souffrance des patients et que nous accompagnons la fin de vie. Je ne ferais pas un plaidoyer pro domo pour les soins palliatifs. Le problème est le suivant : que faire quand nous recevons une demande d'euthanasie ? Je vais vous citer un cas qui est tout à fait le paradigme de ces demandes d'euthanasie. Il y a deux ans, à 3 heures du matin, les infirmières m'appellent car un patient réclame, à cors et à cris, une euthanasie en raison de souffrances insupportables. Le fait d'avoir un patient qui souffre dans mon service m'apparaît, a priori, comme un échec et je vais le voir. Le patient est un directeur de banque à la retraite, quelqu'un qui a toujours tout contrôlé durant toute sa vie. Cet homme, atteint d'une tumeur cérébrale, souffrait de douleurs importantes, mal soulagées par la morphine mais il était surtout en souffrance morale très intense parce que cela faisait cinq jours qu'il ne pouvait plus dormir. Je me suis assis à côté de lui et il m’a expliqué qu’il voulait une piqûre pour dormir. Je lui ai expliqué que ce n'était pas la même chose de lui faire une piqûre mortelle et une piqûre pour faire dormir. Comme il insistait, j'ai biaisé. Cela peut sembler hypocrite mais c'était la seule façon de faire. Je lui ai proposé de le faire dormir jusqu'au matin, mais en lui expliquant qu'en raison de son état de santé, je risquais de le tuer. Il a quand même réitéré sa demande. Je me suis retrouvé dans cette situation que l'on appelle le colloque singulier. En lui injectant une ampoule de potassium, j'aurais accédé à sa demande. Mais, la demande du patient, quelle était-elle vraiment ? Elle n'était pas forcément de mourir. J’ai mis en place un protocole de sédation, comme le recommande la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs, en rappelant aux infirmières d'arrêter, à 7 heures du matin, le pousse-seringue. Le malade pouvait soit se réveiller, soit ne pas se réveiller du tout. Entre-temps, nous avions mis en place une limitation de soins, en arrêtant l’alimentation artificielle. Au-delà de son coût, il faut noter que cette alimentation ne sert pas à grand-chose. Pour nous soignants, cette alimentation est un palliatif car ce n’est pas parce que l’on administre 1 800 calories que l’on va faire vivre un patient plus longtemps. Il ne faudrait donc pas qu'un jour les médecins se trouvent accusés d'avoir écourté la vie d'un patient car ils ont arrêté de l'alimenter. Pour en revenir au cas de ce patient, les soignants ont arrêté le pousse-seringue à 7 heures du matin. A 8 heures du matin, le patient s'est réveillé, en pleine forme et n’a pas réitéré sa demande d'euthanasie. L’épuisement et la souffrance physiques avaient cessé. Cet homme a vécu trois semaines encore dans le service, épuisant les infirmières et sa famille par sa force de vie. Il a fêté son anniversaire au champagne dans sa chambre, il a réussi à communiquer en dictant à sa femme des lettres sur un écran. Au bout de trois semaines, il est décédé de mort naturelle. Sa veuve, professeur de théologie à la faculté de Strasbourg, m'a félicité pour ce que nous avions pu faire pour son mari, même si elle admettait que cela avait été un peu long. Cet homme a vécu trois semaines supplémentaires, mais cela avait épuisé tous ceux (famille et soignants) qui évoluaient autour de lui. Si le patient n'avait pas été accueilli dans une unité de soins palliatifs, la demande d'euthanasie ne serait plus cette fois-ci venue du patient, mais de l'entourage qui aurait peut-être craqué.

Quand on étudie tous les cas d'euthanasie, on constate qu’il y a toujours à l’origine, un manque de moyens et de formation. Ainsi, dans le cas Humbert, c'est l'histoire d'un jeune tétraplégique dont sa mère ne sait que faire quand on lui dit qu’il doit quitter l'établissement héliomarin de Berck après y avoir séjourné deux ans, son état étant stabilisé. Il faut donc donner plus de moyens pour gérer ce type de situations.

Enfin, il me semble qu'il faut également régler le problème de la limitation des soins. Je suis éventuellement favorable à une législation sur la limitation de soins mais absolument contre une loi sur l'euthanasie active. Je pense qu’il faut développer les soins palliatifs, puis dans trois ou quatre ans, il conviendra de dresser un bilan pour déterminer quelles sont les demandes d'euthanasie qui persistent.

Pendant ces quatre ans, le débat sur la fin de vie aura pu être lancé. Quand on expliquera aux citoyens la philosophie des soins palliatifs, ils demanderont à être accompagnés, à ne pas souffrir et à mourir dans la dignité. Je ne suis pas en train de faire de la publicité pour mes collègues de l'ADMD, mais nous souhaitons, nous aussi, que nos patients meurent dans la dignité. Mais ce n’est pas parce qu'une poignée de Français veulent choisir l'heure de leur mort, que l’on va légiférer.

M. Michel Vaxès : Dans le cas particulier que vous citez, la demande du malade de votre service avait été analysée comme il se doit et avait bien été appréhendée. La réponse avait été apportée par la sédation mais cela aurait pu se traduire par le décès du patient. Ce qui me pose vraiment problème, c’est comment répondre à la demande de mort du jeune Humbert ?

M. le Président : Je vous arrête tout de suite. L'affaire Humbert est très mal présentée dans la presse. Ce que vient dire le docteur Wagner n'est pas faux. En fait, Vincent Humbert demande à mourir quand, au bout de deux ans passés dans l'établissement de Berck, il est renvoyé chez lui et qu'il est obligé de sortir de cette structure sans savoir ce qu’il peut faire.

M. Jean-Philippe Wagner : Il s’agit là d’un paradigme du mauvais exemple à ne pas suivre. Lorsque j'ai été interrogé sur cette affaire, j'ai répondu que l'objectif des soins palliatifs est d'anticiper et d'avoir le droit de pratiquer une limitation de soins. Tous les tétraplégiques feront un jour ou l'autre, une complication potentiellement mortelle. Ce jour-là, la famille et comme le patient en ayant été informés et ayant donné leur accord, il pourrait ne rien être fait pour réanimer le patient qui serait accompagné et éventuellement sédaté.

Audition du Docteur Régis Aubry,
Président de la Société française d'accompagnement
et de soins palliatifs (SFAP)



(Procès-verbal de la séance du 20 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons aujourd’hui le docteur Régis Aubry, responsable du centre de soins palliatifs du CHU de Besançon, consultant au centre de la douleur de ce même hôpital et président de la Fédération des réseaux de santé de Franche-Comté. Président du Comité « soins palliatifs » de la Fondation de France de 2000 à 2003, vous êtes actuellement président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP).

Après un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, votre audition se poursuivra sous la forme d’un échange de questions et de réponses.

M. Régis Aubry : Je m'exprimerai devant vous au titre de la SFAP, au nom de laquelle je vous ai fait parvenir un texte. Ce dernier constitue la somme des réflexions que nous menons actuellement sur la question posée, au regard de références philosophiques, sociologiques et éthiques. Il me semble que la question qui fait débat aujourd’hui est celle de l'euthanasie dite volontaire.

M. le Président : Le thème de notre mission étant l'accompagnement de fin de vie, celle-ci en tient naturellement compte. Toutefois, le fond du débat est de déterminer si une loi est nécessaire et si tel est le cas, quel devrait être son objectif : légaliser, dépénaliser ou simplement normaliser les bonnes pratiques médicales.

M. Régis Aubry : Je ne vous surprendrai pas en vous indiquant que nous n'avons pas de réponse à une question aussi complexe. Toutefois, le travail de réflexion de la SFAP permettra d’alimenter et d’enrichir ce débat. A cet égard, je vous signale que le congrès de la SFAP, qui se tiendra en juin 2004, aura pour thème central ce problème.

C’est par ce prisme que je vous propose d’examiner le problème de la fin de vie en général. La vraie question qui se pose est celle de l'euthanasie volontaire, c'est-à-dire la demande d'euthanasie formulée et réitérée par la personne malade en fin de vie. Je rapprocherai cette question de celle du suicide assisté, c’est-à-dire de la demande d’aide formulée par une personne en fin de vie, afin de pouvoir se donner la mort. La problématique de fond de ces deux questions est un peu la même.

Dans ce débat où s'affrontent des concepts certes importants, certains glissements sémantiques apparaissent, comme par exemple, le concept de dignité. Selon que l’on en a une conception ontologique, qui considère que l'homme est digne parce qu'il est homme ou une conception existentialiste, qui considère que l'homme existe par ce qu'il fait, nous aurons deux définitions complètement opposées de la dignité. Pour les uns, la dignité tient à l'existence même de l'homme, pour les autres, elle tient à son autonomie. Dès lors, par glissements sémantiques, la perte d'autonomie devient associée à la perte de dignité, ce qui peut comporter un risque authentique et pas simplement intellectuel, si l’on ne prête pas garde au sens des mots. Si la perte d'autonomie équivaut à la perte de dignité, il y a de grandes questions à se poser pour toute une population très importante.

Nos interrogations, au sein de la SFAP, sont les suivantes : quel a été l’apport du développement non seulement des soins palliatifs mais aussi de toute une culture de questions d’ordre éthique, notamment au regard des demandes d'euthanasie ?

Le développement des connaissances dans le champ de la santé sur le traitement de la douleur a réduit considérablement les demandes d'euthanasie. Maintenant qu'en est-il des demandes d'euthanasie qui ne sont pas sous-tendues par des douleurs ? Je dirais qu'une bonne partie d’entre elles sont liées à l'expression, d’une part, d'une souffrance réfractaire et, d’autre part, d’une angoisse du « mourir ».

Dans nos unités de soins palliatifs, nous accueillons des personnes qui ont tellement peur de leur mort qu’elles souhaitent légitimement mourir tout de suite plutôt que d’attendre leur mort dans l'angoisse. Leur demande pourrait être qualifiée de conjuratrice de la mort. Les psychosociologues nous ont appris ces dernières années, que les représentations de la mort et du « mourir » fondent bon nombre de demandes d'euthanasie. Nous savons aussi, mais depuis peu, que selon l’accompagnement mis en place autour de ces représentations du « mourir » ou de ces angoisses de mort, on peut faire disparaître des demandes d'euthanasie.

Toujours dans ce registre des demandes d'euthanasie qui ne sont pas liées à des douleurs réfractaires, on peut inclure les demandes des personnes qui souffrent d'un sentiment très aigu d'indignité. Je distingue bien la notion de dignité du sentiment d'indignité. Ces patients, qui éprouvent un sentiment d'indignité, disent très clairement qu'ils ne servent à rien, qu'ils sont un poids pour leurs proches ou leur famille, qu'ils coûtent cher, que de toute façon ils vont mourir et qu'ils ont perdu tout ce qui faisait le sens de leur existence. C'est un aspect qui interpelle fortement notre société : doit-on considérer qu'un sentiment d'indignité équivaut à une indignité ? Pour notre part, nous estimons que la dignité de tout homme dépend de l’image qu'on lui renvoie de lui-même : ce n'est pas parce qu'on est mourant ou parce que l’on souffre d’une détérioration physique ou mentale, qu'on est indigne. Mais il convient de se poser la question de savoir où peut nous amener cette réduction de la dignité. En effet, selon certains travaux qui ont été publiés, le sentiment de dignité peut être restauré dans le cadre de l'accompagnement, sachant que ce dernier doit s'apprendre.

Après avoir exclu les demandes d'euthanasie liées à la douleur réfractaire, un petit pourcentage de 2 ou 3 % (ce chiffre n'est basé sur aucune étude statistique) de demandes d'euthanasie perdurent et correspondent peut-être à un désir de mort. Que devons-nous, que pouvons-nous faire, lorsque nous sommes confrontés à de telles situations ? Comment les analyser ? La réponse à ces questions n'est pas simple – j'espère qu'elle ne le sera jamais – et il ne me semble pas qu'une loi ou un article de loi pourrait en réduire la complexité. De ce point de vue, l'expérience hollandaise est riche. Dès lors, dans notre pratique, nous qui nous préoccupons d'éthique et qui enseignons à l’université l'éthique et les pratiques de la prise en charge des patients en fin de vie, nous sommes confrontés, en présence de certaines demandes d'euthanasie, à ce que l'on appelle l'incertitude, le doute, alors qu’il est difficile d’en parler dans une société qui aime l'assurance et la sécurité.

J'avoue que, dans ma pratique personnelle et en tant qu'universitaire, je constate que c'est grâce à l'exploration et à l'analyse de ces incertitudes, que sont nés d'authentiques progrès dans le champ des soins palliatifs. Le doute est en outre renforcé par quelques expériences qui nous renvoient à des questions qui nous sont parfois adressées sur l'accès au désir et sur la demande de mort. Les personnes ayant une pratique des soins palliatifs que vous avez auditionnées, se sont certainement toutes accordées pour décrire, dans certaines circonstances très rares, la pratique des sédations induites chez certains patients. Or, j'ai le souvenir très récent d'une jeune femme qui, au sortir d'une sédation de quarante-huit heures destinée à calmer temporairement des souffrances réfractaires, nous a interpellés, lorsqu’elle nous a indiqué qu’elle ne souhaitait plus l'euthanasie qu’elle avait réclamée auparavant. Nous n'avons pas compris à quoi était lié ce changement. Peut-être s'agissait-il d'angoisses réfractaires. Toujours est-il que ces changements dans les choix amènent à nous poser des questions : sont-ils ou non une indication à aller plus loin que les soins palliatifs ?

Le doute du soignant, auquel est formulée une demande d'euthanasie, est donc encore renforcé par ce type d'expérience. J'insiste beaucoup sur le fait que la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs n'est pas favorable à une législation qui irait dans le sens de l'euthanasie. Il ne s’agit pas de se déclarer pour ou contre l'euthanasie mais de réfléchir à ce sujet. Pour que cette réflexion soit permise, nous devons mettre de côté nos convictions personnelles dès le départ, sinon aucun débat ne peut avoir lieu.

Nous avons quelques propositions à soumettre à la mission. Il nous semble qu’il est possible d’améliorer encore très nettement la situation. En tant qu’enseignant, je commence à mesurer les effets possibles de l'enseignement de la démarche éthique, tout en sachant que les changements prendront du temps. Ma génération a été éduquée à partir d’un enseignement très vertical, alors qu'au contraire, il faut avoir une approche très transversale, multidisciplinaire. Tous les médecins doivent intégrer le fait qu'ils ne savent pas tout en médecine. Ils doivent apprendre à fonder leurs décisions sur des référentiels propres à la personne malade, non seulement dans le champ de la morale, des convictions religieuses ou politiques mais aussi dans l’entourage familial qui est un élément important à prendre en compte.

Au-delà des soins palliatifs, nous sommes confrontés à des situations autrement difficiles, que sont les états végétatifs chroniques ou les maladies neurologiques chroniques. Il nous semble que si les soignants sont formés au raisonnement éthique, les demandes d'euthanasie marqueront une nette diminution.

Très clairement, le développement des soins palliatifs, avec le traitement de la douleur et l'accompagnement de la souffrance, permettra de réduire considérablement les demandes d'euthanasie. Quant aux demandes d'euthanasie actuellement réfractaires, dans une très grande majorité des cas, il me semble qu'en amont, les bonnes questions d'ordre éthique n’ont peut-être pas été posées : fallait-il instaurer ou maintenir tel ou tel traitement dont on savait qu'il allait maintenir en vie quelqu'un qui ne le souhaitait pas ou dont la qualité de vie, estimée par les uns et les autres, ne semblait pas de « qualité » ? L'interruption ou l'arrêt des thérapeutiques pour cette personne donnée, dans ce contexte particulier, peut-elle paraître injustifiée ? Ou encore l'arrêt des thérapeutiques peut-il être tout à fait justifié et éviter d'aboutir à des demandes réfractaires d'euthanasie ?

J’ouvre une parenthèse pour souligner que, ces derniers temps, dans ma pratique de médecin responsable d'un centre de soins palliatifs, je suis très interpellé par les demandes d'euthanasie que j'interpréterais comme des raisons d'exister. Les malades existent au travers de leur demande d'euthanasie. Je le constate en particulier chez des patients atteints de scléroses latérales amyotrophiques qui sont des maladies épouvantables, pour lesquelles il n’existe aucun traitement. Je vous cite le cas d'un malade qui, il y a trois mois, avait formulé une demande d'euthanasie réitérée et qui mettait à mal toutes les équipes qu’il rencontrait. Lorsque j’ai évoqué avec cet homme le fait que sa revendication était peut-être une raison d'exister, il n'a pas accepté ma réponse et m’a envoyé « balader ». Depuis, j'ai revu le confrère qui s'occupe de ce patient, lequel est toujours dans cette même démarche qu’auparavant. Il n'a pas été euthanasié alors que sa demande est on ne peut plus claire, depuis des mois. La demande d'euthanasie peut donc, pour certaines personnes, correspondre au sentiment d’exister au travers de cette revendication. Je referme la parenthèse car c'est un cas anecdotique sur le plan d'une pratique mais qui vous montre combien cela peut être compliqué.

M. le Président : Ce patient a-t-il la capacité physique de se donner lui-même la mort ?

M. Régis Aubry : Oui. D'ailleurs je lui ai proposé de réfléchir au fait qu'en France, on peut accéder au suicide. Mais j'ai préféré arrêter ce dialogue car je le trouvais tout à fait malsain et irrespectueux de cette personne en ce sens qu’il dévoilait ce qui faisait sens pour lui. Notre objectif étant d'être utiles et non pas de plaire ou de complaire, à certains moments, nous devons accepter d'être l'objet de la colère de patients mais il est évident qu'il faut aller jusque là dans cette réflexion.

Je conclurai mon propos en émettant un souhait. Autant je trouve très enrichissant d'avoir un tel débat ouvert, grâce à des affaires qui traversent l'actualité, autant je souhaiterais que l'on finisse ce que l'on a commencé dans ce pays sur le plan sanitaire. Nous venons de terminer un travail de recherche exhaustif sur l’état de l'offre en soins palliatifs en France. Tout en reconnaissant l'effort qui a été fait depuis quelques années pour leur développement, je reste néanmoins très choqué de voir que deux tiers des centres hospitaliers universitaires (CHU) ne sont pas dotés d'unités de soins palliatifs et que des régions et des départements n'ont aucune structure de soins palliatifs, que ce soit sous forme d'équipes mobiles, d'unités ou de réseaux de santé.

Je reste convaincu que les demandes d'euthanasie disparaîtront, si on veut bien développer les soins palliatifs, attendre les effets de ce développement, s’assurer que la formation dans toutes les universités comporte l'enseignement de l'apprentissage au raisonnement éthique et aux soins palliatifs et mettre en place, comme je le fais en Franche-Comté, des enseignements multidisciplinaires. En effet, de façon expérimentale, nous enseignons à un public de psychologues en maîtrise, d'étudiants en médecine en 5e année, d'élèves infirmières en dernière année, ces questions de l'apprentissage de l'éthique et de la communication. Dans deux ou trois ans, lorsque ces publics seront sur le terrain de la pratique soignante, il conviendra alors d’évaluer l'effet de ces formations, les changements opérés dans les pratiques professionnelles ainsi que les changements dans l'organisation du système de santé que je souhaite personnellement.

Pour ma part, je travaille beaucoup sur la dynamique des réseaux de santé et sur cette pratique partenariale en plein développement. Cela peut sembler éloigné du coeur du sujet en débat mais si nous apprenons à travailler autrement, à travailler ensemble, à modifier les pratiques professionnelles et l'organisation du système de santé en jetant des ponts entre le champ médical et le champ médico-social, je suis persuadé que nous devrions pouvoir encore très notablement progresser, notamment si nous sommes capables de prendre des responsabilités, lorsque cela s’avère nécessaire, comme pour l'arrêt des thérapeutiques jugées déraisonnables.

Il me semble qu’avant d'envisager une adaptation ou une modification de la loi, il conviendrait d’attendre les effets de ce que nous avons mis en route. Légiférer dès maintenant serait prématuré. Selon certains, nous sommes en retard mais j'espère que nous ne le sommes pas dans le champ du raisonnement. Il y a quelque temps, j’ai assisté à La Haye au bilan intermédiaire établi deux ans après la dépénalisation de l'euthanasie en Hollande. Les conclusions de cette expérience sont quasi identiques aux nôtres, à savoir qu’il faut absolument développer le raisonnement éthique et les structures de soins palliatifs.

A mon avis, ce que n’apprécient pas les gens, ce sont les contraintes. Or si l’on veut encadrer les pratiques de fin de vie, il faut des contraintes très sérieuses. Il conviendrait de définir plutôt par des recommandations professionnelles que par une loi, la manière de prendre une décision éthique en fin de vie et d’organiser la discussion dans la multidisciplinarité. Il conviendrait également, lorsque l’on n'est pas d'accord sur une question aussi fondamentale, de faire appel à des compétences extérieures, comme celles des comités locaux d'éthique qui sont des structures à développer. A cet égard, il me semble qu’un gros travail reste à faire car l'éthique me paraît parfois carrément absente, non pas tant des hôpitaux que des pratiques. Il ne s'agit pas tant du lieu car la compétence doit se déplacer en fonction du lieu où se situe le drame. A domicile, il n’est pas facile de mettre en place une dynamique de type réflexion éthique mais cela peut se faire. Un grand nombre d'évolutions doivent donc s’accomplir avant de passer à une étape législative.

Je crains aussi que le problème ne soit réduit ou détourné. En effet, j'entends beaucoup dire en ce moment qu'il faut protéger le médecin, ce à quoi je ne peux que souscrire. Mais une loi ou une modification de loi empêchera-t-elle une famille de se plaindre ? Et par ailleurs, quelles sont les raisons et la nature de la plainte des familles ? Parfois, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la plainte est un moyen d'expression de la culpabilité de la famille ou un moyen de s'en dégager. Nombre de médecins font l'objet de plaintes qui témoignent de toute évidence d'une espèce de frustration de la famille, à un moment ou un autre. Peut-être faudrait-il déjà analyser la signification de la plainte dans le champ de la santé, avant d’évoquer une quelconque protection par une loi dont je ne suis pas persuadé qu’elle réduirait les plaintes car je crains plutôt le contraire. Si l'objectif est de sécuriser la pratique médicale - et je suis totalement d'accord avec cela - peut-être la réponse apportée par une modification de la loi n'est pas la bonne réponse. Il serait intéressant de poser ces questions quelles que soient les conclusions de votre mission.

M. le Président : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le bilan de l’expérience hollandaise ?

M. Régis Aubry : A cet égard, je vous prie de prendre mon propos avec un peu de recul car il est le fruit d'une conversation en anglais - langue que je ne maîtrise pas bien. Cet échange avec un confrère hollandais, donc, a concerné le bilan intermédiaire établi deux ans après la mise en place de cette dépénalisation. Le système hollandais est bien fait car il permet de mesurer les euthanasies dites clandestines. La dépénalisation faisait d’ailleurs suite à une étude très bien menée dans les Flandres, sur l'analyse des pratiques et de ce que l'on pourrait appeler la dérive euthanasique. Cette étude, menée à l’échelle d’une région, a été la base d’une thèse de doctorat qui, prochainement publiée, devrait permettre de mesurer la réalité de l'euthanasie dans notre pays.

Ce bilan intermédiaire permet d’affirmer aujourd'hui qu’un grand nombre de pratiques euthanasiques sont pratiquées en dehors du cadre des critères rigoureux mis en place. En effet, ceux-ci sont si contraignants que très peu d’euthanasies relèvent de la loi en réalité. Mais une des conclusions qui a été soulevée dans la communauté médicale et qui est remontée jusqu'aux hommes politiques, était qu'il fallait développer les soins palliatifs car en Hollande, à la différence de la France, les mêmes choix ne se font pas au même moment. Il avait été souhaité, pour des raisons plus culturelles que d'autres, de mettre en place au départ cette modification de la loi et aujourd'hui les Hollandais en viennent à la conclusion qu'il faut développer les soins palliatifs.

M. le Président : Est-ce parce que les critères sont tellement stricts que les euthanasies restent clandestines ?

M. Régis Aubry : C'est en partie à cause de cela. Dans ma pratique, pour amener à la décision de fin de vie, je m’approprierais volontiers ces mêmes critères qui peuvent amener, dans un pays, à la dépénalisation de l'euthanasie. C'est une démarche collective avec laquelle je me sens en accord. Mais ce qui est en cause en Hollande, comme cela le serait en France, c'est la culture individualiste du médecin. Il faut travailler en équipe. Actuellement, nous ne sommes pas formés en ce sens, mais cela change.

Je reviens au travail que nous menons actuellement en Franche-Comté, à travers une thèse de doctorat, qui a repris l'étude faite dans les Flandres, par tirage au sort de deux cents médecins toutes spécialités confondues. L'un des faits saillants qui ressort de cette étude est que la solitude et l’exercice individuel du médecin amènent à une dérive euthanasique. C’était d’autant plus flagrant que, dans cette décision, on est menacé par les limites non seulement de ses propres compétences mais aussi de ses limites personnelles, émotionnelles et psychologiques, qui font que la décision se prend parfois dans une sorte de silence individuel. Je ne suis pas certain que cela changera avec une loi, à moins d'attendre les résultats que produirait une modification profonde de la formation.

M. le Président : S'il y avait une loi, quelle qu'elle soit, pensez-vous qu’elle donnerait un coup d'arrêt au développement des soins palliatifs ou qu’elle ne changerait rien ?

M. Régis Aubry : Il me semble qu’il faut déjà terminer ce que l’on a commencé à mettre en place et l'analyser. Puis au regard de cette analyse, il conviendra de nouveau, de se poser la même question que l’on se pose aujourd'hui et d’accepter lidée qui pourrait même être contraire à ce que l'on veut développer aujourd'hui, puisque nous baignons aussi dans des idées reçues. Nous n'avons rien démontré à propos de certains aspects de la question.

M. le Président : Il est néanmoins validé que le nombre des demandes de mort est moins important dans les services de soins palliatifs.

M. Régis Aubry : Je suis tout à fait d'accord. Justement, force est de constater qu'à partir de cette expérience que l’on a, qui a fait l'objet de publications scientifiques et de travaux, le développement des soins palliatifs et de la démarche éthique diminuent considérablement les demandes d'euthanasie. J'estime personnellement que nous pouvons encore progresser.

Depuis quinze ans que je suis dans cette pratique, je mesure qu’autrefois, nous aurions peut-être euthanasié des patients qu'aujourd'hui nous accompagnons jusqu'à la fin. Je crains que le progrès puisse s'arrêter là. Aussi faut-il faire très attention. Dans les statuts de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, il est indiqué très clairement que ceux qui pratiquent des soins palliatifs ne peuvent pas pratiquer l'euthanasie. Cela ne veut pas dire qu'ils sont pour ou contre mais simplement que ce sont des pratiques complètement contradictoires. On ne peut pas parler de l'accompagnement d’un malade, en sous-entendant de donner la mort, contrairement à certains messages très manipulateurs diffusés ici et là et qui laissent entendre que c'est le cas. En tout état cause, pour ce qui nous concerne, ce n'est pas notre définition de l'accompagnement. Je crains que ne se développe un discours quelque peu subversif autour de certains concepts comme celui-ci. Lors d’une conférence de consensus sur les soins palliatifs qui s’est tenue la semaine dernière, j’ai entendu un participant, qui n’appartient pas à la S.F.A.P., dire : « pour moi l'acte ultime d'accompagnement c'est de donner la mort et c'est pour cela que je suis pour les soins palliatifs ». On peut ainsi réduire l'accompagnement à un temps très court. Mais il est tout à fait établi que l'accompagnement fait disparaître des demandes d'euthanasie.

M. Gaëtan Gorce : Je vous rejoins tout à fait lorsque vous dites qu'il faut absolument éviter, sur ces sujets, un débat militant. Il faut entrer dans ces discussions - et la manière dont vous le faites en témoigne - avec l'esprit le plus ouvert possible pour étudier les différentes solutions. Toutefois, en vous écoutant, en écoutant les médecins et les personnalités que nous avons auditionnés jusqu'à présent, j'ai le sentiment que l'axe de la discussion se déplace. A la lecture des textes votés ces derniers temps, voire de l'évolution de la déontologie, il me semble qu'une brèche s’est ouverte et qu’à travers la notion d'acharnement thérapeutique, on reconnaît qu'à un moment donné, il faut arrêter un traitement, parce qu’il est logique de le faire. Si cette réalité existe, elle n'a malheureusement pas été définie, en dehors d'une déclaration générale. Or il serait souhaitable que la notion d'acharnement thérapeutique soit définie et que les protocoles qui l'accompagnent, soient mieux précisés. Un principe pourrait être fixé par la loi et faire ensuite l'objet de développements au travers des pratiques médicales.

De même, dès lors que la loi du 4 mars 2002 sur les droits du malade, reconnaît que le malade peut refuser un traitement ou demander son interruption ou son arrêt, la conséquence est de même nature. Ne serait-il pas là aussi souhaitable de mieux préciser les choses au niveau des pratiques, en les encadrant ? Une fois qu'un principe est posé, ne doit-on pas aller jusqu'au bout pour en tirer les conséquences, y compris celles de l'application de la loi pénale ? De la même manière, en quoi le recours à une loi poserait-il problème, si celle-ci a pour vocation, non pas d'ouvrir un droit ou de légaliser l'euthanasie mais peut-être au contraire, de faire apparaître diverses pratiques à la surface et de les rendre transparentes puisque, de toute manière, elles existent ?

En réalité, ce qui me frappe dans notre débat, c'est qu’en évoquant des situations qui existent, la véritable difficulté est de savoir si on les fait sortir plus ou moins de la clandestinité ou si on leur donne plus ou moins de transparence. Mais en tout état de cause, une question reste très délicate, celle de la demande d’euthanasie qui, comme dans le cas Humbert, est formulée, lorsque l'interruption du traitement n'a pas d'effet direct et qu'il faut au contraire un acte qui provoque la mort.

J'ai le sentiment qu'une évolution s’est amorcée au travers des réflexions du corps médical et même du législateur, sur les droits du malade. Peut-être faudrait-il aller jusqu'au bout de cette évolution, en l'accompagnant de différents moyens en matière de soins palliatifs et d'une réflexion qui serait conduite par l'équipe médicale.

M. le Président : Je prolongerai la question de M. Gorce en vous demandant s'il y a une approche de la réelle pratique médicale. Certains de nos interlocuteurs nous ont indiqué que l'euthanasie n'existe pas dans ce pays, d'autres que l'euthanasie clandestine est encore pratiquée, à la sauvette et de façon solitaire, par manque de formation, par un certain nombre de médecins.

M. Régis Aubry : Je ne saurai pas vous répondre. Je vous ai cité un travail en cours qui, publié prochainement, tend à mesurer la réalité de l'euthanasie sur laquelle on dit n’importe quoi. Si nous avons fait ce travail, c'est précisément parce qu'il n'a jamais été fait. Par conséquent, il n'y a pas d'évaluation possible. Ceux qui affirment que les pratiques euthanasiques sont nombreuses et ceux qui affirment le contraire, devraient citer leurs sources. Pouvoir évaluer le nombre d'euthanasies faites dans la clandestinité, sans outil de mesure, est assez étonnant, même si nous savons que l’euthanasie se pratique et que pour s’en convaincre, il suffit d'aller dans les hôpitaux. Mais ce n'est pas parce que c'est une pratique, quant bien même courante et fort répandue, qu'elle serait justifiée. Il faut faire attention à ce glissement possible « si cela se fait, c'est que c'est justifié ». Ce n'est pas forcément vrai.

Pour répondre à M. Gorce, avant d’évoquer une quelconque réglementation ou une modification de la loi, nous sommes bien d'accord qu'il faut déjà se mettre au clair sur des recommandations de bonnes pratiques, soit dans le champ de l'arrêt des thérapeutiques, soit dans le champ du raisonnement éthique pour la décision de fin de vie. Ceci n'existe pas encore.

M. Gaëtan Gorce : C'est ce que la loi devrait exiger.

M. Régis Aubry : Ceci pourrait aussi constituer le cadre de ce que l’on appelle actuellement les conférences de consensus. Nous venons d’en tenir une sur l'accompagnement, pourquoi ne pas en créer une sur le sujet qui nous intéresse, même s’il ne peut être défini de manière scientifique, d’autant qu’il s'agit bien d'encadrer les pratiques, non pas au plan légal mais au plan de l'éthique ? Et c’est lorsque nous aurons mesuré les effets d’une recommandation quand elle est appliquée, qu’il faudra reposer la question, mais pas avant.

M. le Président : C'est souhaitable mais ce n'est pas possible. Sur les plans juridique et législatif, il n’est pas possible de laisser faire en attendant de voir si ensuite, sur des recommandations, la loi est ou non respectée. La loi, telle qu’elle est aujourd’hui, existe et est pénalisante.

M. Régis Aubry : Ce que je voulais dire est la chose suivante : « Ne faites pas ce que vous voulez, faites ce qui est recommandé ». La loi existe et peut être pénalisante certes mais de même que je suis surpris que des pratiques ne sont pas bien évaluées, de même je suis surpris que les praticiens ne connaissent pas les lois et les textes qui leur sont applicables. Peut-être y aurait-il à faire un véritable travail d'information, voire de formation sur ce sujet, notamment sur la loi du 4 mars 2002 qui est incroyablement méconnue des médecins. C'est pourtant une loi qui était attendue et qui modifie fondamentalement la pratique d'ordre éthique.

M. le Président : Je ne suis pas certain que cette loi protège complètement le médecin qui interrompt les soins.

M. Régis Aubry : C’est exact, elle ne protège pas le médecin.

M. le Président : De mémoire, la loi danoise dépénalise complètement l’interruption des soins par un médecin, dès lors qu’il répond à la demande d’un malade souffrant d’une maladie incurable, qu’il a discuté avec ce dernier des conséquences de son acte, etc. En l'occurrence, nous ne sommes plus dans l'ambiguïté de la loi du 4 mars 2002 selon laquelle il faut accueillir la volonté du malade, qui a le droit d'exiger un arrêt du traitement médical, alors même que le médecin continue à avoir une obligation de soins et peut donc toujours se trouver dans une situation inconfortable. En même temps, vous avez raison, peu d'équipes médicales et de médecins libéraux connaissent cette loi... J'ai même rencontré des médecins qui pensent que le dosage Dolosal-Phénergan-Lagactil est autorisé car il calme le malade en fin de vie.

M. Régis Aubry : Il y a de profondes lacunes culturelles.

M. le Président : Mais cela correspond à cette médecine individuelle que vous décrivez, qui nous a été inculquée et qui est organisée autour de la valeur et de l'intérêt du dialogue singulier, de l'autonomie de la personne, de la liberté de décision, du respect de la déontologie, de la morale et de l’éthique. Mais elle n'est jamais qu'une médecine individuelle qui dédaigne les règles de la société.

M. Régis Aubry : Je suis assez surpris devant les effets des changements des pratiques professionnelles générés par le travail en réseau. Je n'y croyais pas du tout. Dans le champ des soins palliatifs, on assiste depuis quelques années à une demande d’intervention palliative par des acteurs du domicile (les médecins, les infirmières) auprès de patients qui sont dans des situations de demande éventuelle d'euthanasie. Nous intervenons donc pour que les questions puissent se poser et cette libération de la parole, aux dires des médecins qui nous ont interpellés, limite les euthanasies que certains d'entre eux ont pratiquées dans le passé. Nous sommes peut-être dans une nouvelle forme de formation et d’action au lit du malade. Cela s'appelle le compagnonnage, comme cela a pu être vécu dans d'autres temps. Restaurer certaines approches pédagogiques me semblerait également intéressant.

Audition de M. Bruno Pollez,
médecin praticien mis à la disposition de la
Direction Générale de la Santé


(Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Docteur Bruno Pollez, nous sommes très heureux de vous accueillir.

Vous avez obtenu un doctorat en médecine et une spécialité de médecine physique et réadaptation, orientation qui a probablement eu une influence sur votre vocation ultérieure. Vous êtes par ailleurs titulaire de diplômes d'université sur le handicap, les traumatismes cranio-cérébraux ainsi que d’un diplôme d'université de santé publique et un autre de soins palliatifs.

Praticien hospitalier depuis 1986, vous avez été chef de service de rééducation et de réadaptation fonctionnelle au centre hospitalier de Compiègne jusqu'en 1992, puis chef de service de rééducation et réadaptation fonctionnelle neurologique de La Bassée jusqu'en 2000.

Vous avez ensuite été mis à disposition, à temps partiel, de la Direction Générale de la Santé en mars 2001 où vous avez pour attributions principales les maladies invalidantes, les soins palliatifs et l'accompagnement ainsi que la lutte contre la douleur. Par ailleurs, vous êtes fondateur et praticien du service d’hospitalisation à domicile en rééducation et réadaptation fonctionnelle pour adultes dans la métropole lilloise.

Notre mission d’information procède à des auditions par thème ; nous auditionnons en ce moment les professionnels du monde médical. Notre première série d’auditions de philosophes, religieux, sociologues, historiens nous a amenés à faire un certain nombre de constats.

Si notre mission a été créée dans un contexte médiatique qui n’a échappé à personne, elle a essentiellement pour objectif de cerner l’ensemble des problèmes relatifs à l’accompagnement de fin de vie.

Lors des dernières auditions, il nous a semblé qu’il y a un décalage entre les bonnes pratiques médicales et les textes juridiques. Nous avons constaté, par ailleurs, que le corps médical est peu informé de la loi et de la façon dont il doit gérer les situations de fin de vie et que de plus, il est encore insuffisamment formé aux problèmes de l'accompagnement de fin de vie.

Nous menons également une réflexion sur le développement des soins palliatifs : doit-on favoriser la constitution d’unités autonomes ou les intégrer dans des réseaux ? Doit–on encourager la généralisation dans le corps médical d’un état d’esprit favorable aux soins palliatifs ?

Docteur Bruno Pollez : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les parlementaires, vous m'avez fait l'honneur de me convoquer à cette audition et je vous remercie pour votre confiance.

Mon exposé pourra avoir trois parties, selon ce que vous souhaiterez :

– une présentation personnelle ;

– ce que je peux dire à titre personnel à partir de mes fonctions de praticien hospitalier mis à disposition de la Direction Générale de la Santé, chargé notamment de la thématique soins palliatifs et accompagnement ;

– ce que je peux dire à titre strictement personnel, de mon expérience de médecin dans une pratique particulière d'accompagnement de personnes et de familles confrontées à des situations chroniques de très grand handicap et de très grande dépendance ou à des maladies évolutives et inexorables, très lourdement invalidantes et mortelles.

Je commencerai donc par une présentation personnelle.

Praticien hospitalier mis à disposition à temps partiel du bureau des maladies chroniques de la Direction Générale de la Santé, j'y ai pour attribution, d'une part, les maladies invalidantes de l'adulte, d'autre part, les soins palliatifs, l'accompagnement et enfin la lutte contre la douleur.

Ma discipline d'origine est une spécialité un peu méconnue, la médecine physique et de réadaptation. Antérieurement intitulée « rééducation et réadaptation fonctionnelle », il s'agit de la spécialité médicale ayant pour objet la lutte contre le handicap, notamment par le moyen de la coordination d'une interdisciplinarité « médico-paramédico-technico-psycho-sociale », tout au long de phases de rééducation – réduction des déficiences analytiques –, puis de réadaptation – contournement des incapacités fonctionnelles séquellaires –, enfin d'aide individuelle et familiale à la réinsertion – lutte contre le handicap vécu –.

Ma pratique personnelle est particulière, puisque je suis un médecin hospitalier, sorti des murs de l'hôpital à la faveur de la création de services hôpital-ville dédiés à l'accompagnement, en situation réelle de vie, de personnes connaissant des situations de handicap et de dépendance majeurs, du fait d'un grave événement de santé, stabilisé ou évolutif, et de leurs familles. Ainsi en est-il de personnes en état végétatif chronique, de personnes en état pauci-relationnel, de personnes ayant été victimes d'un traumatisme crânien, d'une anoxie cérébrale ou d'un accident vasculaire cérébral majeur, événements laissant de lourdes séquelles physiques, intellectuelles et/ou comportementales, avec parfois émergence d'une nouvelle personnalité très problématique, de personnes présentant un « locked-in syndrome » – comme l'auteur du livre « Le scaphandre et le papillon » –, de personnes souffrant de maladies évolutives très invalidantes comme certaines scléroses en plaques, la chorée de Huntington et souvent mortelles, comme l’atrophie multisystématisée, une myopathie ou surtout la sclérose latérale amyotrophique - la redoutable maladie de Charcot -, certaines de ces personnes ayant parfois dépassé le stade vital et étant maintenues en vie au prix d'une alimentation et d'une ventilation assistée permanentes, selon un processus décisionnel auquel elles n'ont pas toujours directement participé.

Cette pratique m'a secondairement incité à devenir également médecin de soins palliatifs et d'accompagnement.

Je poursuis mon engagement professionnel en partageant maintenant mon temps entre une activité de santé publique à la Direction générale de la santé, sur les mêmes thèmes et l'exercice sur le terrain.

Je continuerai donc par ce que je peux dire à titre personnel, à partir de mon expérience de praticien hospitalier, chargé notamment de la thématique soins palliatifs et accompagnement à la Direction générale de la santé.

La Direction Générale de la Santé s'est engagée très tôt en faveur des soins palliatifs et de l'accompagnement : il n'est que de citer la circulaire DGS/3D du 26 août 1986, relative à l'organisation des soins et à l'accompagnement des malades en phase terminale, dite « circulaire Laroque », texte princeps qui a officialisé et promu considérablement le concept des soins palliatifs en France.

Après le vote unanime de la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs, la Direction générale de la santé en a préparé les textes d'application, en particulier le décret n° 2000-1004 du 16 octobre 2000 relatif à la convention type prévue à l'article L. 1111-5 du code de la santé publique, régissant les relations entre les associations de bénévoles et les établissements de santé, sociaux et médico-sociaux - article 10 de la loi de 1999 -, ainsi que, en collaboration avec la Direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des Soins, le décret n° 2002-793 du 3 mai 2002 relatif aux conditions d'exercice des professionnels de santé délivrant des soins palliatifs à domicile, pris pour l'application de l'article L. 162-1-10 du code de la sécurité sociale - article 5 de la loi de 1999 -.

Plus récemment, l’engagement de la Direction générale de la santé s'est confirmé dans le cadre du programme national de développement des soins palliatifs et de l'accompagnement en cours pour 2002-2005. Elle a participé activement à la rédaction de ce programme, qui comporte trois axes : le développement des soins palliatifs et de l'accompagnement des personnes en fin de vie à domicile ; la poursuite du développement des soins palliatifs et de l'accompagnement dans les établissements de santé ; la sensibilisation et l'information de l'ensemble du corps social. Je vais y revenir.

Au moment où ce programme était annoncé, la Direction générale de la santé a co-signé la circulaire DHOS/O2/DGS/SD5D/2002/n°2002/98 du 19 février 2002 relative à l'organisation des soins palliatifs et de l'accompagnement. Cette circulaire fait suite, en quelque sorte, à la « circulaire Laroque » et la relaie seize ans plus tard.

Après la co-rédaction du programme quadriennal en cours et son annonce par le ministre Bernard Kouchner, la Direction générale de la santé, qui siège au sein du Comité national de suivi de ce programme, a été chargée de la réalisation de l'axe 3, les axes 1 et 2 relatifs à de l'offre de soins étant naturellement portés par la Direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des soins. Cette mission de sensibilisation et d'information de l'ensemble du corps social est justifiée par la méconnaissance tant du concept que de l'offre des soins palliatifs et de l’accompagnement, ainsi que par des confusions dommageables dans l’esprit des citoyens ; elle est tournée vers les objectifs suivants : faire savoir que la réponse du monde médical et du monde soignant dans son ensemble ne s'arrête pas avec le diagnostic d'incurabilité ou de fin de vie proche ; mieux faire connaître la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs ; clarifier la connaissance des termes et des concepts concernant la fin de vie ; encourager l'encouragement bénévole des citoyens dans l'accompagnement – et j'ajouterais, si possible, celui des proches – ; renseigner précisément les professionnels et le public sur les offres existantes de soins palliatifs et d’accompagnement, tant en institution qu'à domicile.

Les mesures que ce groupe de travail, constitué autour de cet axe 3, met en œuvre à cette fin sont les suivantes :

– réalisation d'une campagne de communication sur les soins palliatifs et l'accompagnement ;

– création d'un centre national de ressources et de documentation sur les soins palliatifs et l'accompagnement, par évolution du centre de documentation François Xavier Bagnoud à Paris, avec financement d'un poste de documentaliste par la Direction générale de la santé ;

– organisation d'Etats généraux régionaux dans quelques régions de France.

Je m'attarderai quelques instants sur la première mesure. Le travail visant à la réalisation d'une campagne, travail assuré avec la collaboration de l’Institut National de Prévention et d'Education en Santé (INPES), a été constitué dans un premier temps, par une enquête qualitative confiée par l'INPES au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), de façon à ce que la communication envisagée soit la plus pertinente possible tant sur le fond et sur la forme que sur la cible. Les résultats de cette « Etude exploratoire sur les connaissances, représentations et perceptions de la population générale et des professionnels de santé à l'égard des soins palliatifs et de l'accompagnement » ont été publiés en octobre 2003. Ils mettent en valeur un accord global des deux sous-groupes étudiés – population générale et professionnels de santé – sur les éléments jugés indispensables à la prise en charge d'une personne souffrant d'une maladie grave en fin de vie, à savoir soulager les douleurs physiques et accompagner le patient. Le soulagement des autres composantes de la souffrance – en particulier la douleur psychologique mais aussi spirituelle, sociale, existentielle – est plutôt moins explicitement abordé par le sous groupe « Professionnels ». Le sous-groupe « Population générale » met en avant une grande angoisse et de nombreuses peurs face à la maladie générale et à la fin de vie, ce d'autant que ce sous-groupe a une vision négative de la prise en charge et exprime des attentes insatisfaites sur le plan technique et humain de la part du corps médical et du corps soignant. Ce sous-groupe a également une image souvent négative de l'hôpital et préférerait que la fin de vie puisse se dérouler au domicile, notamment parce que l'entourage est perçu comme le premier soutien solide et fiable, tout en craignant toutefois des difficultés techniques et humaines. Cette étude constate en parallèle un certain malaise des soignants à l'égard de la fin de vie. Ils se jugent pour la plupart capables mais se plaignent du manque de temps et de moyens humains. Les soins palliatifs sont peu connus, peu évoqués spontanément, mal connus dans leur nature et dans la réalité concrète de l'offre et ceci entretient des confusions. En revanche, à cette évocation, la notion d'accompagnement-soutien psychologique ressort, surtout chez le grand public et est perçue comme un concept positif. Toutefois, les bénévoles d'accompagnement sont peu cités spontanément car cette fonction est peu connue. Les autres composantes de ce que sont les soins palliatifs et l'accompagnement, la recherche d'apaisement de tous les facteurs des souffrances de tous ordres, sont peu signalées. Enfin, quant aux attentes en matière d'information et de communication sur le sujet, tous regrettent une information insuffisante. Le sous-groupe « Population générale » souhaiterait une information opérationnelle sur les possibilités d'accéder aux soins palliatifs. Les professionnels souhaitent que l'information passe par eux et qu’ils soient donc, en préalable, personnellement formés et informés sur les soins palliatifs, l'accompagnement et les structures existantes. Ils redoutent une information du public qui générerait des attentes déçues par la limite de la capacité structurelle de réponse.

Fort de ces enseignements, tant sur les besoins que sur le fond des demandes et bénéficiant aussi d'informations sur la forme souhaitée, le groupe de travail va maintenant passer à la phase opérationnelle de sa mission de communication, vraisemblablement vers les deux groupes de public, les professionnels de santé et le corps social, en particulier les personnes et familles confrontées à une situation engendrant un besoin de soins palliatifs et d'accompagnement. Il y aura sans doute un léger décalage temporel entre les communications vers les professionnels qui en bénéficieront les premiers et les communications vers le public.

A travers ce projet de communication, la médiatisation des valeurs qui sous tendent les soins palliatifs et l'accompagnement ne peut sans doute qu'enrichir notre société. Il faudra être attentif à ne pas encourager l'idée que l'accompagnement de la fin de vie et du mourir est une affaire propre au monde professionnel soignant, alors que c'est un impératif social général. Le risque serait de développer essentiellement une logique d'offre et de demande, là où chacun personnellement doit se sentir acteur. Comme si le monde médical avait trouvé les réponses aux questions du mourir et était seul concerné, alors qu'il s'agit bien sûr d'une interpellation de la société humaine dans son ensemble, chacun étant capable de propositions de réponses ; cette réflexion pourrait d'ailleurs commencer dès l'école. Comme si d'ailleurs, il y avait une réponse à la souffrance de la confrontation à sa propre mort ! Ne réduisons pas l'ensemble de la souffrance de fin de vie à un problème de nature médicale alors qu'il s'agit d'une composante de la condition humaine. L'euthanasie est, à cet égard, la forme extrême de la réduction de la souffrance humaine à une approche technico-scientifique matérialiste quand celle-ci atteint sa limite d'efficacité, au sein d'un système d'offre et de demande de nature consumériste.

Dans cette optique, l'ensemble de la formation médicale devrait s'appuyer sur un fondement de sciences humaines, propres à établir une distance critique et une humilité quant au pouvoir médical et à relativiser l'approche des problématiques. Actuellement une approche scientifique et technique de la maladie est privilégiée. Les études médicales devraient pour le moins associer à cet enseignement technique une ouverture sur la psychologie, la sociologie, l'anthropologie et la philosophie. L'éthique médicale aurait alors toute sa place, permettant aux soignants de réfléchir sur leurs pratiques de soins et non pas d'appliquer des protocoles trop « matérialistes » et forcément limités, à la phase terminale des patients, après l'échec d'une approche curative hautement technicisée.

Dans le cadre de l'assistance, à dominante logistique, apportée à Madame Marie de Hennezel à la réalisation de son rapport, lequel rapport a été remis à M. Jean-François Mattei le 16 octobre dernier, un petit groupe de travail s'est constitué autour de Madame Marie de Hennezel au sein de la Direction générale de la santé, avec la participation du centre de ressources François Xavier Bagnoud, sur le projet de numéro vert « Accompagner la fin de vie ». Ce groupe a instruit la réflexion quant à l'éventualité que cette proposition devienne réalité, ce qui a été acté dans le rapport.

Après la publication par l'Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) en décembre 2002, suite à une demande de la Direction générale de la santé, des recommandations professionnelles intitulées « Modalités de prise en charge de l'adulte nécessitant des soins palliatifs », et parce que la dimension pourtant indissociable de l'accompagnement ne ressortait pas assez de ce travail plus focalisé sur la prise en charge palliative des principaux symptômes, le cabinet de M. Jean-François Mattei a demandé à la Direction générale de la santé de saisir à nouveau l'ANAES en vue de l'organisation d'une conférence de consensus sur l'accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches. Cette conférence, au Comité d'organisation de laquelle la Direction générale de la santé a participé, s'est tenue les 14 et 15 janvier derniers à Paris. Elle a traité cinq questions déclinées en sous questions :

– Accompagner jusqu'au bout ?

– Comment reconnaître et respecter les attentes, les demandes et les droits des personnes en fin de vie ?

– Quelles sont la place et les fonctions de la famille et de l'entourage dans la démarche d'accompagnement en institution et à domicile ?

– Quelles sont les dimensions et la spécificité de la place des bénévoles d'accompagnement ?

– Comment organiser en pratique la démarche d'accompagnement ?

Selon les propos de Madame Marie de Hennezel dans la synthèse de son rapport, la conférence de consensus est présentée comme le lieu d'un débat permettant aux soignants de réfléchir ensemble aux grandes questions que pose l'accompagnement ; elle doit permettre de dégager un socle commun de valeurs sur lesquelles les soignants pourront s'appuyer dans leur pratique.

Comme l'explique le Professeur Colombat, Président du Comité d'organisation, la finalité générale est double : d'une part, aider à ce que chacun se sente concerné par la démarche d'accompagnement, d'autre part, montrer que celle-ci peut être mise en œuvre partout au service des personnes en fin de vie et de leurs proches.

Concrètement, comme toute conférence de consensus, elle doit aboutir à l'énoncé de recommandations de bonnes pratiques, rédigées par le jury présidé par Emmanuel Hirsch, recommandations qui seront publiées le 3 février prochain sous l'égide de l'ANAES.

Enfin, la Direction générale de la santé a commandité une étude intitulée « la fin de vie : attitudes dans la population générale et attitudes et pratiques des médecins vis-à-vis des situations de fin de vie ». L'organisme retenu pour cette étude est l'Observatoire Régional de la Santé Provence-Alpes-Côte-d'Azur. Après l'élaboration du protocole des enquêtes, l'année 2004 verra la réalisation des deux enquêtes réalisées auprès de la population générale, d'une part, et auprès des médecins, d'autre part.

Si l'engagement des pouvoirs publics en faveur des soins palliatifs et de l'accompagnement est clairement et fortement affirmé, il ne faudrait pas pour autant en déduire que les soins palliatifs et l'accompagnement sont une réalité suffisamment établie dans notre pays, ne serait ce que sur le plan de l'offre quantitative.

D'une part, l'équipement du pays à cet égard ne peut être que progressif et a débuté il y a encore relativement peu d'années (une à deux décennies), d'autre part, les volontés annoncées au niveau national ne trouvent pas toujours directement leurs échos et leurs déclinaisons sur le terrain, à la hauteur des annonces.

Ainsi, il existe encore des départements français sans unité de soins palliatifs. Il faut savoir également que parmi les centres hospitaliers universitaires, lieu de la formation, de la transmission de la culture médicale et de la recherche, très rares sont ceux qui ont décidé de mettre en place une unité de soins palliatifs.

Dans les facultés de médecine, le progrès apporté par l'instauration d'un module « Soins palliatifs et douleur » dans le cadre de la réforme récente du deuxième cycle des études médicales est décliné d'une façon très disparate, parfois minimaliste, selon les régions – entre 4 et 30 heures –.

Les certificats optionnels proposés dans ce domaine sont peu valorisés. L'enseignement aux infirmiers est aussi inégal et celui des kinésithérapeutes et des ergothérapeutes est globalement quasi nul. La réalité des possibilités de soins palliatifs et d'accompagnement à domicile demeure confidentielle, alors que 70 % de nos concitoyens disent qu'ils voudraient pouvoir finir leur vie chez eux. Les principes de la loi – droit d'accès pour tous, conditions particulières de rémunération des professionnels de santé s'organisant en équipe pour s'engager dans une démarche de soins palliatifs et d'accompagnement autour d'une personne à son domicile, congé d'accompagnement d'une personne en fin de vie – peinent à devenir réalité.

Il y a donc vraiment parfois comme une rupture de continuité entre les principes directeurs nationaux et les arbitrages de terrain. Le Comité de suivi du programme en cours, présidé par le DHenri Delbecque que vous avez entendu, s'efforce d'exercer son rôle d'observateur actif et stimulant et d'être une force de propositions.

Tandis qu'elle est indiscutablement engagée dans la promotion des soins palliatifs et de l'accompagnement aux côtés de la DHOS, la Direction générale de la santé nourrit aussi en interne, au sein de certains de ses bureaux, une réflexion sur la question de l'euthanasie.

J'ai mis en préalable à ces propos, un petit avertissement disant qu'ils émanent d'un médecin travaillant à la Direction générale de la santé, sans pour autant pouvoir être considérés comme étant le discours officiel de la Direction générale de la santé, puisque ce texte n’a pas été soumis à la hiérarchie de la Direction générale de la santé et validé par elle. J'ai cependant obtenu l'autorisation de mon directeur pour être entendu par vous aujourd'hui. Ce n'est donc pas un texte officiel de la Direction générale de la santé.

Avec toutes les précautions nécessaires quant à l'aspect, ni officiel, ni validé, ni stabilisé de cette réflexion, son état actuel pourrait être synthétisé de la façon suivante.

A la question : « Faut-il ou non légiférer sur l'euthanasie ? », la réponse envisagée dans les bureaux avant soumission à la hiérarchie
– réponse que vous pourrez voir précisée en février lors de l'audition de la juriste de la Direction générale de la santé et avec laquelle je suis tout à fait d’accord –, est négative. Une législation sur l'euthanasie ne semble ni nécessaire ni opportune.

D’une part, nous disposons d'un dispositif juridique qui permet de répondre en grande partie aux questions exprimées dans le cadre du débat sur l'euthanasie mais dont toutes les implications ne sont pas encore affirmées.

Ce dispositif est récent puisqu'il émane en particulier de la loi du 4 mars 2002, qui reprend notamment les dispositions de la loi du 9 juin 1999 relative aux soins palliatifs. Il est constitué du droit d'accès aux soins palliatifs, du droit de refus d'un traitement et du principe pour le médecin de ne pas pratiquer l’acharnement thérapeutique, avec l’obligation parallèle d'accompagnement de la personne malade et de sa famille et de soulagement des souffrances.

Toutefois, ce dispositif est mal connu et mérite d'être mieux explicité dans sa portée et ses conséquences avec, en outre, une clarification des termes utilisés. Cette clarification permettrait de trouver des points d'accord et d'échanges entre les « idéologues » de l'euthanasie et ceux des soins palliatifs.

Par cette clarification des données, un élément de consensus devrait apparaître, qui est que l'arrêt d'un maintien actif en vie lié à l'intervention de l'homme et à la technique, et qui prive le patient de sa mort naturelle, n'est pas un acte d'euthanasie active mais la mise en œuvre du principe, affirmé par la loi, de possibilité de refus des traitements et de l'acharnement thérapeutique.

Il faut en effet différencier clairement ce qui est un acte volontaire d'interrompre une vie – par administration d'un produit – de ce qui est l'arrêt d'une action de l'homme qui maintient une vie – ou l'abstention de cette action –.

Dans ce dernier cas, il me semble, personnellement, que l'acte signifiant a été celui qui a engendré le maintien en vie par refus de la mort, et l'arrêt de cette action de l'homme ne peut être mis sur le même plan que l'arrêt d'une vie « naturelle », c'est-à-dire dont l'état n'est pas aussi strictement dépendant de l'action médicale de l'homme.

Il faut aussi différencier clairement ce qui est prise de risque vital imposée par la nécessité de recherche de soulagement, de ce qui est une euthanasie active. Le développement de l'éthique clinique pourrait et devrait aider les acteurs à effectuer les discernements nécessaires.

Si le code de déontologie médicale affirme bien que le médecin doit respecter le refus du malade d'investigations ou de traitements proposés – article 36 –, qu'il n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort – article 38 –, la notion de « l'obstination déraisonnable » que le médecin doit éviter dans les investigations ou la thérapeutique mériterait peut-être d'être davantage précisée.

En effet, il est possible que la pratique d'un arrêt thérapeutique de maintien actif en vie ou celle d'une abstention thérapeutique fasse craindre à ces acteurs d'avoir provoqué délibérément la mort ou d'être coupables du défaut d'assistance à un malade ou un blessé en péril – article 9 – ou du délit plus général de non assistance à personne en danger ; ceci peut éventuellement inciter à des attitudes excessives de maintien actif en vie ou plus simplement empêcher que le droit à l'arrêt des traitements ne soit pas respecté, ce qui n'est sans doute pas exceptionnel.

Ainsi peut-il sembler nécessaire de retoucher le code de déontologie médicale pour le clarifier plus nettement, pour le relativiser précisément, en adéquation avec les principes désormais posés par la loi du 4 mars 2002 et leurs implications.

Dans la même logique, et ainsi que le propose aussi Mme Marie de Hennezel, il faudrait que, comme les acteurs directs, les juges chargés de l'application de la législation bénéficient d'une meilleure information, et donc d’une meilleure compréhension, quant aux situations d'arrêt de maintien en vie ou de décès consécutifs à une montée en puissance des techniques de soulagement.

L'éventuelle retouche du code de déontologie médicale pourrait aussi être l'occasion d'une révision, sous l'angle éthique, des conditions d'engagement de personnes dans un différé de la mort et un maintien en vie exclusivement lié à la technique, tributaire de l'intervention continue de l'homme, au delà des limites physiologiques vitales, alors même qu'il n'est pas rare que la personne ne soit pas ou ne puisse pas être associée à cette décision.

De tels actes doivent avoir leurs règles éthiques. Ceci est encore plus indispensable si le droit à l'arrêt des traitements, c'est à dire l'arrêt d'un maintien en vie technique est inégalement respecté, ce qui semble être le cas.

D'autre part, parallèlement à la levée des confusions concernant les concepts touchant la fin de vie, le préalable à toute éventuelle réflexion sur l'euthanasie devrait être le développement optimal de l'offre en soins palliatifs et accompagnement, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif, pour que les conditions de la réflexion soient basées sur les possibilités d'une vraie alternative.

La loi, le programme national de développement, – deuxième du nom – la volonté – espérons le – de poursuivre cette extension de l'offre au delà de ce programme, le développement du concept de « démarche palliative » à faire acquérir et partager par tous les soignants, en établissement de santé et en ville, les propositions exprimées par Madame Marie de Hennezel dans son rapport, oeuvrent dans ce sens. La recherche en soins palliatifs, tant dans leur versant sanitaire que dans leur versant social, est également nécessaire pour mieux atténuer les souffrances de tous ordres, de la personne et de ses proches.

Mon avis est qu'il y a encore tant à faire pour que l'offre en soins palliatifs et d’accompagnement soit plus adaptée aux besoins ! Dans les deux dimensions, quantitative surtout mais aussi qualitative, nous sommes encore loin d'un niveau acceptable. Il faut pouvoir nous en donner les moyens ; cela a un coût mais aucun argument économique ne devrait être mis en avant en faveur de l'euthanasie. Et quelque part, l'acceptation du recours possible à l'euthanasie éluderait cette difficulté de notre condition humaine à laquelle il nous faut faire face, anéantirait les raisons de chercher à améliorer nos capacités humaines de soulager ces situations de souffrance extrême et donc notre capacité de progrès en ce sens et pourrait être un frein à la progression de l'humanisme de notre société.

Une connaissance précise de ce que sont les soins palliatifs et l'accompagnement et une offre adaptée aux besoins sont très vraisemblablement de nature à rendre tout à fait exceptionnelles les demandes d'euthanasie de personnes malades en fin de vie et sont des préalables indispensables à un débat juste.

Ainsi, la demande de légalisation de l'euthanasie pourrait se trouver très nettement amoindrie dans son argumentation, au moins quant au nombre de personnes susceptibles de la souhaiter.

L'opinion publique, mieux informée sur la réalité juridique et médicale de la fin de vie, prendrait conscience de l'inutilité, voire de la « dangerosité » sociale de légiférer en la matière.

Un grand nombre de réponses aux questions contenues dans les demandes de légitimation de l'euthanasie se trouvent dans le corpus juridique actuel, dans le développement des soins palliatifs et dans celui de la réflexion éthique, notamment en clinique.

J’ai prévu, en troisième partie de mon intervention, de parler de mon approche personnelle à partir de ma pratique, qui a ceci de particulier qu'elle côtoie au quotidien la chronicité des pathologies et des situations de dépendance. J'ai conscience que ce n'est pas à mon modeste titre personnel que vous m'avez convoqué et je suis à votre disposition pour parler ou non de ce point, selon vos demandes.

M. le Président : Avant de passer à la troisième partie qui nous intéresse également, nous pourrions vous poser quelques questions sur les deux premières parties.

Vous avez beaucoup parlé de clarification, en particulier de celle du code de déontologie. Vous avez par ailleurs souligné le manque d’information du public, quant à la législation et aux possibilités offertes par les soins palliatifs. Ce manque d’information touche également le monde soignant qui ne sait pas exactement ce qu’il peut faire.

Vous avez dit qu'il faudrait clarifier le code de déontologie à la lumière de la loi de 2002. Vous dites par ailleurs qu’il ne faut pas toucher à la loi. Or, la loi apporte un éclairage nouveau à la déontologie. C’est sous l’influence de la loi que le code de déontologie a été modifié, notamment sur le point d’une meilleure prise en compte de la volonté du malade.

Quand vous dites : « Ne légiférez pas », voulez-vous dire qu’il ne faut pas dépénaliser ou légaliser l'euthanasie – ce qui n’est pas une des orientations de notre mission –, ou cela signifie-t-il qu’une modification du code de déontologie serait suffisante ? Or, nous savons et nous constatons tous les jours, que les juges ne connaissent pas le code de déontologie et que cette insuffisance d’informations leur crée parfois des difficultés.

On constate qu’il y a, en France, des cloisons très étanches. Les malades potentiels et la population en général ne connaissent pas la loi. Les médecins ont une pratique conforme à leur éthique mais qui n'est pas conforme à la législation, en particulier au code pénal ; de plus, ils ont du mal à expliciter leur éthique aux malades. Les juges n’ont pas connaissance des pratiques des médecins qui sont cependant conformes à l’éthique de la profession : ils ne consultent le plus souvent que le code pénal, en oubliant le code de la santé publique et le code de déontologie médicale.

Ne pensez vous pas que le travail du législateur pourrait être de coordonner ces trois codes, afin que se perpétuent les bonnes pratiques, en toute sérénité juridique, et que cessent les mauvaises ?

Mme Claude Greff : Je voudrais ajouter quelques mots aux propos de M. le Président. J’ai rencontré de nombreux juristes ainsi que des juges. Les uns et les autres m’ont tous dit regretter le clivage existant entre le code de déontologie et le code pénal. Cela leur pose des difficultés quand ils ont à juger de certains cas exceptionnels. La loi fait obligation d’appliquer aux auteurs de ces actes la procédure ordinaire. Ils sont, comme les criminels, soumis à certaines procédures – tests psychologiques, auditions – qui peuvent revêtir un caractère dramatique. Je pense qu’il faudrait au contraire les ménager, afin de leur éviter un traumatisme supplémentaire. Les juges sont obligés de travailler de la sorte, alors que la prise en compte de la déontologie médicale les amènerait à avoir une forme de compréhension et à ménager la personne incriminée.

M. le Président : Il y aurait un décalage entre la procédure et l’objectif poursuivi.

Mme Claude Greff : Les juges ressentent le besoin de modifier la loi. Ils ne demandent pas que l’on légifère sur le principe de l'euthanasie, mais qu’on légifère pour éviter d’avoir à appliquer aux auteurs d’actes effectués dans des situations exceptionnelles, la même procédure que celle appliquée aux grands criminels.

M. Michel Vaxès : Je voudrais au préalable m'excuser du caractère peut-être caricatural de mes interrogations, mais c'est quelquefois plus facile pour se faire comprendre. L’important est le contenu des réponses que vous allez apporter à mes questions.

Vous dites que les actes d’arrêt de maintien actif en vie ne sont pas des actes d’euthanasie. Pourtant, ils anticipent le moment de la mort, même si cela est fait par compassion.

Le juge a pour référence l'ensemble des textes législatifs. Il ne sera pas guidé prioritairement par son bon sens, mais avant tout par les textes en vigueur. Et, aujourd'hui, ceux-ci prévoient que tel ou tel type d'interruption de maintien en vie doit être sanctionné par la loi. Or, la motivation humaine du médecin doit être non seulement comprise mais approuvée.

Comment se sortir de cette difficulté dans la mesure où l’on dit qu’il ne faut pas légiférer ?

Par ailleurs, vous insistez – et je le comprends – sur la nécessité d'apporter par les soins palliatifs et l'accompagnement, les réponses aux demandes de fin de vie anticipées, je n’ose plus employer le mot « euthanasie ». Or, dans le même temps, vous constatez aujourd'hui l'insuffisance de moyens, de formation, d'information. Le législateur est donc contraint d'analyser concrètement les situations, à un moment donné.

Ainsi, imaginons que je me trouve dans une situation de détresse majeure où il ne me reste que trois semaines à vivre, dans d'extrêmes souffrances. Je ne souhaite pas subir cette détresse physique et morale, trois semaines de plus.

M. le Président : Dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de possibilité de réponse en termes de soins palliatifs et d’accompagnement ?

M. Michel Vaxès : Oui. Ma famille ne serait plus là ou connaîtrait des difficultés importantes. Que faire si je demande à être dispensé, après une vie de plusieurs dizaines d’années, de vivre ces jours supplémentaires douloureux ? Cela ne me poserait pas de problème majeur, au contraire, cela me soulagerait.

Aujourd'hui, les médecins n’ont pas de solutions à apporter à ce type de demandes, sauf à tomber sous le coup de la législation pénale. Sans doute, les médecins ne seront-ils pas sanctionnés, surtout si l’affaire est médiatisée. D’ailleurs, dans l’affaire Humbert, qui fait grand bruit, je ne serais pas étonné que tout le monde soit acquitté.

M. le Président : Cela ne fait pas beaucoup de doute.

M. Michel Vaxès : Cette affaire fera vraisemblablement jurisprudence. Mais ne serait-il pas plus simple de modifier les textes pour éviter ce type de situation ?

M. Patrick Delnatte : Vous avez évoqué l’absence d’acte thérapeutique. Comment situez-vous, dans cette réflexion, l’acte thérapeutique accompli pour soulager la douleur mais dont on sait pertinemment qu'il abrège la fin de vie ?

J'ai été frappé par les résultats de l'enquête faite auprès de la population générale. Celle-ci désire que la fin de vie ait lieu à domicile. Or, celle-ci se passe, la plupart du temps, en milieu hospitalier. Sachant que la population n’a pas une bonne connaissance de ce que sont les soins palliatifs, quelle orientation politique devrait être développée, s’agissant du choix entre le domicile et l’hôpital ?

Mme Claude Greff : J’ajouterais que le choix doit également porter sur la question suivante : le patient doit-il vivre sa fin de vie dans une unité de soins palliatifs ou doit-il recevoir ces soins palliatifs dans le service où il est soigné ?

Docteur Bruno Pollez : J'apporterai une réponse très rapide à votre question, Monsieur le Président, sur la mise en concordance des différents codes : évidemment celle-ci s'impose afin de clarifier les situations.

Je répondrai de façon groupée aux autres questions.

J'ai été choqué de l'emploi du terme de « criminel » pour des soignants qui, en fait, ne feraient que refuser de différer la mort naturelle. Il est bien établi, sachant que je ne suis pas juriste, qu'il est légal d'arrêter un traitement ou de ne pas en mettre un en œuvre, quand c'est la demande de la personne. Il ne s'agit donc pas d'un acte d'euthanasie.

Lors de la mise en route d'un traitement de maintien actif en vie, l'acte signifiant qu'il faut considérer, lorsque ce traitement est arrêté, n'est pas l'arrêt du traitement, mais la mise en place de ce traitement par lequel l'homme n'a fait que différer la mort. La mort naturelle allait intervenir et la technique a permis de suppléer des fonctions vitales et de prolonger la vie. Mais c'est d'avoir prolongé la vie par des techniques de suppléance des fonctions vitales qui est l'acte à considérer et pas celui consistant à arrêter ces méthodes de suppléance de fonctions vitales, à la demande de la personne. Je le répète : ce n'est pas de l'euthanasie. Ce qui est signifiant, c'est d'être allé au-delà de la mort, d'avoir voulu la différer, de l'avoir refusée. Il ne me semble pas du tout qu'il s'agisse d'une action criminelle que d'interrompre un traitement de maintien actif en vie. Suis-je assez clair ?

M. le Président : Nous sommes tous d'accord, sauf que dans la pratique judiciaire, cette clarté n'apparaît pas de façon aussi évidente aux juges.

Docteur Bruno Pollez : Je ne comprends pas pourquoi, parce qu'encore une fois, la loi dit que toute personne a le droit de refuser un traitement et l'acharnement thérapeutique.

Mme Claude Greff : Nous sommes tout à fait d'accord mais le juge est obligé de considérer que celui qui a provoqué, en quelque sorte, l'arrêt de la vie doit être jugé comme un criminel.

M. le Président : Le juge a l'opportunité de ne pas poursuivre.

Mme Claude Greff : Certaines procédures sont cependant obligatoires.

M. le Président : Il peut faire une enquête et ne pas mettre en examen.

Mme Claude Greff : Je vous rapporte ce que les juges m'ont indiqué. Même si je considère ce que vous dites comme juste, les juges m’ont dit qu’ils sont confrontés à cette difficulté juridique et qu’ils auraient besoin d'une clarification.

Docteur Bruno Pollez : C'est une mauvaise connaissance ou interprétation de la loi, à mon sens.

Prenons un exemple précis : une personne est maintenue en vie par des systèmes de suppléance de fonctions vitales comme la ventilation ou l'alimentation. Un processus de prolongation de la vie et de différé de la mort est donc intervenu. Un médecin, à la demande du patient, arrête la ventilation. Cela ne me semble, en aucune façon, répréhensible aux yeux de la loi. Par contre, si le médecin décide d'injecter un produit, c'est-à-dire d’effectuer un acte intentionnel déclenchant la mort et qui donc ne laisse pas la mort naturelle se réaliser (avec soulagement des souffrances), là effectivement, c’est différent.

Mme Claude Greff : C'est le cas Humbert …

M. le Président : Dans ce cas, il y a deux actes : on a arrêté la machine mais on également injecté un produit.

Docteur Bruno Pollez : Je n’évoquais pas ce cas là. On pourra, si vous le voulez, en parler dans le cadre de la chronicité des pathologies et de leurs implications. Le fait d'injecter un produit pour donner intentionnellement la mort est la définition de l'euthanasie active et, dans l'état actuel du droit, c'est interdit.

En revanche, le fait d'arrêter une action humaine et technique qui a différé la mort et qui a maintenu activement la vie d'une façon technique, je dirais presque artificielle, c'est laisser la mort naturelle reprendre ses droits.

Mme Claude Greff : Nous sommes tout à fait d'accord.

Docteur Bruno Pollez : Ce sont deux situations tout à fait différentes. Pour moi, les choses sont tout à fait claires et le juge ne peut pas se tromper. S'il existe une volonté intentionnelle avec un acte entraînant la mort, il s’agit d’une euthanasie active. S'il y a arrêt du traitement à la demande du patient pour laisser la mort naturelle reprendre ses droits, si je puis dire, ce n'est pas de l'euthanasie. Il ne me semble donc pas qu'il puisse y avoir de confusion possible pour les juges. L'arrêt de traitement, du maintien en vie n'a pas de raison d'être sanctionné par la loi.

Pour reprendre votre observation, M. Vaxès, vous disiez qu'il faudrait légiférer sous prétexte que l'offre en soins palliatifs est insuffisante. Je comprends ce que vous voulez dire et je respecte vos propos mais je ne peux pas être d'accord. Il ne faut pas légiférer à partir d'une carence ou d'une insuffisance de notre société, mais il convient au préalable de corriger ces carences et ces insuffisances. Ce n'est pas très compliqué de mettre en place des unités, des lits identifiés, une démarche palliative et d'accompagnement partout dans le monde professionnel, y compris à domicile. Ce n'est pas parce que le développement ne permet pas actuellement l'accès véritable promis par la loi de toute personne qui en a besoin aux soins palliatifs et à l'accompagnement qu'il faut légiférer sur l'euthanasie.

M. Michel Vaxès : Cela signifie qu'il ne faut pas être gravement malade dans l'immédiat. Il faut attendre un peu.

Docteur Bruno Pollez : Je ne peux pas être aussi caricatural car on peut quand même avoir accès au moins à un conseil. On a toujours son médecin, ses soignants. S'ils ne sont pas tous formés ou sensibilisés aux soins palliatifs et à l'accompagnement, ils peuvent tous demander un conseil et soulager la souffrance physique, mais aussi accompagner et rechercher le soulagement de toutes les autres composantes de cette souffrance globale, et ceci même s'ils ne sont pas des professionnels de soins palliatifs. Ils peuvent tous décider de s'engager dans une démarche d'accompagnement quitte, pour l'instant, à prendre conseil auprès d’un autre soignant ou d’une structure de soins palliatifs.

Pour que les soignants libéraux puissent s’engager dans une pratique de soins palliatifs et d'accompagnement réel à domicile, il faudrait que cet engagement soit reconnu, car en plus d'une compétence spécifique, cela demande un don de soi et une disponibilité particulière.

La loi avait prévu des conditions spécifiques de rémunération. Le décret concernant les médecins est sorti, les choses se mettent progressivement en place. Cependant, les soins palliatifs ne reposent pas uniquement sur les médecins ou les soignants mais sur toute une équipe. Le décret a notamment prévu de développer les équipes à domicile avec des médecins et des infirmiers. Il conviendrait que tous bénéficient d’une reconnaissance de ces conditions particulières d'engagement. Cette reconnaissance est en cours pour le médecin mais pour les infirmiers, cela tarde.

Même s'il y a encore beaucoup à faire, ce n'est pas une raison pour dire : « On va légiférer sur l’euthanasie car notre société ne présente pas une offre de soins suffisamment développée ».

M. Vaxès, je respecte vos propos, mais il me semble que vous rejetez le problème du « comment mourir » sur les professionnels soignants et médecins. Vous vous imaginez dans une situation de fin de vie, atteint d'une maladie incurable. Comme votre demande de soins palliatifs reste sans réponse, vous demandez à être dispensé de cette phase de fin de vie. Cela signifie que vous considérez que la réponse à la difficulté inhérente à notre condition humaine qui est d'affronter la fin de vie et la mort, ne peut venir que des médecins. Or, nous ne sommes pas dans une logique d'offre et de demande : le monde soignant n'est pas le seul à pouvoir proposer une réponse, des soulagements et un accompagnement. Bien sûr, il existe des réponses techniques par rapport à la souffrance mais d'une manière générale, nous aurons tous à affronter, hormis ceux qui décèdent accidentellement, une période de fin de vie, un « mourir »; toute la question est de savoir si nous acceptons de l'affronter parce que cela fait partie de notre condition humaine ou si nous désirons nous en priver. La question n’est pas de constater : « Il n'y a pas de médecin pour m'aider à l'affronter. »

M. Michel Vaxès : Je vous avais promis d'être caricatural. Je l'ai été et ne m'en voulez pas. Je continuerai de l'être.

J'entends bien vos propos et je les partage en termes d'orientations. Cependant, il existe des situations très concrètes. Les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant la mort. Il est très différent de mourir d'une crise cardiaque ou de mourir tétraplégique, après deux ans d'assistance à la vie. Cela, pour des raisons humaines – les mêmes que celles motivant vos analyses – doit être pris en considération. Il est douloureux d'être pendant de longs mois, et parfois de longues années, sans aucune possibilité de communication. S’agit-il encore de vie humaine, ou doit-on parler d’une vie purement biologique ?

Dans de telles situations, ne faut-il pas entendre la demande du malade ? Sans trahir la pensée des membres de notre mission, il me semble qu’une idée fait son chemin, celle de pouvoir prendre une décision collégiale dans des cas exceptionnels. Ce collège pourrait être constitué du malade, si possible de la famille, du personnel soignant, d’autres soignants référents … Jusqu’où, selon vous, pourrait-on pousser cette réflexion, sans en faire un principe qui risquerait d’entraîner des pratiques déviantes ? Pourrait-on imaginer, comme le préconise le Comité consultatif national d’éthique, de mettre en œuvre, pour des cas exceptionnels, une exception d’euthanasie ?

Docteur Bruno Pollez : S’agissant de Vincent Humbert, il y a une confusion entre la chronicité et la fin de vie.

Comme je l'exposerai dans la troisième partie, si vous souhaitez que je la développe, Vincent Humbert n'était pas en fin de vie. Il était dans une situation de vie assistée chronique. Or, si, comme c'était le cas, il ne pouvait supporter son état de vie du fait d'une souffrance insupportable, il avait la liberté de demander que cet état chronique entretenu ne soit plus entretenu.

Les personnes qui sont dans une situation de totale dépendance vivent grâce à l'intervention des tiers, en particulier pour des suppléances de fonctions vitales. Ce n'est pas toujours la caricaturale ventilation assistée. Le simple fait d'entretenir la vie d'une personne dépendante, qui ne veut pas continuer à vivre et qui est donc contrainte de le faire parce que l'on entretient sa vie, est inacceptable. Contraindre par la suppléance technique une personne à vivre alors qu'elle veut interrompre sa vie et qu'elle n'a pas la liberté de le faire est inadmissible.

La réponse peut être dans l’arrêt des actions de maintien en vie ; cela me semblerait conforme à l’éthique. Ce qui ne serait pas éthique serait de contraindre, contre sa volonté, une personne à poursuivre sa vie en continuant à entretenir un état de vie d’une manière artificielle.

M. le Président : Parlez-nous de cela, car nous n'échapperons pas au problème de la grande dépendance dans le cadre de notre mission. En France, chacun a la liberté de se suicider : le suicide n’est pas puni dans le cadre du code pénal. Mais cette liberté n’existe pas pour ceux qui ne peuvent pas se donner la mort.

Dans ces cas là, ces hommes et ces femmes ont-ils le droit de demander lucidement la fin de l'alimentation parentérale, la fin de la perfusion, en demandant uniquement que l'on prenne soin d'eux mais que l’on ne continue pas à les faire vivre de manière technique, pour ne pas dire artificielle ?

Docteur Bruno Pollez : Vous venez de dire l'essentiel de mon message. Je vais aborder maintenant ma troisième partie.

Je vais m’exprimer à titre personnel, médecin engagé dans une pratique particulière de réadaptation palliative et d'accompagnement de personnes et familles confrontées pour certaines d'entre elles à des situations chroniques de très grand handicap et de très grande dépendance ou à des maladies évolutives et inexorables, très lourdement invalidantes et mortelles, et posant des questionnements quant à la mise en œuvre de techniques de survie par suppléance de fonctions vitales.

C'est donc à votre demande que je vous parle et je vous remercie pour votre attention. Je ne me le serais pas permis d'emblée puisque ce n'est pas à ce titre que vous avez voulu m'auditionner.

Mon expérience particulière me fait aborder une considération spécifique, celle de ce nouveau défi ouvert à notre société, la chronicité, domaine auquel appartient l'une des récentes « affaires » qui a sans doute contribué à la mise en place de cette mission d'information.

Le premier point portera sur les spécificités de la chronicité qui n'est pas une situation de fin de vie.

L'efficience de toute la chaîne hospitalière et de soins dont notre société s'est peu à peu montrée capable permet, de nos jours, des survies de personnes de tous âges, notamment de personnes jeunes, à l'espérance de vie longue, qui autrefois seraient décédées, mais dont la survie est marquée par un état séquellaire caractérisé par des incapacités et une dépendance majeures. Vincent Humbert illustrait cet état de vie. Je peux en citer beaucoup d'autres : des personnes de tous âges, en état végétatif chronique, en état pauci-relationnel – avec une minime capacité relationnelle –, en situation de très grand handicap du fait d'un grave traumatisme cranio-cérébral ou d'un accident vasculaire cérébral, d'une anoxie cérébrale, tétraplégiques sous assistance respiratoire, des personnes présentant un « locked-in syndrome » comme l’auteur du livre « Le scaphandre et le papillon », atteintes d'une maladie neurologique invalidante très évoluée et ayant dépassé le stade vital. Nombre d'entre toutes ces personnes en effet continuent leur vie en dépendance non seulement fonctionnelle, mais aussi vitale puisque sous l'assistance de moyens de suppléance des fonctions vitales, mises en place par choix ou par circonstances de soins et d'interventions, certaines n'ayant ainsi pas choisi d'être engagées dans cet état de vie.

Leur état, chronique, est stable, voire évolutif de façon lentement défavorable pour les maladies neurologiques qui continuent d'évoluer, leurs capacités intrinsèques ne peuvent s’améliorer et leurs dépendances sont définitives.

Il peut exister ou apparaître une souffrance existentielle, comme celle qu'exprimait Vincent Humbert. J'ai dit : « Il peut » car nous avons tous tendance à nous projeter. Or, je crois que c'est impossible et qu’il ne faut pas se projeter. Dans les conditions fonctionnelles et sanitaires qui sont les nôtres quand nous sommes valides, nous nous projetons en nous disant : « Moi, je ne pourrais pas. »

M. le Président : Ces situations se conçoivent mais ne s’imaginent pas.

Docteur Bruno Pollez : Il faut le vivre concrètement et nos réactions seraient peut-être tout à fait différentes de celles que l’on aurait pu imaginer.

Une souffrance existentielle peut apparaître, mais ce n'est heureusement le plus souvent pas le cas, je vais y revenir.

Ces personnes sont pour certaines d'entre elles au domicile, par choix ou par défaut d'alternative. En effet, notre société qui produit ces états de vie n'a pas encore les réponses structurelles et institutionnelles suffisantes, même si des progrès réels et des perspectives sont en cours, au sein de la Direction Générale de l'Action Sociale notamment. La société a, de fait, encore par trop tendance à se décharger sur les proches.

A domicile, que ces personnes y soient par choix ou par défaut d'alternative, leurs proches sont asservis à la charge de ces personnes, induite par la dépendance fonctionnelle et sanitaire, parfois véritablement permanente 24 h sur 24 et 365 jours sur 365, de ces personnes. Ces proches le font souvent dans un amour magnifique et dans le bonheur d'être avec la personne soignée, d'être encore ensemble.

Néanmoins, la charge est très lourde et il peut exister une grave souffrance familiale – épuisement de l'aidant –, systémique – éclatement du foyer – et sociale
– isolement –.

Enfin, toutes ces personnes n'ont pas toujours un proche encore présent et capable d'assumer cette charge de professionnel soignant permanent, jour et nuit. En l'absence de lieux de vie en nombre suffisant, certaines personnes restent à l'hôpital.

Au total, il faut avoir conscience que la chronicité est une situation totalement différente de ce qu'est une phase temporaire et évolutive de fin de vie, qu'elle doit être étudiée pour elle-même, dans sa spécificité, car elle soulève des questions et des besoins autres  en réponses palliatives de tous registres – sanitaires, techniques, institutionnels et sociaux –, et en accompagnement. Or souvent, on parle des questionnements relatifs à la fin de vie sans identifier le caractère spécifique de la chronicité. Ainsi Vincent Humbert n'était pas en fin de vie. La première démarche serait d'identifier cette spécificité et de mettre en place les réponses aux questions qui lui sont propres, appartenant aux différents registres cités et de s’abstenir de soulever soi-même, à son sujet, des questionnements qui n’ont aucune raison d’être, par projection personnelle.

Je voudrais souligner, en second lieu, que malgré les difficultés personnelles et familiales et les insuffisances de réponses actuelles, la plupart des personnes chroniques en situation de très grand handicap et de survie médicalisée ne demandent pas l'arrêt de leur vie.

Il est important de prendre conscience que, parmi celles de ces personnes dans ces situations chroniques dont l'avis peut être recueilli, malgré toutes les difficultés et les insuffisances de moyens, la très grande majorité d'entre elles apprécient de continuer à vivre et ne demandent pas à mourir. Ne nous laissons donc pas enfermer à leur égard, suite à la demande tout à fait respectable de Vincent Humbert, dans le débat sur l'euthanasie, ici totalement déplacé et humainement inacceptable s’il n’est pas soulevé par la personne elle-même.

La problématique de la chronicité et de la chronicité suppléée
– c'est-à-dire du maintien actif en vie – n'est pas bien sûr celle de l'euthanasie. Il s’agit là de permettre une vie qui soit la meilleure possible à des personnes qui veulent vivre et à leurs proches.

Mon troisième point sera le suivant : si – ce qui est rare – la demande d'arrêt de vie est exprimée, la première réponse est constituée par des mesures palliatives et un accompagnement spécifique et équipé, de façon à s’efforcer de soulager la souffrance exprimée par cette demande et promouvoir l’investissement dans la vie. Le concept du « palliatif chronique » est à instruire. En effet, les soins palliatifs ont surtout été tournés vers l'accompagnement des fins de vie et ils ne sont pas adaptés aux situations chroniques.

Quand cette demande est exprimée, quelle réponse y apporter ?

La souffrance qu’exprime une telle demande de la part de personnes dans ce type de situation est essentiellement de nature existentielle, d'une part, familiale et sociale, d'autre part. La réponse sera – et c’est un formidable challenge – de s'efforcer de contribuer à ce que ces personnes retrouvent un « projet de vie », un goût de vivre, un sens à leur vie, et à ce que leurs proches aient des conditions de vie acceptables.

Quelle que soit la difficulté, les plus aptes à aborder cette mission sont indiscutablement les acteurs de l'accompagnement et des soins palliatifs, dont ce sont les objectifs premiers. Toutefois, la palette des réponses palliatives qui devraient exister et dont doivent disposer ces acteurs est ici encore plus multidimensionnelle : recours médicaux, chirurgicaux, réadaptatifs – médecine physique, kinésithérapie, ergothérapie –, psychologiques, techniques – aides techniques pour personnes handicapées, aménagements du lieu de vie –, sociaux – aides humaines et familiales –, structurels - soins au quotidien, services à domicile –, institutionnels – lieux de vie ou séjours de répit –, juridiques – statut du conjoint d'une personne en état végétatif chronique –, le tout dans un contexte de société attentive, présente et solidaire. Ces situations de chronicité sont générées par les performances techniques de la société. Il faut donc que la société assiste ces personnes et qu'elle assume ce problème complètement et qu'elle ne s'en détourne pas.

Au passage, quel défi sur le plan humain que celui de cet accompagnement non limité dans la durée, alors que, jusqu'à présent, les accompagnements ont prioritairement été tournés vers les personnes en fin de vie ! C’est en effet pour l’instant très majoritairement dans le cadre de cinétiques évolutives et circonscrites que les soins palliatifs et l’accompagnement se sont exprimés, laissant de côté la réflexion sur la chronicité alors que c’est un champ qu’ils devraient également investir.

Je ne dis pas que c'est plus facile quand c’est temporaire. Lorsque l'on est engagé dans un accompagnement d'une situation chronique palliative, c'est un défi, mais nous avons les moyens de le relever.

M. le Président : D'autant que la vie de la personne handicapée chronique peut dépasser celle de l'accompagnant, ce qui crée des perspectives douloureuses pour les parents qui se demandent ce qui se passera lorsqu'ils ne seront plus là.

Docteur Bruno Pollez : Vous n'imaginez pas à quel point vous dites vrai. Dans le contexte actuel, quand une personne placée dans une telle situation de chronicité et de dépendance totale est à la charge de ses proches, ce qui n'est pas rare, dans la mesure où parfois il n'existe pas d'alternative, nous constatons un épuisement de l’entourage. Je connais des conjoints de personnes ayant une sclérose latérale amyotrophique évoluée, tétraplégiques et ventilées, qui décèdent avant la personne malade, d'épuisement. Vous avez raison, monsieur le Président, de le faire constater. Une charge importante repose sur les proches et la société doit le prendre en compte. C’est également mieux pris en considération mais sur le terrain, la réalité fait apparaître encore une charge lourde pour l’entourage.

En quatrième lieu, si la demande persiste au-delà de tous les efforts, peut-on envisager de respecter la liberté de la personne et d’envisager l’arrêt des actions de maintien actif en vie ?

Pour moi, la grande question est : quel est le champ de la notion d'arrêt de traitement ?

Pour le cas d'une demande qui persiste, ce qui est, je le répète, exceptionnel, voici mes réflexions générales.

Imaginons une personne inguérissable, quelle que soit sa situation – pas seulement un état chronique mais aussi une phase temporaire de fin de vie –, qui exprime le souhait que soit mis un terme à sa vie, parce qu'elle ne peut plus la supporter, du fait d'une souffrance physique, psychologique, socio-familiale, systémique et/ou finalement existentielle perçue comme insupportable et désespérée, du fait d'un statut de vie jugé par elle comme indigne et équivalant pour elle à une déchéance. Imaginons que tout ait été proposé, réalisé, mis en place en matière de soins palliatifs et d'accompagnement – à travers une écoute attentive, une prise en compte de la demande, l’analyse de la souffrance de ce que cette demande révèle, un dialogue prolongé, la recherche active, persévérante, imaginative de moyens pour s'efforcer de diminuer chacune des composantes de cette souffrance globale –, la question est alors de savoir si l’on est dans une situation de maintien actif en vie, assimilable à un acharnement thérapeutique.

En dehors du cas de figure de la chronicité, dans les situations habituelles de phase évolutive de fin de vie, il ne s’agit pas d’un maintien actif médical en vie.

Comme dans votre exemple, M. Vaxès, vous saviez que vous étiez dans une phase de fin de vie et vous vouliez vous dispenser de la phase ultime de la vie. Dans ces situations, il n'y a pas d'acharnement thérapeutique. Cette demande relève en fait d’un refus personnel de poursuivre son chemin, d’une volonté d’anticiper son propre décès par une demande d’euthanasie active et finalement du « droit » au suicide d'une personne dans l'incapacité de réaliser seule cette action, pour quelque raison que ce soit.

Pour reprendre votre exemple, Monsieur, si vous ne voulez pas vivre la fin de vie que vous imaginez avoir à vivre, vous souhaiteriez pouvoir décider d'y mettre fin vous-même.

M. Michel Vaxès : Si j'en ai la possibilité.

Docteur Bruno Pollez : Bien sûr. Mais accepter ce droit au suicide en permettant le suicide assisté ne pourrait que déboucher sur une acceptation de l'euthanasie et, pour moi, on ne peut pas l’accepter. Ce n’est pas le rôle du médecin. Celui-ci est cependant interpellé par cette souffrance et est tenu de s’efforcer de la soulager, sans que l’on puisse exiger de lui qu’il y parvienne. Dans ces cas extrêmes, une réponse possible peut être la sédation mais je suis peu en mesure d’en parler, n’ayant pas une pratique clinique en unité de soins palliatifs. C’est peut-être, en effet, avec l’accord de la personne, la réponse extrême nécessitée par une souffrance irréductible, que la personne juge insupportable.

M. le Président : En sachant que le risque de la sédation est de raccourcir la vie.

Mme Claude Greff : Nous en avons tous conscience.

Docteur Bruno Pollez : Je m'excuse de le dire car cela peut paraître hypocrite, vous êtes dans une souffrance existentielle que vous jugez insupportable et vous êtes le seul à pouvoir le ressentir. Les soignants qui sont là pour que vous alliez le mieux possible, écoutent votre souffrance insupportable et leur réponse est la sédation ; ils apportent cette réponse pour vous soulager, en sachant qu'il peut exister un risque que votre vie soit éventuellement raccourcie. Le risque est pris mais, à ce moment-là, vous êtes d'accord. Les soignants disent : « Votre souffrance est intolérable, nous ne pouvons que respecter ce que vous nous dites. Personne d’autre ne peut en juger. Notre réponse est de vous proposer la sédation, tout en sachant que cela peut raccourcir votre durée de vie. »

Si cette personne l’accepte, nous sommes dans un « contrat » où l'objectif premier est de soulager et certainement pas de raccourcir la vie. Nous ne sommes donc pas dans un acte d'euthanasie.

M. le Président : Nous sommes sur la même ligne que vous mais, en pratique, si vous êtes le médecin de M. Untel et que vous lui proposez la sédation dans une perspective d’un mois à vivre et qu'au terme de la quatrième semaine, le patient est toujours en vie, ne pensez-vous pas que l'entourage demandera : que faire ? Réveiller le malade, prolonger le sommeil ? On s’attend à ce que la sédation raccourcisse la vie, mais que fait-on si tel n'est pas le cas ? Vous savez que l’entourage ne supporte pas les états intermédiaires.

Par ailleurs, vous avez évoqué le problème de la chronicité : il est effectivement différent de celui de la fin de vie. Dans les situations de fin de vie, la sédation est acceptable. Mais que faire dans les situations de chronicité ? Quelle est la ligne de partage entre l’arrêt des soins et le « laisser mourir », quand on ôte la perfusion, quand on n’alimente plus la gastrostomie, quand on arrête les médicaments ? La sédation est-elle possible dans ces cas ? Pendant combien de temps ?

Docteur Bruno Pollez : N'étant pas praticien de soins palliatifs dans des situations habituelles de fin de vie, je ne suis certainement pas le plus qualifié pour répondre à la question sur la sédation.

Ceci dit, si effectivement la personne, dans une souffrance intolérable, a demandé à être soulagée et si la réponse proposée a été la sédation et que la vie se prolonge, cette situation est certainement difficile à vivre pour la famille, mais c'est la vie naturelle du patient qui se poursuit. On peut peut-être ramener la personne à la conscience afin de rétablir une relation, prendre connaissance de son état de souffrance, écouter sa demande. Mais si ces quatre semaines s’éternisent, – la sédation n’accélérant pas forcément la fin et d’ailleurs tel n’est pas son objet –, c’est que la vie du patient devait se poursuivre.

Il faut, dans ces cas, dire à la famille, que la personne est soulagée d’une souffrance intolérable et que si elle était encore consciente, la situation serait encore pire, et pour le malade et pour la famille.

M. le Président : Ce type de situations est gérable, mais qu’en est-il de la chronicité ?

Docteur Bruno Pollez : J'y reviens.

En me replaçant dans le contexte de la chronicité, tout ayant été fait et proposé pour que l'état de vie soit possible et que la vie ait un sens, si la demande de mourir persiste ou apparaît du fait d'une souffrance existentielle insupportable que rien ne parvient à amoindrir, la sédation n'est pas ici bien sûr une réponse pertinente.

Elle n'aurait aucun sens, s'agissant d'une personne activement maintenue en vie par des moyens médicaux interventionnistes. Il n'y aurait aucun sens d'entretenir un état de vie d'une personne dans une souffrance telle qu'elle demande la sédation.

C'est ici que se pose la question du champ du concept de « l'arrêt de traitement », du non-acharnement thérapeutique, du non-acharnement à faire vivre une personne contre sa volonté, du respect de ses choix imposé par la loi. Dans ces situations chroniques où il y a demande à ne plus vivre et incapacité à se suicider, la poursuite de la vie aussi dépend de l’action de tiers.

La loi reconnaît le droit de toute personne de refuser traitement ou investigation dans les situations habituelles. On devrait étudier, sous l'angle éthique, la possibilité que soit entendu et respecté le droit d'une personne à ce que sa vie, ressentie de façon aussi insupportable, ne soit pas activement entretenue.

Cela signifie que l'homme – comme vous l'avez très bien dit, Monsieur le Président –, sans s'abstenir de soigner et de soulager, s'abstienne de toute action visant le maintien en vie de cette personne, car ce serait alors une contrainte bafouant son droit à s'exprimer et méprisant sa souffrance, vécue comme insupportable, presque une action de torture consciente, une prolongation de supplice, une action contraire à l’humanité.

Quelque attitude que l'on prenne -maintien actif en vie ou abstention de ce maintien- elles relèvent toutes deux d'un positionnement délibéré et engagé : il n'y en a pas de neutre s'imposant spontanément, l'une plutôt que l'autre. Or, il faut en adopter une. Il n'y a pas de raison de se positionner forcément pour le maintien actif en vie, a fortiori lorsque c'est une contrainte imposée à une personne qui n'en veut pas.

A-t-on le droit de prendre l'attitude que ne veut pas le patient, de le contraindre ? Tout en refusant l'assistance au suicide et l'euthanasie active, ne devrait-on pas respecter le principe de ne pas contraindre, par son action, un tiers à vivre quand sa souffrance est irréductible et inexorable ?

J'en viens alors à une question qui de prime abord peut choquer : avant même de considérer la responsabilité des éventuelles mesures de suppléance des fonctions vitales symboliques et caricaturales, comme la ventilation, par exemple ou de thérapeutiques actives permettant de différer la mort, comme en a justement traité la Société de réanimation de langue française dans ses recommandations sur « Les limitations et arrêts de thérapeutique active en réanimation adulte », la première suppléance de fonction vitale chez ces personnes n'est-elle pas l'alimentation, ici supplétive et contrainte, souvent administrée par une sonde de gastrotomie ou de jejunostomie ?

Cette suppléance de fonction vitale est souvent mise en place et maintenue, sans que ne soit bien pesé le caractère éthique de cette décision. Une approche éthique de cette question me semble hautement souhaitable. Comme une personne qui ne peut plus respirer par ses propres moyens a le droit légal de refuser la ventilation mécanisée supplétive et que sa demande doit être respectée – l'arrêt demandé d'une ventilation en place, bien que ce soit légal, n'étant toutefois pas encore réalité constante dans les pratiques, par persistance d'une peur des acteurs d'être sanctionné – je pense qu’une personne qui ne peut plus déglutir seule devrait avoir le droit de refuser d'être alimentée,
– ou de refuser de continuer à l'être – et que ce droit devrait être respecté, dans les mêmes conditions de processus décisionnel que celles que préconise la Société de réanimation de langue française (SRLF) pour les arrêts ou limitations de traitement.

Il ne s'agirait pas d'un abandon. J'irai presque jusqu'à dire qu'il s'agirait d'une écoute. L'alimentation artificielle est à considérer comme un traitement, puisque c’est un élément de maintien en vie, traitement dont on devrait savoir respecter la demande d’arrêt, tout en poursuivant attentivement le soin.

Les soins palliatifs alors assurés, visant l'adoucissement des symptômes, le soulagement, la prévention des complications, le souci de confort et d'apaisement et l'accompagnement, ne se départiraient pas, dans cette situation, de leur philosophie de la plus grande attention et du plus grand respect portés à l'humain, à la liberté et à la dignité de la personne.

Là encore, pour ce faire, nous sommes dépendants de notre capacité d'accueil en soins palliatifs et aussi de la diffusion, chez tous les soignants, de l'esprit de la démarche palliative ainsi que de leur possibilité de la mettre en œuvre.

Pour répondre à une des questions posées tout à l'heure, on ne doit pas penser que c’est uniquement en unités de soins palliatifs que l’on peut bénéficier de soins palliatifs et d'accompagnement. La démarche palliative est une démarche soignante qui doit être généralisée et diffusée.

Le défi de l'accompagnement de la chronicité est immense d’autant plus s’il s'agit d'une chronicité imposée, contrainte, forcée. Il est plus gérable si c'est une chronicité choisie, souhaitée, acceptée, ce qui est heureusement, de loin, le cas le plus fréquent, malgré toutes les difficultés.

Je voudrais, en cinquième et avant dernier point, insister sur la nécessité de prendre des précautions éthiques en amont, au moment de l'engagement dans la suppléance de fonctions vitales.

En amont est nécessaire un travail de relecture éthique et de révision organisationnelle des conditions de prise de la décision de survie par la mise en place de moyens de suppléance vitale, en particulier dans le cadre des maladies évolutives qui vont atteindre un stade vital, situations dans lesquelles il peut être imaginable d'anticiper ces réflexions, sans pour autant demander un « testament de vie. »

Un bon exemple à cet égard est constitué par les conditions dans lesquelles est mise en route une ventilation assistée par voie invasive – trachéotomie – chez un patient souffrant de sclérose latérale amyotrophique. Dans cette maladie, la paralysie gagne tout le corps et la fonction respiratoire : la parole, la déglutition, dans des ordres divers selon le profil évolutif propre au malade. A un moment, la question se pose
– puisque la fonction vitale respiratoire est atteinte et que la personne va vraisemblablement ne plus continuer à vivre puisqu'elle ne peut plus assurer son oxygénation – de savoir s’il faut proposer au malade ou pas l'engagement dans une survie mécanisée par le biais d'une machine qui ventile à sa place.

Autant que possible, l'association du patient à cette décision fondamentale doit être réalisée, ce qui n'est pas toujours le cas. Ce n'est pas toujours facile d’instruire cette réflexion anticipée quant au moment – il faut que cela soit ni trop tôt chez un patient qui n'est pas prêt et chez lequel on va anéantir toute sa force à vivre, ni trop tard pour que ce soit encore réalisable –, quant aux conditions d'éclairage du choix avec ses conséquences en termes de dépendance et quant aux considérations réservées aux proches – quelle place doivent-ils prendre dans cette décision ? Je pense personnellement qu'ils ne doivent pas y participer.

Ce choix doit pouvoir se faire avec la garantie de sa réversibilité, c'est-à-dire que la personne doit pouvoir ultérieurement demander et obtenir l'arrêt de ce traitement de maintien actif en vie qu'elle pourrait venir à souhaiter dans un second temps. Or, malgré la loi et le texte de la Société de réanimation de langue française, ce n'est pas toujours une réalité et il peut donc exister des personnes maintenues médicalement en vie contre leur avis, dans une situation de souffrance éventuellement insupportable pour elles et leurs proches. Ce fait souligne combien il est important, dans l’état actuel des comportements, que la décision d’engagement dans cette survie soit prise dans des conditions très réfléchies.

Cette notion d'engagement de « réversibilité » est d'autant plus importante qu'en pratique, c'est souvent dans le cadre de l’action d'un urgentiste de SAMU appelé par une famille paniquée à l'occasion d'une détresse respiratoire que la suppléance de la fonction vitale est mise en place, et qu'il est quasi-impossible, dans ces circonstances, de tenir compte d’une position que la personne aurait pu exprimer antérieurement quant à un éventuel refus d'engagement dans une telle prolongation mécanisée et artificielle de sa vie, ni de lui demander son avis à ce moment critique. Il faudrait s’abstenir d’appeler le SAMU mais il est naturellement et heureusement impossible que des proches vivent une telle situation, sans appeler un secours médical. Dans le cas d’une personne qui ne veut pas de survie artificielle, la solution pourrait être que le médecin traitant ou une équipe de soins palliatifs puisse alors répondre à cet appel et assister, apaiser et accompagner la fin de vie. Ce n’est pas toujours réalisable, loin s’en faut.

Quant à la décision de mise en place d'une alimentation artificielle par gastrostomie endoscopique par voie cutanée par exemple, son caractère éthique et grave est sans doute souvent pour le moins un peu insuffisamment considéré, alors que la même réflexion devrait prévaloir et que c'est une décision qui n'a pas à être prise dans la même urgence critique. On a le temps d'y réfléchir. Certes, l'alimentation artificielle par gastrostomie est souvent considérée dans certaines maladies mortelles, et à juste titre, comme un élément de qualité de vie et non pas de prolongation de vie, mais il y a des cas – j'en ai connu – où certaines prolongations de supplices existentiels peuvent sembler liés exclusivement à la poursuite de cette alimentation contrainte, qu'il est pourtant bien rare de voir supprimer, là encore. La mise en place d’une gastrostomie serait vraiment une décision de simple qualité de vie si, ici encore, le droit à la réversibilité était entendu.

Ma sixième et dernière réflexion porte sur la question suivante : que penser des situations de maintien actif en vie dans lesquelles l’avis de la personne ne peut pas être recueilli ?

La situation dans laquelle une personne dont l'avis ne peut pas être reçu
– absence de conscience et de vie de relation, comme les personnes en état végétatif chronique strict et non les personnes en état pauci-relationnel –, est maintenue en vie par des techniques de suppléance de fonctions vitales et des thérapeutiques actives sur le plan vital dans un état stabilisé et chronique, me semble devoir être étudiée spécifiquement sous l'angle éthique, d’abord sur un plan général, ensuite en fonction de chaque situation particulière.

En effet, l'attitude mise en œuvre relève d'une décision d’action prise en lieu et place de la personne sans que ce fait et ses conséquences soient vraiment pris en considération, alors que cette décision engage la personne et ses proches.

Au passage, je signale que la considération du retentissement sur la santé et la vie des proches que peuvent avoir la maladie, le handicap et la dépendance de l'un des leurs est l'objet d'un domaine d'études émergent, la « proximologie », si vous pardonnez ce néologisme latino-grec. De plus en plus, on se penche sur l'impact chez les proches de telles situations difficiles.

Je n'ai ici que des questionnements qui relèvent d'une réflexion éthique au plus haut niveau dans le strict souci de l’humain. Je n’ai pas de réponse. Le souci doit être de ne pas nuire. Chaque situation est un cas particulier. Je me pose toujours les questions suivantes : où s'arrête la notion de traitement, c'est-à-dire ce qui peut être discuté et où commence le soin qui est éthiquement obligatoire ? Comment décider à la place de la personne ? Comment intégrer l'attention portée aux proches, à leurs souhaits, à leur souffrance, à la modification du lien familial ou conjugal persistant ? Faut-il laisser ces proches en dehors de toute décision ?

Un préalable serait que de façon logique, responsable et solidaire, notre société mène les réflexions spécifiques à ces situations qu’elle génère et développe conjointement les réponses nécessaires, réponses de nature institutionnelle, sociale, juridique …

En ce qui concerne les réponses institutionnelles pour ces personnes en état végétatif chronique, c’est seulement tout récemment que ce besoin a été pris en considération et que des réponses ont été proposées. La circulaire DHOS/O2/DGS/SD5D/2002/DGAS/n°288 du 3 mai 2002 relative à la création d'unités de soins dédiées aux personnes en état végétatif chronique et aux personnes en état pauci-relationnel a incité les Agences régionales de l'hospitalisation à demander aux établissements hospitaliers de leur circonscription, de mettre en place de petites unités d'accueil dédiées à ces personnes. Elles doivent être dotées d'un projet médical et d'un projet de soins conçus en fonction de leurs spécificités, avec un souci territorial de proximité et surtout, une réalité d'accompagnement de leurs proches. C’était le minimum indispensable. Quand le choix familial est celui d’un retour à domicile, les réponses en services quotidiens et en structures-relais sont encore à compléter. Il faut que les alternatives soient possibles.

M. le Président : Docteur, nous vous remercions. Vous nous avez apporté certaines réponses et ouvert de nouveaux champs d'interrogation.

C’est en effet la première fois que nous nous posons certaines questions : qu’est-ce qu’un traitement ? A-t-on le droit d’en décider l’arrêt ? Peut-on exercer son droit de se suicider ? Nous avons ainsi abordé, par ces questions, la situation dans une vision globale qui nous permet de dire qu’il faut harmoniser les différents codes afin que, par exemple, ne soit plus répréhensible l’arrêt des soins.

Nous avons aussi constaté qu’il existe en fait un continuum de soins. Il n’y a pas une phase au cours de laquelle des médecins techniciens prodiguent des soins permettant la survie et une deuxième phase de soins palliatifs – vue comme un renoncement aux soins actifs – qui serait du ressort de médecins humanistes. Les médecins sont à la fois des techniciens et des humanistes. Une prise en charge globale du malade conduirait très probablement à ne pas effectuer de gestes techniques disproportionnés qui génèreraient par la suite des situations de dépendance ingérables.

En nous offrant une vision moins cloisonnée de la médecine qui ne serait plus partagée entre les forts en thème et les forts en version, entre les techniciens de la victoire et les humanistes du renoncement, ce que vous nous avez apporté aujourd'hui est très important et nous vous en remercions encore.

Audition de M. Alain Cordier, Président du directoire de Bayard Presse,
Président de la Commission « Ethique et professions de santé »
auprès du Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées



(Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur Cordier, merci d’être là. Les horaires et les contingences de l’Assemblée nationale font que la mission se transforme en colloque singulier. Néanmoins, votre intervention est enregistrée et sera diffusée à l’ensemble de mes collègues de la Mission. Je serai là pour essayer d’en transmettre l’idée générale.

Nous avons terminé une première série d’auditions dont la thématique était générale : philosophique, religieuse, historique et sociologique. La deuxième thématique, médicale, touche à sa fin.

Aujourd’hui, la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie se posent principalement deux questions.

Nous nous demandons en premier lieu si certaines pratiques, conformes à l’éthique et à la déontologie, sont compatibles avec notre code pénal. Il nous semble en effet qu’il y a des cloisons étanches entre le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal. Cette question est importante car il est nécessaire d’apporter une sécurité juridique aux professions de santé, qui agissent conformément aux bonnes pratiques édictées notamment par les sociétés médicales.

En deuxième lieu, on voit bien que le débat sur la fin de vie déborde sur des problèmes plus généraux : quelle vie vaut la peine d’être vécue ? Qui peut décider et l’assumer ? On a touché du doigt ce problème avec les néonatologues qui nous ont parlé des enfants nés très malformés ou ayant des séquelles dues à la prématurité. Ce matin même, nous avons entendu un médecin s’occupant d’handicapés majeurs chroniques, totalement dépendants. S’ils estiment que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue, ils ne peuvent pas exercer leur doit à mettre fin à leur vie, puisqu’ils n’ont pas la possibilité de le faire physiquement.

Voilà donc où nous en sommes de notre réflexion.

Ayant fait notre cheminement intellectuel, nous avons dépassé le débat manichéen autour de questions somme toute simplistes telles que : « Faut-il ou non une loi ? », « Etes-vous pour ou contre l’euthanasie ? »…

Notre mission avance pas à pas, ce qui fait que nous aboutissons souvent à une pensée consensuelle. C’est en abordant les problèmes que se forgent nos idées.

Après avoir auditionné les professions de santé, nous entendrons les associations et les juristes qui nous diront si, et dans quelle mesure, certains textes pourraient faire l’objet de modifications et si certaines pratiques devraient avoir une traduction législative.

Nous auditionnerons ensuite les politiques. Après ces auditions, la mission rendra un rapport collégial, rédigé par l’ensemble de ses membres.

Après votre intervention, nous nous permettrons de vous poser quelques questions.

M. Alain Cordier : Merci.

Afin d’orienter mon propos, je souhaiterais savoir si vous avez pu prendre connaissance du rapport « Ethique et Professions de santé » que j’ai remis à M. le ministre de la santé au premier semestre. Si vous l’avez lu, il n’est en effet pas nécessaire que je le paraphrase. A travers les questions que vous me poserez, nous pourrons y revenir.

En rebondissant sur les interrogations qui sont les vôtres, je voudrais faire part de ce qui m’a frappé quand j’ai rédigé ce rapport.

Je rappelle préalablement que j’ai travaillé dans le monde de la santé, d’abord au ministère des finances où je m’occupais de l’assurance maladie, puis à l’Assistance publique où je suis resté onze ans, dont quatre ans comme directeur général.

J’ai quitté ce secteur de la santé, il y a quelques années pour prendre la présidence du groupe Bayard. D’une certaine manière, j’y reviens en ce moment avec le rapport « Ethique et professions de santé » et parce que j’ai été nommé membre du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie. Je reste profondément attaché à ce secteur, « tripalement » dirais-je – car il est difficile d’y échapper –, et j’ai été très frappé, en interrogeant les uns et les autres pour la rédaction du rapport, de ce que l’on pourrait appeler d’un terme philosophique, la déréliction du monde des soignants. Quelles que soient les professions auxquelles on s’adresse (médecins, soignants, pharmaciens, en ville ou en hôpital), il nous est fait part du même sentiment.

Nous avons d’ailleurs commencé ce rapport en tentant de lister un certain nombre d’impasses dans lesquelles les professionnels de santé se trouvent aujourd’hui. Parmi ces impasses, il y a notamment celle que vous pointez, à savoir la difficulté de la jonction entre les exigences découlant du code pénal et les exigences déontologiques voire éthiques et celles liées à la pratique des uns et des autres.

Cette impasse peut aussi se matérialiser dans un excès du principe de précaution. Il me semble qu’on est allé trop loin dans cette logique, qui est quelque peu contradictoire avec les conditions de l’exercice médical et soignant qui est plutôt fondé sur une obligation de moyens et non de résultats.

Je crois que les impasses sont aussi dues à la montée des droits des malades, liée à celle d’un certain consumérisme, relayé d’ailleurs par les médias qui se sont saisies de ce thème.

Il existe également, bien entendu, une impasse très forte relative aux questions économiques et financières. Dans le diagnostic de la situation fait dans le rapport, nous voyons que nous sommes là face à une difficulté extrêmement importante.

Je dirais que, globalement, l’impasse est liée à l’environnement culturel – au sens large du terme – de notre société. Nous vivons dans une société où le rapport au temps s’est quelque peu déstructuré. Nous ne sommes plus dans la durée mais dans l’immédiateté. Les modèles de transmission des connaissances, des valeurs et des comportements ont changé. Nous sommes habitués à une médecine qui reposait sur ses maîtres. Cette logique est aujourd’hui battue en brèche.

La question fondamentale est en fait celle du primat de l’individu par rapport à la société.

Une éthique de situation que l’on pourrait qualifier de compassionnelle, vient s’entrechoquer avec certaines règles générales. Nous avons essayé de matérialiser cela en disant qu’il y avait une crise de sens profonde dans l’univers du monde de la santé qui, d’ailleurs, rejoint l’ensemble des acteurs, y compris les acteurs administratifs du monde hospitalier.

Eu égard à ce constat, la réflexion que nous défendons consiste à dire que l’éthique est une voie parmi d’autres mais probablement la voie privilégiée, pour tenter de sortir de ces impasses : elle permettrait de resituer l’ensemble des paramètres auxquels sont exposés les professionnels de santé.

Je prononce ce mot « éthique » avec hésitation. En effet, je trouve que trop souvent, l’éthique est devenue un mot un peu gadget, à la mode. En caricaturant un peu, je pourrais dire que je suis un chef d’entreprise auquel son directeur de la communication aurait dit : « Surtout, n’oublie pas de prononcer le mot éthique dans ton entretien »… Une fois que l’on a prononcé le mot « éthique », tout semble résolu !

Vous m’avez dit que vous avez commencé les travaux de votre mission par une approche plutôt philosophique. Je crois que c’est une bonne démarche. Je considère en effet que l’éthique est la philosophie première. L’éthique est en elle-même profondément subversive car elle est remise en cause du pouvoir, du savoir, de tout savoir et de tout pouvoir. Et cette remise en cause nous vient d’autrui.

Quand je parle de philosophie première, je fais référence au fait que la première question ne doit pas être la persévérance à être, mais doit être celle de la responsabilité pour l’autre. Si je me pose cette question de la responsabilité à l’égard d’autrui, il y a alors un complet retournement de perspective. Lorsque j’étais Directeur général de l’Assistance publique, je disais souvent que l’hôpital est un lieu d’humanité parce que le faible s’impose au fort, l’homme couché oblige l’homme debout, au sens où ce dernier est son obligé.

C’est pourquoi j’ai associé, dans le rapport « Ethique et professions de santé », éthique à d’autres termes. On y parle ainsi de questionnement éthique, d’interrogation éthique, et même « d’in-quiétude éthique » – au sens où je ne peux rester dans la quiétude de mon être, à partir du moment où je suis interrogé par l’existence d’autrui. Si on va jusqu’au bout de ce raisonnement, cela me fait m’interroger non seulement sur le comment mais aussi sur le pourquoi et le pour qui de mon action. Autrement dit, je ne m’interroge pas seulement sur ce que je peux faire mais aussi sur ce que je dois faire, sur ce qui est possible et ce qui est bon de faire. On sent bien une interpellation mutuelle entre ces deux registres du bon et du possible.

La difficulté grandit si l’on admet que l’on n’a pas simplement à gérer le rapport à l’autre mais aussi le rapport à un tiers. Ainsi, lorsque je suis face à un malade, il y a toujours un autre malade dans le box d’à côté qui attend. Lorsque je traite une pathologie, il y en a une autre qui est en attente et qui m’interpelle. La plus grande des difficultés réside dans ce que j’appelle « la comparaison des incomparables », c’est-à-dire le questionnement portant sur le fait de savoir par qui je dois commencer et de qui je suis le plus responsable. Ce questionnement me paraît être au cœur de l’activité médicale et soignante. Ce sont des questions qui relèvent du colloque singulier du soignant face à un malade, et du discernement de tout gestionnaire du système de santé, qui doit poser des priorités et effectuer des choix entre différents lieux, malades et pathologies.

Si nous admettons l’importance de ce questionnement éthique
– ce qui a été fait dans le cadre du rapport –, on en vient à aborder une deuxième notion aussi cruciale, à savoir l’importance de la conscience. Nous connaissons tous la formule selon laquelle la médecine est la rencontre d’une conscience et d’une confiance. Nous nous sommes donc posé la question de la conscience et de l’éveil de cette conscience.

Au demeurant, c’était, très principalement, la question que m’a posée M. Jean-François Mattei au moment où il m’a demandé de faire ce rapport. La question était très simple : il existe un Comité consultatif national d’éthique, des comités d’éthiques, des lois de bioéthique, des conventions internationales, mais quid de la conscience de chacun des acteurs ? J’ai été tenté de répondre que cette question était himalayesque. Nous avons toutefois cherché à y répondre le moins mal que nous le pouvions. Au fond, on s’aperçoit que derrière cette notion de conscience, deux éléments paraissent importants.

C’est d’abord la confrontation de l’interdit et de la conscience. Je ne crois pas que l’on puisse imaginer une société et même un être humain, pouvant se structurer en l’absence de tout interdit. En même temps, je crois que la liberté de la personne humaine est de pouvoir, en conscience, transgresser l’interdit lorsque sa conscience le lui commande. Nous voyons bien que c’est très difficile. On voit alors qu’il est très important – c’est ce que nous avons développé dans notre rapport – de réfléchir à cet éveil des consciences. Il est très bien de parler de conscience mais je crois qu’il faut y adjoindre la notion de conscience éclairée et formée. Je pense que nous en avons pour toute une vie à éclairer et à former notre conscience.

Un des témoignages qui m’a le plus marqué, lors des auditions que nous avons réalisées pour notre rapport, est celui d’un chirurgien qui nous a expliqué qu’à la fin de sa carrière médicale, face à la même situation que celle rencontrée au début de cette carrière, il avait fait un choix strictement opposé. Entre les deux choix, il y avait toute l’épaisseur de son expérience, de sa confrontation aux choses et de sa réflexion.

J’ai un parti-pris – personnel, je le reconnais – selon lequel l’autonomie de la conscience passe par une hétéronomie préalable. Pour le dire plus simplement, je suis en train de parler français devant vous parce que quelqu’un m’a appris à parler cette langue. Je pense donc que nous avons besoin, si nous adhérons à l’idée de la nécessité d’une conscience éclairée et formée, de cet éclairage et de cette formation initiale et continue, cette confrontation avec le point de vue d’autrui. Par exemple, quand vous me dites que le travail de votre mission se fait pas à pas, par discussions successives et confrontations des points de vue des uns et des autres, je crois que nous sommes au cœur même de cette réflexion importante sur l’éveil des consciences.

Enfin, si nous adhérons à cette approche de l’éthique et à cette importance de la conscience face à la confiance, il y a une idée directrice qui m’a toujours beaucoup marquée et me marque de plus en plus, au fur et à mesure que les années passent, c’est celle de n’être jamais quitte. Nous ne sommes jamais quittes des questions posées. Il faut beaucoup d’humilité par rapport à cette liberté et à cette exigence du questionnement. C’est la raison pour laquelle, dans notre rapport, nous avons insisté sur l’idée
– c’est un exemple – qu’à l’expression « consentement libre et éclairé », il serait utile d’adjoindre « profond ». Cela ne signifie pas grand-chose, cela veut dire que si le consentement libre et éclairé se borne à être une signature en bas d’un formulaire, nous ne sommes pas quittes de ce consentement libre et éclairé.

Il m’est arrivé d’être confronté à la mort, à celle d’autrui. Il m’est arrivé beaucoup plus souvent d’interroger et d’écouter des équipes soignantes confrontées à cette échéance. On sent bien que le dialogue qui se noue dans ces moments ne peut pas uniquement se contenter de questions à l’emporte-pièce ou de points de vue a priori définitifs. Il y a un discernement qui se tisse au contact du malade.

On n’en a donc jamais fini de la confrontation entre la conscience, la confiance et l’interdit.

En fait, ce que je suis en train de vous dire fait référence à l’étymologie du mot iatros : en grec, ce mot signifie que l’art médical est l’art de celui qui soigne bien, en méditant. Cette question me paraît être très importante.

Pour entrer dans quelques détails du rapport, nous avons essayé, sur les fondements de ces réflexions, de formuler des propositions qui sont des hypothèses de travail mais qui essayent de partir de la situation dans laquelle nous nous trouvons.

D’abord, nous nous sommes dit que la réflexion éthique doit reposer sur un trépied. On oppose souvent le légal et le moral. Quand j’emploie le mot trépied, je pense légal et moral et j’y adjoins la pratique. Je crois qu’une réflexion éthique approfondie doit reposer sur ce trépied : légal, moral et pratique.

Sur la base de cette réflexion, nous avons essayé de décliner quelques idées. Nous avons ainsi rappelé l’importance des stages pour les étudiants. Le stage est à ce point important qu’un cours professoral d’éthique enseigné l’après-midi peut être mis à bas le lendemain matin par l’expérience et la confrontation à la pratique d’autrui. Si nous ne fondons pas ce discernement dans le quotidien de la formation, je pense que ce serait oublier une dimension extrêmement importante.

Une des idées fortes de notre rapport – je ne sais pas s’il est facile de la mettre en place – est qu’il est nécessaire d’imaginer des séminaires de réflexion éthique, notamment au moment de l’internat et même ensuite, au moment du clinicat. Ceux qui se destinent au clinicat ont en effet une responsabilité d’enseignement et il nous paraît capital que, dans le cadre de cet enseignement, l’étudiant comprenne que la réflexion éthique n’est pas simplement un cours séparé, mais qu’elle est aussi importante que la fameuse trilogie « Signe, Diagnostic, Traitement » et qu’elle doit donc être constamment présente.

Nous avons, dans un premier temps, pensé à employer les termes d’études casuistiques : finalement, nous ne l’avons pas fait car ils sont souvent mal compris dans la mesure où ils sont liés à des références historiques.

Nous avons, dans un premier temps, pensé à employer des séminaires d’études de cas, non pour constituer des groupes de parole au sens psychologique du terme mais pour que ce soit l’occasion de réfléchir sur des cas… En effet, un soignant, un médecin réagit d’abord par rapport à la confrontation à des cas concrets. J’ai évoqué l’importance d’un aller et retour constant entre la pratique et la réflexion.

Nous touchons là à un élément très important du discernement auquel vous-mêmes, en particulier dans le cadre de responsabilités politiques, êtes confrontés. Il s’agit, au fond, de l’existence de trois conflits.

Tout d’abord, le conflit d’observations, des points de vue, au sens littéral du terme. D’où suis-je pour parler ? Qui suis-je pour parler ? Quelle est ma formation initiale ?

Ainsi, vous m’avez décrit les travaux de votre mission en disant que vous aviez eu un temps de réflexion avec les philosophes et les religieux, un temps avec les médecins, enfin un travail d’approche avec les juristes.

Il est évident que face à un problème, le point de départ où je me trouve me donne un regard spécifique. Ainsi, dans la mesure où j’ai une expérience et une formation médicales, je ne vais pas avoir la même approche de la situation que si j’avais une formation juridique ou autre.

Il est important de s’attacher à définir ce premier point dans le discernement éthique, le conflit d’observations et de points de vue.

Un deuxième point est beaucoup plus souvent cité, il s’agit du conflit des valeurs et des normes. Cela m’a particulièrement frappé lorsque nous avons interrogé les soignants. On a le sentiment qu’ils sont parfois un peu ballottés dans un conflit entre les valeurs du malade ou des associations de malades par exemple et les valeurs issues de leur formation, de leur pratique et de leur expérience.

Ce conflit est important. Nous vivons dans une société plurielle où il est évident – c’est la vertu de la laïcité – que des conflits peuvent intervenir entre différentes valeurs.

Il existe enfin un troisième conflit bien difficile à gérer et qui constitue une question vraiment importante pour l’avenir de nos sociétés : il s’agit du conflit entre la règle générale et la sollicitude pour autrui. C’est peut être là que se situe plus précisément le conflit entre l’interdit et la conscience. C’est au fond l’attitude compassionnelle qui peut m’amener à agir de telle ou telle manière. Mais ce mouvement doit-il me conduire à reculer en permanence les limites de l’interdit ou à modifier sans cesse la règle générale pour l’adapter à cette approche compassionnelle, à cette sollicitude pour autrui ? Cette confrontation est extrêmement importante, notamment dans la pratique des uns et des autres. C’est probablement là que se situe la différence entre l’éthique et la déontologie. Au fond, la déontologie ne fait que reprendre ce qui existe du point de vue légal, alors que l’éthique introduit un discernement que l’on peut qualifier de moral. Cette confrontation vient précisément de mon expérience pratique.

C’est pourquoi, si des séminaires étaient mis en place, il serait important de faire émerger ces trois conflits : conflit d’observations, conflit des normes et des valeurs, conflit entre la règle générale et la sollicitude pour autrui.

Ensuite, nous avons décliné dans le rapport certains thèmes que vous avez pu lire et sur lesquels je peux répondre à toutes vos questions.

D’une certaine manière, notre préoccupation première a été de dire qu’il ne faut pas que quelqu’un pense pour moi car c’est, de toute façon, moi qui vais, à un moment donné, poser l’acte. Je ne peux pas me contenter de dire que tel ou tel a pensé pour moi et effectuer un acte en fonction de ce qu’on a pensé pour moi. Ce serait faire fi de l’exigence de l’altérité, de la confrontation à l’expérience et au point de vue d’autrui. C’est la raison pour laquelle nous avons beaucoup mis l’accent sur la création d’espaces de réflexion éthique au niveau de chaque région. J’ai constaté avec plaisir qu’en deuxième lecture du projet de la loi de bioéthique, le Parlement s’est rallié à cette idée. En prônant l’existence d’espaces de réflexion éthique, nous avons une vision quelque peu différente de la situation dans laquelle il n’existe que des comités d’éthique. De la même manière, nous avons développé l’idée de référents en éthique médicale plutôt que d’éthiciens. C’est un peu une nuance de langage mais dans le cadre d’une conscience éveillée, éclairée et formée et d’un éveil des consciences, ce référent est quelqu’un qui vient m’aider dans ma réflexion. Mais en tout état de cause, il ne pense pas pour moi car c’est à moi d’assumer, en responsabilité, mes propres actes.

C’est aussi pour cela que nous avons émis l’idée, peut-être un peu saugrenue, de marier l’approche du soin, celle de la recherche et celle de l’enseignement, dans le monde hospitalo-universitaire. Il s’agirait de créer des départements d’axiologie médicale. Le terme d’ « axiologie » indique que ce qui est en cause est une réflexion scientifique sur les valeurs mettant en jeu les fondements légaux, politiques et sociaux des options éthiques retenues par une société, et, en même temps, le discernement de chacun des malades, de chacune des familles et de chacun des acteurs de soin.

Au bout du compte, si l’on adopte cette réflexion sur la formation initiale, il est évident qu’il faut la prolonger dans la formation continue. Je disais tout à l’heure que toute notre vie doit se passer à éveiller notre conscience afin notamment d’éviter le caractère routinier des actes. Je reprends l’exemple du témoignage de ce chirurgien modifiant sa pratique au vu de tout ce qu’il avait engrangé par la confrontation avec le point de vue des malades et de ses confrères, avec ses lectures, son expérience et son mûrissement personnel.

C’est la raison pour laquelle nous avons beaucoup insisté sur cette notion d’espaces de réflexion éthique, qui ne seraient pas simplement destinés aux étudiants et aux médecins, mais à l’ensemble des acteurs du monde de la santé. Il est toutefois prévu que le Comité consultatif national d’éthique pose, dans une charte, les principes de fonctionnement, afin de respecter une exigence minimale commune et d’éviter les auto-proclamations.

Enfin, le rapport se termine, sans beaucoup y insister – mais j’espère que le Haut Conseil y fera référence d’une manière ou d’une autre –, sur la relation à l’autre et au tiers, ce qu’on appelle en termes philosophiques, la confrontation entre l’amour et la justice. Il s’agit de chercher, dans nos réflexions sur le discernement relatif à l’ensemble du système de santé, à faire en sorte que le malade soit bien le cœur de l’action – c’est pour lui que nous travaillons –, et que dans ce discernement éthique, dans cette réflexion, dans ce questionnement, dans cette inquiétude éthique, nous arrivions à accepter un penser autrement qui nous permette d’essayer de confronter le mieux soigner et le mieux dépenser, en permanence.

Voilà en gros et très résumé, l’orientation dans laquelle nous avons cherché à travailler pour ce rapport sur l’éthique médicale, dont l’idée clé est, je le répète, d’en revenir à ce que disaient nos anciens : « Agis en ton âme et conscience ou fais ce que dois ». Mais je ne peux me contenter de cette formule et je dois ajouter immédiatement : éveil des consciences, consciences éclairées et formées, confrontation du point de vue d’autrui et confrontation entre ces trois conflits, notamment entre l’interdit et la conscience.

J’espère avoir été clair.

M. le Président : Merci, tout à fait.

Je vais tenter de prolonger les propos que vous venez de tenir. Comment concilier aujourd’hui une médecine qui s’est beaucoup technicisée avec cette prise de conscience de l’importance de l’humain dans des décisions majeures ?

Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui la médecine s’est cloisonnée : une médecine de plus en plus performante, voire triomphante, un peu orgueilleuse, axée sur les résultats, qui, en cas d’échec – et celui-ci arrive toujours puisque l’homme est mortel –au moment de la fin de vie, passe le relais à une équipe de non-techniciens, volontiers humanistes, peut-être un peu dénigrés, que sont les médecins de soins palliatifs ?

Ne pensez-vous pas que l’on devrait assurer une meilleure continuité dans la prise en charge des soins pour éviter certaines situations ? Certains malades sont maintenus en état de survie par les moyens d’une médecine performante et très technique. Ils n’ont pas toujours donné leur accord mais, par la suite, il est difficile de mettre un terme à cette survie, sans drame ou tout au moins sans tension. Ensuite, on arrive à une situation de renoncement alors que la médecine devrait être tout sauf renoncement.

Dans une deuxième question, je partirai de deux assertions : la conscience est individuelle et la loi est collective.

Vous avez dit à la fin qu’il ne suffit pas de dire : « Je travaille en conscience » mais il faut aussi travailler selon des règles admises par tous. Le médecin ne peut pas être son propre observateur éthique ou son propre interrogateur. Des règles générales doivent donc s’appliquer.

Aujourd’hui, n’avez-vous pas l’impression qu’il existe un divorce entre un code de déontologie parfois détaché de la réalité, une pratique médicale décidée par des médecins en fonction de leur conscience individuelle et la loi qui ne prend pas suffisamment en compte le fait médical et les techniques médicales qui évoluent. Ne faudrait-il pas rétablir un lien entre tout cela ?

M. Alain Cordier : Votre première question touche du doigt un point extrêmement important. Je pense qu’il y a un acquis technique médical considérable depuis cinquante ans et qu’il ne s’agit pas de revenir en arrière. Néanmoins, je crois qu’aujourd’hui, nous devons poser la question.

Nous avons abordé le thème de l’importance du corps dans le rapport, en reprenant d’ailleurs des réflexions de M. Didier Sicard.

Je suis très frappé de parcourir certains hôpitaux où on ne rencontre jamais personne mais seulement des machines. Cette distance à l’égard du corps n’apparaît pas comme une distanciation mais comme une certaine forme d’évitement.

Pour ma part, je tenterais une formule en disant que les soins palliatifs sont en quelque sorte totalement intégrés dans les soins curatifs et réciproquement. Je me méfierais d’une séparation stricte et chronologique entre le curatif et le palliatif.

Pour éviter un certain dénigrement à l’égard des soins palliatifs, comme vous le disiez, je crois qu’il convient de se prémunir contre certains préjugés.

Ainsi, dans les soins palliatifs, il y a des éléments profondément scientifiques. Le maniement des opiacés n’est pas simplement de l’humanisme car il suppose une compétence, une technique. Ce traitement des opiacés est un bon exemple d’application de la notion de discernement. J’ai été confronté moi-même à ce type de questionnement. On sait bien que la morphine peut avoir des conséquences en termes de détresse respiratoire qui doivent être pesées, par rapport à l’allégement de la souffrance.

A partir de ce simple exemple, on voit bien que viennent se confronter une compétence à caractère scientifique et technique et une question de discernement.

C’est la raison pour laquelle, lorsque j’étais directeur général de l’Assistance publique, j’avais plutôt, en termes d’orientation, défendu l’idée de soins palliatifs intégrés à chacune des équipes cliniques, plutôt que celle d’unités de soins palliatifs séparées.

Autant j’adhérais à l’idée de l’importance de l’existence de quelques unités de soins palliatifs comme lieux de formation, d’expérience, de recherche, autant il me semblait fondamental que la mort ne soit pas l’affaire de spécialistes mais de tous les médecins et de tous les soignants. Introduire cette exigence du soin palliatif dans l’ensemble d’un parcours clinique me semble donc un élément nécessaire.

De la même manière, il est très important d’essayer de trouver la juste mesure entre un excès d’hyper-spécialisation et une approche plus interniste ou généraliste, que ce soit dans le milieu hospitalier ou ambulatoire.

Nous sommes tous de plus en plus frappés par le parcours du combattant que doit faire un malade ballotté entre différents services hospitaliers. La semaine dernière, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie s’inquiétait du manque d’articulation entre la médecine de ville et l’hôpital. Je lui ai dit qu’il fallait ajouter un deuxième défaut d’articulation, celui entre les différents services hospitaliers. A l’hôpital, il faudrait un fil rouge, quelqu’un qui tienne la main. Cela pourrait être de la compétence d’un médecin généraliste.

Autant le cloisonnement et la spécialisation peuvent être source de progrès, autant ils peuvent être dangereux quand cela se traduit par un découpage en rondelles de saucisson, pathologie par pathologie et organe par organe, voire partie d’organe par partie d’organe.

Il me paraît important aujourd’hui d’avoir ce questionnement, sans remettre en cause l’élément fort qui est l’élément scientifique. Cela passe par l’interrogation éthique dont je parlais tout à l’heure.

Votre deuxième question est absolument passionnante. Vous dites que la conscience est individuelle – la réponse est oui – et que la loi est collective – je dis oui aussi -.

Mais, je crois personnellement qu’il ne peut y avoir d’éthique collective s’il n’y a pas une éthique individuelle.

Je prends un exemple, même si comparaison n’est pas raison : l’éthique collective dit qu’il faut réduire les accidents de la route. On ne peut pas y parvenir si, dans la tête de chacun des conducteurs, le pied ne se lève pas. Il faut, à un moment donné, trouver un point de passage entre ce qui relève d’une éthique et d’une exigence collectives posées par la société et ce qui relève de chacune des consciences individuelles.

Je reviens sur ce que j’ai appelé le trépied « légal, moral, pratique ». Vous l’avez dit de façon un peu provocatrice : il serait dangereux d’avoir un code de déontologie totalement déconnecté de la pratique médicale et des exigences de celle-ci. En sens inverse, il y aurait un danger absolu à n’avoir que des consciences individuelles disjointes d’un élément référentiel commun à l’ensemble de la société. Nous sommes donc bien dans cette confrontation permanente, au travers d’une exigence de la relation à autrui qu’est la pratique, entre le légal et la morale, la conscience et la loi. Pour moi, la loi est l’interdit. Vous parlez de divorce entre toutes ces exigences. Je serais tenté de retourner à ce questionnement en disant que vous avez profondément raison et que nous ne devons avoir de cesse que de réduire ce divorce. Mais quelque part, il existera toujours. C’est bien là que se situe la difficulté.

Une société, dans ses règles générales et dans ses normes, évolue nécessairement parce que la nature des questions change. Nous nous posons aujourd’hui des questions qui ne se posaient pas il y a vingt ans et, a fortiori, avant. En même temps, d’un point de vue herméneutique, il existe une constante humaine depuis des siècles, des millénaires.

Je fais vraiment confiance au politique – car c’est là la fonction par excellence de la représentation nationale – pour parvenir à trouver, pas à pas, le point d’équilibre entre différentes tensions.

Il est une tension qui est, pour moi, absolument indispensable, c’est celle de l’interdit. Encore une fois, je ne vois pas une société qui puisse se structurer, de même qu’un individu, sans interdit.

Il existe une tension qui vient du fait que, dans certains cas, la loi
– l’interdit – est inadaptée au compassionnel et à la sollicitude pour autrui. Faut-il pour autant supprimer l’interdit ? Ma réponse personnelle, qui n’est pas inscrite dans le rapport, est sans aucun doute : non. Ainsi, quand je suis sur la route, il peut m’arriver de franchir la ligne blanche pour la sécurité de mon véhicule, mais cette ligne n’en est pas pour autant effacée. Toutefois, j’ai agi en ayant conscience de transgresser cet interdit. Donc, je craindrais qu’on établisse un interdit variable qui se déplacerait au fur et à mesure des problèmes compassionnels qui se posent et qui se poseront toujours et de façon tout à fait nouvelle.

En même temps, il me paraît normal que la loi évolue – autre tension – en fonction de paramètres ayant trait à la science, à l’évolution de la culture et en fonction de la confrontation des sagesses et des cultures, puisque nous sommes dans une société de plus en plus plurielle.

Je serais tenté de dire que le politique n’est jamais quitte de sa réponse. Ici intervient le discernement. Il est des questions auxquelles nous ne pourrons jamais répondre mais auxquelles, pourtant, nous devons répondre. C’est le paradoxe de la nécessité de ce discernement auquel est aujourd’hui confrontée la représentation nationale.

Mme Martine Aurillac : J’ai presque scrupule à prendre la parole puisque je suis arrivée en retard et je vous prie de m’en excuser.

J’ai été très intéressée par ce que j’ai pu entendre et je crois que l’essentiel de votre propos porte sur cette dialectique entre l’interdit et la conscience, d’une part, entre la norme et le souci de l’autre, d’autre part.

Vous avez aussi souligné, et nous l’avons souvent entendu lors de précédentes auditions, les lacunes de la formation des médecins. Nous en sommes tout à fait conscients.

Mais nous avons aussi entendu des médecins qui paraissent singulièrement démunis dans certaines situations bien spécifiques dont vous avez sans doute connaissance. Ces médecins nous ont semblé être demandeurs d’un cadre légal ou réglementaire.

Je souhaiterais donc vous poser deux questions.

Pensez-vous que le développement des soins palliatifs – qui est capital, d’ailleurs plutôt à l’intérieur des différents services des établissements qu’en unités ghettos – est actuellement suffisant ?

Par ailleurs, vous avez parlé de discernement. Je voudrais parler de celui du malade. Quand ce discernement n’existe plus, que pensez-vous de la possibilité de choisir une personne référente et du « testament de fin de vie » ?

M. Alain Cordier : Il me semble qu’effectivement, il faut faire le constat que de plus en plus de médecins et de soignants sont démunis. C’est ce que je disais quand je parlais tout à l’heure des impasses auxquelles ils sont confrontés : il y a des tensions de tous côtés et leur résolution est de plus en plus difficile à forger.

Je suis extrêmement frappé par les conséquences excessives du principe de précaution. L’obligation de résultat, supplantant l’obligation de moyens, pourrait être incontrôlable. Cela poserait des problèmes difficilement gérables surtout si l’on pose un impératif de maîtrise des dépenses de santé. Je ferais un parallèle avec les normes de sécurité incendie qui ne cessent de croître, ce qui est problématique pour les élus locaux et les responsables de la gestion des établissements publics qui doivent s’adapter en permanence car la loi est la loi…

Vous me demandez si les soins palliatifs sont assez développés, la réponse est clairement : « non ».

Mme Martine Aurillac : Même si on les développait encore, apporteraient-ils une réponse à toutes les situations ?

M. Alain Cordier : D’abord, je réponds qu’ils ne seront pas assez développés aussi longtemps que la mort ne sera pas partie prenante de l’ensemble de l’activité clinique de chacun des acteurs de santé.

D’ailleurs, il faut que les doyens et l’ensemble de la profession s’interrogent sur le déroulement des carrières médicales. Quand vous regardez les critères déterminants de réussite dans le cursus hospitalo-universitaire, il est sûr que ce n’est pas en soins palliatifs, en gériatrie, en médecine d’urgence ou en médecine interniste que l’on progresse le mieux en termes de carrière. C’est, en quelque sorte, le pendant de ce que vous disiez tout à l’heure sur l’hyperspécialité ou la technicité de la médecine. Il conviendrait d’ouvrir le débat sur ce point.

Autant je fais confiance à la représentation nationale pour faire évoluer tel ou tel cadre légal quand elle l’estime nécessaire, autant il me semble difficile – si l’on se place dans le contexte du trépied « légal-moral-pratique » – de déterminer un cadre correspondant à l’ensemble des situations auxquelles les soignants sont confrontés. Heureusement d’ailleurs, sinon nous vivrions dans un Etat totalitaire qui pèserait sur nos consciences.

Quand le Conseil national de l’Ordre des médecins a réactualisé le code de déontologie en 1995, il a fait un travail normal d’élaboration réglementaire et il serait bon de le faire régulièrement. Je ne suis pas juriste, je fais confiance aux juristes que vous interrogerez pour savoir dans quel sens ce code devrait être revisité.

Mais pour éviter de se trouver démuni dans certaines situations, il faut se donner du temps pour « lever la tête du guidon », pour confronter son point de vue, avec celui d’autrui, avec des lectures et avec un exercice de discernement personnel. Il faut aussi soumettre son expérience aux règles déontologiques et légales ainsi qu’au questionnement moral.

Il me semble que j’ai semé à l’AP-HP une graine, celle des espaces de réflexion éthique. Je suis fasciné de voir que 10 000 personnes sont passées par ces espaces. Cela signifie que si on me donne la possibilité de réfléchir, de discuter avec autrui, d’avoir des éléments pour documenter ma réflexion, pour aller plus loin, de voir comment d’autres se sont comportés face à une situation que j’ai moi-même vécue, je progresse et j’ai envie d’aller plus loin.

Je ne pense pas que ce soit de l’angélisme que de se dire que le temps consacré à la réflexion éthique n’est pas un temps perdu. J’ai beaucoup insisté, dans le rapport « Ethique et professions de santé », sur cet aller et retour entre le temps de l’action, de la pratique, et celui de la réflexion et du discernement.

Pour sortir du cadre médical, je crois que, dans toute vie personnelle et dans toute vie professionnelle, nous devons nous donner ce tiers temps qui permet de consacrer un moment à la réflexion, au discernement et à la vision à moyen terme.

On sent bien que tout n’a pas été réglé par la loi du 4 mars 2002. En rédigeant le rapport « Ethique et professions de santé », j’ai été très frappé de ce que me disaient soignants et médecins à propos des conflits avec la famille. Ces conflits se matérialisent notamment et très concrètement, à l’occasion des choix thérapeutiques. Toute l’équipe propose une thérapeutique et toute une famille demande autre chose.

Il existe effectivement une demande de personnes référentes. Je crois qu’il faut l’entendre. Il y a place pour essayer de faire évoluer le cadre légal en la matière
– c’est de votre responsabilité de législateur – mais j’en appelle encore une fois au discernement car je me réjouis de penser que la loi ne peut pas tout résoudre. C’est peut-être quelque peu paradoxal…

Vous posez ensuite une question beaucoup plus fine et délicate sur le consentement libre, éclairé et profond. Même quand la personne peut parler, on ne se donne parfois pas suffisamment de temps pour discerner le contenu de ce consentement. Ainsi, j’ai été très frappé – puisque nous parlons de l’ultime phase de la vie –, en interrogeant des équipes, de m’apercevoir que le malade ne disait pas la même chose à l’infirmière et au médecin, et ceci pour une raison précise, à savoir que le temps de visite n’est pas le même. Il peut arriver que l’on dise « blanc » au médecin qui vient de passer en fin de journée alors que l’on a dit « noir » tout au long de la journée à l’équipe soignante. C’est la raison pour laquelle j’ai préconisé, dans mes rencontres avec les équipes, qu’elles se donnent le temps de confronter les points de vue de l’infirmière et du médecin et qu’elles ne se limitent pas à l’un des deux. Là aussi, il faut du temps pour discerner. Le conflit d’observations est extrêmement important.

Si la question se pose alors même que le malade est capable de s’exprimer, elle se pose de manière encore plus grave quand le malade ne peut s’exprimer. C’est toujours extrêmement difficile de discerner ce que voudrait le malade.

Je me souviens d’une rencontre avec une personne handicapée de 35 ans à l’hôpital d’Hendaye. L’humain était à l’état de trace. J’ai eu le sentiment, peut-être faux, peut-être illusoire, d’avoir quand même réussi à établir une communication avec cette personne, même si cela ne passait pas par le verbe.

La Société française de réanimation a notamment conduit une réflexion sur le thème de la personne référente, ce qui pourrait permettre d’appréhender la volonté du malade. Je dois dire que c’est probablement vers ce type de solution qu’il faudrait aller. Que faire d’autre que d’essayer ? Il restera fondamentalement un doute par rapport à qu’était le malade et ce qu’il souhaitait. Il faut là aussi beaucoup d’humilité de la part de la personne ou de la famille référente et du médecin pour le dire. Cela requiert une exigence encore plus grande dans le discernement. Mais il me paraît préférable d’avoir cette confrontation plutôt que de laisser le médecin face à lui-même à un stade ultime et dramatique.

Vous parliez tout à l’heure, Monsieur le Président, des travaux des différentes sociétés médicales. C’est un élément dont nous avons fait mention dans notre rapport. Certaines sociétés ont beaucoup travaillé sur ces questions. Je cite souvent celles des réanimateurs qui sont probablement, pour les raisons que l’on comprend, plus directement concernés, l’actualité se charge de nous le rappeler, hélas ! En tant qu’observateur, je suis frappé de voir la façon dont leurs réflexions ont évolué dans le temps. Ce qui paraissait vrai l’est peut-être un peu moins aujourd’hui et ce à quoi l’on n’avait pas songé autrefois s’impose maintenant à la réflexion.

Je dois reconnaître que je me sens extrêmement humble face à toutes ces questions. Je me dis que j’ai essayé jusqu’à ce jour, d’éveiller ma conscience et je crois – j’espère – qu’il me reste encore pas mal d’années pour continuer à le faire.

M. le Président : Si cela peut vous rassurer, je crois pouvoir dire que la mission est dans le même état d’esprit. Nous sommes plus dans le doute que dans la certitude. Et nous nous méfions des personnes qui détiennent la solution…

M. Alain Cordier : Vous prononcez là un mot extrêmement important. Dans notre société, on oublie trop souvent l’élément de tension qu’est le doute. Le doute est une liberté formidable ; il est à l’origine des progrès humains et de questionnements profonds.

Cependant, le doute ne doit pas non plus se traduire par une absence de conviction.

M. le Président : Ou de décision.

M. Alain Cordier : Oui, car ce qui est vertigineux dans l’acte, c’est qu’il faut décider et que l’on décide. Cette décision, je peux la préparer, la nourrir, mais je dois la prendre en responsabilité.

Cela m’amène à une autre idée qui me tient à cœur, ce que j’appelle le verdict et l’après-verdict. J’appelle verdict, la décision. Ainsi, je dois choisir : amputer ou pas, arrêter un traitement ou non, intervenir ou pas…. Il y a aussi l’après-verdict, au sens que l’on n’est jamais quitte de la décision prise. Un chef d’entreprise qui décide du licenciement d’un collaborateur est dans le verdict et, quelque part, il n’est pas quitte de sa décision.

M. le Président : C’est complètement antinomique de la manière dont on présente aujourd’hui la politique, qui doit être efficace immédiatement, qui doit affirmer des certitudes et surtout ne pas afficher de doutes, principalement face aux médias. C’est pourquoi vous n’avez pas vu de médias et que les micros sont à usage interne…

M. Alain Cordier : Si vous me permettez trente secondes de publicité, nous essayons, dans le groupe dont je fais partie, de vivre les médias d’une manière légèrement différente…

M. le Président : Nous allons formuler des vœux pour que vous réussissiez à faire que les médias s’occupent plus de l’essentiel que du futile, et plus du long terme que du quotidien.

M. Alain Cordier : Merci.

Audition du Père Patrick Verspieren S.J.,
Directeur du Département d'éthique biomédicale
du Centre Sèvres



(Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : On ne présente pas le Père Patrick Verspieren, Directeur du Département d'éthique biomédicale du Centre Sèvres. Il a été un des pionniers de la réflexion sur les problèmes de fin de vie et est l'auteur de nombreux travaux dans ce domaine parus notamment dans la revue Etudes. Mon Père, merci d'être parmi nous. Cette mission, créée dans un contexte émotionnel et médiatique, avait pour but d'apaiser, de poser les problèmes et d'essayer de trouver des solutions concrètes. On a voulu souvent caricaturer son objet : « Etes-vous pour ou contre l'euthanasie ? », « Légiférerez-vous sur ce sujet ? »… Nous nous sommes refusés à cette démarche, préférant rechercher une vérité en nous interrogeant sur ces problèmes complexes, à la fois médicaux et fondamentalement liés à l'existence humaine.

Nous avons, dans un premier temps, reçu des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants des grandes religions monothéistes et des francs-maçons. Dans un deuxième cycle, nous écoutons l’ensemble du corps médical (médecins des soins palliatifs, néonatologues, réanimateurs et médecins travaillant dans des services s’occupant de handicaps lourds et chroniques) avec lequel nous avons progressé et mesuré la complexité du problème auquel nous essayons d’apporter des réponses. Nous terminerons ce cycle d’auditions en écoutant également les associations militant pour l'euthanasie et celles qui accompagnent les malades en fin de vie.

Ensuite, nous étudierons les problèmes juridiques posés par la fin de vie, puisque nous avons parfois l'impression qu'il existe des distorsions entre le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal. Nous avons même l'impression que la population ne connaît pas la loi et que les médecins, ne la connaissant pas très bien non plus, l'appliquent quelquefois individuellement, sans trop saisir les conséquences de ce qu’ils font en toute bonne conscience. En même temps, nous avons l'impression que les pratiques conformes à la morale et à l'éthique, ne sont pas mieux protégées que celles qui y contreviennent de façon flagrante.

Notre mission souhaiterait donc protéger les bonnes pratiques, les encourager et essayer de supprimer les mauvaises dont certaines, de toute évidence, sont dues à un manque d'information du corps médical vis-à-vis de ce problème. Parallèlement la médecine de plus en plus technique a favorisé un allongement de la vie de la population (et il faut s'en réjouir) et s’est accompagnée d’un déni de plus en plus fort de la mort.

Cette synthèse ne correspond bien sûr pas à toutes nos interrogations, mais c'est l'état d'esprit dans lequel nous vous écoutons. Ensuite, nous vous poserons des questions.

Père Verspieren : Merci, Monsieur le Président, pour votre invitation. C'est un honneur pour moi d'être ainsi écouté. Vous avez souligné le nombre et la complexité des questions posées ; j'ai l'impression que vous avez déjà beaucoup avancé dans votre réflexion et ce que je dirai se situera dans la ligne de vos propos.

J'ai été moi-même confronté à ces questions depuis plus de 30 ans. En 1973, je me souviens avoir organisé deux tables rondes sur l'arrêt du traitement en réanimation adulte et pédiatrique. En 1974, j'ai publié des écrits de la psychiatre américaine Elisabeth Kübler-Ross et en 1975, je rendais compte des innovations apportées dans le soin des malades en fin de vie à Saint Christopher's Hospice qui est le berceau des soins palliatifs. Depuis, bien des choses ont évolué. Des progrès considérables ont été accomplis dans le traitement de la douleur et en particulier dans le soin des malades en fin de vie.

Des unités de soins palliatifs, des équipes mobiles, des consultations sur la douleur, etc… ont été mises en place ; la formation des étudiants en médecine et en soins infirmiers et la formation continue des médecins, infirmiers et infirmières, ont également fait de grands progrès. Ce mouvement a été encouragé et stimulé par le Parlement, à en juger par la loi du 9 juin 1999.

Il reste beaucoup à faire, mais je ne voudrais pas développer ce point parce que de nombreux médecins, infirmières et psychologues peuvent le faire.

Le deuxième fait marquant que je retiendrai, concerne les événements d'ordre médiatique. C'est un fait que de fortes pressions sont exercées en faveur de ce que j'appellerais « une acceptation sociale de l'euthanasie ». Je dis « acceptation sociale » parce que c'est un terme large qui ne recouvre pas seulement des possibilités éventuelles de légalisation ou de dépénalisation de l’euthanasie. L'expérience néerlandaise montre ainsi que pendant plus de 15 ans, l'euthanasie a été ouvertement et quasiment officiellement pratiquée sur une large échelle, sans changement explicite du code pénal mais en s'appuyant sur une décision de la Cour Suprême qui avait accepté, en 1984, de se référer à une notion « d'état de nécessité ».

En France, le cas qui a fait l’objet de la médiatisation la plus intense est certainement celui de Vincent Humbert, ce jeune homme tétraplégique. Pour ma part, je m'interroge sur les raisons et les objectifs d'une médiatisation aussi poussée. S'il s'était agi de traiter un cas comme un fait divers révélateur d'un problème de société, on aurait pu s'attendre à ce que la parole soit donnée à tous ceux qui pouvaient apporter un éclairage sur ce cas. Or, dans les médias destinés au grand public, la parole n'a pas été donnée à ceux qui connaissaient le mieux le jeune homme et sa situation, c'est–à–dire l'équipe soignante de rééducation. Les médecins et infirmières de cette équipe n’ont été interviewés que très tardivement dans un journal médical qui n’a donc pas touché un large public.

De plus, peu de médias se sont interrogés sur leur propre rôle dans la demande même du jeune homme et sur l'incitation à la mort que représentait leur manière d'aborder son cas. Il ne faut pas oublier que l’intéressé était moins coupé du monde qu'on ne l'a dit : dans le livre qui lui est attribué, il raconte – cela peut être retenu – qu’il écoutait et qu’il regardait, comme il le pouvait, plus ou moins bien (et plutôt mal) les émissions de télévision. En fait, ces émissions faisaient de lui une sorte de star, comme il l'a dit lui-même dans son livre. Et l’on peut se demander si tout cela n'a pas grandement contribué à l'enfermer dans son désir de mort. Si l'on se situe par rapport à ce fait divers, comment l'interpréter ? Est-ce un exemple d'une nécessité de changement de législation ou est-ce, au contraire, un exemple du fait que l'on peut enfermer quelqu'un et le pousser vers la mort ? Je laisse cette question ouverte.

Je voudrais surtout parler des questions actuelles.

Il reste beaucoup à faire encore pour que les soins palliatifs soient développés dans les différentes régions de France – ce qui n'est pas le cas –, pour évaluer les besoins insatisfaits en institutions, en personnel et en formation des professionnels de la santé. Mais, je ne développerai pas ce sujet car il est largement évoqué par les représentants de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs.

J'insisterai sur l'état du droit en ce qui concerne la limitation et l'arrêt du traitement médical. Cette question me paraît avoir une très grande importance sur les pratiques médicales et sur les réactions de l'opinion publique.

La loi du 4 mars 2002 a modifié la conception des rôles respectifs du médecin et du malade. Les juristes, dans leur majorité aujourd'hui, affirment nettement le droit du patient de refuser des traitements, sans dégager le médecin de toute responsabilité. Mais il semble acquis que le médecin, qui s'incline devant un refus de traitement, ne porte pas la responsabilité de la mort éventuelle de son patient si, devant ce refus, il a suffisamment fait preuve d'insistance.

En revanche, les situations me paraissent moins claires au plan juridique dans les cas d'abstention et surtout d'arrêt de traitement, en l'absence d'une volonté clairement exprimée par le malade. Alors que le code de déontologie est net (il fait un devoir au médecin d'éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique), des juristes et même des professeurs de droit jettent un doute sur la conformité avec le droit français d'une décision d'abstention de traitement qui serait suivie par la mort du malade, alors que cette mort aurait peut-être pu être retardée davantage par la mise en œuvre dudit traitement. Ces juristes évoquent encore aujourd'hui, les notions de délit de non-assistance à personne en péril et parlent même d'homicide volontaire lorsqu'il s'agit d'un arrêt de traitement qui aurait demandé « un geste actif » comme – et je cite l'article d'un juriste – : « débrancher un appareil » ou « appuyer sur le bouton d'arrêt d'une assistance respiratoire ».

Devant de telles affirmations, je juge important de rappeler que de multiples instances éthiques appellent à la prudence dans la mise en œuvre des techniques médicales, que la notion de traitement disproportionné est très largement acceptée du point de vue éthique et qu'il est devenu nécessaire de s'interroger sur les fonctions de la médecine. La Société de réanimation de langue française a proposé récemment comme critère de limitation ou d’arrêt de traitement celui de « situation sans issue médicale possible ». Cela correspond, dans la plupart des cas, au critère de disproportion ; mais dans d'autres cas, pas très nombreux, la vie pourrait sans doute être maintenue, sous une forme extrême, marquée par une souffrance intense ou une absence de communication. S'il est alors requis de continuer à reconnaître pleinement comme personne humaine le malade placé dans cette situation, il est légitime de penser que le fait de s'obstiner à lutter contre un processus de mort à l'œuvre chez ce malade, dont on peut prévoir qu'il ne pourra survivre que sous une forme extrême de vie, dépasserait les limites des fonctions de la médecine. Continuer à lutter contre la mort serait qualifié, en termes populaires, « d'acharnement thérapeutique » et, en termes déontologiques, « d'obstination déraisonnable » (on pourrait même parler « d'obstination inhumaine »).

Dans de telles situations, l'abstention, la limitation ou l'arrêt de traitement apparaissent pleinement légitimes du point de vue éthique. Comment le faire reconnaître clairement par le droit français dans les situations et selon les critères que j'ai énoncés ? Je pense qu'il existe un accord, en France, sur cette question.

Faut-il changer la loi ? Je pense que la complexité des situations rencontrées interdit, sans doute, de vouloir définir par la loi des critères régissant de telles décisions médicales. Il vaudrait mieux envisager d'autres modes de régulations.

Plusieurs rapports, notamment le dernier avis de la Société de réanimation de langue française et le rapport de Madame Marie de Hennezel, proposent d’introduire des adjonctions dans le code de déontologie médicale pour mieux préciser la notion d'obstination déraisonnable. Resterait dans ce cas-là, à faire officiellement reconnaître, fût-ce par une modification de la loi, que de telles règles déontologiques, d'une part, s'imposent aux médecins et, d'autre part, qu’elles valent aussi comme justification de leurs décisions.

On pourrait également envisager qu'une agence officielle établisse des règles de bonnes pratiques cliniques qui soient opposables aux médecins mais qui leur servent aussi de justification. Je crois que vos propos s’inscrivaient dans cette perspective.

Une des grandes questions me paraît être le rapport entre les textes définissant la déontologie médicale, publiés au Journal Officiel, avec le droit appliqué par les tribunaux en cas de plainte. Il me semble très important de clarifier l'état du droit concernant l'arrêt de traitement.

Quant à l'euthanasie, il est primordial de sortir de la confusion. Il me semble révélateur que la consultation lancée par le ministère de la Justice commence par rappeler que « la notion d'euthanasie est susceptible de recouvrir des réalités très différentes » : arrêt des soins, abstention de traitement disproportionné, assistance au suicide, interruption de la vie. C'est donc mettre sur le même plan, en tout cas ranger sous le même mot, des réalités très différentes aux plans éthique et juridique et créer une grande confusion.

Je regrette tout particulièrement l'emploi beaucoup trop fréquent du terme « euthanasie passive » utilisé, même par des juristes, pour qualifier une décision d'abstention ou un arrêt de traitement, alors que ce terme n’est pas présent dans le droit français. Un tel langage tend à faire apparaître comme une transgression, l'abstention ou l'arrêt de traitement quand celui-ci n'a pas été refusé explicitement par le malade, même s'il s'agit d'un traitement que l'on serait en droit de juger totalement disproportionné. Parallèlement, il jette un doute sur la licéité de l'arrêt de traitement et il tend à banaliser le fait de provoquer la mort d'autrui lorsque le mobile est d'épargner au malade des souffrances, ce à quoi on devrait réserver l'emploi du terme « euthanasie ». Il me paraît important d'attirer l'attention sur de telles confusions de langage.

Enfin, j'aimerais développer un dernier point, la perception de la portée d'une acceptation sociale de l'euthanasie.

J'ai parlé tout à l'heure d'acceptation sociale, c'est-à-dire de légalisation, de dépénalisation ou d'acceptation officielle sous une autre forme, plus ou moins déguisée, comme cela s'est passé aux Pays-Bas. A son propos, il faudrait prendre en compte les répercussions qu’elle pourrait avoir sur la mobilisation des professionnels de la santé. On parle trop facilement des soins palliatifs, alors qu’il s’agit en fait d'une proximité de la maladie grave, de la mort et de la souffrance. Dans ces situations difficiles, les professionnels sont confrontés à des situations éprouvantes. Les soins palliatifs demandent de se mobiliser pour apaiser les souffrances corporelle, psychique et spirituelle, spécialement lorsque le malade doute de la valeur de sa vie et que la famille fait pression « pour que cela ne dure plus trop longtemps ». Alors que nombre de ces malades pourraient être aidés à traverser une période difficile et retrouver une acceptation de leur vie, une reconnaissance de l'euthanasie risquerait de démobiliser les équipes de soins palliatifs mais bien d'autres aussi : pourquoi en effet se mobiliser si la société exprime un doute sur le bien-fondé de tels efforts ?

Selon l'expérience de nombreux professionnels oeuvrant dans les soins palliatifs, l'euthanasie ne représente pas pour ceux-ci un complément mais une menace.

Il conviendrait de s'interroger également sur les effets de l’acceptation sociale de l’euthanasie sur la confiance que placent les malades envers les médecins et sur le très grand nombre de personnes qui estiment être devenues un poids pour leur entourage et une charge pour la société. Une acceptation officielle de l'euthanasie serait reçue par certaines d'entre elles comme une invitation au sacrifice, surtout à notre époque où l'on commence à dire un peu partout qu'il y a beaucoup de personnes très âgées, qu'elles sont une charge pour notre société et qu'elles coûtent cher. L'invitation au sacrifice, est-ce le discours que notre société veut tenir envers ses membres les plus vulnérables ?

L'acceptation sociale de l'euthanasie est–elle la conquête d'une nouvelle liberté pour les personnes atteintes d'une maladie grave ou affrontant un handicap important ? Je juge que ce discours, d’une part, ne tient pas compte du fait qu’il est possible, mais en se mobilisant, de répondre autrement à la demande des malades qui souffrent ou qui doutent d'eux-mêmes et que, d’autre part, il ferait peser de lourdes pressions sur nombre de personnes vulnérables. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le Comité consultatif national d'éthique dit que : « l'interdit du meurtre a vraiment une valeur fondatrice ».

Voilà ce sur quoi je voulais attirer votre attention, mais je souhaiterais faire également quelques remarques sur une autre dimension de l'accompagnement de la fin de vie : le soin des personnes avancées en âge ou atteintes de maladies chroniques. Leur nombre est devenu important et les institutions adaptées au soutien et aux soins de ces personnes risquent de manquer. Ces personnes ne relèvent plus tellement d'une médecine technique, elles n'ont plus leur place dans les grands hôpitaux spécialisés actuels. Elles ont surtout besoin que l'on prenne soin d'elles, au sens le plus classique du terme, avec les dimensions médicales, infirmières et sociales de ce soin. C'est un problème nouveau qu'il faudra affronter ; c'est sur ce groupe de personnes que la canicule de cet été a attiré l'attention.

Je pense que l’accompagnement de leur fin de la vie est devenu une question d'importance majeure. Certaines modifications de la loi sont peut-être nécessaires, mais il serait sans doute plus utile de formuler des recommandations à l’égard des pouvoirs publics et des responsables de l'action sanitaire et sociale pour faire en sorte que ces personnes, atteintes de maladie chronique ou avancées en âge, obtiennent un meilleur soutien social, un soin plus adapté, des traitements médicaux peut-être pas très spécialisés mais maniés avec suffisamment de prudence et la création d'institutions adaptées aux nouveaux besoins.

C'est ce que je tenais à vous dire à l'ouverture de cette rencontre.

M. le Président : Merci beaucoup, mon Père. Nous sommes très intéressés par le fait que vous reveniez sur ce diagnostic que nous subodorons surtout depuis nos dernières auditions, à savoir qu'il n'existe pas de protection efficace dans l'état actuel de notre droit pour des médecins qui respectent parfaitement la morale et la déontologie dans leur pratique médicale.

C'est une inquiétude pour nous, parce que non seulement cela fragilise un corps médical qui est contesté dans son autorité, dans sa hiérarchie, dans sa transversalité, dans son rapport avec le malade mais, en même temps, parce que ce peut être un élément pour favoriser des pratiques clandestines ou des euthanasies à la sauvette.

Vous avez dit, par ailleurs, que vous souhaitiez que le droit soit clarifié mais vous avez plutôt orienté cette clarification vers le code de déontologie, un peu comme l'avait fait Madame Marie de Hennezel en nous incitant à en revoir l'article 38. Or, le législateur n'a pas la possibilité de modifier un texte réglementaire dont nous constatons qu’il a été ébranlé et remis en question, en partie, par la loi du 4 mars 2002.

Ne pensez-vous pas que nous devrions plutôt essayer de préciser comment mieux protéger au travers du code de la santé publique, voire du code pénal, les bonnes pratiques des médecins agissant dans le cadre particulier que vous avez défini et qui est assez complexe, même s'il peut être facilement vérifié (décision collégiale d'interruption ou de refus de soins) ? Nous pourrions ainsi faire évoluer ultérieurement le code de déontologie, bien que l'ensemble du monde médical ne semble pas le souhaiter.

Nous avons, d'un côté, un code figé par la profession, des praticiens instables dans leurs bonnes pratiques et, de l’autre côté, des sociétés, en particulier la Société de réanimation qui a beaucoup travaillé sur le refus et l'interruption de soins, qui font des propositions et qui agissent au quotidien dans les hôpitaux français (150 000 arrêts de machine par an). Paradoxalement, nous sommes dans une situation où nous ne pouvons pas leur dire comment nous allons les protéger, alors que nous n'avons pas vu la moindre réticence chez les philosophes, les religieux, les francs-maçons, les historiens et les défenseurs de l'éthique à cette action raisonnable d’arrêter la survie technique et de laisser venir la mort naturelle.

Pour ne pas répondre à la question : « Faut-il ou non légiférer ? », ne devrions-nous pas essayer de modifier la loi à la marge, pour la clarifier et pour protéger les bonnes pratiques ?

Vous avez également évoqué la création d’une agence indépendante chargée d’émettre des recommandations qui serviraient de protection et de référence au juge, confronté à des situations particulières où la mort aurait été donnée ou permise, et dont la saisine lui permettrait de vérifier que la bonne pratique a bien été utilisée. Pensez-vous que cette piste est raisonnable ou qu’elle ne pourrait pas être suivie en cas de problème judiciaire ?

Par ailleurs, lors de nos dernières auditions, la situation des personnes lourdement handicapées et profondément dépendantes a été évoquée. Nous nous rapprochons donc du cas Humbert sur lequel, jusqu'à présent, les membres de la mission restaient indécis. Néanmoins, une réflexion émerge qui consiste à penser que si, dans ce cas précis, on s'était posé, sur le plan de l'éthique, des questions sur la façon dont il allait survivre, un certain nombre d'interventions qui ont conduit à sa survie dans les conditions que nous connaissons, n'auraient pas été pratiquées.

Peut-on, enfin, considérer une sonde gastrique, une alimentation artificielle comme des traitements ? Si c’était le cas, cela permettrait de dire que lorsqu’un malade conscient désire rentrer chez lui, refuse une alimentation artificielle, une perfusion, un traitement mais souhaite que l'on prenne soin de lui, il ne se trouverait pas dans une situation de suicide ni d'euthanasie mais dans une situation d’acceptation de la fin de vie où il refuserait tout acharnement. N'est-ce pas une petite porte qui s'ouvre, un début de réponse à quelqu'un qui, n'ayant pas la capacité physique de se suicider, pourrait ainsi demander qu'on le laisse tranquille pour finir sa vie de façon naturelle, en faisant en sorte qu'il ne souffre pas, avec éventuellement une sédation ?

Père Verspieren : Vous avez repris l'ensemble des questions posées.

Il est vrai que le législateur n'a pas d'action directe sur la rédaction du code de déontologie, celui-ci résultant d’un décret en Conseil d’Etat. J'ai repris cette idée car c'était l'une des formules possibles, mais je pensais davantage à l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (ANAES).

La loi du 4 mars 2002 prévoit que le malade doit être informé selon de bonnes pratiques cliniques précisées par l'ANAES. De la même façon, de bonnes pratiques cliniques sur le maintien ou l'arrêt de traitement ne pourraient-elles pas être rédigées sous la direction de l'ANAES et des conférences de consensus avalisées par cette même agence ? La loi ne pourrait–elle pas dire : « Voilà les règles de bonnes pratiques qui s'appliquent aux médecins » ?  Les médecins y étant soumis, il n'y aurait pas lieu de les poursuivre s'ils agissaient conformément à ces pratiques. Je ne suis pas juriste, mais c'est ce à quoi j'avais pensé. Est-ce insuffisant ? Faut-il changer le code de la santé publique ? Je crois que c'est de votre responsabilité.

En France, on essaie de tout faire entrer dans la loi, ce qui est assez critiqué par nos voisins. Nous sommes peut-être un peu des maniaques de la loi mais, en tout cas, je dis qu'un problème se pose.

M. le Président : La loi danoise dit, par exemple, que l'on ne peut poursuivre un médecin qui, dans le cas d'une maladie incurable, irréversible, a interrompu les soins de manière collégiale. Nous pourrions faire de même, en renvoyant au code de déontologie ou à l'ANAES.

Père Verspieren : Que des règles de bonnes pratiques définies par l'ANAES apportent une protection aux médecins, oui. Mais, avec le droit actuel, si le malade exprime un refus net, cela apporte une protection au médecin qui peut s'en réclamer. C'est ce que je lis dans des articles de juristes, sans l'être moi-même. Une telle agence ou d’autres institutions pourraient, le cas échéant, vérifier que le médecin s'est conformé à ces bonnes pratiques mais à propos de quoi ? Si c'est à propos du refus de traitement ou de l'arrêt du traitement, il n’est pas nécessaire de changer le code pénal. Je me demande si nous n'avons pas un droit suffisant et clair dans lequel des juristes ou des magistrats cherchent « la petite bête ». Le fait de décider de traitements adaptés est conforme à notre droit. Mais s’il s’agissait alors d'une enquête d'une agence à propos d'une décision de provoquer la mort, ne serait-ce pas ce que j'appelais « une certaine forme d'acceptation sociale de l'euthanasie » ?

M. le Président : Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que le juge, qui n'est guère formé à ces pratiques, confond l'arrêt d'une machine et la provocation de la mort. Dans ces cas particuliers, il pourrait peut-être lui être demandé d'interroger une agence particulière à titre d'expert avant de déclencher une mise en examen ou une inculpation quelconque.

Père Verspieren : Qu'il y ait un examen de ce qui a été pratiqué avant de mettre en examen des personnes me paraît être, sans connaître la procédure pénale, une règle de sagesse. Cependant, s'agit-il d'examiner ce qui s'est passé et d'en rendre compte ou d'apporter une couverture par rapport à ce qui est jugé contraire au droit ?

M. le Président : Ce sont des milliers de cas de figure.

Père Verspieren : Il faudrait examiner la situation avec beaucoup de précaution, parce que c'est à partir de la création de telles commissions que l'acceptation sociale de l'euthanasie s'est développée aux Pays-Bas sur une grande échelle, avant même qu'elle ne soit dépénalisée. C'est ce qui fait toute la complexité de ces questions. On cherche à faire quelque chose, mais le résultat est autre.

Concernant l'alimentation artificielle, le grand débat international, assez hypocrite, est le suivant : apporter des nutriments à travers une sonde relève-t-il de l'ordre de la nutrition d'un malade ou d'un traitement médical ? On peut dire, je pense, que si un malade refuse l'alimentation, le médecin doit insister et essayer de comprendre selon la loi actuelle. Cependant, je crois qu'il devrait s'incliner devant un véritable refus d'alimentation artificielle après avoir tout fait pour lever ce refus.

Est-ce conforme au droit ? Je le penserai plutôt. C’est en tout cas conforme à l’éthique, car on n'a pas à nourrir– les soignants parlent de « gaver » – quelqu'un contre sa volonté. Ceci pourrait être dit, c'est encore relativement clair lorsque la personne peut s'exprimer. Cela résoudrait les cas de ceux qui ne sont plus maîtres de leur corps, dont vous parliez.

M. le Président : Pardon de vous interrompre encore, mais je prends la mission à témoin, je m'interroge à haute voix sur le malade qui ne s'exprime pas. Dans ce cas, la prise en considération est collégiale et l'arrêt thérapeutique dépend du caractère réversible ou pas de la situation médicale. Le problème est plus médical puisque le malade ne peut pas être interrogé.

Mais ce que nous demande une petite fraction de la population, c’est : « Pourquoi ne pas nous laisser mourir quand nous le souhaitons et quand nous pouvons l'exprimer ? » Dans ce cas, quand le malade peut manifester son souhait de vouloir se donner la mort mais qu'il ne peut pas le faire faute de capacité physique, a-t-il le droit de refuser les soins ? Au nom de la liberté de chaque individu, on aurait tendance à répondre oui. En tout cas, il a le droit de refuser les traitements. Pour autant, a-t-il le droit d'être l'objet de soins qui lui permettent de ne pas souffrir de l'arrêt d'une perfusion, d'une respiration artificielle ou d'un gavage? On peut là–aussi répondre par l'affirmative puisque tout malade a droit à des soins palliatifs.

N'est-ce pas alors vider de son sens le problème des malades qui demandent, lucidement, de façon réitérée et en résistant à l'argumentaire familial et médical, la fin de leur vie ? N’est-ce pas un moyen de ne pas les obliger à survivre et de laisser le cours de leur vie s'achever, en prenant soin d'eux, sans pratiquer de thérapeutique ou de soins artificiels ? C'est peut-être une réponse, en tout cas une partie.

Père Verspieren : Vous devriez poser la question à des soignants, des médecins notamment. Je plaide pour le droit du malade au refus de soins. Dans un tel cas, s'il maintient vraiment son refus, les soignants ont le droit d'essayer de l'empêcher de souffrir et, en même temps, je sens que des soignants, notamment des infirmières, pâliraient devant la perspective d'être pendant une quinzaine de jours à côté de quelqu'un dépérissant. Je ne peux pas dire autre chose. Il faut que vous interrogiez sur ce point les médecins et les soignants que vous devez encore rencontrer.

J'ai travaillé sur l'état végétatif chronique avec des infirmiers et des infirmières. Nous avons réfléchi sur la question de l'alimentation artificielle pour des personnes ne pouvant pas s'exprimer. Pour ma part, j'ai posé la question du maintien de la nutrition artificielle et j'ai senti combien ils étaient révulsés à la pensée de laisser mourir quelqu'un d'inanition sous leurs yeux. Cette situation est difficilement supportable par certains soignants mais, au plan des principes, je serais plutôt tenté de l’approuver.

M. le Président : C'est aussi une violence donnée et ressentie par les soignants que d'effectuer des thérapeutiques contre l'avis exprimé clairement par le malade. L'arrêt de toute thérapeutique en est également une. C'est la raison pour laquelle des euthanasies clandestines se pratiquent, notamment parce que le soignant ne supporte pas que l'agonie dure lorsque le combat est jugé achevé.

Père Verspieren : Il faut peut-être rappeler aux médecins et aux infirmières que cette fin de vie est difficile à supporter, qu'ils ont à aider le malade à ne pas souffrir, mais qu'ils doivent également être formés et réfléchir à la question pour supporter ce temps de vie qui reste.

M. le Président : Bien sûr.

Père Verspieren : Dans certains cas récents, c'était le problème. L'arrêt de machine, soit, mais que s'est-il passé après ou juste avant ?

La véritable sédation, c'est apaiser le malade en le laissant vivre les jours qui lui restent à vivre et qui sont parfois jugés trop longs par les médecins.

En mettant l'accent sur l'arrêt de traitement, on peut dire : « Vous êtes protégé en arrêtant les traitements, mais ne tuez pas les malades après l'arrêt de traitement. »

M. le Président : C'est différent.

Père Verspieren : C'est la question.

M. le Président : Dans une récente affaire médiatisée, ce n'est pas l'arrêt de la machine qui pose un problème, mais l'injection de chlorure de potassium qui suit immédiatement cet arrêt et qui montre bien qu'il y a une double intentionnalité.

Père Verspieren : Oui...

M. Pierre-Louis Fagniez : J'ai été très intéressé par vos propos qui montrent bien que vous ne souhaitez pas qu’une modification de la loi aménage une exception d'euthanasie.

Vous nous avez à juste titre montré que, pour notre société concernée dans son ensemble par les problèmes posés, les médias sont un relais et un guide, incapables de transmettre des notions avérées leur permettant de prendre de vraies responsabilités, au moins dans leur jugement.

Les juges sont une deuxième grande catégorie à devoir prendre une part particulière au débat. Cependant, au travers de toutes les auditions, nous n'avons pas réussi à bien comprendre ce que l'on attendait d’eux, alors que l'on a toujours cherché à savoir ce que l'on attendait des équipes soignantes dont vous avez très bien parlé.

J'aimerais que vous me donniez votre avis sur ces différents rôles dévolus à la société, à la médiatisation et aux juges, en prenant pour exemple le cas Humbert. Admettons que nous ayons eu une médiatisation sur les soins palliatifs prodigués pour l'accompagnement de fin de vie ; il est très vraisemblable alors que nous aurions su comment Vincent Humbert a fini son existence, non pas ses derniers jours mais les derniers six mois au cours desquels il était complètement encerclé, presque revenu dans le sein maternel puisque sa mère avait refusé l’intervention d’un psychologue et des kinésithérapeutes et avait rejeté l'hospitalisation à domicile. Si ces conditions avaient été rendues publiques, on se serait dit : « C'est bizarre, cette femme a finalement soustrait ce jeune homme – peut-être avec son aval – en lui permettant d'exiger des choses qu’il n’aurait pas réclamées s'il avait disposé, au titre de la loi du 4 mars 2002, de tout ce que l'on doit offrir à une personne dans une situation tellement exceptionnelle ».

A partir de ce moment, on aurait mieux compris la part de responsabilité de l'un et de l'autre, c'est-à-dire de la mère. On aurait également mieux compris dans quelles conditions ce pauvre Monsieur Chaussoy, qui ne doit pas être un habitué de telles situations, a été victime de cet encerclement maternel et de la médiatisation qui a fait aussi de lui une star.

Alors que pendant trois semaines la nouvelle a été tue, nous avons su dès le lendemain, ici à l'Assemblée nationale, que Vincent Humbert avait été exécuté d'une injection de chlorure de potassium. Cette vérité n'a pas été exprimée par le docteur Chaussoy qui n'avait pas la formation qui convenait pour répondre à ses juges. Ces derniers ont ensuite été attaqués pour avoir découvert la vérité, pour avoir fait leur métier normalement : procéder à des recherches, découvrir un taux de potassium considérable et conclure qu'il s'était passé ce que l'on fait lors de l'exécution d'une personne dans les Etats d'Amérique où elle se pratique.

Pendant ces trois semaines, la société française a été matraquée par une médiatisation où la vérité n'était pas exprimée parce que non connue. S’agissant de la médiatisation, nous ne changerons pas cet état de fait par des lois.

De la même façon – vous l’avez dit – que ce n'est pas par des lois qu'une règle fondamentale est édictée. La Société de réanimation de langue française a écrit que jamais, le chlorure de potassium ne devait être utilisé. Et vous avez raison de parler de l'ANAES en disant qu'elle pourrait édicter cette règle fondamentale qu’il est inutile de faire figurer dans la loi puisqu’elle est déjà écrite partout, que tous les médecins la connaissent (ceux qui l'ignorent ne devraient pas s'occuper de ce type de problème). Dès lors, je ne peux pas imaginer qu'un réanimateur comme le docteur Chaussoy ne l'ait pas connue et je crois qu’en fait, il a été victime d'une telle pression médiatique qu'il a déraillé. Cela arrive dans tous les métiers.

Quant aux juges, ils apparaissent, dans cette affaire, complètement décalés, alors qu’ils font sans doute leur travail et l'exercent jusqu'au bout pour que la société s'y retrouve. Même s’il est vraisemblable que le docteur Chaussoy ne sera pas condamné à une lourde peine, croyez-vous, en tant que prêtre, qu’un tel cas doit ou non être examiné par la justice ?

La médiatisation de cette affaire n'a pas fini d'être une errance : le Conseil de l'Ordre du Pas-de-Calais a lancé un appel pour défendre le médecin, c'est-à-dire défendre une faute. Comment est-ce possible ? Il faudrait bien sûr soutenir le docteur Chaussoy, sans agir toutefois comme s’il fallait le défendre, même s’il avait écrasé quelqu'un en roulant à 150 à l'heure.

Enfin, vous nous avez parlé de l'épuisement des équipes de soins palliatifs. Dans les services non spécialisés, l'accompagnement de fin de vie s'effectue couramment, mais le personnel rencontre certainement cette difficulté d'accompagner, surtout lors d'un refus de traitement, parce que, parallèlement, il soigne des malades qui vont vivre. C'est pour cette raison que certains, dont je suis, militent pour l'accompagnement de vie dans tous les services et non pas dans des unités où l'on ne fait que mourir.

Comment, dans les unités des soins palliatifs, exiger des équipes – je m'adresse à vous, en tant que prêtre – qui ne voient que des personnes qui vont mourir, qu'elles gardent l'esprit serein ? Quant à nous, devons-nous continuer à encourager ce type d'unités où l'on démoralise les personnels ou, au contraire, devons-nous encourager tout le monde à assumer ces morts ? Des personnes pourraient être formées et les unités de soins palliatifs ne devraient plus être que des laboratoires de recherche permettant aux autres de progresser.

Père Verspieren : Vous m'avez demandé comment j'appréciais, en tant que prêtre, ce que l'on peut attendre de la justice par rapport au docteur Chaussoy : je n'ai pas à me prononcer sur des faits que la justice doit examiner. Cependant, si l’intéressé a effectivement fait des injections de chlorure de potassium et de curare à dose suffisante pour accélérer la mort, selon l'éthique que je défends, la déontologie médicale et la loi française, il a commis une faute. Ces situations méritent d'être exprimées et reconnues.

Quant au rôle du juge, il est de juger les personnes (il est toujours confronté à un cas singulier) en tenant compte de toutes les circonstances. Vous avez longtemps insisté sur le fait que le docteur Chaussoy était peut-être une victime des médias. Si ce que l'on dit de son acte est exact, il a commis une faute, mais je ne me prononce pas sur les faits. Comment juger une personne ? Le code pénal prévoit des peines maximales et le juge, en fonction de cela, doit examiner le cas singulier. En l’occurrence, je reprendrai votre expression : je crois que le docteur Chaussoy a déraillé.

Cependant, le problème est plus général parce que les réanimateurs français n'ont pas assez réfléchi à que faire après un arrêt de traitement. Un travail devra être mené sur ce sujet. Ceci explique peut-être partiellement que ce médecin ait déraillé, si c'est le cas.

Quant à la peine, ce n'est pas de mon ressort, c'est le rôle du juge qui peut être très clément. Je ne milite pas pour que les personnes soient écrasées par des condamnations, mais pour qu'il y ait un droit dont la valeur symbolique soit pleinement reconnue dans la société. Cependant, si le docteur Chaussoy était totalement innocenté, absout, cela poserait un problème au plan symbolique. Mais dire s'il est souhaitable qu'il soit condamné à une peine avec sursis, n'est pas de ma compétence.

M. Pierre-Louis Fagniez : Ce n'est pas la question que je pose. Je voudrais connaître votre raisonnement vis-à-vis des juges. On parle toujours de la société, des journalistes, des médecins, des infirmières mais jamais des juges.

Père Verspieren : Ils doivent montrer les références de la société et opérer des condamnations en tenant compte de toutes les circonstances particulières.

M. Michel Vaxès : Ma question s'adresse à notre invité mais aussi à mes collègues, puisque nous réfléchissons ensemble dans un dialogue à plusieurs voix.

Le Président m'a convaincu, avec les éléments que nous avons pu avoir, qu'il faut nous extraire du cas Humbert mais retenir le tabou clinique qu'il présente. Indépendamment du cas médiatisé dans des conditions particulières, il nous faut prendre de la distance pour revenir à la question, que vous avez évoquée, d'une demande persistante d'arrêt du maintien technique en vie. Si je vous ai bien compris, mon Père, vous dites que si le malade réitère sa demande après que tout a été fait pour modifier sa volonté, il faut l’entendre.

Vous avez ajouté le problème du patient à qui l'on a reconnu le droit à l'arrêt du maintien artificiel de sa vie et son droit à un dépérissement, qui est une épreuve extrêmement difficile pour lui mais aussi pour l'équipe médicale. Le résultat en est connu puisque c'est la fin de la vie. Dans ce cas, le meilleur moyen de l'accompagner peut être la sédation, plutôt que de laisser l'équipe médicale assister à son dépérissement. On va ainsi abréger les souffrances du malade, de sa famille et l'épreuve de l'équipe médicale. Est-ce concevable et, dans ce cas, comment faire en sorte que personne n'assiste à une agonie qui durerait trop longtemps ?

Par ailleurs, le Président m'a inspiré une autre question lors de son intervention. La vérification par une agence que tout s'est passé selon les bonnes pratiques médicales et le fait de demander au juge de le vérifier, est-ce compatible avec l'indépendance de la justice ? Cette agence n'étant pas mise en place par la justice mais par l'exécutif, il se pose un problème juridique de compatibilité de cette vérification avec la procédure judiciaire.

Si ces bonnes pratiques ne sont pas inscrites dans le texte de la loi, avec les termes adaptés à trouver, je crains que nous soyons confrontés à des difficultés.

Mme Martine Aurillac : Nous avons évoqué différentes catégories qui rencontrent des problèmes (les juges, les soignants) mais pas les familles.

Père Verspieren : Sachant que je plaide pour le moins de lois possible, je crois qu'il faut aller dans le sens de l'affirmation d'une liberté par rapport à la médecine. Nous sommes tous libres par rapport à la médecine. Nous pouvons donc refuser des traitements recommandés par le médecin. La loi du 4 mars 2002 le prévoit déjà et suffisamment. Faut-il le préciser davantage ?

Il est peut-être nécessaire d'inscrire dans la loi, dans le code de la santé publique, si vous le jugez utile et si les autres voies proposées ne sont pas acceptables, que n’est pas passible de poursuites, le médecin qui s'inclinerait devant un véritable refus de traitements ou de soins ou qui arrêterait des traitements qu'il juge ne plus être adaptés à la situation du malade. Mais, nous ne résoudrons pas toutes les difficultés. Il s'agit de trouver une société qui manie avec justesse la médecine.

Il est vrai que si des traitements sont arrêtés, il faut ensuite soigner et accompagner la personne, à laquelle on peut épargner des souffrances par les techniques existantes. Il n'y aura donc pas d'agonie au sens propre du terme (à savoir une lutte désespérée et emplie de souffrance) mais des jours qui précéderont la mort. Notre société doit accepter ce fait, dispenser les formations nécessaires et apporter un soutien aux soignants et aux familles pour le supporter. Cela va un peu contre une tendance de notre société, car nous vivons mal l'attente. Il est humain de supporter la durée du temps, surtout lorsqu'il s'agit du départ d'un proche.

Il n’y a donc pas à répondre à toute demande, sinon on pervertit le droit. Et, pour ma part, je crois qu’il faut se défier de cette notion d'exception d'euthanasie. Telle qu'elle a été employée, je pense que c'est un abus de langage juridique, car l'exception porte sur les procédures et non sur les actes.

Enfin, en conclusion, attention à ne pas avaliser une certaine forme d'acceptation sociale de l'euthanasie par une voie détournée. C'est le risque de toutes les sociétés occidentales. On va faire un petit « truc » juridique sans beaucoup de portée. Or, ceci a conduit, dans les années 1995, à ce que 6 % des morts aux Pays-Bas soient dues à une décision médicale de mettre fin à la vie, avec ou sans demande. Il suffit de petites modifications et d'une volonté de fermer les yeux. Donc, attention ! Je plaide fermement pour que soit pris en compte ce risque d'introduire une acceptation sociale de l'euthanasie par une voie détournée.

M. le Président : Merci, mon Père. Soyez sûr que nous entendons la voix de la prudence dans cette mission.

Père Verspieren : Merci de m'avoir invité.

Audition de M. Henri Caillavet, Président d’honneur de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD)


(Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Né le 13 février 1914, vous avez fait vos études au lycée d’Agen, puis à la faculté de droit de Toulouse. Vous êtes docteur en droit et diplômé d’études supérieures en sciences pénales. D’abord avocat à la Cour d’appel de Paris, vous avez été député du Lot-et-Garonne, secrétaire d’État à la France d’Outre-mer, puis aux affaires économiques, ensuite au Plan puis à la marine, sénateur du Lot-et-Garonne, membre honoraire du Parlement depuis 1983, représentant à l’Assemblée des communautés européennes de 1979 à 1984. Vous êtes membre du Comité consultatif national d’éthique depuis 1991 et président d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), et c’est à ce titre que nous vous écoutons aujourd’hui.

La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie a choisi une démarche thématique – je prie mes collègues de m’excuser de reprendre à chaque fois les mêmes propos de présentation –. Nous avons replacé d’abord le problème dans son contexte philosophique, sociologique et historique puis nous avons entendu les grandes religions monothéistes ainsi que les loges maçonniques.

Dans un second temps, nous avons auditionné des représentants du monde médical. Nous auditionnons actuellement les associations avant d’aborder le volet juridique du problème. Enfin, nous écouterons les politiques et en particulier, M. le Ministre de la santé et M. le Garde des sceaux, avant de remettre un rapport collégial dans lequel nous formulerons des propositions.

Je dirais que l’état d’esprit de notre mission est ouvert, attentif et calme. Il nous paraît en effet assez dangereux de modifier précipitamment le code pénal juste après un cas très médiatisé ayant suscité une émotion nationale. Nous n’écartons aucune hypothèse, nous sommes dans une démarche de recherche de la vérité. Nous avons, en travaillant, fait quelques acquis de base. Je crois pouvoir m’exprimer au nom de la mission, mais si certains membres veulent exprimer des désaccords, ils peuvent m’interrompre. Ceux qui souhaitaient une dépénalisation de l’euthanasie comme ceux qui pensaient qu’il ne fallait toucher à rien sont tombés d’accord sur le fait que la situation n’est pas claire.

Notre mission a fait les constats suivants :

– Le corps médical est un peu déstabilisé, craignant d’être mis en examen du jour au lendemain pour des pratiques pourtant conformes au code de déontologie et à l’éthique mais pénalement répréhensibles.

– Il semble, sans que cela soit vraiment comptabilisable, qu’un certain nombre d’euthanasies clandestines, à la sauvette et sans grand respect de l’individu, se pratiquent encore dans notre pays.

– Les soins palliatifs ne sont pas toujours une alternative à la demande de mort mais mériteraient une meilleure prise en compte.

– La démarche médicale devrait être une démarche globale, ce qui éviterait d’avoir d’un côté des médecins techniciens s’occupant de la vie et de l’autre des médecins humanistes accompagnant la fin de vie.

– La formation des médecins est insuffisante dans le domaine des soins palliatifs et de l’accompagnement de la fin de vie. Toute une génération de médecins a suivi un cursus médical dans un contexte d’une médecine accomplissant sans cesse des progrès. Cette absence de formation éthique est peut-être la rançon de dix ans d’espérance de vie gagnée. Les médecins considèrent la mort d’abord comme un échec.

– Notre société nie la mort, efface le deuil et ne supporte pas les mourants.

J’espère ne pas avoir trahi, puisque notre réflexion est collégiale, la pensée des uns et des autres. En tout cas, j’ai essayé de vous présenter le plus synthétiquement possible, l’état de nos travaux à ce jour.

Merci d’être là. Vous avez la parole.

M. Henri Caillavet : Monsieur le Président, mesdames, mes chers collègues, je vous prie de croire à la sincérité de mes remerciements. Vous l’avez rappelé, j’ai longtemps été parlementaire, pendant 38 ans. J’ai siégé dès la Libération à l’Assemblée nationale constituante jusqu’en 1958, j’ai été le premier vice-président de la Commission des finances et je conserve de ma jeunesse, un souvenir ému.

J’aurai 90 ans dans quelques jours, c’est vous dire que par rapport à la mort, j’ai une certaine sérénité. J’ai été sénateur et il est vrai que j’ai été un législateur assez audacieux. J’ai la chance d’avoir fait voter des textes qui, à l’époque, ont surpris mais qui aujourd’hui sont tombés dans le droit commun.

Je suis très respectueux de la pensée des autres. Je suis un combattant, un batailleur. Si j’ai des convictions, je respecte beaucoup celles des autres et je suis parfois peiné – moi qui ai connu l’exaltation de la résistance et du combat face à l’ennemi – de l’égoïsme, du sectarisme de trop de personnes, en particulier dans le monde politique, de ce clivage permanent, alors que nous avons en charge l’intérêt commun.

M. le Président : Il n’y a pas de clivage politique au sein de la mission.

M. Henri Caillavet : Je m’en doute. Je vais vous dire pourquoi je vous crois volontiers. J’ai été deux fois président d’une commission de contrôle et trois fois président d’une mission d’information. Le travail s’est toujours fait dans une grande collégialité et nous avons toujours abouti à des rapports cohérents.

Pourquoi cet intérêt personnel par rapport à la mort ? Je dirais que c’est parce que deux événements ont marqué ma vie.

Le premier a eu lieu alors que j’étais avocat fiscaliste à Paris et avocat de groupes financiers. Les faits sont les suivants. Le président d’un groupe financier, polytechnicien, est frappé d’une attaque, il est quasiment mourant, il est démissionné. A l’époque, il était possible de payer les droits de succession avec des « rentes Pinay » mais il fallait les détenir depuis un certain laps de temps. Ce président qui aurait dû mourir sera donc mis en survie végétative. Il est ventilé et, avec une sonde gastrique, est nourri jusqu’à ce que soit atteint le délai fatidique de 23 jours, au bout duquel les droits pouvaient être allégés et la succession s’ouvrir. J’ai été profondément bouleversé par cette situation, d’autant que les médecins qui intervenaient n’avaient pas connaissance des intentions de la famille.

Un second événement m’a beaucoup influencé : avec mon frère pharmacien, nous avons aidé notre père à mourir.

Mon père était un homme d’une grande distinction, président de la Fédération radicale et radicale socialiste du Lot-et-Garonne, j’ai d’ailleurs été élu sur son nom. Il était un vénérable de la Loge, c’était un franc-maçon, comme moi, engagé. Tous ses compagnons étaient morts, son épouse n’était plus là et nous venions de perdre notre sœur d’un cancer. Mon père – qui allait être nonagénaire – nous a fait savoir à l’un et à l’autre qu’il avait l’intention de se suicider. Nous avons discuté, dialogué. A l’époque, j’avais déjà quatre fils. Je lui ai dit : « Papa, tu n’as pas le droit, tu as encore la chance de pouvoir vivre à nos côtés.».

Mais sa décision était arrêtée. Mon frère et moi, nous nous sommes posé la question : allons-nous laisser notre père seul dans cet instant unique où l’on bascule vers l’inconnu – croyant ou non croyant, c’est l’inconnu – ou bien devons-nous être à ses côtés, pour l’aider et l’apaiser ? Nous avons pris cette dernière décision. Le plus douloureux n’est pas d’avoir aidé notre père à mourir, c’est d’avoir gardé secrètement cette décision au fond de notre conscience ; car ni mon frère ni moi n’en avons parlé, même à nos femmes, car l’acte était attentatoire, criminel. Mon frère était pharmacien, j’étais avocat. Ce n’était pas une question de manque de confiance en nos compagnes, mais pourquoi jeter le trouble dans le cœur de deux belles filles qui adoraient mon père ? Le pire a donc été de devoir se cacher.

Voilà dans quelles conditions j’ai été amené à me préoccuper des problèmes de la fin de vie.

J’ai par la suite déposé au Sénat, en 1976, un texte contre les abus de l’acharnement thérapeutique, la délivrance de morphiniques et, indirectement, la reconnaissance de l’euthanasie. M. Alain Poher, qui était un de mes amis, quelqu’un de très distingué, a considéré que ce débat était un débat de société. Bien que j’aie été battu en commission, il a fait inscrire le texte à l’ordre du jour du Sénat. Le débat fut long, il a duré des heures et des heures et ce texte a été rejeté à une voix de majorité.

Je dénonçais alors les abus de l’acharnement thérapeutique, que je ne confonds pas avec la persévérance médicale. Il y a persévérance quand une thérapie permet une amélioration significative de l’état d’un patient. Il y a abus thérapeutique quand aucune thérapie ne peut plus protéger le destin de l’humain. C’est la raison pour laquelle j’ai continué ce combat et que j’ai accepté, lorsque je n’ai plus été parlementaire, de devenir le président de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) qui regroupe aujourd’hui 35 000 personnes.

Le hasard de la vie fait que depuis 13 ans, je suis membre du Comité consultatif national d’éthique. Vous avez d’ailleurs entendu M. le Professeur Sicard, son président.

Voilà donc les raisons pour lesquelles je me suis battu sur ce thème. Ce que je demande moi, Henri Caillavet, en tant que citoyen et en tant que président d’honneur de l’ADMD, ce n’est pas une loi sur la mort. Vous avez eu raison de dire qu’il y a eu un battage médiatique insupportable autour de l’affaire de ce jeune garçon, Vincent Humbert. C’est effroyable. Nous n’avons pas le droit de nous nourrir avec tellement de volupté de la détresse d’une mère et de la mort tragique d’un fils.

Je me suis battu non pas pour une loi sur la mort – chaque mort est singulière, chaque mort est particulière, aucune ne ressemble à une autre – mais pour la dépénalisation de l’euthanasie. En d’autres termes – ce que d’ailleurs disait très bien le rapporteur le pasteur Collange avec lequel j’ai travaillé dans le cadre du groupe technique au sein du Comité consultatif national d’éthique – il serait parfois possible de transgresser l’intransgressable. Ces exceptions seraient de la même nature que celles que nous avions déjà votées avec la loi sur l’interruption volontaire de grossesse.

J’avais proposé, en tant que député devant mon groupe parlementaire, un texte en 1951 pour l’avortement que je considère comme une liberté essentielle qui n’appartient qu’à la femme. J’ai été battu. J’ai repris ce texte, beaucoup plus généreux que celui de madame Veil, devant le Sénat, j’ai encore été battu, mais avec le docteur Mésard, nous avons soutenu par la suite, bien évidemment, l’action de madame Veil.

L’avortement reste toujours un délit, sauf dérogation et exception qui permettent l’interruption volontaire de grossesse. Partant de là, je dis que l’euthanasie doit rester un crime pour éviter les risques de déviance. Nous ne savons pas ce que l’homme pourrait être amené à faire. Je rappelle le cas où l’on a fait survivre une personne afin d’alléger les droits de succession ; on pourrait aussi, sur le même modèle, provoquer la mort pour recevoir un héritage.

Il faut que les dérogations soient précisées, il faut dépénaliser puisque l’euthanasie doit rester un crime.

Imaginez ainsi ma situation : incurable, je suis frappé d’une maladie invalidante irréversible, je suis dépendant – car c’est ce qui me trouble le plus, être dépendant d’autrui –, je suis tétraplégique, sanglé dans un lit. Alors que j’ai le droit de me donner la mort, de me suicider – depuis 1792 le suicide n’est pas punissable –, je ne peux pas demander à l’un d’entre vous de m’apporter son concours car il risque la réclusion ou une condamnation sévère. Il y a donc une antinomie, un paradoxe entre ces deux situations. L’auteur principal n’encourt aucune sanction, le complice est condamnable.

Je demande donc que dans certaines situations exceptionnelles, on puisse entendre une demande lucide, de préférence écrite et réitérée. Lorsque nous sommes membres de l’ADMD, tous les ans par le paiement de notre cotisation, nous affirmons la permanence et la force de notre engagement. Cette demande doit surtout être révocable, parce que tout ce que je vous dis avec une grande probité intellectuelle, je ne suis pas assuré de le respecter au soir de mon destin. Peut-être que si je peux encore voir un match de rugby – je m’excuse, je suis un homme du Sud-Ouest – et boire un peu d’Armagnac ..., je changerai d’avis. Je vous dis cela car la révocabilité de la décision me paraît être essentielle. Il ne peut pas y avoir de liberté, s’il n’y a pas de révocation. Si ces conditions sont requises, à qui devrais-je m’adresser ? De préférence au corps soignant. C’est ce qui se fait aux Pays-Bas, en Suisse, en Israël, dans l’état de l’Oregon et maintenant en Belgique.

Je m’adresserai à un soignant, je pourrais aussi m’adresser à un non soignant. Ainsi, Henri Caillavet peut être appelé à donner la mort, il l’a déjà fait. Donc, si je me trouve en présence d’une personne qui, de manière cohérente et libre, me demande de l’aider à mourir, pourquoi ne pas accéder à sa demande ?

Mais il importe que le corps soignant et notamment le médecin, dise à la personne qui veut mourir : « Attendez, je vais d’abord faire appel à un autre docteur qui viendra confirmer que votre demande est bien lucide. Par ailleurs, il existe les soins palliatifs et peut-être dans de tels services, accepterez-vous ces douleurs que vous jugez insurmontables et les souffrances existentielles que vous ne pouvez maîtriser. Vous y trouverez peut-être un apaisement et une grande sérénité face à votre destin. »

C’est la raison pour laquelle il faut le plus possible obtenir des crédits pour les soins palliatifs. Vous avez certainement entendu les personnes engagées dans le développement de soins palliatifs. Seulement 4 500 à 5 000 personnes par an meurent dans de tels services de soins palliatifs, il y en a donc 530 000 qui ne bénéficient pas de tels soins. Il faut dès lors poursuivre l’effort budgétaire, car ces soins peuvent donner certainement de bons résultats, notamment pour la lutte contre la douleur, avec les pompes morphiniques.

Les tenants des soins palliatifs rejettent l’euthanasie, je l’admets, car ce que je demande, c’est de mourir dans la dignité. Qu’est-ce que la dignité ? En fait, c’est mon vécu, mon imaginaire, ma philosophie, mon engagement. Peu m’importe le regard que vous portez sur moi, ce qui compte, c’est le regard que je porte sur moi, c’est une convenance personnelle. Il n’y a que moi qui puisse savoir si la vie que je vis est encore acceptable, si elle est encore digne et recevable. La vie m’a été imposée, je n’ai pas demandé à naître, mais ma mort m’appartient. Dans ces conditions, s’il m’apparaît que cette vie ne me convient plus – et la vie n’est pas que de la biologie, des cellules, des rapports métaboliques, c’est le sentiment, la pensée, la raison, la tendresse, l’amour – si tout cela a disparu de mon esprit et de ma conscience, au nom de quoi pourriez-vous me confisquer ma liberté ?

Quand mon père nous a demandé à mourir, avions-nous le droit de dire non, alors que nous savions qu’il était libre et qu’il allait accomplir un geste irréversible ?

C’est vrai que dans ces conditions, la loi est transgressée. S’il y avait dépénalisation de l’euthanasie, tout médecin ou tout autre soignant devrait pouvoir opposer une clause de conscience par laquelle il dirait à un malade : « Je ne peux pas vous accompagner ». Il aurait cependant le devoir de l’adresser à un autre praticien. Au sein de l’ADMD, il y a un comité médical constitué de médecins-conseils qui entrent en rapport avec le médecin traitant de l’adhérent pour savoir s’il peut s’engager ou s’il considère qu’il ne peut pas le faire.

Nous ne sommes pas une association de services, nous ne donnons pas la mort, nous souhaitons donner à ceux qui veulent mourir dans la dignité – dans la mesure où ils ne révoquent pas leur engagement – la certitude d’être entendus et compris.

Je suis attaché à la défense de la liberté. Vous penserez peut-être que je suis un homme du passé, vous n’auriez pas raison. J’ai été arrêté une première fois en 1940, le 28 octobre par le gouvernement à Vichy avec mon père parce que nous étions francs-maçons. Ce n’est pas d’avoir été interné qui m’a le plus pesé, mais le fait que l’on m’ait interdit de passer le concours de l’agrégation alors que je voulais être professeur des facultés de droit. J’avais obtenu ma licence de philosophie avec Jankélévitch, j’avais un doctorat de sciences économiques, j’avais un niveau à peu près convenable. Cela a été ma première blessure et ma grande morsure. J’ai ensuite été entre les mains de la Gestapo, j’ai beaucoup souffert, j’ai été violenté mais pas torturé. J’ai pris, à ce moment là, conscience de la valeur de la liberté. Même lorsque j’étais jeune élève officier d’artillerie, la mort ne me concernait pas, mais face à la mort dans une prison, vous êtes au plus près de votre propre conscience, de votre tragédie. C’est à ce moment là que j’ai considéré que la liberté était supérieure à la mort et qu’il valait mieux effectivement mourir pour que la France fût libre. Je ne suis pas un héros mais la liberté pour moi est un élément essentiel et constitue le soubassement de la démocratie. La liberté finalise la vie et c’est la mort qui finalise notre existence.

Voilà les quelques propos que je voulais tenir. Je répondrai bien sûr à vos questions. Je vous remercie de m’avoir entendu, je ne dis pas que je vous ai convaincus, mais je vous ai livré ma vérité.

M. le Président : Merci du ton sympathiquement militant de vos propos, de votre liberté de ton et des confidences que vous avez bien voulu nous faire. Le problème que vous évoquez aujourd’hui a souvent été abordé dans le cadre des travaux de la mission. Je voudrais revenir sur un certain nombre de points.

Au fond, ce que nous essayons de faire – vous l’avez dit, je crois d’une autre façon – c’est de concilier, dans notre droit et dans notre pratique, le respect de la vie humaine, qui est un des principes de base fondamentaux de notre civilisation, avec la liberté de l’individu, qui en est un autre.

J’ai bien compris votre argumentaire contre l’acharnement thérapeutique. Pensez-vous que cette crainte, même si elle peut se ressentir parfois sur le terrain, soit toujours justifiée, dans la mesure où la loi du 4 mars 2002 a posé certaines limites à cet acharnement. En tout cas, elle devrait s’estomper. Par ailleurs, vous parlez de liberté, de volonté écrite, réitérée, mais vous insistez sur le fait que cette volonté doit être révocable parce que vous souhaitez, au nom de cette liberté, conserver le droit de changer d’avis.

Je vous poserai ma première question de manière un peu simpliste. Pouvons-nous dire que dans la mesure où la mort est irréversible, nous rendons irrévocable une volonté qui pourrait être révocable, si nous passons à l’acte ? Nous avons tous connu des personnes qui, à un moment donné, ont demandé la mort. Ce projet n’ayant pas abouti, au bout de quelques temps, la demande de mort a disparu avec la souffrance existentielle. Ne pensez-vous pas qu’en donnant délibérément la mort à celui qui la demande, même de manière lucide, on l’empêche de changer d’avis puisqu’on interrompt sa vie prématurément ?

Ma deuxième question porte sur la notion de dignité. Vous avez bien défini ce qu’est la dignité pour vous. Elle est effectivement inhérente à la personne humaine, elle n’est pas dans le regard que j’ai sur vous, mais dans celui que vous avez sur vous-même. Au fond, chacun serait l’étalon de sa propre dignité. Il faudrait donc peut-être nuancer l’usage du mot dignité, il faudrait plutôt dire : « Je décide seul de la qualité de vie que j’ai envie de vivre ». En effet, on n’est pas moins digne quand on a perdu l’usage de ses membres. Dans ce contexte, c’est une auto-appréciation de la volonté de vivre en fonction des plaisirs ou de la valeur que l’on accorde à la vie. Mais que faisons-nous de la dignité de celui à qui nous demandons la mort, celui qui doit exécuter l’acte de mort, je dirais « l’exécutant » ? Vous l’avez dit tout à l’heure : celui qui décide serait celui qui veut se tuer, le complice étant celui qui lui donnerait la mort. Comment envisager ce « complice » ? Vous dites qu’il pourrait ne pas nécessairement faire partie du monde soignant. Cependant, l’on nous demande souvent : comment se suicider quand on n’est pas médecin ? Si c’est pour se suicider dans d’aussi mauvaises conditions que si on le faisait soi-même, pourquoi se suiciderait-on par personne interposée ?

Reste le problème de celui – citons le cas de Vincent Humbert – qui peut moralement et légalement se suicider - le suicide depuis 1792 n’étant plus punissable – mais qui n’en a pas la capacité physique. C’est le cas de malades en situation de survie médicale. Ne pourrait-on pas admettre dans ces cas, un arrêt de soins et de toute thérapeutique – ce qui est d’ailleurs autorisé dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 – ? Cet arrêt des soins entraînerait la mort mais dans des conditions d’accompagnement telles que cette solution pourrait apparaître comme respectueuse de la volonté du patient d’en finir. Cela le serait en tout cas plus que d’injecter un produit mortel, au petit matin, même si la famille est d’accord.

Moi qui ai arrêté quelques machines dans ma vie, je ne m’en suis pas complètement remis, probablement parce que j’ai été mal formé. Par ailleurs, quand j’ai augmenté les doses de calmants, je me suis toujours posé la question de savoir si cela produisait un double effet et si je donnais volontairement ou non la mort.

Puisque vous nous avez fait quelques confidences, pourrais-je vous poser la question suivante : vous êtes-vous demandé si le fait d’être plus entouré aurait pu changer la décision de votre père ? Avez-vous eu, à un moment, ressenti le regret d’avoir commis cet acte, par amour et par compassion ? n’est sans doute pas simple de donner la mort à quelqu’un d’autre, à plus forte raison à un membre de sa famille.

M. Henri Caillavet : Je répondrai d’abord à votre dernière question pour l’évacuer. Avons-nous eu, mon frère et moi, des regrets ? Je vous dirais que quand mon père est mort et qu’il a eu le dernier sursaut, nous avons été apaisés. Nous avons endormi notre père et quand il a compris que l’endormissement était quasiment total, il nous a regardés. Alors que nous étions auprès de lui, allongés de chaque côté de son lit, il nous a dit : « Je savais que vous m’aimiez. » Quand papa n’a plus été là, mon frère et moi nous sommes donnés une accolade et à partir de cet instant, nous n’avons jamais plus eu de remords.

Je réponds à votre question : « Est-ce qu’un entourage plus présent aurait pu empêcher mon père de demander à mourir ? » Non, mon père était de la trempe des hommes qui avaient fait Verdun, le Chemin des Dames et il ne croyait pas en Dieu, je suis devenu, comme lui, rationaliste. Il avait foi en l’homme. Il voulait mourir debout. Il est mort avec dignité. Personne ne pouvait l’empêcher d’emprunter ce chemin.

Nous nous sommes efforcés de l’y accompagner, parce qu’il n’est pas facile de passer Noël avec son père et ses enfants, se taire, rire, sourire et de savoir que le lendemain nous accomplirons ce geste ... C’est pourquoi je vous disais : on garde au plus profond de sa conscience, ce secret. Je pense que mon père avait pris cette décision en grande lucidité. Il était libre. Je suis sûr de ne pas avoir triché, ni trahi sa volonté. Personne ne l’aurait empêché. Il portait beaucoup d’affection à ma femme, avait beaucoup de tendresse pour mes quatre fils, il aimait mon frère, mais je pense qu’au bout de son chemin, n’ayant plus d’espérance, n’ayant plus de projet, il préférait nous quitter en homme droit, en laissant son passé, son patriotisme et sa probité, à titre d’héritage.

Il est vrai que tout cela soulève des questions difficiles et je rejoins votre préoccupation. Le débat sur la mort est un débat ambigu, ambivalent qui nous trouble. Au soir de mon existence, je me demande s’il a été bien que je vienne au monde. Je réponds oui, parce que j’ai eu la chance de réussir à peu près mon existence. Peut-être que si j’avais été un péon, un homme du Bangladesh, je ne me poserais pas cette question et je n’aurais donc pas eu à y répondre.

Est-ce que l’homme est au terme de son évolution ? Je ne le crois pas. Nous connaîtrons des soubresauts géologiques, des mutations génétiques. Mais la vraie révolution, c’est actuellement la biologie moléculaire, ce n’est pas le robot sur Mars. C’est dans les laboratoires que se développe tout un avenir insoupçonné et peut-être incontrôlable. Je ne pense pas que l’homme soit au terme de son évolution. Mais je crois que c’est la mort qui donne un sens à la vie et qui la finalise.

Je comprends parfaitement vos questions, je vais essayer d’y répondre avec beaucoup de simplicité et surtout de brièveté. Monsieur le Président, si j’ai exprimé ma volonté par écrit, c’est bien ; je peux ne pas l’avoir fait, dans ce cas, si deux témoins interviennent et peuvent dire : « M. Caillavet souhaitait cela », cette volonté pourrait être prise en compte. Il faut cependant que la personne qui va aider à mourir soit rassurée juridiquement. C’est pour cela qu’il faut que ces faits soient dépénalisés car on ne peut pas inviter quelqu’un à nous donner la mort alors qu’il encourt la réclusion.

Il est préférable qu’il y ait un écrit révocable, même s’il enferme un peu dans la liberté, s’il la cerne. En effet, dans ce testament de vie, je désigne un mandataire. Si je suis inconscient, on ne peut, en principe, rien faire. Mais si j’avais prévu le cas de figure alors que j’étais lucide et que j’avais demandé que le jour où je serai dans l’impossibilité de prendre une décision, l’on mette fin à ma vie, dans ce cas, un exécuteur testamentaire devrait intervenir pour dire : « Oui dans ces circonstances, M. Caillavet demande à mourir, vous ne pouvez pas lui refuser sa mort. »

Je n’ignore pas qu’il y aura des dérives, des déviances, mais actuellement, on pratique à peu près 2 000 à 2 200 euthanasies clandestines. Au Comité consultatif national d’éthique, nous avons entendu des médecins étrangers, des professeurs de faculté notamment. Ils nous ont dit qu’aux Pays-Bas, on pratiquait l’euthanasie active et en Suisse, l’assistance au suicide dans des conditions que je qualifierais de « morales ». Ces médecins ne sont pas du tout débordés par les demandes d’euthanasie. Ils considèrent qu’ils doivent accompagner jusqu’à la fin leurs patients. Il est vrai que les médecins de famille jouent dans ces pays un rôle important, estimant que c’est de leur devoir d’aider à mourir.

Je sais qu’il s’agit de pays protestants et que l’on ne peut pas ignorer la culture dominante d’un pays car elle est prégnante. Moi-même, je suis le fils de la chrétienté et même si je ne suis pas croyant, je ne peux pas ignorer les valeurs chrétiennes.

Il est vrai que nous sommes en présence peut-être de deux morales et de deux approches de la dignité différentes. Les médecins étrangers que nous avons entendus ont une grande indépendance, si je les compare aux médecins que je fréquente, puisqu’il y en a dans ma famille et parmi mes amis. Il est difficile, c’est vrai, pour un soignant d’envisager de donner la mort en France. J’accepte par contre volontiers ce qui se passe en Suisse. Si vous adressez une demande à mourir au Président de l’association « Dignitas », on vous envoie une lettre où il est dit : « Nous mettons un appartement à votre disposition, mais nous voulons connaître votre maladie, envoyez-nous les certificats médicaux, le nom de votre médecin et nous ferons un contrôle. Si, au terme de ce contrôle votre demande nous paraît acceptable, c’est-à-dire si vraiment vous êtes dans une situation ou de souffrance psychologique ou de douleur insurmontable, vous viendrez, c’est vous-même qui prendrez les médicaments, mais un des nôtres sera à vos côtés et vous aidera à franchir ce passage. »

Un tel langage, de tels propos me surprennent un peu. Ce n’est pas comme cela que je conçois la fin de vie, mais je ne suis pas Suisse.

Ce que vous m’avez dit, M. le Président, me trouble et me troublera toujours. Je suis très heureux de ne pas être législateur à votre place, parce qu’il ne sera pas facile de rédiger un texte, même s’agissant des exceptions à l’euthanasie comme cela a été proposé par le Comité consultatif national d’éthique dans la sérénité, loin de tout tumulte.

Vous êtes législateurs, il vous appartient d’engager le fer, de débattre et de faire en sorte que la loi prévoie un certain nombre de circonstances et de motifs permettant l’euthanasie. La question que vous avez soulevée sur le refus de soins est ambiguë. Lorsque je constate une nouvelle contradiction du droit, j’ai le droit de m’étonner. Le Parlement a voté la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades qui reconnaît le droit de refuser des soins. Si je le refuse, un médecin ou une équipe médicale ne peut pas intervenir. Cela équivaut à me reconnaître la faculté de me suicider, puisque si je ne me soigne pas, à terme, ce sera la mort, sans doute dans de grandes souffrances Peut-être, le soignant sera-t-il amené à faire quelques gestes pour m’éviter de trop grandes douleurs ? Quoi qu’il en soit, vous constaterez avec moi le caractère paradoxal de la situation : je peux refuser les soins, mais si un médecin intervient pour faciliter ma mort, il est punissable.

M. le Président : Puis-je dire un mot sur ce point ? Nous sommes tous imprégnés d’une culture kantienne. L’homme est une fin, il n’est jamais un moyen. Lorsque vous dites « Je ne veux plus de soins et cela va entraîner ma mort », vous êtes dans une liberté pour vous-même, qui n’implique pas la responsabilité des autres. On a le droit de demander à avoir une mort naturelle, par rapport à une vie artificiellement maintenue médicalement. Mais si vous me demandez, à moi médecin, de vous donner la mort, vous m’utilisez quand même un peu comme un moyen de votre propre volonté. Il ne faut pas nier le fait que dans cette situation, je suis en train de donner la mort à mon semblable, ce qui – vous l’avez dit – n’est pas un acte anodin, quelle que soit la façon dont on le pratique. Voilà peut-être la différence entre les deux situations.

M. Henri Caillavet : Je pensais que vous me feriez cette objection. En réalité, donner ainsi la mort, ce n’est pas tuer, c’est la liberté d’un individu qui demande à un autre qui accepte – mais qui est libre de refuser selon une clause de conscience – de mettre en œuvre une délivrance que l’on ne peut pas accomplir soi-même.

C’est pourquoi je me suis permis de dire tout à l’heure que je ne souhaite pas une loi sur la mort qui serait impossible à rédiger, il ne faut en aucun cas instrumentaliser le corps médical ou un tiers quelconque.

C’est un débat difficile entre la liberté individuelle, d’une part et les exigences de la société dans laquelle je vis, d’autre part ; l’ambivalence est permanente. D’une manière récurrente, nous sommes obligés de nous questionner. C’est en cela que je m’éloigne beaucoup de la conception par exemple de l’euthanasie en Orégon, parce qu’elle est mécanique. Je me rapprocherais davantage de l’assistance au suicide des Suisses certes, parce que en tant que membre de l’ADMD et d’EXIT, je fréquente mon Président, le docteur Sobel mais je sais que j’ai à côté de moi, des amis qui m’apporteront l’aide indispensable le moment venu. Cela me parait plus humain.

J’imagine volontiers, pour l’avoir vécu, le dernier instant de celui qui va basculer. Je me demande quelles seront les conditions de la fin de ma vie. En fait, le plus terrible n’est pas de mourir, c’est de s’interroger sur les conditions dans lesquelles on va mourir.

Je vous le dis avec beaucoup d’indépendance d’esprit, j’ai accompli ma vie et à mon âge, je n’ai plus beaucoup de chemin à parcourir. Ce qui m’inquiète, ce sont les conditions de ma fin de vie. Lorsque je ferme les volets de ma petite maison de campagne, à la frontière espagnole, je me pose les questions suivantes : « Est-ce la dernière fois que tu vois la montagne et les névés ? Dans quelles conditions et où vas-tu mourir ? »

Je sais que je serai aidé pour la bonne raison que mes fils, ma famille et mes amis sont d’accord avec ma démarche. Mais je me préoccupe quand même des conditions dans lesquelles cela se passera. Est-ce que je vais aller à Tarbes ? Est-ce que je vais aller à Toulouse ? Est-ce que je vais rester dans le village dont j’ai été maire longtemps ? Est-ce que je souhaiterais que ma femme soit présente pour lui infliger ce spectacle ou peut-être cette bénédiction … ? Est-ce que je ferai venir mes enfants pour m’assister, comme mon père nous l’a demandé ?

Ce sont des questions gravissimes, elles n’intéressent personne d’autre que moi. J’y réponds de la façon suivante : il faudra que je me retrouve seul, après avoir salué tout le monde, après avoir réfléchi ; comme je connais la personne qui peut intervenir, je sais qu’elle m’apportera son concours, elle sera mon ultime compagnon. Je pense que je laisserai à ma femme et à mes enfants, un souvenir convenable, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui convient. Je reconnais que demander la mort pour soi et dans des conditions particulières est une forme d’égoïsme, mais je ne suis pas un saint.

Lorsque je fais de l’introspection, lorsque je réfléchis sur ma vie, je dois avouer que je n’ai pas commis que des actes nobles ; quelquefois je pense que je n’ai même pas été convenable. J’ai commis de mauvaises actions, pourtant j’étais de bonne foi. Je n’ai pas été toujours lucide et même en politique, parfois je n’ai pas été assez généreux ou compréhensif.

M. le Président : C’est un reproche que vous pouvez partager avec l’ensemble de la classe politique !

M. Henri Caillavet : Je voudrais terminer sur la dernière question que vous m’avez posée, celle relative à la dignité. Je croyais m’être mieux exprimé, mais vous avez raison de me demander des précisions. Personne au monde ne peut dire ce que je ressens, ce que j’éprouve et ce que j’espère. Je pense que la dignité, c’est vraiment une convenance personnelle, ce n’est que cela. Je suis respectueux des règles et des lois car je suis un démocrate. Nous vivons dans une société de droit, avec ses défauts et ses qualités et il nous faut respecter les règles en tant que citoyens. Mais lorsque je suis avec moi-même, la dignité, c’est vraiment ce que je conçois à titre personnel comment étant, au sens où Socrate l’entendait, « ma vertu ». Je pense que j’ai été probe, et dans l’ensemble, digne. C’est pour cela que je voudrais – ma vie ayant été acceptable – que ma mort le fut également, c’est-à-dire qu’elle soit digne.

Le mot de dignité n’est peut-être pas bien choisi, j’en conviens aisément. « Qualité de vie » serait peut-être préférable. Il vous appartiendra, à vous législateurs, de définir au mieux les termes. Je m’en remettrai à votre sagesse, comme nous le disons au Sénat.

Mme Henriette Martinez : M. Caillavet, j’ai été très heureuse de vous entendre, je respecte infiniment tout ce que vous venez de nous dire et qui correspond à mon engagement personnel. Depuis 1998, je suis adhérente de l’ADMD et à ce titre, je partage totalement vos convictions. Aujourd’hui je me pose une question ; vous avez été extrêmement sincère en nous livrant des aspects de votre vie personnelle et vous me permettrez d’en livrer un moi aussi.

Lorsque j’ai adhéré à l’ADMD, je n’étais pas directement confrontée à ce problème. Personne dans ma famille n’était en situation de mourir, je n’en avais pas l’âge et je pense ne pas l’avoir encore, mais cela viendra. Aujourd’hui la situation a changé et je me trouve directement confrontée à ce problème. Mon père, qui a toujours dit – nous l’avons entendu dans la famille – ne pas vouloir mourir dans un état de dépendance, est dans cette situation depuis deux ans, après une hémorragie cérébrale. Son état se dégrade de jour en jour. Chaque fois que je vais le voir – et c’était encore le cas hier où l’on m’avait annoncé qu’il allait plus mal – je me dis que si j’avais un breuvage à lui administrer, je le ferais. Je ne peux pas le faire pour deux raisons, d’abord parce que la loi ne m’y autorise pas, ensuite parce que je n’en ai pas les moyens matériels. Parfois, je me suis dit à son chevet que je pourrais l’étouffer, mais je ne veux pas qu’il souffre, donc je m’y refuse. Je viens de refuser qu’on l’hospitalise, qu’on lui donne des soins parce que ce n’est pas décent de continuer à le soigner. Malgré tout, il continue à vivre. Je ne suis pas dépositaire d’un « testament de fin de vie » parce qu’il n’en a pas fait. Je me pose la question suivante : s’il avait fait un tel testament et si la loi m’autorisait à faire ce geste, quand aurait-il fallu le faire ? Entre le moment où il a eu son hémorragie cérébrale et où il s’est retrouvé aux urgences, et le moment où j’ai été face à un médecin auquel j’ai dit non à l’acharnement thérapeutique et aujourd’hui, son état s’est dégradé. Il continue de se dégrader de jour en jour.

Il y a eu une phase où l’on pensait qu’il allait se remettre ; malheureusement ce ne fut pas le cas, il n’a jamais repris conscience. Malgré tout, je reste persuadée que dans une strate de conscience qui n’est pas la nôtre, il perçoit quand même ce qu’il se passe et l’état dans lequel il est. Par moment, j’ai l’impression qu’il aimerait qu’on l’aide. Est-ce que je l’imagine ? Est-ce ce qu’il l’exprime ? Je n’en sais rien. Mais je me pose tous les jours cette question lancinante : à quel moment cela va finir ? Je souhaite que ce soit le plus vite possible. Par ailleurs, si j’avais les moyens d’agir, à quel moment devrais-je le faire pour respecter sa volonté ? Ce problème de « testament de fin de vie » me taraude. J’ai fait le mien, il y a déjà plusieurs années, après en avoir parlé à mes fils qui avaient à l’époque une vingtaine d’années et après avoir eu avec eux une conversation sur la mort, sur le sens de la vie, conversation qui était peut-être décalée par rapport à leur jeunesse et au genre d’échange que l’on a en général avec ses enfants. Ils sont tous les deux mes mandataires, ils l’ont accepté. Bien sûr, je leur ai demandé de ne rien faire tant que la loi ne les y autorisera pas, parce que je ne veux pas qu’ils finissent en prison. Néanmoins, si je me trouvais dans un état ne me permettant plus d’exprimer ma volonté, ils se poseraient certainement, comme moi à propos de mon père, la question de savoir à quel moment ils devraient intervenir pour respecter mon « testament de fin de vie ».

M. le Président : Merci de ce témoignage qui montre bien que l’heure est difficile à trouver, même quand on la décide de manière volontaire.

MGaëtan Gorce : Monsieur le Président, je voudrais d’abord vous remercier de la force de votre engagement et surtout de l’humanité dans laquelle vous replacez ce débat. Même s’il a des connotations philosophiques et religieuses, s’il nous amène parfois à nous opposer, il ne faut jamais oublier que ce débat a d’abord une dimension humaine. Vous donnez beaucoup de force à cette dimension et je vous en remercie.

Deux aspects en particulier posent problème lorsque l’on réfléchit à ce sujet. Le Président a commencé à aborder le premier, il s’agit de l’expression de la volonté. Rien n’est possible sans elle. Mais on se heurte là à deux difficultés. La première se pose quand la volonté ne peut pas s’exprimer. On a entendu des médecins dire qu’ils avaient été amenés dans ces cas, en conscience ou parfois dans des conditions plus contestables, à prendre certaines décisions. Il a ainsi été fait référence à des situations que personne naturellement n’a revendiquées, mais que l’on a dit avoir connues ...

M. le Président : Je voudrais préciser à M. Gorce que les médecins qui interviennent en conscience font des arrêts thérapeutiques. Les pratiques clandestines sont celles pratiquées sans l’assentiment du malade. Ce sont donc deux situations assez dissemblables.

M. Gaëtan Gorce : C’est en effet, une précision utile. Les médecins nous expliquent qu’ils ne sont pas certains que même si un texte définissait un cadre, celui-ci serait toujours respecté. C’est une de leurs interrogations et il nous disent : vous risquez de mettre en place une procédure qui ne sera pas obligatoirement suivie par tous.

Au cours d’une de nos auditions précédentes, il nous a été indiqué qu’aux Pays-Bas, la pratique clandestine n’avait pas nécessairement diminué et que l’on s’interroge fortement sur ce qui se passe réellement. Il est vrai que cela nous pose question par rapport à la démarche dans laquelle nous pourrions nous engager.

Par ailleurs, comment considérer que la volonté est irrévocable ? C’est un point sur lequel il a été beaucoup insisté : cette volonté peut changer. Vous l’avez dit vous-même, il faut qu’elle soit réitérée. Ma conviction sur ce sujet est à peu près faite. Mais une interrogation demeure : à quel moment considérer que cette volonté est suffisamment forte pour ne pas se voir opposer d’autres possibilités ou être retardée ? C’est véritablement une question difficile.

Ma deuxième question porte sur le point suivant : sans aller jusqu’à légiférer sur certaines pratiques, comment pourrait-on envisager une évolution de la législation ? Faudrait-il affirmer un droit de mourir, comme vous le préconisez ? Un droit doit pouvoir s’exercer sans obstacle et cela pose une série de questions, y compris sur l’expression de la volonté. Dès lors que le législateur interviendrait en la matière, cela soulèverait des interrogations philosophiques et religieuses. Certains peuvent admettre que, d’un point de vue humain, une solution doit être trouvée à certains cas difficiles, mais reconnaître un droit à mourir serait contraire à leurs convictions. C’est là toute la difficulté. Si l’on veut affirmer ce droit dans la loi, on heurte certaines consciences. Si on n’affirme pas ce droit, peut-être faudrait-il réfléchir en termes d’exception.

J’observe que le Comité consultatif national d’éthique dont vous êtes membre s’est penché sur cette question et a préconisé la solution de l’exception d’euthanasie, sans toutefois en préciser le support juridique. On a le sentiment qu’il s’agit simplement d’inviter le juge à se montrer plus tolérant, dans la mesure où certaines procédures ont été respectées. Mais ce n’est pas un cadre juridique totalement satisfaisant et sécurisant.

J’aurais voulu connaître votre sentiment par rapport à la conclusion à laquelle est arrivé le Comité consultatif national d’éthique sur le sujet.

M. Le Président : Merci d’avoir posé cette question. En effet, la définition de l’exception d’euthanasie diffère selon les différents membres du Comité consultatif national d’éthique. J’ai un peu le sentiment que cette expression est un fourre-tout dans lequel chacun met ce dont il rêve, mais qui ne correspond à rien de bien défini.

M. Michel Vaxès. : Je souhaiterais avoir des précisions sur certains points. Si un patient, qui se trouve dans un état dont l’issue est à coup sûr fatale, formule de façon claire, consciente et réitérée, une demande d’arrêt de traitement, il a été évoqué la possibilité d’entendre une telle demande parallèlement à son souhait d’un accompagnement afin que les derniers moments qui lui restent à vivre se passent le mieux possible. Je pense que la situation du médecin ne devrait pas poser de problèmes dans la mesure où il répond à une demande d’apaisement du malade. Cela renvoie à une question essentielle. La liberté du suicide existe. Il y a donc une sorte d’inégalité – l’expression est un peu schématique – entre celui qui peut se suicider et celui qui ne peut le faire en raison des circonstances. C’est un problème qu’il faudrait prendre en compte.

M. Henri Caillavet : Je vais essayer de répondre à vos questions, d’abord à celle de Mme Martinez. Je suis très heureux, Madame, que vous vous soyez placée sous mon autorité bienveillante. Je n’ai pas l’intention de vous donner des moyens de régler la situation de votre père. Ce que nous voulons, c’est précisément provoquer ce débat. Je remercie la mission de l’avoir fait et le Parlement de se saisir de cette difficulté majeure.

Je comprends votre situation personnelle. Nous aussi, mon frère et moi, nous nous sommes posés la question de savoir à quel moment nous devions intervenir et c’est notre père qui a répondu, c’était plus facile. Nous n’imaginions pas que ce serait un lendemain de Noël. Mais la demande de notre père était précise, lucide, constante.

Votre situation doit être douloureuse. Il est difficile, il est vrai, de savoir à quel moment – à supposer que l’on puisse agir et que l’on ose le faire – il faut intervenir. Ceci montre bien que ce débat sur la mort est un débat humain devant lequel les philosophies s’effacent.

J’ai une éthique immanente. Je pense que je suis propriétaire de ma vie, et que j’ai donc le droit d’en faire ce que je veux. Mais je ne me reconnais pas le droit de contester ceux qui ont une éthique transcendantale et pour qui, c’est le créateur qui donne la vie et qui peut seul la reprendre. Aujourd’hui, le suicide n’est pas punissable et les obsèques religieuses sont accordées aux suicidés. Ceci prouve bien qu’il y a eu une évolution dans les esprits.

Je pense que votre mission ne peut pas aboutir, ex abrupto, à un texte. Il est indispensable que vous nous écoutiez tous, avec nos sensibilités particulières.

Il est vrai que la notion de liberté est essentielle. Sommes-nous libres ? J’ai longtemps pensé que nous étions déterminés. J’ai eu la chance d’avoir le professeur Jankélévitch comme maître à Toulouse en 1935, 36 et 37. Par la suite, il m’a donné son amitié. J’ai un grand respect pour lui. Peut-être à cause de lui, ai-je longtemps pensé que je n’étais pas libre. Et puis, j’ai relu Spinoza et je l’ai mieux compris.

Vous savez, M. le Président, en tant que médecin, que ce qui permet la pensée et la conceptualisation, ce sont les interventions neuronales et les milliards de synapses. Nous sommes dans un aléatoire qui nous permet d’être libres. Il n’y aurait d’ailleurs pas de société si nous n’avions pas comme principe essentiel celui de la liberté, car il n’y aurait pas de responsabilité. Cette notion de liberté est à la fois métaphysique, philosophique et sociale, voire juridique.

Vous avez d’ailleurs posé la question du droit de chaque être humain de choisir sa mort. C’est pourquoi je dis que nous devrions définir des exceptions. J’ai mené cette discussion au sein du Comité consultatif national d’éthique. J’ai un peu bousculé tout le monde. Je dois d’ailleurs rendre hommage à M. Jean-Pierre Changeux d’avoir eu l’honnêteté de dire : « Nous allons nous saisir du débat sur l’euthanasie ex cathedra », et à M. Didier Sicard, homme estimable, de l’avoir suivi dans cette démarche. Nous avons travaillé dix-huit mois et nous avons rencontré des problèmes de terminologie. L’euthanasie veut dire bonne mort, c’est claire. Mais quid des autres concepts ? Ainsi, celui de l’euthanasie passive, qui lorsqu’on arrête les traitements ou que l’on débranche une machine, avec l’accord de l’entourage et quand il n’y a plus rien à faire, n’est pas punissable.

M. le Président : Ce n’est pas de l’euthanasie pour nous, médecins.

M. Henri Caillavet : C’est quand même une forme d’euthanasie puisqu’il y a un acte. Nous en avons débattu. Il y a également l’euthanasie active : un individu conscient demande à mourir à un tiers, celui-ci intervient et fait par exemple, une injection de chlorure de potassium. Il y a mort et intervention. Il y a aussi l’assistance au suicide, celle administrée qui est admise en Suisse : la personne demande à mourir mais il faut que certains critères d’irréversibilité et d’incurabilité soient remplis. Si vous rentrez dans le cadre des exceptions et si vous êtes membre d’Exit, on vous apportera les médicaments. Toutefois vous devrez avoir la force de les prendre vous-même. Il faut aussi que vous puissiez déglutir. J’imagine que la situation peut-être dantesque si la personne ne peut y parvenir. Voilà en quoi consiste le suicide assisté en Suisse.

Il faut donc établir une règle de droit. C’est pourquoi, je dis qu’il faut définir des exceptions. Je voudrais que vous soyez convaincus que nous sommes favorables à la vie, même si l’on nous a reproché le contraire. Mais dans certaines circonstances exceptionnelles, nous souhaitons que des dérogations soient possibles, c’est aussi la position du Comité consultatif national d’éthique.

Les conditions de l’application de ces exceptions doivent être encadrées : incurabilité, irréversibilité, impossibilité de thérapies nouvelles, au besoin accord de la famille. Celui qui veut mourir doit pouvoir s’entretenir avec qui il souhaite et il faudrait absolument lui parler de soins palliatifs.

S’agissant des soins palliatifs, je voudrais dire qu’un très bon article est paru dans la revue Lancet en 2002. Personnellement, qu’est-ce que j’attends des soins palliatifs ? La mort. En réalité je suis dans une chambre mortuaire, avec une musique douce, des bénévoles, des soignants, des personnes certainement admirables. On vient me mettre un peu d’eau sur les lèvres, on me tient la main. Tout cela est très beau. Mais si j’ai, par exemple, des escarres nauséabondes qui « m’empuantent », si je suis trachéotomisé, je n’ai plus rien à attendre : je demande à mourir. On doit entendre mon appel, j’ai le droit de quitter le service de soins palliatifs pour demander à mourir...

M. le Président : Personne ne conteste le droit de sortir d’une unité de soins palliatifs.

M. Henri Caillavet : Heureusement ! Mais si je souffre au point de demander la mort, on doit entendre mon appel. Même en service de soins palliatifs, j’ai le droit de demander à mourir.

M. le Président : Quand vous demandez : qu’est-ce qu’on attend ? Si je peux me permettre : on attend tous la mort, ici ou dans une chambre de soins palliatifs. Parce qu’elle viendra à un moment ou à un autre pour nous tous…

M. Henri Caillavet : Il est vrai que l’on a le droit de sortir de ces services. Je connais quelques services de soins palliatifs. Le fils d’un de mes amis intimes est médecin et pratique de tels soins. Il est évident que les soins palliatifs nous conduisent à la mort puisqu’il n’y a plus de thérapie possible. S’il est possible de sortir des soins palliatifs, personne ne le demande, car personne ne le propose. Quand vous y séjournez, vous êtes quand même un peu naufragé, pour ne pas dire une épave.

Il faut établir des règles de droit et il vous appartient, à vous législateurs, de les définir. Je suis persuadé que vous aurez beaucoup de difficultés à le faire. Quoi qu’il en soit, vous ne pourrez pas faire l’économie d’un texte législatif ou à tout le moins, d’un débat qui ouvrira à nouveau, une grande discussion sur ce problème.

M. le Président : Je suis malheureusement obligé de vous interrompre, nous aurons le plaisir de vous retrouver à la deuxième table ronde. Je vous remercie d’être venu vous exprimer. A bientôt.

Audition du Docteur Marie Sylvie Richard,
Chef de service de la Maison médicale Jeanne Garnier
membre du Conseil de Direction,
enseignante en éthique médicale



(Procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Docteur en médecine et docteur en éthique médicale, vous êtes médecin chef à la Maison médicale Jeanne Garnier. Pneumologue de formation, vous avez également un certificat en cancérologie clinique. Vous avez été médecin attaché au service de pneumologie, puis médecin à la Maison médicale Jeanne Garnier depuis 1987 où nous aurons le plaisir de vous rendre visite demain matin.

Vous avez un certain nombre de responsabilités au sein de l’association JALMALV (Jusqu’à la mort, accompagner la vie). Vous êtes membre de l'Association française d'accompagnement des soins palliatifs, membre de la Commission des soins palliatifs de la Fondation de France et membre du conseil d'administration de la fondation « Croix Saint Simon ».

Vous avez publié sur les soins palliatifs de 1993 à 2003 : « Oser l'abstention thérapeutique. », « Soigner la relation en fin de vie. », « Maintenir la vie à tout prix ? », « Malade, famille, équipe : désarroi et retentissement de la confrontation à la situation extrême. », « Lutte contre la douleur et soins palliatifs. », « Débat sur l'euthanasie. », « Souffrance spirituelle et accompagnement de fin de vie. », « Je veux mourir mais je veux vivre. » et « Les illusions en soins palliatifs. »

Nous vous écouterons avec beaucoup d'intérêt puis nous vous poserons des questions.

Mme Marie-Sylvie Richard : Merci de m'avoir invitée.

Je fais partie des personnes qui sont un peu anciennes dans les soins palliatifs puisque j'ai commencé cette pratique à l'intérieur d’un service de pneumologie en 1979 et que j’en ai fait mon unique activité depuis 1988.

Je m’occupe de la Maison médicale Jeanne Garnier mais j’ai également participé aux créations de la première unité de soins palliatifs à l’'Hôtel Dieu et de l’équipe mobile de soins palliatifs à Saint-Louis ; je suis encore responsable de trois équipes mobiles liées à Jeanne Garnier au sein des hôpitaux Saint-Michel, Saint-Joseph et Notre Dame de Bon Secours. J'ai également une activité d'enseignement.

J'ai envie de vous proposer quelques réflexions sur les soins palliatifs en eux-mêmes, sur l'euthanasie, sur les confusions autour de ces termes et je vous suggèrerai quelques propositions.

Je ne reviendrai pas sur la définition des soins palliatifs que vous avez dû entendre maintes fois. Ils sont en plein développement, mais sont encore très fragiles et très différents d'une région à l'autre. Il existe d'énormes disparités, des régions entières étant dépourvues d'équipes mobiles, d'unités et même de réseaux. Ils restent très fragiles même dans les équipes constituées, dont la composition est très variable ; il est assez fréquent, même si le plan de M. Kouchner a apporté des améliorations, que des médecins soient à temps partiel, vacataires ou n'aient pas tous un poste de praticien hospitalier, ce qui fragilise l'avenir d'une équipe. Ainsi lorsque j’ai dû partir de l'hôpital Saint-Louis il y a quelques années pour avoir plus de responsabilités à Jeanne Garnier, j'allais être nommée praticien hospitalier. Ma remplaçante n’ayant pas été acceptée comme praticien hospitalier pour des raisons de personnes, l'équipe a dû interrompre son activité ; pendant deux ans, une seule infirmière a été consultante en soins palliatifs. De même, à l’hôpital universitaire de Montsouris (où l'unité phare de soins palliatifs a été créée par M. Abiven), on a considéré que les soins palliatifs n'étaient pas suffisamment rentables et ils ont été repris par les Diaconesses ; nous nous sommes alors vraiment interrogés sur la fragilité de notre situation.

Si la loi de juin 1999 est un texte très important annonçant un développement, un progrès, une officialisation des situations, son application est encore loin d'être effective. Il faut souligner l'importance de prodiguer des soins palliatifs lorsque le malade en a besoin et là où il est. Je ne veux pas faire aujourd'hui l'apologie des unités de soins palliatifs mais pour moi, les soins palliatifs dépassent le cadre des unités. Cela suppose un développement de la culture, de la démarche, de l'approche palliative dans tous les services, dans toutes les institutions (hospitalières ou maisons de retraite) et à domicile.

Après les recommandations faites par l'Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) sur le soulagement des symptômes, il était très important, à la suite du rapport de Madame Marie de Hennezel, qu'il y ait une conférence de consensus – vous y avez participé pour certains – sur l'accompagnement. Il est cependant dommage qu'il y ait deux documents différents : l'un s'occupant des soins et l'autre de l'accompagnement.

A cet égard, je voudrais réaffirmer combien soins et accompagnement sont indissociablement liés. Pour les soignants, j'ai plaisir à dire avec vigueur que la relation est au cœur du soin. Je ne peux pas entendre qu'il faille finir des soins pour entrer en relation avec un malade ou avoir du temps gratuit avec lui. Si la relation n'est pas au cœur du soin, quelque chose manque dans l'accompagnement. Ce dernier n'est pas le seul fait des soignants – heureusement – mais est une réalité de la société qui nous concerne tous et qui fait appel à cette catégorie de personnes qui se développe, les bénévoles d'accompagnement, et dont ont dû vous parler les associations que vous avez auditionnées. Ces bénévoles sont très importants non pas en substituts de soignants manquants mais en complément de leur action.

Pour moi, il n'y a pas à se demander quelle est la place de chacun, soignant ou bénévole. Je n'ai pas de crainte et je crois qu'il faut développer une collaboration étroite entre eux. Je ne compterai pas les bénévoles dans l'équipe soignante car ces derniers ne sont pas des soignants et n'ont pas cette culture. Mais il est important d'être en « inter-culture », en inter-disciplinarité.

Lorsque les soins palliatifs posent la question des soins et de l'accompagnement, ils s'adressent au malade mais également à l'entourage. J'ai voulu que ma thèse d'éthique médicale porte sur les relations soignants-soignés et leur entourage parce que autant en équipes mobiles qu'à Jeanne Garnier, j'ai constaté combien il était difficile d'accueillir des familles à l'hôpital, de les soutenir et de les accompagner. De nombreux soignants nous disaient que le traitement des malades représentait un travail lourd, mais que l’accompagnement des familles était encore plus lourd.

Nous consacrons 50 % de notre temps aux familles, tant la situation d'approche de la mort ou d’aggravation d'une maladie sévère entraîne une crise chez le malade et ses proches.

Ces soins palliatifs et l'accompagnement qui y est lié, supposent une équipe interdisciplinaire et surtout une triple formation sur laquelle j’insisterai car elle est nécessaire au développement des soins palliatifs :

– une formation à la prise en compte de la souffrance dans sa complexité. Il faut souligner cette complexité car l'on ne peut jamais saisir la souffrance d'une personne. On en aura quelques bribes, on pourra avoir une certaine action, mais il restera toujours quelque chose de la souffrance ;

– une formation à la communication avec le malade, car c'est là que se pose le plus grave problème. Lorsque je vois des équipes très opposées, réticentes, réservées ou très embarrassées à l’égard des soins palliatifs, je constate qu’en fait leur principale difficulté est la suivante : il s’agit de communiquer avec un malade lorsque les possibilités thérapeutiques s'amenuisent, de répondre à ses questions embarrassantes et de pouvoir l'entendre parler de la fin de sa vie et de sa mort. Or, de nombreux médecins et internes nous disent combien ils sont démunis pour parler à ce moment-là avec le malade. Cet apprentissage de la relation avec le malade n'a pas forcément été très bien fait dans les années antérieures ou à un moment plus précoce de la maladie, parce que les examens complémentaires tiennent de plus en plus de place et ce colloque singulier avec le malade est plus rare. Et, c'est au moment où ces médecins et ces internes sont les plus démunis quant à leurs possibilités thérapeutiques, qu'ils doivent rencontrer en face à face le malade auquel jusque-là ils offraient beaucoup de médiation technique ;

– une formation au questionnement éthique que je redoute toujours lorsqu'il est limité à la prise de décision au chevet du malade. Je pense qu'il y a vraiment une formation et une réflexion éthique à promouvoir. Je constate des progrès dans les études médicales mais il reste encore beaucoup à faire sur l'introduction des sciences humaines, sur les bases philosophiques des médecins et sur une réflexion permettant d'entrer dans un questionnement éthique permanent et non pas réservé à la résolution de conflit, parce qu'il est beaucoup plus que cela. Le questionnement éthique nécessite une culture de service où l'on est habitué à se parler, à se transmettre des informations, à réfléchir ensemble, à poser des questions, à examiner des cas concrets, bref, à « staffer » en commun mais avec une parole donnée à tous, chacun étant reconnu comme un sujet ayant autant d'importance qu'un autre.

Les soins palliatifs ne sont pas une médecine à part, ni une sous-médecine, comme il nous est souvent dit. C'est une médecine qui cherche à être raisonnable, c'est ce qui fait toute sa richesse et sa difficulté.

Les soins palliatifs ne sont pas restreints à la phase terminale de la maladie ; ils concernent aussi la phase avancée de maladies graves. Nous recevons, en petit nombre, des patients atteints du SIDA, de maladies neurologiques dégénératives ou d’insuffisances cardiaque, rénale etc. Nous avons institué, depuis plusieurs années, des hospitalisations de répit, d'où cette réflexion : « Qu'est-il raisonnable de faire aujourd'hui dans la situation de ce malade qui n'est pas à la veille de sa mort mais qui, pour autant, n'est pas en mesure de guérir ? »

J'ai un certain nombre de questions sur le développement des soins palliatifs. Il est vrai que le nombre d’unités est insuffisant mais, pour ma part, je ne chercherai pas à doubler le système hospitalier. Si 70 % des personnes décèdent à l'hôpital, je ne vois pas pourquoi il faudrait refaire un autre système hospitalier de soins palliatifs. En revanche, il me semble capital qu'il y ait au moins – et cela figure dans la loi – une unité par CHU en raison du rôle de formation que doit assurer ce dernier. Car s'il n'existe pas de lieu de formation, où se formera-t-on ? Cela n’est pas possible simplement par le biais de cours théoriques à la faculté. Les unités de soins palliatifs ont pour but d'être un lieu de soins mais également un lieu de formation – c'est d'ailleurs leur raison d'être sinon il y aurait beaucoup d'inégalités – ainsi qu'un lieu de recherche.

Il faut pouvoir diffuser cette démarche palliative ; c'est le rôle des équipes mobiles et c'est la priorité donnée par le gouvernement quant à leur développement. C'est capital, à condition qu'elles aient la possibilité d'hospitaliser parfois quelques malades dont la situation est particulièrement complexe. Il conviendrait également que les équipes mobiles soient mieux intégrées ; dans certains hôpitaux, elles restent l'équipe un peu « vitrine » mais elles ne sont pas encore suffisamment prises en compte dans le projet médical, ce qui entraîne une certaine fragilité.

Par ailleurs, de nombreux réseaux se mettent en place qui diffuseront une démarche palliative.

Une autre façon d’agir est l'accueil des stagiaires, l'enseignement, les conférences, etc.

Je répondrai à une autre question : « Les soins palliatifs sont-ils réservés aux pathologies ? » Non ! Certes, les malades cancéreux sont nombreux mais ce ne sont pas les seuls et il faut absolument les sortir de la cancérologie. Je ne supporte pas les demandes pressantes de certaines familles ou de malades qui nous disent : « Nous ne pouvons pas être admis en unité de soins palliatifs car nous n'avons pas un cancer. » Une ouverture vers d'autres pathologies, notamment la neurologie mais pas seulement, doit être prévue. Les unités et le monde des soins palliatifs, s'ils sont bien intégrés à la médecine, doivent aussi travailler en lien très étroit avec d'autres spécialités et société savantes. Cela a été la grande richesse de la Conférence de consensus de travailler avec des réanimateurs, des gériatres, des pédiatres, des cancérologues etc. Il faut décloisonner, sinon on met en acte ce refus de la société ou cette manière que cette dernière a, de confier à certains spécialistes la fin de la vie et la mort.

Je soulignerai également l'importance de l'évolution des mentalités. C'est le rôle des associations mais, en tant que soignants, nous participons aussi à cette modification des mentalités par l'information, les conférences, la formation etc. Mais c’est le bouche à oreille des personnes ayant fait l'expérience d'un accompagnement, qui modifie le plus les mentalités parce qu'elles en parlent et en témoignent.

Au sujet d’une autre affirmation : « Les unités de soins palliatifs sont amenées à accueillir des patients dont personne ne veut », c'est une réalité car certains patients sont trop lourds, trop chroniques, inintéressants. J'ai décrit dans plusieurs articles l'errance institutionnelle de ces malades qui vont dans différentes structures. C'est honteux. Je pense qu'il manque un certain nombre de structures pour des patients « chroniques » qui, s’ils ne sont pas reçus en unités de soins palliatifs, sont transférés dans des longs séjours. Or, il est révoltant d'entendre que l'on va confier aux longs séjours, qui fonctionnent avec un personnel minimum, des patients présentant des pathologies très complexes. La limite d'âge va souvent faire écran mais je connais des personnes âgées de 30 ans, atteintes d'une chorée de Huntington, qui s’y trouvent.

Les unités de soins palliatifs reçoivent un certain nombre de ces malades, mais ce n'est pas une solution pour ces derniers de rester pendant des mois dans l'entourage de personnes qui décèdent. Nous ne pouvons pas être un palliatif de la structure.

Je voudrais également souligner l'importance de la gériatrie qui reste le parent pauvre.

Par rapport aux médias, j'ai deux questions. D'une part, la difficulté de faire passer l'importance du temps du mourir : ce n'est pas ou peu possible. Le discours habituel des médias est que cette fin de vie ne sert pas à grand-chose et qu'elle n'a pas beaucoup de prix ou de valeur, si ce n'est d'engendrer des difficultés pour les proches et le malade.

D'autre part, la difficulté d'avoir un discours honnête sur les soins palliatifs, en rappelant que ces derniers ne peuvent pas ôter toute souffrance, il en reste. A cela, on nous répond : « On nous avait dit que… », « Les médias ont montré une fin de vie parfaitement lisse. »

L'image idéale est celle d'un malade mourant en souriant, en serrant la main et en remerciant l'équipe de soins palliatifs. Or, cette image fausse dessert les soins palliatifs. Elle est présentée encore assez souvent, avec plus ou moins de caricature, comme si nous avions une obligation de résultat à 100 % (et c'est peut-être un des seuls lieux à avoir une telle obligation).

Si nous demandons : « N'est-il pas normal de ne pas pouvoir soulager la souffrance de la séparation – j'ignore quel médicament peut le faire –, ou de diminuer la souffrance de quitter la vie, de laisser de jeunes enfants par exemple ? », on nous rétorque que c'est inacceptable car la mort doit pouvoir intervenir sans souffrance ; la solution de l'euthanasie, qui devrait résoudre « ces échecs » des soins palliatifs, est alors avancée. Elle est considérée par M. Henri Caillavet et de nombreuses personnes de son association, comme un complément nécessaire des soins palliatifs, ce que je refuse complètement.

Nous devrions avoir un discours honnête et je suis malheureuse de ne pas pouvoir l'avoir.

En équipe mobile ou en unité de soins palliatifs, les demandes d'euthanasie émanant de malades sont rares, mais elles sont plus nombreuses venant de familles, voire de soignants.

Il est vrai qu'en unité de soins palliatifs ou lorsqu'une prise en charge palliative est effectuée par d'autres au sein de services habituels, un certain nombre de demandes d'euthanasie cesse, parce qu'elles étaient souvent le fruit d'une douleur mal contrôlée, d'un symptôme non pris en compte, d'un isolement, d'une souffrance psychologique majeure, d'une absence de considération de la personne, etc. et que s’occuper du malade et lui offrir un peu d'avenir et d'espace, même s'il est limité, change les données.

Par ailleurs, certains malades perdent l'estime d'eux-mêmes parce qu'il n'est pas simple d'être confronté aux pertes que la maladie ou les traitements infligent. J'ai fait une session sur la violence du soin et de la maladie ; nous avons constaté que tout est violence pour le malade. Dans ces circonstances, lorsque le malade se dévalorise ou n'a plus d'estime pour lui-même, c'est grâce au dialogue et à la relation qu'il peut à nouveau se sentir considéré comme un interlocuteur, puis ultérieurement comme un sujet. C'est aussi grâce à cela que certaines demandes d'euthanasie cessent.

En revanche, d'autres demeurent. Elles sont le plus souvent motivées par des convictions philosophiques différentes. Nous n'avons pas la même notion de la personne, la même conception de la vie et certains nous diront (comme les patients atteints de SIDA dans des états de cachexie ou avec des séquelles neurologiques très importantes ou les patients neurologiques tétraplégiques), que leurs conditions de vie sont indignes d'un être humain et qu'il leur est impossible de continuer de vivre ainsi. Là encore, mon expérience me montre que le dialogue, au sens de la prise en compte de chacun dans l'attente d'un imprévu, a toujours permis de trouver une solution autre que l'euthanasie. Peut-être vous dirai-je demain, que pour tel malade je n'ai pas de solution.

M. le Président : N'avez-vous jamais eu de demande de mort d'un malade persistante et réitérée, avec l'argument que cette vie ne vaut pas la peine, qu'elle est trop indigne etc.?

Mme Marie-Sylvie Richard : Persistante et réitérée oui, mais quelque chose s'est passé quant au déplacement de la question. J'avais un patient atteint d'un « locked-in syndrome » venant de Berck qui me disait : « Je serais heureux que la législation change. » Sa question était de savoir s'il avait encore une place auprès de ses enfants. Un travail a été effectué et quand il a découvert que c'était le cas, il leur a promis d'aller jusqu'à la fin de leur éducation ; il continue à me dire qu'il aimerait un changement de législation et, en même temps, il tient sa promesse.

Je ne dirais pas que la demande a complètement disparu, mais elle s'est déplacée dans un autre cadre. Je n'ai pas résolu la question de cet homme vis-à-vis de ses enfants. Nous avons juste, ensemble, souligné la difficulté qu'il avait à les évoquer et il nous a dit : « Je ne sais plus si je suis un père pour eux. » Grâce à l'informatique, il a pu leur envoyer un e-mel et ils lui ont répondu qu'il restait quelqu'un d'important, que leur mère ne prenait aucune décision sans se référer à lui et qu'il était donc un père. Une nuit où j'étais de garde, il m'a fait venir à une heure du matin pour que je lise ces réponses sur l'ordinateur et il m'a annoncé qu'il retirait sa demande.

Nous communiquons régulièrement depuis quatre ans par e-mel avec cette double demande : l’aider à tenir sa promesse, sachant que peut-être un jour il ne pourra pas la tenir jusqu'au bout, et qu'il sera peut-être le premier bénéficiaire en cas d'un changement éventuel de la loi sur l'euthanasie. Ces deux positions existent donc chez la même personne.

M. le Président : Des malades cancéreux en fin de vie, nous sommes passé à la catégorie des cas neurologiques chroniques fortement dépendants. Cette catégorie n'est-elle pas plus difficile à prendre en charge en matière de demande de mort ?

Des personnes vous demandent-elles l'interruption des traitements qui les maintiennent en vie ?

Mme Marie-Sylvie Richard : Bien sûr.

M. le Président : Quelle est votre réaction devant ce cas-là, puisque le malade a le droit de refuser le traitement ?

Mme Marie-Sylvie Richard : L'une de nos solutions est de n'obliger aucun malade à poursuivre ses traitements, après avoir pris le temps de comprendre pourquoi il souhaiterait les interrompre, après des heures de dialogue (éventuellement par l’intermédiaire d’un ordinateur). Je ne vois pas pourquoi je ferais violence à quelqu'un de paralysé refusant son traitement en lui en infligeant un s'il n'en veut pas !

Le refus de traitement est très important et je ne le considère pas comme une euthanasie. Je rejoins en cela la position des réanimateurs.

Mme Martine Billard : Certaines personnes ne choisissent-elles pas l'arrêt des traitements en se disant : « Je vais doucement vers la mort, en supportant cela tant bien que mal. » parce qu'elles n'ont pas d'autre choix aujourd'hui ?

Si finalement il existait une possibilité de choix, n'offrirait-elle pas une fenêtre de liberté, que ces personnes n'ouvriraient pas forcément mais qui leur apporterait un certain apaisement, quant à la possibilité de choisir à tout moment d'arrêter ce qu'elles peuvent considérer comme une vie de souffrance ?

M. le Président : Au préalable, elles demanderaient d'arrêter le traitement.

Mme Marie-Sylvie Richard : Certains patients atteints du SIDA peuvent demander la mort tout en prenant encore leurs médicaments le matin.

M. le Président : Les médicaments du matin des personnes atteintes du SIDA ne changent rien à la douleur.

Mme Marie-Sylvie Richard : La différence est du côté des soignants. Pour ma part, et c'était l'objet de mon article : « Maintenir la vie à tout prix ? », je ne cherche pas à tout prix à maintenir la vie. Or, quand une personne me dit : « C'est insupportable » et que je vois chez elle encore de nombreux traitements, entre autres ceux préventifs de la phlébite et de l'embolie pulmonaire, je me demande à quoi on joue. Lorsque la situation est devenue intolérable pour la médecine, je n'ai pas à vouloir la maintenir. Ma position sera de me retirer, à condition que tout ce qui concerne le confort et le soulagement de la douleur soit réalisé. C'est ce que j'appellerai « une médecine raisonnable ».

Cependant, je n'ai pas encore vu de malade me demandant d'arrêter tous ses traitements, y compris celui de la douleur. Si je fais une proposition, le malade peut refuser, même sans qu'il y ait de demande d'euthanasie.

Il faut respecter ce refus mais il faut un long temps de dialogue et de réflexion avant l'acceptation de la limitation ou de l'arrêt de certains traitements et parfois de techniques (respirateur)... Il ne s'agit pas en effet de répondre immédiatement à toute demande de refus non argumentée.

Des patients sont arrivés chez nous en disant : « J'ai arrêté ma dialyse et les néphrologues m'ont promis les pires douleurs mais je ne veux pas y retourner. Pouvez-vous m'accueillir pour soigner mes éventuelles douleurs ? » Nous le faisons sans immédiatement les renvoyer au centre de dialyse mais après avoir pris contact avec eux et étudié leur dossier.

Dans des situations très difficiles – et en tant que pneumologue, je suis bien placée – comme les asphyxies ou les hémorragies massives qui, diffuses, ne sont pas suffisamment rapides pour entraîner une mort immédiate, ou dans certains d'états d'agitation et d'angoisse extrême, j'étais l'un des premiers médecins à proposer une sédation non pas définitive mais permettant de calmer le patient, de passer peut-être un cap, en sachant que parfois on ne le passe pas.

Cette sédation est proposée selon un protocole comprenant l'information du patient, son accord. Mais, y compris au moment d’une asphyxie, des malades ont refusé la sédation qu'ils avaient demandée quinze jours auparavant : il est donc possible de se rétracter même lors de la complication. Cette sédation, dans des cas exceptionnels (pas plus de 1 % chez nous, en unité de soins palliatifs), permet d'apporter un soulagement sans provoquer délibérément la mort, tout en sachant que l'on prend un risque.

Il est important de distinguer les termes et de sortir d'une confusion qui met tout dans le même paquet : abstention, respect du refus du malade, limitation du traitement, arrêt du traitement, sédation, euthanasie. Je refuse ce paquet « euthanasie ». Je souhaiterais que l'on utilise chacun des termes séparément et pour moi, ce n'est pas de l'euthanasie. En tant que soignant, je ne peux pas considérer le fait de provoquer délibérément la mort, ce qui est la définition de l'euthanasie, comme un soin. En revanche, je peux accepter de considérer mes soins comme superflus, inadaptés, disproportionnés, agressifs, violents etc. et décider de me retirer pour ne garder que l'aspect soulagement.

Je ne pense pas, et c'est pour cela que je refuse l'euthanasie comme complément des soins palliatifs, que l'acte de provoquer la mort puisse être une alternative aux soins palliatifs ou à la sédation.

M. le Président : Le raisonnement un peu simpliste mais qui semble réel est le suivant : lorsqu'il n'y a pas de soins palliatifs, la demande d'euthanasie est forte et quand ils sont présents, elle est faible. On diminue la demande sans complètement l'annihiler. Alors comment écouter ce reliquat de demandes ? Faut-il légiférer pour autoriser le fait de donner délibérément la mort ou faut-il ouvrir le champ de l'abstention thérapeutique ou du refus de soins ?

Lorsque certains malades, très dépendants des soins, les refusent, arrêtez-vous ces soins, alors que vous savez que vous allez hâter leur mort, et ne prodiguez-vous qu'un accompagnement, un confort qui conduit à une mort naturelle ? Est-ce une situation à laquelle vous êtes confrontée ou est-ce une vue de l'esprit ?

Mme Marie-Sylvie Richard : Nous l'avons vécue avec deux patients neurologiques qui étaient sous respirateur et qui n'en voulaient plus.

Nous avons demandé au premier de prendre un peu de temps de réflexion, car nous voulions bien entendre sa demande mais également la comprendre. Nous le connaissions car il était venu plusieurs fois chez nous pour effectuer des séjours de répit. Nous lui avions dit que pendant ce temps de réflexion avec lui, son entourage et l'équipe, nous ne ferions rien pour le maintenir à tout prix, c'est-à-dire que si une complication intervenait, nous ne la traiterions pas. En fait, il a fait un choc infectieux pendant le temps de réflexion. Avec son accord, nous n'avons pas mis en place une antibiothérapie spécifique en urgence.

L'autre patiente était sous machine, extrêmement peu adaptée à cette dernière et inconsciente. Nous nous sommes demandés ce que nous faisions à prolonger l'état de cette femme avec cette machine. Une réflexion avec l'équipe et ses proches a été engagée et nous avons arrêté la machine. Elle a eu une certaine respiration pendant une heure et elle s'est éteinte.

Nous procédons de la même façon avec les personnes qui arrivent après avoir arrêté leur dialyse ou juste après la dernière séance, le jour de leur admission ; nous ne faisons pas pression pour qu'elles la reprennent. Il est vrai que nous vérifions leurs arguments car nous voyons aussi des malades très âgés ou très fortement dépendants, sous pression familiale, sociale. J'entends certains dire : « Supprimez-moi, ma prise en charge est trop onéreuse pour mes proches. La société ne peut plus rien faire de moi, arrêtez. »

Le temps du mourir, de la fin de vie et de la dépendance n'est pas très valorisé dans notre société et ce n'est pas d’une grande aide pour une personne qui lutte.

J'ai également travaillé au Comité d'éthique de l'Association des paralysés de France. Certains paralysés m'ont dit qu'il fallait avoir une force de caractère extraordinaire pour continuer à se battre, pour se faire une place de handicapé aujourd'hui, car on ne parle d'eux que pour dire qu'ils ne devraient pas exister. Dans l'arrêt Perruche, on a parlé des handicapés mais c'était pour refuser leur existence. Ils se demandent donc s'ils ont le droit de trouver leur place et par qui ils sont soutenus dans leur combat.

Je fais très attention aux pressions extérieures mais également à la dépression. Il est très difficile d'en diagnostiquer une chez les patients en fin de vie et chez les personnes âgées. Or, de réelles dépressions peuvent être soulagées par un traitement. Encore faut-il que le malade l'accepte, sinon je ne le forcerai pas. Je dois accepter aussi les limites de ma thérapeutique.

Je me souviens très bien d'une patiente, une des premières femmes avocates, qui ne pouvait pas supporter le fait d'être sans voix car c'était vraiment la négation de son être. Ses difficultés de déglutition étant énormes, nous avons proposé une gastrostomie et elle nous a dit : « Vivre pour manger sans pouvoir parler, non ! » Nous avons essayé avec elle, l'informatique. Elle avait un peu plus de 80 ans et n'a pas pu s'adapter à ce moyen moderne. Elle nous a dit : « Laissez-moi tranquille, n'essayez pas de me faire vivre dans cette situation. » Nous avons fait un accompagnement, nous avons soulagé ses douleurs et elle est décédée tout à fait paisiblement.

Une des urgences actuelles est de sortir de la confusion des termes et de faire une place à ces différentes catégories de situations. Et sur ce point, je voudrais rejoindre les réanimateurs. J'étais dans un groupe de travail avec la réanimation pédiatrique de Necker et nous avons rédigé un document : « Repères pour limitation et arrêt de traitement », édité par la Fondation de France et repris dans leurs recommandations par les Sociétés Francophones de Réanimation.

Aujourd'hui, l'urgence au plan législatif est de reconnaître que la limitation ou l'arrêt de traitement n'est pas une euthanasie. Je fais miennes les propositions de la Société de réanimation de langue française portant sur une modification du code de déontologie, en précisant certains points, parce que s'il est bien de dire « pas d'obstination déraisonnable », que cela signifie-t-il concrètement ?

Par ailleurs, ce code de déontologie modifié pourrait être une référence et avoir une valeur légale ou une cohérence avec le code de la santé publique. Un travail de cohérence entre les textes doit être mené car il est impossible aujourd'hui de risquer d'être critiqué, accusé parce qu'on limite des traitements. La position des réanimateurs est aussi la mienne.

Nous avons un procès d'homicide involontaire chez nous parce que nous n'avons pas traité une personne. En soins palliatifs, nous risquons d'être en procès tous les huit jours, parce que nous n'allons pas vers une obstination thérapeutique. Même si nous disons à la famille que le malade le refusait, elle nous rétorque que nous n'avons pas cherché tous les moyens disponibles en médecine, que si elle nous avait confié son patient pour des soins palliatifs, cela n’empêchait pas une action médicale...

Une autre modification juridique consisterait peut-être à distinguer au niveau de l'homicide, le meurtrier pervers et le médecin ou le soignant qui, en toute conscience, n'a pas pu faire autrement qu'accomplir ce geste euthanasique ou qui l'a fait comme la moins mauvaise solution qu'il a pu trouver en conscience. Je ne souhaiterais pas qu'il y ait non-lieu. Il faut pouvoir juger, mais déjà aujourd'hui, les circonstances atténuantes existent, même si cela dépend des tribunaux.

Le plus urgent est la cohérence entre le code de déontologie qui devrait être plus explicite sur certaines situations et notre code de la santé publique ; il faut également apporter quelques ajouts soit à la loi de juin 1999 où il est dit que le malade peut refuser le traitement, soit à la loi de mars 2002 qui dit, de façon un peu pressante, que le médecin doit tenter de le persuader d’y renoncer.

M. le Président : L’article L. 1111-4 du code de la santé publique dispose : « Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser, d'interrompre le traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d'accepter les soins indispensables.

Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. »

Je suis d’accord avec vous : une modification de la rédaction de ces textes s’impose.

Mme Marie-Sylvie Richard : Cette phrase est très difficile.

M. le Président : « … tout mettre en œuvre pour la convaincre. » Que faudra-t-il faire ? Faire appel à une dizaine de personnes, à un autre médecin, faire pression ?

Mme Marie-Sylvie Richard : En même temps, on ne peut rien faire sans son consentement ! On joue au grand écart. Cet article pourrait être modifié.

M. le Président : Il faudrait ajouter : « Le médecin ne peut être tenu pour responsable de l'arrêt des médicaments » en en précisant les circonstances.

Il existe un espace de conciliation entre la liberté et le respect de la personne et de la vie qui pourrait être plus explicite et qui protégerait les pratiques quotidiennes dans les réanimations et les services.

Mme Marie-Sylvie Richard : Je pense qu'il faut concilier un consentement des soignants au refus du patient avec une certaine rigueur de réflexion.

Je rejoins de nombreux collègues sur les bonnes pratiques et les recommandations. Ces dernières sont le fruit d'une longue réflexion, d'une reprise de l'expérience des équipes. Elles ne se font pas n'importe comment et les lois pourraient peut-être y renvoyer pour que nous soyons sûrs de la démarche entreprise par une équipe. Toutes les équipes n'ont pas cette culture de négociation et de réflexion.

Cet article de loi nous montre le grand écart qu'il faut sans cesse faire, qui fragilise et qui n'invite pas à consentir ou à s'incliner devant le refus déterminé d'un patient.

Mme Martine Billard : Je suis tout à fait d'accord. Cet article place les médecins et les familles en situation difficile. Les médecins, par peur de poursuites, font pression sur l'entourage.

Lorsque l'on discute des demandes de fin de vie de personnes âgées, on parle toujours du droit à débrancher, à arrêter les traitements lourds. Or, on peut aussi être une personne âgée sans traitement lourd mais dépendante et sans pouvoir se mouvoir. Dans ce cas, on peut préférer faire le choix d'arrêter maintenant sa vie ; sans être atteint de pathologie grave, mais face à une pathologie qui, liée à la vieillesse, peut durer trois à cinq ans, on n'a peut-être pas forcément envie de vivre ce laps de temps en étant grabataire sous prétexte d'être âgé de 85 ans. Dans ce cas-là, s'il y a une demande, qu'elle peut être la réponse ?

M. le Président : Ce n'est pas un malade.

Mme Martine Billard : Si.

M. le Président : De quoi est-elle dépendante ?

Mme Martine Billard : C'est une personne grabataire.

Mme Marie-Sylvie Richard : Des personnes gisent dans leur lit pendant des années.

M. le Président : L'interruption de soins est possible là aussi si elle est concertée avec l'entourage.

Mme Martine Billard : Il n'y a pas de soins lourds.

Mme Marie-Sylvie Richard : Ces personnes sont traitées chaque fois qu'elles font des complications. Devons-nous continuer à les alimenter, à les hydrater ? Le nombre de personnes grabataires qui sont alimentées par une sonde gastrique, pose question.

M. le Président : On les attache pour la placer.

Mme Marie-Sylvie Richard : Il a été prouvé que la déshydratation des personnes diminuait le seuil de la douleur, qu'il ne fallait pas forcément les hydrater beaucoup. Des résultats sont contradictoires à ce sujet, mais je pense que l'on en fait toujours trop.

M. Patrick Delnatte : Pour l'alimentation, vous avez raison.

Mme Marie-Sylvie Richard : Nous ne pouvons pas supporter l'inaction. Patrick Verspieren l'avait d'ailleurs écrit dans l'un de ses premiers articles sur la propension à accélérer la mort.

M. le Président : C'est notre société qui ne supporte pas l'inaction. Regarder une personne mourir ne paraît pas possible. Réfléchir dans une mission, sans donner un texte législatif dans les trois semaines, est scandaleux. Un élu doit être agité et obligatoirement actif.

Mme Marie-Sylvie Richard : Un soignant doit être actif et un médecin ne peut pas ne pas prescrire.

Ainsi je pense que nous sommes à l'origine de multiples violences en gériatrie avec ce « vouloir faire quelque chose. »

En revanche, on oublie parallèlement à cela, certains soins absolument indispensables, comme répondre à une personne âgée désireuse de se rendre aux toilettes.

Il est important de montrer l'ambivalence et les paradoxes de notre société. Des familles en ont assez de cette personne âgée. Or, quand elle a la grippe, si le médecin n'est pas là dans l'heure pour la traiter, elles crient au scandale. Il en est de même avec la personne âgée qui vous dit qu'elle n'en peut plus, qui voudrait qu'on la laisse tranquille et qui, lorsqu'elle fait une complication, si elle ne voit pas le médecin et n'a pas son médicament, trouve cela dramatique.

Nous sommes toujours dans cette ambivalence, à nous de discerner vers quoi va le désir le plus fort.

M. le Président : La même personne peut dire dans la même journée : « Faites quelque chose » et, quelques heures après : « Laissez-la tranquille. »

Mme Marie-Sylvie Richard : Le texte des urgentistes est intéressant et j'y souscris. Ce sont des recommandations du même type que celles des réanimateurs, mais elles précisent comment annoncer aux urgences que l’équipe médicale n’ira pas plus loin. A l'hôpital Saint-Joseph, notre équipe mobile va aux urgences...

M. le Président : Il faudrait acheter un gilet pare-balles.

Mme Marie-Sylvie Richard : Oui, les internes ne supportent pas les urgences car lorsqu'ils disent qu'il est inutile d'aller plus loin, certaines familles font pression et restent aux urgences jusqu'à ce qu'il y ait une place en réanimation. Ces mêmes familles feront ensuite de nombreuses démarches pour arrêter en disant : « Ils ont été trop loin. »

M. Patrick Delnatte : Parce qu'il n'y a pas de préparation.

Mme Marie-Sylvie Richard : Si la société réfléchissait davantage à cela... Il faut également garder en mémoire que ces situations toujours dramatiques et irrationnelles existent.

M. le Président : Les familles vis-à-vis des parents malades veulent à la fois la vie et la mort. Elles les aiment et les détestent parce qu'ils leur infligent cette vision. L'ambiguïté est partout dans la situation de fin de vie.

Mme Martine Billard : Aux urgences, y-a-t-il un accueil différencié ou est-il identique pour les familles amenant un proche qui a une entorse... ?

M. le Président : Non, les flux sont différenciés. Lorsqu’un patient arrive en détresse, il s’agit de dire qu’il arrive en bout de cursus de vie et de maladie longue, qu'on ne va pas l'admettre en réanimation (parce qu'il est âgé de 95 ans, qu'il souffre d'un cancer du poumon métastasé), mais qu'on va plutôt le diriger vers un lit de médecine interne etc. La pression des familles qui disent : « Ne le mettez pas dans un service de gérontologie ou de médecine interne, on souhaite qu'il soit en cardiologie, en soins intensifs, en réanimation etc. » est alors très forte.

Mme Marie-Sylvie Richard : Dans le texte des urgentistes, une page entière est consacrée à la façon de parler à une famille pour annoncer qu'une poursuite des soins serait déraisonnable. Il existe un protocole.

Les services d'urgence doivent être aussi améliorés dans bien des cas.

M. le Président : Il faut supprimer le feuilleton « Urgence ».

Mme Marie-Sylvie Richard : Il est catastrophique.

M. le Président : On a l'impression que tout le monde guérit et est sauvé.

Mme Marie-Sylvie Richard : C'est l'obligation de résultat.

M. le Président : Il y a toujours quelqu'un qui arrive avec un défibrillateur et le malade revit. C'est vraiment la médecine triomphante.

Nous nous retrouverons demain à 10 heures à la Maison médicale Jeanne Garnier.

Nous vous remercions.

Mme Marie-Sylvie Richard : Je vous remercie également.

Audition du Père Daniel Duigou


(Procès-verbal de la séance du 27 janvier 2004)

Présidence de M. Michel Piron, vice-président, puis de
M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Après vous avoir remercié, mon Père, d’avoir répondu à notre invitation, vous me permettrez de faire un bref rappel du déroulement de nos auditions et d’y ajouter quelques mots de présentation que vous compléterez si vous le souhaitez.

Votre cursus est assez peu ordinaire : le moins que l’on puisse en dire est qu’il est riche et divers puisque, après une maîtrise en sciences économiques, vous avez poursuivi des études en sciences humaines et cliniques, en psychologie clinicienne et qu’à cette diversité de vos réflexions et de vos savoirs, vous avez ajouté une pratique journalistique, dans le domaine économique à France Inter et au service politique de TFI. Vous vous êtes également impliqué, en qualité de grand reporter, au service santé d’Antenne 2. Vous êtes aujourd’hui prêtre dans le diocèse d’Amiens, rédacteur en chef à France 5, attaché à la direction des antennes pour l’information et la déontologie, psychanalyste clinicien attaché à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif et cofondateur de l’association Arcat-sida.

Vous avez également publié, en 2003, un ouvrage intitulé Psychanalyse des miracles du Christ.

Ce parcours peu ordinaire et si divers vous prédisposait certainement à être sollicité par les membres de notre mission qui vous remercient, encore une fois, d’avoir accepté leur invitation et d’enrichir leur réflexion sur un sujet dont on peut mesurer, au fil des auditions, l’immense complexité et le poids d’humanité.

Je vais donc vous donner la parole pour compléter cette très brève présentation et exposer ce que vous ressentez et pensez du sujet qui vous est soumis, après quoi nous réserverons, si vous le voulez bien, un peu de temps aux questions et à l’échange.

M. Daniel Duigou : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, c’est moi qui vous remercie de m’avoir invité : c’est, pour moi, un honneur d’aborder avec vous ce problème des soins palliatifs.

Puisque vous avez évoqué très gentiment mes trois casquettes de journaliste, de prêtre et de psychanalyste, je tiens à dire que je parlerai surtout en qualité de psychanalyste qui, avant tout écoute et essaye, dans l’écoute singulière des individus, différents les uns des autres – ce qui est particulièrement vrai pour les soignants – de comprendre. Il s’agit en effet de comprendre, non pas pour faire une thèse mais pour aider ces soignants, hommes et des femmes, à affronter l’angoisse face à la mort.

Cette première remarque me conduit à préciser que le prêtre que je suis par ailleurs, prend appui sur cette connaissance qui consiste à comprendre l’être humain et le fonctionnement psychique de l’individu confronté à la problématique de la mort, dans le cadre de l’accompagnement et des soins palliatifs, pour s’interroger et interroger la théologie.

Ma deuxième remarque aura trait à mon expérience de « psy ». Cela fait vingt ans que je travaille en tant que psychologue-psychanalyste à l’hôpital : d’abord, à l’hôpital Saint-Louis, ensuite, à Necker et, aujourd’hui, à l’hôpital Paul Brousse. Pendant ces vingt années, j’ai suivi le professeur Daniel Vittecoq au service d’infectiologie qui prend en charge les malades atteints du sida : il y a vingt ans, nous étions plus appelés à dispenser à ces patients des soins palliatifs et d’accompagnement à la mort que des soins susceptibles de leur permettre de survivre dans de meilleures conditions, comme c’est plus le cas actuellement !

En outre, j’interviens à l’hôpital Paul Brousse dans le service de soins palliatifs dirigé par le docteur Salamagne que vous allez recevoir prochainement et que je décrirai comme une « grande bonne femme ». Elle travaille dans cette spécialité depuis vingt ans, ayant commencé avec le professeur Louis René qui est devenu, en 1990, le premier Président du Comité consultatif national éthique après avoir été, pendant plus de dix ans, à la tête du premier service de soins palliatifs de l’Assistance publique, à l’hôpital Paul Brousse.

C’est donc fort de cette expérience en service d’infectiologie et en service de soins palliatifs que je souhaite réfléchir avec vous à la dimension de l’angoisse du patient et du soignant face à l’événement de la mort.

En réfléchissant, hier, à la façon de bâtir mon intervention, je me posais la question de savoir s’il convenait de légiférer, et c’est à partir de là que j’en suis arrivé à m’interroger, non pas en tant que juriste ou en tant que politique mais en tant que soignant, sur la question de la limite. Face à l’angoisse de la mort, il est en effet nécessaire de poser une limite car seule la limite – mais quelle limite ? – peut permettre à tout homme, toute femme, et en particulier aux soignants travaillant dans un service de soins palliatifs, de faire face à l’angoisse de la mort et de la dépasser pour accomplir leur tâche d’accompagnant au niveau tant médical que psychologique.

Du point de vue de la psychanalyse, la limite est nécessaire car, sans elle, l’homme se trouve affronté à l’imaginaire de la mort c’est-à-dire un imaginaire que je qualifierai de « débordant » et qui annihile la capacité à penser les situations : quand je suis angoissé, je ne peux plus penser ! Or, il s’agit bien ici, comme dans un service de soins palliatifs, de penser la mort et surtout de penser la vie, donc d’accompagner le patient dans sa fin de vie.

Une fois décrit ce contexte, je souhaite m’interroger avec vous sur les limites : d’abord par rapport à moi-même, car en tant que soignant, il faut me protéger de moi-même, de mon propre imaginaire ; ensuite par rapport à mon imaginaire car je dois faire en sorte que l’autre, en particulier le patient, existe, que sa réalité ne soit pas annulée par mon imaginaire.

La racine hébraïque du terme « adulte » signifie « être avec l’autre ». Comment, face à mon imaginaire et peut-être aussi à l’imaginaire de la société dont les médias véhiculent tout le discours, prendre en compte la réalité de l’autre, le rendre réel ? Ainsi, par le biais de la question du fonctionnement psychique, de la manière de se protéger de son propre imaginaire, on en vient à poser le problème, non plus de l’individu mais de la société. Comment un individu, avec son fonctionnement psychique, peut-il s’intégrer dans la réalité d’un service hospitalier, par exemple, face à la mort ?

Pour aller encore plus loin, j’ai imaginé et j’espère que ce n’est pas un tort, de vous citer cet extrait de « To be or not to be » du fameux monologue de Shakespeare, quand Hamlet déclare : « C’est la conscience qui fait de nous des lâches. » La conscience, dans l’esprit de Shakespeare, c’est la culpabilité. On pourrait donc, avec la pertinence de la psychologie de l’individu qui est propre à Shakespeare, traduire sa pensée de la façon suivante : c’est la culpabilité qui fait de nous des lâches. Ce raisonnement est important pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce que, qui que nous soyons, nous sommes toujours dans la culpabilité : nous ne pouvons pas y échapper. Quiconque vous dirait que faire un geste de soins susceptible d’entraîner la mort n’a pas eu de conséquence sur lui, sur sa santé psychique, ne serait pas crédible : la culpabilité fonctionne toujours.

Deuxièmement, je dirais, fort de cette phrase, que la culpabilité est nécessaire. C’est elle qui, dans certaines situations, peut nous éviter de commettre des bêtises, d’aller jusqu’au bout d’un désir de toute-puissance. S’il n’y avait un minimum de culpabilité, nous serions tous des criminels. Heureusement donc qu’il y a de la culpabilité !

Troisièmement, il ne faut pas trop de culpabilité, car si la culpabilité m’empêche de tuer mon prochain, elle ne doit pas me conduire à éviter de marcher sur une mouche. L’excès de culpabilité est paralysant. Dans un service de soins palliatifs, heureusement qu’il y a de la culpabilité, mais heureusement, aussi, que les patients et les soignants prennent une certaine distance avec cette culpabilité car, sinon, ils ne pourraient plus agir.

Quatrièmement, il convient donc d’abaisser le niveau de la culpabilité pour permettre un « agir ». Tout le problème est de savoir comment parvenir à abaisser le seuil de culpabilité de celui qui doit agir, pour faire en sorte qu’il ne soit pas trop prisonnier de la culpabilité. Lorsque l’on se trouve notamment face à un patient en fin de vie, lorsque des soins peuvent entraîner la mort, je pense, personnellement, qu’un cadre doit être défini à l’intérieur de l’hôpital et d’un service – le cadre qui pourrait servir de limite. Je pense à un cadre qui permettrait aux médecins, aux infirmières et autres membres du corps soignant de penser la situation sans trop de culpabilité, de dialoguer les uns avec les autres et, aussi, avec la société. Grâce à ce cadre, un individu – et c’est pour moi la dimension la plus importante et le point de vue que je souhaiterais vous faire partager – pourrait devenir un sujet qui pense, ne se laisserait pas ordonner par les autres, mais prendrait sa part de responsabilité tout en acceptant une limite. Il y a un « entre-deux » que je vais essayer de préciser et dans lequel il convient de se situer. En d’autres termes, il faut un cadre qui comporte des garde-fous, tout en me permettant d’agir et d’agir selon ma conscience car, à un moment donné, dans la pratique et dans l’action, personne ne peut se substituer à moi.

Pour définir cette limite, je voudrais, d’une part, revenir sur le problème de l’angoisse et sur la nécessité de la limite pour y faire face, d’autre part, préciser, dans le cadre des soins palliatifs où j’entends me situer, quelle limite peut permettre à un sujet de faire face à ses responsabilités.

On parle d’angoisse – pardonnez-moi de ne pas vous épargner cette « cuisine psychanalytique », mais je crois nécessaire de faire cette précision – lorsqu’un individu ne peut plus agir de lui-même. D’une façon plus savante, Freud dit que l’angoisse intervient lorsque le Moi est en danger, lorsque nous sommes pris entre le « Ça », les pulsions qui sont permanentes, qui veulent tout et tout de suite, tout et n’importe quoi, qui sont dans une revendication de toute-puissance, et le fameux « Surmoi » qui met des garde-fous, des limites, l’instance qui interdit. Entre les deux, intervient ce que je qualifierais d’un terme qui n’appartient pas au vocabulaire psychanalytique, une négociation. Je négocie en effet constamment entre mes désirs qui vont dans tous les sens et qui veulent sans cesse avoir le dernier mot et l’instance morale, presque politique, juridique, qui me rappelle toujours les limites. Il faut un compromis, une négociation entre le Ça et le Surmoi. C’est de cette négociation que résulte le Moi, ce que je deviens, ce que je m’autorise à devenir.

Vous voyez bien, dans cette alchimie psychanalytique, que si le Surmoi est inexistant ou trop fort, la gestion de l’existence s’en trouve totalement transformée. Si mon idéal, mon Surmoi est trop élevé, je m’interdirai toute possibilité d’agir et j’en arriverai à une situation de blocage. En revanche, et c’est un phénomène que l’on observe de plus en plus chez les jeunes, si le Surmoi est trop faible, le Ça, en situation de toute-puissance, déborde. L’angoisse naît d’un déséquilibre entre le Ça et le Surmoi qui ne laisse plus de place au Moi. En cas de déséquilibre, la folie s’empare de l’individu. Soit l’individu est tout-puissant jusqu’à vouloir la mort de l’autre, dans une sorte de délire, de fantasme, et il est bien évident que dans un service de soins palliatifs, celui qui a une possibilité technique de mettre réellement fin à la vie de l’autre, se trouve alors renforcé dans son désir de toute-puissance, dans la mesure où elle peut effectivement devenir réalité. Soit, à l’inverse, l’individu a un idéal trop fort, trop élevé, et il s’empêchera tout geste susceptible, par exemple, de calmer une douleur, pour ne pas prendre le risque d’entraîner la mort du patient.

Si j’ai tenu à mettre en place toute cette « cuisine » psychanalytique qui n’est pas évidente, c’est qu’elle me paraît essentielle pour comprendre comment, par rapport aux limites liées au Surmoi, les patients, les soignants, peuvent être envahis par l’angoisse.

Comment les choses se passent-elles à l’échelle d’un service de soins palliatifs ? Précisément, l’angoisse peut y régner en maître. Pourquoi ? Parce que la limite qui pourrait être permanente, claire, objective disparaît. La limite entre la vie et la mort n’est pas évidente. La limite entre les soins curatifs et les soins palliatifs ne l’est pas non plus. La limite entre le fait de sentir que l’on maîtrise la situation et le fait d’être passif et de subir cette situation est difficilement repérable. Une sorte d’absence de limites objectives renvoie chacun à sa propre subjectivité, confronté à son Ça, à ses désirs, à ses fantasmes, à son imaginaire, à ses pulsions et, par voie de conséquence, à sa culpabilité.

Il s’agit, par conséquent, dans le cadre d’un tel service, d’inventer la limite, ce que jamais, à mon sens, la loi ne pourra faire à la place des individus. Il est absolument nécessaire pour la santé et l’équilibre psychiques des soignants de leur permettre de disposer d’un espace où dire, pratiquement au coup par coup, la limite. En effet, s’il faut une limite, elle ne peut pas se donner a priori. Elle est à « inventer » au sens même de la racine du terme, « trouver », afin que les soignants ne soient pas des robots, mais des sujets, des individus qui pensent, qui se donnent les moyens de penser pour agir dans des situations qui seront toujours différentes. Je dirais qu’il faut inventer et réinventer le soignant devant chaque patient, devant chaque situation. La limite est nécessaire, elle ne peut s’inventer et, paradoxalement, elle est à inventer à partir du moment où l’on donne une certaine liberté au soignant. Il faut lui donner cette liberté de pensée et d’agir, à condition – étant entendu qu’il n’y a jamais de liberté absolue –qu’elle s’articule par rapport à l’autre, grâce auquel on devient adulte et on se situe, non par rapport à soi-même mais également par rapport à la société.

Je distinguerai cinq lieux où mettre l’autre, qui ouvrent un espace, autrement dit un « entre-deux » entre moi et l’autre qui me construit un espace de liberté, m’aidant à me situer.

Le premier espace, le premier « entre-deux », c’est moi et le patient. Je tiens à souligner que ce patient doit être écouter. Or, il n’est pas simple d’écouter le patient dans la singularité de son histoire. C’est un autre à découvrir, ce qui suppose un travail que je n’irai pas jusqu’à qualifier de « professionnel » car cela pourrait paraître péjoratif, mais qui va bien au-delà du seul fait de tendre l’oreille.

Le deuxième « entre-deux », c’est l’expérience pour penser. Il ne suffit pas d’être en face de la réalité de l’autre, il faut aussi l’appréhender en fonction d’une expérience acquise. L’expérience me permet de me fabriquer un « savoir ». Il ne s’agit pas d’un savoir qui s’acquiert dans les livres, mais d’un savoir qui se bâtit au fur et à mesure des apprentissages que réserve la vie. La relation à l’autre passe donc par le temps : celui qu’il me faut pour bâtir une responsabilité.

Le troisième espace dans lequel il me faut me situer pour penser est celui des autres intervenants que moi-même. A cet égard, je mettrai l’accent sur la pluralité des acteurs qui vont intervenir avec moi, en même temps que moi, auprès des patients. Je pense, bien sûr, aux soignants qui forment une équipe, à la famille qu’il me faut prendre en compte et également écouter, à l’administration. Il y a aussi les colloques et les séminaires dont je ne peux pas feindre d’ignorer la pensée et l’approche qu’ils transmettent. La société qui s’exprime à travers les articles de presse et l’opinion publique doivent aussi m’aider à me situer.

Le quatrième espace est celui des différents lieux de parole, comme les groupes de parole qu’anime un « psy », comme je le fais moi-même, en particulier à l’hôpital Paul Brousse. Il s’agit de se réunir dans un lieu pour, ensemble, essayer de comprendre les situations les unes après les autres et d’inventer des limites, au cas par cas. Dans cet espace, je ne pense pas seul mais avec d’autres, en équipe.

Le cinquième espace dans lequel je dois me situer enfin est celui de la loi. Si j’ai distingué ces cinq espaces – il peut d’ailleurs y en avoir d’autres – où interviennent différents tiers, c’est pour bien montrer que, lorsqu’un soignant travaille dans le cadre d’un service hospitalier, il n’est jamais seul et doit toujours penser en articulant sa liberté avec le patient qui est à découvrir, avec l’expérience qu’il a acquise, avec la pluralité des intervenants qui travaillent avec lui, en liaison avec les lieux de parole où s’échangent des valeurs, des interrogations et des questions et, enfin, avec la société qui lui dit quelque chose à travers la loi. La loi est en quelque sorte le Grand Autre, celui qui s’exprime au nom de la société, au nom du peuple. Dans la loi, je vois deux facettes : d’un côté, la loi qui interdit et met des garde-fous, qui fixe des bornes contre deux risques essentiels : l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie ; de l’autre, la loi qui autorise l’existence de services au sein desquels se dira, s’inventera la limite, la loi qui autorise les soignants à penser par eux-mêmes, en fonction des différents tiers, afin d’élaborer leur conduite.

Je crois que ce n’est que s’il existe cette liberté s’articulant avec ces cinq espaces allant du patient à la société, que les soignants peuvent devenir des sujets qui pensent, qui réfléchissent et qui sont en position de prendre leurs responsabilités et de les assumer lorsque, dans certaines situations, il n’y a, objectivement, pas de frontières entre la vie et la mort.

En guise de conclusion, je voudrais dire que je me méfie d’une loi qui se substituerait à la capacité d’un individu à réfléchir, à penser et à assumer sa propre histoire dans sa fonction de soignant. Je ne suis pas favorable aux dogmes qui prescrivent une attitude au nom de la morale, au nom de la science et au nom de la médecine. Je suis pour un espace éthique où l’individu a la possibilité de se réaliser lui-même, en prenant ses responsabilités face à sa conscience. Ce n’est qu’en étant sujet qu’il pourra mettre une distance entre lui et sa culpabilité.

J’ajouterais enfin que le prêtre que je suis ne peut que penser que c’est en respectant le fonctionnement d’un individu, et notamment son appareil psychique qui doit faire avec le Ça, avec le Surmoi, avec ce qu’il est et la façon dont il gère ses désirs, que celui-ci pourra se réaliser et, par conséquent, répondre à l’appel d’un Dieu qui lui demande précisément d’utiliser sa liberté pour devenir un homme face aux autres hommes.

M. le Président : Excusez-moi, mon Père, de n’avoir pu entendre qu’une partie de vos propos. Je souhaiterais vous entendre préciser votre pensée par rapport à la loi.

Vous avez dit vous méfier d’une loi qui se substituerait à un espace de liberté, mais vous avez également souligné que la loi autorise et interdit, que l’interdit est nécessaire et que l’autorisation est souvent un cadre à l’intérieur duquel s’exercent la liberté et la responsabilité de chaque individu. On pourrait donc toucher à la loi si c’est pour répondre à cette double exigence de respect des frontières de l’interdit et de la vie humaine tout en encadrant, ce que les médecins appellent « les procédures » et que vous avez défini comme des « conduites ». En réalité, en ce domaine, plutôt que de dire ce qu’il faut faire, il serait peut-être préférable de dire
– et la loi le peut – le cheminement qui permet d’arriver à prendre collectivement une décision. Dans ces conditions, une telle méfiance par rapport à la loi est-elle vraiment justifiée, d’autant que, dans une République et une démocratie, la loi protège le faible contre le fort, que personne n’est plus faible qu’un mourant et que personne n’est plus fort que celui qui pense avoir le pouvoir de décider à la place des autres ? Mes propos et les vôtres ne sont d’ailleurs pas incompatibles…

M. Daniel Duigou : Je ne les crois effectivement pas incompatibles !

M. Michel Piron : Ma question se situe dans le prolongement de la précédente. Vous avez beaucoup parlé de limites et, si je vous ai bien compris, vous avez souhaité mettre l’accent sur le fait que souvent elles n’étaient pas évidentes, notamment la limite entre la vie et la mort, sans parler de celle entre soins curatifs et soins palliatifs.

Toute la difficulté est, pour nous, de définir la portée du cadre que pourrait constituer la loi. J’ai bien compris que vous souhaitiez, à l’intérieur de ce cadre, maintenir le plus grand espace de liberté, c’est-à-dire de responsabilité, possible.

La question que je me pose est donc la suivante : comment légiférer sur une « inévidence », comment la formaliser ? Pensez-vous que la loi puisse aller au-delà de l’énoncé des quelques principes que vous venez de poser – en l’occurrence ni acharnement thérapeutique, ni euthanasie – pour définir ce que vous avez présenté comme tellement peu évident ? Finalement, plus la loi sera précise, plus elle réduira le champ de liberté et de responsabilité et plus elle figera les rapports entre les êtres et assèchera leurs relations sous prétexte de les sécuriser. Inversement, un cadre qui ne ferait que poser des grands principes nous laisserait confrontés à toutes les questions qui sont les nôtres depuis le début des travaux de notre mission.

M. Daniel Duigou : C’est presque un problème de curseur !

M. Gaëtan Gorce : Mon intervention se situera, elle aussi, dans le prolongement des précédentes. En vous écoutant, j’ai bien compris que vous étiez totalement hostile à l’idée d’un « droit au mourir », qui s’imposerait au médecin sans que soient prises en compte les conditions particulières dans lesquelles se trouvent le malade, la situation de sa famille, le point de vue des médecins et qui serait un principe, presque un mécanisme, qui, au nom de principes liés à la liberté de la personne, déclencherait un processus que nul ne pourrait arrêter.

Est-ce à dire que vous étendez cette hostilité ou cette réserve à l’idée selon laquelle, à un moment donné, la décision susceptible d’être prise collégialement par le corps médical et la famille pourrait, compte tenu du contexte et étant admise par tous, ne pas tomber sous le coup de la loi ?

Mme Catherine Génisson : J’ai été un peu surprise, même si cela s’est un peu équilibré par la suite, de vous entendre débuter votre intervention en parlant de l’angoisse du soignant par rapport à la mort et non de l’angoisse du soignant par rapport à la prise en compte et à la prise en charge de la fin de vie. Vous avez plus précisément parlé de l’angoisse du soignant par rapport à ce que vous avez ensuite décrit comme étant l’imaginaire « débordant » de la mort.

Ensuite, vous avez évoqué le problème du cadre et des limites, et vos propositions me paraissent tout à fait raisonnables et importantes, notamment quand vous dites que la loi doit avoir deux facettes, celle qui interdit et celle qui autorise. Pour autant, dans vos propositions, comment intégrez-vous l’égalité du citoyen qui est une dimension essentielle pour nous, législateurs ?

Vous me permettrez, enfin, de vous poser une question peut-être triviale, compte tenu de votre parcours : avez-vous constaté des atteintes à la loi existante, des équipes médicales, voire des praticiens isolés s’étant octroyé un droit à faire mourir ?

M. Daniel Duigou : Oui, j’en ai constaté !

Mme Catherine Génisson : Cela ne fait que confirmer le bien-fondé de la question posée par notre Président : comment protéger les faibles ?

M. Daniel Duigou : Le faible, c’est le patient, le malade, mais c’est aussi le soignant qui se trouve face à la peur, à sa propre peur d’être conduit à agir. Je vais dire les choses telles qu’elles me viennent à l’esprit : il faut accepter que certains passent la limite !

M. le Président : Il faut l’accepter sans le déplorer ?

M. Daniel Duigou : J’ai été fréquemment conduit à dire, au sein de différentes équipes, que, dans l’urgence, il peut se faire que des soignants dépassent une limite.

Mme Catherine Génisson : Doit-on l’imputer à l’urgence ou au fait que les soignants se sentent dépassés par la situation et pris dans cette angoisse de la mort que vous avez décrite ?

M. Daniel Duigou : Je pense que dans certaines situations d’urgence …

Mme Catherine Génisson : Pouvez-vous les préciser ?

M. Daniel Duigou : C’est le cas de toute situation où il faut calmer, toute situation douloureuse ou difficile à maîtriser. Il peut advenir, par exemple, qu’un interne agisse en prenant une décision qui va déboucher sur la mort. Ce qui me semble alors important, c’est que la situation puisse être repensée dans un « après » par l’équipe, en essayant de comprendre, et non pas de juger, l’acte qui a été réalisé. C’est notamment le travail qui se fait au sein des groupes « Balint ». Ce sont des espaces qui me paraissent essentiels dans la mesure où, d’abord et avant tout, avant même de faire le procès, on tente de comprendre les raisons pour lesquelles un individu a fonctionné de telle ou telle manière. Si on ne donne pas cette possibilité de s’exprimer, cette liberté, on met alors l’individu, comme j’ai voulu le faire comprendre, dans l’impossibilité de faire face à sa propre angoisse. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre…

Mme Catherine Génisson : Je vous comprends parfaitement, mais j’en viens à me dire au fil des auditions – j’ignore si ce sentiment est partagé par l’ensemble de mes collègues – que je me sentirai plus comptable, vis-à-vis de nos concitoyens, en plaidant en faveur d’une loi, non pas tant au nom de ceux qui réclament une fin de vie plus rapide, qu’au nom de ceux qui, précisément, peuvent être « les victimes », pardonnez-moi l’expression, d’une personne incapable de contrôler son angoisse. Si de tels comportements ne doivent pas être jugés, il n’en reste pas moins qu’il faut les empêcher !

M. Daniel Duigou : On ne se trouvera jamais devant une situation claire et objectivement repérable.

Mme Catherine Génisson : Il semble quand même que ces difficultés de comportement dans la prise en charge des personnes en fin de vie ne sont pas exceptionnelles. Toutes les personnes auditionnées qui travaillent dans des équipes de soins palliatifs l’ont pratiquement unanimement admis.

M. le Président : La position des membres de notre mission évolue au fil de nos travaux. Au départ, nous nous interrogions sur le conflit existant entre le principe de l’interdiction de tuer et la liberté de tout homme de décider de sa mort, du moins du moment de celle-ci.

Nous nous sommes, par la suite, aperçus que nos concitoyens avaient une angoisse, non seulement par rapport à la mort, mais par rapport à la qualité de leur mort. En d’autres termes, ils ont peur que le passage soit une source de souffrances insupportables, peur que leur image soit à ce point dégradée par rapport à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ou qu’ils projettent à leur entourage, qu’ils préféreraient pouvoir se précipiter dans la mort que de subir un sort qu’ils redoutent et que certains ont qualifié « d’indigne ».

Au fur et à mesure des auditions – et je souscris totalement au point de vue exprimé par Madame Génisson – nous avons pris conscience que notre réflexion était peut-être décalée, et cela à plusieurs niveaux.

Le premier décalage a trait à la loi. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades met l’accent sur la liberté de l’individu puisque, au lieu de maintenir la relation verticale qui existait entre un malade qui subissait et une médecine omnipotente, elle a opéré un rééquilibrage en établissant une relation horizontale où l’on s’écoute mutuellement. Dans cette relation, sans aller jusqu’à accéder à la demande de mort, l’angoisse du malade est prise en compte et fait partie du cheminement thérapeutique. On n’observe donc plus cette fracture entre une médecine technique triomphante et une médecine de fin de vie à laquelle on abandonnerait les malades.

Il nous est finalement apparu que l’acharnement thérapeutique comme la volonté de mort – qui n’est paradoxalement qu’une façon de ne pas mourir puisque c’est une forme d’anticipation sur un événement redouté – sont tous deux une criante négation de la mort.

Toutefois, les membres du corps médical, qui ne disposent que de peu d’informations, tant sur le plan juridique puisqu’ils connaissent peu les textes, que sur le plan médical puisqu’ils sont formés à lutter pour la vie et ont du mal à accepter ce qu’ils ressentent comme une défaite, adoptent des pratiques que je qualifierais un peu péjorativement et vulgairement de « bricolées », en fonction des expériences acquises et de la personnalité de chacun. Parallèlement, de nombreuses équipes travaillent, quant à elles, sur la base de décisions consensuelles et respectent de bonnes pratiques. Il n’empêche que, épisodiquement et de manière sauvage, certaines fins de vie surviennent sans que les patients l’aient demandé et cela, soit pour soulager le soignant, soit sous la pression économique ou la pression de l’entourage ou de la famille, qui ne supportent pas la souffrance du malade.

Vous êtes psychanalyste – je vous livre donc mon sentiment – : j’ai l’impression qu’il est aujourd’hui préférable de protéger le citoyen confronté à de telles situations de l’angoisse du soignant et de son agressivité, motivée parfois par un désir de protection, que de légiférer pour celui qui, assis dans son fauteuil, va demander de mourir au motif qu’il souffre trop, alors qu’il existe encore pour lui des solutions comme les soins palliatifs.

La mort demandée par le malade n’est pas, à de rares exceptions près, seulement existentielle. Elle se résume en ces termes : je ne supporte plus de vivre physiquement ce que je vis et, par conséquent, sur le plan existentiel, la vie me devient insupportable. Or, elle est, existentiellement, plus insupportable à l’entourage qu’au malade lui-même. Il me semble que le malade souffre plus de symptômes – nausées, fatigue intense, douleurs … – que d’un véritable problème existentiel.

J’ai l’impression que je fais le même cheminement que Madame Génisson. Ma réflexion est en train de basculer : je me dis que, plus qu’une loi qui autorise, il faudrait une loi qui protège l’ensemble de nos concitoyens, en particulier les médecins qui, dans un espace de parole et de recherche de limites, sont capables de dire au-delà de quel seuil on franchit les frontières de l’humain et on ne considère plus le malade que comme un objet.

En l’état de notre réflexion, vos propos nous mettent un peu dans l’embarras car nous sommes en train de chercher l’espace pour une loi qui serait susceptible d’encadrer, de protéger, sinon les bons par rapport aux méchants, du moins les bonnes pratiques par rapport aux mauvaises. Nous n’avons pas envie « d’ouvrir les vannes », mais nous souhaitons modifier la loi pour conforter les bonnes pratiques et parvenir à éradiquer les mauvaises. En tout état de cause, ce ne sera pas fait seulement par la loi, si tant est qu’il y ait une loi.

M. Daniel Duigou : Je n’ai pas le même regard.

M. le Président : Je crois que mes collègues partagent largement mon sentiment.

M. Michel Piron : Tout à fait ! J’avais d’ailleurs cru que cette dimension était bien prise en compte dans la première partie de votre exposé, à travers ce que vous appeliez la réalité de l’autre, qui, en effet, ne se réduit pas au regard que le soignant porte sur lui. Vous aviez donc bien évoqué dans votre propos, cette question du rapport entre deux sujets et non pas entre un sujet et un objet. Cela étant posé, je maintiens que la question fondamentale demeure, étant entendu que l’on pourrait retourner le sens des mots qui sont eux-mêmes ambivalents : qu’est-ce qu’interdire et qu’est-ce qu’autoriser ? Autoriser les bonnes pratiques peut signifier interdire les mauvaises, il y a plusieurs manières de dire la même chose.

J’en reviens donc à la question du degré de précision ou d’imprécision de la norme qui est quand même le problème essentiel quand il s’agit de rédiger une loi.

M. le Président : Vous paraîtrait-il vraiment iconoclaste d’avoir recours à la loi pour protéger les faibles et autoriser les bonnes pratiques ?

M. Daniel Duigou : Je me méfie un peu de la loi. En vous écoutant et puisque j’ai parlé de mon expérience, il m’est venu l’idée suivante : j’ai débuté ma carrière à SOS-Amitié où j’avais été frappé de constater que tous les écoutants, c’est-à-dire ceux et celles qui venaient écouter les personnes animées par l’idée du suicide, étaient là parce qu’elles s’étaient, elles-mêmes, posé un jour la question du suicide et qu’elles cherchaient à SOS-Amitié un cadre pour y trouver une réponse. Elles mettaient à profit cet « entre-deux » écoutant/écouté pour élaborer toute une réflexion et trouver une raison de ne pas se suicider. A la place du suicide, en venant à SOS-Amitié, elles trouvaient la possibilité de construire quelque chose, de faire un déplacement et de sauver au lieu de tuer. C’est un inconscient qui les conduisait à s’impliquer dans SOS-Amitié : en réalité, elles venaient pour s’écouter elles-mêmes et trouver une réponse à la question de leur existence.

Si j’apporte cette précision, c’est pour en venir à cette autre idée : un soignant qui choisit de travailler dans un service de soins palliatifs, le fait aussi parce que la mort lui pose question. Il va, lui aussi, tenter de trouver, dans le cadre du service de soins palliatifs, une réponse au problème de sa propre mort, cela va lui permettre de se donner des raisons de vivre au lieu de mourir et de rester figé dans l’angoisse de la mort. Il va essayer de transformer son angoisse en travail de soutien thérapeutique, médical et psychologique. Cela signifie que lorsqu’un soignant vient dans un service de soins palliatifs, il arrive avec son imaginaire par rapport à une histoire qui l’a confronté à la mort d’autrui ou à sa propre mort, avec un imaginaire, je dirais, de toute-puissance. Cette personne vient en fait trouver dans un tel service, un garde-fou à cet imaginaire qui est source d’angoisse. Le soignant ne pourra vraiment faire un travail de soignant que dans la mesure où il vivra une mort symbolique par rapport à sa toute-puissance. Ce n’est que dans la mesure où cette personne aura fait ce travail symbolique sur elle-même, qui passe par l’acceptation d’une certaine mort par rapport au désir qui l’a amenée à travailler en service de soins palliatifs, qu’elle pourra accompagner celui ou celle, qui se trouve confronté(e) à la mort physique.

Autrement dit, la mort physique d’un patient, celle que je suis invité à vivre en tant que soignant pour soigner, me renvoie à ma propre mort, ce qui suppose l’acceptation non pas de mon imaginaire mais de l’autre qui met une limite à ma propre angoisse. Ce n’est, je crois, qu’à cette condition que je serai soignant. C’est toute une histoire qui s’inscrit dans l’expérience d’un service, l’expérience d’une profession.

Cela étant posé, je ne vois pas comment une loi, monsieur le Président, pourrait faire ce travail à la place du soignant.

M. le Président : Nous ne parlons probablement pas des mêmes sphères médicales. Dans un service de soins palliatifs, sans aller jusqu’à dire qu’il y a un consensus, je dirai que le malade connaît l’environnement du service et que le soignant sait la relative acceptation par le patient de la démarche palliative. En fait, en vous exposant notre point de vue, nous pensions à d’autres services.

M. Daniel Duigou : Là, je rejoins votre préoccupation et je suis inquiet !

M. le Président : Nous avons visité un service de soins palliatifs, il y a quelques jours, et alors que le poids de la mort pourrait se faire sentir dans un tel lieu, nous y avons plutôt trouvé de la sérénité.

Aucun membre de la mission n’est opposé aux soins palliatifs. Tout au contraire, chacun souhaite que leur pratique et que leur enseignement se développent mais il reste que tout le monde ne peut pas mourir et que tout le monde ne meurt pas dans un service de soins palliatifs.

M. Daniel Duigou : Présentée sous cet angle, je comprends mieux votre position !

M. Christian Vanneste : Je souhaiterais, monsieur le Président, rebondir sur vos derniers propos. Il se trouve que j’ai en tête le titre d’un ouvrage de Maurice Schumann : « Angoisse et certitude ». Autant je pense que celui qui va mourir ressent une profonde angoisse et que c’est probablement la mort qui réveille la plus grande angoisse chez les êtres vivants – cela renvoie à tout un développement philosophique heideggerien que je vous épargnerai –, autant j’ai été frappé de voir combien les soignants des services de soins palliatifs que j’ai rencontrés étaient animés par la certitude, l’évidence de leur mission. Ils affichaient l’évidence tranquille qu’ils étaient là pour aider quelqu’un à mourir le plus dignement possible. Je n’ai pas senti chez eux une once d’analyse ou de retour sur soi-même dans la mesure où leur mise à la disposition de l’autre était si totale qu’elle générait une forme de libération quasi spontanée par rapport à l’angoisse. Je vous parle d’une expérience que j’ai vécue dans un service – il se peut qu’il en aille différemment ailleurs ! – mais je n’ai pas senti de déchirure dans leur travail, aussi ai-je été un peu étonné de vous entendre centrer vos propos plus sur l’angoisse du soignant que sur celle du patient.

Pour ce qui me concerne, et je rejoins là assez volontiers la position de M. le Président, je pense que notre problème est de parvenir à sécuriser, non pas psychologiquement, mais juridiquement, le soignant car les limites ne sont pas psychologiques, mais bien concrètes. Il s’agit, par exemple, de savoir ce qu’on fait, à un moment donné, pour quelqu’un qui est artificiellement maintenu en vie.

M. le Président : Il s’agit là plus d’une question de procédures.

M. Christian Vanneste : Oui, mais dans ce cas, la limite est très objective. C’est également vrai lorsqu’il faut décider d’administrer, ce qui arrive aussi dans les services de soins palliatifs, des calmants à dose massive. Tout cela doit, à mon sens, être encadré juridiquement, et cela doit se faire dans l’espace que vous avez indiqué, qui se situe entre l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie. Cet espace est d’ailleurs déjà plus ou moins esquissé dans la loi actuelle.

M. Daniel Duigou : En quoi une loi pourrait-elle apporter plus de précisions ?

M. le Président : A chaque jour suffit se peine !

Nous avons besoin de clarifier et d’harmoniser les textes. Nous avons auditionné des médecins qui interviennent au tout début de la vie : les réanimateurs, les obstétriciens. Même s’ils travaillent sur la base de pratiques validées par le code de déontologie et qui sont d’ailleurs en accord avec les points de vue des philosophes, des religieux, des francs-maçons, ils se trouvent néanmoins à la frontière de la loi, et c’est un euphémisme, car parfois ils la piétinent allègrement.

Cette situation nous préoccupe d’autant plus que notre société a de plus en plus tendance à se judiciariser : nous craignons que les bonnes pratiques ouvertes et transparentes ne se transforment au point que les espaces de liberté deviennent des espaces de clandestinité. Il est permis de redouter un retour à la clandestinité, par peur de la transparence. Un groupe de soignants qui travaille dans cet espace de dialogue et d’ouverture peut s’en trouver fragilisé. C’est ainsi, du moins, que je ressens les choses.

Mme Catherine Génisson : Ce diagnostic, nous l’avons dressé ensemble. Pour autant, si nous avons tous rencontré, notamment au sein des équipes de soins palliatifs, des personnes d’une disponibilité totale et illimitée pour prendre en charge des malades en fin de vie, je dirai, en léger contrepoint de l’intervention de Christian Vanneste, que nous avons, aussi, rencontré des personnes qui, pour un certain nombre d’entre elles, étaient en proie au doute et faisaient un retour sur elles-mêmes. Je citerai, par exemple, le docteur Aubry qui a une très grande connaissance de la prise en charge des soins palliatifs et qui, quand on pousse un peu les questions et les limites dont vous avez parlé, émet quelques doutes.

Les conclusions que notre mission devra présenter sont assez difficiles et complexes à élaborer. Elles évoqueront évidemment ce sujet. Pour autant, cela ne nous libère sans doute pas de la nécessité de régler le problème de la demande rare, certes, mais qui existe, émanant de personnes, qui, malgré la prise en charge de leur souffrance physique et psychologique, ont une très grande difficulté à vivre leur fin de vie.

M. Daniel Duigou : Je conclurai en réagissant en partie aux propos de M. Vanneste. La sérénité que l’on constate effectivement dans les services de soins palliatifs est l’aboutissement d’un travail qui se fait au quotidien et qui passe par des crises. On ne peut pas, me semble-t-il, faire l’économie de la crise. Pour que ce travail d’hommes et de femmes puisse se faire, il faut qu’un certain espace de liberté leur permette de penser, de relire leur propre histoire, de comprendre leurs émotions et de faire tout un travail de mise à distance entre eux et le patient, entre eux et leurs pulsions, entre eux et leur imaginaire. Or, une loi ne permettra pas de faire l’économie de ce travail !

Tout le sens de mon intervention a été de dire que si l’on veut donner aux soignants les moyens de faire face à l’angoisse de la mort, il faut leur offrir cette possibilité de penser leur acte thérapeutique et donc d’inventer et de trouver, situation après situation, patient après patient, ces fameuses limites qui sont bien nécessaires mais que l’on ne peut pas leur imposer.

M. le Président : Merci pour ce message de prudence !

Audition de Mme Hedwige Marchand, infirmière coordinatrice de la Fondation Croix Saint-Simon, Unité François Xavier-Bagnoud


(Procès-verbal de la séance du 27 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : j’ai le plaisir d’accueillir Mme Hedwige Marchand, infirmière coordinatrice de la Fondation Croix Saint-Simon, Unité François-Xavier Bagnoud.

Nous voici presque arrivés, madame, à la fin des auditions de notre cycle médical, et je dois préciser que, puisque nous avons entendu de nombreux médecins et assez peu de cadres infirmiers, nous sommes très contents que vous nous présentiez votre activité et que vous nous donniez votre point de vue sur la question de l’accompagnement de la fin de vie.

Mme Hedwige Marchand : Je vous remercie de m’avoir invitée à venir vous parler de mon expérience et de mes vingt-cinq ans de pratique professionnelle.

Il se trouve que, depuis le début de mes études, j’ai constamment travaillé auprès de personnes atteintes de maladies graves. Aussi, lorsqu’on me demande depuis quand je pratique des soins palliatifs, je réponds que je n’y suis pas venue un jour particulier, mais que j’ai l’impression d’avoir toujours suivi cette démarche. En effet, juste après l’obtention de mon diplôme, j’ai travaillé en chirurgie thoracique, auprès de personnes gravement malades, puis je suis partie en Israël où j’ai rejoint ce que l’on appelait alors un « mouroir ». Les unités de soins palliatifs n’existaient pas encore et je travaillais dans un hôpital qui accueillait des personnes en fin de vie, ce qui servait à faire baisser les statistiques de mortalité du grand hôpital Hadassah de Jérusalem ; nous accompagnions jusqu’au bout ces personnes, dans des conditions assez idéales pour l’époque et par rapport à ce que l’on pouvait connaître ailleurs : nous étions alors très proches du système britannique.

Pour moi, il était clair qu’il existait une certaine adéquation entre ce que je semblais pouvoir faire, sans trop y perdre et sans être trop ébranlée, et le besoin des patients d’avoir à leurs côtés, dans les passages difficiles, une personne qui ne se sentait ni désorientée, ni bouleversée par la moindre annonce ou par l’apparition du moindre symptôme. C’est une donnée importante pour les personnes malades !

Je vous épargnerai le détail de mon cursus, il me suffira de vous dire que, pendant trois ans, je me suis ensuite occupée d’enfants à l’Institut Gustave Roussy, dans le service du professeur Lemerle. Je me suis enfin consacrée à l’hospitalisation à domicile qui a été un tournant dans ma carrière puisque, sur vingt-six années d’exercice, j’ai travaillé pendant dix-huit ans à domicile : onze ans au sein du service d’hospitalisation à domicile de l’Assistance publique de Paris et, sept ans, soit dès sa création, à l’unité Francois-Xavier Bagnoud, désormais rattachée, à la demande des tutelles, à la Fondation Croix Saint-Simon pour des raisons de taille et de rentabilité.

J’ai donc toujours travaillé auprès de malades atteints de maladies graves et je ne peux vous parler que de ce que je connais dans ce domaine : les soins palliatifs et essentiellement les soins palliatifs dispensés à domicile. Pour enrichir votre réflexion, je vous soumettrai les questions que nous pouvons nous, professionnels, nous poser nous-mêmes et qui, en ce qui me concerne, sont les suivantes : comment améliorer la fin de vie à domicile ? Comment permettre aux personnes qui le souhaitent, de mourir à la maison ? Comment protéger ceux qui les soignent ? En effet, il faut protéger les personnes malades et leur entourage, mais également les soignants.

La réponse à ces questions obéit à plusieurs exigences.

Premièrement, il convient de respecter le désir de la personne malade et celui de ses proches. Ce n’est pas parce qu’une famille veut qu’un malade rentre à la maison, que lui-même le désire ! C’est un point qui demande à être vérifié et vérifié à l’hôpital, avec toute la famille et non pas avec la personne malade ou avec ses proches, seulement. Il faut bien s’assurer que l’entourage peut assumer la situation d’un retour à domicile car, si l’un ou l’autre d’entre vous y a été confronté (comme ce doit être, je le crains, le cas dans un groupe de cette ampleur), il sait que l’accompagnement d’une personne à domicile exige un engagement total qui ne peut pas être souscrit à la légère. Cela requiert du temps, de l’argent et, surtout, beaucoup d’énergie et de force. Là encore il faut savoir sur quoi s’appuyer, comment s’engager dans cette aventure, comment écouter et respecter les désirs de la personne concernée.

Deuxièmement, il faut accepter de partager le risque du domicile qui n’est pas aussi rassurant que l’hôpital. Même si un téléphone d’astreinte fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui est pour moi un impératif, il n’abolit pas les distances, ce qui peut être une source d’inquiétudes : la personne hospitalisée pense, souvent à juste titre, parfois à tort, que le soignant arrivera au moindre coup de sonnette alors que le malade à domicile doit prévoir un certain délai. C’est un risque qu’il faut accepter de partager avec lui !

Troisièmement, il faut savoir qu’il existe un risque propre aux personnes seules. Or, en 2002, 30 % des patients que nous avons eus en charge et que nous avons suivis, vivaient seuls. Pour parvenir à les accompagner jusqu’au bout comme cela a été le cas, il faut faire jouer tous les réseaux : les réseaux de solidarité, le voisinage, les familles, les cousins et les associations de gardes-malades et d’auxiliaires de vie. Cela suppose également de travailler en partenariat avec une assistante sociale bien informée des différentes solutions et dispositions relatives à l’accompagnement des personnes et connaissant bien les circulaires permettant une bonne prise en charge par les auxiliaires de vie. Toutes ces conditions étant remplies, il faut néanmoins savoir que lorsque l’on quitte la personne, elle est seule, la nuit. Il faut être conscient, comme elle l’est elle-même, qu’en cas de difficulté, elle n’aura pas nécessairement la force de sonner. Encore une fois, il s’agit de partager le risque du maintien à domicile. A ce propos, je pense à de nombreuses personnes âgées qui, sachant qu’elles peuvent tomber ou courir un autre risque, déclarent que le même accident pouvant leur arriver dans leur chambre d’hôpital, elles préfèrent rester chez elles. C’est un souhait à respecter.

Quatrièmement, il est nécessaire de soutenir les proches. Pour cela, il faut pouvoir les écouter, entendre ce qui est difficile, les aider matériellement sachant qu’ils ignorent bien souvent leurs droits et les soulager en répondant à leurs inquiétudes et à leurs craintes.

Cinquièmement, il est impératif d’anticiper les crises qui peuvent être d’ordre médical ou psychologique, en travaillant en partenariat avec le médecin sur la base d’une bonne évaluation, pour qu’il puisse faire des prescriptions anticipées qui serviront immédiatement en cas d’apparition de symptômes. Il est impossible d’arriver à deux heures du matin et d’agir de manière appropriée, si l’on n’a pas prévu les crises et demandé au médecin des prescriptions anticipées, ce qui implique une solide formation de la part du médecin, des infirmiers et de la famille.

Enfin, il faut savoir doser l’écoute, étant précisé que si elle est trop importante, elle peut être douloureusement vécue. En effet, trop écouter peut permettre à l’autre de se déverser. Or, tous les psychologues avec lesquels nous travaillons, nous mettent en garde contre ce risque de mettre en mauvaise situation une personne qui, pour en avoir trop dit, se sentira gênée. Il faut donc savoir ne pas aller trop loin, doser son attention et ne pas accompagner avec trop de compassion les personnes jeunes ; auprès de ces dernières, nous ne prononçons jamais les mots « soins palliatifs » car elles n’ont nullement envie d’en entendre parler, tant ces termes leur sont intolérables. Il s’agit de soigner, certes, mais sans renvoyer à l’insupportable, ceux qui entendent rester un homme ou une femme, avec des projets dont ils ont besoin pour avancer.

J’en viens maintenant aux obstacles intrinsèques de la profession d’infirmière, qu’il convient de surmonter.

Il faut être formé, soutenu mais il faut aussi travailler dans des conditions favorables. Comme vous le savez, la profession, actuellement, ne se montre pas très optimiste face à la pénurie d’infirmiers. Il y a de moins en moins de cabinets d’infirmiers libéraux, de sorte que les réseaux travaillent très bien mais avec très peu de personnels et qu’ils doivent faire appel, lorsque la charge en soins se développe, aux services d’hospitalisation à domicile qui sont eux-mêmes saturés. Chacun se renvoie la balle ce qui explique que je doive régulièrement traiter des dossiers émanant de médecins ou de familles, qui me demandent qui va pouvoir prendre en charge tel ou tel patient en grande souffrance : c’est mon lot quotidien, et je me trouve parfois contrainte d’abandonner des patients, la saturation et les solutions trop « bricolées » nuisant à la qualité des soins.

Je ne peux pas ne pas évoquer les problèmes inhérents à la profession infirmière, même si je ne suis pas venue dans l’intention de brandir cette bannière et de soumettre des revendications. Mais je ne suis pas certaine que la profession, qui souffre d’une dévalorisation et d’une perte de repères, attire encore beaucoup de jeunes. Aujourd’hui, on ignore pourquoi on choisit cette profession dont on ne sait plus très bien si elle est technique ou relationnelle, ce qui complique les conditions de son exercice. A cela s’ajoutent les impératifs de rendement auxquels sont soumis les services d’hospitalisation et qui sont le plus souvent incompatibles avec une bonne qualité de prise en charge de la personne susceptible de recevoir des soins palliatifs.

Tout le monde est bien conscient de ces problèmes et tous les intervenants, qui m’ont précédée, ont dû en faire état. Nous essayons néanmoins d’avancer : pour ma part, je conserve l’espoir, même s’il me faut avouer que, certains jours, je suis un peu démoralisée.

D’autres obstacles tiennent à l’obligation de travailler en partenariat. Cette caractéristique suppose une très bonne articulation des différents acteurs. En effet, passer successivement d’une évaluation à une transmission, à une prescription, à la mise en place du traitement, à une nouvelle évaluation, exige du temps. Or, le temps, c’est de la souffrance, de l’angoisse pour le patient et il n’est pas aisé d’accéder à la bonne articulation qui réduira les délais.

Il faut également savoir que, lorsque que l’on interroge les praticiens généralistes, comme j’ai entrepris de le faire pour un travail de recherche, en 1999, ils prétendent tous faire du soin palliatif. Or, si nous soignons tous des personnes qui sont en phase palliative, nous ne dispensons pas tous des soins palliatifs. Ce sont là des termes qu’il ne faut pas galvauder car les soins palliatifs supposent de s’adresser à toutes les dimensions de la personne.

Enfin, il est un dernier obstacle qui rejoint celui de la pénurie de professionnels : la disponibilité. Les soins palliatifs requièrent une disponibilité totale, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et, par voie de conséquence, une rémunération des infirmiers libéraux proportionnelle.

Je conclurai, sachant que c’est l’une de vos grandes préoccupations, en disant que c’est lorsque ces conditions ne sont pas réunies qu’apparaît, dans les situations difficiles, la tentation euthanasique. Dans ces circonstances, tout en sachant que l’on peut toujours proposer une autre solution, je comprends que certains soignants puissent être tentés d’appliquer une formule plus radicale et beaucoup moins satisfaisante. Je ne le vois pas faire autour de moi parce que j’ai la chance de travailler dans des équipes bien constituées mais je sais que la tentation existe quand on n’a pas les moyens nécessaires. Beaucoup a été fait, mais la situation demeure inquiétante !

M. le Président : Merci, madame. Si je comprends bien, surtout votre dernier message, nous nous confirmez ce que nous avons entendu ici à plusieurs reprises : si le malade est accompagné dans de bonnes conditions, sa demande euthanasique devient moins forte, voire nulle. Avez-vous de telles demandes de vos patients ?

Mme Hedwige Marchand : Nous avons cette demande, probablement dans des proportions identiques à celles que vous ont indiquées les médecins que vous avez reçus, soit en quantité infime.

M. le Président : Pouvez-vous nous expliquer comment vous analysez la demande, comment elle s’efface et comment elle peut parfois persister en dépit des soins palliatifs ?

Mme Hedwige Marchand : Pour ce qui concerne la demande du patient elle n’a jamais une seule cause. La demande classique vient de la souffrance d’où le discours que nous avons fréquemment entendu, il y a une dizaine d’années, selon lequel si l’on effaçait la souffrance, il n’y aurait plus de demande. Il est vrai que la demande disparaît dans un certain nombre de cas, lorsqu’il y a un bon soulagement des symptômes, essentiellement physiques, mais parfois également psychiques quand la maladie engendre une grave dépression. A cet égard, je dois d’ailleurs dire qu’à mon sens c’est plus encore l’anxiété que la dépression qui ne laisse pas même cette force-là, qui est de nature à susciter la demande…

La souffrance est donc l’une des premières causes, mais les demandes les plus insistantes émanent de personnes ne supportant plus leur apparence physique, parce que leur corps devient une plaie, qu’elles se retrouvent totalement mutilées par la maladie ou qu’elles n’ont plus même la possibilité de se présenter en famille de crainte de faire peur aux autres, comme cela peut arriver dans certaines formes de pathologies cancéreuses. Dans de telles conditions, une demande très profonde peut survenir, qui relève d’autres motifs que la souffrance et qui peut persister : comment en effet, se supporter lorsque l’odeur et la vision de son propre corps deviennent intolérables ? Je crois qu’un accompagnement et un soulagement par l’administration d’anxiolytiques ou de sédatifs, s’avèrent alors nécessaires.

Il faut aussi prendre en compte les situations des patients, atteints notamment de maladies neurologiques évolutives, de scléroses latérales amyotrophiques ou d’autres syndromes, qui, ne pouvant s’exprimer qu’avec les yeux, ne supportent plus leur situation et demandent une sédation. Dans de tels cas, je ne crois pas que l’on puisse faire renoncer à la demande ; mais, dans les autres situations, des études ont prouvé que par une bonne prise en charge et une bonne anticipation des symptômes, 90 % des demandes étaient abandonnées.

Mme Catherine Génisson : Je tiens tout d’abord à vous remercier de la qualité et de l’humanité de votre témoignage. Pour prolonger vos propos, je vous poserai cette question que vous jugerez peut-être indiscrète : que pensez-vous, à titre personnel, de ces demandes « ultimes » et de quelle façon doivent-elles, selon vous, être prises en compte ?

Par ailleurs, je souhaiterais que vous nous décriviez de façon un peu plus explicite, vos relations avec les médecins généralistes qui doivent être pour vous des correspondants essentiels.

Enfin, vous qui dispensez des soins palliatifs à domicile, jugez-vous exorbitant et insensé que de nouveaux professionnels, en l’occurrence des aides-soignantes libérales, vous accompagnent dans votre travail ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Puisque Mme Catherine Génisson vient de poser deux questions que je m’apprêtais moi-même à poser, j’attendrai avec impatience vos réponses.

J’aurais, néanmoins, une autre question sur cette démotivation que vous avez évoquée et qui semble vous toucher de même sans doute que vos collaboratrices et collaborateurs ; elle me conduit à m’interroger, d’une façon générale, sur la vocation des personnels soignants. Comment, compte tenu de cette démoralisation, les enseignants de niveau PCM 1 (qui sont conduits à parler à leurs étudiants de la vocation des « soignants » puisque les infirmières, les obstétriciennes et autres vont se trouver réunies dans un tronc commun d’études) peuvent-ils ne pas occulter la réalité du problème que constitue l’accompagnement de fin de vie qui fera partie de la tâche future de leurs élèves ? Comment peuvent-ils, d’autre part, inscrire cette tâche dans l’exaltation de la vocation des personnels qu’il nous faut bien prendre en compte si nous voulons continuer à avoir des professionnels pour nous soigner ?

Votre longue expérience et la grande qualité - sur ce point, je souscris pleinement aux propos de Mme Catherine Génisson - de votre intervention devraient vous permettre de répondre à cette question qui est délicate pour qui s’adresse à des étudiants.

Mme Hedwige Marchand : A la question de savoir comment prendre en compte les demandes ultimes d’abrègement des souffrances, je dirais que la première chose à retenir, sachant que j’enseigne, moi aussi à des étudiants, c’est que nous ne pouvons pas répondre à toutes les demandes ni à toutes les questions des patients. Et en vous disant cela, sachez que je ne cherche nullement à éluder la question.

Lorsqu’une personne en arrive à formuler une telle demande, c’est qu’elle se trouve dans une profonde souffrance que je peux donc, déjà, écouter ; je peux, déjà, être avec elle et lui permettre d’en exprimer un peu plus. En effet, dire qu’« on n’en peut plus », qu’« on ne supporte plus cette vie », ou qu’« on voudrait en finir », n’équivaut pas à dire « tuez-moi ! ». Je ne me suis d’ailleurs jamais trouvée dans une telle situation. Personne ne m’a jamais demandé franchement de lui faire la piqûre : les infirmières n’étant pas médecins, elles reçoivent assez peu de demandes de ce genre. Nous avons engagé une réflexion sur les termes utilisés pour formuler cette demande parce que, si l’on entend souvent dire qu’il y a eu une demande d’euthanasie, on constate, en reprenant les termes exacts qui ont été employés, qu’il s’agit de plaintes exprimées de la façon suivante : « Je veux mourir », « Je veux en finir », « Cela ne peut plus durer comme cela », « C’est insupportable », « La vie ne vaut plus la peine d’être vécue », etc.

Si effectivement la demande est pressante et formulée très précisément : « Faites quelque chose pour moi, tuez-moi ! » la seule chose que je peux faire est d’accompagner la personne sans répondre à cette demande car je suis là pour l’aider et la soigner et non pour la tuer, d’autant que j’estime, non seulement que cela ne résoudrait rien, mais qu’en plus je ne pourrais plus, par la suite, travailler de la même manière.

M. le Président : On ne vous l’a pas demandé ?

Mme Hedwige Marchand : On ne me le demande pas !

Mme Catherine Génisson : Comment renouvelez-vous les sédations ?

Mme Hedwige Marchand : Cela se fait évidemment sur prescription. Une sédation – et je pense que le docteur Richard, qui est une grande spécialiste de cette question, vous en aura parlé – doit d’ailleurs toujours être réversible.

Par conséquent, je n’ai aucune gêne à administrer une sédation. Pourquoi pourrais-je administrer un opioïde fort à une dose élevée pour soulager une douleur ou un atropinique pour des problèmes respiratoires et ne pas donner des doses efficaces d’anxiolytiques pour une anxiété ou une détresse massive ? Cela ne me gêne absolument pas de le faire, à condition que la personne le demande, que le traitement soit réversible et que le médecin le fasse en toute connaissance de cause. Pour l’infirmière que je suis, injecter un produit dans une seringue, quand je sais à quoi il sert et pourquoi il est fait, obéit parfaitement à la règle éthique du double effet : mon intention n’est pas de tuer mais de soulager. C’est un point sur lequel il faut être ferme et à l’égard duquel je suis très claire : l’acte est fait pour soulager une souffrance insupportable et si l’équipe soignante ne prend pas en compte une telle souffrance, il va forcément y avoir des infirmiers qui, pour aller plus vite, pratiqueront des actes de manière sauvage, à l’insu des médecins.

Pour autant, j’ai quand même envie de vous dire que le moment où une telle demande arrive, est certainement l’un des plus difficiles que nous ayons à vivre. Il n’empêche que j’y réponds en disant que je peux être aux côtés du malade, que j’entends sa souffrance et en lui soumettant toutes les propositions thérapeutiques, parce qu’il faut aller au bout de ce qui est possible, et que, souvent, on ne l’a pas encore fait ! Malgré tout, il ne faut pas se cacher que certaines demandes persistent et que des personnes meurent dans de grandes souffrances psychiques. Malheureusement, cela existe !

Le cadre de cette audition a voulu que je vous parle de la démotivation qui fait également partie des problèmes aujourd’hui importants auxquels se trouve confrontée la profession. Fort heureusement, ni en me rendant à mon travail, le matin, ni dans l’exercice de mes fonctions, je ne suis démotivée. C’est également vrai des personnes qui travaillent avec moi, qui sont très impliquées dans leurs fonctions et qui ont envie de les exercer ! Cependant, j’observe actuellement, une lassitude, surtout en milieu hospitalier. Ce problème m’inquiète car j’ignore par quel bout le prendre : le rythme est-il tel que l’on en arrive à être débordé au point, parfois, de ne plus même pouvoir assurer le minimum ? N’étant pas moi-même démotivée, mais inquiète, je ne sais franchement pas comment répondre à cette question. Si mon inquiétude est partagée par ceux qui m’entourent, ils ne sont pas, non plus démotivés, et heureusement, car ce serait beaucoup plus grave. Je ne suis pas assez présente dans le secteur hospitalier pour pouvoir me prononcer sur le sujet. J’y ai travaillé de 1994 à 1996, à l’Hôtel-Dieu, dans l’équipe mobile de Jean-Michel Lassonière. J’étais alors au contact des équipes, jour après jour, mais la situation était différente de celle que nous vivons aujourd’hui : les conditions de travail étaient encore acceptables.

Mme Catherine Génisson : Même si vous en êtes l’exemple, pensez-vous possible pour un médecin ou une infirmière, de consacrer toute sa vie professionnelle à la prise en charge de malades en soins palliatifs ?

Mme Hedwige Marchand : Je n’en suis pas sûre, mais pour des raisons qui ne sont peut-être pas celles que vous attendez.

M. le Président : Ces conditions d’exercice aboutissent-elles à un épuisement ?

Mme Hedwige Marchand : Pour moi, non, car au fil de ma carrière, mon travail s’est constamment renouvelé. J’ai exercé dans des structures différentes : ce n’est pas la même chose de s’occuper d’enfants ou de personnes à domicile qui développent toutes sortes de pathologies. Pendant huit ans, de 1986 à 1994, le sida imposait une autre dynamique, un autre questionnement. Ensuite, j’ai rejoint une équipe mobile et je travaille maintenant à domicile, au sein d’une équipe qui se restructure.

Auprès des malades en soins palliatifs, les expériences se renouvellent et l’épuisement se trouve largement contrebalancé par la qualité à nulle autre comparable, du travail en équipe. Nous avons cette chance de travailler de façon assez extraordinaire, en équipe pluridisciplinaire dont vous connaissez la composition. Pour moi, c’est une richesse de tous les jours ! Parfois le travail est lourd. Je me rappelle m’être dit, une nuit où j’allais voir à son domicile une personne qui venait de mourir : « Quel drôle de travail que le mien qui veut que j’arpente les rues de Paris à trois heures du matin pour aller faire une toilette mortuaire ». Mais une fois arrivée auprès de la famille pour dispenser ce dernier soin, j’ai trouvé que c’était une récompense si magnifique que je n’y voyais plus aucun aspect morbide mais au contraire, une contribution pour aider ceux qui restaient à vivre. Personnellement, je ne ressens donc pas d’épuisement.

En revanche, je nourris des craintes pour ceux qui commencent jeunes dans le secteur des soins palliatifs, parce qu’ils travaillent de façon telle et dans des conditions telles que je me demande ce qu’ils deviendront quand l’épuisement les gagnera. En effet, pour qui a commencé à travailler dans des services de soins palliatifs, il devient impossible de rejoindre des services plus classiques... Ils pourront, sans doute, faire l’Ecole des cadres, ou encore rejoindre certaines équipes extraordinaires de réanimation ou des services aigus où il est possible de partager ce travail d’équipe dont ils auront toujours besoin.

Ce constat rejoint la question qui m’a été posée sur la formation : on forme peu les soignants à l’accompagnement de fin de vie. On les forme aux soins, y compris au traitement des symptômes, mais dans le cursus des études, les heures de cours consacrées à l’accompagnement dont le nombre est heureusement passé de un à dix ou à vingt, ne permettent pas réellement un travail et une appropriation de l’accompagnement de la fin de vie. C’est pourquoi, le travail avec les équipes, la présence auprès des équipes qui annoncent les nouvelles et qui se tiennent auprès des patients qui vont moins bien, restent la meilleure formation. Il est difficile de la faire passer par les cours et je mesure toute la dimension du problème puisque nous le rencontrons, nous aussi, lorsque nous sommes en formation.

M. Jean-Paul Dupré : Je souhaiterais connaître votre appréciation sur l’évolution de la législation dans les pays européens comme les Pays-Bas, la Belgique ou la Suisse.

M. le Président : Pour prolonger cette question, seriez-vous déstabilisée, si nous devions décider de légaliser la mort volontaire ou l’euthanasie ?

Mme Hedwige Marchand : Je ne comprendrais pas bien pourquoi nos représentants légalisent l’euthanasie. Je sais que certains ont fait valoir que cela ferait sortir de l’ombre toutes les pratiques cachées et il est vrai qu’il y en a encore, même si elles diminuent depuis quelques années et cela surtout grâce à l’éclosion des équipes mobiles.

Si l’on s’en tient à l’exemple belge, on assiste à un revirement de position sur la question, puisque les Belges sont revenus de l’apparent bienfait que devait apporter cette légalisation et ne sont plus, aujourd’hui, aussi certains d’être satisfaits de leur nouvelle législation. Je ne comprendrais pas qu’on légalise la mort volontaire, parce j’estime que cela induirait un délaissement de la formation à l’accompagnement ; au lieu de mettre tous nos efforts dans cet accompagnement, ce soutien et cette écoute des personnes, cela inciterait à profiter de la brèche ouverte par cette possibilité Or, comme il y aura toujours un cas extrême, ou qui, sans être extrême, le sera devenu parce qu’il n’aura pas été traité en amont, je crains vraiment que la légalisation n’entraîne des déviations.

M. le Président : Merci beaucoup de la clarté de cette réponse que nous subodorions, puisque toutes les personnes chargées de soins palliatifs, à qui nous avons posé la même question, craignent de voir substituer une pratique facile à un cheminement certes plus périlleux, y compris pour le soignant, mais aussi plus enrichissant et qui s’inscrit dans une éthique plus générale !

Merci encore de votre participation.

Audition de M. Patrick Thominet,
Cadre de soins au sein de l’équipe mobile de soins palliatifs du groupe hospitalier
La Pitié-Salpêtrière


(Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)



Présidence de Mme Nadine Morano, Vice-présidente

Mme la Présidente : Nous recevons aujourd'hui, M. Patrick Thominet, cadre infirmier en équipe mobile de soins palliatifs à l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, qui a la particularité d’être également historien. Vous avez publié plusieurs articles et ouvrages sur l'euthanasie : « L'euthanasie en regard de l'histoire des mentalités » (revue Infokara, n°33 – 1994) ; « Le soin du corps à celui qui meurt » (La Revue de Gériatrie – 1998 –) ; « Face à la mort » (in « L’infirmier et les soins palliatifs »Masson – 1999 –) ; « Introduction à l’anthropologie et à l’histoire du sentiment de la mort » (in « Soins palliatifs en équipe » – Institut UPSA de la douleur – 2000 – ) ; et « L’utopie réalisée » (in « La mort devant soi » - Collection Mutations, Editions Autrement- 2003).

Votre expérience va nous permettre de nous éclairer au regard de la mission qui nous a été confiée. Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Patrick Thominet : Je vous remercie tout d'abord de l'intérêt que vous portez à l'accompagnement de la fin de vie.

C'est à ce double titre de cadre infirmier et d'historien que je m'exprimerai devant vous sur la question de l'euthanasie et sur la perspective éventuelle d'une modification de la législation actuelle sur cette question. C’est une problématique qui préoccupe aujourd'hui l'opinion publique et qui renvoie aux pratiques du personnel soignant. Je ne situerai pas mon propos dans une perspective polémique, même si je vais tenter de nourrir le débat. Je vous laisserai le soin ensuite de me poser des questions sur la façon dont s'articule l'activité clinique des équipes mobiles de soins palliatifs avec les demandes de mort des patients, que ce soit au travers d’une demande d'euthanasie ou au travers d’une demande d'aide au suicide.

Je prendrai, comme point de départ, un travail universitaire que j'ai réalisé dans le cadre d'un Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) d'éthique à l'université de Marne-la-Vallée sur la question de l'éthique en situation extrême. J’avais alors retenu, comme cas de figure, la confrontation à la demande de mort. Je ne vais pas vous exposer l’ensemble de ce travail mais simplement vous en extraire mes principales conclusions.

La première remarque concerne l'idée (qui tend à s’imposer, dans l'opinion publique) selon laquelle un grand nombre de patients, arrivés au terme de leur maladie, formuleraient une demande de mort, soit sous la forme d'une demande d’euthanasie, soit sous la forme d'une aide au suicide. En fait, la réalité clinique révèle plutôt que ce nombre de demandes est relativement faible.

En 2001, une étude menée dans notre équipe montrait que, sur les 600 patients que nous avions suivis pendant une année, douze d’entre eux avaient exprimé une demande de mort dont la moitié la formulait dans un contexte soit de douleurs, soit d'une prise en charge non satisfaisante de leurs symptômes. Après avoir résolu ces problèmes de douleurs ou de symptômes, seulement six patients sur 600 ont persisté dans une vraie demande de mort, soit 1 % des patients. Je voudrais comparer ce pourcentage à celui recueilli au travers des sondages d'opinion publique, c’est-à-dire aux 70 % de personnes qui se déclarent favorables à une modification de la législation ou à ce que l’on accède à une demande de mort.

Il faut noter que cette revendication publique concerne en priorité des personnes bien portantes qui anticipent probablement ainsi l'éventualité d'une mort dont elles craignent qu'elle ne se déroule dans des conditions difficiles. En l’occurrence, elles souhaiteraient pouvoir bénéficier d'une euthanasie, dans l'éventualité où elles pourraient estimer que leur qualité de vie ou leur état de santé seraient incompatibles avec leur maintien en vie.

Ainsi, ma première remarque, c'est qu'il existe un fort décalage entre le nombre relativement important de personnes qui souhaitent une modification de la législation et le nombre très faible de malades qui sont dans des situations de vraies demandes de mort.

Ma seconde remarque concerne l'incidence de ce débat d'opinion sur la pratique des soignants, en gardant à l’esprit que ces derniers sont des citoyens qui prennent part au débat de l'opinion publique et qui s'expriment sur ce sujet. Or, le débat public actuel se résume très clairement en un affrontement de deux positions inconciliables qui reflètent essentiellement des problèmes de conviction, où certains avancent des arguments sur la légitimité ou pas de disposer de sa vie ou de sa mort, sur le principe d'autonomie de la personne malade, etc.

Cela n'est pas le cas du positionnement du soignant face à un malade dans la réalité clinique, où il apparaît hors de question de se placer sur le terrain de la conviction. Le soignant, qu'il soit médecin, infirmier ou aide-soignant, est parfois confronté, dans sa pratique professionnelle, à des situations cliniques extrêmes, donc difficiles (que nous qualifions, dans notre jargon, de cas limites), pour lesquelles il entre dans le champ de la délibération.

Paradoxalement, les deux positions peuvent se télescoper, lorsque, dans une situation clinique particulièrement difficile, nous avons à prendre une décision ou à participer à une prise de décision qui, a priori, va à l’encontre de nos convictions profondes. L'équilibre n'est possible entre ces deux positions, qu'à partir du moment où une loi définit et maintient l'interdit, puisque, ce faisant, elle définit la possibilité de la transgression. C'est le maintien de l'interdit qui permet la délibération car elle seule permet de sortir du cadre de la loi, en reconnaissant le caractère assez singulier de certaines situations cliniques que la loi ne peut pas toujours envisager. Or, la loi telle qu'elle est actuellement est relativement satisfaisante. C'est le sens de la démarche suivie par le Comité consultatif national d'éthique en janvier 2000, lorsqu'il évoquait la notion d'exception d'euthanasie.

Ma troisième remarque concerne le sens qu'il faut donner à la revendication euthanasique. A cet égard, je me placerai sous cet angle en ma qualité d’historien des mentalités. Il s’agit de comprendre une société qui en vient à réclamer la mort, tout en examinant le sens de cette demande euthanasique lorsqu'elle est revendiquée du côté des malades.

En 1518, Thomas Moore a rédigé le premier texte qui, en Occident, a envisagé l’euthanasie comme le seul moyen de pouvoir délivrer les patients des souffrances qui les torturent et que la médecine, à l'époque, est incapable de soulager. Il convient de ne pas occulter que nous sommes dans un contexte d'une impuissance totale de la médecine à proposer des thérapeutiques efficaces en matière de soulagement de la douleur.

Un siècle après, c'est-à-dire au début du XVIIe siècle, Francis Bacon va reprendre cette idée mais en la poussant un peu plus, c'est-à-dire en pressant le milieu médical et la médecine en général à progresser dans le domaine du soulagement de la douleur. Il est d'ailleurs étonnant de trouver, dans son ouvrage, le chapitre sur l'euthanasie directement après celui sur la douleur. Francis Bacon qualifie la douleur de « symptôme périlleux », c'est-à-dire difficile à analyser, la médecine de l’époque ayant tendance à croire qu'il suffisait d'être en présence d'un malade souffrant beaucoup pour pronostiquer éventuellement sa fin de vie. Etant le premier à constater que le malade pouvait souffrir, sans pour autant que sa maladie soit grave et mortelle, Francis Bacon insiste sur la nécessité de faire des progrès dans le domaine du soulagement de la douleur. Son texte comporte d’ailleurs une autre distinction intéressante, qui a probablement permis à certains militants des soins palliatifs d’y trouver la source historique fondatrice de leur mouvement. En effet, après avoir fait cette injonction à la médecine de progresser dans le domaine du soulagement de la douleur, Bacon parle de la « préparation de l’âme ». Selon lui, il faut distinguer l’euthanasie extérieure, qui concerne la prise en charge des symptômes destinée à améliorer le confort des malades, de l’euthanasie interne que sont le soutien psychologique et l’accompagnement.

Quand j’examine ces textes en ma qualité d'historien des mentalités, je constante qu’aucun d’entre eux ne vise à imposer l'euthanasie - au sens moderne de provoquer la mort d’un patient - comme une expérience nouvelle car celle-ci existe déjà dans les pratiques populaires. Il y a un fond coutumier du recours à l’abrègement des fins de vie, lorsqu’elles sont trop longues. A mon sens, ces textes visent plutôt à introduire la mort dans le champ de la médecine à une époque où, jusqu’au XVIIIe siècle, la préoccupation de la mort et du « mourir » est complètement dévolue aux religieux. Ces premiers auteurs de l’époque moderne ont eu comme première mission de pousser les médecins à s’intéresser aux mourants et à la fin de vie (ce qui n’était pas le cas jusque-là) et de réclamer, de ce fait, la possibilité de recourir à une euthanasie médicale, jugée plus douce que les pratiques populaires. En effet, lorsque l’on étudie dans les fonds coutumiers, la manière dont il était mis fin à la vie, lors d’agonies douloureuses ou longues, on constate que les pratiques étaient loin d’être douces et que la médecine ne pouvait que proposer une amélioration en la matière.

En résumé, les textes des théoriciens de l’euthanasie que j’ai évoqués invitent en priorité, d’une part, la médecine à progresser dans le domaine du soulagement de la douleur et, d’autre part, les médecins à ne pas abandonner les malades en fin de vie. Je vous rappelle qu’Hippocrate, dans l’un de ses préceptes, préconisait aux médecins de l’île de Cos de ne pas rester auprès d’un malade chez lequel ils avaient pronostiqué l’éventualité de la mort car cela risquait de mettre en jeu leur réputation. Il n’était pas de bon ton pour un médecin de savoir que ses patients allaient mourir, comme si cela mettait en cause sa compétence. C’était aussi, de la part d’Hippocrate, un aveu d'impuissance, une prise de conscience qu’il n’y avait rien à faire pour les malades en train de mourir. Cette culture est restée très fondamentale pendant longtemps. La médecine ne s’est pas intéressée aux mourants, autrement que pour venir diagnostiquer la mort ou, à partir du XVIIIe siècle, pour « l’expertise des corps », comme l’appelle Foucault.

Il me semble que ces textes fondateurs marquent bien l’entrée dans le champ de la médecine, de la préoccupation du « mourir » et du mort, dont on connaît peut-être l’excès aujourd’hui. En effet, certains n'hésitent pas à dire qu’avec la médecine palliative, on entre dans la médicalisation de la mort, au même titre que l’on a médicalisé la naissance.

Pour résumer, tous ces auteurs adressent une parole forte à la médecine en brandissant ce fantasme ou cette peur : « si vous ne voulez pas vous retrouver obligés de tuer vos patients, faites un effort pour mieux les soulager et les accompagner ». On peut alors parler de la revendication euthanasique comme d'un concept dynamique qu'il faut moins chercher à réaliser, qu’à prévenir ou à éviter. Mais il convient également de voir, dans cette revendication, l’expression d’une peur. Je suis élève de Jean Delumeau, l’historien de la peur en Occident et je suis très marqué par son enseignement. Ainsi, la revendication euthanasique me semble devoir être entendue comme l'expression d'une peur qui s’exprime aujourd’hui dans les mentalités modernes par rapport aux conditions de la mort. Il faut bien admettre que tous les progrès accomplis ces dernières années, en matière de soulagement de la douleur et d’accompagnement de la fin de vie, n'ont pas complètement suffi à faire reculer cette peur et à rassurer nos contemporains. Je crains toutefois qu’y répondre par une disposition légale ne risque d'ajouter à cette peur - celle de mourir dans d’horribles conditions ou de souffrir - une autre peur, celle d’être euthanasié.

Ne faudrait-il pas plutôt tenter de rassurer nos contemporains par le développement d’une vraie culture et d’une vraie politique de soins palliatifs ? Il me semble que c'est en ce sens que Madame Marie de Hennezel a rendu son rapport au Ministre de la santé.

Il reste un dernier point que je souhaiterais soulever devant vous. Il concerne la confusion que l’on constate actuellement dans les opinions publiques, voire chez certaines familles où nous intervenons en tant qu’équipe mobile des soins palliatifs, entre soins palliatifs et euthanasie. Cette confusion est d'autant plus difficile à comprendre que les soins palliatifs sont nés d’un positionnement idéologique que je ne cautionne pas complètement, celui d’une opposition très claire à l’euthanasie. Dès lors, comment peut-il y avoir une telle confusion ? Peut-être - et je le pense sincèrement - que la médecine palliative n'offre pas une lisibilité suffisante pour éviter cette confusion. De fait, dans le souci apporté à la qualité de vie des patients, à la lutte contre la douleur et à l’amélioration de toutes les autres causes d’inconfort des malades en fin de vie (comme par exemple le fait de donner de la morphine à un patient qui souffre énormément), beaucoup voient très clairement une aide à mourir. Nous avons de grandes difficultés à avoir une pédagogie efficace sur cette question. Il y aurait, dans l'opinion publique, une sorte de succession logique dans la prise en charge du malade en fin de vie : tout d’abord, on commence par soulager la douleur, on prend en charge certains symptômes, on accompagne le malade et sa famille et, au moment où on ne peut plus rien faire de plus, on l'aide à mourir.

Je crains là aussi qu'une reconnaissance légale de l'euthanasie, même dans le sens d’une simple dépénalisation, n'entretienne cette confusion et, surtout, renforce le sentiment de peur de nos contemporains, que j’évoquais tout à l’heure, à l'égard des conditions de la mort aujourd'hui.

Nous devons cependant admettre que, malgré tous les efforts accomplis dans la prise en charge des patients en fin de vie, il existe bel et bien des situations cliniques pour lesquelles nous n’avons pas de solution. Ce sont les douleurs réfractaires à tout traitement, les symptômes paroxystiques qui interviennent généralement en phase terminale de la maladie, les souffrances morales extrêmes. Dans ces situations, il est possible de proposer au patient de le faire dormir. Ces décisions de sédation ne sont pas des euthanasies camouflées et hypocrites car l’intention en est clairement définie : soulager le patient et lui épargner une agonie pénible et non le faire mourir.

Encore faut-il que cette stratégie de sédation soit compatible avec les impératifs économiques qui pèsent aujourd’hui sur les services hospitaliers, parce qu’elle inscrit la mort dans la durée. Un patient que l’on euthanasie, meurt immédiatement. Un patient sédaté mourra au bout de quelques heures ou de quelques jours, voire plus. Il faut donc assurer le soutien de l’entourage et des familles de ces patients, assurer le soutien des équipes soignantes qui ont la mission de prendre en charge ces patients au quotidien, sans parler de tous les moyens humains et matériels nécessaires à toute stratégie d’accompagnement. C’est cela que je qualifie de bonne politique de soins palliatifs et probablement avons-nous encore beaucoup de progrès à faire en la matière.

Je conclurai mon exposé sur une fiction. Dans le futur, des historiens des mentalités étudieront, probablement avec un certain intérêt, notre société du IIIe millénaire, qui fabrique et sélectionne des embryons, modifie le génome, réplique l'humain, prédit la maladie et programme la mort. Ils y verront tous les ingrédients d’une société utopique dont nous pouvions penser qu’elle n’existait que dans l'imaginaire de l'homme, puisque l'utopie n'a pas de lieu - c’est son sens étymologique - et n'a donc pas de réalité. L'utopie est également totalitaire et n’offre aucune place pour la liberté, puisqu’elle n’est régie que par des codes et des lois. Nous avons donc, je crois, le devoir de résister à la tentation qui serait de faire de notre société, une utopie réalisée. Je vous remercie de votre attention et vous laisse maintenant le soin de me poser les questions que vous souhaiterez.

Mme Nadine Morano : Je vous remercie de nous avoir donné à la fois cet éclairage historique et ce témoignage de votre expérience. Ma première question portera sur ces douze patients sur six cents qui réclamaient la mort et dont vous nous dites qu’après une prise en charge adéquate, seuls six, soit 1 %, continuaient à réclamer la mort. Quelle réponse pouvez-vous apporter à ces derniers ?

M. Patrick Thominet : Nous intervenons dès lors qu’une équipe soignante, qui a en charge ces patients, en a fait la demande. En ce qui concerne les douze patients, qui avaient plus ou moins formulé une demande d'euthanasie et pour lesquels nous avons été appelés à intervenir par les équipes soignantes, nous avons décrypté certaines de leurs expressions, telles que « je veux mourir » ou « faites-moi une piqûre », comme la traduction, très souvent, d’un problème symptomatique qui n’avait pas été bien pris en charge ou difficilement pris en charge.

Très souvent, la demande découle d’une douleur. Les patients ont déjà fait l’objet un traitement antalgique mis en place par l’équipe référente mais la douleur est compliquée et nécessite l’expertise de médecins et d’infirmiers spécialisés pour en adapter le traitement. Ce que nous décryptons très facilement dans la demande du malade et nous le validons au cours de l’entretien avec lui, c’est qu'il ne veut plus vivre si c’est continuer à vivre dans la douleur permanente. Si le contrat est d’améliorer sa qualité de vie en soulageant mieux sa douleur lorsqu’on lui demande s’il veut continuer à vivre, la réponse est oui. En fait, dès lors que le problème symptomatique à l’origine de la demande a été pris en charge, le patient ne persiste pas dans sa demande de mort, qui va disparaître. Dans le travail que je vous ai remis et que j’avais réalisé, j'ai fait figurer cinq cas cliniques de patients qui étaient dans cette situation.

Le plus difficile pour nous, ce sont les patients qui formulent des demandes de mort, soit pour des raisons philosophiques, soit pour des raisons de dépressions anciennes et connues. Pour ces derniers, la demande de mort vient s'inscrire dans un contexte psychologique fragilisé où il n'y a plus de désir de vivre. Très souvent, nous mettons en place avec ces patients, une stratégie de soutien psychologique. Si ce sont les infirmières et les médecins qui s’en chargent, on appelle cela le soutien relationnel. Mais si l’expertise d’un professionnel est requise, nous travaillons alors avec des psychologues et, au besoin, des psychiatres. On peut avoir recours à des thérapeutiques comprenant des anxiolytiques ou des neuroleptiques qui permettent de temporiser et d’inscrire le malade dans une relation suivie où la demande peut revenir. Dans de tels cas, notre sentiment est qu’il y a une sorte de misère relationnelle. Le malade ne sait plus comment maintenir la relation autour de lui parce que sa maladie est longue, difficile et qu’il se sent abandonné ; pour peu que la maladie – tel un cancer de la face – ait laissé des séquelles physiques (des visages abîmés, des corps détériorés par les interventions chirurgicales), le malade a alors l’impression qu’on vient moins le voir, que sa famille est dans la distance. Même la relation affective est diluée. Il n’y a souvent plus que les soignants qui sont là, en première ligne, avec lui. Quelquefois, cela génère une espèce de désespoir qui peut se formuler ainsi : « Je suis un poids, je ne suis pas beau à regarder,… ma femme n'ose plus m'embrasser, alors on arrête. ».

En redonnant du sens à cette relation, on peut faire naître un désir de vie ou, en tous les cas, un désir de continuer à vivre le temps qui reste. Comme certains auteurs l’ont fait remarquer, la demande de mort peut aussi être considérée comme un appel au secours, à l’instar de certaines tentatives de suicide. Le patient exprime sa peur d’être abandonné et veut s’assurer qu’il y aura quelqu’un auprès de lui, au moment où cela va arriver.

Mme Nadine Morano : Pardonnez-moi d’être volontairement provocatrice. J’ai bien entendu que les six personnes, qui réclamaient à cor et à cri de mourir, avaient besoin d'un soutien psychologique. Mais quelle réponse apportez-vous à celles qui persévèrent dans leur demande ?

M. Patrick Thominet : Je peux vous rapporter une histoire clinique pour illustrer ma réponse. Une femme médecin était atteinte d'un cancer pulmonaire avec — ce que l’on constate dans certains cancers pulmonaires — une capacité respiratoire de plus en plus difficile, un essoufflement de plus en plus intense et une autonomie très réduite. De tels patients ne sont plus en mesure de se déplacer même de quelques mètres, pour aller dans la salle de bains par exemple ; ils ont besoin d’oxygène en permanence et, malgré les traitements, on ne peut pas diminuer la sensation d’étouffement liée aux troubles respiratoires. La patiente en question nous a très clairement exprimé sa peur de mourir et la manière dont cela allait se passer car, en tant que médecin, elle savait ce qui l’attendait. Nous l’avons rassurée en lui donnant des traitements qui l’ont soulagée dans un premier temps. Puis, rapidement, nous sommes arrivés à un moment où il devenait difficile d’avoir prise sur le symptôme. Après nous avoir demandé de l’aider à mourir car elle ne voulait pas connaître cette phase difficile de l’asphyxie, elle a néanmoins accepté d’entrer dans une relation plutôt de traitement et de voir comment sa situation évoluerait.

Elle était, à ce moment-là, hospitalisée dans un service de soins aigus qui doit à la fois accueillir des malades et mettre en place des stratégies de traitements lourds pour des patients qui ne sont pas du tout en fin de vie. Nous lui avons alors proposé de la transférer dans une unité de soins palliatifs, où les équipes sont plus performantes et plus compétentes pour gérer ce genre de situation, ce qu’elle a accepté. Comme il a été possible d’améliorer son état pendant un certain temps, sa demande de mort a disparu. Mais, lorsque son état s’est clairement aggravé, elle a reformulé cette demande. L’équipe, qui l’avait prise en charge, a alors décidé de la sédater, avec son consentement et celui de ses enfants.

Mme Nadine Morano : Quand un patient est sédaté, y a-t-il en même temps un arrêt des soins ?

M. Patrick Thominet : Non, surtout pas. Ce n'est pas parce que l’on ne peut plus guérir un malade que l’on va arrêter de lui prodiguer des soins.

Mme Nadine Morano : Peut-être vaudrait-il mieux parler d’arrêt du traitement que d’arrêt des soins.

M. Patrick Thominet : Oui. La cohérence veut qu’un certain nombre de traitements soient arrêtés mais, très souvent, ils ne sont déjà plus prodigués. Je dois préciser que dans la sédation, il n’y a pas que le cas de figure d’un malade que l’on veut faire dormir sans le réveiller jusqu’au jour où, la maladie progressant inévitablement, il va mourir. On peut avoir le cas de figure de patients (je l’ai vécu comme soignant) que l'on réveille avec leur accord, tels, par exemple, des patients qui ont des souffrances morales extrêmes sur lesquelles il est difficile d’avoir prise. Avec leur accord, on les fait dormir un temps, généralement une nuit complète de douze heures, puis, au réveil, on leur demande si leur souffrance est apaisée ou pas. Si le malade se réveille dans le même état de souffrance, on peut lui proposer de renouveler la sédation. Mais je reconnais que ce sont des situations exceptionnelles.

En effet, dans les cas, par exemple, où un malade est sédaté parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de soulager sa douleur, il est évidemment indécent d’imaginer de le réveiller car cela voudrait dire réveiller le symptôme. La décision de sédation est alors clairement prise, en sachant que le malade va décéder dans les jours qui suivent sa mise en place et qu’il ne décédera pas des traitements que vous lui administrez mais de la progression de la maladie.

M. Olivier Jardé : Pour moi, la vie, c’est la possibilité d’envisager des projets. A la suite d'une prise en charge dans votre unité de soins palliatifs, vos patients font-ils à nouveau des projets ?

M. Patrick Thominet : Oui, c’est très important. Avoir des projets, c'est maintenir l’espoir, c’est être dans la vie. Je vais peut-être vous étonner mais les projets que font les patients, sont souvent fous. C’est d’ailleurs souvent un élément difficile à supposer pour les familles qui sont parfaitement informées de la pathologie et de l'issue à plus ou moins long terme du pronostic. Certaines familles viennent nous voir en exprimant un sentiment d’incompréhension vis-à-vis du patient qui leur a demandé, par exemple, de préparer les vacances d’été. Nous leur répondons que c'est une ambivalence normale. Le malade peut à la fois avoir parfaitement compris qu’il va probablement mourir dans les mois qui viennent et projeter d’aller aux Baléares l’été prochain. Il faut comprendre qu’il est insupportable pour tout être humain de vivre en évoquant en permanence l'idée qu’il va mourir. Au contraire, lorsque les malades formulent des projets, nous allons dans leur sens, autant que faire se peut car il faut rester dans le raisonnable. Ces projets peuvent d’ailleurs être très simples. Par exemple, j’ai vécu récemment le cas d’un monsieur qui allait être grand-père pour la première fois : son projet était d'essayer d’attendre la naissance du bébé. Certains arrivent à attendre, d’autres pas, mais c'est une forme de maintien de vie.

Mme Nadine Morano : Donc, votre réponse, pour les quelques personnes qui persévèrent dans une demande d'euthanasie, c'est la sédation.

M. Patrick Thominet : Oui, quand cela est possible, bien sûr.

Le débat actuel se déroule dans un contexte du « politiquement correct », c’est-à-dire qu’il concerne des patients qui formulent des demandes de mort ou qui sont conscients, etc. Mais il y a aussi toute la problématique des patients qui ne formulent aucune demande, parce qu’ils ne sont pas en état de le faire et pour lesquels il faut parfois prendre des décisions difficiles. Dans de tels cas, une décision de sédation peut être prise mais ce sera sans l’assentiment du patient. Ces décisions sont prises par les médecins, en accord avec les familles.

Mme Françoise de Panafieu : Il y a une vraie prise de conscience sur les soins palliatifs qui peuvent répondre à un appel au secours ou à une détresse, soulager certaines douleurs et permettre aux uns et aux autres de mourir dans la dignité. Mais encore faut-il avoir ces unités de soins palliatifs dans les hôpitaux. Comment jugez-vous la progression nationale de l’implantation des soins palliatifs en milieu hospitalier ? Est-elle satisfaisante ou pas ?

M. Patrick Thominet : Comme je suis en exercice depuis vingt-cinq ans, j’appartiens à l'ancienne génération des infirmiers. Un des premiers services où j'ai travaillé, accueillait des patients cancéreux. C’était un établissement en province. A l’époque, on disposait de peu de ressources pour soulager les patients. Par conséquent, je dirai que j'ai connu l'ancienne formule qui était loin d’être satisfaisante.

Aujourd’hui, je ne peux que me réjouir que, grâce aux soins palliatifs — et cela fait maintenant quinze ans que je milite dans ce sens —la qualité des soins et celle de la prise en charge de tous les patients (et pas seulement ceux en fin de vie car les soins palliatifs n’ont pas l’exclusivité de la prise en charge des patients en phase terminale) ont été nettement améliorées. En effet, nous rencontrons, de plus en plus, des patients très en amont de leur phase terminale. Il nous arrive même d’intervenir auprès de patients auxquels on vient d’annoncer un diagnostic de cancer ou qui vont commencer un traitement et qui pour certains guériront ou connaîtront une rémission longue de leur maladie. Toutefois, les équipes soignantes ont besoin de nos compétences, parce que le patient est effondré psychiquement à la suite de la mauvaise nouvelle qu’il vient d’apprendre ou bien encore parce que la douleur est présente, douleur qui, dans un certain nombre de cancers, en est le symptôme révélateur. C’est pourquoi ces patients, même très en amont d’une phase terminale, nécessitent une prise en charge de qualité pour soulager leur douleur psychique ou physique.

S’agissant de votre question relative à une politique de développement satisfaisante des soins palliatifs, plusieurs problèmes se posent.

En premier lieu, nous ne disposons pas de tout l’arsenal possible que nous pourrions proposer aujourd’hui aux patients. Je m’explique. Je travaille dans un établissement qui ne possède qu'une équipe mobile de soins palliatifs, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lits spécifiquement dédiés aux soins palliatifs. Si les unités de soins palliatifs ont des lits d’hospitalisation, les équipes mobiles ne font que des consultations auprès des équipes soignantes qui en font la demande. Or, un certain nombre de malades doivent être pris en charge par les unités spécialisées en soins palliatifs, soit parce que leur symptôme est difficile à gérer, soit parce que les services n'ayant pas toujours les moyens de bien faire, ils apprécient un transfert en unité de soins palliatifs. Aujourd'hui, quand un patient a besoin d’un lit de soins palliatifs, nous devons le transférer vers un établissement extérieur, par exemple Jeanne Garnier (dans le XVe arrondissement) ou Les Diaconesses (dans le XIIe arrondissement). Les capacités actuelles d’accueil en lits de soins palliatifs sont très en dessous des besoins.

Par ailleurs, se pose un problème au niveau de la répartition géographique qui est très inégale. En région parisienne, il est encore facile de trouver un lit de soins palliatifs en raison du nombre relativement important de lits. Mais ce n'est pas du tout le cas dans l’Aveyron, dans la région Centre ou dans un certain nombre d’autres régions.

Enfin, et c’est l’historien qui parle, lorsque les équipes de soins palliatifs sont apparues il y a quelques années, notamment lorsque les équipes mobiles s'implantaient dans un établissement, nous avions la prétention d’imaginer que nous allions être très efficaces au niveau pédagogique. Nous pensions complètement former nos collègues des services de soins aigus à faire du soin palliatif et, à court terme, arrêter notre activité, du fait que la prise en charge palliative, faite par toutes les équipes soignantes, n’aurait plus nécessité le recours à une équipe extérieure. Or, on s’aperçoit aujourd’hui que la tendance est plutôt à une spécialisation de la mort, c’est-à-dire que les unités de soins palliatifs et les équipes de soins palliatifs portent une casquette de spécialiste de la mort, ce que je n'apprécie pas vraiment mais c'est en partie la réalité. En gros, quand les équipes soignantes nous appellent, c'est un peu pour que nous agissions à leur place. Nous avons le sentiment qu'il nous est très difficile d'avoir un vrai impact pédagogique.

Mais le recours à nos compétences est aussi dû au fait que les ratios de personnels étant ce qu’ils sont et les conditions de travail n’étant pas optimales, les équipes soignantes ont besoin de renfort car elles ne peuvent pas tout faire seules. Il est vrai que dans une salle de quinze ou vingt malades qui réclament des soins dans le cadre d’une prise en charge normale -administration de chimiothérapie, surveillance de protocole, etc.-, il est très difficile pour une seule infirmière de consacrer du temps à un patient en fin de vie. Il est clair que, dans l’organisation d’une charge de travail, le patient en fin de vie n'est pas forcément prioritaire, ce qui provoque des culpabilités et des frustrations chez les soignants.

Mme Françoise de Panafieu : Sans aller jusqu'à exiger une vocation, il me semble que n'importe qui ne peut pas intervenir dans des soins palliatifs.

M. Patrick Thominet : C'est clair.

Mme Françoise de Panafieu : Par conséquent, l’action pédagogique que vous pouvez avoir, peut certes être importante mais elle ne saurait concerner tout le personnel médical. C’est une approche personnelle et particulière d’un moment de vie pour lequel les uns et les autres ne sont peut-être pas suffisamment formés.

M. Patrick Thominet : Il est certain qu'un intervenant en soins palliatifs doit être motivé. Aujourd’hui, l'avenir que j'imagine pour les équipes mobiles ne tend ni vers l’idée d'une disparition ni vers une spécialisation mais vers une expertise : nos compétences sont requises car il y a des situations très difficiles et il faut continuer à faire de la recherche dans l’amélioration des protocoles thérapeutiques, etc.

Si je suis convaincu que les soins palliatifs vont se maintenir – et je le souhaite – il ne faut néanmoins pas renoncer à avoir cet impact pédagogique, qui n'est pas totalement négatif aujourd'hui. Il y a quelques années encore, quand on nous appelait pour prendre en charge des patients, ces derniers étaient vierges de tout traitement, morphinique par exemple. Les médecins ne savaient pas prescrire de la morphine ou le faisaient mal et ils en avaient peu. Aujourd'hui, quand nous intervenons, les malades ont déjà reçu de la morphine, assez bien prescrite généralement. C'est parce que la situation se complique ou que la douleur est plus difficile à analyser que les services ont besoin de l'expertise de spécialistes pour les aider à apporter un plus.

Mme Martine Aurillac : Nous sommes tous persuadés de la nécessité impérieuse de développer les soins palliatifs comme vous l'avez dit, c’est-à-dire non pas si possible par unités spécialisées mais à l'intérieur de chaque équipe hospitalière, par une formation adéquate qui, pour le moment, n'est pas faite.

Quand on évoque la mort, nos concitoyens ont peur de deux choses. Ils ont peur de souffrir mais les médecins savent soulager la douleur et personne ne saurait aujourd’hui ni être contre l'apaisement de la douleur ni être favorable à l'acharnement thérapeutique. Par ailleurs, ils ont peur de mourir dégradés, de ne pas mourir dans la dignité, de faire honte à leur famille. Ce sont des motivations que vous connaissez sûrement bien. Que pensez-vous du mot « dignité » ?

Enfin, on a beaucoup parlé du patient et de sa douleur qui reste le centre du problème, de la souffrance des soignants mais aussi de celle de la famille. Par le biais de ceux qui veulent bien accompagner leur mourant jusqu'au bout, vous êtes en charge aussi de cette souffrance-là. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Patrick Thominet : Votre question concernant le concept de dignité est un peu difficile car c’est un concept un peu fourre-tout aujourd'hui. Aussi, j’aime bien me référer à un petit texte qui avait été écrit au XVe siècle par Jean Pic de la Mirandole, intitulé « De la dignité humaine », texte très audacieux à l'époque car il était impensable de penser l'homme sans Dieu. Or, Pic de la Mirandole, prenant beaucoup de risques en parlant de l'homme et en oubliant qu'il est le « fils de Dieu », considère que ce qui fonde la dignité de l'homme, c'est sa liberté.

Au-delà de ce positionnement philosophique, je crois que la dignité est le regard que l'on porte sur l'autre. La dignité ne se perd pas parce qu'un corps est dégradé, parce qu'une personne est âgée et démente, parce que la maladie vous empêche de parler, parce que vous avez des comportements qui paraissent anormaux, parce que vous êtes confus, perdu ou que vous ne reconnaissez plus votre femme. Mais c'est le point de vue du soignant, dans son regard qu'il porte sur l'autre. C'est aussi la pédagogie que l'on peut avoir auprès des familles qui ne reconnaissent plus leur parent : il faut quelquefois les convaincre que leur conjoint, leur père ou leur fils qui est là, n'a rien perdu de cette histoire qui est derrière lui et qui fait qu'il est toujours le même, même si physiquement il est dégradé ou si certains aspects de sa pensée se sont modifiés ou font que ce n'est plus comme avant.

Maintenant, lorsque j’entends, et là c'est probablement plus difficile, un patient lucide qui considère qu’il n’a plus de qualité de vie ou qu'il n'est plus digne, parce qu'il doit utiliser un fauteuil roulant ou qu'il doit avoir recours à quelqu'un pour le faire manger, je ne peux, pour ma part, l’aider qu’en essayant de lui dire que ce n'est pas sa dignité qui est en cause, que son handicap est probablement difficile à vivre mais que l'on peut conserver sa dignité malgré le handicap. Nous sommes là dans le débat d'idées, c'est-à-dire que je peux dire que je regarde l'autre comme étant éminemment digne quel que soit ce que la maladie lui fait supporter. A la limite, c'est quelque chose que nous savons faire. C'est dur parce que ce débat ne débouche sur rien mais, en même temps, le sens même du débat permet de maintenir la relation.

En ce qui concerne l'accompagnement des familles, les missions des équipes de soins palliatifs ont trois axes. Nous sommes là pour soutenir les patients, l'entourage ou la famille et les soignants. Dans toutes nos prises en charge, nous avons cet éventail.

Il nous arrive même de revoir des familles après le décès du patient. Lorsque cela intervient dans le cadre du suivi d’un deuil, c'est la psychologue qui les revoit. Mais il m'est arrivé, encore récemment à l'occasion des voeux, de recevoir des petits mots de familles qui, rencontrées il y a plus de six mois, manifestaient le désir de me revoir ou de revoir quelqu'un de l'équipe. Cela peut être pour reparler de leur histoire, pour clore cet épisode après ces six mois difficiles ou simplement aussi pour signifier que c'est terminé, sans avoir besoin forcément de se revoir. C'est une étape très importante mais qui demande des moyens. Or, il faut avoir du temps pour rencontrer les familles. Très souvent, il est difficile d’inclure cet élément dans l'activité des équipes mobiles, de faire comprendre, qu'au-delà des malades dont nous avons la charge, nous devons prendre du temps pour échanger avec une épouse ou des enfants. Par exemple dans notre unité, nous développons une compétence particulière, avec l'aide des pédopsychiatres, relative à la prise en charge des très jeunes enfants dont l’un des parents est malade. C'est une vraie problématique.

Je suis tout à fait convaincu, et je le dis dans les formations que je dispense auprès des infirmières, qu'il est impossible de faire l’accompagnement d’un malade sans aussi s'occuper de sa famille.

M. Michel Vaxès : Je partage tout à fait la définition que vous rappeliez de la dignité : l'homme est digne parce qu'il est libre. En même temps, cette définition ne peut pas être posée de façon abstraite, parce que l'expression de cette liberté n'est pas indépendante des conditions dans lesquelles il est ou non possible qu'elle s'exerce. Nous sommes tous ici convaincus de la nécessité de mener le plus loin possible cet accompagnement, ces soins palliatifs et de les développer.

La réalité est que cette question se pose de façon différente en fonction des lieux, de l'entourage hospitalier ou médical, des départements qui sont plus ou moins bien équipés, de l’existence ou non d'équipes mobiles. Par conséquent, l'expression de cette liberté est inégalement répartie. Comme, en même temps, vous disiez qu'il faudrait résister à la tentation de faire de notre société une utopie réalisée, cela vaut dans les deux sens.

Dès lors, peut-on imaginer de prévoir non pas une légalisation mais que, selon les situations, des réponses différentes puissent être apportées ? Ainsi, nous savons tous qu'à un moment donné, il n'y aura pas d'autre choix que celui de la sédation. Dans un cadre bien défini et avec des conditions précises (collégialité, assentiment de la famille, accord du patient dans la mesure où il peut l’exprimer), pourrait-on concevoir que l'équipe et la famille puissent échapper aux rigueurs d'une loi qui aujourd'hui, n'admet pas cette diversité de situations ? Il ne s'agit pas de légiférer pour établir une règle mais d'envisager une évolution de la législation, pour que l'on puisse accepter que chaque situation fasse l'objet, dans des conditions particulières, d'un examen collectif qui apporte la réponse la mieux adaptée.

M. Patrick Thominet : Quand une décision de sédation est prise dans un contexte difficile, l'idéal est que cette décision soit prise dans le cadre des réunions de consensus, c'est-à-dire avec un maximum d'avis recueillis dont l'avis du malade (mais ce n'est pas toujours possible), l'avis des familles et celui des équipes soignantes qui ont en charge ces patients. Il ne s'agit pas d'une dilution de la responsabilité car la réunion de consensus ne fait que recueillir des avis et il est clair que la décision appartient en propre au médecin. Je suis infirmier et je rappelle que ce n'est pas aux infirmiers à prendre des décisions de sédater ou d'euthanasier un patient. Cela ne peut être qu'une décision médicale.

N'étant pas philosophe du droit, je ne pourrai complètement répondre à votre question. Je ne sais pas quel est l'impact de la loi sur les mentalités. Il peut être bénéfique, mais pas toujours. Si je prends pour exemple l'avis rendu en 2000 par le Comité consultatif national d'éthique, même s'il s'agit d'une instance consultative, certains soignants ont eu l'impression que ce texte allait dans le sens de permettre la pratique des euthanasies. Je n'ai pas fait partie des militants des soins palliatifs qui ont jugé que ce texte était mauvais. Au contraire, j'ai trouvé qu’il constituait un bon compromis entre, à la fois, la position de ceux qui militent pour le développement des soins palliatifs et celle des militants de l'ADMD qui souhaiteraient un élargissement de la législation. Cette espèce de moyen terme me convient. Elle permet, par des exceptions, la pratique d’un acte qui, stricto sensu, est hors la loi. Toutefois, je crois beaucoup à l'éthique et à la réflexion éthique qui nous permettent de sortir du cadre de la loi, sans pour autant nous dégager de la responsabilité pénale encourue.

Dès lors que dans le déroulement de la décision prise, un certain nombre de règles sur le consensus et la concertation ont été respectées, que des arguments consolident la décision, il n'y a rien à craindre de la loi. On le voit aujourd'hui, lorsqu'un certain nombre d'affaires sont lues d'une manière clémente par la justice.

Je considère que la sédation est un bon moyen de répondre à toutes ces situations difficiles et qu’elle permet quasiment d’éviter de se poser la question de faire une injection létale à un malade. Il y a de la violence dans l'injection létale et, pour le coup, il serait intéressant de voir ce que disent les psychanalystes sur les pensées troubles du désir de mort de l'autre. Je pense que nous devons éviter ce passage à l'acte, y compris pour l'image des soignants. Je suis toujours étonné d'entendre des soignants dire qu'ils ont peur de se retrouver demain du côté de ceux qui peuvent donner la mort, comme s'ils trouvaient antinomiques d'être soignants et en même temps de donner la mort à l'autre.

Je me souviens d'un texte que j'avais lu lorsque je faisais mes recherches historiques. C'était le texte d'un médecin, Binet Sanglet, qui avait, au début du siècle, écrit un ouvrage faisant l'apologie de l'euthanasie. Une de ses premières remarques était la suivante : « Si on crée une corporation d'euthanasistes, il faut qu'ils soient différents des médecins. » Selon Binet Sanglet, même si ces euthanasistes doivent avoir une compétence similaire à celle des médecins, à la fois psychothérapeutes et thérapeutes, ils ne peuvent pas être les mêmes. Je me reconnais dans cette réflexion car sinon on va renforcer le sentiment de peur qui s'exprime dans la revendication euthanasique. Déjà le fait de mourir à l'hôpital fait peur mais on va y rajouter la peur de l'injection que le patient n'a pas réclamée.

Je pense que l’on peut prévenir ces situations. Ainsi, très souvent, lorsque vous examinez l'historique des situations d’impasses dans lesquelles on se trouve, vous constatez qu'à différents moments, on n'a pas pris la bonne décision, on n’a pas fait ce qu'il fallait. En gros, on a créé une situation dont le seul moyen d’en sortir était l'injection. Pour ma part, je considère que ces situations n'existent pas, dès lors que l'on anticipe.

M. Olivier Jardé : Pensez-vous que le développement des soins palliatifs est né d'une prise de conscience de la douleur psychique et physique ou est-il dû à l'amélioration des molécules chimiques et des protocoles antidouleurs, ou bien les deux ? Je dirai que les molécules ont quand même énormément progressé.

Par ailleurs, et c'est l'agrégé en droit de la santé qui s'exprime, je suis tout à fait d'accord avec vos propos sur la responsabilité pénale que vous avez très bien évoquée. Néanmoins, quand vous dites que c'est une décision médicale, pour ma part, je pense que cela doit être une décision de l'équipe soignante et de la famille. C'est pour cela qu'il va falloir envisager une modification législative.

Enfin, je vous félicite d’appartenir vraiment à un lieu d'excellence et de posséder vous-même une humanité et une réflexion sur la mort qui sont absolument extraordinaires. C'est pourquoi, quand on vous écoute, il faut respecter pleinement le protocole et il faut que la décision ne puisse pas être que médicale.

Je suis désolé de le dire, mais j'ai participé à des euthanasies, même si le mot est affreux. C'est une décision tellement grave que l'équipe et la famille doivent être d'accord et que ce n'est pas au seul médecin de la prendre. A titre personnel, je ne supporte plus que des médecins, qui ont eu une réflexion personnelle sur le sujet, acceptent de prendre seuls une telle décision.

M. Patrick Thominet : En ce qui concerne votre question sur les molécules, il est clair que, si les soins palliatifs ont fait des progrès, c'est parce que les recherches sur la douleur et la psychologie ont fait d'énormes progrès. Il existe aujourd’hui des stratégies thérapeutiques avec notamment de nouvelles molécules proches de la morphine, qui ont tous les avantages antalgiques et moins d’inconvénients secondaires. C'est probablement l'avenir et c'est tant mieux.

C'est un aspect important, car on a tendance à mettre les soins palliatifs du côté de la médecine douce, c'est-à-dire qu'on accompagne, on soutient, on tient la main, etc. Pour ma part, je maintiens une vision scientifique et sérieuse des soins palliatifs, qui demande des compétences pour analyser les symptômes, administrer les traitements. Quant aux soignants, ils doivent aussi avoir une compétence au niveau de l'évaluation de la douleur et de la surveillance des effets secondaires, etc.

S'agissant de la responsabilité médicale, c'est vrai que la décision doit être partagée. En revanche, aux yeux de la loi, la responsabilité ne sera pas partagée, elle sera assumée par un seul.

Mme Nadine Morano : Je vous remercie pour votre très intéressante contribution.

Audition de M. Claude Reinhart, Président de l’Association
pour le développement des soins palliatifs



(Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation de la Mission d'information de l’accompagnement de la fin de vie.

J’aimerais que vous nous présentiez, en préalable, les raisons de votre engagement dans le mouvement des soins palliatifs. Votre audition pourra se poursuivre par un échange de questions et réponses.

M. Claude Reinhart : En préalable, je voudrais rappeler que j'ai pratiquement 78 ans. J'ai travaillé autrefois dans la banque - je suis donc totalement éloigné du monde médical - et j'ai pris ma retraite, il y a maintenant douze ans. J'ai été amené à accompagner mon épouse décédée, il y a quatorze ans, d'un cancer. C'est à l'occasion de cette épreuve que j’ai approché ce problème de l'accompagnement et j’ai appris ce qu'il pouvait apporter au malade et à ses proches. C'est ce qui a motivé mon engagement au moment de ma retraite dans le mouvement des soins palliatifs et je suis donc entré à l'Association pour le développement des soins palliatifs (ASP).

Cette association a été créée à l'initiative de deux infirmières, Monique Tavernier et Françoise Dissart, qui avaient vécu les combats de la Libération de 1944 et 1945 et avaient ensuite fait leur chemin, l'une devenant anesthésiste réanimateur, l'autre un haut fonctionnaire.

Elles avaient entendu parler du mouvement des soins palliatifs, créé par Cecil Saunders, au Saint Christopher Hospice à Londres. Elles ont convaincu le Contrôleur général Faveris, en 1984, de créer une association pour l'accompagnement des malades en fin de vie, afin d’appliquer en France ce qu'elles avaient pu observer au Royaume-Uni et au Canada.

Le premier acte de notre association, en 1984, a été d'établir une charte dont on peut constater qu’elle n'a pas pris une ride en vingt ans. Elle a posé une définition des soins palliatifs, qui était alors un concept nouveau, puisque le professeur Schaerer à Grenoble avait été le premier à lancer, en 1983, un mouvement de soins palliatifs avec l’Association JALMALV.

Cette charte a été élaborée par les trois personnes fondatrices que je vous ai citées, avec l’aide de médecins. Outre la définition des soins palliatifs, cette charte s’affirme contre l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie et a une approche globale de la personne atteinte d'une maladie grave, évolutive ou terminale. Elle pose aussi une obligation d’accompagnement des proches.

De plus, ce qui était une novation à l'époque, la charte insiste sur la nécessité de faire appel à des bénévoles de l’accompagnement dont la mission est d'apporter soutien à la famille et aux soignants pour les aider à supporter leur souffrance psychologique et spirituelle.

Par la suite, nous avons installé la première équipe de bénévoles d’accompagnement à l'hôpital militaire de Percy en 1985, et en 1987, nous avons créé la première unité de soins palliatifs à la Cité universitaire, dirigée par le docteur Abiven, au sein de laquelle ont œuvré les premiers bénévoles. Depuis, vingt ans ont passé, nous avons recruté de plus en plus de bénévoles et implanté des équipes dans les hôpitaux et à domicile.

Actuellement, notre association compte vingt-neuf équipes, sur Paris et sa couronne périphérique. Une des idées de Jean Faveris a été de susciter la création d'unités de l'ASP dans toute la France. Nous ne couvrons pas encore tout le territoire, loin s'en faut, mais soixante associations sont réunies, par la même charte, au sein de l'Union nationale des associations pour le développement des soins palliatifs (UNASP). Nous sommes un des mouvements importants en matière d'accompagnement des personnes en fin de vie, au même titre que JALMALV, Albatros, Pierre Clément, l'Alliance. Toutefois, nous ne sommes pas concurrents, je n’aime pas ce terme. Nous travaillons dans un esprit d’émulation et poursuivons le même objet. Nous sommes réunis au sein de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), que JALMALV et nous-mêmes avons contribué à créer, en 1989.

Je vous rappelle quelques chiffres. 180 associations de bénévoles accompagnants regroupent environ 4 500 bénévoles. Lors des assises de l'accompagnement qui se sont tenues au mois d'octobre, il a été constaté que l'UNASP comptabilise, avec 1 500 bénévoles, environ un tiers de ces bénévoles.

L'UNASP poursuit plusieurs objectifs. Nous souhaitons d’abord faire progresser cette idée des soins palliatifs en France, en participant à des congrès, des missions d'étude, et par le biais de notre revue « Liaison ». Par ailleurs, en tant qu’association de terrain, nous essayons peu à peu de couvrir le territoire, en mettant en oeuvre un certain nombre d'actions pour recruter des bénévoles ; il n’est en effet pas toujours facile de trouver des personnes qui ne sont pas rebutées par l'accompagnement de personnes en fin de vie.

Notre activité ne nous procurant aucune recette, nous devons trouver des sources de financement, qui sont actuellement fournies par les particuliers, des caisses de retraite et la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Cette dernière avait consacré un budget relativement modeste d’1,2 million d'euros par an à l'ensemble des associations de soins palliatifs. Une enveloppe avait été votée pour trois ans, elle arrive maintenant à échéance et en 2004, va se poser le problème de son renouvellement. Nous espérons qu'à l'issue de la négociation, cette enveloppe modeste, qui nous avait été allouée, pourra être maintenue. Ce problème concerne toutes les associations et pas uniquement la nôtre.

Nous continuons à former les bénévoles qui viennent nous rejoindre, car la formation constitue un élément essentiel de notre association. Nous œuvrons bien entendu dans le cadre de la loi de 1999 et de ses décrets d’application. Il est donc de notre responsabilité vis-à-vis des malades et des soignants, en tant qu'association, de bien former les bénévoles.

Nous souhaitons que les bénévoles soient acceptés par les soignants au sein des équipes pluridisciplinaires à l'hôpital. Encore faut-il que ceux-ci se conduisent de telle sorte que les soignants considèrent que leur arrivée est positive. Notre but est de faire en sorte que par leur présence et leur disponibilité participent à l’atténuation de la douleur spirituelle des malades.

M. le Président : Je vous remercie. Les membres de votre association sont-ils tous des bénévoles ou certains adhèrent-ils à votre mouvement pour des raisons que je qualifierais de philosophiques ? Si tel est le cas, quelle est la proportion des uns et des autres ?

M. Claude Reinhart : Nous n’avons aucun adhérent. D’ailleurs, nos statuts font seulement fait état du conseil d'administration et du bureau. Nous recrutons donc des bénévoles qui sont les seuls à avoir le droit de vote à notre assemblée. Vous savez, nous ne faisons pas de philosophie…

M. le Président : Sont-ils tous des actifs bénévoles ?

M. Claude Reinhart : Certains, en plus de leur activité d’accompagnement bénévole, sont chargés des tâches de gestion de l'association. Nous organisons les congrès et les réunions. Mais nous n’avons pas de statut d'adhérent. Nous faisons un mailing auprès de certaines personnes pour leur faire connaître notre mouvement. Notre mode de gestion est très simple : nous avons en tout et pour tout, pour gérer nos 260 bénévoles, trois salariés.

Nos sources de financement sont donc à la fois les caisses de retraite et quelques grandes entreprises. Ainsi, certains membres qui ont travaillé dans ces sociétés avant de prendre leur retraite, ont gardé des liens avec celles-ci et essayent de convaincre leurs dirigeants de nous aider, dans le cadre de leur mécénat. Nous avons aussi, s’agissant du financement par des particuliers, un petit cercle de sympathisants : nous sommes un certain nombre d'anciens Polytechniciens ou de l’Ecole des Hautes études commerciales et nous demandons aux anciens élèves d'adhérer à notre philosophie. L’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) ne comprend que des adhérents et ne rencontre donc pas ces problèmes de financement.

M. le Président : Il faut en effet souligner que lorsque l’on compare les chiffres des membres des différentes associations, on ne compare pas en fait la même chose. En effet, vos adhérents sont des actifs bénévoles, tandis que les membres de l’ADMD sont des militants d'une cause.

M. Claude Reinhart : C'est tout à fait cela.

Si vous voulez m’entraîner sur le terrain des différences avec l’ADMD, je vous renvoie au texte de notre testament de vie, rédigé par le docteur Abiven, qui est l'opposé de celui de l'ADMD.

M. le Président : Vos adhérents à la charte des soins palliatifs la signent, mais tous n'adhèrent pas à l'association ?

M. Claude Reinhart : Non. Dans tous nos numéros de notre revue, nous incluons notre charte et indiquons, en exergue, que nous sommes contre l'acharnement thérapeutique et l'euthanasie.

M. le Président : Cette charte est-elle la même que celle établie il y a vingt ans ?

M. Claude Reinhart : Oui, elle date de 1984, année de la création de notre association.

Sur le problème d'euthanasie, nous avons fait des communiqués dans le cadre de la SFAP. Monsieur Bernard Kouchner avait voulu, en 2002, faire avancer les choses sur ce problème. Mais l'ensemble de la SFAP a pris position contre le système proposé par Monsieur Kouchner, sysème qui a finalement été abandonné.

La SFAP a récemment fait un communiqué à la suite de l'affaire Humbert, pour resituer sa position.

M. le Président : La France a connu une évolution lors de ces vingt ou trente dernières années. Y a-t-il eu un réajustement de votre repositionnement, par rapport à votre engagement initial ? Avez-vous pris, par exemple, en considération, le fait que la médecine soit devenue plus technique et avez-vous tenu compte aussi de l’évolution des textes, comme la loi de 2002 relative aux droits des malades ?

M. Claude Reinhart : Au contraire, nous avons réaffirmé notre position et nos grandes orientations. Nous soulignons toujours que le problème de l'euthanasie est un problème de gens bien portants qui ont peur de la mort, et qui prennent, a priori, une position qu'ils ne sont pas sûrs de maintenir.

Pour nous, et nous le constatons à la lumière de nos accompagnements, la demande d'euthanasie est le signe en général - car on ne peut pas raisonner sur un cas très particulier comme celui de l'affaire Humbert – de l’isolement de ceux qui réclament l’euthanasie.

Pour ma part, j'ai accompagné la famille d'un malade atteint d'une sclérose en plaques, depuis vingt-cinq ans. Il a 45 ans maintenant et est devenu grabataire, il ne remue plus qu'un petit doigt, il ne parle plus, il ne se nourrit plus que par perfusion, mais il a encore la chance d'avoir auprès de lui ses parents très âgés maintenant. Quand je vais les voir, je sens qu’un profond sentiment d’amour les relie. J'ai discuté avec eux du problème Humbert : ces personnes ne peuvent pas considérer qu'injecter un produit est un acte d’amour. C'est une position qui est à cent lieux de leur esprit. Mais je ne veux ni juger, ni critiquer. Nous maintenons cependant notre position : l’euthanasie est contraire à notre philosophie. Nous nous rallions notamment au texte de l’Académie de médecine que le professeur Pèlerin avait essayé de lire lors d’une émission sur France 3, il y a une dizaine de jours.

Nous sommes des naïfs et des sentimentaux. Nous croyons à l'amour des autres. Pour nous, tuer son prochain n’est pas un acte d’amour.

Audition de Mme Yolande Briand, Secrétaire
générale de la Fédération Santé–sociaux de la CFDT



(Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Vous êtes secrétaire générale de la Fédération Santé-sociaux de la CFDT et allez éclairer la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie sur les tâches que remplissent les travailleurs de santé auprès des malades en fin de vie. Si notre mission a été créée à l'occasion de l'affaire Humbert, nous avons souhaité élargir notre réflexion à l'ensemble des problèmes entourant la fin de vie et essayer de dégager un certain nombre de solutions.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

Mme Yolande Briand : J'aborderai en effet cette problématique de l'accompagnement de la fin de vie du point de vue des soignants.

Notre fédération a été amenée, il y a quelques années, à travailler, dans le cadre d’une étude, sur cette question de l'accompagnement de la fin de vie, qui revenait de façon récurrente dans les propos des professionnels soignants non médicaux dans un premier temps, médicaux dans un second temps.

Dans le cadre de cette étude, nous avons travaillé en liaison avec divers organismes, dont l'Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), la Fondation de France et la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de travail. Nous avons produit trois cassettes de rencontre : « Mort des malades : souffrance des soignants », « Mort des malades : souffrance des médecins », « Mort des malades : souffrance des familles ». Si vous avez l'occasion de les visionner, vous constaterez que nous avons essayé, dans un premier temps, de faire travailler conjointement médecins et non médecins. Mais très rapidement, cela s'est révélé conflictuel, même si à la fin, on constate que les propos tenus sont à peu près les mêmes. Ceci montre bien qu’il y a un déficit de parole dans les établissements hospitaliers.

Nous avions constaté à l'époque, c'est-à-dire en 1992/93 et cela vaut d'autant plus aujourd'hui, que la plupart des décès se produisaient dans des structures hospitalières, publiques ou privées. Cela aboutit à opérer un véritable transfert de la mort de la cellule familiale vers l'hôpital et les soignants rencontrent de plus en plus de difficultés pour gérer ces situations. C'est sur cette problématique de l'accompagnement de la fin de vie par les soignants que j'interviendrai pour l'essentiel.

Je voudrais faire tout d’abord le constat de la situation telle qu’elle se présente.

Les soignants sont dans une situation doublement paradoxale. Formés pour soigner et guérir, ils découvrent, en arrivant à l’hôpital, qu'on y souffre, qu’on y vieillit et que l’on y meurt. Face à cela, ils se sentent impuissants dans la mesure où ils n'y ont pas été préparés. Ils voudraient exprimer leur désarroi et leur propre souffrance. La difficulté de vivre leur rapport à l’échec, les contradictions entre l’idée qu’ils se font de leur métier et les réponses possibles, la gestion de la culpabilité conduisent les soignants à faire l’apprentissage souvent douloureux de la solitude dans l’exercice professionnel.

Le deuxième paradoxe est le suivant : dans un hôpital qui se modernise, qui communique de plus en plus vers l'extérieur, on communique de moins en moins à l'intérieur. En fait, on entretient des relations sociales totalement archaïques. Les soignants naviguent entre ces deux extrêmes : d'un côté, l'idée de toute puissance dans l'exercice professionnel qui imprègne leur formation ; de l'autre côté, l'infantilisation dans les relations de travail. Ce modèle est encore très prégnant aujourd'hui dans les établissements et dans les services. Peut-être la future loi d'organisation hospitalière changera-t-elle les choses mais rien n'est moins sûr.

Accompagner un malade jusqu'au bout de sa vie est une mission extrêmement difficile. Cela signifie : être confrontés aux moments de désarroi, de colère, d'angoisse, de tristesse, voire de violence. De plus, l'accompagnement, pour les soignants, ne s'arrête pas au moment de la mort du patient. Il faut également, après celle-ci, prévenir la famille, la recevoir, faire la toilette mortuaire, accompagner le corps à la morgue… et, on l’oublie trop souvent, faire le deuil des personnes qu’ils ont accompagnées. Peut-être par le passé, faire ce deuil était-il possible mais depuis maintenant une vingtaine d'années, ce droit n’est plus accordé. Et quand il leur est permis de le faire, c'est parce que cela correspond au souhait de certaines familles ou une volonté au niveau du service.

Dans notre société, chacun s’enferme dans sa douleur, sa dignité, sa pudeur et sa solitude. Les comportements sociaux vis-à-vis de la mort pèsent sur les conditions de travail des salariés, d’autant plus qu’ils font un travail pour lequel ils n’ont pas été préparés. La mort est occultée, cachée, refusée dans notre société et ce qui se passe à l'hôpital n'est jamais que la conséquence de ce déni.

Notre analyse des constats comporte six points :

1) la violence de la mort, l'échec et la culpabilité. La violence de la mort, c'est aussi la violence des sentiments et des réactions qu'elle suscite. Cette violence est très souvent exprimée dans les paroles des soignants en même temps que des sentiments intenses, douloureux et contradictoires. Parmi ces sentiments, il y a souvent le sentiment d'échec de ne pas avoir pu empêcher la mort de survenir. Cela est vécu de façon douloureuse, avec le sentiment de culpabilité de ne pas avoir été à la hauteur pour aider et accompagner le mourant et, à un autre niveau, de se sentir coupable de la mort, en considérant qu’elle est due à tel ou tel acte que l’on a fait ou pas. C'est un sentiment très prégnant chez les professionnels, sans doute plus chez les femmes, qui sont majoritaires, que chez les hommes.

2) Les conflits dans les unités et les services s’inscrivent pour partie dans l’organisation du travail. C’est un problème dont on parle rarement. Ces conflits surviennent entre les collègues à propos des appréciations que l'on peut porter sur l'état d'un malade et des consignes de travail parfois contradictoires liées à cet état. Il y a aussi les conflits avec les médecins auxquels on reproche assez souvent d'être absents au moment où des décisions difficiles ayant été prises, la mort survient. Des paroles très dures peuvent être échangées à cette occasion. Enfin, il y a une attitude contradictoire vis-à-vis des familles. Les soignants souhaitent que les familles soient présentes et cela est d’ailleurs considéré comme un droit pour ces familles mais cette présence entraîne un surcroît de travail et peut être source de nouveaux conflits difficiles à gérer dans les équipes.

3) L’incursion de l'accompagnement dans la vie. Les soignants emportent souvent, jusqu’à chez eux, ces douleurs de la mort quotidienne, hors de leur cadre de travail. Cela retentit sur leurs activités socio-professionnelles et même au-delà car elle renvoie à quelque chose de plus personnel, à savoir les décès des proches. La douleur liée à la disparition de leurs propres parents est ravivée. Ces souvenirs nourrissent le sentiment selon lequel, dans leur travail comme dans leur vie personnelle, ils n’ont pas fait ce qu’il fallait. L'on retrouve cet aspect, de manière récurrente, dans les services de soins.

4) La mise en place de mécanismes de défense. Soigner les mourants, assister à leur agonie et les voir mourir génèrent chez les soignants, une situation de crise. Quant la parole n'est pas suffisante pour apaiser, chacun cherche à se débarrasser de son fardeau, à faire le vide, en mettant en place ses mécanismes propres de défense. Mais, il s’agit le plus souvent de pis-aller individuels, comme la tendance à prendre des médicaments ou à se réfugier dans l'alcoolisme. Ce sont des comportements extrêmement douloureux et les soignants se mettent parfois dans des situations très difficiles, voire dangereuses. Cela vient du fait qu'on leur laisse gérer individuellement des événements qui pourraient, sans doute, être gérés autrement. Même si souvent, ils affirment que l'« on se blinde », il me semble que rien ne peut protéger de la mort, ni de l’angoisse de la mort. Dans le même ordre d’idées, on retrouve des conduites d’évitement consistant à faire faire à d’autres professionnels du service ce que l’on ne peut ou veut plus faire soi-même. On les impose à tel ou tel collègue de façon plus ou moins dissimulée. Ces pratiques, mal vécues, témoignent de l’absence de gestion collective de soins. Cette fuite relationnelle n’est pas uniquement le fait individuel de tel ou tel soignant. C’est toute l’organisation du travail qui est en cause.

5) L'organisation du travail. L’hôpital est un lieu où les enjeux de pouvoir, entre le pouvoir administratif, le pouvoir médical et le pouvoir soignant, sont souvent exacerbés, parfois violents. L’organisation du travail est régie par deux « lois », non écrites mais fondamentales. La première est « Tout doit être fait pour le malade », loi encore enseignée, rappelée et reprise par les soignants eux-mêmes. Elle a un statut technique, organisationnelle, voire idéologique, et elle renvoie à une sorte de consigne un peu mégalomaniaque du « tout faire pour le malade ». Sur la base de cette idée, les soignants refusent de voir que l'on ne peut jamais tout faire, y compris pour les personnes que l’on aime le plus. Cela est source d'une culpabilité extrêmement importante.

La deuxième loi est plus insidieuse car elle n’a pas d’énoncé précis, c'est la loi du silence. Elle a son origine dans le secret médical, qui est tout à fait respectable, mais, en l’occurrence, elle déborde largement les obligations déontologiques. En fait, elle sert aussi à camoufler des dysfonctionnements hospitaliers très importants. Cette loi du silence conduit les soignants à penser que témoigner de leur propre souffrance et de leurs difficultés dans l’exercice de leur travail peut être indécent face à la souffrance des malades. De ce fait, la parole est totalement absente.

6) La question de l'euthanasie. Qu’elle soit reconnue ou non, cette pratique existe et nous l'avons constaté dans les propos des soignants. Elle résulte toujours d’une décision médicale, mais elle est mise en pratique par les infirmiers, selon des protocoles, le plus souvent non écrits. Les conséquences en matière de contenu du travail, d’implications personnelles et de souffrance des soignants sont extrêmement importantes. Selon le schéma accepté, c'est le médecin qui décide et l'infirmière qui exécute, sans explication ni concertation préalable.

Tous ces constats nous ont amené à faire quelques propositions. Le thème de l’euthanasie, comme celui de l’acharnement thérapeutique, sont source de conflits rudes lors des débats entre médecins et soignants non médecins.

La partie « propositions », dans notre propos, prend très peu de place, pour une raison très simple. Derrière ces non-dits, chacun reste seul avec ses perceptions de la mort à venir. La loi du silence peut-elle autoriser tel ou tel soignant à répondre au malade sur la question de sa fin prochaine ? Est-il possible d’écouter la parole de ce mourant qui demande l’arrêt des soins et qui demande à pouvoir parler de sa souffrance et de son angoisse de la mort. ?

Cela fait maintenant dix ans que nous travaillons sur ces questions, et depuis dix ans, nous avançons les mêmes propositions ; or, nous ne sommes pas entendus.

La première proposition porte sur le travail qui est à faire sur les règles et les modes de fonctionnement des équipes de soins. Il s’agit de passer de l’individuel au collectif en faisant vivre des équipes. La force des règles est de permettre de traiter au niveau collectif tout ce qui peut l’être. Cela passe par un véritable projet de soins, seul outil de régulation qui permet à la fois de fédérer les énergies et d’intégrer chaque professionnel.

La deuxième proposition est de libérer la parole. Beaucoup de progrès ont été accomplis ces dernières années. On a ainsi créé des espaces de parole, mais il est regrettable que ceux-ci soient, pour la plupart, concentrés dans les unités de soins palliatifs. En effet, la question de la mort, de la relation à la mort et de l'accompagnement de la fin de vie ne se pose pas uniquement dans ces unités.

Notre troisième proposition porte sur l’accompagnement psychologique. Sur ce point, nous émettrons une réserve par quant à la proposition de Madame Marie de Hennezel, dans son rapport. Selon elle, l'accompagnement psychologique doit être fait par des personnes travaillant dans les services. Or, il nous semble que l’accompagnement psychologique des professionnels ne peut être fait par des psychologues intervenant dans le même service à la fois auprès des malades et des familles. Il est en effet difficile d’être juge et partie.

Nous proposons de mettre l’accent sur la formation en matière d'éthique, sur le sens du travail des soignants et sur un réapprentissage des valeurs sous-tendant ce travail. L’idée que l’accompagnement de fin de vie fait partie de leur tâche doit être intégrée dans l’esprit des patients et, sur ce point, un gros travail est à faire.

Enfin, il s'agit de trouver, dans l'organisation du travail, des moyens et des lieux de décompression permettant, par exemple, aux professionnels d'aller exercer ailleurs, pendant un temps relativement court.

Ce sont là quelques pistes de réflexion, pas forcément onéreuses qui nous paraissent assez faciles à mettre en place, mais qui dépendent, pour une grande part, de la volonté des professionnels eux-mêmes.

Il est difficile de conclure sur un tel sujet. Je ne sais pas si votre mission elle-même pourra apporter des conclusions. A la limite, si elle n’y parvenait pas, cela nous permettrait de continuer le travail au fond sur ce sujet.

Il nous semble que cette question de la fin de vie et de l’accompagnement de la fin de la vie ne pourra pas se résoudre en légiférant, et elle ne pourra pas non plus se résoudre par une simple affectation de moyens matériels ou du seul point de vue des moyens.

Enfin, je souhaiterai faire état d'un point de désaccord que nous avons avec Madame Marie de Hennezel, sous réserve de problèmes d’interprétation. Nous considérons que le problème de la fin de vie mérite d'être traité de façon large et que les réflexions ne doivent pas être orientées uniquement vers la création d’unités de soins palliatifs. Par ailleurs, même si la question de la création d'une spécialité de médecine palliative mérite d'être approfondie, il n’est pas certain que ce soit la réponse pertinente.

M. le Président : Je vous remercie. Je n’ai pas le sentiment que Mme Marie de Hennezel voulait cantonner les soins palliatifs dans des bunkers surspécialisés pour malades en fin de vie.

Mme Yolande Briand : Le chapitre de son rapport est rédigé de telle façon que l'on pourrait avoir cette impression.

M. le Président : La tonalité générale de votre intervention est quelque peu défaitiste. Nous avons quand même tous constaté une évolution dans les hôpitaux ces vingt dernières années : on a ainsi assisté à une amélioration des temps de parole et des ouvertures : le silence s’efface devant un dialogue plus fructueux. La hiérarchie se fait moins monolithique et l’on perçoit sans doute plus une volonté de soulager le malade plutôt que d’avoir une attitude triomphante face à la maladie. N’est-ce pas votre sentiment ?

Mme Yolande Briand : Certes, beaucoup de progrès ont été réalisés. Il est clair que la création des unités de soins palliatifs a fait que le problème de la fin de vie est devenu un sujet d'actualité. Mais je dois dire que dans les services où cela fonctionne à peu près bien, c'est souvent par la volonté du chef de service, éventuellement du directeur de soins et de l’encadrement. Ce bon fonctionnement est lié à des individualités mais n'a jamais été érigé sous forme de règles.

M. le Président : Votre propos n'est-il pas contradictoire ? D’un côté, vous dites qu’il ne faut pas de loi, de l’autre, qu’il faudrait des règles car il est regrettable que tout soit le fait d’individualités.

Mme Yolande Briand : Je parle des règles dans les établissements. En effet, quand on parle du droit à la parole, il faut dire que ce droit n'existe que dans les unités de soins palliatifs et pas dans les autres services.

Mme Christine Boutin : Je n’ai pas vraiment de question à vous poser mais je voulais vous dire que j’ai été très touchée par votre intervention qui me semble être le résultat d'un travail d’observation et d'étude mené auprès des soignants, depuis un certain nombre d'années. Votre propos a été très humain, en ce sens qu'il nous renvoie la perception des choses qu’a le personnel soignant. C’est la raison pour laquelle je souhaiterais vivement visionner les trois cassettes dont vous avez fait état.

Par ailleurs, il me semble qu'il ressort des nombreuses auditions que nous avons faites dans le cadre de notre mission, dont la vôtre, que la question fondamentale qui se pose, de façon récurrente, est de savoir la place que nous voulons donner à la mort dans notre société. Le mérite de notre mission d’information est de nous obliger à poser cette question et à resituer la mort dans notre société, alors que nous avons vécu, pendant un certain nombre d’années, sur le fantasme qu'elle n'existait pas. Ce que je retiens de vos propos, c’est la difficulté de la rencontre avec la mort et le fait que ces soignants ne sont pas accompagnés dans cette rencontre. Mais qui est accompagné dans notre société où la mort « n’existe plus » ?

M. le Président : Les hôpitaux se sont longtemps trouvés dans une situation tout à fait caricaturale. En effet, sur ce déni de mort, se plaquaient le triomphe et la victoire sur la maladie. Dans cette culture médicale, la mort apparaît comme un échec, voire une culpabilité. Face à cet échec et pour répondre à ce déni de mort, les deux attitudes extrêmes sont l'euthanasie à la sauvette et l'acharnement thérapeutique qui sont deux manières de nier la mort naturelle.

Mme Yolande Briand : Dans les hôpitaux, il y a deux générations de soignants. Ceux d'un certain âge ont vécu et ont été formés avec l’idée qu'il fallait guérir le malade. Par ailleurs, il y a des jeunes professionnels qui n'ont jamais vu de morts dans leur famille et qui, dès leur premier stage, se trouvent confrontés à une telle situation, sans aucun accompagnement. Ils ne connaissent la mort que d'un point de vue intellectuel car on les en a toujours protégés. Cette première confrontation est d’une violence inouïe. Tous les élèves infirmiers vous le diront, mis à part ceux qui sont originaires de familles rurales ou maghrébines dans lesquelles la mort est plus prise en charge dans le cadre de la cellule familiale. Mais même en zone rurale, cela devient de moins en moins fréquent. Vous avez donc deux populations de soignants qui vivent la confrontation à la mort de façon différente mais, en tout état de cause, de façon violente.

M. le Président : Constatez-vous, chez les professionnels, une volonté de se spécialiser ? L’évolution de la profession va-t-elle vers l’acquisition de nouvelles compétences techniques, source de promotion professionnelle ?

Mme Yolande Briand : Je répondrai oui et non. Nous sommes dans un pays où l'ensemble du système de formation est bâti sur l'idée que ce qui est valorisant, c'est la technique, la haute technologie, les mathématiques, les sciences. Par conséquent, tous, y compris les professionnels infirmiers, sont encore formés dans cet esprit. C’est une grande différence avec d’autres pays européens qui ont une conception du soin infirmier beaucoup plus large. En France, le souci essentiel de chacun n’est pas de voir ce qui pourrait rassembler les professionnels, par exemple le souci du malade, mais ce qui nous distingue de l’autre professionnel. Or, on ne peut se distinguer qu’en faisant des choses spécifiques que l’autre ne fait pas. C’est la raison pour laquelle je répondrai oui à votre question sur la volonté des professionnels d’acquérir des compétences techniques. Néanmoins, il semble que les professionnels soignants se plaignent, très profondément, de ne pas pouvoir exercer le métier pour lequel ils ont été formés et de le faire comme ils le souhaiteraient. Beaucoup, par exemple, aimeraient pouvoir accompagner un malade depuis son arrivée à l'hôpital jusqu'au moment où il en sort, voire l’accompagner à domicile.

M. le Président : Est-ce réaliste ?

Mme Yolande Briand : C’est réaliste, mais cela nécessite de réfléchir à un autre mode d’organisation du travail. Certains professionnels y seraient prêts, mais les responsables, pas du tout. Par conséquent, de fait, cela ne changera pas. Cela supposerait une conception différente du travail : soit le travail s'organise autour du médecin, soit autour du malade. S'il s'organise autour du malade, on peut réfléchir à une conception du travail qui permettrait d’accompagner le malade, quel que soit le mode d’accompagnement. Cela est envisageable, mais cela nécessite de mettre en place une autre organisation du travail et de considérer que l’on peut soigner autrement. Je prends un exemple. Au lieu d'avoir un service de chirurgie associé à un service ambulatoire recevant des malades que l’on peut suivre à domicile, on pourrait imaginer avoir des équipes soignantes qui fonctionnent à la fois en milieu hospitalier et à domicile, dans le cadre d'un pôle d'activité. Cela suppose d'accepter de reconnaître, y compris en termes de rémunérations, un exercice professionnel polyvalent. C’est une autre conception du travail et un certain nombre de professionnels serait prêt à se lancer dans cette expérience. Si je dis que les responsables n’en veulent pas, c’est parce que la possibilité de s’organiser de cette façon et de mettre en place des services de soins à domicile existe depuis la loi de 1991 et que cela s’est très peu développé. Peut-être la future loi hospitalière provoquera-t-elle un élan en ce sens. En tout état de cause, je pense qu’il faudrait essayer.

M. le Président : Je ne suis pas certain que votre proposition, qui est intéressante, trouve l’adhésion de l’ensemble des soignants. En effet, pour la plupart, ce sont des femmes, jeunes, qui, de temps en temps, aiment être en rupture avec le monde du travail. La grande difficulté est, aujourd’hui, de faire en sorte que l’ensemble des congés et des journées de réduction du temps de travail (RTT) ne se cumulent pas...

Mme Yolande Briand : La question se posait bien avant que la RTT ne se mette en place, même si cela n’a pas arrangé les choses. Le meilleur moyen de le savoir serait sans doute de demander à ces soignants.

M. Pierre-Louis Fagniez : Comme Madame Christine Boutin, j'ai été très intéressé par votre témoignage et votre réflexion. J’ai retenu que, sur l'hôpital, vous portiez un regard marqué par trois éléments, à savoir l'enjeu de pouvoir et deux lois fondamentales. La première de ces lois est que le malade esr au centre du dispositif. Vous en avez conclu qu’il y avait une volonté presque paranoïaque de tout faire pour nier même que l’on ne peut pas tout faire. Or l'une des personnes que nous avons auditionnée précédemment, également très intéressante et qui avait des responsabilités dans des services de soins palliatifs sur plusieurs hôpitaux dans le nord de Paris, a tenu exactement le propos contraire. Selon elle, nous vivons sur un mythe, celui de croire que tout, à l'hôpital, est fait autour du malade alors que rien, dans l'hôpital, n'est fait pour le malade. Cela rejoint sans doute ce que vous dites sur les enjeux de pouvoir. Tout serait fait uniquement pour que les soignants puissent jouer leur rôle. Selon elle, l'hôpital est entièrement organisé autour de l'activité des soignants. Notre Président avait même précisé, à l’occasion, que certains gestionnaires d’hôpitaux rêvent d’hôpitaux où il n’y aurait pas de malades... Je souhaiterais que vous réagissiez à ces propos. Quand des propos contraires sont tenus, il est de notre responsabilité de demander des informations complémentaires.

Par ailleurs, vous avez dit que l'hôpital est un lieu où les soignants ne peuvent pas s'exprimer et qu’il y a une sorte de chape de plomb. Vous avez même ajouté que les soignants ne parlent que dans les unités de soins palliatifs, et encore, nuancez-vous cette idée dans la mesure où vous dites que dans les unités de soins palliatifs, on vit dans un univers tellement clos que ceux qui s'expriment sont les malades.

Je vous livre un témoignage. Ce matin, j'ai rencontré une de mes malades qui moralement va très bien, même si elle souffre d'un cancer. Elle a suivi des séances de chimiothérapie et elle a été accueillie dans une unité dite de soins palliatifs. Lorsque j'en ai parlé avec elle, elle m’a dit qu’elle voulait revenir dans mon service de chirurgie. Je vous livre son expérience d'un passage en unité de soins palliatifs : « J'ai 45 ans, je sais que je vais mourir, on me l’a dit, mais je souhaite encore vivre le mieux possible ce qu’il me reste à vivre. Je partageais, dans cette unité de soins palliatifs, ma chambre avec une dame qui n'avait qu'une hâte, celle d’aller à Jeanne Garnier, donc de se retrouver avec des personnes en fin de vie. Toute la journée, je l’entendais répéter la même chose, à tel point que quand je la voyais, je faisais tout pour ne pas avoir à lui parler. Une autre personne dans ma chambre, qui était en train de mourir, avait une tumeur au cerveau et souffrait de troubles psychiques. » Selon cette patiente, il n’y avait aucune parole car les médecins étaient généralement absents. Les seules paroles étaient les paroles des autres malades qu'elle aurait préféré ne pas entendre. C’est un mauvais exemple, mais c'est aussi une réalité, car on a tendance à tout idéaliser, notamment les unités de soins palliatifs ou les unités de haute technicité.

Même si la parole ne s’exerce pas suffisamment, il serait très démotivant de faire croire aux jeunes professionnels que la parole n'est pas un des soucis majeurs de beaucoup dans les hôpitaux, qu’il s’agisse de responsables ou des infirmières. J’en viens d'ailleurs aux infirmières et aux aides-soignantes qui utilisent leur parole, mais qui ont aussi besoin de la parole des autres pour faire ce travail de deuil dont vous parliez tout à l’heure. Lors d’une précédente audition, une anthropologue nous a rapporté qu'il était très surprenant de voir que, parmi les personnes qui font une demande d’euthanasie, il y avait d'abord des femmes, comme pour les suicidés, et que la première catégorie professionnelle demandant l'euthanasie était les aides-soignantes. Cela nous avait beaucoup marqué.

J’en viens donc à ce silence dans les hôpitaux qui est la deuxième loi que vous avez mentionnée. Par rapport à la situation qui prévalait il y a vingt ans lorsqu'il n’y avait aucun espace de parole, ne considérez-vous pas qu'il y a une évolution positive en la matière ? Dans certains établissements que je connais, il existe des espaces de parole destinés aux personnels soignants, notamment non médecins. C'est là qu'intervient le travail du psychologue. Or aujourd’hui, on ne sait pas quelle est la place des psychologues. Doivent-ils aider les patients qui vont mourir ou aider les personnels soignants qui font l’accompagnement de fin de vie ?

Mme Yolande Briand : Le psychologue doit intervenir à la fois pour les malades, les soignants et les familles. Un de nos préconisations est que cela ne doit pas être le même psychologue. Si le psychologue en question a connaissance d’un certain nombre de faits rapportés par les malades et les familles, et si, par ailleurs, il doit animer un groupe de parole avec les soignants qui exercent dans l'unité où sont hospitalisés ces patients, cela me semble poser problème.

Si vous avez compris que j’ai dit que l'hôpital est organisé autour du malade, c’est que je me suis sans doute mal exprimée. J’ai même dit que l'on avait plutôt l’impression qu'il était organisé autour des médecins. J’ai voulu dire qu’il existe une loi non écrite, selon laquelle le soignant doit tout faire pour le malade et que c’était un élément très prégnant dans la formation des soignants. Or, quand ils débutent dans leur vie professionnelle dans les services, cela soulève une contradiction majeure car un soignant ne peut pas tout faire pour le malade. Accepter l’idée que l’on ne peut pas tout faire pour le malade, comme d’ailleurs pour ceux que l’on aime, est source de culpabilité terrible.

Quant à la loi du silence, elle a effectivement un peu reculé et les professionnels parlent plus facilement. Quand les lieux de parole sont organisés et qu'un psychologue peut servir de catalyseur, cela se passe sans problème majeur. La réelle difficulté vient lorsque l'animateur n'est pas formé pour cela ou lorsqu'il n'y a pas d'animateur du tout. On observe ainsi très souvent que ces lieux de paroles sont à la fois des lieux et des moments pendant lesquels les soignants finissent par ne plus parler de ce pourquoi ils sont là, c'est-à-dire les patients. Cela s'observe notamment en psychiatrie, où beaucoup de réunions sont organisées pour discuter des malades et où, assez souvent, les soignants débattent de tout sauf des malades : ils parlent d'eux-mêmes sans l'exprimer ouvertement.

Les choses à l’hôpital nécessiteraient d’être dites et écrites. Il conviendrait d'affirmer le droit à la parole et le droit des professionnels d'exprimer une souffrance. Il faudrait faire passer l’idée selon laquelle même si un professionnel exprime sa propre souffrance, cela n’en fait pas pour autant un mauvais soignant.

Pour élaborer ces cassettes, notamment celles faites en collaboration avec les soignants et les médecins, j'ai eu l'occasion d’animer une centaine de débats dans des établissements hospitaliers, il y a une dizaine d'années de cela. Ce support vidéo permet de faire passer beaucoup de choses mais il n'est pas normal que nous ayons été obligés de faire cela pour que des soignants trouvent, pour la première fois, un endroit où s’exprimer. Il y a une sorte de désarroi des personnels hospitaliers qui s’exprime de façon très diverse. Je n'ai aucune certitude quant au fait que nos propositions permettraient de régler tous les problèmes mais elles permettraient sans doute d’en régler une partie. Il faut que l’on avance et il n’est pas possible de limiter le débat à la seule question : faut-il une loi ou non ? Je ne suis pas loin de penser que vouloir légiférer en la matière constituerait en fait une fuite, ce qui peut paraître blessant pour les députés que vous êtes. Si votre mission pouvait montrer que la question de l'accompagnement de la fin de vie est une question fondamentale qui ne peut se régler par une loi sur l'euthanasie, nous aurions déjà fait un grand pas en avant.

M. le Président : Nous sommes sur cette voie. Je vous remercie.

Audition du Docteur Xavier Mirabel
Président de l’Association « Alliance pour les droits de la vie »



(Procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui le docteur Xavier Mirabel, oncologue et radiothérapeute. Vous avez des fonctions d'enseignement et des responsabilités associatives, et c'est plutôt à ce titre que nous vous écouterons. Vous avez été membre fondateur de l’association « Convergence soignants soignés » et président du « Collectif contre l'handiphobie ». Vous êtes président de « l'Alliance pour les Droits de la Vie » depuis décembre 2002.

Vous allez prochainement faire paraître les articles : « Douleur énigme ou mystère ? » et « De l'abandon à l'acharnement thérapeutique ». Vous avez également participé aux forums éthiques de Lille, Avignon et Lyon sur la fin de vie et l'euthanasie.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes qui vous permettra de nous présenter votre association, votre audition se poursuivra sous la forme d'un échange de questions et réponses.

M. Xavier Mirabel : Je vous remercie. Lorsque j'ai eu connaissance de la création de votre mission et de son objet, j'ai souhaité pouvoir intervenir devant vous en tant que président de l'Alliance pour les droits de la vie, dont l'objectif est de promouvoir et de défendre la dignité et la vie des personnes les plus faibles ou qui se trouvent dans les plus grandes situations de précarité. D'emblée, nous savons que le mot « dignité », mot clé dans le débat qui vous mobilise aujourd'hui, est controversé. J'y reviendrai au cours de mon exposé.

Les questions de vie, de droit et de bioéthique sont au cœur des préoccupations de l'Alliance pour les droits de la vie. Celle-ci présente la spécificité d’aborder ces questions non pas uniquement sous leurs aspects théoriques ou philosophiques mais s’attache avant tout à la personne. Cette rencontre avec les réalités nous met rapidement au contact des personnes souffrantes. Ainsi, après la canicule, sans prendre immédiatement une quelconque position quant à l'attitude du gouvernement, comme cela a été fait largement, nous nous sommes employés, pendant quelques mois, à mener une enquête auprès de 600 personnes, âgées en moyenne de 85 ans. Grâce à ce que nous avons pu observer des souffrances, durant cette période, nous pensons pouvoir apporter une contribution sur ce dossier. Lorsque l'Alliance pour les droits de la vie s'exprime, c'est avant tout sur la base d'expériences humaines.

Après cette présentation de l'association que je représente, je dois vous préciser que, de par mes fonctions de cancérologue à Lille, je suis concerné au quotidien à la fois, par le traitement du cancer, la proportionnalité des soins, le traitement de la douleur, ainsi que par la question de l'euthanasie, qui est sous-jacente aux réflexions de votre mission. Je remplis enfin des fonctions d'enseignement en particulier dans le domaine de l'éthique médicale, dans des cadres post-universitaire, universitaire et de formation des personnels paramédicaux.

La troisième raison qui motive ma venue devant vous, c'est que je suis père d'une enfant handicapée, trisomique 21. Cette expérience (qui m'a conduit, à une époque, à prendre position contre l'arrêt Perruche), cette réalité familiale et cet engagement personnel que j'ai depuis quatre ou cinq ans sur ces questions générales de société, sont sous-jacents aux propos que je tiendrai devant vous.

Ma réflexion s'articulera autour de trois points :

1) les trois priorités éthiques qui me semblent être aujourd'hui appliquées dans le domaine de la fin de vie, notamment sur le plan médical ;

2) les trois grandes illusions, voire fantasmes, qui se répandent dans notre société autour de ce débat ;

3) les trois pièges qui pourraient nous conduire à une société de l'euthanasie.

1) Les trois priorités éthiques qui semblent se dégager, constituent le coeur des préoccupations des équipes soignantes.

Ÿ Première priorité : lutter contre la douleur. En effet, combattre la douleur, c'est reconnaître l'altérité. Dans la prise en compte de la souffrance de l'autre, nous affirmons notre humanité et l'humanité de l'autre. C'est une exigence de solidarité humaine. Ce combat contre la douleur est absolument indispensable et vital. A ce titre, nous sommes parfois amenés à prendre des risques qui sont justifiés, vu l'importance de l'enjeu et l'exigence absolue de faire tout ce qui est nécessaire pour soulager la douleur.

Dans certains cas, nous dit-on, la douleur physique serait si intense qu'elle pourrait être à l'origine d'une demande de mort. Je me permettrai d'exprimer un doute sur cette question, tant les moyens dont nous disposons aujourd'hui sont efficaces, non pas pour supprimer complètement toute douleur car nous ne pouvons prétendre à cela mais au moins, pour faire en sorte que la douleur soit suffisamment soulagée pour qu'elle n'aboutisse pas à une telle extrémité. Lorsque des demandes de mort apparaissent, la douleur n'est sans doute pas la raison de fond sur laquelle il faut argumenter.

Lutter contre la douleur, c'est aussi lutter contre les nausées, les vomissements, la dyspnée, la bouche sèche, c'est-à-dire tous les symptômes qui, autour de la douleur, accompagnent la fin de vie. Lutter contre tout cela, c'est ce que font les médecins qui développent les soins palliatifs et tous les soignants qui ont à coeur d'accompagner correctement leurs malades.

Chaque personne ressent la douleur de façon individuelle. Cela dépend de son vécu, du vécu de sa famille, de ses projections sur la maladie et du nom de sa maladie. En raison de ces expériences individuelles, chaque personne devra faire l'objet d'un projet personnel prenant en compte sa spécificité. C'est une stratégie complexe de prise en charge globale qu'il convient de mettre en place dans les situations difficiles.

Les soignants sont parfois en difficulté face à cette plainte douloureuse et cette difficulté peut être parfois très aiguë. Nombre de soignants ont fait cette expérience assez troublante de côtoyer un malade qui exprime sa douleur et a posteriori, de s'apercevoir que le malade a exprimé cette douleur à plusieurs reprises sans avoir été entendu. J'ai moi-même eu l'occasion de vivre plusieurs fois et de constater chez des collègues ou des soignants, cette non-écoute qui vient du fait que l'expression de la plainte de l'autre nous fait souffrir, met en jeu notre capacité de solidarité et notre compétence.

Aujourd'hui, même si le traitement contre la douleur a fait d'énormes progrès, on sait que le droit à souffrir le moins possible reste encore largement à conquérir. Si dans un grand nombre de services hospitaliers, la douleur est très bien contrôlée, dans tant d'autres, il reste beaucoup à faire. Par ailleurs, en parallèle, les soignants connaissent une certaine crise de confiance quant à leur capacité à soulager la douleur. La bonne maîtrise des traitements morphiniques ou autres, nous a fait faire beaucoup de progrès mais en même temps, les soignants ont le sentiment de buter sur des écueils, des difficultés souvent plus profondes. En effet, une fois la douleur calmée, le malade va exprimer une plainte peut-être plus existentielle, qui traduit une souffrance d'une autre origine. A cet égard, les soignants sont parfois démunis pour soulager cette douleur. Je vois bien combien la médecine, à certains moments, est en difficulté sur ce point. S'agissant de la douleur, je souhaite insister sur l'exigence éthique de la soulager correctement. Il me semble que, sur ce point, il y a consensus.

Ÿ Deuxième priorité : refuser l'acharnement thérapeutique. Au risque de paraître injuste avec nombre d'équipes médicales qui font de leur mieux, j'oserai ici dénoncer cette pratique constatée par certaines familles, notamment en réanimation et en néonatologie. Dans mon expérience professionnelle, j’ai ainsi observé que des chimiothérapies étaient prescrites à un stade extrêmement avancé d’une maladie cancéreuse ou dans des situations dans lesquelles ce traitement n'apportait manifestement aucun bénéfice raisonnable.

Nous sommes là face à une difficulté majeure, réelle, quotidienne, une pratique de la médecine d'aujourd'hui, d'une médecine sans doute moderne mais aussi peut-être française. Quand on reprend le rapport du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) sur la réanimation néonatale, on s'aperçoit que la médecine française a des spécificités et qu'elle s'enferme peut-être, parfois plus que d'autres médecines européennes ou internationales, dans une pratique de soins disproportionnés.

Il faut dénoncer cet acharnement thérapeutique que l'on peut exprimer comme une disproportion des soins. Il faut aussi prendre conscience du fait que l'automaticité de nos pratiques, la mise en jeu de procédures et les situations d'urgence nous rendent parfois fragiles sur ce point. Plus les équipes connaissent des roulements, plus les soignants sont amenés à écrire des procédures, plus ils pourront être amenés à mettre en jeu des stratégies soignantes inadaptées. Dans ce contexte, ne pas mettre en route des traitements ou interrompre des traitements disproportionnés, s'impose. Il ne s'agit pas d'abréger la vie du patient mais d'appliquer une exigence éthique de base, qui est d'interrompre un traitement manifestement disproportionné ou inadapté. C'est ce que j'ai appris au début de mes études de médecine : « primum non nocere », « d'abord ne pas nuire ».

Il est question là de respecter la vie et d'accepter la mort, qui fait partie intégrante de la vie et qui n'est pas autre chose que son issue inéluctable. Il est question d'accepter, comme une évidence, la réalité que la maladie puisse, à un certain moment, gagner. Dans ces conditions-là, le médecin a donc, me semble-t-il, le devoir d'interrompre le traitement. La difficulté de l'acte soignant et la responsabilité s'expriment sans doute le plus dans ces décisions de ne pas mettre un traitement en place ou de l'arrêter. Bien sûr, ce refus de l'acharnement thérapeutique et des soins disproportionnés est une des questions sous-jacentes qui va faire émerger une revendication en faveur de l'euthanasie. La terreur de se voir intubé, attaché, opéré, multiopéré, réanimé, etc. est une terreur qui n'est sans doute pas dénuée de fondements. Il y a là une vraie difficulté.

Personne ne veut être transformé en un objet que l'on s'acharne à tout prix à réparer, alors que l’on a le sentiment d’être « foutu ». Personne ne veut finir ses jours entre les mains de techniciens, alors qu'on aimerait les finir entre les mains de nos proches. Ce refus de l'acharnement thérapeutique est un bon signe, en ce sens qu'il exprime une réelle demande d'humanisation de la fin de vie. Il y a là une affirmation qu'il faut poser de façon extrêmement forte, ce qui n'est sans doute pas suffisamment fait aujourd'hui. En effet, on voit apparaître des ambiguïtés sur cette question lors des débats, dans les médias ou dans l'expression de certains soignants.

Or, c'est cet acharnement thérapeutique qui a permis à l'euthanasie de se développer. Nous sommes là face à deux notions parallèles et à une utopie de la maîtrise du temps : par l'acharnement thérapeutique, on pense pouvoir retarder l'échéance, par l'euthanasie, on l'avance. Dans les deux cas, je suis dans une sorte d'illusion et dans le refus d'accepter des réalités simples et humaines.

Heureusement, pour beaucoup de médecins, la question ne se pose pas et arrêter des soins disproportionnés ou ne pas débuter des soins déraisonnables est une évidence. Pour ma part, il me semble que l'arrêt des soins est une pratique courante qui ne pose aucun problème éthique ou juridique, sous réserve de l'intention des soignants. Le fait d'arrêter des soins disproportionnés est dans la vocation du médecin, est un devoir qui s'impose aux soignants. Il ne s'agit là, à aucun moment, d'euthanasie qui est une autre notion.

Ÿ Troisième priorité : respecter la liberté du malade. C'est sa liberté d'être informé et de faire savoir à son médecin s'il considère que les soins sont proportionnés ou pas. Dans mes relations professionnelles, j’ai ainsi fréquemment rencontré le cas de malades qui ne souhaitent pas être hospitalisés pour une chimiothérapie parce que ses conséquences, au plan personnel, sont trop graves : un conjoint atteint de maladie d'Alzheimer ou un enfant handicapé réclament leur présence. Mille raisons font que le poids d’un traitement peut être trop lourd et c'est le malade qui va nous guider dans ce qui est raisonnable pour lui et ce qui ne l'est pas. C'est en ce sens qu'il faut que sa parole soit entendue et écoutée.

D'ailleurs, vous pouvez mettre ce refus de soins du malade en rapport avec la vérité de son consentement. Si le consentement obtenu de mon malade est vrai et profond, à ce moment-là, je dois aussi accepter que, par moments, il refuse des soins. Il serait étonnant qu'il n'y ait jamais de refus de soins, que tous les patients acceptent toujours, toutes les propositions de la médecine. Sinon, (et il semble assez rare que le médecin rencontre des oppositions fermes), nous pouvons nous interroger sur cette liberté réelle laissée à nos patients.

Ensuite, le soignant va coopérer avec le malade pour l'aider à vivre, selon sa manière de concevoir l'existence. Il va également, dans la mesure du possible, négocier avec lui pour protéger, autant que faire se peut, sa santé, puisque c'est quand même dans sa vocation, ou sinon il faut s'interroger. Ce que dit le malade, il a le droit qu'on l'entende. La première des libertés du malade est que nous entendions complètement les questions sous-jacentes à son appel. Comme on le voyait tout à l'heure pour la douleur, ce n'est pas toujours simple. Parfois une plainte douloureuse cache bien autre chose et il est plus facile de l'entendre au premier degré et de l'étouffer par les médicaments, que d'aller creuser et essayer de comprendre ce qui peut se cacher derrière elle. Ce souci d'aller entendre la profondeur de l'appel est réel mais je ne suis pas sûr que tous les médecins y soient formés ni que notre société nous donne aujourd’hui, les moyens et le temps de cette écoute nécessaire pour comprendre la plainte dans sa totalité.

Une fois que ces principes éthiques sont mis en œuvre (douleurs bien contrôlées, soins toujours proportionnés, liberté du malade respectée, en particulier le refus de soins, écoute assurée en profondeur lorsqu'un appel de souffrance est adressé), à ce moment-là, les choses se passent mieux. L'accompagnement se fait dans les meilleures conditions et la demande d'euthanasie est exceptionnelle, voire inexistante. La priorité des priorités est donc de développer, sur ces différents points, une « démarche de qualité » qui ferait sans doute que le débat actuel perdrait largement de sa pertinence.

2) J’en viens au regard sur notre société qui est devenue très perméable à l'idée qu'il faille administrer la mort pour mieux lui échapper. Je crois que, derrière cela, on peut déceler trois illusions qui nous aveuglent, trois causes qui me semblent importantes, trois fantasmes, trois idées fausses sur lesquelles j'aimerais attirer votre attention et essayer de nous ramener vers le réel.

Ÿ Le premier fantasme, c'est que l'on pourrait éradiquer la souffrance. J'ai moi-même vécu cette situation dans ma vie familiale. Lorsqu’à la naissance de ma fille Anne, j'ai découvert sa trisomie 21, je passe sur ce que nous avons pu vivre en termes de bouleversements personnels ; mais dans les semaines qui ont suivi, des amis, des collègues m'ont demandé comment cela était encore possible en 1996. Ils étaient enfermés dans cette utopie dangereuse que la médecine d'aujourd'hui peut supprimer la souffrance et certaines situations qui n'ont alors plus lieu d'exister. Ces personnes étaient par ailleurs pleines de bonnes intentions mais ces phrases-là m'ont marqué.

Nous risquons aujourd’hui, si nous n’y prenons pas garde, de passer d’une situation où la douleur, qui était un scandale, doit être combattue avec les antalgiques, à une situation où l'expression de la douleur devient proprement intolérable. En effet, nous sommes tellement convaincus d'avoir tous les moyens de la faire complètement disparaître que cette expression douloureuse devient quelque chose de profondément choquant. On n'a plus le droit d'avoir mal. Si l’on se laisse fasciner par cette utopie, il faut bien comprendre que nous allons perdre nos capacités à nous engager solidairement aux côtés de celui qui souffre. Par ailleurs, l’irruption dans notre société de l'option d'un zéro douleur fait que lorsqu’une souffrance persiste, lorsqu’un patient peut encore exprimer une plainte douloureuse, on dit aux soignants que ce n’est pas normal, que quelque part, ils n’ont pas fait ce qu'il fallait. Les soignants se sentent remis en cause.

La demande d'assistance de soulagement, qui traduit parfois des plaintes bien plus profondes et complexes, va entraîner une très grande détresse du soignant et l’enfermer dans une réponse somme toute assez logique qui va être de faire taire la plainte à tout prix, par deux moyens principaux :

- Tout d’abord, nous disposons de médicaments extrêmement puissants. Il m'est arrivé de constater que, pour des malades qui se plaignaient de souffrances d'ordre plus existentiel, voire spirituel, ces souffrances étaient calmées par des doses considérables de neuroleptiques ou de morphiniques. Or, si je fais ainsi taire à tout prix la souffrance parce que je ne veux pas l'entendre, je risque de passer à côté de ma vocation et de ne pas faire ce qu'il faut. De même, lorsque la demande persiste, la tentation de la sédation aussi, est forte. C'est une pratique qui se répand très largement. C'est une bonne pratique lorsqu'il s'agit de contrôler des situations humaines insupportables mais c'est aussi parfois pour les soignants, une façon de se protéger du malade. Le soignant se sent peut être soulagé, ainsi que la famille, mais sans doute n’a-t-il pas répondu complètement à l'appel qui lui était lancé, n’a-t-il pas été dans son rôle.

- Ensuite, pour faire taire à tout prix cette plainte qui n'a plus lieu d'être, qui n'a plus le droit de s'exprimer, l'euthanasie peut apparaître comme la seule issue face à l'échec thérapeutique. A quoi bon soigner lorsque l'on sait que la mort va gagner ? A ce moment là, l'expression de la douleur peut être le déclencheur d'un passage à l'acte, ce que nous observons occasionnellement et même fréquemment. Je n'aurai pas d'arguments là-dessus à vous donner mais le passage à l'acte existe effectivement dans la pratique.

Ce fantasme d'éradication de la douleur est contradictoire avec la réalité qu'il y aura toujours des souffrants. Notre société est actuellement en difficulté sur ce point.

Ÿ Le deuxième point sur lequel notre société est en difficulté, c'est le déni de la mort. On a toutes les chances de mourir vieux, donc on a l'impression que l'on ne mourra pas. On écarte cette réalité. Les sociologues et les philosophes ont écrit beaucoup de choses passionnantes sur l'impact d'une mort qui, objectivée par les cadavres sanguinolents présentés par la télévision, disparaît de notre environnement, n'est plus vue ni approchée par les enfants. La mort nous semble lointaine et plus elle est lointaine par l'entremise de l'écran, plus elle nous fait peur. Il y a là un véritable défi. Il est faux de dire que, d'un côté, des personnes demandent la mort parce qu'elles en auraient peur et que d'autres refusent l'euthanasie parce qu'elles n'auraient pas peur de la mort : tout le monde en a peur. Je ne vois pas comment on pourrait aborder la question autrement. Il n'est pas imaginable que quelqu'un puisse être dans une autre situation que cette angoisse relative ou réelle de la mort ; et que cette mort soit voulue ou pas, artificielle ou non, n'y change rien.

On peut trouver des réponses : il faut redonner un sens à l'agonie, rappeler l'importance de pouvoir vivre de tels moments et l’importance de cette période essentielle où vont se jouer tant de choses profondément humaines. Il faut sensibiliser le public à cette réalité. A l'Alliance pour les droits de la vie, nous avons réalisé, il y a quelques années, un film, tourné dans plusieurs services de soins palliatifs. Ce film met en évidence des témoignages de personnes en fin de vie et permet vraiment d'approfondir et de témoigner combien quelque chose d'important et de beau peut se vivre dans ces périodes là et combien il est sans doute important que cette chance-là nous soit donnée aux uns et aux autres.

Il faut remettre la mort au coeur de la vie, arrêter de la masquer. Nous souhaitons, les uns et les autres, mourir chez nous. Il faut que cela soit possible, que nous ayons la chance de partager avec notre proche qui s'en va. Il faut aussi redonner un sens aux rites funéraires qui sont importants. Il faut que nous puissions veiller nos morts, accomplir ce rite qui va permettre de faire son deuil, faire que tout cela prenne un sens et faire en sorte que nous évitions cette fuite qui est sûrement une des grandes tentations d'aujourd'hui.

Mais la mort nous fait peur parce que l'on craint les symptômes de la fin de vie, dont on sait pourtant qu’ils peuvent être aujourd'hui calmés. La mort nous fait aussi peur intuitivement, car nous savons pertinemment qu'à son approche, vont se vivre des choses extrêmement intenses, vraies et fortes, telles des réconciliations. On peut comprendre que l'intensité de ces moments puisse parfois vouloir être fuie. Il n'empêche que le rôle de la société est plutôt de créer pour cette période profondément humaine, les meilleures conditions possibles. Là aussi, des champs entiers de progrès pourraient faciliter ces périodes de l'agonie, du vécu de la mort et du deuil. En tout cas, il y a, aujourd'hui dans notre société, un véritable risque de régression sur ces questions.

Ÿ La troisième tentation, c'est d'oublier ou de négliger la place de nos familles et de nos amis. Quelle est leur place quand la mort est médicalisée, qu'elle survient à l'hôpital entre des mains professionnelles ? Quels risques les proches imposent-ils aux soignants par leur présence inutile, encombrante, revendicative ? Pourtant, leur place est importante et l’on sait combien ils peuvent aider, combien ils ont à vivre avec le mourant. Je voudrais là, pointer le danger du mensonge, ce mensonge tellement présent dans lequel nous enfermons si souvent les malades. Aucune famille n'est protégée de cette tentation. Tout le monde – le médecin, l'infirmière, la femme, les proches – sait que le malade va mourir et en parle, sauf avec celui qui va partir. On va là, construire le contraire de ce que le mourant ou la famille souhaitent : pouvoir parler, se dire des choses. On est vraiment en difficulté si l’on n'est pas prêt à reconnaître la place des proches ni à les aider à construire un dialogue. Il y a le risque de les remplacer, voire de les faire disparaître.

Dans l’enquête précitée faite par l'Alliance pour les droits de la vie auprès de 600 personnes très âgées, il ressort que :

– quatre personnes sur dix souffrent d'isolement ;

– 23 % ne reçoivent pas au moins un appel téléphonique de leur famille, une fois par semaine ;

– 25 % n'ont pas l'occasion de rencontrer un ami, au moins une fois par mois ;

– et 28 % n'ont pas l'occasion de parler à un enfant, au moins une fois par trimestre.

Si leur premier souci concerne leur santé, ces personnes très âgées ont pour premières préoccupations de voir leurs proches et d’être accompagnées et entourées. Or, cette enquête constate qu’un quart d'entre elles, manquent de ces repères essentiels et que 40 % vivent avec cette grande blessure qu’est l’isolement, dont on pourrait débattre longuement des causes culturelles. En tout cas, la première question qui se pose à ces personnes est : « suis-je important pour quelqu'un ? » C'est aussi ce dont témoignent les soignants de soins palliatifs et ce que je constate auprès des malades que j'ai la chance d'accompagner. En fait, la seule façon de témoigner, auprès de ces malades, c'est de leur dire : « vous avez du prix à mes yeux, vous êtes importants pour moi. Si je suis venu travailler ce matin, c'est parce que j'étais heureux de venir, parce que vous comptez pour moi, parce que vous n'êtes pas rien.» Ce témoignage de notre humanité et de l'importance de la présence de l'autre va tout changer.

Tout comme les personnes très âgées, les personnes en fin de vie ont besoin de la présence de leurs proches. C'est là un véritable enjeu pour notre société de l'individualisme et de l'isolement, qui court le risque de s'enfermer dans le rejet et dans la tentation euthanasique.

3) Je voudrais maintenant aborder les trois questions clés du débat de la fin de vie qui, de mon point de vue, constituent à court terme de réels pièges, sans doute un peu dialectiques.

Ÿ Le premier piège tient à la notion de dignité et constitue un risque de contresens. Devenir incontinent, perdre la tête, voir son aspect physique très dégradé, ce sont des réalités qui peuvent survenir au cours de toute vie, particulièrement en fin de vie et être difficiles à vivre vis-à-vis des autres, les proches, les amis, les soignants. C'est sans doute là, la troisième clé de l'attrait pour l'euthanasie, avec la peur de la douleur et celle de l'acharnement thérapeutique. La peur de cette « déchéance », de ce regard que les autres vont porter sur moi, de cette humiliation que je ressens va permettre à certains de penser qu'ils pourraient perdre ou qu'ils ont perdu leur dignité. C’est un sentiment naturel. Ainsi, une malade me disait un jour : « La façon dont on m'a fait ma toilette en début de semaine, ne m’a pas posé de problème ; mais la façon dont l'équipe qui est passée en fin de semaine, l'a fait, c'était insupportable. Je veux que l'on me regarde comme une personne. » Cette perte de dignité, que certains ressentent comme telle, est profondément liée au regard que la société pose sur la vieillesse ou sur le handicap.

Lorsqu'une personne exprime un tel sentiment, c'est aux soignants de savoir le déceler, puis de trouver des mots et des gestes qui affirment ce respect qui est dû au malade, qui lui démontrent la place qu'il a tenue parmi nous. Il faut continuer, pour la fin de vie, ce qui a été fait pour le cancer et le Sida : rappeler qu'il faut éviter le rejet de ces personnes, même si elles sont en fin de vie et même si le regard que l'on pose sur elles, peine parfois à les accepter telles qu'elles sont. Comme pour le cancer et le Sida, il faut montrer la réalité, l'expliquer, rassurer, dédramatiser. Si nous avons su le faire sur certains angles de ces maladies, il n'y a aucune raison pour que nous ne sachions pas le faire ensemble, pour l'accompagnement de la fin de vie en général.

Il faut témoigner à chaque patient, quel que soit son état, qu'il est digne d'être regardé, aimé. Comme beaucoup de médecins et de soignants, je n'ai jamais rencontré un malade indigne. Je ne comprends pas ce sous-entendu que quelqu'un puisse ne pas avoir de dignité. C'est une notion que je trouve extrêmement heurtante, blessante et que je ne peux vraiment pas accepter. Vous comprendrez donc que je conteste, de façon virulente, cette expression totalement piégée « mourir dans la dignité », car elle laisse supposer que l'euthanasie pourrait être le moyen de préserver la dignité, alors qu'elle n'y change rien. Au contraire, le geste d'euthanasie me parait indigne de l'humanité, donc de ce que nous devons faire vis-à-vis des autres.

Ÿ Le deuxième piège, c'est le fatalisme devant la tentation suicidaire. Nous avons, en France, l'un des taux de suicide les plus importants dans le monde. Il touche à la fois nos personnes très âgées, nos adolescents, mais aussi les adultes, notamment lorsqu'ils sont confrontés à des difficultés professionnelles importantes. Notre société répond à cette tentation d'euthanasie si fréquente, par la prévention jusqu'au passage à l'acte, puis par le secours au désespéré pour lui éviter la mort et sauvegarder sa vie. Notre société répond heureusement, non pas par une neutralité, mais par une action à l’égard de la personne tentée par le suicide ; par l'intermédiaire, par exemple, d'une écoute téléphonique qui heureusement n'est pas neutre, elle ne dit pas : « vous avez sans doute raison de vouloir vous suicider. » Au contraire, elle dit : « nous allons vous aider et essayer de trouver ensemble les moyens pour que vous puissiez continuer à avancer. Vous avez du mal à trouver un sens à votre vie mais d'autres peuvent vous rendre ce service de le dégager avec vous. » Ainsi, notre société, face à cette si présente tentation du suicide, essaie heureusement aujourd'hui, de trouver la force pour rendre un sens à la vie de celui qui exprime cette plainte, même si les personnes engagées sur ce terrain peuvent témoigner de la profondeur des souffrances auxquelles elles sont confrontées.

On sait que, par ailleurs, de nombreux suicidants exprimeront leur gratitude d’avoir été sauvés et ce, d'autant plus, si l’on a pu dégager avec eux, les causes profondes de leur geste désespéré et si l’on a pu les consoler.

Dans le même temps et paradoxalement, il se dégage un sentiment diffus qui touche, d'ailleurs, un certain nombre de responsables politiques, celui d’un droit au suicide. Je voudrais quand même attirer votre attention sur le fait que la reconnaissance d’un tel droit, serait totalement contradictoire avec ce que je viens de vous exprimer précédemment sur l'attitude de notre société face à la tentation suicidaire. On nous dira qu'on entend reconnaître l'expression d'une volonté ferme et réitérée ou encore, que l'acceptation de cette volonté, lorsqu'elle s'exprime dans un contexte objectivement et indéniablement dramatique pour l'intéressé, doit être entendue. Mais selon quels critères pourrons-nous admettre objectivement cette volonté ou ce contexte ? Dès lors que la société reconnaît un droit au suicide, les conséquences non seulement individuelles mais aussi collectives, seront des conséquences en chaîne, qui me semblent dangereuses et inacceptables.

Le suicide a un impact social considérable. D'abord ne serait-ce que parce que l'appel au secours que lancent l'adolescent ou la personne âgée qui se suicident, est déjà insupportable pour les proches. En parallèle, et c'est ce qui blesse profondément une famille, cette forme de dénonciation, voire de vengeance vis-à-vis de la société, de sa famille ou des personnes qui vous ont fait du mal, est tellement violente qu’elle sème autour d’elle des blessures très profondes. Il semble donc difficile de dire que ce n'est qu'un acte purement personnel : c'est un acte social avec un impact important sur les proches, voire sur des cercles plus éloignés. Que le suicide arrive un matin sous le RER ou à l'issue d'une maladie difficile, c'est une violence terrible pour les témoins directs et indirects. Je peux de même, vous rendre compte de témoignages reçus de soignants qui, pour avoir pratiqué des euthanasies, ressentent cette difficulté aujourd'hui.

Par ailleurs, la réalité du suicide, dès lors qu'elle devient banale et acceptée, risque de constituer une pratique sociale, voire de résulter d'une pression sociale. Ce n'est pas une hypothèse d'école, puisque nous avons l'expérience de sociétés qui vivaient autour de ce concept. Ainsi les sociétés esquimaude et japonaise poussaient vers la mort les personnes âgées lorsqu'elles les jugeaient devenues inutiles. N'est donc pas uniquement conceptuelle cette crainte que, dans une société où le suicide deviendrait une norme reconnue, admise, la pression sociale devienne assez forte pour que ceux qui se sentiraient gênants ou en situation de déchéance, fassent l'objet d'une pression sans doute beaucoup plus forte qu'on ne pourrait l'imaginer. Aujourd'hui, nombre de personnes handicapées ou âgées ont exprimé, dans les médias, leur inquiétude lorsque des discours de refus de vie sont tenus sur d'autres personnes vivant le même type de handicap ou de difficultés.

Existe-t-il une demande de mort qui pourrait être autre chose qu'un appel au secours ? Je me permettrai d'en douter. En tous les cas, personnellement, je n'ai pas rencontré ces situations-là. A supposer qu'une demande de mort ne cache en aucune façon et à aucun moment (même dans le plus petit recoin de la conscience ou de l'inconscient de celui qui l'exprime) un appel au secours, le principe qui doit nous animer est celui du soutien de la personne qui vit cette souffrance morale. Le rôle du soignant, qui ne fait que traduire l'appel de la société à la solidarité, c'est de rechercher comment rendre au désespéré un goût de vivre.

Ÿ Le troisième piège est l'attrait intellectuel pour l'euthanasie. Au-delà de la seule question de la loi, cette mission mène une réflexion sur la réalité de la fin de vie. Nous ne pensons pas qu'il faille se limiter à une question apparemment simple : faut-il dépénaliser l'euthanasie, voire accepter une exception d'euthanasie ? Nous sommes confrontés à un vrai choix de société : non pas un choix pour ceux qui voudraient accéder à l'euthanasie ou pour ceux qui s'y refuseraient, mais un choix collectif.

Contrairement à ce que l'on entend parfois, la coexistence entre tous les efforts dont nous avons parlé – accompagnement, soulagement de la douleur, refus de l'acharnement thérapeutique, exigence d'écoute – et une éventuelle acceptation de l'euthanasie, sont antinomiques au plan des principes et incompatibles et inconciliables au plan de la pratique. Telle est ma conviction. On sait, par ailleurs, que la tentation de l'euthanasie nous place dans la solution de facilité. Certains de nos concitoyens sont d'ailleurs déjà dans cet état d'esprit, lorsqu'ils disent que telle ou telle vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Nous-mêmes, peut-être pouvons-nous nous surprendre, à certains moments, à avoir ce sursaut dans un coin de notre conscience. Or, lorsque nous acceptons de poser ces regards-là sur la personne souffrante, nous sommes vraiment en difficulté.

L'ouverture à l'euthanasie constitue un véritable basculement. On a beau nous donner des exemples de pays voisins dans lesquels il n'y aurait aucune dérive, je ne suis pas absolument certain que les situations soient comparables, en particulier sur le plan du développement des soins palliatifs. Néanmoins, j'aimerais faire un parallèle, qui va peut-être vous heurter, avec la trisomie 21. Nous avons fait un choix de société et, malgré les efforts de prise en charge qui sont réels, nous savons qu'il n'y a plus aucune recherche pour soigner cette maladie. C'est assez cohérent parce qu'à quoi sert de soigner une maladie qui n'existe plus ? Des études économiques sont ainsi allées jusqu'à démontrer qu'en termes de rapport coût/efficacité, le dépistage présentait un bénéfice par rapport à l'accueil de ces personnes handicapées. Comment ne pas voir que déjà dans notre pays, une forme de fatalisme s'instaure pour laisser supposer le prix exorbitant des soins palliatifs ? Comment ne pas voir que déjà dans notre pays, certains soignants de réanimation témoignent qu'ils doivent parfois faire de la place et que, derrière ces arguments plus ou moins justes, de réelles contraintes économiques et structurelles, qu'il n'est pas question de nier, pèsent d'un poids extrêmement lourd sur les décisions ?

Je conçois alors que la notion d'exception soit bien tentante pour les cas impossibles où rien ne pourrait être fait. On voudrait un compromis entre le maintien d'un principe et la prise en compte des situations limites. Cependant, dans le domaine d'une pareille transgression, on sait que l'exception, en réalité, ruine la règle. Je vais vous donner un exemple. Des sondages d'opinions récents montrent que l'opinion est largement favorable à la peine de mort, en particulier pour des assassins d'enfant. Nous nous réjouissons, à l'Alliance pour les droits de la vie, que le législateur et le politique ne suivent pas les sondages au pied de la lettre. Si l’on rétablissait la peine de mort ne serait-ce que pour un cas, on ruinerait le principe de l'abolition. Pour l'euthanasie, il en serait de même et d’ailleurs, ce n'est pas pour rien que les promoteurs de l'euthanasie légale se sont emparés d'un cas particulièrement limite à l'appui de leur revendication, laquelle est beaucoup plus globale puisqu'il s'agit, selon eux, d'une liberté fondamentale, celle de choisir sa mort.

Pour conclure, je voudrais appeler, ici devant vous, à un véritable changement culturel. Nous le savons, c'est la dramatique affaire Humbert qui a été à l'origine de la création de cette mission. A titre personnel, je ne vous cache pas que j'ai été atterré par son issue. Les révélations faites par l'équipe de l'étage où était hospitalisé Vincent Humbert depuis deux ans (publiées dans Le Quotidien du médecin, quelques jours après sa mort), jettent, sur cette situation exceptionnelle, un éclairage qui me parait intéressant et utile pour notre réflexion. Cette équipe s'est dite trahie par l'environnement du jeune homme et met en cause les relations fusionnelles entre la maman et son fils, ainsi que des pressions extérieures. Elle révèle que toutes les pistes qui avaient été proposées pour Vincent ont été refusées (promenades, retour à domicile, soutien psychologique, etc.). Ces soignants souffrent d'une grande incompréhension. Que s'est-il passé ? Ils supposent que les conséquences du traumatisme crânien que Vincent a subi, l'ont enfermé dans ce que l'on observe parfois chez ces grands blessés, c'est-à-dire une espèce d'obstination dont il est impossible de sortir. Si tel était le cas, nous serions alors dans l'ordre du pathologique, ce que nous n’oserions supposer, vu les conséquences qui ont été tirées de l’appel de l’intéressé.

Cette équipe raconte également l'histoire d'un homme qui souffrait du même syndrome que Vincent Humbert et qui était diabétique insulino-dépendant. Cet homme ayant demandé que l'on interrompe sa vie, l'équipe avait arrêté les piqûres d'insuline. A la suite d’une discussion avec des personnalités extérieures, chargées de responsabilités éthiques, l’équipe a remis en cause cette interruption et a proposé à cet homme, son transfert à Jeanne Garnier, en soins palliatifs, pendant plusieurs semaines. Lorsqu'il est revenu, l’intéressé avait construit un projet de vie et ne demandait plus la mort. Pourtant sa demande avait été réitérée. Ceci démontre que, même dans ces situations exceptionnelles dramatiques, il n'y a pas de fatalité. Malheureusement, ces révélations n'ont pas eu le retentissement qu'elles méritaient dans les médias grand public, alors que ces professionnels sont plus fondés à nous parler de Vincent et de ce qu'il a pu vivre que le médecin réanimateur qui ne le connaissait pas et qui l'a accueilli pour quelques heures dans son service.

Je tire personnellement deux enseignements de ces révélations :

– Pour le cas d'espèce, le Premier ministre a bien exprimé, de mon point de vue, la façon dont on pouvait réagir : Mme Marie Humbert a commis une faute mais elle mérite toute notre indulgence. J'ajouterai que le médecin qui, de mon avis, a également commis une faute en administrant une injection de chlorure de potassium, subissait une pression insoutenable.

– Même dans la situation de Vincent Humbert, l'euthanasie n'était pas une fatalité. Il est trop facile a posteriori de prétendre qu'il n'y avait pas d'autre solution. Par ailleurs, comment une mère peut-elle être libre, lorsqu'elle s'est répandue dans les médias pendant des jours, en annonçant ce qu'elle allait faire ? Comment la justice peut-elle être libre, lorsque, vingt-quatre heures avant leurs mises en examen, deux témoins de cette affaire discutent avec le ministre de la Santé devant une caméra de télévision ? Il y a là quelque chose de choquant pour la sérénité des débats. Je me réjouis a contrario qu'une mission d'information, à l'abri de toute pression, puisse longuement auditionner diverses personnes pour resituer la réalité des enjeux. Je vous remercie de votre attention.

M. le Président : Nous vous remercions pour la très grande qualité de votre intervention, son caractère complet et ses ouvertures qui, en partant de réalités concrètes, remettent en perspective divers problèmes de société.

Vous avez écarté l'exception d'euthanasie car, selon vous, l'exception tue la règle. Une autre personne, auditionnée avant vous, avait indiqué que lorsqu'on fait une brèche dans un mur, la brèche devient obligatoirement béante au bout d'un certain temps. Votre raisonnement est-il d'ordre philosophique, (si l’on tue une fois, la brèche est ouverte) ou pratique (dès lors qu’une faille est créée, elle entraîne l’effondrement du tout) ? Est-il une remise en cause de la société car, dès lors que l'on aura posé ce principe d’exception, on glissera vers une toute autre démarche et on justifiera les actes euthanasiques ?

M. Xavier Mirabel : Mon argument philosophique et politique suppose que, si l’on accepte l'exception d'euthanasie, on détruit la règle. Pour moi, ce serait terriblement désespérant car nous ne pouvons fonctionner comme soignants face aux malades, comme proches face à notre parent mourant, qu'avec la volonté d'aider, de soutenir, de tout faire pour accompagner et soulager la douleur. Or, accepter cette exception, c'est admettre qu'il n'y a plus rien à faire, c'est donc baisser les bras au regard de l'exigence qui me semble absolue, de la compassion. En ce sens, je trouve cette idée-là triste à pleurer. C'est mon premier argument de soignant.

Le deuxième argument relève plus d’une stratégie, d’une réflexion sur le regard que le médecin peut poser sur les actes. Tout d'abord, je crois profondément qu’un médecin serait en contradiction avec sa vocation qui n'est pas de donner la mort. Mais plus profondément encore, si un malade, dans une situation donnée, demande la mort, c'est bien parce qu'il juge que sa vie n'a pas de sens, que sa situation est insupportable et qu'il a perdu sa dignité. A ce moment-là, si j'accepte sa demande, d'une certaine façon, je lui donne raison, ce qui me semble profondément choquant. De plus, si j’accède à la demande d’un premier patient atteint par exemple d'un « locked-in syndrome », comment dois-je réagir avec tous les suivants qui ne m'auront rien demandé ? Pourquoi me battre pour les sauver, puisque certains, malades ou pas, ont un jour considéré que leur vie n'avait pas de sens ?

M. le Président : Si je me fais l'avocat du diable, ce n'est pas parce que des personnes se suicident que cela remet en cause la qualité de ma propre vie. Par conséquent, qu'une personne en fauteuil roulant se jette par la fenêtre ou demande au médecin de la tuer, ne remet en cause pour autant la vie de toutes les personnes paraplégiques.

M. Xavier Mirabel : Ce parallèle avec les personnes handicapées est intéressant : se suicident-elles plus que les autres ? Pas vraiment. Lorsque l'on étudie ces passages à l'acte suicidaire chez des personnes handicapées, si certains suicides sont liés à des situations sociales dramatiques, d'autres sont effectivement liés au handicap lui-même. Mais dans ce cas la motivation est la suivante : ce n'est pas ce que je vis qui est insupportable mais la façon dont on me le fait vivre ; c'est le regard que posent les autres sur moi qui est insupportable, voire le regard que je pose sur mon propre handicap. En ce sens, il me semble évident qu'il y a là, un acte social et un regard de jugement posé sur les autres. Il n'est pas question de jeter la pierre à qui que ce soit ou d'accuser les uns ou les autres mais d'ouvrir les yeux sur cette réalité. Si une personne atteinte d'un handicap, considère que la vie n'est pas vivable pour elle, quelque part elle juge que dans une telle situation, la vie n'est plus vivable en général. Si le soignant accepte cela, il accepte également ce concept que telle ou telle situation de difficulté extrême puisse ne pas avoir de sens.

Mme Christine Boutin : Vous êtes un cancérologue reconnu, confronté dans votre métier à cette problématique de la fin de vie. A la question que je vais vous poser, j'espère que vous pourrez me donner une réponse aussi sincère et concrète que possible.

Je suis très interpellée, lors des auditions des médecins, par les questions qu'ils posent sur la différence entre l'acte d'euthanasie, l'arrêt des soins et l'acharnement thérapeutique. Comment, en tant que médecin, marquez-vous la différence entre ces trois notions ? Comment savez-vous qu’en allant au-delà de tel point, vous faites de l'acharnement thérapeutique ou qu’en faisant un arrêt des soins, vous entrez dans le champ de l’euthanasie ?

M. Xavier Mirabel : C'est une des difficultés majeures de l'exercice médical mais aussi un de ses aspects passionnants. Ce qui justifie la position sociale ou les responsabilités d’un médecin, c'est d'être confronté à des choix dramatiques. C'est un des honneurs de la profession que d'assumer ces choix. Il ne faut donc pas les rejeter.

Par ailleurs, dans tout acte, il y a une intention dont certains vous diront qu’elle est une réponse hypocrite. Au contraire, l'intention que mes confrères et moi-même mettons derrière nos actes, est très importante. Si j'ai un confrère dont je sais qu’il vide son service le samedi à midi, pour avoir douze places le lundi matin, je ne lui enverrai pas mes malades. L'intention dans les actes que l'on pose a vraiment un sens.

S'agissant de la question de la proportionnalité des soins, elle se pose au quotidien. J'ai découvert cela au bout de sept ou huit ans d'exercice, lorsque j'ai commencé à remettre en cause un certain nombre de pratiques que j'avais acquises. Il est vrai que cela nous mène assez loin. Par exemple, pour certains de mes patients, je me pose toujours ces questions : « Doit-on faire une prise de sang ou non ? Quel intérêt cela a-t-il ? » En effet, une prise de sang n'est pas un acte bénin, ce sera toujours une charge, une douleur et une inquiétude de l’attente des résultats. Un tel examen ne prend un sens que s'il débouche non seulement sur une information pour moi mais aussi sur une information qui va modifier le traitement. Mais si c'est uniquement pour mon intérêt intellectuel personnel, cela pose un problème majeur.

Cette réflexion sur la proportionnalité des soins nous conduit à des questions majeures qui se posent en fin de vie – « faut-il interrompre cette ventilation artificielle ? » – jusqu'à des actes extrêmement concrets de la vie de tous les jours. Prenons l’exemple d’un malade qui vient de subir sa chimiothérapie, qui est en aplasie et dont les globules blancs ont baissé : selon les procédures, il faudrait l'hospitaliser et le mettre sous antibiotiques. Mais quel est le souhait du malade ? Certes, dans la plupart des cas, il va accepter l'hospitalisation mais il peut la refuser et préférer rester chez lui. A la lecture de la littérature médicale, nos arguments de procédure ont certes une certaine solidité, mais cette procédure peut être remise en cause par le malade.

La réflexion sur la proportionnalité des soins est absolument centrale. Il me semble pourtant que beaucoup de mes collègues n'ont pas suffisamment à l'esprit, ce souci. Dans les grands progrès que l'on pourrait envisager, il y aurait cette réflexion à mener sur les moyens par lesquels un soignant pourrait être interpellé, non pas par une contrainte administrative supplémentaire mais de façon intelligente et souple, sur les soins qu’il administre.

Je dénonçais la pratique des soins disproportionnés. Or, si les sondages aujourd'hui, montrent que les gens redoutent la médecine moderne et si l'on assiste, dans le même temps, à un développement important des « médecines naturelles », c'est bien parce que derrière cela, il y a une peur d'une médecine trop technique, trop inhumaine, qui a perdu un certain sens de la proximité avec les malades. Cela peut se reconstruire, mais c'est un problème de société. Ce sont des questions qui transcendent largement les questions médicales et qui posent de vrais problèmes de fonctionnement.

M. le Président : La société est très ambivalente. Ses demandes sont ambiguës, car d'un côté, il faut aller jusqu'au bout, mais de l’autre, il faut laisser le malade tranquille.

M. Xavier Mirabel : Oui. Nous sommes dans une société ambivalente. Quand le malade arrive, on demande au réanimateur de faire le maximum pour le sauver. Puis quarante-huit heures plus tard, on lui demandera de tout arrêter. Mais, comme je le signalais au début de mon propos, la pratique, en France est différente de celle des autres pays européens, voire au-delà. J'ai le sentiment que nous avons une médecine extrêmement interventionniste, notamment en termes de réanimation. A cet égard, il conviendrait de réfléchir sur des questions qui se posent par rapport à nos fonctionnements, notre formation, etc.

Mme Martine Aurillac : Je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt, en raison à la fois de votre hauteur de vue mais aussi pour la manière concrète dont vous abordez les sujets. Je me retrouve tout à fait dans vos propos.

J'aurais deux questions. Tout d'abord, nous avons auditionné ce matin, un soignant très impliqué dans les soins palliatifs. Il nous a indiqué qu’il y aurait environ 2 % de malades pour lesquels on ne peut presque plus rien ; mais lorsque ces derniers bénéficient d’un accompagnement, ce pourcentage tombe à 1 % des patients dont seule une sédation peut soulager les douleurs réfractaires ou la souffrance morale intense. J'en profite pour dire que la sémantique du mot sédation me gêne un peu, car entre euthanasie et sédation, à part l'intentionnalité, le chemin est assez proche. Pour ce 1 % de patients pour lesquels plus rien n'est possible, que pensez-vous pouvoir faire et êtes-vous d'accord avec le recours à la sédation ?

Dans notre optique qui n'est pas de réhabiliter ou de dépénaliser certaines décisions mais plutôt de conforter certaines bonnes pratiques médicales, c'est-à-dire un système de soutien positif, n’est-il pas très important de réaffirmer le principe de la collégialité ? En effet, on sait très bien que dans certains cas, ces décisions sont prises par des médecins seuls.

M. Xavier Mirabel : Il restera toujours des échecs, même avec les meilleurs soins palliatifs du monde. Certaines souffrances profondes, insurmontables sont d'ordre très intime, voire d'ordre spirituel. L'une des difficultés que nous rencontrons aujourd'hui est que les soignants sont incapables d’y répondre, sans compter que les moyens pour le faire ne sont pas toujours disponibles. Dans les cas d'une situation de souffrance d'ordre moral ou d’une situation de souffrance spirituelle, les anxiolytiques et l'intervention du psychiatre ou des soignants ne seront peut-être pas les meilleurs moyens pour répondre au patient et pour le soutenir. Parfois, confronté à des échecs extrêmement violents, à des révoltes intérieures extrêmement fortes et à une énorme colère de certains malades, le soignant peut être désemparé. La réponse passe-t-elle par la sédation ou par d'autres formes d'accompagnement ? Il y aurait là des portes à ouvrir pour, peut-être, décloisonner nos pratiques et montrer que les soins palliatifs ne sont pas toujours aptes à répondre à toute situation dramatique.

En ce qui concerne la sédation, elle peut parfois être ambiguë. La sédation, qui se pratique en soins palliatifs, dans un contexte de réflexion éthique, peut être une solution pour accompagner une fin de vie dans de bonnes conditions. Dans un certain nombre de cas, les soignants se mettent d'accord pour sédater le malade 23 heures par jour et pour le réveiller pendant une heure. Au cours de cette dernière, les soignants vont assurer les soins, la toilette, etc. alors que l’on constate une nette amélioration grâce au repos permis par le sommeil imposé. Par ailleurs, le réveil du patient se fait en présence de la famille, des proches. On peut donc construire un projet de vie autour de la sédation. Puis il y a une autre sédation, celle qui consiste à faire taire la plainte et donc le malade. C'est un des risques qui nous menacent. Quand la plainte devient insupportable au soignant, il peut être tenté par la sédation.

La sédation comporte donc cette ambivalence : c’est une bonne pratique de soins palliatifs lorsqu'elle est encadrée et que ceux qui la pratiquent, sont formés. Mais la sédation peut aussi porter en elle un danger pour le soignant, celui de fuir le malade avec les moyens dont il dispose.

Votre seconde question a concerné des propositions pratiques pour affirmer le principe de collégialité. C'est un point qui me tient à coeur. En cancérologie, nous prenons nos décisions thérapeutiques en équipe, depuis des décennies. Pour moi, c'est une évidence et un plus majeur dans mon activité professionnelle. C'est la certitude de faire mieux, car on est plus intelligent à cinq, autour d'un dossier ou d'un malade, que seul. Pour le malade, cela constitue également un confort moral, cela le rassure de façon extraordinaire. Pourquoi cette pratique de la collégialité n'est-elle pas plus répandue ? Est-ce une simple question de temps, de financement ou surtout, une question d'habitudes et de pratiques ? Chacun sait qu'il est très difficile de changer les habitudes et le milieu médical n'est certainement pas le plus souple à cet égard. Pour ma part, je rêverais que toutes les décisions importantes dans nombre de pathologies, notamment dans les disciplines les plus sensibles (cancérologie, réanimation ou néonatologie) soient obligatoirement prises de façon collégiale et que, dans ces réunions collégiales, participent de façon régulière, des médecins de soins palliatifs. Cela constituerait un vrai progrès.

En cancérologie, quand je discute avec un confrère d’un patient dont il a la charge et qui en est à sa cinquième ligne de chimiothérapie, je sens l'extrême difficulté que rencontre ce confrère face à son patient. En effet, comme il n'a pas été capable de construire dès le début une relation de confiance et de vérité, il ne sait plus comment aujourd'hui, proposer à son patient un arrêt de soins. C'est dans de telles situations que nous serions aidés par la présence d'un soignant, qui apporterait un regard extérieur sur le dossier d’un malade, qui proposerait de le rencontrer en consultation pour convenir ensemble d'un projet thérapeutique et d'accompagnement ayant un sens pour ce malade. Une telle démarche aiderait certains soignants en difficulté. De plus, la présence de ces collègues d'autres disciplines nous forme et nous ouvre des champs de compréhension.

Dans nos propositions très concrètes, nous avons aujourd'hui imposé en cancérologie, les unités de consultation pluridisciplinaire (UCPO), en principe obligatoires pour toute décision importante dans le parcours d'un malade. A cet égard, il me semblerait souhaitable qu'au moins une fois sur deux, un médecin de soins palliatifs assiste à ces réunions. Cela nous permettrait de faire de très nets progrès et d'arrêter de pratiquer des traitements déraisonnables.

Une autre proposition pratique serait de rassurer les médecins. Il est de leur droit et de leur devoir d'interrompre un traitement disproportionné, auquel cas personne ne devrait pouvoir contester leur décision. D'ailleurs, je n'ai pas connaissance de collègues qui ont rencontré des problèmes suite à une telle décision surtout lorsqu’elle a été prise de façon collégiale. Mais il y a toujours cette difficulté : ne pas commencer des soins disproportionnés, c'est somme toute assez facile ; les interrompre, est plus compliqué. Le danger serait de les interrompre trop brutalement et d'entraîner des incompréhensions chez les soignants ou les proches. Pour que l'acceptation de ces arrêts de soins ait lieu dans les meilleures conditions possibles, il sera plus sage de poursuivre pendant quelques jours le traitement, le temps d'en débattre avec les soignants et les familles, afin de ne pas créer de malaises ou d'interrogations éthiques graves.

Mais il serait bon de rassurer les médecins sur cette décision d'arrêt de soins. En effet, je sens de leur part une vague inquiétude, mal exprimée, selon laquelle ils pourraient être hors-la-loi du fait d'avoir pris une telle décision. Heureusement que ce n'est pas le cas car le médecin, s'il poursuit des soins disproportionnés, peut également être mis en cause pour coups et blessures. Manifestement, le médecin n’a rien à craindre sur le plan juridique pour interrompre des soins mais il faut le rassurer sur ce point.

M. le Président : J'aurais une question sur la collégialité et le dialogue conflictuel. Aujourd'hui, lorsque de graves décisions doivent être prises dans les disciplines que vous avez évoquées (réanimation, cancérologie, néonatologie), il est préférable que ces décisions soient prises à plusieurs. Prenons le cas de figure où l'équipe médicale s’étant accordé, comme c’est souvent le cas, sur une décision, se trouve ensuite face à un patient qui, lui, a une autre vision des choses et qui par exemple, refuse la thérapeutique proposée. Si l'on considère la situation sous l'angle manichéen, qui est le plus facile, on donne raison au malade car, après tout, il s’agit de sa vie. Mais en réalité, l'équipe médicale n’accepte la proposition du malade, que si elle lui semble raisonnable, sinon elle se sent obligée d'aller plus loin : par exemple, dans le cas, d'une péritonite, le médecin annonce au malade qu'il va l'opérer le lendemain matin, sachant qu'il n'y a pas d'autre solution que l'intervention chirurgicale ; si le malade la refuse, le médecin passera outre son refus en y mettant tout son poids et celui de la famille.

Dès lors, même si aujourd’hui le médecin est dans une relation plus horizontale avec le malade, dont il doit prendre, de par la loi, son avis et même si le malade a le droit de refuser une thérapeutique, à un moment donné, le médecin est en droit d'imposer sa décision, ce qui peut se révéler, à la fois nécessaire mais aussi dangereux. Lorsque cela est nécessaire dans certains cas, il va quasiment violer la confiance du patient, voire sa volonté. Pour ma part, je me rappelle avoir transfusé un Témoin de Jéhovah contre sa volonté. Pourtant, une telle décision peut se retourner contre le médecin.

Si donc on augmente les droits des malades non éclairés ou contraires à leur intérêt, le médecin doit néanmoins avoir le droit de défendre la dignité du patient contre la propre volonté de ce dernier. A cet égard, les internements d'office, pratiqués lorsque le malade se révèle dangereux pour son entourage ou pour lui-même, prouvent bien que le médecin a encore cette capacité de passer outre la volonté du patient, lorsque qu'elle peut lui être nuisible. Mais, cela constitue un espace limité, notamment lorsque le médecin exerce son droit pour aller à l'encontre de la volonté du patient qui refuserait, par exemple, une septième chimiothérapie ou qui considèrerait que le gain en vie proposé est moins important que son confort. Dans de telles situations, le médecin peut continuer à insister pour poursuivre le traitement, surtout s'il est entré dans une démarche où, ayant affirmé à son patient qu'il peut encore guérir, il ne peut alors plus reculer, il se trouve confronté à sa propre contradiction et est toujours poussé en avant.

Considérez-vous que la collégialité peut être une démarche suffisante pour déterminer qui, de la domination médicale parfois nécessaire ou de la décision individuelle, doit l’emporter ?

M. Xavier Mirabel : La collégialité n'est pas une réponse à cela. La relation entre le médecin et le malade reste une relation humaine qu'il faut privilégier. La collégialité va aider le médecin à poser des choix plus justes, plus solides mais l'avis du malade, son refus, devra être pris en compte. Néanmoins, il me semble que, globalement aujourd'hui, les situations où le malade sent sa conscience violée, voire se sent imposer des traitements, sont plus nombreuses que les situations inverses où le médecin accepte un refus du traitement.

Il est vrai que la médecine récolte les fruits d'une attitude paternaliste. C'est un retour de bâton qui me parait justifié. Le développement des droits des malades ne me semble pas être un scandale, bien au contraire, si l’on ne rentre pas dans une logique perverse de lutte des classes, où le méchant médecin qui, parce qu'il aurait le pouvoir et la connaissance, serait forcément malveillant vis-à-vis du gentil malade pauvre et opprimé et où l'intervention d'un juge serait la seule manière de trancher entre les deux. Dans un tel cas de figure, on détruit toute confiance entre médecin et patient, et cela n'a plus de sens.

M. le Président : J'abonde dans votre sens. Toutefois, je voudrais souligner qu'un certain nombre de personnes se sont inquiétées de la participation de médecins à cette mission, comme si ce fait allait obligatoirement en modifier le sens.

M. Xavier Mirabel : Les médecins sont avant tout soignants, pères de famille et eux-mêmes malades. Il ne faut pas leur faire des procès d'intention, de façon systématique. Globalement, chez les médecins, il y a un trésor incroyable d'humanité, de compassion, de soutien et d'accompagnement. Dans mon parcours personnel, dans celui de père, j'ai développé un émerveillement vis-à-vis des soignant que je rencontre au quotidien.

M. le Président : Je prolonge ma question. On sent bien que le corps médical est fragile aujourd'hui. Les soignants, qui ont de bonnes pratiques d'arrêt ou de renoncement thérapeutique et qui écoutent le plus les malades, se sentent presque fragilisés face à la loi, par rapport à ceux qui ont des pratiques euthanasiques, inqualifiables sur le plan éthique. Comme ces derniers pratiquent ces actes dans la clandestinité et le secret, ils se trouvent dans une situation quasiment plus confortable.

D'un côté, on trouve le corps médical résiduel qui, pour caricaturer, administre un cocktail lytique le samedi soir pour libérer un lit dès le lundi matin. De l'autre, on trouve des médecins qui travaillent sur les temps de parole et réfléchissent sur l'arrêt, sur la proportionnalité des soins. Ces professionnels semblent être en demande d'une protection légale car ils peuvent être en difficulté qu'ils continuent ou non les soins. Ils souhaitent avoir un cadre de bonnes pratiques pour éradiquer les mauvaises.

M Xavier Mirabel : On retrouve cette nécessité, non pas de légiférer mais de rappeler un certain nombre de règles de base, afin de rassurer les soignants qui se sentent fragilisés sur ces questions. Notre société pourrait faire des efforts pour mettre en place les bons circuits et rassurer ces soignants qui se sentent en difficulté vis-à-vis de l'arrêt de soins.

M. le Président : Que pensez-vous des droits des malades dans le code de la santé publique ? Est-ce clair ?

M. Xavier Mirabel : Je ne le maîtrise pas suffisamment bien pour répondre à votre question. Toutefois, multiplier les codes, les recommandations, les chartes, et les afficher dans tous les couloirs d'hôpitaux n'enlèverait pas une réalité objective qui est qu'il y aura encore et toujours des souffrants, quoi que l'on fasse.

Il convient à la fois de trouver les moyens pour réaffirmer des bonnes règles, soulager ceux qui subissent un poids moral, une inquiétude face à une peur juridique, etc. et, dans le même temps, éviter de tomber dans des affirmations qui peuvent être déconnectées des réalités et qui alors perdent tout sens.

M. Jean-Marc Nesme : Nous sommes au coeur du problème, que constitue la protection juridique et judiciaire du corps médical. Même si les décisions sont prises d'une manière collégiale, cette collégialité concerne la forme et non pas le fond de la décision. Or, compte tenu du développement de la judiciarisation de la médecine à laquelle nous assistons depuis plusieurs années, nous verrons de plus en plus de personnes, poussées par certains professionnels qui ne manqueront d'y trouver un profit supplémentaire pour entamer des procédures, puisque la détermination de la proportionnalité des soins et le caractère de l'acharnement thérapeutique resteront des notions relativement subjectives.

Actuellement, face à ces menaces, le cadre juridique vous parait-il suffisant ? Ou au contraire, le corps médical souhaite-t-il, pour atteindre les objectifs que vous nous avez exposés et qui me paraissent de bons sens, échapper à cette judiciarisation de la médecine qui se développe de plus en plus ?

M. Xavier Mirabel : Je n'ai pas le sentiment que le médecin soit vraiment en danger sur ces questions. Il y a quelque temps, j'ai eu l'occasion d'écouter un responsable d’assurances médicales dont l’intervention était très éclairante pour les médecins qui étaient nombreux dans la salle. Selon cet assureur, 80 % des procès découlent du syndrome du « c… qui ?», c'est-à-dire « quel est le c… qui vous fait cela ? » Quand un médecin s'exprime ainsi sur la pratique d’un autre confrère, vous avez la quasi-certitude de voir la situation déboucher sur un problème. La judiciarisation émerge non pas forcément de réelles difficultés mais plus de ce type de provocation ou de mauvais esprit. Elle peut aussi être générée par de graves défauts de communication : certains patients peuvent vous en vouloir parce que vous ne les avez pas suffisamment informés. A cet égard, dans ma pratique, je suis très clair. Par exemple, lorsque je propose des traitements à visée carcinologique à une jeune femme atteinte d'un cancer pelvien, je l'informe immédiatement du fait qu'elle deviendra stérile et ménopausée et cela ne posera jamais aucun problème. Mais si un jour j'oubliais de l'en informer, c'est alors qu'elle m'en voudrait à mort, parce que, d'une certaine façon, je lui aurais dissimulé la vérité. Il y a sans doute une peur de la judiciarisation mais si le médecin prend le temps d'informer son patient, il se protège largement.

Faut-il légiférer pour mieux protéger les médecins aujourd'hui ? Tel n'est pas mon sentiment. Toutefois, il convient de les rassurer sur le fait qu'il existe des bonnes pratiques unanimement acceptées qu'il faut continuer à développer, en insistant sur l'importance des soins palliatifs pour nous et notre société. Il faut réaffirmer auprès des médecins que collectivement, nous souhaitons faire le maximum pour que, lorsque certains d'entre eux sont amenés à prendre en charge des cas limites, ces derniers soient accompagnés, trouvent un sens à leur vie, etc.

M. le Président : Lorsque nous avons récemment visité l'unité de soins palliatifs Jeanne Garnier, nous avons été surpris d'apprendre qu'ils ont eu leur premier procès. C'est étonnant car, lorsque le malade rentre à Jeanne Garnier, il sait qu'il est en unité de soins palliatifs, il en est contractuellement averti.

M. Xavier Mirabel : Jeanne Garnier fait partie des établissements qui ne trichent pas.

M. le Président : Certes mais aujourd'hui, avec les familles morcelées, on peut supposer qu'une partie de la famille est d'accord sur une attitude raisonnable, tandis qu'une autre, éventuellement en conflit avec celle qui a donné son accord, conteste la décision prise d'un transfert en soins palliatifs au lieu d'une continuation du traitement.

M. Xavier Mirabel : Cela peut être un problème. Toutefois, il y a un autre danger juridique sur lequel vous devez être très vigilants en tant que législateurs, c'est le risque que des familles soient tentées de faire des procès, parce qu'elles savent qu'elles ne recevront plus d'aide de la collectivité ou de la solidarité nationale. C'est un peu ce qui s'est vu dans l'affaire Perruche où une famille a tout fait pour obtenir de l'aide. Pour ma part, j'aurais préféré qu'elle obtienne cette aide du cabinet du ministre des Affaires sociales qui aurait pu alors lancer une réflexion sur les aides possibles pour élever un enfant handicapé. A cet égard, il convient de veiller par la qualité de notre assurance sociale et par la qualité des aides apportées aux personnes en difficulté ou aux aidants (parents, enfants, etc.). à ce que des familles ne soient pas prises au collet et qu’elles ne considèrent pas que seuls sont assurés les soignants. Ce serait alors une dérive dramatique du chacun pour soi.

M. le Président : Nous avons été interpellés par les problèmes difficiles qui se posent en néonatologie. Lorsque les néonatologistes décident d'un arrêt de réanimation, voire de ne pas réanimer le nouveau-né, ce sont là des décisions presque faciles par rapport à celles qu'ils doivent prendre lorsqu'ils constatent des lésions cérébrales dont ils ne peuvent déterminer le caractère définitif qu’après un certain délai (sur la base d'imageries par résonance magnétique – IRM – pratiquées à intervalles). Par conséquent, dans des situations extrêmement limites, ils donnent la mort.

Je m'excuse d'aborder avec vous ce type de questions, mais on voit bien la dérive possible : quelle vie mérite d'être vécue ? Peut-on donner la mort à un nouveau-né parce qu'il n'est pas parfait ? Un néonatologiste nous a ainsi rapporté le cas dramatique de deux jumelles homozygotes dont l'une avait un énorme lipome qui envahissait l'ensemble du cerveau. Le diagnostic a été posé très tôt, mais pour des raisons de sauvetage de l'enfant sain, l'accouchement a été mené à terme et a été suivi d’une mort donnée après la naissance, puisque l'avortement n'avait pas été possible. Certes, ce sont des cas limites et difficiles à apprécier. Les néonatologistes nous ont expliqué également que, pour les grands prématurés, on peut avoir une valeur prédictive meilleure qu'auparavant. Si l'enfant a une IRM normale, il a 80 % de chances de ne subir aucune séquelle. Toutefois, même si les tests peuvent révéler des résultats anormaux, il n'empêche qu'une proportion importante de ces enfants peut connaître une vie, même si elle n'est pas strictement normale. Chaque fois que les néonatologistes agissent, ils sont hors-la-loi.

M. Xavier Mirabel : Encore heureux qu'ils le soient ! La loi ne peut pas dire qu'une telle pratique est bonne. En même temps, ce n'est pas pour autant que la loi les condamne à des peines insurmontables. Mais il ne serait pas choquant qu'un regard extérieur posé sur ces dossiers, demande le sens des actes qui ont été effectués. Il ne s'agit pas de jeter la pierre mais de demander une justification de ces attitudes. Notre société peut également espérer trouver des forces, en termes de compassion et d'accompagnement qui dépassent ce que nous sommes capables de faire aujourd'hui. Nous pouvons progresser de façon incroyable.

J'ai en tête le cas d'une petite Philippine. Elle est anencéphale et, lorsque le médecin a posé le diagnostic en échographie, la maman s'est mise à pleurer. Il lui a alors dit : « Voyez, vous pleurez déjà, vous ne pourrez pas la garder ! ». Les parents ont cependant fait le choix de garder ce bébé, dont les médecins leur avaient dit qu'elle ne vivrait pas plus que quelques jours. Elle a maintenant deux ans et demi, boit son biberon et fait l'objet de séances de « paterning ». On peut surpasser ce qui nous semble incompréhensible. Notre société et notre démocratie ne sont jamais aussi grandes que lorsqu'elles réservent la meilleure place aux plus faibles, aux plus malades, aux plus petits. Il y a là vraiment un danger que de baisser les bras et de s'enfermer dans la désespérance.

Je ne jette la pierre à personne, mais on ne peut pas dire aux néonatologistes qu'il est bien d'arrêter la vie d'un nouveau-né. Je souhaiterais que l'on continue la recherche, pour qu'il y ait moins de prématurés et que l'on mène des réflexions pour comprendre pourquoi notre société, qui fait tout pour limiter le handicap, est celle qui en comporte le plus. Cela passe par l'âge des grossesses, le travail des mères, un certain nombre de pratiques que l'on connaît. L'épidémiologie nous révèle également des choses intéressantes. Comment se fait-il que l'on accepte de se laisser enfermer dans des situations aussi inhumaines, aussi douloureuses, aussi pénibles, alors qu'il existe des moyens de prévention ?

Je ne suis pas d'accord avec cette approche qui consiste à dire que c'est bien de supprimer un nouveau-né. En revanche, ce constat pourrait nous amener à nous interroger sur la prévention mise en place pour ces situations, qui passe entre autres par un meilleur accompagnement des grossesses. Donner la mort face à des situations de souffrance n'est pas la réponse que je souhaite.

M. le Président : Le problème, c'est qu'il existe des conférences de consensus, au niveau européen ou international, dans lesquelles les pratiques sont médicalement validées et pénalement impossibles à légaliser. Sinon on imagine assez bien sur quoi cela pourrait déboucher.

M. Xavier Mirabel : J’admets que nous sommes confrontés à des impasses éthiques, des situations douloureuses, etc. Pour autant, la réponse ne doit pas forcément être d'autoriser certains actes car aucune solution n'est proposée. La réponse, face à des situations de douleurs humaines insurmontables, est de savoir comment faire pour mieux accompagner, mieux soutenir et mieux prévenir pour éviter que de telles situations se reproduisent. A cet égard, cela ouvre un vaste champ de travail et de réflexion.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition du Père Léon Burdin, S.J., ancien aumônier de
l’Institut Gustave Roussy de Villejuif



(Procès-verbal de la séance du 3 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui, le père Léon Burdin, ancien aumônier de l’Institut Gustave Roussy à Villejuif. Vous avez écrit de nombreux ouvrages, dont « Parler la mort : des mots pour la vivre », préfacé par Bernard-Henri Lévy. Ordonné prêtre en 1961, à Lyon, vous avez rempli les fonctions d'aumônier auprès des étudiants de la faculté des sciences de Nice puis à l'Institut Gustave Roussy de 1982 à 1998.

Avant de vous laisser la parole, je souhaiterais vous préciser la démarche qui a guidé notre réflexion sur le sujet, qui nous préoccupe. Après avoir auditionné des philosophes, des religieux, des sociologues, puis un grand nombre de médecins pratiquant dans différents services, votre audition constitue une charnière entre toutes ces personnes et les juristes que nous allons prochainement entendre.

La démarche de notre mission est une démarche de réflexion. Nous considérons que si l'euthanasie abusivement qualifiée de passive, c'est-à-dire le laissez-faire lorsqu’il apparaît déraisonnable de poursuivre des traitements, est une attitude très difficile à adopter, elle devrait néanmoins faire l'objet d'une décision collégiale et être protégée. En effet, les médecins qui, dans certaines situations renoncent à des thérapeutiques, n'ont aucune protection juridique.

Par ailleurs, les membres de la mission, dont moi-même, n'ont pas été tout à fait convaincus par ceux qui prônaient la mort volontaire, délibérée et choisie, qui nous paraît poser beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout.

A la fin de notre mission, nous rendrons un rapport collégial qui suggérera d’apporter à la loi des modifications, des ajustements et qui proposera éventuellement quelques recommandations, mais nous ne sommes pas dans l'obligation de légiférer.

M. Léon Burdin : Je vous remercie de cette introduction. Je suis très heureux de vous présenter ce qui m'a habité, pendant ces années passées dans cet hôpital bien particulier qu'est Gustave Roussy. C'est un endroit privilégié, puisque ce lieu extraordinairement technique, généreux et efficace est profondément marqué par une réalité très présente dans le monde d'aujourd'hui, à savoir le problème de la mort. Et j’ai le sentiment que celui-ci est véritablement crucial, dans la mesure où il affecte la manière même dont nous percevons la vie.

Pour reprendre le sens de mon chemin personnel, j'ai débuté dans une aumônerie d'étudiants, puis un jour, j'ai basculé du côté de la santé quand il m'a été proposé d’assurer la fonction d’aumônier à l’Institut Gustave Roussy. Mais il y a dans mon chemin une certaine continuité.

En tant qu’aumônier d'étudiants, on pense ne s'occuper que de jeunes, qui représentent l'avenir, la jeunesse, la facilité. Or en fait, un aumônier d'étudiants est également confronté aux problèmes que rencontrent les étudiants, qu’on peut appeler des morts, qui ne sont pas des morts effectives mais des réalités qu'ils vivent très mal : problèmes affectifs, sentimentaux, problèmes d'insertion sociale, d'avenir, d'échec scolaire, de santé personnelle et mentale, etc. Mon rôle était d’aider les étudiants à surmonter leurs difficultés et à extraire de cette mort, une vie qui leur permette de continuer leur chemin.

Aussi, lorsque mon père provincial m'a proposé d'assumer l'aumônerie de Gustave Roussy, je vous avoue que, pour moi, cela a été un traumatisme. J'ai réagi comme tout un chacun (que ce soient les familles, les médecins, les infirmières ou les malades) face au problème de la mort. Cette proposition de devenir aumônier d'hôpital revenait à me transformer, pour employer une expression très vulgaire, en cantonnier de la mort ; elle me renvoyait à l’image de cet homme, l’aumônier très diminué et très déprécié, qui portait les sacrements dans les couloirs de l'hôpital où ma mère allait mourir à 39 ans, alors que j'en avais 14. Lorsque cette demande m’a été faite, je me posais déjà le problème de ma vocation mais je me voyais mal endosser, après ma carrière d’aumônier d'étudiants, les livrées de cet homme qui était probablement digne mais usé. Recevant donc cette proposition comme une véritable épreuve, je l’ai mise en attente, en espérant que mon père provincial l’oublierait. Mais ma hiérarchie a continué à essayer de me convaincre et puis, quelque chose a bougé en moi, j’ai eu en quelque sorte une révélation intérieure. J'ai découvert que le travail que j'effectuais auprès des étudiants, que la réalité humaine que j'avais à assumer auprès d'eux, était la même que celle que j'allais rencontrer à l'hôpital, en étant confronté à la mort.

Dès lors, j’acceptais d'entrer à Gustave Roussy avec l’idée d’affronter ce problème de la mort, pour en extraire de la vie, comme il m'était arrivé avec les étudiants de faire rejaillir la vie à partir de leurs difficultés. Ceci m'a entièrement libéré par rapport à cette aventure qui commençait pour moi. J'ai rencontré exactement ce que, dans mon imaginaire, la mort représentait. Elle correspondait aux chutes de tissu que ma mère taillait puis laissait tomber au sol. Je suis entré avec l'idée que j'avais une tâche à remplir, celle d'aider des hommes et des femmes à affronter la difficulté que représentaient pour eux, non seulement la maladie et le cancer mais également la mort. Avec cette conviction très profonde et très personnelle, j'ai acquis une liberté intérieure, à l'hôpital. Je ne me considérais plus comme le cantonnier de la mort et je me suis engagé très fortement dans cette démarche.

Je vous rapporte une anecdote qui a eu lieu très peu de temps après mon arrivée à Gustave Roussy. Dans l'organigramme, ma fonction d’aumônier était classée sous la rubrique « Confort du malade ». Un jour, arrivant à l’Institut, les standardistes, qui étaient mes collègues, puisqu'elles dépendaient elles aussi de cette rubrique « Confort des malades », me préviennent que le chef de service me demande. Quand je le rencontre, celui-ci, qui était un ancien adjudant, m'avertit de ne plus aller au troisième étage. Quand je lui en demande la raison, il me répond que le père d’une jeune fille a fait un scandale dans les couloirs car j'aurais, paraît-il, dit à sa fille que j'allais rendre visite à tous ceux qui allaient mourir. Me demandant à quelle occasion et quand j’aurais pu tenir un tel propos, je décide d’éclaircir l'affaire en retrouvant dans ma mémoire qui pouvait bien être cette jeune fille. L’intéressée était une enfant de 12 ans. Hospitalisée au troisième étage, dans le secteur de la radiothérapie, ce qui suppose que son problème de santé devait être bénin, elle était dans son lit, rayonnante. Je portais alors mes vêtements civils. Je rentre dans sa chambre, je la salue, et elle me regarde étonnée. Devant son étonnement, je lui demande si elle a des aumôniers parmi ses connaissances. Elle me répond par la négative. Je lui explique alors que je suis un curé mais que mon église, c'est l'hôpital et que mes fonctions sont de rendre visite à tous les malades. En fait, dans son imaginaire de la mort, le père de cette jeune fille, qui était espagnol ou portugais, avait à l'esprit que si l’aumônier visitait sa fille, cela voulait dire qu'elle était condamnée. Cette expérience a été pour moi un enseignement très important. J'ai alors demandé à M. Tubiana de me rayer immédiatement de la rubrique « Confort du malade » et de me rattacher à la direction, pour échapper au chef adjudant.

En entrant dans cet hôpital, j’ai donc été confronté au problème de la mort, à la fois comme réalité mais aussi comme imaginaire. Car il me semble important de bien appréhender ce que pouvait représenter la mort dans la tête de ce père, de comprendre pourquoi la mort est niée, déniée et pourquoi l'homme meurt seul.

Je me suis alors engagé dans cette mission avec toutes mes convictions. J'ai d'abord essayé très rapidement de distinguer la mort du « mourir ». Il ne me semble pas pertinent de parler de « mort » pour désigner l’ensemble du processus que met en route chez l’homme l’aventure qui le conduit à sa fin : « la mort ». Un être humain ne meurt pas comme meurt un animal ou une plante. La mort est une interruption brutale mais quand on emploie le terme de mort pour désigner ce que vit un être humain, lorsqu'il affronte sa propre mort, lorsqu’il est engagé dans cette aventure de la mort, il y a un ensemble de réalités dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Je crois beaucoup plus juste d'employer le mot de « mourir ». L'homme entre dans un processus dans lequel il engage toutes ses activités, ses souvenirs et ses projets, ce qu'il a fait, ce qu'il n'a pas fait, ce qu'il a été pour ses enfants et ses parents etc...

Analysons maintenant ce que suppose d'intensité de vie, un acte comme le pardon, donné à la fin d'une vie. Nous savons combien, dans le courant ordinaire de la vie, le pardon est un geste d'une difficulté énorme. On mesure ainsi ce que peut représenter la mort, dès lors que sous son effet, le pardon et la reconnaissance deviennent possibles. Ceci est le résultat de la vie qui habitude et anime un homme malade jusqu’au terme de sa maladie.

Je vais vous citer une anecdote. Il s'agit d'un homme d'une cinquantaine d'années, souffrant d'une leucémie. Il ne va pas bien, il est en aplasie, il est inquiet sur son sort mais il sait qu'il va mourir. Or, son problème n'est pas tant sa mort qu'il envisage déjà mais sa fille de 16 ans qui ne tient absolument pas compte de sa maladie et qui lui crée de nombreuses difficultés. Devant cette situation quelque peu paradoxale et le désespoir de cet homme face à cette incompréhension et cette impasse, je lui demande pourquoi il ne se fait pas obéir de sa fille. Sa réponse est la suivante : « Je ne me sens pas le droit de lui donner des ordres, je ne gagne plus l'argent de ma famille. » Cet homme raisonnait par rapport à l’argent qu’il gagnait et qui lui permettait d'avoir une situation honorable, d’avoir une position, une certaine aisance sociale. On comprend pourquoi la fille n'acceptait plus les ordres de son père : on n'obéit pas à son père parce qu'il gagne de l'argent. Cet homme n’est pas mort. Devant moi, il a compris l’aberration sur laquelle il avait construit toute sa vie. Changement radical dont il revenait me remercier à chacun de ses retours à l’hôpital.

Le « mourir » est donc un événement très important dans une vie humaine. Il est l'aboutissement de parcours dans lequel toute personne est engagée lorsque la mort devient véritablement quelque chose à envisager.

J'aurais une foule de choses à vous dire, mais pour enrichir votre mission, je souhaite vous décrire des cas d'euthanasie auxquels j'ai « participé », dans lesquels j'ai été impliqué. Derrière ces cas d'euthanasie, on peut imaginer les mécanismes qui jouent dans la prise de décision. Après ces exemples d'euthanasie, je vous donnerai en revanche des exemples de vie aboutie.

Le premier cas dont je vais vous entretenir a été très important puisque le père Verspieren l'a utilisé, dans la revue « Etudes » de janvier 1984, pour étayer son article « Sur la pente de l'euthanasie ».

Un soir, vers 22 ou 23 heures, j’ai été appelé à Gustave Roussy, au chevet d'une dame, que j'appellerai Lucie et qui, âgée d'une soixantaine d'années, allait mourir dans la nuit. Le fils aîné avait donné comme consigne au chirurgien que la famille ne voulait plus qu'elle souffre. Le soir en question, celui-ci téléphone au fils aîné pour lui dire que sa mère ne passera pas la nuit. Le fils aîné, sachant que sa mère avait été croyante, qu'elle avait « donné » des cours de catéchisme puis cessé toute pratique après une déception très forte – le divorce de deux de ses enfants – décide d’appeler l’aumônier.

Arrivé à l'Institut, je monte à l'étage, me dirige vers la chambre de l’intéressée, et là, je vois une dame qui n'avait plus un seul cheveu sur la tête, dont les yeux étaient vifs, qui était reliée à une sonde gastrique et qui lisait paisiblement son journal devant le téléviseur allumé.

Je n'avais pas pour habitude de visiter les malades le soir, mes visites se déroulant dans la journée. Il m'a alors semblé devoir justifier ma présence. J'ai tourné un peu autour du pot et j'ai engagé la conversation, en lui disant que les calmants peuvent faire lâcher le coeur, etc. Lui annonçant enfin que sa famille m'avait demandé de venir la voir, je lui ai demandé si elle voulait que je l'aide à prier. Ravie, elle m’a demandé de la confesser et de lui donner la communion. Après cet épisode, j'ai mené mon enquête car j'étais surpris du pronostic du chirurgien selon lequel l’état de cette femme ne devait pas lui permettre de passer la nuit. J’ai constaté que cette femme ne souffrait pas et qu'elle disposait de Visceralgine à la demande. Elle ne savait pas que, pendant la nuit, elle allait mourir d'une piqûre létale alors qu'elle ne souhaitait pas spécialement mourir à ce moment-là. Elle souhaitait vivre encore car elle avait des choses à faire, même si elle acceptait l’éventualité de la mort.

Après ces réflexions, je suis revenu dans la salle des infirmières où j’ai retrouvé la surveillante. Le cahier de prescriptions comportait la signature du chirurgien ordonnant la piqûre létale pour la nuit. J’ai décrit à cette surveillante la situation telle que je l'avais vue. Elle a bondi au plafond, en me disant que c'était toujours pareil, que c'était toujours la nuit qu'elle recevait de telles consignes.

Puis, elle est allée voir la malade. Comme elle n'avait pas encore pris sa décision, hésitant en conscience à effectuer cet acte, elle a, elle aussi, tourné autour du pot, reprenant les mêmes arguments que les miens selon lesquels les calmants peuvent faire lâcher le coeur, etc. Puis l’informant que l’aumônier était toujours là et qu’il pouvait revenir, elle lui a proposé de recevoir l'onction des malades au cas où elle décéderait dans la nuit. La malade a accepté. L'infirmière m’a fait venir. J’ai proposé à cette femme, qui était toujours radieuse, de préparer avec elle l’onction des malades, sachant que sa famille allait venir. Je lui ait dit que les choses étaient claires, qu'elle savait où elle allait, que demain matin peut-être elle ne serait plus là et que sa famille allait venir l'embrasser.

J’ai ensuite ajouté qu'il serait bien, lorsque sa famille serait présente, que celle-ci aille demander à l'aumônier de venir. Ce serait une manière de leur faire comprendre qu'elle savait que le lendemain matin, elle ne serait plus là. Nous avons préparé ensemble la célébration, puis j’ai été attendre dans la salle des infirmières. La famille a alors téléphoné pour savoir si j'étais là. Vingt minutes après, la famille est arrivée et est montée voir cette dame. Quelques minutes plus tard, le fils aîné m’a fait appeler, sa mère m’ayant demandé. Lorsque je suis arrivé dans la chambre de la malade, il y avait ses trois fils et son mari qui pleurait. Je me suis adressé à lui, en lui disant que je savais que son épouse lui avait annoncé une triste nouvelle, que derrière ses larmes, il y avait toute la peine qui était la sienne mais également de la tendresse. La malade m’a répondu que oui. Puis j’ai dit au mari : « Si votre épouse ne vous l'avait pas annoncé elle-même, qu'auriez-vous fait ? Vous seriez allé pleurer dans les toilettes ou au téléphone. »

Nous avons commencé l'onction des malades avec les textes que nous avions choisis ensemble avec la malade. Puis nous avons formé une chaîne et avons récité un « Notre Père ». Avant de partir, j'ai eu l'intuition qu'il serait bien de les faire échanger, de les faire parler. La malade a regardé son mari et lui a dit : « A toi Louis, j'ai envie de dire ceci, sois courageux, sois fort, je t'attendrai. » Puis se tournant vers ses trois fils, elle a hésité un moment, a baissé les yeux, les a regardés de nouveau et leur a dit : « A vous, j'ai envie de dire ceci. Je vous ai élevés, j'ai fait ce que j'ai pu : mais je vous ai aimés. » Nous nous sommes embrassés, puis je m'en suis allé rapporter à la surveillante ce qui s'était passé. J’ai quitté l'Institut et je suis rentré chez moi vers minuit ou une heure du matin.

Le lendemain matin, je suis arrivé vers 9 heures et ne sachant pas à quoi m'attendre, j'étais dans mes petits souliers. Je suis monté à l'étage. Et là, j’ai vu l'infirmière sortant de la chambre de cette dame, avec son chariot chargé de bouteilles, de seringues, de pansements, la mine allongée. Elle m’a rapporté que la malade lui avait demandé s'ils allaient continuer à lui faire des « misères » jusqu'à la fin. En effet, l'infirmière venait lui faire une prise de sang, alors qu'elle savait pertinemment qu'elle ne devait pas passer la nuit. Cette femme a pointé ce paradoxe de la situation.

Je suis entré dans la chambre et l’ai trouvée devant le téléviseur allumé, le journal en mains. Puis elle m’a tenu le propos suivant : « Ce matin, lorsque j'ai vu le médecin, il a été tout étonné de me trouver dans mon lit et m'a dit : Vous devez d’être en vie grâce à votre grande sagesse. » Cette femme a vécu encore douze jours, avec ce bonheur de vivre apporté par les rencontres avec sa famille et elle était alors comme une reine. Elle a acquis une dimension fantastique de maturité, elle a préparé ses obsèques, choisi sa robe, ses fleurs et ses chants. Au surplus, elle a reçu régulièrement la visite de sa famille. Sa belle-fille, avec laquelle elle n'entretenait pas de très bonnes relations, ne voulait pas que l'aumônier vienne lui rendre visite, car c'était supposer montrer l'imminence de la mort. Lorsque cette dernière lui a dit : « Oh mamie ! quel courage vous avez ! », cette femme lui a répondu : « Non, ce n'est pas du courage, c'est venu comme ça m’est venu. » Elle avait accepté son état et ses relations avec sa famille ont été marquées par une grande tendresse.

Après son décès, j'ai demandé à la famille d'adresser un courrier au directeur de l'hôpital pour lui raconter ce qui s'était passé. C'est ce cas que j'ai ensuite rapporté au père Verspieren, qui, comme je vous l’ai dit, l’a utilisé comme argument dans son article « Sur la pente de l’euthanasie ».

Après cela, j'ai demandé à M. Tubiana de me recevoir pendant les vacances de Noël, ce qu'il a fait. C'était ma deuxième année de présence à l'hôpital. Mon problème de l’année écoulée avait été de gagner d'abord la confiance des infirmières, avant de me faire connaître plus largement à l'hôpital. Je lui ai raconté comment cela s'était passé avec les infirmières puis je me suis senti assez à l'aise pour lui dire qu'allait paraître en janvier 1984, dans la revue des jésuites « Etudes », un article du père Verspieren sur un cas que j'avais vécu à l'Institut et que je lui avais rapporté. Comme je lui en avais fait part, il ne pouvait rien trouver à redire.

Le jour de la publication de la revue, le 2 janvier, la presse s'est déchaînée. Le « Figaro » donnait en gros titre : « Le père Verspieren dénonce l'euthanasie » et consacrait deux pages entières aux protestations de médecins comme le professeur Mathé selon lequel, cet article était inadmissible, que les médecins ne parlaient jamais de la mort et qu'il n'y avait que le clergé pour le faire. Cette affaire-là a été un moment très important car elle a permis d'asseoir, à l'intérieur même de l'hôpital, ma pratique, sans m’avoir obligé, pour autant, à jouer au syndicaliste.

Quelque temps après, il m'a été donné de vivre, dans le même service, une autre euthanasie. Comme j'étais autorisé à entrer dans toutes les chambres, j'avais rencontré une femme d'une quarantaine d'années, qui n’était visiblement pas pratiquante mais avec laquelle le contact avait été bon. Je l’ai retrouvée quelque temps après, sous assistance respiratoire, mal en point. Elle m’a dit qu'elle avait raté sa vie et qu’elle voulait réussir sa mort. Cette femme avait un fils de 9 ans qui un jour, pour suivre ses camarades, lui avait demandé d'aller au catéchisme, ce qu'elle avait refusé. Avant de mourir, cette femme avait cela sur le coeur.

Je savais, par les infirmières, que son mari leur avait fait part de son refus de faire venir l'enfant. Mais lorsque nous en avions parlé avec cette dame, je lui avais suggéré de proposer à son fils de venir la voir s'il le souhaitait. Elle m’a informé que son enfant était en banlieue parisienne assez loin, mais que deux couples d'amis seraient là après la messe. Elle m’a prévenu alors qu'après la communion à 17 heures, elle demanderait à ses amis d'aller voir son fils, de lui proposer de venir et s'il acceptait, de l'amener le lendemain. A 17 heures 30, je suis monté la voir après la messe. Elle ne semblait pas souffrir même si elle était sous assistance respiratoire. Les deux couples d'amis étaient présents dans la chambre, j’ai donné la communion, cette femme a communié, a prié pour son fils, et nous étions dans l'action de grâce.

A ce moment-là, est entrée dans la chambre, une femme médecin, responsable de la vingtaine d'anesthésistes de l'Institut qui s’est précipitée sur la perfusion et l'a accélérée. Quand j’ai vu cela, je l’ai suivie dans le couloir et lui ai dit que cette femme souhaitait voir son fils avant de mourir. Cette médecin s'est insurgée et a dit que l'on verrait cela plus tard, qu'on lui ferait signer un papier. Puis, je reviens dans la chambre et très rapidement, la patiente s'est trouvée dans l'incapacité de prononcer un mot. Mais derrière ceux qu'elle parvenait encore à prononcer, revenait le désir de voir son fils.

Quand elle est tombée dans le coma, je suis sorti de sa chambre. On m’attendait dans le couloir pour me demander de rejoindre la salle des infirmières où l’équipe médicale m'attendait pour me demander des comptes. Je leur ai dit qu'il était vrai que, dans un premier temps, aucun des deux parents ne souhaitait que l'enfant vienne rendre visite à sa mère à l'hôpital, mais qu’après en avoir discuté avec cette dernière et lui avoir proposé d'inviter son enfant à venir voir sa mère, elle avait envisagé cette visite et avait chargé les deux couples d'amis qu’elle avait auprès d’elle ce soir-là, d'aller annoncer à l'enfant que sa mère souhaitait la voir avant de mourir. Tout cela supposait quarante-huit heures de vie supplémentaires.

Je précisais que n’étant pas médecin, je ne savais pas si cela eût été possible mais que je regrettais seulement que si cela avait été possible, cela n'ait pas eu lieu. Tout le monde a alors compris l'enjeu de cette affaire.

A la suite de cela, les infirmières m'ont rapporté que, dans ce service, le patron avait été déstabilisé, parce que les infirmières, chargées d'accélérer le processus, ne le vivaient pas bien et déléguaient cette mission létale à garçon infirmier. Le médecin s'étant senti déstabilisé par les infirmières, avait alors fait appel à un psychanalyste.

Le fin mot de l'histoire, c'est que l'intervention de l'aumônier lui a été rapportée. J'ai donc été convoqué pour rendre compte de ce qui s’était passé. J'ai exposé la logique que j'avais suivie pour expliquer ma position. Ceci a été une étape très importante. La femme médecin ne m'en a pas voulu, sinon qu'un jour elle m'a dit : « on ne tue plus à Gustave Roussy ».

Un autre soir, je l’ai rencontrée en compagnie d'un ami médecin, qui était également un ami commun au père Verspieren et à moi. Cet homme, qui était médecin, avait été président des étudiants en médecine de Laennec. Cette rencontre avait lieu peu après la sortie de l'article dans lequel le père Verspieren faisait état d'une autre affaire et s’interrogeait sur une surveillante, quittant son service le vendredi soir, qui s'adresse à ses infirmières en ces termes : « Un tel, je ne veux plus le voir lundi ». Notre ami médecin considérait que le père Verspieren exagérait. Pour lui, il était impensable qu'une surveillante puisse avoir de tels propos. Je lui ai dit alors que cela s'était effectivement passé ici et je lui ai désigné la surveillante en question.

M. le Président : Vous ne nous avez pas parlé de demande d'euthanasie formulée par le malade. Avez-vous été confronté à cette situation ?

M. Léon Burdin : J'ai eu plusieurs de ces demandes. La plus caractéristique a été la suivante. J'avais en charge, comme aumônier, deux hôpitaux, l'Institut Gustave Roussy et La Grange, une annexe de Villejuif située à 40 kilomètres. On rassemblait dans cette annexe, dépourvue de véritable appareillage, les personnes en attente d'examens et de contrôle, en cours de petites chimiothérapies, en expérimentation et en fin de vie.

Un jour, passant dans ces services, les infirmières m’ont envoyé rendre visite à une malade qui réclamait l'euthanasie car elles ne voulaient pas s'engager dans cette voie. Cette dame, âgée d'une soixantaine d'années, était l'épouse d'un professeur d'université. Je suis entré dans sa chambre, elle m’a dit qu'elle n'était pas croyante puis nous avons commencé à parler et, très rapidement, elle m’a dit qu'elle avait demandé l'euthanasie. Je l'ai écoutée attentivement, assis sur son lit. Lorsque son mari est arrivé, il a surpris sa femme en train de parler de sa mort avec un aumônier. Je me suis senti alors un peu pris au piège. Je me suis présenté, lui expliquant que je venais voir son épouse qui avait demandé l'euthanasie et que nous étions en train d’en parler. Nous avons commencé à en discuter tous les trois.

Au moment de partir, cette femme m’a dit qu'il serait bien que je revienne la semaine suivante, car sa fille serait là. Elle voulait que nous reprenions avec sa fille la même conversation. Je me rendais tous les jeudis à cette annexe mais la semaine suivante, je n'ai pas pu y aller. Toutefois, j'ai appris la chose suivante dans les couloirs de Villejuif. Le responsable de l'annexe de La Grange, qui était un cancérologue très connu, était, cette année-là, président de la Conférence internationale du cancer qui devait tenir un congrès international à Barcelone. Cet homme subissait des pressions des militants de l'association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) qui le travaillaient au corps pour qu'il inscrive, à l’ordre du jour de cette réunion, la question de l'euthanasie, ce qu'il refusait. Pour preuve, il évoquait le cas d’une de ses patientes qui demandait l'euthanasie et qui, tout à coup, sans que l'on sache pourquoi, avait demandé à aller mourir dans sa famille. En fait, ce qui avait fait changer d'avis cette femme était sa rencontre avec sa fille. Elle était retournée à Bordeaux, où elle a été accueillie par sa famille et où elle est morte.

M. Pierre-Louis Fagniez : J'ai été très intéressé par votre exposé qui apporte un témoignage très fort car, au-delà de votre haute spiritualité, on voit que vous êtes un homme de terrain, et c'est en tant qu'homme de terrain chrétien, que je voudrais vous interroger.

Vous avez très justement soulevé le problème du délai du décès du malade estimé par l’équipe de soins. Dans le cas que vous avez exposé, la malade, qui devait mourir dans la nuit, a en fait vécu douze jours. C'est un délai qui ne manque pas de soulever des questions.

En tant que chrétien, comment réagissez-vous à cette espèce de loi ? On vous dit que cette femme va mourir dans la nuit. Que veut dire ce délai ? Car, de ce délai, va dépendre toute la mise en scène de l'accompagnement de fin de vie. J'aimerais que vous réagissiez, non pas en tant aumônier mais en tant que chrétien, car nous avons déjà entendu ici le Grand Rabbin Sitruk, à qui j'ai posé la même question et dont la réponse a été la suivante : « Pour nous, tant qu'il y a de l'espoir, on ne parle pas de mort, on attend la vie. »

M. Léon Burdin : J'ai envie de vous répondre en tant que chrétien et de réagir en tant qu'homme. Je crois que le christianisme nous dit quelque chose qui est de l'ordre de l'humain et je vous répondrai comme le Grand Rabbin Sitruk.

Ce qui me semble fondamental, c'est d’avoir conscience que jusqu'aux derniers instants, l'homme est un vivant et que la vie se déploie dans cette rencontre avec la mort. C'est dans cette rencontre-là que se passent des feux d'artifice de vie. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que peut représenter par exemple, comme énergie humaine, une réalité qui n'a pu être acceptée pendant toute une vie et qui est acceptée au moment de la mort. C'est donc une poussée de vie qui permet alors la reconnaissance et l’émergence de cette réalité. Cela pose le problème du délai et de la liberté de l’intervention humaine.

Le délai, déterminé par les équipes médicales, est commandé par une idéologie et parfois également par la mort imaginaire. Aussi est-il important de distinguer entre le « mourir » et la mort. Le « mourir », ce n'est pas la mort. La mort est une abstraction, un élément abstrait, prélevé de l'ensemble du processus qui est engagé par l'éventualité de la mort. Dans mon livre, j'ai essayé de définir ce qu'est le « mourir » : « Il rassemble sous lui cette chaîne d'actes intimes que la perspective de la mort envisagée suscite en l'homme, dans le temps qui précède sa mort, il est ce corpus d'actes que celui-ci inscrit dans le temps, dans son corps, dans son coeur et son esprit pour préparer l'événement. Le « mourir » désigne l'ensemble cohérent de ces actes éminemment personnels par lesquels l'homme saisit laborieusement la possibilité de faire sienne cette réalité qu'il n'a pas choisie, mais qui le concerne pourtant au plus haut point, sa mort.

En tant que chrétien, je voudrais vous citer une phrase qui me tient beaucoup à coeur. Ceux qui, dans une rencontre avec la mort, ont rencontré le sens de la vie, ce sont ceux qui sont entrés dans la vie ce jour-là. Je vous cite une phrase de Maurice Zundel : « Tous les problèmes sur l'au-delà sont en porte-à-faux parce que précisément, on se demande si on sera vivant après la mort au lieu de se demander si on sera vivant avant la mort. Il n'y a aucun sens à postuler quoi que ce soit au-delà de la mort, si d'abord on n'a pas vaincu la mort durant la vie. C'est dans la mesure où on vaincra la mort durant la vie que l'on atteindra un sommet d'où l'on pourra entrevoir l'horizon de l'immortalité comme une réalité d'ailleurs intérieure à nous-mêmes car le véritable au-delà est un au-dedans. Il est donc bien clair que la vraie question, c'est d'être vivant avant la mort. Il est bien vrai qu'on n'entre pas dans le ciel comme s'il s'agissait d'aller quelque part. Il faut devenir le ciel. Il faut le devenir. »

Pour illustrer cela, je vais vous citer le cas d'un jésuite, grand éducateur dans son collège. Cette homme, atteint d'un cancer du foie bien prononcé, s'était adressé à un certain nombre d'hôpitaux et en fin de parcours, sur les conseils d'un de ses neveux professeur de médecine, il était arrivé à Gustave Roussy, dans le service dirigé par le professeur Amiel.

Toutes les trois semaines, quand ce jésuite, un homme croyant, revenait pour une chimiothérapie, j'allais lui porter la communion. Sa question récurrente était de savoir s'il allait s'en tirer. En moi-même, j'avais le sentiment que cet homme ne vivait pas son « mourir ». Il était en train de le dénier, il voulait à nouveau chausser ses bottes de cuir et ses éperons d'or. Il était humain.

Un beau jour, je me dis que cet homme ne vivait pas sa mort. En moi-même, j'étais navré de voir un homme de cette qualité s'en aller comme cela. Après trois semaines de congé, il est revenu à l'Institut pour une chimiothérapie et, de nouveau, m’a demandé s'il allait s'en sortir. Je me suis assis sur son lit, je l’ai regardé et je lui ait dit : « Ecoutez Mon Père, vous savez d'où vous venez, vous savez par quel parcours vous êtes passé avant d'arriver ici chez le professeur Amiel, vous savez qui est cet homme. » Il s'est arrêté, plombé, et au bout d'un moment, m’a dit : « Comme je vais aller célébrer un grand mariage dans ma famille, dois-je le leur dire ? » Je lui ai répondu que le problème était là.

Il est parti, il a béni un premier mariage, puis un deuxième aussi grand que le premier. Dans la région d'où il était originaire, il était le président des anciens élèves de son collège, ce qui supposait qu’il connaissait beaucoup de monde et il leur a annoncé sa mort imminente. Puis il a demandé aux responsables du collège à recevoir l'onction des malades dans la chapelle. Il faut imaginer ce grand bonhomme à terre devant tous les élèves auxquels il avait annoncé sa mort imminente. Quand je l'ai revu, il m'a dit : « Père, j’ai découvert la tendresse ».

En fait, cet homme était devenu un parmi d'autres et, à partir de ce moment-là, les gens ont commencé à lui parler de sa vie. Il m'a montré une lettre que lui avait adressée un de ses anciens élèves qui osait lui dire ceci : « Mon Père, quand j'étais en première, je ne vous aimais pas, vous étiez dur. Mais merci d'avoir été ce que vous êtes. » Jusqu'au dernier moment, cet homme a passé son temps à écrire, a envoyé des lettres même aux hôtelières et aux diététiciennes. 6 000 personnes assistaient à son enterrement.

Cet homme est entré dans la vie, vivant ce jour-là, alors que sa foi n'entamait pas cette hauteur dans laquelle il vivait. Il y a eu un effet de l'acte de mort qui lui a permis de démanteler sa clef de voûte et de faire surgir quelque chose qu'il a probablement cherchée toute sa vie. Il est entré dans la vie.

Audition de M. Renaud Denoix de Saint Marc,
Vice-Président du Conseil d’Etat



(Procès-verbal de la séance du 3 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie, créée à la suite de l'affaire Humbert qui a fait l'objet d'une forte médiatisation, s’est donc constituée dans un climat d’émotion.

Après avoir auditionné les philosophes, les religieux, les sociologues et les historiens sur les problèmes généraux de la mort dans notre société, nous avons auditionné le monde médical. Celui-ci nous a notamment indiqué que les dispositions de la loi du 4 mars 2002 sont peu connues du monde médical voire du monde administratif. Certains des médecins auditionnés nous ont également expliqué que la plupart d'entre eux travaillent aujourd'hui selon des critères de consensus validés par des sociétés savantes nationales, européennes et internationales qui portent, pour la plupart, sur les interruptions de soins. Dans ce domaine, ils nous ont dit leur sentiment à la fois d'avoir beaucoup progressé mais ils nous ont aussi fait part d'une certaine instabilité juridique, en raison de leur difficulté à déterminer dans quelle mesure ils sont dans une situation de non-assistance à personne en danger ou, au contraire, dans une situation d'arrêt d’acharnement thérapeutique ou d'obstination déraisonnable.

L’autre point développé par les médecins concerne leur attitude face à la demande de mort revendiquée par un certain nombre de malades, demande dont on connaît l'ambivalence. Certains médecins ont bien intégré le fait que le double effet, c'est-à-dire l'augmentation de doses de médicament visant à calmer la douleur et pouvant éventuellement entraîner ou hâter la mort, était acceptable. Toutefois, ils ont conscience que, dans notre pays, il y a certaines dérives. Ainsi, sans l’avis du patient, des cocktails lytiques sont administrés non plus pour calmer le malade, mais pour hâter sa fin, voire pour éliminer un patient dont l’état est insupportable pour l'entourage familial ou médical.

Si l’on examine la jurisprudence, il nous semble qu’il y a des divergences, notamment sur le respect du refus de soins exprimé par le malade. On peut donc se poser la question de savoir jusqu’à quel point le médecin doit et peut respecter la demande de liberté du patient, liberté très revendiquée par certaines associations comme l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), même si cela a pour conséquence d’entraîner la mort du patient à plus ou moins court terme.

Une autre situation pose problème aux médecins. C’est celle où le malade est inconscient et qu’à la suite d’un accord collégial au sein de l’équipe médicale et en accord avec la famille ou les proches, une interruption des soins est décidée. Ce genre de décisions est toujours difficile à prendre et déstabilise le corps médical, qui ne sait pas s'il est en faute ou pas.

Enfin, se pose le problème délicat du passage des soins curatifs aux soins palliatifs. Là aussi, on peut déceler quelques incertitudes de la jurisprudence. En effet, il peut être considéré que le médecin a arrêté trop tôt les soins curatifs, même si cela s’est fait avec l’accord du patient. En sens inverse, le médecin peut se voir reprocher de se livrer à de l’acharnement thérapeutique.

Les membres de la Mission d’information sur l’accompagnement de fin de vie ont aujourd’hui plusieurs préoccupations :

– Faire cesser les pratiques euthanasiques clandestines, sauvages et hâtives, qui sont effectuées par des médecins dans des conditions où, généralement, l’avis du patient n’est pas pris en compte.

– Protéger les bonnes pratiques médicales, au moins dans le cadre du refus de soins, de l’acharnement thérapeutique ou de l’obstination déraisonnable ainsi que du double effet du traitement calmant.

Sur l'ensemble de ces problèmes, considérez-vous que notre loi et notamment le code de santé publique sont suffisamment explicites ? Ou devons-nous aller vers une clarification, voire une modification de certaines dispositions du code civil, du code pénal, du code de la santé publique ou du code de déontologie médicale ? Voilà quelques éléments pour resituer l’état d’esprit dans lequel travaille notre mission.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Je vous remercie d’avoir bien voulu cadrer le fond du débat. Tout d’abord, je voudrais insister sur le fait que je ne suis pas un spécialiste des questions médicales. Ni ma formation ni ma pratique professionnelle ne m’ont beaucoup poussé à réfléchir à ces questions. Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil d’Etat n’est pas très riche dans le domaine qui vous intéresse. Cependant, comme tout « honnête homme », j’ai quelques idées sur ces questions.

En premier lieu, je vous exposerai les positions que le Conseil d'Etat, en tant que juridiction administrative, a pu prendre sur les sujets touchant directement ou indirectement l'objet de votre mission. Nous n'avons qu'une compétence très partielle au regard du champ de vos investigations, puisque nous ne pouvons pas connaître du comportement individuel du médecin sous son aspect pénal. Nous sommes irrémédiablement incompétents dans ce domaine. Nous ne pouvons connaître l’activité des médecins que sous son angle déontologique, c’est-à-dire disciplinaire. Cela suppose qu’il y ait eu des poursuites disciplinaires, une sanction et que celle-ci ait fait l'objet d'un pourvoi devant le Conseil d'Etat. S’agissant des auxiliaires médicaux, nous n’avons aucune compétence en matière pénale et pratiquement aucune en matière déontologique puisque, même si des lois récentes ont doté les professions paramédicales d’institutions disciplinaires, ce contentieux n'est, jusqu’à présent, pas remonté jusqu'au Conseil d’Etat. Il reste le contentieux disciplinaire des agents publics.

Le Conseil d’Etat a, par ailleurs, à connaître du contentieux de la responsabilité de l’établissement hospitalier public qui pourrait être mise en cause sur le terrain quasi délictuel, au motif qu’un médecin ou qu’un auxiliaire médical auraient pratiqué des actes irréguliers illicites ayant causé un dommage à un patient ou à sa famille. S’agissant de ce dernier point, la mise en cause de la responsabilité de l'établissement hospitalier est relativement fréquente, lorsqu’il s’agit d’actes opératoires ou de diagnostic médical. Mais, dans le domaine qui vous intéresse, c’est-à-dire l’accompagnement de la fin de la vie, les actes d’euthanasie ou d’acharnement thérapeutique, je n'ai trouvé aucune décision dans les quinze dernières années. Mes recherches ne m’ont pas non plus permis de trouver des décisions relatives à l’atteinte à la dignité du malade. Il n’y a donc aucun précédent, s’agissant de la dignité du malade, de l’acharnement thérapeutique et de l'euthanasie illicite.

C'est donc uniquement sous l'angle de la déontologie que nous avons pu prendre des positions sur un certain nombre de cas, qui peuvent éclairer les travaux de votre mission. Le code de déontologie, dans son dernier état, est fixé par un décret en Conseil d'État du 6 septembre 1995 et comporte un certain nombre de dispositions intéressantes au regard de l’objet de votre mission. Les dispositions les plus générales figurent à l'article 2 du titre premier selon lequel : « Le médecin au service de l’individu et de la santé publique exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. » Les dispositions relatives aux devoirs du médecin envers les patients, figurent au titre II, plus précisément aux articles 37 et 38. L’article 37 dispose qu’« en toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l'assister moralement, et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique. » Cet article pose les limites à l’acharnement thérapeutique. Selon l’article 38, « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu'à ses derniers moments, assurer par des soins et des mesures appropriés, la qualité d'une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort. » C’est dans ce cadre déontologique que nous avons pu avoir quelques occasions de statuer.

Nous avons d’abord eu à statuer sur la légalité de ces dispositions. L’équivalent de l’article 38, dans un code de déontologie antérieur, a été attaqué par une association, l'Union syndicale des médecins respectant la vie humaine. Cette association prétendait que la disposition en vigueur à l’époque, dont la rédaction était identique à celle de l'article 38 actuel – « Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort » - n’interdisait pas l'euthanasie. Par un arrêt du 4 août 1982, le Conseil d'Etat a jugé que, contrairement à ce que soutenaient les requérants, cet article 38 prohibait bien l'euthanasie.

Mais l'aspect le plus intéressant concerne les arrêts du Conseil d'Etat statuant comme juge de cassation des décisions disciplinaires prises par les juridictions ordinales à l'égard des médecins. Nous avons eu, par exemple, le cas d'un recours d'un médecin qui demandait l'annulation d'une décision de la section disciplinaire du Conseil national de l'ordre des médecins qui lui avait infligé une peine d’interdiction de la médecine, pendant un certain temps, pour avoir pratiqué un acte d'euthanasie sur l’une de ses patientes. La Section disciplinaire de l’ordre national des médecins, en tant que juge du fond, avait considéré que l'injection à la patiente d'une dose de chlorure de potassium, destinée à procurer une mort immédiate, constituait bien un acte d’euthanasie active prohibé par l’article 38 du code de déontologie, quelles qu’aient été les circonstances et notamment celles tirées des souffrances de la patiente et des inconvénients pour l'entourage de la progression de la gangrène dont la patiente était atteinte. Dans cette affaire, c’était un cas d’euthanasie assez typique : incurabilité, douleurs intenses et grands inconvénients pour l'entourage, notamment familial, du malade. Le Conseil d'Etat a rejeté la requête de ce médecin et a considéré que les faits réprimés par la section disciplinaire du Conseil de l’ordre des médecins avaient été correctement qualifiés par référence à l’article 38 du code de déontologie, en ce sens qu'ils constituaient bien un acte d'euthanasie. Le Conseil d’Etat a ajouté que le juge disciplinaire n'avait pas non plus méconnu le principe de « sauvegarde de la dignité de la personne humaine » car le médecin, pour se justifier, prétendait, qu’il avait mis fin aux jours de cette personne au nom de la sauvegarde de ce principe de dignité.

Ce principe de dignité de la personne humaine est aujourd'hui reconnu comme un principe constitutionnel, mais certainement pas dans le sens où il était invoqué par le médecin dans son pourvoi. De même, le médecin invoquait l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel « Nul ne peut être soumis à des traitements inhumains ou dégradants ». Dans cette affaire, le Conseil d'Etat a précisé que cet article 3 ne visait certainement pas l’hypothèse dans laquelle ces traitements étaient des soins thérapeutiques. Tout cela montre par parenthèse, que les plaideurs arrivent à faire dire n’importe quoi aux textes de portée générale. Par cette décision, le Conseil d’Etat a jugé que l’article 38 du code de déontologie, qui condamne toute forme d’euthanasie, n'était contraire ni au principe de la dignité de la personne humaine ni à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cette jurisprudence peut être replacée dans le contexte d’une jurisprudence d’une portée plus générale, qui a été confirmée très récemment et qui met au premier rang, la sauvegarde de la vie. Le devoir du médecin est de préserver la vie et non pas de laisser mourir son patient. Il s’agit d’un arrêt d’assemblée récent, rendu sous ma présidence, du 26 octobre 2001. Nous étions en présence du cas assez difficile des témoins de Jéhovah qui s'opposent à toute transfusion sanguine. Nous avons essayé de concilier le principe de la sauvegarde de la vie, premier devoir du praticien, avec celui du consentement du malade. Dans cette affaire, se posait le problème du consentement du malade à subir une transfusion sanguine. Nous avons considéré qu'en règle générale, le médecin doit respecter la volonté du malade. C’est un des principes les plus certains du code de déontologie. Mais nous y avons apporté la restriction suivante, à savoir que lorsqu’il en va de la survie du patient, le médecin peut accomplir un acte indispensable à cette survie et proportionné à l'état du patient. En l’espèce, le praticien avait pratiqué une transfusion de sang sur un « témoin de Jéhovah » et nous avons jugé qu’il avait pu légalement le faire. Mais nous avons précisé une transfusion de sang, et non pas une, deux ou quatre transfusions de sang par semaine. Comme les pièces du dossier tendaient à établir que cette unique transfusion de sang était la condition de la survie du malade, il était licite que le médecin la pratique. Cela ne veut pas dire qu’il était obligé de le faire, mais cela lui donnait le droit de transgresser la volonté du patient, à un moment donné, pour assurer sa survie. Cet arrêt est intéressant, en ce sens qu’il montre comment le Conseil d’Etat concilie deux droits contradictoires. Dans le cas présent, il y avait, d'une part, l'obligation pour le médecin de recueillir le consentement du malade, et, d’autre part, le devoir d'assurer sa survie. Cette conciliation s’est faite sur la base du raisonnement juridique suivant : il n'est pas fautif pour un médecin de transgresser la volonté du malade pour lui faire une transfusion de sang, si cette transfusion était la condition de sa survie. C'est en quelque sorte de la casuistique. Le Conseil d’Etat aura peut-être l’occasion d’aller plus loin dans cette jurisprudence et de la préciser.

M. le Président : Le fait que le refus du malade ait été motivé par une conception religieuse a-t-il été pris en compte par le juge ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Non. La motivation du consentement ou de refus de consentement du malade est son affaire personnelle. Le fait qu'il ait été témoin de Jéhovah n’a pas joué.

M. Michel Piron : Je ne sais pas si le terme de religieux est approprié concernant les témoins de Jéhovah.

M. le Président : En effet, je retire donc le terme de religieux.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : J'ai trouvé une ordonnance de référé du 16 août 2002 qui reprend à peu près les mêmes termes : « Le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu'il se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale. Toutefois, les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu'elle est protégée par l’article 16-3 du code civil et l’article L. 1111-4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale, quand après avoir tout mis en oeuvre pour convaincre un patient d'accepter ces soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état. » Le juge des référés s’est appuyé sur ce que nous avions précédemment jugé en assemblée du contentieux.

Cela montre bien que le respect de la volonté du malade, qui est une liberté fondamentale, doit être concilié avec le maintien de la vie, lorsque la volonté du malade compromettrait gravement les chances de sa survie. Voilà où nous en sommes dans cette casuistique.

M. le Président : Cette décision est-elle postérieure à la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Oui, c’est une décision d’août 2002. Le maintien du malade en vie reste l'objectif le plus fondamental de l’acte médical ou chirurgical dans notre jurisprudence. Le respect de la vie est au premier plan puisque même le respect de la volonté du malade, au moins dans certains cas très précis, doit céder devant le maintien de la vie. C’est ainsi que j'interprète notre jurisprudence.

Le respect de cet objectif de protection de la vie, joint à l’affirmation de la nécessité de préserver la dignité de la personne, laisse donc très peu de place à l'idée d'euthanasie. Il s'agirait de l'euthanasie provoquée, soit par un acte positif destiné à entraîner la mort – l'injection de chlorure de potassium comme dans l’affaire que j’évoquais précédemment –, soit par l’abstention volontaire d’accomplir un acte salvateur qui, compte tenu de l’état du malade, pourrait le sauver.

C'est là toute la distinction entre l'acte d'euthanasie par omission et la cessation de l’acharnement thérapeutique, qui est la constatation que la survie n’est due qu’à des procédés artificiels comme l’existence d’un respirateur que l’on arrêterait. Au moins sur le plan intellectuel, il y a donc une distinction assez nette entre l’arrêt de l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie par omission, qui est le fait de ne pas accomplir un acte qui pourrait être salvateur ou prolongateur de la vie.

Avec la loi hospitalière de 1991, le code de déontologie de 1995, les lois de 1999 et de 2002, les soins palliatifs destinés à aider les mourants à finir leur vie dans la dignité ont fait leur apparition dans le droit français. Ils constituent à la fois un frein à la tentation de l'acharnement thérapeutique, lui aussi condamné par la morale et la déontologie, et à l'euthanasie qui demeure interdite, à bon droit, par notre législation.

Je sais bien que trois pays voisins de la France – la Suisse, la Belgique et les Pays-Bas – ont une législation sur l’euthanasie. Même si je n’ai pas une connaissance très approfondie de ces législations, il me semble que la loi belge est manifestement très peu satisfaisante, puisque, en caricaturant un peu, elle consiste à valider l'acte d'euthanasie devant une commission, une fois l'acte accompli. La loi néerlandaise n’est guère meilleure. On trouve également une législation dans l'Oregon, aux Etats-Unis, dont je ne connais pas l’économie.

Dans le contexte juridique où la vie est entourée de respect, où notre droit protège l’individu contre toute atteinte, même à l'égard des atteintes qu'il voudrait s'infliger à lui-même, où la vie et l'intégrité corporelle sont totalement protégées, où même le bien-être des êtres sensibles que sont les animaux fait l'objet d'une réglementation, il paraît tout à fait inconcevable d’admettre la licéité de l'euthanasie, c'est-à-dire d'une « bonne mort » provoquée, soit par un acte positif, soit par l’abstention d'un acte salvateur.

Vous me demandiez, Monsieur le Président, jusqu’où l’on peut aller dans le refus de soins. Selon notre jurisprudence, lorsque le malade a exprimé un refus de soins, le médecin doit faire prévaloir le principe du caractère sacré de la vie.

M. le Président : Je vous remercie de nous avoir éclairé sur cette jurisprudence dont vous avez dit qu'elle était peu abondante. Cela ne nous permet donc pas d’en tirer des conclusions de portée suffisamment générale.

Quelle serait, à votre avis, la position du juge administratif dans le cas d’un patient atteint d'un cancer évolué, qui refuserait la proposition d'un médecin d'entreprendre une autre chimiothérapie, en invoquant l'état d'avancement de sa maladie pour justifier son refus ? Même si le médecin considère que la survie, au moins à court ou moyen terme, du patient dépend de ce nouveau traitement, serait-il condamnable de ne pas le forcer ? Sans doute la durée prévisible de la vie du patient devrait être prise en compte. Il est certain que si la famille d'un enfant de 10 ans s'oppose à une transfusion à la suite d’une hémorragie grave, les médecins passeront outre ce refus. Nous sommes là sur le terrain du bon sens et du droit. Mais quelle devrait être l’attitude d’un médecin à l’égard d'un témoin de Jéhovah en fin de vie et qui refuse une transfusion qui lui sauverait la vie, au moins pour quelques jours ou quelques semaines ?

Irions-nous dans le sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle il faut demander son avis au malade, sachant qu'en cas de refus et si les soins sont considérés comme salvateurs – et le terme est un peu flou –, le médecin pourrait passer outre ce refus et s'il ne le fait pas, il risquerait d'être condamné.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Nous avons indiqué que la thérapeutique salvatrice devait être proportionnée à l'état du patient. S’il s’était agi d’un témoin de Jéhovah âgé de 90 ans, peut-être notre décision eût été différente !

M. le Président : Dans ces situations, la notion de proportionnalité peut donc nous aider à donner une réponse juridique appropriée. Supposons que l'on annonce à un homme lucide qu'il est atteint d'un cancer et qu'il doit être opéré. S'il refuse, il met en jeu son pronostic vital à moyen terme car son état lui permettrait, s'il était opéré, de gagner plusieurs années de vie Dans un tel cas, peut-on envisager que le médecin puisse être poursuivi, s’il ne passe pas outre le refus de soins du patient ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Si le patient donne, lucidement et de façon éclairée, un avis absolument hostile au traitement, je crois que le point de vue du patient doit l'emporter. Mais je ne suis ni confesseur, ni juge unique en la matière…

M. Gaëtan Gorce : Dans le prolongement de ces questions dans lesquelles vous ne pouvez vous exprimer ni comme confesseur, ni comme juge unique, on peut se demander s'il n'y a pas pour le médecin, dans les situations que vous décriviez, une obligation d'intervenir dans la mesure où vous avez jugé que la notion de non-assistance à personne en danger peut entrer en contradiction avec le consentement du malade. Quelle solution aujourd'hui le droit nous offre-t-il pour résoudre une telle contradiction ? En effet, on peut se demander si la famille du patient ne pourrait pas reprocher au médecin de ne pas être intervenu. Ne vous paraît-il pas souhaitable de clarifier les éléments du débat ?

Vous évoquiez tout à l'heure, d'une manière assez lapidaire, les lois belge et hollandaise et vous indiquiez qu’elles posaient toute une série de problèmes. Notre loi a posé le principe du consentement du malade et organise le refus de soins en cas d’acharnement thérapeutique. Je souligne, à ce propos, que cette notion d’acharnement thérapeutique gagnerait à avoir une définition légale, car aujourd’hui, elle n’est définie que dans le code de déontologie médicale. Ne pensez-vous pas que le dispositif législatif, actuellement en vigueur, sans toutefois reconnaître un droit de mourir, a mis en place un système dont le prolongement naturel serait d’accepter le respect de la volonté d’une personne de ne pas subir d’acharnement thérapeutique, voire de mourir, après que soient vérifiés la réalité de son état de santé et de sa volonté ? Un tel système vous apparaîtrait-il comme un prolongement des dispositions législatives actuelles ou considérez-vous qu’il s’inscrirait en rupture avec elles ? J’ai personnellement le sentiment que l’on s’inscrirait plutôt dans le prolongement…

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Il est très difficile, voire impossible, de légiférer sur le fond en la matière car il y aura toujours des définitions sur lesquelles il y aura une part d'incertitude. Il reviendra toujours au juge du fond - juge de la déontologie, juge pénal en cas de poursuites pénales, juge administratif en cas de mise en cause de la responsabilité d’un établissement hospitalier - de préciser, à partir des définitions données par les textes, la qualification juridique.

S'il y a matière à légiférer, cela pourrait, peut-être, se faire sous l'angle de la procédure, c'est-à-dire qu’il pourrait, par exemple, être précisé qu’un médecin doit s'entourer de l'avis d'un collège. Il me semble que c’est le maximum que l'on puisse faire. C'est d'ailleurs un peu ce qui se passe dans le domaine de l'avortement thérapeutique. A titre personnel, je m'interroge sur la nécessité de légiférer. Y a-t-il vraiment matière à légiférer dans ce domaine ? Est-il sain de légiférer ? Le législateur doit-il donner au médecin une sorte de bonne conscience, en proposant qu'un collège de déontologie et de morale, au sein de l'établissement ou au sein du conseil départemental de l'ordre des médecins, lui donne sa bénédiction ou lui interdise de pratiquer un acte et qui, donc, prendra la décision à sa place ? J'avoue mes réticences.

S’agissant de votre question sur l'obligation d'intervention du médecin, la famille pourrait effectivement introduire une action en ce sens, mais serait-elle fondée à le faire ? Tout est affaire d'espèce. Toutefois, si on considère que le premier de tous les devoirs du médecin est de sauvegarder la vie, et que celui du consentement du malade vient légèrement en second dans l’ordre des priorités, cela pourrait confirmer votre analyse.

M. Michel Piron : Vous venez de rappeler que deux principes peuvent entrer en contradiction, celui, quasi absolu de sauvegarder la vie et celui du respect de la libre volonté du malade. Vous souligniez que le respect de la vie est prioritaire. Je ne pense pas que ce soit d'ailleurs une question totalement casuistique : il va de soi que la sauvegarde de la vie précède et conditionne le maintien de la liberté, même celle de celui qui souhaite la perdre. Le problème est que l’on peut également poser la liberté comme un absolu. La liberté, c'est aussi celle de renoncer à sa propre liberté. Il y aurait donc conflit entre deux absolus.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : C’est la raison pour laquelle notre jurisprudence ne met pas sur un strict pied d’égalité ces deux absolus, si l’on peut dire. Si je reprends les termes de l’arrêt du 26 octobre 2000 et sans trahir le secret du délibéré, le Conseil d’Etat place la protection de la vie légèrement au-dessus du respect du consentement.

M. Michel Piron : J'aime beaucoup votre dernière formule « S'il y a lieu de légiférer » qui est très pesée et prudente. Vous pensez que légiférer ne serait sans doute possible que sous l'angle de la procédure. En effet, nous sommes face à des notions qui, par définition, ne sont pas de l'ordre du définissable.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Nous sommes confrontés à une série de casuistiques, tous différentes l'un de l'autre, car chaque cas humain est différent de celui du voisin. Tout dépend de l'état de santé de la personne, de son environnement familial, religieux ou spirituel…. A un moment, il n'est plus possible de légiférer. Le médecin est placé face à sa seule conscience, celle-ci pouvant toutefois être confortée et enrichie par la confrontation avec deux ou trois autres personnes, par exemple ses confrères, qui auraient une compétence avérée dans les domaines de la déontologie, de la morale et de l’éthique.

M. le Président : Je voudrais faire une petite remarque d'ordre médical. Dans l'affaire concernant le témoin de Jéhovah refusant la transfusion, le médecin que je suis sait qu'une seule transfusion ne sauve jamais une vie. Seules des transfusions massives peuvent assurer une survie. Une seule transfusion peut seulement entraîner une amélioration mais jamais être décisive de la mort ou de la vie. L'action médicale doit être forte pour ramener quelqu'un de la mort certaine à la vie possible. N’y a-t-il pas un paradoxe de passer outre la liberté du malade pour une seule transfusion ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Je ne suis pas médecin donc je ne peux vous répondre sur ce point. Il est certain qu’en l’espèce c'était une transfusion ponctuelle et non pas une série de transfusions.

Mme Martine Aurillac : Au début de votre intervention, vous avez indiqué que vous alliez vous exprimer en tant que professionnel du contentieux. Maintenant, je vais être un peu indiscrète et je souhaiterais vous demander quelle est votre propre définition de la dignité. En effet, vous savez que nos concitoyens ont peur de deux choses : mourir dans la souffrance mais aussi mourir dégradé et diminué. Leur image, aux yeux de ceux qu'ils aiment et à leurs propres yeux, est en effet quelque chose de très important.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Chère Madame, je suis bien incapable de vous donner une définition de la dignité. Je crois qu'effectivement, je n'aimerais pas mourir sur un lit d'hôpital, entouré de fils et de tubes, dans la souffrance et la déchéance physique et intellectuelle. Je vous dis cela aujourd'hui, alors que je suis bien portant et que j’ai le privilège d’être reçu par la représentation nationale. Mais peut-être le jour où je serai dans le fond d’un lit dans un hôpital, tiendrai-je à mon dernier souffle de vie et je ne suis pas certain de vous tenir le même langage.

C'est pourquoi il ne faut absolument pas s’engager dans la voie du « testament de vie » qui s'avère en fait être un testament de mort. En effet, il est très facile de dire, quand on est en bonne santé, que l'on veut mourir lucidement, sainement, proprement et ne subir aucune intervention qui fasse obstacle à ce processus. Quand le moment sera venu, on ne refusera peut-être pas l’acharnement thérapeutique pour aller jusqu'au lendemain. Tous autant que nous sommes, en tant qu'individus lucides, nous ne souhaitons pas finir notre vie entourés d'un équipement d'aide à la survie, avec une ventilation et des perfusions, dans des souffrances inhérentes à ce type de situation. Dans l’idéal et dans l’abstrait, nous préférons tous mourir dans la propreté, aussi rapidement que possible, en pleine possession de nos moyens, c'est cela la dignité.

M. le Président : A la lecture de la jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, il semble qu’il y ait certaines divergences. La jurisprudence du Conseil d'Etat a tendance à privilégier le respect de la vie au détriment de la liberté et du choix du malade, tandis que la Cour de cassation aurait tendance à rendre des décisions qui vont plutôt dans le sens inverse. Certes, la ligne de crête est étroite entre le respect de la volonté du malade et la prise de décision médicale par rapport à l’état de santé du patient. Mais n'y aurait-il pas là matière à clarifier et à fixer la limite jusqu'où la volonté du malade peut s'exprimer et jusqu'où le médecin peut aller dans le viol de la conscience du malade pour préserver la vie ? N'est-ce pas au législateur, à un moment donné, d'apporter cette précision ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : J'admets comme un postulat la divergence possible de jurisprudence entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation car, très franchement, je ne suis pas un spécialiste de cette question, même en ce qui concerne la juridiction administrative et donc a fortiori, en ce qui concerne la juridiction de l'ordre judiciaire. Le Premier Président Canivet qui me succède pourra vous apporter davantage de précisions. En admettant que cette divergence existe, que le Conseil d’Etat mette davantage l'accent sur la protection de la vie et la Cour de cassation sur le consentement du malade, je pense qu’elle peut s'expliquer par des raisons juridiques. La juridiction administrative connaît de la responsabilité de l'établissement hospitalier sur le terrain quasi délictuel et le malade est un usager du service. La question qui est posée au juge administratif est de savoir si le service a bien ou mal fonctionné, s'il a commis une faute quasi délictuelle : il n'y a, en effet, pas de contrat entre l'usager et l'établissement hospitalier. En revanche, le juge judiciaire connaît le malade et le praticien ou la clinique et dans tous les cas, il y a un contrat entre le praticien et le malade ou entre la clinique et le malade. Qui dit contrat dit nécessairement consentement. Par conséquent, que le juge judiciaire soit plus enclin à regarder la façon dont le contrat s'est exécuté et si le malade avait bien donné son consentement à toutes les conséquences que le médecin tire de ce contrat, peut s’expliquer. Voilà comment j’explique la divergence possible de jurisprudence entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation, sur ce terrain.

M. le Président : Si je prends l'exemple de l'affaire Humbert, bien qu'elle ne soit pas jugée, il apparaît déjà que la déontologie, à savoir le Conseil national de l'ordre des médecins et l'ensemble des sociétés savantes, ont défendu et en quelque sorte, protégé le médecin, alors qu’il y a une mise en examen pour empoisonnement. On voit bien que la déontologie couvre des pratiques que le juge répressif n’admet pas. Dans cette affaire, les faits sont très compliqués. La mère « empoisonne » son fils. Il est réanimé, puis l'arrêt de la réanimation se fait de façon consensuelle. L'arrêt de la réanimation, laquelle permettait la survie, a été accompagné d'une injection de chlorure de potassium. Comme c'est le fait d'injecter du chlorure de potassium qui a entraîné la mort et non pas le fait de débrancher le patient, se pose le problème du lien de cause à effet.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Jusqu'à présent, je n'ai examiné la question que sous l'angle de la responsabilité civile du praticien dans le cadre du contrat – examinée par le juge judiciaire –, et de la responsabilité quasi délictuelle de l'établissement hospitalier, mise en cause devant le juge administratif.

Je n'ai pas examiné l'aspect pénal des choses mais il peut y avoir effectivement une contradiction entre ce que la déontologie tolère, accepte et absout et ce que le juge pénal n'absout pas. C'est effectivement un problème de cohérence entre le code pénal et la déontologie.

M. le Président : Dans l'affaire en question, il n’y aura pas de poursuites disciplinaires à l'encontre du médecin. Le paradoxe est que l'absolution est donnée initialement par l’Ordre des médecins et l’on ne sait pas ce qu’aurait jugé le Conseil d’Etat, s’il y avait eu sanction disciplinaire ; peut-être aurait-il jugé la sanction justifiée. En l’occurrence, le médecin est mis en examen et poursuivi par le juge pénal mais il sera vraisemblablement innocenté par un jury populaire.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : S'il y avait eu des poursuites disciplinaires contre le docteur Chaussoy, peut-être un juge disciplinaire lui aurait-il accordé des circonstances atténuantes mais il a néanmoins, à mon avis, commis une faute disciplinaire. L'injection de chlorure de potassium est considérée, dans la jurisprudence, comme un acte d'euthanasie positive. Peut-être n’aurait-il eu qu’un blâme ou une suspension d’exercice d'un mois, peine somme toute symbolique mais il y aurait eu vraisemblablement matière à sanction disciplinaire.

M. le Président : La situation est paradoxale.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Il sera peut-être absous sur le plan pénal mais il n’en reste pas moins que les poursuites pénales actuellement engagées le sont sous une qualification très lourde qui est l'empoisonnement, en principe passible de la Cour d'assises.

M. le Président : Les jurys d'assises ont rarement prononcé de graves condamnations dans de telles affaires. Là aussi, il y a un paradoxe. L’incrimination de départ est très lourde, mais elle n’aboutit à aucune sanction.

Mme Danielle Bousquet : Une question me vient à l'esprit. Devant tous les paradoxes que le président de notre mission formule et je partage son sentiment, persistez-vous à dire qu'il n'y a pas matière à légiférer et à considérer que ce sont des épiphénomènes que la loi n’a pas à connaître ?

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Légiférer, mais pour quoi dire ? Que suggérez-vous, Madame ?

M. le Président : Puisque l'on rentre dans le détail, il y a une loi qui dit que la volonté du malade doit s’exprimer et être entendue et respectée Des arrêts de la Cour de cassation confirment que le médecin doit essayer de convaincre le malade, mais qu’il n’est pas obligé d'obtenir son consentement. Au regard des procédures que l'on pourrait mettre en place — collégialité, appel à des confrères et des référents familiaux pour essayer de convaincre le malade — on peut imaginer un système où, en dernier recours, le consentement du malade serait prépondérant par rapport à la décision médicale. Si le malade a exprimé lucidement son choix et que personne n'a réussi à le faire changer d’avis, le refus de traitement prévaudrait par rapport à la sauvegarde de la vie. Par conséquent, le médecin, qui ne porterait pas secours ou qui ne ferait pas les actes médicaux nécessaires à la survie, ne pourrait pas être poursuivi. Ce serait peut-être une piste de réflexion.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : C'est une façon d'en sortir un peu différente de celle que nous avons conçue jusqu'à présent. Nous avons eu tendance à faire prévaloir le respect de la vie par rapport au consentement du malade. Il serait bon en effet de résoudre ce problème qui risque de se poser de plus en plus souvent avec le progrès scientifique. Il est paradoxal que se soient les progrès de la thérapeutique qui nous amènent à nous poser ces questions. Ce problème relève de la philosophie politique. Le juge n’a pas à imposer la solution.

M. le Président : Il me semble que le Conseil d'Etat, statuant comme juge de cassation dans le contentieux disciplinaire des médecins, a annulé en 1981, une sanction disciplinaire prononcée contre un médecin qui, devant le refus d'un malade de se soumettre au seul traitement thérapeutique efficace, avait prescrit un traitement palliatif. Cela me ramène à une question que je vous ai posée au début de notre entretien, celle du passage du curatif au palliatif. Il s’agit d’un passage relativement brutal, car même si les soins sont continus, la stratégie médicale diffère complètement. Il est donc arrivé au Conseil d'État d'admettre l'acceptation consensuelle de refus de soins et le passage aux soins palliatifs.

M. Renaud Denoix de Saint Marc : Je n'ai pas souvenir de cet arrêt.

M. le Président : C'est l'arrêt Pech du 6 avril 1981. Je vous remercie Monsieur le Président.

Audition de M. Guy Canivet, Premier président de la
Cour de cassation



(Procès-verbal de la séance du 3 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous recevons aujourd’hui M. Guy Canivet, Premier président de la Cour de cassation.

Si notre mission s'est mise en place à la suite de l'affaire Humbert, qui a suscité une forte pression médiatique, elle a toutefois pour vocation d'examiner, de façon plus large, le contexte de l'accompagnement de la fin de vie.

Nous avons auditionné des religieux, des philosophes, des sociologues, des historiens, puis des médecins. Nous avons ressenti, de la part de ces derniers, un certain malaise, parce que, soit ils ont une connaissance très partielle de la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, soit lorsqu’ils la connaissent, ils ont le sentiment d’être confrontés à la difficulté de concilier la liberté de choix de chacun, avec l'obligation de maintenir la vie humaine et de la considérer comme une valeur suprême.

Lors de l'audition de M. Denoix de Saint Marc, nous avons pu constater que la balance entre la liberté de choix et la valeur de la vie humaine était déséquilibrée au profit de cette dernière, alors qu’il nous semble qu’au contraire, la jurisprudence de la Cour de cassation penchait plutôt vers une meilleure prise en compte de la décision du malade.

Pour résumer, sur le plan médical, plusieurs situations mettent les médecins en difficulté. J’éliminerai d'office toutes les pratiques qui, malheureusement, existent encore et par lesquelles la mort est donnée à un patient sans son avis préalable, sans décision prise de manière collégiale, voire sans prévenir la famille.

Tout d’abord, les réanimateurs nous ont expliqué que, pour éviter l’obstination déraisonnable ou l’acharnement thérapeutique, ils doivent arrêter les machines et donc arrêter la vie. Toutefois, par rapport à cet acte technique qui laisse la vie se poursuivre jusqu'à son dénouement naturel, les réanimateurs nourrissent quelques inquiétudes, bien qu'ils en décident conformément à leur déontologie et aux recommandations de leurs sociétés savantes.

La deuxième cause d’inquiétude concerne le refus des soins par le patient car ce refus est souvent déséquilibré au profit de l’obligation du médecin de sauver la vie. En effet, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, le médecin doit passer outre le refus de soins lorsque ce dernier met en danger la vie du patient. Dans ce cas de figure, nous avons le sentiment qu’à la fois l'opinion publique et les médecins ne parviennent pas à franchir l'obstacle du refus de soins du malade lorsqu’il entraîne ou accélère son processus de mort.

Enfin, se pose le problème des traitements dont on augmente les doses pour atténuer les symptômes et qui entraînent la mort. Mais cette situation ne semble pas générer trop de problèmes au plan pénal.

Pour reprendre le cas Humbert, cette affaire, qui n'est pas jugée, présente ce paradoxe que l’Ordre des médecins a déjà absous la pratique du docteur Chaussoy, alors que, comme vient de nous le rappeler M. Denoix de Saint Marc, s'il s'était agi d'une plainte sur le plan de la déontologie, une sanction légère aurait vraisemblablement été prise. Sans préjuger de l'issue de cette affaire, il n'est pas déraisonnable d'imaginer qu’aucune sanction ne sera infligée au docteur Chaussoy alors qu’il est poursuivi pour une faute qui apparaît lourde aux yeux du public, compte tenu du déroulé de l’histoire.

Nous sommes donc face à ce double paradoxe : éliminer les mauvaises pratiques en protégeant les bonnes, tout en sachant que la marge de manoeuvre reste étroite et qu’une modification de la loi, dans ces espaces très difficiles où l’on recherche toujours des équilibres, n'est pas chose facile.

Mon préambule a été long, mais je souhaitais vous exposer le cheminement de la mission, lequel ne se résout pas, Dieu merci, à être pour ou contre l’euthanasie, ni à se demander s’il faut ou non légiférer pour permettre cette dernière.

M. Guy Canivet : Je commencerai mon propos par une précaution : ma déposition sera très modeste, car je ne suis pas un spécialiste des questions d’euthanasie et la Cour de cassation n’est pas la mieux placée pour donner un avis. Il serait nécessaire que vous consultiez des juges qui ont à connaître, au premier degré, des situations concrètes parce que ce sont eux qui, ayant l’expérience et la charge, à la fois technique et émotionnelle, de ces affaires, perçoivent la difficulté des solutions juridiques.

Je me suis livré à une recherche juridique sur ces questions, qui n'a pas abouti à des résultats très tangibles en ce qui concerne les solutions à proposer. D'autant que sur ce sujet qui se situe aux frontières du droit et de la morale, aux frontières du droit et de la médecine, il est difficile d'avoir des positions arrêtées. Et dans l’exemple de l'affaire Humbert que vous venez de citer, on se situe au point de confrontation entre l'autorité juridictionnelle et le monde médical. En d’autres termes, les médecins ont délibérément affirmé leur déontologie en face d’une justice qui leur semble mal adaptée et qu’ils entendent récuser alors qu’avec un peu de précautions de part et d’autre on aurait pu éviter de mettre en contradiction les positions de la justice et celles du corps médical.

C'est aussi un sujet difficile car il relève souvent de l'indicible. Nombre de situations se résolvent dans l’implicite entre une famille qui sait plus ou moins, qui demande plus ou moins et qui accepte plus ou moins et des médecins qui prennent leurs responsabilités dans le silence au regard de leur propre déontologie et dans le meilleur cas en associant toute l’équipe soignante à des décisions qui, de toute façon, frisent la légalité. Nous sommes là dans un domaine où le non-droit et le non-dit sont très importants. Il ne s'agit pas, pour autant, d'une critique car le silence, la discrétion et l’implicite permettent de régler, dans un certain équilibre, un grand nombre de situations, même si cela rend les médecins porteurs de responsabilités parfois difficiles et si, dans certains cas, les décisions dont ils assument la responsabilité peuvent créer des conflits au sein des équipes médicales. La difficulté surgit lorsque ces conflits sont ouverts et elle peut conduire à des dénonciations plus ou moins perverses.

C’est aussi un sujet difficile par la charge émotionnelle importante que portent ces affaires, charge émotionnelle qui « délégitime » l'autorité publique. Même face à des situations relativement bien réglées par le droit, il suffit de présenter les choses d'une certaine manière, pour balayer le droit ou la décision judiciaire, remis en cause et « décrédibilisés » en face de la souffrance. Par conséquent, ce sont des situations devant lesquelles le droit autant que la raison sont désarmés. Même si elle est irréprochable en droit, la décision de ne pas accorder une fin de vie à quelqu’un qui souffre et qui la revendique est mal comprise aussi bien par les proches que par l’opinion.

L’émotion brutale ressentie par les familles ou des proches les amène à rechercher la protection de la justice pénale ou en tout cas, l'agressivité pénale. Cela se résout alors par des plaintes qui, lorsqu’elles sont portées contre des médecins par des familles de patients ayant fait l'objet de ces décisions de fin de vie plus ou moins conscientes se révèlent très traumatisantes pour les équipes médicales. En effet, dans le silence et la discrétion du milieu médical, se produit l’intrusion d’enquêteurs qui exigent que l’on exprime ce qui n’avait pas été dit jusque là, qui posent des questions sans nuance, qui procèdent à des vérifications dans un domaine qu'ils comprennent mal et sur des techniques qu'ils maîtrisent assez peu et sur des situations souvent toutes en nuances. Se produit alors une confrontation des morales, des savoirs et des sensibilités qui, à mon avis, rend l’instrument pénal assez peu adapté à ce genre de situation.

Ÿ Ces précautions étant prises, pour bien cerner les choses, il faut opérer des distinctions qui aident à sérier les problèmes. Quand on parle d'euthanasie ou de décision de fin de vie, des situations sont à distinguer selon plusieurs critères :

– Tout d’abord celui de l’état de conscience du malade. Est-il conscient ou non ? Peut-il manifester sa volonté et décider librement ? Par rapport à ce critère de la conscience du malade, se développe un large éventail de situations qui, schématiquement, peuvent se résumer à trois :

– Le patient est hors d’état de manifester sa volonté ;

– Le patient est en état de manifester sa volonté, mais peut-il pour autant revendiquer un acte de fin de vie ? ;

– diverses situations intermédiaires dans lesquelles se pose la question de savoir si le patient qui souffre physiquement ou moralement ou qui est sous l'influence de médicaments est en mesure d’exprimer librement sa volonté.

– Il faut ensuite distinguer les situations à raison de la nature de l'acte.

– Il peut s’agir d’actes d’abstention de soins, c'est-à-dire d’arrêt ou de refus de mise en oeuvre des dispositifs thérapeutiques qui conditionnent la vie ;

– Il peut s’agir d’actes thérapeutiques de soulagement de la douleur en mettant en cause le pronostic vital, des actes qui, pour soulager, risquent d'attenter à la vie du patient ;

– Enfin, il peut s’agir d’actes mortifères volontaires, des actes positifs qui donnent délibérément la mort.

• Quelles sont, au regard de la loi, les réactions possibles ?

– Dans le cas où le malade est inconscient et le restera et qui n’est maintenu en vie que grâce à une assistance thérapeutique : c’est alors à la famille et à l'équipe médicale de se poser la question de savoir si, par des traitements thérapeutiques, on peut maintenir cette personne dans cet état. On connaît des exemples assez caractéristiques de patients qui ont vécu pendant des années dans un état de coma et pour lesquels la vie n’est possible que grâce au maintien de techniques médicales. Dans cette hypothèse, en présence d'un arrêt de la thérapie vitale, la solution pénale serait éventuellement de poursuivre le médecin pour abstention fautive, c'est-à-dire pour défaut de soins pénalement qualifié. A-t-on des hypothèses fréquentes de ces situations ? Les équilibres qui se sont naturellement trouvés par l’application d’une déontologie médicale en convergence avec les souhaits de proches nécessitent-ils que l'on intervienne ? J'avoue que, sur ce sujet, je suis assez dubitatif. Néanmoins, ce sont des situations dans lesquelles le corps social est le plus en demande d'une réglementation. L'arrêt de soins semble être le cas le plus facile à régler à condition de bien définir les situations. Les solutions sont à rechercher, me semble-t-il, dans la position des comités d’éthique et en conformité avec ce qui est le plus généralement admis dans l’environnement international, soit par des recommandations d’instances internationales, soit par la comparaison avec des législations étrangères qui ont trouvé des solutions en apparence équilibrées.

– Différents sont les cas dans lesquels un malade disposant de sa conscience, est donc capable de prendre des décisions lui-même. On distingue alors trois situations possibles : la situation d'un malade en état de souffrance et de fin de vie ; celle d'un malade qui dépend d'une thérapie conditionnant son maintien en vie ; et la situation du malade qui, en raison des souffrances qu’il subit ou de son amoindrissement physique, revendique une fin de vie, c'est-à-dire l’acte positif qui le fera mourir.

S’agissant de la situation du malade en état de souffrance et de fin de vie, demandeur explicite d'une euthanasie, nous sommes dans un domaine où le développement des techniques d’accompagnement de la fin de vie et des soins palliatifs font l’objet d'une réflexion approfondie. A l’occasion de cette audition, je me suis reporté au rapport de Madame Marie de Hennezel. Ce rapport d’une grande richesse propose, par une sorte de cercle se restreignant de plus en plus, des solutions qui semblent utiles pour résoudre la nécessité d'une intervention légale à des situations très peu nombreuses ; en tout cas, il réduit à une part minime l'intervention du judiciaire.

Le maintien en vie par le recours à des procédés thérapeutiques, pose la question de la liberté de la personne à l’égard des soins qu’il reçoit. Il me semble que la libre décision du malade de recevoir ou non des soins, résulte de la loi du 4 mars 2002 et de l'article L. 1111-4 du code de la santé publique. Les ouvertures possibles de la loi du 9 juin 1999 ont été renforcées par la loi de 2002 et il me semble que l'on n'a pas compris toute la portée de ce nouvel article L. 1111-4 du code de la santé publique, qui donne vraiment une liberté de choix au malade ; de même n'a pas non plus été suffisamment explorée cette relation entre le malade et le médecin : le malade qui revendique sa liberté et le médecin tenu par une obligation active d'information et de conviction. C'est dans ce rapport entre la liberté de décider et l’obligation d’information et de conviction, que résident les solutions qui ne sont pas juridiques mais qui se rencontrent dans la convergence de deux consciences opposées. En d’autres termes, la volonté du malade équilibre la position du médecin tenté par un acharnement thérapeutique, tandis que le médecin équilibre la position du malade qui souhaiterait s’opposer à une intervention thérapeutique qui peut lui sauver la vie. En ces cas, la loi instaure des équilibres dont les juristes ont, me semble-t-il, à tirer toutes les conséquences. Il semble toutefois que ni les juristes civils, dans l’hypothèse d’actions en responsabilité, ni les juges pénaux n'auront à connaître fréquemment de ce type de situations parce que dans cet espace vraiment très restreint, il y a très peu de place pour la mise en oeuvre d’une responsabilité civile et encore moins d’une responsabilité pénale.

– Les situations les plus difficiles sont celles dans lesquelles le malade revendique un acte positif. La réponse pénale, dans toutes ces situations, est tout à la fois sans nuance mais nécessaire, à savoir qu’on juge que la demande de la victime n'est pas un fait justificatif de l'acte positif lui donnant la mort. A cet égard, la jurisprudence est infinie et très ancienne et jamais le juge pénal n'a cédé à cette position et il me semble qu’il ne peut pas le faire en l’état des textes. Faut-il alors prévoir une législation particulière ? Il semble en tout cas difficile d’établir une règle générale qui permette d’absoudre, dans certains cas, l’acte consistant à donner la mort, ne serait-ce qu’en raison de l’infini variété des situations et que la preuve du consentement du malade est très difficile à établir dans cette hypothèse-là, dans la mesure où elle est susceptible de manipulations et en, tout cas d’interprétations diverses. Faire peser la responsabilité pénale sur une preuve aussi fragile me semblerait difficile.

Pour conclure, j’oserai quelques observations :

Première observation : la question me semble devoir être prioritairement résolue dans la relation entre le médecin et le malade, relation dans laquelle il est sage de limiter autant que possible l’intrusion de la loi pénale. C'est davantage dans l’équilibre entre une liberté du patient et les obligations déontologiques du médecin que devraient se trouver des solutions.

Il faut rester extrêmement prudent en ce qui concerne l’intervention des tiers entre eux. On peut prévoir des déontologies aussi précises et contraignantes que possible, mais la vraie solution réside dans l'éthique médicale et c'est davantage dans ce champ-là qu'il faut rechercher les réponses. A cet égard, les mesures prévues par le rapport de Madame Marie de Hennezel, telles que la formation des équipes médicales, leur préparation à ces décisions extrêmes, me semblent beaucoup plus utiles que le recours au système des responsabilités.

Deuxième observation : il me paraît souhaitable de ne légiférer que pour consacrer des solutions socialement admises. En d’autres termes, la culture, dans ces affaires, est très importante. Ce qui est accepté dans certains pays, même s’ils sont proches du nôtre du point de vue de la civilisation et de la démocratie, n’est pas aisément transposable dans d’autres. Tout ce qui fait la culture médicale, sociale, religieuse et la relation avec la mort sont des éléments ancrés dans les civilisations et au coeur des comportements des individus. Il faut ne se référer au droit des autres systèmes juridiques et judiciaires qu’avec une extrême prudence, tant en ce domaine elles sont difficilement transposables. En effet, cela supposerait la comparaison des structures de soins, d'un ensemble de législation et du degré de tolérance d'un système pénal, ce qui n'est pas toujours facile à faire.

En d'autres termes, il convient, me semble-t-il, de ne légiférer, en matière pénale, qu'avec une infinie précaution. Peut-être qu’en définitive notre droit pénal a trouvé des équilibres. Nous avons bien conscience que le juge pénal n’intervient que dans des situations pathologiques extrêmes. Il convient d'éviter de le pousser à entrer dans des situations, c'est-à-dire de le soumettre à des pesées plus compliquées que celles auxquelles il procède aujourd’hui et qui sont assez simples. Or, même avec ces critères relativement simples, il rencontre de multiples difficultés à résoudre correctement ces affaires et surtout à faire admettre les solutions pénales. Nous sommes dans un domaine où l’adhésion sociale à la décision pénale est très importante.

Pour terminer, c'est davantage, me semble-t-il, dans l’intelligence et le savoir faire de la mise en œuvre des poursuites qu’il faut oeuvrer. Dans l'affaire Humbert, peut-être aurait-on pu manier l'action publique avec plus de précautions, de nuances et d’explications ; peut-être alors aurait-on pu éviter les provocations, les confrontations et les blocages auxquels vous avez fait allusion tout à l’heure.

En tout cas, un des grands mérites de notre système pénal, c'est qu'il peut faire varier les sanctions à l'infini. Par conséquent, une fois passé le choc de la mise en accusation et le poids de l’instruction qui, certes, ne sont pas à négliger, tant les cours d’assises que les tribunaux correctionnels peuvent tout à fait adapter les peines aux situations particulières, voire même s’agissant des tribunaux correctionnels prononcer une dispense de peine. En ce qui concerne les cours d’assises, elles peuvent relaxer ou acquitter en leur âme et conscience dans toutes les situations où la qualification pénale serait avérée mais où la sanction n’est pas acceptée par le corps social ; mais elles peuvent aussi condamner à des peines substantielles, dès lors que des situations sont graves. Comme nous avons pu le voir, on se prévaut de comportements d'euthanasie alors qu’ils n’ont pas grand-chose à voir avec les réalités soumises aux juridictions. Les réponses pénales peuvent donc être très variées, et c'est dans leur richesse et leur grande amplitude qu'il faut trouver des solutions adaptées aux infinités de situations soumises aux juridictions.

M. le Président : Merci.

M. Gaëtan Gorce : De ce tableau de la situation juridique que vous avez dressé, le moins que l’on puisse dire, malgré vos efforts de clarification, est qu'elle reste extrêmement complexe : comment apprécier, au regard du droit, les différentes situations auxquelles les uns et les autres peuvent être confrontés ? Vous en déduisez d’ailleurs, de manière très cohérente, qu'il est préférable de laisser une appréciation souple et au cas par cas. Mais cela crée néanmoins pour le législateur, qui examine la situation du point de vue du droit, une interrogation qui me semble légitime.

Le premier aspect de cette interrogation porte sur la question de l’acharnement thérapeutique, l’obstination déraisonnable. A quel moment le juge peut-il considérer qu'il y a eu ou non acharnement thérapeutique, à la fois pour éventuellement sanctionner le médecin qui s’y serait livré mais surtout pour exonérer le médecin à qui l’on aurait reproché de ne pas en avoir fait assez ? Est-ce qu’aujourd’hui, le juriste que vous êtes a une appréciation de cette limite ou de ses définitions légales ?

La question qui vient ensuite est celle du consentement du patient. Comment concilier la question du consentement affirmé par la loi du 4 mars 2002 et l'attitude que doit adopter le médecin ? Monsieur Denoix de Saint Marc nous a indiqué que le Conseil d'Etat avait jugé qu’un médecin avait autorité pour pratiquer une transfusion sanguine sur un témoin de Jéhovah, malgré le refus de ce dernier. A cet égard, les questions que nous nous sommes posées étaient les suivantes : le médecin avait-il l’obligation de pratiquer la transfusion, indépendamment de l'accord ou non du patient, puisque la vie de ce dernier était en danger ? Aurait-on pu lui reprocher de ne pas l’avoir fait, au motif du refus de consentement du malade ? A l’inverse, ce consentement du malade, c'est-à-dire l’expression de sa volonté, ne devrait-il pas inciter à respecter sa volonté lorsqu’il exprime, sinon une volonté d’en finir, en tout cas le refus des traitements qui peuvent déboucher sur une survie ?

Nous sommes là à une limite extrêmement compliquée à apprécier, qui pose des problèmes en termes de qualification pénale et qui, si on retenait votre solution, pourrait créer une situation injuste, selon la manière dont les cas seraient instruits et éventuellement jugés. Ne serait-il pas souhaitable d'apporter des précisions, au moins en termes de procédure, pour avoir à la fois la garantie d'une collégialité et d’un consentement du malade ou de ses ayants droit ?

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a été sollicité sur ces sujets. Il a rendu deux avis, le dernier traduisant, pour une part, son embarras. Pour tenter de faire évoluer les choses, il est en fait parvenu à la création de l’exception d'euthanasie, une notion très difficile à définir juridiquement. En effet, l'avis du CCNE considère que puisqu’il ne faut ni autoriser l’euthanasie par la loi (ce qui serait ouvrir sur un interdit), ni laisser perdurer le décalage existant entre la réalité médicale ou les situations vécues et le droit, il pourrait être envisagé, dans certaines situations qui devraient être précisées (sans nous indiquer d’ailleurs dans quel cadre juridique), d’éviter ou d’abandonner des poursuites, ce qui revient à laisser aux juges la libre interprétation de cette exception d'euthanasie.

En fait, nous serions alors dans une situation juridique quelque peu inédite dans laquelle a priori le délit ou le crime serait maintenu mais où, dans certaines circonstances, il pourrait être absous, non pas à l’issue d’un jugement mais avant même qu’une procédure soit engagée ou au cours de la procédure. Avez-vous le sentiment que cette piste soit juridiquement fondée ? Doit-elle être affinée ou, au contraire, rejetée ?

M. Guy Canivet : Sur votre première question qui consiste à rechercher un critère d'appréciation de la thérapie abusive, dans la jurisprudence de la Cour de cassation, on ne trouve aucune réponse à cela, pour la simple raison que c'est une question de fait. En d'autres termes, ce sont des circonstances qui sont appréciées au cas par cas, par les juges du fond. La Cour de cassation se borne à contrôler la régularité avec laquelle les preuves ont été recueillies et la légalité de la qualification donnée aux faits. Il s'agit finalement plus d'un contrôle de la régularité du travail juridictionnel que d’une appréciation des critères utilisés. De leur côté, les juges et les juridictions s'en remettent beaucoup, dans ces affaires, à l’avis des experts médicaux. Par conséquent, on ne sort jamais du cercle médical. C'est donc bien la science médicale qui donne la clé de la solution car le juge est hors d’état de pousser ses investigations au-delà des données acquises de la science, telles qu’elles lui sont présentées par le médecin expert, et il ne fera pas valoir sa position, contre l'avis de ce médecin expert sur la question de savoir s’il y a eu des thérapies déraisonnables ou abusives.

Donc, dans ce type de situations, l’appréciation judiciaire est assez limitée, elle joue à la marge. Les critères sont entre les mains des médecins experts. Eventuellement une divergence entre eux pourra conduire à une confrontation d’experts mais ce sont des situations peu fréquentes. En tout état de cause, le juge n'est là que pour décider sur des questions purement médicales.

Votre question suivante portait sur le consentement ou non du malade et l’attitude que les médecins peuvent adopter. En préambule, j'ai indiqué que l'équilibre que cherche à instaurer la loi, se situe entre la liberté exprimée par le malade et l'obligation du médecin d'informer le malade et de le convaincre d'accepter une thérapie. La jurisprudence de la Cour de cassation porte sur l'obligation d'information du médecin. Toute la jurisprudence de ces dernières années relative à la responsabilité civile a renforcé cette obligation d’information dont la mise en oeuvre pose le problème de la preuve. A cet égard, deux aspects seraient à formaliser : s'assurer que le malade est consentant ou revendique sa liberté d’interruption de soins thérapeutiques ; vérifier que le médecin a rempli son obligation d'informer son patient des conséquences de son choix et de le convaincre d’en changer. C'est peut-être là que gît la faiblesse du système : dans un rapport médecin/malade, les relations sont assez difficilement formelles. Néanmoins, il est du rôle du juge de rechercher la preuve de l’expression de la liberté du malade et celle de la satisfaction par le médecin de son obligation d'information et de conviction. C’est dans la preuve à administrer, que se rencontreront sans doute les plus grandes difficultés.

Quant à préciser davantage dans la loi les diverses situations, pour éviter au juge des attitudes d'appréciation trop larges et pour ne pas créer ainsi un effet d'arbitraire, la question est à l’appréciation du législateur. C’est à lui de voir ce qu'il laisse comme espace d'appréciation au juge et les directives légales qu’il veut lui donner. Toutefois, au-delà de cette volonté, se pose une question de qualité de la loi. Dès lors que l'on veut guider de près la décision du juge, il ne faut pas se tromper, plus la loi est précise plus elle est difficile à appliquer et plus elle risque de laisser hors de son champ d’application des situations qui n’ont pas été aperçues. La généralité de la loi permet, en revanche, de tout appréhender. Il faut comprendre que la trop grande spécificité de la loi ferme les choix.

Mme Henriette Martinez : Vous avez mentionné la difficulté des juges à donner une réponse pénale (ce que je conçois bien dans un domaine aussi difficile que celui-ci) et la nécessité de s'en remettre à l'éthique médicale. Cela appelle deux questions de ma part.

La première concerne la liberté de chaque être humain, que vous avez qualifié de victime. Ne pourrait-on pas concevoir que la victime puisse être l'acteur de sa propre mort, être celui qui demande à un médecin de l’aider à mourir ? Dans ce cas, ce n'est plus une victime, mais un homme libre qui se comporte en tant que tel. D'autre part, supposons que cet homme libre rencontre un médecin qui, en son âme et conscience et en fonction de son éthique personnelle, soit prêt à l’aider à mourir. Le malade sera dans sa liberté, le médecin dans son éthique. A quel niveau interviendra le juge ? Aura-t-il à juger de l’éthique du médecin, c'est-à-dire, à juger de son accord de pratiquer un acte revendiqué par le patient ?

C'est vraiment la question que je me pose après votre exposé. Au-delà du pouvoir du médecin de juger du moment où on doit informer le patient ou décider d'un arrêt des soins ou autre, il y a la liberté fondamentale de chaque individu.

M. Guy Canivet : Dans votre question, il convient de distinguer le champ d’application de la loi et sa mise en oeuvre par le juge. La situation que vous venez de décrire : la liberté d'un patient qui revendique une fin de vie et un médecin qui, en toute déontologie, viendrait à le satisfaire, n'est pas prévue dans le système légal actuel. Ce serait un changement de la loi.

Cette question a déjà été posée au plan international. En effet, à partir d'une affaire semblable qui a eu lieu au Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la loi britannique, qui interdit de donner la mort dans un tel cas, n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. Si on admet que cette Convention des droits de l’homme reflète une conscience européenne par rapport à des principes fondamentaux, on comprend que, de ce point de vue, la réponse a été négative.

Il s'agirait donc de prévoir, par la loi, la suppression de l'infraction pénale existant actuellement, qui interdit au médecin de donner la mort et qui refuse de faire du consentement du malade, un fait justificatif de l’homicide volontaire. L’interdiction faite au médecin de donner la mort, même en cas de demande du patient est donc tout à la fois pénale et déontologique. Il y aurait donc lieu à légiférer dans deux champs, pénal déontologique.

Ce n'est pas impossible ; il appartient au législateur d’en décider. Mais ce dernier devra en définitive tenir compte de l’acceptation du corps social. En cette matière, la loi ne peut qu’être l’expression d’un consensus général.

La deuxième série de questions me paraît d’ordre plus technique. Comment recueillir la demande du malade ? Va-t-il falloir constituer un collège de médecins, de psychologues, de juristes pour s’assurer que ce consentement est librement exprimé ? Comment surmonter la difficulté de toutes les situations intermédiaires : un malade qui souffre ou qui est sous l’emprise de médicaments, peut-il exprimer librement un consentement ?

Le deuxième champ, difficile à investir, est celui de la déontologie médicale. Est-on certain que tous les médecins accepteront cette rupture avec leur déontologie actuelle ? Dans d’autres domaines, tel celui de l’interruption volontaire de grossesse, on voit les difficultés que rencontrent nombre de médecins pour transiger avec ce qu'ils estiment être leur déontologie professionnelle naturelle, même lorsque certains actes médicaux sont prévus et autorisés par la loi. Il faudrait donc convaincre le corps médical.

Quant à la loi elle-même, elle poserait quelques difficultés qui ne sont pas insurmontables. Néanmoins, même si elle dominait ces difficultés, elle obligerait les juges dans chaque cas d’espèce, à effectuer de difficiles pesées entre le consentement du patient et la déontologie médicale. En définitive, le législateur a trois types de questions à se poser : des questions techniques, des questions sur la coïncidence d’une telle loi avec la volonté du corps social et la compréhension par les médecins de leur propre déontologie, enfin des questions sur l’application de ladite loi par les juridictions.

M. le Président : Je voudrais revenir sur l'idée évoquée dans la loi de mars 2002, selon laquelle le malade peut désigner un mandataire pour faire respecter sa volonté lorsque, n’étant plus conscient, il ne peut plus l’exprimer clairement. N’y a-t-il pas, dans une telle désignation, une certaine incompatibilité avec la liberté de choix ? Un mandataire peut-il exprimer véritablement une volonté à la place du patient ? Dans ce cas, les mêmes types de décisions doivent-elles être prises en compte au même degré ? Enfin, ce mandataire doit-il être totalement indépendant, notamment vis-à-vis des droits d'héritage de la personne concernée par des situations de ce type ?

Par ailleurs, Monsieur Renaud Denoix de Saint Marc évoquait la possibilité de resserrer la loi par un certain nombre de procédures. Vous avez-vous-même évoqué la collégialité des décisions médicales.

Ne serait-il pas utile de préciser au moins le champ du refus du malade par son accord écrit ? Pourrait-on imaginer étendre cet écrit à l’expression, devant témoins, des risques que le patient prendrait à refuser telle ou telle thérapeutique ? De ce fait, de la même façon qu'il refuse par écrit les procédures d'investigation, il pourrait refuser les procédures thérapeutiques. On pourrait ainsi « dépénaliser » les actes du corps médical qui ne serait plus en conflit entre sa déontologie de volonté de survie du malade et le choix de ce malade, puisque ce dernier, éclairé et vérifié, pourrait être authentifié par la collégialité et par un rapport écrit.

M. Guy Canivet : S'agissant d'un mandataire, j'ai souligné tout à l'heure qu'il fallait rester très prudent et circonspect quant à l'intrusion de tiers. Or, le mandataire est un tiers. Je vois mal comment légitimer la décision d'un mandataire quel qu’il soit, qui, à un moment quelconque et avec une liberté de choix, s'imposerait au corps médical et préconiserait l’interruption d'une thérapie à l’égard d'un malade. Cela me paraît être très difficile à mettre en place, sans compter le fardeau moral qui pèserait sur celui qui serait investi d'un tel choix. Cela dépendrait beaucoup de la psychologie de l’intéressé, de son autorité intellectuelle et de ses structures mentales.

Par ailleurs, je suis tout à fait d'accord avec le fait que toute avancée qui viendrait renforcer l'influence du choix du malade ou la décision du médecin, devrait être procéduralisée. Pour recueillir la volonté du malade, il faudra mettre en place une procédure qui permette de s’assurer du fait qu’il exprime une volonté libre et consciente ; par conséquent pour obtenir cette certitude et s'assurer de l'environnement dans lequel l’accord est donné, il faut formaliser la décision pour s'assurer qu’elle est librement consentie et pour en garder la trace.

Quant au médecin, dès lors que l'on fera peser sur sa décision un comportement létal, il est clair qu'il demandera lui-même à collégialiser cette décision, à s'entourer des conseils de confrères pour partager et renforcer sa décision, en vérifier la pertinence. Ainsi, on ne pourra plus la lui reprocher et il ne pourra plus se la reprocher à lui-même. Dans un cas comme dans l'autre, la création de procédures appropriées me paraît tout à fait salutaire.

M. Michel Piron : J’aurais deux questions. Tout d'abord, dans cet approfondissement de la définition des procédures, vous soulevez notamment la difficulté d'étendre le champ du droit par rapport à des relations interpersonnelles. Néanmoins, le premier souci du médecin est non pas tant le jugement qui le libère mais son inculpation. Vous avez cité l’idée d'une reconnaissance sociale et de liens évidents entre le droit et l'état d'esprit de la société, faisant peut-être hélas, allusion au « gouvernement d’opinion ». Mais, auriez-vous quelques préconisations qui nous permettraient à la fois de ne pas sombrer dans un gouvernement d'opinion et d’apporter plus de sécurité, ou moins de risques, aux soignants ?

Par ailleurs, vous avez pris acte de l'infinité des réponses liées à l'infinité des situations. Là, c'est à l’homme de droit que je m'adresse : cette incertitude n’est-elle pas au fond, la marge de liberté qu’en contrepartie, on accepte ou on célèbre pour les individus ?

M. Guy Canivet : Sur votre première question, il y a une dialectique permanente entre les médecins et le droit, à savoir que les médecins acceptent de plus en plus mal l'intrusion du juge dans la pratique médicale. Dans tous les pays, on voit revendiquer l'expression d'un pouvoir médical où les médecins ne répondraient de leurs actes qu'en face de leurs pairs ou de leurs organisations professionnelles. Il existe une tendance à dire que la définition de la faute médicale relève du jugement des médecins et qu’eux seuls, en définitive, pourraient y apporter les sanctions appropriées. Il y a manifestement de plus en plus une méfiance ou un refus de l'intrusion du juge dans le domaine médical. On le constate dans les contestations très fortes que l’on rencontre à l'égard de la jurisprudence relative à la faute médicale et la responsabilité des médecins. En renforçant le contrôle de la pratique médicale, il s'avère qu'en définitive, cette intrusion du juge civil ou pénal perturbe le rapport médical. Il nous est dit que le médecin est conduit à avoir une réaction de méfiance à l'égard de son client, davantage qu’une relation de confiance nécessaire à la relation thérapeutique.

Il faut tenir compte de ces positions et faire en sorte que le contrôle du juge, sur un acte médical, n'intervienne que dans des situations de légitimité absolue. En d'autres termes, cela ne doit pas être contre productif par rapport à ce que l’on souhaite instaurer, c'est-à-dire une relation utile et bonne entre le médecin et le malade. Tout cela résulte d'équilibres difficiles à trouver, car ils ne sont intuitivement nulle part. Chaque fois que le juge renforce la jurisprudence relative à la responsabilité médicale, le médecin dénonce son intrusion illégitime. Mais chaque fois que le juge renonce à contrôler la faute d’un médecin, on a le sentiment que c'est un recul de sa mission d'assurer le respect des droits et des obligations à l'égard des patients. On ne changera pas l'état du droit : comme tout un chacun, le médecin travaille en permanence sous la menace d'une sanction pénale, dès lors qu'il viendrait à violer une loi pénale et sous la sanction de la loi civile, chaque fois qu'il viendrait à commettre une faute ou à violer une relation contractuelle. Tout cela est assez simple d'un point de vue juridique, mais relativement compliqué à mettre en oeuvre.

Je soulignais tout à l’heure qu’il convenait de laisser autant que possible la question se régler dans la relation du médecin et du malade, laquelle dépend de l'éthique du premier et de la liberté du second, jusqu'à la limite de la faute constatée et de l'infraction pénale. On ne sort pas de cette problématique. Dire que la mise en accusation du médecin est traumatisante, c’est vrai mais la difficulté est de trouver une autre solution. A une certaine époque, des organes intermédiaires comme les médiateurs médicaux ont été très fortement réclamés par le lobby médical pour servir de filtre, entre la revendication des personnes s’estimant victimes d’un manquement médical et le recours aux juridictions. Que le corps médical souhaite maîtriser le mécanisme de l’euthanasie par une collégialité de médecins ou par des organes contrôlés par eux procède de la même démarche. Mais là aussi, il s’agit de choix démocratiques soit en faire une décision médicale et la mettre à l’abri de tout contrôle juridictionnel soit la laisser dans le droit commun pour ce qui concerne le contrôle de l’application de la loi civile et pénale par le juge.

M. le Président : Peut-être y aurait-il une formule intermédiaire, à savoir que le juge resterait garant de la loi, notamment de la loi pénale mais qu'il pourrait au préalable saisir un collège d'experts sur ce type d'affaires. En procédant ainsi, on n'extrairait pas du champ de la loi générale les problèmes médicaux, tout en bénéficiant d’une expertise médicale indispensable pour éclairer le juge. Aujourd'hui en France, nous avons dans les services de réanimation, 150 000 décès provoqués, non pas par un acte d'euthanasie mais par un arrêt de respirateurs. Or la loi ne dit rien en la matière.

On peut imaginer diverses conditions telles que la collégialité, la définition de la mort imminente, l’irréversibilité de l’état du patient mais comment faire pour que le médecin ne subisse pas au quotidien le poids de certains de ses actes dont il sait qu’ils sont soumis à la loi pénale ? Pourrait-on imaginer une procédure particulière qui permettrait en cas de conflit, de saisir un collège d'experts avant de déclencher la mise en examen ou d’autres procédures (qui restent encore, malgré les changements de dénomination, un poids important pour le médecin qui les subit) ?

M. Guy Canivet : Le seul aspect sur lequel votre proposition viendrait à changer par rapport à la situation actuelle, c'est de faire en sorte que ce collège d'experts rende une décision incontestable. En effet, pour l’instant, il est clair que la décision du juge de mise en examen sera, dans la majorité des cas, prise après une expertise médicale qui aura révélé la responsabilité du médecin. On peut faire remonter cette expertise en amont et en faire une subordination de la poursuite. Néanmoins, se posera toujours la question de savoir si l’expertise est contestable ou pas, en d’autres termes si la personne qui prétend qu’une interruption de thérapie respiratoire a été fautive, pourra contester la décision de ce collège d'experts.

Cela étant, on peut effectivement envisager la solution qui consiste, à chaque fois, à recourir à un collège d’experts institués et reconnus par les instances médicales au lieu d'experts librement choisis par le juge. On peut instaurer ce type de contrôle préalable mais on butera toujours sur la question de savoir quelle est l’autorité de la décision de ce collège, si elle peut ou non être contestée.

M. le Président : Le juge ne peut pas ne pas rester libre et l’expertise ne peut pas apparaître comme incontestable.

M. Guy Canivet : Par conséquent, votre idée serait d’en faire une vérification préalable à la mise en œuvre des poursuites, une sorte de filtre. Ce n'est pas impossible.

M. le Président : S'agissant des arrêts de thérapeutiques ayant pour conséquence la mort, y aurait-il là aussi un intérêt à préciser la loi, au moins dans les procédures, ou considérez-vous que l'on peut laisser la situation en l’état ?

M. Guy Canivet : Cela reviendrait-il à dire que le médecin pourrait prendre cette décision après l’avis d’un collège d’experts qui viendrait renforcer sa position ?

M. le Président : Non, pas exactement. Aujourd’hui, 70 % des malades meurent à l'hôpital ; si la moitié meurt dans un service de réanimation, 40 % d'entre eux décèdent après un arrêt de machines respiratoires. Certes, ils ne sont pas débranchés à la sauvette mais à la suite d’une décision collégiale, précédée d’une information de la famille et de son adhésion à la décision. Néanmoins, il y a infraction à la loi pénale. Ne serait–il pas nécessaire d'apporter une précision sur cette circonstance particulière ?

Autant on peut dire que la mort est exceptionnelle comme chaque vie est individuelle, autant, lorsqu'il s'agit de l'arrêt de machines respiratoires, on assiste à un effet de masse avec, à la clé, le décès de 150 000 personnes. Au regard d'une telle situation, le législateur doit à la fois valider les bonnes pratiques médicales et éclairer le juge sur les circonstances dans lesquelles l'acte d'arrêter un respirateur peut être pratiqué.

M. Guy Canivet : Votre question peut être résolue sous deux angles. Vous avez évoqué le fait de valider les bonnes pratiques médicales. Cela peut-il apparaître dans la loi ou dans un code de déontologie des bonnes pratiques ? C’est un choix. En tout cas, la référence à un collège pourrait être intéressante car elle présente l'avantage de sécuriser la situation et de faire sortir du clandestin ou plutôt de l’infra-légal, des situations de masse.

Toutefois, elle présente l’inconvénient de rigidifier les choses : sera-t-il toujours possible, de faire venir un collège d’experts ou de médecins avant de prendre cette décision ? Souvent la décision est prise immédiatement de maintenir ou d’abandonner les techniques de réanimation.

M. le Président : On pourrait au moins envisager d'instituer une procédure dans laquelle interviendraient un collège médical formé de l’ensemble des médecins du service et une information éclairée des ayants droit sur une situation médicale irréversible. Cela donnerait un aspect suffisamment large pour que l'on ne commence pas à débrancher à tout va. Avec une telle procédure, on définit l'objectif.

M. Guy Canivet : Au regard des critères de référence dont je dispose maintenant, on peut effectivement envisager une situation de ce genre.

M. Gaëtan Gorce : Je souhaiterais revenir à la définition de l’exception d'euthanasie. La façon dont le Président l’a présentée répond assez bien à l'avis proposé par le CCNE : « L’acte d’euthanasie devrait continuer à être soumis à l’autorité judiciaire. Mais un examen particulier devrait lui être réservé s’il était présenté comme tel par son auteur. Une sorte d’exception de l’euthanasie, qui pourrait être prévue par la loi, permettrait d'apprécier tant les circonstances exceptionnelles pouvant conduire à des arrêts de vie que les conditions de leur réalisation. Elle devrait faire l’objet d’un examen en début d’instruction ou de débats par une commission interdisciplinaire chargée d’apprécier le bien-fondé des prétentions des intéressés au regard non pas de la culpabilité en fait et en droit mais des mobiles qui les ont animées(…). Le juge resterait bien entendu maître de la décision (…). En tout état de cause, devraient être prises en compte les exigences éthiques suivantes :

. il ne pourrait s’agir que de situations limites ou de cas extrêmes reconnus comme tels

. l’autonomie du patient devrait être formellement respectée. »

Cela recoupe, pour une part, le cas des patients pour lesquels on arrête les thérapeutiques.

M. Guy Canivet : Là, vous êtes dans des hypothèses d’euthanasie active.

M. Gaëtan Gorce : Tout à fait.

M. Michel Piron : Il ne me semble pas négligeable de peser ici très précisément les termes. L'arrêt de vie, tel qu’il vient d’être évoqué, pourrait s'inscrire dans un accompagnement de fin de vie. Mais il n’a pas tout à fait la même consonance que l’exception d'euthanasie. Qu’en pensez-vous ?

M. le Président : Pour prolonger la question de M. Michel Piron, il existe deux circonstances différentes. Tout d'abord, il existe une pratique courante, validée par le code de déontologie et les sociétés françaises de réanimation, qui consiste, dans certaines circonstances assez précises, à débrancher les malades. Dans ce cas particulier, la loi, qui ignore parfois le code de déontologie, devrait inscrire dans le code de la santé publique, un certain nombre de critères de procédure indiquant que cette pratique est autorisée.

Cela n'empêchera pas les contestations, quelles que soient les précisions apportées. Au travers de ces contestations, lorsque l'idée d'une mort infligée de manière compassionnelle ou non apparaîtrait, on pourrait évoquer la possibilité d’un recours, non pas au collège des médecins d’un même service ayant décidé le débranchement, mais à un collège d’experts. Ce recours éclairerait le juge et lui permettrait de décider de poursuivre ou non la procédure. En effet, si nous ne légalisions pas la mort volontaire, le juge, dans ces cas-là, prononcerait très probablement une mise en examen car on est dans le champ de la loi pénale.

M. Guy Canivet : A ce stade de vos réflexions, il semble en réalité que vous souhaitiez voir créer un fait justificatif au profit du médecin qui, dans certaines situations précisément définies et en s’appuyant sur l’avis d’un comité d’experts incontestés, déciderait de mettre un terme à un processus irréversible.

Je note que le code pénal, dans son article 122-4, dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Mesurons bien cependant, et c’est toute la difficulté de votre tâche, que pour que puisse être invoqué ce fait justificatif, il faut avoir préalablement cerné les contours de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas... ce qui, à mon sens, relève d’un texte de santé publique.

M. Gaëtan Gorce : C’est donc la lecture que vous faites de l’avis du CCNE.

M. Guy Canivet : Oui, dès lors que l'interprétation de la loi pénale actuelle, fait que le consentement du malade ne peut, en aucun cas, être considéré comme un fait justificatif de l'acte de donner la mort. Sans doute faudrait-il plutôt s’orienter vers une définition telle que celle que je viens d’évoquer.

M. le Président : Les médecins nous ont expliqué qu'ils étaient confrontés à deux situations différentes quant à l’intentionnalité. L'arrêt d'une machine, l'augmentation des doses de morphine, le refus d’un traitement par le patient sont des éléments dans lesquels, de la part du médecin, il n’y a pas d’intentionnalité de donner délibérément la mort. Dans ces cas-là, il s’agit de valider des procédures pour sécuriser les bonnes pratiques ; et cette intervention semble d’autant plus nécessaire que certains actes sont en franche infraction avec la lecture brutale du code pénal.

En second lieu, nombre de situations sont difficiles à apprécier en dehors du contexte médical. Si le juge était saisi, il pourrait, dans ces circonstances, demander une expertise qui orienterait sa décision, laquelle resterait totalement souveraine.

Enfin, troisième élément, comment définir une exception d'euthanasie ? Nous avons auditionné trois membres du CCNE qui en donnent des définitions assez variables : selon certains, l’exception d’euthanasie permet, de temps en temps, de valider certains actes, à l’exemple des pratiques belge ou hollandaise (avec les critères de minutie hollandais par exemple). Mais nous sommes toujours dans une situation a posteriori, c’est-à-dire que le juge est saisi pour valider l’acte, une fois que ce dernier a été pratiqué, ce qui est ennuyeux. Selon certains autres, dans certains cas exceptionnels, l'infraction à la règle est quasiment obligatoire. Néanmoins, il faut maintenir la règle, le mur infranchissable, et laisser le juge apprécier les circonstances de son infraction. Enfin, d'autres considèrent que l’exception d'euthanasie prévaut dans une situation où, alors que toutes les procédures d'information et de conviction ont été appliquées, le médecin doit accéder à la demande du malade qui persévère dans sa revendication.

Dans cette hypothèse de l’exception d’euthanasie, il me paraît important que certains éléments tels que le refus du patient et un meilleur éclairage des bonnes pratiques médicales sont consensuellement admis par le monde médical et permettent de répondre à la revendication de la population de desserrer l’étau de l’acharnement thérapeutique.

Donc, cette pratique de l'exception d'euthanasie, admise philosophiquement et religieusement, peut être considérée comme acceptable. Les précisions qui doivent l’entourer, même si elles sont apportées d'une manière extrêmement prudente, restent dans un champ d'application relativement facile à déterminer et constituent une avancée considérable par rapport à certaines situations. Mais, une fois franchie cette ligne, on rentre alors dans un champ plus complexe.

M. Guy Canivet : Si on souhaite envisager une modification de la loi pénale, il est nécessaire de distinguer diverses catégories d'infractions.

La première, l’abstention ou l’interruption de thérapie qui peut être qualifiée de l’infraction de non-assistance à personne en danger. Pour relever le médecin de son obligation de soins, il faut agir sur cette qualification, c'est-à-dire introduire dans la loi une exception qui autorise le médecin à s’abstenir de prodiguer des soins dans une situation déterminée.

Dans la seconde hypothèse, toujours dans la relation entre acte volontaire positif et abstention, la situation que vous avez évoquée et qu’aborde très précisément le rapport Hennezel, est celle d'actes visant à affranchir le patient de sa douleur qui peuvent entraîner des conséquences mortelles acceptées par le médecin. Une qualification assimilable à l’homicide volontaire peut dès lors être appliquée à ces actes. Dans cette hypothèse-là, on est obligé de se référer aux faits justificatifs de l’infraction. En d'autres termes, à partir de quelles situations peut-on dire qu’un acte, plus ou moins volontaire du médecin, peut être fait pour causer consciemment la mort ? Dans ce cas, il faut très clairement instaurer l'acte du médecin comme un fait justificatif. On peut éventuellement se fonder sur une exception créée par la loi ou sur le consentement du malade, mais il faudra préciser le fait qui fait échapper le médecin à l’incrimination. On ne peut pas se contenter, dans toutes ces hypothèses, de réglementer en dehors du droit pénal. Il faut clairement modifier la loi pénale.

M. le Président : Même si dans le code de la santé publique, il est exprimé, de façon claire, que face à des douleurs physiques ou morales, le recours à des médicaments destinés à supprimer cette douleur, peut provoquer la mort ?

M. Guy Canivet : Il faudra préciser, que ce soit dans le code de la santé publique ou ailleurs, que cette circonstance constitue un fait justificatif à l’infraction.

M. Michel Piron : C'est le non-acharnement thérapeutique. C’est toute l'ambiguïté entre le refus de l’acharnement thérapeutique et l’exigence de soins.

M. Guy Canivet : Si c'est la loi pénale que vous tenez absolument à modifier, il conviendra de partir non pas du comportement du médecin mais de l'incrimination elle-même.

M. le Président : Définir les circonstances particulières dans lesquelles la loi pénale ne s'appliquerait pas. Pensez-vous qu'apporter la précision du consentement éclairé du malade, dans la loi de 2002, suffirait à mettre en harmonie les différents textes ?

M. Guy Canivet : On pourrait vérifier votre proposition au regard de la technique pénale mais, a priori, il me paraît maintenant impossible de s’abstenir explicitement de préciser en quoi, et selon quel fait la loi pénale qui interdit l’homicide volontaire ou oblige à porter secours ne s’applique pas.

M. Michel Piron : Cela ne reviendrait-il pas au fond à réduire le champ défini de l'homicide ?

M. Guy Canivet : Il faut que vous précisiez d’une manière quelconque que l'homicide est justifié par un fait à définir, soit le consentement du malade recueilli dans des conditions particulières, soit la décision du médecin prise dans des conditions particulières et que vous précisiez, dans chacun des cas, ce qui doit être considéré comme un fait justificatif.

Si c'est sur la loi pénale que l'on veut agir, il faut créer des faits justificatifs qui exonèrent son auteur.

Audition de M. Marc Dupont,
membre de la mission interministérielle de lutte contre le cancer,
ancien Chef du département des droits du malade à la Direction générale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris



(Procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur Marc Dupont, merci de bien vouloir apporter votre contribution à la Mission d’information sur l'accompagnement de la fin de vie.

Vous êtes directeur d'hôpital et membre de la Mission interministérielle de la lutte contre le cancer. Ancien élève de l’Ecole nationale de la santé publique, vous avez été chef du département des droits du malade à la Direction générale de l'Assistance publique–Hôpitaux de Paris. Vous êtes l’auteur des ouvrages suivants : « Le décès à l'hôpital » (Doin - 2002), « La prise en charge des décès à l'hôpital, les évolutions récentes » (Gestions hospitalières - novembre 1998) et « Le droit hospitalier. » (Dalloz - 2003).

Notre mission a commencé ses travaux à la suite d’une affaire largement médiatisée ; elle les poursuit par une réflexion en profondeur et apaisée. Si les évolutions de la médecine ont fait naître un formidable espoir, elles sont elles aussi source d’une angoisse non négligeable. De nombreux patients vivent aujourd’hui des fins de vie médicalisées. Cela a entraîné certaines demandes : demandes tendant à anticiper la fin de vie ; demande d’évolution des soins palliatifs dont on essaie de combler le retard ; demande d’amélioration de la formation des médecins qui est encore insuffisante sur le plan de l'accompagnement. Notre système hospitalier est confronté à la coexistence de deux types de pratiques : certaines sont peu encadrées alors que d’autres au contraire, sont très scrupuleuses et collégiales. Ces pratiques sont souvent en porte-à-faux avec notre code pénal et notre code de la santé publique. Il faut enfin souligner que la loi du 4 mars 2002 n’est pas complètement passée dans les mœurs et est mal connue du corps médical.

M. Marc Dupont : Merci, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, de m'accueillir ce matin.

Dans ma carrière hospitalière, j’ai été amené à beaucoup m’occuper du décès à l'hôpital. Comme vous l’avez rappelé, je suis le co-auteur d'un ouvrage sur ce sujet. L'essentiel du travail que j'ai effectué concerne la partie post-mortem, qui n'est pas vraiment au cœur des travaux de votre mission. J'ai eu, pendant ces dernières années, la chance d’exercer les fonctions de responsable du département des droits du malade à l'Assistance publique. Cette fonction nouvelle m'a permis de m’intéresser spécifiquement aux conditions générales du décès à l'hôpital.

Membre de la Mission interministérielle de lutte contre le cancer, je fais également partie de la « Mission Lecomte » qui travaille sur les décès massifs. Le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Santé ont, en effet, confié au professeur Lecomte, directeur de l'Institut Médico-légal de Paris, le soin de faire le point sur la façon dont les administrations publiques et la société en général, peuvent prendre en charge ce type d’événements ; cette mission a été instituée à la suite de la canicule de l’été 2003.

J’ai été amené à m’intéresser au décès à l'hôpital parce que, quand j’ai pris mes fonctions à l'Assistance publique, en 1997, j’ai été chargé du volet « clientèle » des Hôpitaux de Paris. J'avais notamment comme lecture quotidienne, les réclamations des patients. J'avais été très frappé par le nombre de réclamations portant sur les décès et le mécontentement des familles touchant essentiellement à la partie post-mortem. Etaient en cause : les conditions de l’annonce du décès aux familles et les derniers moments des personnes âgées dans les services d’un établissement de long séjour, qui ne correspondaient pas à l’idée que l’on se fait habituellement d’une prise en charge hospitalière de qualité.

Le point de départ des travaux que nous avons réalisés sur le décès et qui sont devenus, par la suite, des recommandations pour l’ensemble du personnel hospitalier, a été le suivant : aujourd'hui, le décès à l'hôpital est devenu une activité hospitalière importante. On dit toujours que 70 % des personnes décèdent à l'hôpital mais il faudrait préciser qu'à Paris, par exemple, ce chiffre atteint 90 %. Ce qui signifie que neuf Parisiens sur dix décèdent à l'hôpital. Cela représente une charge considérable pour nos hôpitaux. L'Assistance publique a ainsi à connaître de 18 000 décès par an. C'est une activité énorme en termes d’accompagnement de fin de vie des malades, d'accompagnement des familles et de soins palliatifs. Il y a également tout le volet post-mortem concernant le dépôt du corps, l'accompagnement des familles et les opérations funéraires.

Jusqu'à une période très récente, cette activité a été déniée. Elle est, psychologiquement et affectivement, extrêmement lourde pour les personnels, d'autant plus qu’elle n’est pas abordée de façon directe, lors des formations ou lors des discussions entre soignants. Notre société confie donc aux hôpitaux une charge considérable, à laquelle les personnels sont très peu préparés, même s’ils le sont davantage maintenant. En la matière, un des éléments importants a été bien sûr la promotion des soins palliatifs depuis la parution de la circulaire d'août 1986.

En fait, le volet post-mortem n’a été abordé que douze ans plus tard. Il fait actuellement l’objet d’une nouvelle réflexion et il s’agit là d’une évolution importante dans le fonctionnement des hôpitaux. A l'Assistance publique de Paris, depuis plusieurs années, nous avons fait en sorte que l'après-décès se situe dans le prolongement des soins. Nous avons ainsi affecté, dans les chambres mortuaires, des personnels infirmiers. Cela a fait un peu jaser à une époque où l'on manque de personnel infirmier mais il était fondamental de montrer que la grande chaîne des soins se poursuit, y compris après la mort. Lorsque les familles se rendent dans la chambre mortuaire, elles ont en face d'elles des soignants. C'est une évolution quelque peu détonante dans le monde hospitalier et elle va se poursuivre. Au début de ma carrière hospitalière, c’était le jardinier ou le plombier qui présentait les corps dans les chambres mortuaires. Je pense que ce n'était pas satisfaisant et cette évolution est donc très positive.

Nous avons réalisé un travail sur l'après-décès. Dans ces domaines, il n'existait pratiquement qu'une culture orale : comment présenter les corps aux familles ? Comment disposer les draps mortuaires ? J'ai ainsi mis fin à la pratique hospitalière consistant à mettre au pouce des personnes décédées, une étiquette en papier kraft avec leur nom et leur numéro d'admission. C’était le symbole de pratiques professionnelles peu respectueuses des corps et qui, d'une manière générale, étaient archaïques.

Il me semble important d’évoquer maintenant la façon dont se passent les décès à l’hôpital et comment ils sont perçus.

Chacun a en tête le chiffre de 70 % des décès intervenant en milieu hospitalier avec sa conséquence : la mort à domicile est devenue exceptionnelle.

Il faut compléter ce chiffre, en soulignant qu’aujourd'hui, il est de plus en plus rare de mourir à l'hôpital dans un service autre qu’un service de réanimation. Lorsque nous avons rédigé notre livre, il y a quelques années, nous avions décrit la façon dont les corps devaient être présentés aux familles dans les services mais, à l'époque, les services concernés étaient des services de chirurgie générale ou viscérale. Cela ne correspond plus vraiment à la réalité et le vrai sujet est maintenant la mort dans les services de réanimation. Avant de quitter l'Assistance publique, nous avions essayé, avec le Professeur François Lemaire, de mesurer l’importance de cette évolution. Ce travail n’a pas pu être mené à bien. On peut affirmer que, ces dernières années, les équipes transfèrent de plus en plus souvent les personnes mourantes vers les services de réanimation. On peut dire qu’il existe aujourd'hui deux pôles de décès à l'hôpital : les unités de soins palliatifs et les services de réanimation.

Dans les grands services de réanimation parisiens – j'imagine que l’ordre de grandeur est le même dans toute la France –, il y a un décès par jour. Cela crée pour les équipes, une pression psychologique très lourde. Je ne suis pas certain que les personnels y soient préparés. Répéter constamment les mêmes gestes et redire les mêmes mots pour annoncer un décès aux familles, est en effet très éprouvant. Tout le monde n’est pas forcément prêt ou disposé à le faire à tout moment.

Les hôpitaux doivent prendre la mesure de la charge qui est la leur en matière de fin de vie. Il leur incombe de former les professionnels à l’accompagnement du patient ainsi qu’à l’accueil et à l’accompagnement des familles.

Je voudrais aussi aborder le volet relatif aux droits des malades. J'ai suivi, parce que j’ai été chargé de ce sujet à l'Assistance publique, de la préparation et de la mise en œuvre de la loi du 4 mars 2002.

Au préalable, il faut souligner que sur les 6 500 réclamations reçues chaque année à l'Assistance Publique, peu concernaient la fin de vie ; elles portaient, pour la plupart encore une fois, sur la prise en charge de la douleur, certaines familles étant très mécontentes d'avoir vu souffrir leurs proches. Par ailleurs, la vétusté de certains locaux était également relevée.

La loi du 4 mars 2002 a mis l’accent sur l'autonomie de la personne, notamment sur la prise en compte de son consentement aux soins. Ce texte a introduit une notion importante que j'ai été amené à mettre en place à l'Assistance publique, celle de la personne de confiance. L'article L. 1111-6 du code de la santé publique prévoit, d'une part, que toute personne peut, de son vivant, désigner à tout moment une personne de confiance qui est chargée de témoigner de son avis, de ses sentiments ou de ce qu'elle aurait souhaité faire, au cas où elle ne pourrait plus exprimer sa volonté, dans un cadre médical. D’autre part, les hôpitaux sont tenus, lors de l'admission du patient, de lui proposer la désignation d'une personne de confiance. Mais on constate qu’il est extrêmement rare qu’une telle proposition soit faite ; ce n'est pas dû à une mauvaise volonté mais c’est le reflet de la difficulté de mise en place de ces dispositions. A l'Assistance publique, j’ai essayé de parvenir à la mise en œuvre de cette notion de personne de confiance. Les professionnels manifestaient en général, un grand intérêt que j’ai pu constater dans diverses instances hospitalières (commissions de soins infirmiers, commission médicale d’établissement) où les débats étaient longs et aussi parfois contradictoires.

J’ai quitté l’Assistance publique et je ne sais pas si la mise en œuvre de cette disposition a progressé. Mais j’ai toujours été conscient des difficultés pratiques que cela devait entraîner.

Ainsi, la première question qui se pose est : qui, à l'hôpital, doit présenter ce dispositif de personne de confiance au patient ? La loi ne le précise pas, elle n’indique que le moment : « Lors de l'admission ». Nous avons vite constaté qu'il était impossible de confier au personnel chargé de relever les numéros de sécurité sociale et de remplir les dossiers d’admission, la tâche de parler avec le patient d'événements, comme son éventuel décès ou sa perte de conscience. C’est la raison pour laquelle nous avons clairement écarté cette option.

La discussion a donc porté sur le point de savoir qui soulèverait la question parmi les soignants. Certains médecins ont soutenu que c'était leur rôle d'évoquer avec le patient, lors des différentes consultations, l'éventualité de la perte de possibilité d'exprimer sa volonté. Beaucoup ont relevé que la tâche requérait beaucoup de temps ; il n’est en effet pas possible de le faire rapidement et cela exige une discussion.

A l'Assistance publique, nous avons, après un travail pluridisciplinaire, établi des documents dans lesquels les patients peuvent, à tout moment, exprimer leur volonté de désigner une personne de confiance. Ce document est rédigé de façon très pédagogique ; les termes sont choisis afin de ne pas effrayer les patients et afin de leur faire sentir la solennité de cet acte de désignation ainsi que l'incidence qu’une telle désignation peut avoir si, à tel ou tel moment de l'hospitalisation, ils ne peuvent plus exprimer leur volonté.

Dans le cadre de votre mission, cette notion de personne de confiance a peut-être un intérêt, notamment dans la réflexion sur la problématique des « testaments de vie ». La personne de confiance est un dispositif consistant à désigner, de son vivant, une personne susceptible, à un moment donné, de porter témoignage d’une conviction personnelle. Aujourd'hui, la désignation de la personne de confiance est formulée en termes très généraux mais on pourrait très bien imaginer que la personne de confiance soit mandatée par le biais d’un document comportant des indications écrites et précises du patient, précisant ce qu'il lui confie réellement.

Il existe cependant plusieurs limites à ce dispositif. La personne de confiance n'émet qu'un avis consultatif : elle ne décide pas à la place du patient. Par ailleurs, les limites du dispositif tiennent à la difficulté qu’ont nos contemporains de prévoir ou de prendre des décisions concernant leur fin de vie.

On peut à ce propos établir un parallèle avec les dons d’organes. Dans le cadre de la « loi bioéthique » de 1994, il est ainsi prévu la création d'un registre automatisé pour les prélèvements d'organes. Ce registre, situé à Marseille, est géré par l'Établissement français des greffes, depuis 1997. Toute personne âgée de plus de 13 ans, peut exprimer son opposition à un prélèvement d'organes. Ce registre est obligatoirement consulté avant tout prélèvement. Actuellement, environ 50 000 Français ont fait connaître leur refus ; l’année dernière, ce registre n'a servi qu'une seule fois, une personne s’étant opposée à un prélèvement d'organe. Cela montre la très faible propension de nos concitoyens à prendre des décisions pour leur avenir. Les hôpitaux ont donc, en pratique, des difficultés pour évoquer ce type de questions avec les patients afin qu’ils prennent une décision écrite.

M. le Président : Je voudrais revenir sur les pouvoirs de cette personne de confiance. Ceux-ci ne peuvent pas aller au-delà de ce que prévoit la loi. Or, le texte dit qu'elle est « consultée », ce qui signifie qu'elle n'a pas de pouvoir décisionnel. Cela ne change pas grand-chose par rapport à la situation consistant à demander quelles sont les personnes à prévenir en cas de problème. Etre consulté, cela signifie que l’on reçoit une information et que l’on donne son avis. Cependant, à quoi sert alors cet avis quand le malade ne peut formuler sa volonté ? La personne de confiance peut donner une information sur le sentiment du malade, sur une pratique religieuse, sur des convictions philosophiques, sur une éventuelle volonté de poursuivre ou non un traitement mais dès l'instant où cet avis est purement consultatif, ce dispositif n'a pas un intérêt majeur dans la prise de décision médicale. Par ailleurs, vous dites que le patient peut éventuellement apporter des précisions écrites. Mais dans ce type de documents, il est très difficile pour un malade d’envisager tous les cas de figure et de prévoir, par exemple, de demander d’arrêter la réanimation dans certains cas et de les continuer dans d’autres. A qui alors confier la décision à prendre ? Certains prônent le « testament de vie » mais celui-ci ne fournit que des indications, d’ailleurs parfois illégales et en tout état de cause, insuffisamment précises pour servir de guide.

Si le dispositif de la personne de confiance consiste à substituer à la question : « Qui faut-il prévenir en cas de problème ? » à laquelle il sera toujours répondu : « Ma famille, mon médecin, mon ami. », la question « Si vous êtes inconscient, qui peut prendre la décision à votre place ? », sans que cela ait de portée juridique, la personne de confiance n’a pas grande utilité.

Comment utiliser au mieux ce dispositif pour en faire autre chose qu'un réceptacle d'angoisses de personnes bien portantes et pour viser une autre personne que celle que l'on prévient en cas de danger ou de mort ? Cela existe déjà, il serait donc inutile d’avoir recours à la notion de personne de confiance.

M. Marc Dupont : La personne de confiance est distincte de la personne à prévenir. Le décret sur la communication du dossier médical fait bien la distinction entre les deux. le nom de la personne à prévenir si la situation empire est inscrit dans le dossier du malade à l’hôpital. Le code de la santé publique contient une disposition spécifique relative à la personne de confiance.

C’est un avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) de 1998 qui est à l'origine de la notion de personne de confiance. Le CCNE parlait de « mandataire » et de « personne de confiance ». Le terme de mandataire était beaucoup plus fort mais le législateur n'a pas adopté cette notion à laquelle il a préféré celle de personne de confiance émettant un avis consultatif.

La possibilité pour une telle personne d'être dépositaire d'instructions écrites peut avoir un intérêt pour les personnes favorables à l'euthanasie dans le cadre de « testaments de fin de vie ». Dans ce cadre, il serait possible de confier à la personne de confiance, le soin de transmettre les volontés du patient, même si, pour des raisons légales, la démarche ne peut aboutir.

La loi dit également que lorsque le patient est hors d'état d'exprimer sa volonté, l'équipe médicale est tenue de prendre l’attache de la famille, des proches et de la personne de confiance. Dans la grande majorité des cas, dans les services de réanimation comme dans les autres, l’interlocuteur naturel des médecins est la famille et ensuite les proches. Dans certains litiges dus à des situations familiales difficiles, le recours à la personne de confiance pourrait se justifier. Ainsi, dans certaines familles recomposées ou éclatées, au moment de la fin de vie d’un de leurs membres, la question se pose de savoir qui est l'interlocuteur naturel. S’agit-il du concubin, du conjoint, des enfants, mais dans ce cas, lesquels ?

La désignation d'une personne de confiance pourrait, dans ce genre de situations, être un élément de clarification pour l'équipe hospitalière. Une fille peut ainsi habiter près de sa mère et être de ce fait très présente mais la mère peut avoir en revanche, une confiance plus grande dans un autre de ses enfants, moins proche géographiquement.

Dans ces cas, le fait de pouvoir désigner très clairement la personne en qui l'on a confiance peut être important.

M. le Président : Cette notion ne recoupe-t-elle pas celle de personne à prévenir ?

M. Marc Dupont : Cela peut être les mêmes personnes mais les fonctions sont différentes. En effet, demander que telle ou telle personne soit prévenue en cas de problème n’est pas la même chose que de confier à quelqu’un la tâche d’indiquer votre sentiment à votre place. Dans beaucoup de cas, ce seront les mêmes mais la réglementation les distingue. La distinction est également effectivement faite dans la gestion administrative des patients.

M. le Président : C’est un sujet important dans la mesure où la loi du 4 mars 2002 reconnaît au patient le droit de refuser des soins.

Une personne peut-elle se substituer au patient pour refuser des soins ou pour demander de les continuer ? Il faut voir que dans certains cas, la décision de la famille pourrait être influencée par l'affection qu'elle porte au patient et donc sa décision ne serait pas prise en fonction de tel ou tel intérêt thérapeutique. Dans d’autres cas, si la famille demande que l’on arrête un traitement qui pourrait être salvateur, elle pourrait être suspectée, si des intérêts financiers sont en jeu.

Donner la capacité de décider à quelqu’un qui a ce type d’intérêts est impossible. Or, il s’avère que la personne désignée est souvent quelqu'un de la famille, parfois un fils éloigné. Cela peut également être le médecin traitant, ce qui semblerait être un choix plus neutre. Mais dans ce cas, on peut craindre qu’un médecin soit plus facilement convaincu par des arguments médicaux.

Dans la mesure où l’on se trouve dans un système législatif où seul le patient peut refuser des soins et donc provoquer sa mort, aucun tiers ne pourra demander un arrêt de soins, au nom d’une personne inconsciente, sans l’accord des soignants. Et d’ailleurs, c’est plutôt l’inverse qui se produit : les médecins, considérant qu’ils se trouvent dans une situation d’acharnement thérapeutique, informent les proches ou la personne de confiance de leur intention d’arrêter le traitement, afin d’obtenir leur adhésion. L’initiative ne vient donc pas de la personne de confiance.

Je rappelle la décision du Conseil d’Etat, à propos du refus exprimé par un témoin de Jéhovah d’une transfusion sanguine. La Haute Juridiction a jugé qu’il était justifié de passer outre ce refus, dans la mesure où la survie du patient l’exigeait.

Si l’on ne tient pas compte de l’avis du patient, il est probable, a fortiori, que l’on passera outre l’avis de la personne de confiance qui n’a aucun pouvoir de décision.

La complexité de cette réglementation ne correspond pas à un souci de clarification. Même si une personne de confiance a été désignée, vous n’empêcherez pas un concubin ou un autre proche de venir peser sur la décision. Ne pourrait-on pas clarifier ce point, d’autant qu’il est impossible de poser à une personne qui rentre à l’hôpital, la question de savoir ce qu’il faudra faire si elle sombre dans le coma ?

Il me semble que les seuls qui pourraient trouver un intérêt à la notion de personne de confiance sont les adhérents de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. Mais ils donneront à cette personne des pouvoirs que légalement elle ne peut avoir.

M. Marc Dupont : Ces questions de consentement se posent également en dehors des contextes de fin de vie, notamment dans des hôpitaux de long séjour, accueillant des personnes très âgées. Lors des enquêtes de satisfaction menées afin de recueillir les témoignages des patients, il nous a été indiqué qu’environ un quart de ces patients seulement était en mesure de répondre et donc de consentir.

J'ai ainsi le souvenir d'une affaire remontant à environ un an. J'ai été appelé un soir par la fille d'une personne très âgée ; elle avait 70 ans et sa mère, 90. Elle s’opposait fermement à ce que le médecin fasse des électrochocs à sa mère. J'ai appelé le médecin pour avoir son avis ; il m'a dit que, vu l'état de sa patiente, ce traitement serait adapté et que la décision médicale ne posait pas de problème. A qui revenait-il de prendre la décision ? Le médecin n'avait pas vocation à décider mais la fille non plus. En effet, elle n’exerçait pas de tutelle sur sa mère et si tel avait été le cas, celle-ci aurait été limitée à la gestion du patrimoine et n’aurait pu intervenir dans le domaine des soins. La solution a été trouvée par le dialogue. Dans ce cas, il s’agissait d’électrochocs mais la question peut se poser en cas de soins lourds, comme une chimiothérapie. Ce genre de situations où nous ne sommes pas dans des décisions d’arrêt de vie, se rencontre tous les jours. Dans ces cas, il me semble que l’avis d'une personne de confiance, même s'il n'est que consultatif, pourrait être éclairant, pour le médecin comme pour le reste de la famille.

M. le Président : Ne pensez-vous pas qu'un médiateur serait plus qualifié ?

Lorsqu’il n’y a pas de conflit entre la famille, la personne de confiance et l’entourage, d’une part, et le corps médical, d’autre part, le dialogue et la concertation peuvent s’avérer fructueux. En revanche, en cas de conflit entre les deux « camps » - celui du malade et celui du médecin -, la personne de confiance, qui fait par définition partie du camp du malade, n’a pas vocation à refuser un traitement. Or, de quel droit un médecin peut-il mettre en œuvre une thérapeutique médicale, sans l’accord d’un patient hors d’état d’exprimer sa volonté ?

Peut-être, est-ce que l’intervention d’une personnalité neutre et extérieure, pourrait contribuer à nouer un dialogue entre les deux camps, afin de faire la part des choses entre ce qui est raisonnable et déraisonnable. Une intervention ponctuelle d’un médiateur indépendant pourrait peut-être apporter un éclairage nouveau à la situation.

M. Marc Dupont : J'en suis convaincu. J'ai géré à l'Assistance publique les médecins conciliateurs. Ils réalisaient un travail fantastique dans la gestion des conflits, même les plus petits.

Une des solutions aux problèmes qui se posent aujourd’hui à votre mission est certainement le dialogue et la médiation. Mais cela ne se décrète pas ! On peut cependant essayer de l’organiser et de le favoriser. Il serait bon de réfléchir à l’institution d’un médiateur mais il faudrait s’interroger pour savoir qui pourrait exercer ce type de fonctions. Il est nécessaire que cela soit quelqu’un qui puisse mettre totalement de côté ses convictions et qui rapproche les points de vue. Il est vrai qu’actuellement, à l’hôpital, la médiation est nécessaire au quotidien mais elle n’est pas assez répandue. Elle ne se pratique que de façon très informelle mais il existe certaines personnes particulièrement douées pour cela. Faut-il davantage formaliser les procédures de médiation ?

M. le Président : Effectivement, le dialogue est permanent.

M. Marc Dupont : C'est plus ou moins bon pour les relations humaines et lorsque les soignants n'ont pas la possibilité d'aborder les problèmes avec les familles et de prendre le temps de discuter, des questions peuvent se poser.

M. le Président : On peut être confronté à plusieurs types de situations. Ainsi, qui doit décider du passage du curatif au palliatif ? Le médecin seul ? Assurément, non. Une collégialité ? Probablement mais en accord avec le malade. Mais quid si le malade est inconscient ? Doit-on prendre l’avis de l’entourage ? Les mêmes questions se posent quand il s’agit de savoir, s’il faut mettre en oeuvre une cinquième chimiothérapie, s’il faut débrancher une machine ou augmenter un traitement sédatif.

Le plus souvent un dialogue s’instaure mais il peut parfois arriver qu’il y ait un conflit entre la personne de confiance, qui préfère que l’on arrête le traitement et le médecin, qui estime que son devoir est de le continuer. On peut bien sûr, en ce cas, demander l’avis de l’équipe médicale mais il est probable qu’elle penchera du côté du médecin. C’est pourquoi il serait bien d’introduire un élément de conciliation neutre, afin de faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. La neutralité est plus facile pour une personne venant de l'extérieur. Il faudrait bien sûr définir les critères de désignation de la personne assurant cette conciliation. Cela ne sera pas nécessairement un médecin.

M. Michel Vaxès : Les décisions peuvent être prises collégialement.

M. le Président : La collégialité médicale est hiérarchisée.

M. Michel Vaxès : Je ne parle pas seulement de la collégialité médicale. Ce collège pourrait être constitué d’un médecin, d’une autre personne tel un psychologue et de la personne de confiance. Il faudrait réfléchir sur le rôle de cette dernière. Mais je suis persuadé que si chacun d'entre nous y réfléchit quelques minutes, nous savons qui nous pourrions désigner comme notre personne de confiance.

M. le Président : Deux types de démarches peuvent exister. La grande majorité des personnes désignera le conjoint ou un enfant, comme personne de confiance. C’est pourquoi je disais que la notion de personne de confiance rejoint celle de personne à prévenir.

Une autre démarche consiste à dire : "Je ne veux pas mourir dans des conditions d'acharnement thérapeutique, et je souhaite désigner Monsieur Untel comme personne de confiance pour l’éviter." Cela relève presque d’un choix philosophique. Or, en fait, on désigne une personne qui n'a pas le pouvoir d'empêcher ce que ce malade considère comme un acharnement thérapeutique. On mande quelqu'un -qui n'est pas un mandataire mais une personne de confiance- qui ne peut pas être porteur de la volonté.

Cette personne n’aura pas le pouvoir de refuser un acharnement thérapeutique. Elle ne pourra qu’être le témoin de l’idée que le patient se faisait des choses à l’époque où il était conscient.

C’est une procédure relativement compliquée à mettre en oeuvre, pour un bénéfice, somme toute, assez faible.

De toute façon, la personne sera en conflit avec l’équipe médicale si elle dit : « J'exige que vous arrêtiez le respirateur. » En effet, si l’équipe médicale considère qu'elle ne doit pas le faire, parce que tout espoir n'est pas perdu, par exemple, parce que la réversibilité de la maladie est possible ou pour d'autres raisons, même mauvaises, il y aura situation de conflit. Au lieu de compliquer la situation en instituant une personne de confiance qui est surveillée par les médecins et qui surveille les proches du malade qui essaient de témoigner de la volonté du malade- volonté qui, comme le montre la jurisprudence, peut ne pas être respectée quand le pronostic vital est en jeu -, il serait préférable de gérer les conflits par le biais d’une médiation.

Je n’affirme rien, je cherche des solutions...

M. Marc Dupont : Dans l'exemple que vous donnez, l'avantage d’instituer une personne de confiance, même si son rôle pose problème, est d'avoir un interlocuteur désigné.

M. le Président : Cela permettrait de pouvoir choisir entre la troisième concubine et la première femme...

M. Marc Dupont : Ces situations sont beaucoup plus fréquentes qu'on ne l'imagine. Et même dans des situations plus classiques, il arrive souvent que le conjoint et les enfants ne soient pas du même avis.

M. Michel Vaxès : Ayant deux garçons, je les désignerai de toute évidence. Ils sont plus jeunes que moi et leur espérance de vie les conduit à être naturellement ma personne de confiance.

M. le Président : Je note qu’ils sont déjà deux et pourraient donc entrer en conflit ; de plus, je suppose qu'ils sont vos héritiers.

M. Michel Vaxès : Comme je n'ai rien, ce n’est pas un problème. Mais il me semble que ces considérations patrimoniales n’ont pas vraiment d’importance.

M. le Président : Elles ne sont pas anodines.

M. Michel Vaxès : J'imagine que ceux qui ont des biens, les ont légués avant leur mort, dans un testament. Ils ont réglé ces problèmes. On ne va pas demander à la personne de confiance ou au malade de changer un testament ou un acte signé chez le notaire.

M. le Président : Mes propos étaient caricaturaux.

Comment améliorer le dispositif de la personne de confiance qui part d'un bon sentiment mais qui est, d’une part, relativement difficile à mettre en place et, d’autre part, peu suivi d’effets ?

M. Marc Dupont : Pour le moment, il s’agit d’un dispositif purement hospitalier, non pas d’un acte « citoyen ». La loi prévoit les deux choses : l'acte consistant à désigner une personne de confiance et la personne à prévenir à l'hôpital. Faut-il parler de la personne de confiance dans le cadre de l’hôpital ? Sans doute. Mais qui va le faire ? Les médecins sont-ils prêts à aborder ce problème avec leurs patients ?

M. le Président : Il suffit peut-être de demander lors de l’admission à l'hôpital : « Avez-vous désigné une personne de confiance ? »

M. Marc Dupont : Cela pourrait également se faire dans les mairies, même si elles ont beaucoup à faire.

M. Michel Vaxès : Elle peut avoir été désignée bien plus tôt, lors de l’admission à l’hôpital.

M. Marc Dupont : La désignation précoce pose le problème de la réversibilité de la volonté. A 25 ans, on dit : « Je désigne ma conjointe comme personne de confiance », et il peut advenir qu’à 45 ans, ce soit la dernière personne que l’on envisage.

M. Michel Vaxès : La réversibilité est toujours possible jusqu'à la perte de conscience.

M. le Président : Sur quel document pourrait-on faire porter la personne de confiance ?

M. Marc Dupont : Je vous enverrai le document établi par l'Assistance publique. Il est formalisé, signé du patient, qui explicite ce qu’il demande de faire à la personne de confiance.

M. Patrick Delnatte : Dans les cliniques privées, on remplit un document, en distinguant bien la personne à prévenir et la personne de confiance.

M. le Président : Je ne conteste pas que les textes parlent des deux. Je m'interroge sur la complexité d'expliquer le rôle de la personne de confiance.

Ainsi, si un malade est hospitalisé pour l'ablation de la vésicule biliaire, et qu’on lui pose la question relative à la personne de confiance, après lui avoir fait signer de multiples papiers, notamment des décharges, il est possible que le malade trouve qu’il y a beaucoup de papiers à signer.

Avoir une personne de confiance peut permettre de savoir à qui s’adresser mais il faut bien se rendre compte qu’elle n’a pas la capacité de décision. Elle n’est pas un mandataire mais seulement un réceptacle d'informations et de dialogue.

M. Marc Dupont : Je voudrais refaire le parallèle avec les prélèvements d’organes et rappeler le problème qu’il y a dans notre pays, pour prévoir les choses en amont.

M. le Président : Un amendement a été adopté en la matière : maintenant tous les jeunes seront informés de la procédure en matière de prélèvement d’organes lors de la journée d’appel de préparation à la défense. Seuls ceux qui ne seront pas inscrits sur le fichier seront considérés comme refusant un don d’organes. Cela mettra fin à l’ambiguïté de certaines situations et évitera de prendre des décisions sous le coup de l’urgence ou de l’émotion. L'organisation de la fin de vie doit se préparer en amont et pas « à chaud » car, dans ces moments, on n'a pas forcément la lucidité nécessaire. Cependant, il faut bien voir que plus on décide en amont, plus on est susceptible de changer d'avis.

Audition de M. Alain Bénabent,
Professeur de droit civil à l’Université Paris X,
Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation



(Procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je tiens tout d’abord à vous remercier d’avoir accepté notre invitation alors que nous vous avons sollicité tardivement.

Vous êtes agrégé de droit, professeur de droit civil à l'Université de Paris X, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Vous avez publié des ouvrages sur le droit civil (famille, obligations, contrats spéciaux civils et commerciaux).

Aujourd'hui, nous aimerions avoir votre avis sur le problème de la fin de vie dont nous avons déjà examiné les aspects philosophique, religieux et médicaux. Nous cherchons maintenant à savoir si notre droit est conforme à l'éthique et aux pratiques.

Nous avons le sentiment que la médicalisation a profondément modifié les conditions de la fin de vie parce que 70 % des personnes meurent à l'hôpital (90 % dans les grands centres urbains).

Nous observons, en premier lieu, que du fait des avancées de la réanimation et des progrès techniques, certains malades n’ont plus de vies mais des survies, auxquelles il est mis fin dans un cadre légal assez flou. Nous savons, malheureusement, que des pratiques euthanasiques sont réalisées dans certains hôpitaux sans l'avis du malade. Nous avons, par ailleurs, constaté les difficultés que rencontrent les néonatologues face à certaines malformations. Enfin, lorsqu’un médecin décide de passer des soins curatifs aux soins palliatifs, c'est-à-dire d'une volonté de guérir à une volonté de soulager, cette stratégie peut être assimilée à une non-assistance à personne en danger ou, au contraire, à un acharnement thérapeutique. L'équilibre est toujours difficile à trouver.

La judiciarisation de la vie publique, en particulier au regard des pratiques hospitalières, et les actions en responsabilité à l’égard d'un monde médical qui souhaite être protégé pour ses bonnes pratiques, sont un deuxième élément de notre débat.

Enfin, se pose le problème de l'équilibre entre le respect de la vie humaine, un des grands principes de notre droit, et la liberté du patient de choisir son traitement – c'est le cas aujourd'hui – mais aussi de choisir sa vie et sa mort.

Nous entamons maintenant une réflexion juridique plus approfondie afin de déterminer si, dans notre droit, doivent être modifiés des éléments autres que le développement des soins palliatifs, la formation des médecins et une amélioration des règles de collégialité.

M. Alain Bénabent : Lorsque l'on m'a demandé de réfléchir à ce sujet de la fin de vie, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait essentiellement de la recherche d'un inventaire des difficultés éventuelles, des points sur lesquels il faudrait choisir de légiférer ou non et des conséquences, au besoin à plusieurs degrés, que peut avoir la prise de parti d'organiser un texte.

Ici, comme partout d'ailleurs, le droit n'est qu'une technique. Il faut bien comprendre que les mécanismes juridiques ne sont que des moyens au service de ce qui est décidé sous d'autres rapports d'ordre moral, éthique... Si la question est de savoir si les mécanismes juridiques peuvent mettre sur pied une législation pour organiser une euthanasie de façon précise, en définissant des normes sur la façon de recueillir le consentement de l'intéressé et sur les conséquences que cela génère, je crois que la réponse est positive. L'état du droit dispose d'un certain nombre de techniques qui, déjà mises en œuvre ailleurs, sont opérantes.

L'idée que cela susciterait trop d'occasions de contentieux, que cela multiplierait les difficultés n'est, à mon avis, pas totalement exacte. Il est matériellement et techniquement possible, sous réserve du parti à prendre, de créer un corps de règles, de nature législative ou non, qui encadre et fixe la règle du jeu, notamment à la demande des médecins.

Avant d’entrer dans le détail, deux observations liminaires s’imposent :

– l’une, déjà formulée, est que toute décision de modification législative dépend de décisions morales, politiques et de paramètres éthiques ;

– l’autre est que lorsque les médecins demandent un corps de règles, celui-ci a un double effet. Bien sûr, il renforce et légitime toute action qui s'inscrit dans ce qui est autorisé mais, en même temps, il dissuade et écarte toute initiative personnelle en dehors du domaine ainsi balisé.

Il y a de fortes chances pour qu’à partir du moment où elles sont organisées, les pratiques auxquelles vous avez fait allusion dans votre présentation introductive et qui peuvent exister actuellement avec des aspects positifs et négatifs, cessent. Le corps médical, considérant qu'il est à l'abri d'une structure d'organisation, peut en effet dire : « Du moment que je ne suis pas dans ce cadre, je ne fais plus rien », d'où un deuxième effet d'une législation qui tarirait en quelque sorte un certain nombre d'initiatives individuelles. C’est là un effet positif lorsque ces dernières correspondent à ce que l'on a voulu prohiber et interdire ; cela peut être regrettable dans le cas d’un système très complexe et très lourd, où les initiatives individuelles permettent, avec une certaine souplesse, de remédier à certains cas. Ceci n'est pas étranger à notre pays pour l'instant.

Il est certain qu’un système comme celui, par exemple, de la loi belge, très élaboré et, du point de vue juridique, suscitant admiration et approbation dans sa construction, est relativement lourd ; dans certains cas, une initiative qui aurait pu être prise auparavant, risque de ne pas l’être parce qu’elle ne remplit pas les conditions légales.

Examinons maintenant l’état du droit positif auquel vous faites allusion : à l'heure actuelle, tout médecin qui pratique un acte positif, est en principe pénalement punissable d'homicide volontaire et tout médecin qui pratique une abstention, est punissable de non-assistance à personne en danger. La volonté du patient est un élément totalement indifférent qui, pour l'instant, n'a aucune place dans notre droit pénal.

Pour mettre en place un système dans lequel la volonté du patient pourrait avoir un effet, il faut s'interroger, d’une part, sur les conditions dans lesquelles cette volonté doit être exprimée par lui-même ou par un représentant et, d’autre part, sur les conséquences de l’expression de cette volonté. Il s’agit notamment de savoir si ce décès, un peu particulier, doit se distinguer des autres.

C'est bien sûr le consentement qui est le plus délicat.

Dans les deux précédents de la Belgique et des Pays-Bas, jamais la volonté du patient (ou son consentement) n'est à elle seule un élément suffisant pour permettre l'euthanasie. Elle ne fait que conforter une situation objective qu'il faut médicalement constater et qui répond à une définition légale.

Le premier socle est celui d'une situation objective : un état médical irréversible qu'il faut bien sûr définir, c’est-à-dire le seuil à partir duquel, objectivement, la décision du patient est susceptible d'être prise en compte, le seuil à partir duquel la vie n'est plus d'ordre public car, pour l'instant, elle l'est (elle vous est imposée et vous ne pouvez demander à un autre de vous en délivrer). La loi belge l’a fait en précisant que l’état médical à prendre en compte est celui qui entraîne des souffrances physiques ou psychiques qu'il est impossible d'apaiser.

Il faut également décider quel organe constatera ce seuil. Le précédent belge est extrêmement détaillé : un médecin seul ne peut pas le faire, il doit procéder à certaines consultations pour s'assurer du respect de cette condition objective.

Se pose aussi la question de la prise en considération de l'âge du patient : cet état médical irréversible, extrêmement douloureux, doit-il être pris en compte pour toute personne ou faut-il exiger une condition d'âge ? Ainsi, la loi belge interdit l’euthanasie pour les moins de 16 ans, même avec l’accord des parents. Mais on peut aussi, du point de vue purement juridique, reprendre les mécanismes du droit des incapacités. Dans ce cas-là, est pris en compte un état dépassant un certain seuil à partir duquel, sous le contrôle du juge, sont mises en œuvre certaines règles. Il n'y a pas d'impossibilité technique. Il faut que la définition soit relativement ferme.

A partir de cette condition objective, la volonté peut entrer en jeu. Il est évident que personne ne songe à ce qu'une condition objective se suffise à elle-même et qu'une autorité extérieure puisse décider sans aucune intervention de la volonté de l'intéressé. Il faut qu'une condition subjective s'y ajoute.

Dans la loi belge, le consentement de la personne qui demande une euthanasie doit être recueilli selon certaines formes précises. Cela ne pose pas de difficulté majeure, mais je me demande s'il ne faudrait pas traiter différemment à cet égard, le cas de celui qui, remplissant la condition objective précitée, est encore en état de décider lui-même et d'agir et le cas de celui qui ne peut plus décider et ne peut plus agir.

Dans le cas où un individu peut décider et agir lui-même, c'est-à-dire, en pratique, décider de se suicider et le faire lui–même, il a le droit de se jeter dans la Seine ou par la fenêtre. En revanche, lui fournir les moyens de le faire est interdit et pénalement sanctionné.

Dès lors, si on reconnaît à chaque citoyen le droit de décider du moment de sa mort dans la dignité alors qu'il le peut, que sa lucidité n'est pas en cause, qu'il a les moyens d'agir lui-même, on peut très bien concevoir – ce que fait la loi belge – une assistance au suicide. Différente de l'euthanasie, elle n’exige aucune intervention active du corps médical puisque l'intéressé agit lui-même. C'est un cas relativement simple pour lequel la seule vraie question porte sur la fourniture des moyens d'interrompre sa vie. Le consentement de l'intéressé, forcément personnel puisqu'il est lucide, doit être organisé comme n'importe quel acte important. On pourrait exiger ainsi plusieurs témoins, un écrit et un délai de réflexion, par exemple d'un mois, auxquels devraient sans doute être ajoutés un consentement réitéré et une obligation d'information, donc une conversation avec les médecins.

La question se pose de façon différente, lorsque l'intéressé ne peut pas agir lui–même mais qu'il est lucide. C'est encore son consentement qui est en cause. La façon de le recueillir sera la même que dans le cas précédent mais les effets en seront différents car il ne s'agit pas simplement d'une fourniture de moyens, il peut s’agir éventuellement d’une intervention.

Le cas est plus difficile si l'intéressé n'est plus lucide mais, lorsqu'il l'était, avait exprimé la volonté que l’on intervienne et mette fin à ses jours dans l’hypothèse de perte de lucidité. Ce consentement préétabli est-il ou non efficace ? Le droit permet les deux réponses. D’une part, il permet d’admettre la validité du consentement à une euthanasie, préétabli par une personne valide, de la même façon qu’il admet que la volonté de celui qui rédige un testament est efficace dès lors que son auteur était lucide. D’autre part, le droit permet d’affirmer que la vie est d'ordre public, que l’on ne peut pas y renoncer à l'avance ; dès lors, le consentement préétabli n’est pas efficace. La technique juridique permet les deux réponses, elle n'est qu'un moyen.

Le risque de contentieux qui en résulte, mis quelquefois en avant, ne me paraît pas convaincant. S’il devait exister, il pourrait prendre deux formes : d'une part, un contentieux né d’un conflit entre les héritiers, certains accusant les autres de leur action alors qu’ils n'étaient pas d'accord ; d'autre part, un contentieux de responsabilité, une action contre les équipes médicales qui sont intervenues ou qui n'ont pas suffisamment lutté contre la décision du patient.

Je ne suis pas certain que les cas de contentieux seraient plus importants que ceux actuellement observés. Les cas de contentieux entre les héritiers sont marginaux et ne disparaîtraient qu’avec la suppression du testament. Or, à partir du moment où ce dernier existe, des contestations auront toujours lieu et leur nombre ne saurait être augmenté par l’organisation d’une euthanasie. Quant à la responsabilité des médecins, elle est actuellement mise en cause, et ce n’est pas l’existence ou non d’un corps de règles sur l’euthanasie qui modifiera la situation. Par conséquent, je ne pense pas qu'il faille mettre en avant l'idée qu’une organisation de l’euthanasie susciterait des problèmes supplémentaires. Toute organisation suscite des contentieux mais ces derniers existent même sans organisation. Par ailleurs, lorsque l’on dit qu'il y a un risque d'encombrement des tribunaux, de multiplication et de complication des règlements après décès, ce n'est pas le confort de l'intéressé qui est recherché mais celui des survivants. On souhaite, en réalité, que leur confort ne soit pas pollué par un contentieux supplémentaire entre les héritiers ou les personnes entourant le patient au moment de son décès.

Du point de vue juridique, il existe des moyens techniques, des instruments, mais ils n'entrent pas dans le débat philosophique qui est de permettre ou de ne pas permettre.

Bien entendu, on connaît les consentements révocables. Ainsi, n’importe quel testament, n’importe quel consentement donné pour un prélèvement d'organes sont révocables à tout moment.

Le point juridique le plus difficile concerne la façon d'organiser le consentement lorsque celui-ci n'émane pas du patient lui-même, parce qu'il est inconscient, mais de personnes censées le représenter. Peut-on autoriser les proches, pour employer une terminologie ouverte, à prendre cette décision ? Les proches étant constitués par la famille, c'est-à-dire par des héritiers, des confusions d'intérêt peuvent naître. Ce problème est peut-être marginal mais il n’est pas inexact.

La loi belge permet à l'intéressé, lorsqu'il a donné un consentement préétabli à l'avance, de préciser les personnes qui pourront confirmer sa décision le jour de sa mise en œuvre.

Dès lors, cette idée de recourir à une personne de confiance désignée par l'intéressé lui-même lorsqu'il a manifesté sa décision, puisqu'il faut qu'elle soit initiale, est le moyen technique d'assurer une certaine objectivité. Bien sûr, la personne de confiance peut être décédée entre temps et l'intéressé peut ne pas avoir songé à en désigner une autre. On ne peut jamais tout prévoir.

Le deuxième volet de mon intervention répond à une question qui m'avait été posée : est-ce qu'un décès survenu dans ces conditions entraîne des conséquences juridiques particulières ?

A vrai dire, j'ai eu beau chercher, je n'en ai pas vu, sauf peut-être une concernant le jeu des assurances décès en matière de suicide. D'une façon générale, un décès intervenu en partie parce que l'état de la personne est irréversible et en partie parce qu'elle l'a décidé, est assimilable à un suicide. Celui-ci, à l'heure actuelle n'entraîne pas de traitement juridique spécifique. Il ne gêne la mise en œuvre d'aucune règle juridique, sauf le cas particulier des assurances décès.

Les clauses d'exclusion de ces assurances sont mises en oeuvre lorsque le suicide intervient dans l'année de la souscription parce qu'il y a un aspect potestatif. Il n'est pas certain qu'il en soit de même dans l'hypothèse d'euthanasie parce qu'il y a un socle de constatations objectives. Cependant, il est probable que si la décision intervient dans un délai d'un an à partir de la souscription de l'assurance, la maladie de l'intéressé était déjà déclarée. Dans cette hypothèse, le contrat d'assurance sera nul pour fausse déclaration ou non-déclaration du risque. Mais l’intéressé peut également souscrire un contrat en étant en bonne santé, subir un accident dans l'année et décider de demander une euthanasie au cours de cette même année, en raison du caractère irréversible des conséquences de cet accident.

Telles sont les premières esquisses d'ordre juridique que vous m’avez demandées. J'ai conscience qu'il s'agit de quelques éléments jetés en vrac sur la table mais c’est à peu près tout ce que je peux faire.

M. le Président : Merci d'avoir apporté des éléments qui nous permettent de mieux cerner le sujet et nous confirment que les instruments juridiques existent, ce dont nous nous doutions car nos voisins européens ont été capables de légiférer en ce domaine. Un bémol à ce propos sur la Hollande : vous avez dit que la loi éradiquait les pratiques illégales, or le nombre d’euthanasies clandestines semble n’avoir pas changé en raison, sans doute, d’un cadre soit trop rigide, soit inadapté.

Pour en revenir à la situation de notre pays, il faut, selon vous envisager plusieurs paramètres.

Le premier est celui du champ d’application d’un texte sur l’euthanasie : existe-t-il un accord pour qu’il englobe le suicide assisté ? Pour qu’il s’applique à tout un chacun (J'ai 25 ans, je ne supporte plus ma vie, je veux que…) ? Dans cette hypothèse, le corps médical doit-il intervenir ? L’intéressé a-t-il droit à une assistance ou doit-on le laisser faire ? Doit-on tenter de réanimer tout suicidé ? Ce cadre est trop complexe et pose trop de problèmes sur les plans juridique et éthique. Par ailleurs, la population ne le réclame pas. Nous écarterons donc cette première solution.

La deuxième série de considérations concerne les conditions relatives au malade. Celui-ci doit être en fin de vie, non pas parce qu’il en a décidé ainsi mais parce que cette dernière lui est imposée par une maladie irréversible, incurable, à évolution mortelle à moyen ou à court terme. Dans ce cadre, plus précisément et plus aisément défini, deux situations peuvent se présenter, pour lesquelles j'emploierai des termes « faux » afin de bien les faire comprendre.

Dans un premier cas, un arrêt de traitement, appelé abusivement « euthanasie passive », est demandé pour un malade inconscient. Comment, légalement, permettre au mandataire d’intervenir de manière, sinon exclusive, du moins déterminante, dans la prise de décision d'arrêt des thérapeutiques, y compris celles permettant le maintien en vie ?

Dans le second cas, le malade est conscient. Comment l’autoriser à refuser des soins qui peuvent prolonger sa vie de manière, non pas déterminante, mais prépondérante ?

Si nous nous intéressons à ces deux situations, c’est parce qu'il nous semble qu'elles correspondent à une pratique existante qui mérite un meilleur encadrement et qui nous évite de franchir la ligne de la mort donnée parce qu’elle est demandée. Si j'ai, en effet, sur les plans moral et juridique, la liberté de me donner la mort, je ne saurais attribuer cette même liberté à autrui.

Revenons à la situation du patient qui, atteint d'une maladie incurable, irréversible et dont l'évolution est mortelle, ne veut pas subir ou bénéficier d'un traitement ou d'examens complémentaires. S’il est lucide et conscient, un médecin ne peut pas formellement s'y opposer. Comment, dès lors, empêcher la mise en accusation ultérieure de ce dernier de n’avoir pas pratiqué cette thérapeutique ou ces examens complémentaires ? S’il est inconscient, comment protéger l'équipe médicale qui, considérant que la situation est irréversible et que l'obstination déraisonnable a atteint ses limites, décide, en accord avec la famille, d’arrêter la survie artificielle pour laisser la mort naturelle survenir ? Comment encadrer cette pratique qui aboutit à 75 000 morts par an dans des conditions éthiquement correctes mais juridiquement instables ?

M. Alain Bénabent : Vous avez raison, il faut séparer ces deux hypothèses distinctes et d'une difficulté juridique très inégale.

La plus simple est celle où le malade est conscient. Pour que sa volonté soit organisée et qu’elle possède un caractère exonératoire pour les médecins, il faut prévoir sans doute trois éléments :

– une information, que la loi appelle l'échange entre le médecin et le patient sur sa situation, son caractère irréversible, les chances ou l'absence de chances ;

– un délai de réflexion qui peut soit être fixé d’une manière générale (par exemple à un mois), soit être adapté selon les circonstances, en fonction de différents entretiens avec le patient. On ne peut pas actuellement se passer d'un tel délai de réflexion ;

– une forme du consentement dont on ne peut pas prendre le risque qu'il soit l'objet d'un vice sachant qu’en cas de vice de consentement, le contrat est annulé. La forme dans laquelle le consentement doit être recueilli, doit assurer qu'il a été donné en connaissance de cause, en toute liberté et qu'il en restera un élément matériel dédouanant les médecins.

M. le Président : Si je peux me permettre de vous interrompre, nous sommes dans le cadre de la loi du 4 mars 2002. Mal formulée, elle autorise le refus de soins par le malade mais elle ne délivre pas le médecin de son obligation de soigner même lorsqu’un refus lui est opposé.

Dès lors que le patient, atteint d'une maladie irréversible et dont la fin est proche, a le droit de refuser des thérapeutiques ou des soins, il ne doit pas, pour autant, mettre le médecin en porte-à-faux après avoir été parfaitement éclairé et avoir bénéficié d’un délai de réflexion.

M. Alain Bénabent : Un texte peut le faire. Pour l'instant, la loi de 2002 autorise le refus de soins mais n'en tire aucune conséquence quant aux responsabilités du médecin.

M. le Président : Il faut donc toucher au code pénal.

M. Alain Bénabent : Pas au code pénal en général mais uniquement à l'incrimination de non-assistance à personne en danger.

A vrai dire, il n’est pas satisfaisant que le même texte s’applique au simple « quidam » vis-à-vis d’autres individus (le monsieur qui passe dans la rue et qui ne relève pas une vieille dame) et à un médecin, dont la mission est de porter assistance aux autres. On utilise ce texte parce qu’il n’en n'existe pas d'autre mais ce n'est qu'un raccroc en quelque sorte. Il n'a pas été prévu pour les médecins.

M. le Président : La jurisprudence du Conseil d'Etat privilégie l'obligation de soins par rapport à la liberté du malade. Ainsi, dans le cas des témoins de Jéhovah qui refusent la transfusion, le Conseil d'Etat considère que le médecin doit l'imposer mais il ne s’agit pas de situations irréversibles. Face à un malade incurable, dont la mort est proche et qui refuse les soins, il convient de mettre un garde-fou définitif à l'acharnement thérapeutique et d’enlever, en même temps, le poids qui pèse sur les médecins qui, fragilisés par le droit pénal, savent qu'ils ont pratiquement l'obligation d’appliquer cet acharnement.

M. Alain Bénabent : Le délit de droit commun de non-assistance à personne en danger devrait être purement et simplement écarté pour les médecins. Les conditions dans lesquelles le même délit et la même infraction peuvent être retenus à leur égard doivent être déterminées par un corps de textes à part, tenant compte de leur déontologie et de leur profession. Cette organisation fournirait le cadre dans lequel les conditions d'efficacité du consentement pourraient être précisées. Il ne s’agirait pas de transformer d'une façon générale le délit de non-assistance à personne en danger mais de le scinder entre celui qui s'applique au citoyen et celui qui s'applique aux professionnels de santé en général.

M. le Président : La non-assistance à personne en danger est tempérée par la volonté du malade.

M. Alain Bénabent : A condition que cette volonté soit organisée selon des conditions à fixer.

M. le Président : Pensez-vous que par l’organisation de conditions particulières liées au patient, à la formulation de son accord préalable et aux modalités de désignation de son mandataire personne de confiance, ce dernier pourrait légitimement décider de l'arrêt des soins en cas d'inconscience de l’intéressé ?

M. Alain Bénabent : Dans cette deuxième hypothèse, celle du malade inconscient, il est plus difficile d'organiser une prise de décision d’arrêt des soins qui exonère de la non-assistance à personne en danger. Il faut alors faire un choix. Faut-il exiger impérativement une déclaration personnelle du malade ou peut-on considérer qu’en l’absence d’un tel document, des représentants, des proches, des personnes désignées peuvent valablement consentir à cet arrêt des soins ? Selon le parti pris, le champ d'application sera plus ou moins vaste.

La loi belge restreint le droit d’arrêter les soins au cas où existe une déclaration préalable du patient devenu inconscient. C'est une plus grande sécurité mais cela ne résout qu'une petite partie des cas. La plupart du temps, le malade n'a pas prévu ou n'a pas voulu organiser la fin de sa vie, de même qu’inconsciemment bon nombre de gens ne rédigent pas de testament.

Techniquement, il est tout à fait possible d'organiser un fichier ou une déclaration qui ait la même force ou la même valeur qu'un testament, qui puisse être révoqué ou modifié à tout moment, notamment dans la désignation de la personne de confiance chargée de décider de l'arrêt de soins éventuel. C'est un testament qui ne porte pas sur les biens.

M. le Président : Imaginons qu’un malade inconscient, atteint d'une maladie incurable et dont la fin est proche ait désigné, au préalable, une personne de confiance. Interlocutrice privilégiée du corps médical qui aujourd’hui décide et informe de l’arrêt des soins, cette personne ne pose aucun problème lorsqu’elle est d’accord avec l'équipe médicale. Mais s'il y a conflit, c'est-à-dire si la personne de confiance dit que l'équipe médicale est dans une logique déraisonnable alors qu’elle pense qu'il faut poursuivre le traitement, n'existe-t-il pas une possibilité d'utiliser la médiation hospitalière pour proposer une situation intermédiaire, même si c'est très hypothétique ?

Je ne vois pas comment imposer à un médecin l'arrêt d'un respirateur sans qu'il le veuille. Mais les médecins veulent aussi obtenir une sécurité juridique pour arrêter 75 000 respirateurs chaque année.

M. Alain Bénabent : Les textes peuvent tout faire évidemment. Il faut être certain qu'une personne est désignée.

M. le Président : Sinon, nous restons dans le statu quo. C'est l'équipe médicale qui informe les proches et elle prend la décision en collégialité.

M. Alain Bénabent : Si une personne est désignée, les trois-quarts du chemin sont faits.

M. le Président : Ne pouvons-nous pas imaginer que, comme dans le droit testamentaire, lorsque personne n'est désigné, le conjoint et les descendants soient automatiquement les interlocuteurs de l’équipe médicale ?

M. Alain Bénabent : Tout à fait. Le problème juridique est simplifié lorsque l'intéressé a désigné la personne de confiance. Toutefois, lorsque naît un conflit entre cette personne et le corps médical, je ne sais pas comment le résoudre. Juridiquement, nous avons des moyens : la décision de la personne de confiance pourrait devoir recevoir un autre accord, tel celui du juge des tutelles ou du conseil de famille ; la mission de la personne de confiance serait limitée et elle ne pourrait pas accomplir tel ou tel acte. Les deux solutions peuvent être choisies.

Je ne suis pas sûr que l'intervention du juge soit souhaitable, bien que ce soit toujours le moyen de donner la sécurité juridique au médecin ensuite.

M. le Président : Le juge va désigner un expert médical.

M. Alain Bénabent : Tout dépend sur quoi précisément porte le désaccord entre la personne de confiance et l'équipe médicale. S'il porte sur la réunion des conditions objectives, l'un des deux considérant que l'on n'est pas en présence d'une maladie incurable, il est impossible d'envisager qu’un avis prédomine l'autre.

M. le Président : La condition objective est le préalable indispensable. C'est une expertise médicale qui la définit.

M. Alain Bénabent : Bien sûr.

Le désaccord sur le consentement est le suivant : le préalable de la maladie incurable étant admis, soit l’équipe médicale ne veut pas arrêter les soins du fait du serment d'Hippocrate, soit un représentant ou la personne digne de confiance refusent cet arrêt de soins.

M. le Président : Heureusement que les grandes religions reconnaissent la validité d’un arrêt des machines. Le pire serait que dans une situation irréversible où le corps médical souhaiterait raisonnablement arrêter la thérapeutique, les familles en imposent la poursuite. Si une telle hypothèse devenait une réalité demain, massive et importante, cela aboutirait à un encombrement majeur des hôpitaux et à des coûts de Sécurité Sociale qui apparaîtraient injustifiés à l'ensemble de la population. Dieu merci, les demandes sont plutôt formulées dans le sens inverse.

M. Patrick Delnatte : J'ai compris la mécanique juridique qui peut être mise en place mais, pour sécuriser l'absence d'acharnement thérapeutique, n’entrons-nous pas dans une logique juridique qui permettra de glisser très facilement vers le suicide assisté ? Pratiquement, les techniques seront très voisines. Ne serait-il pas préférable d’adapter le code de déontologie ?

M. Alain Bénabent : Le suicide assisté recouvre deux hypothèses : le « suicide caprice » que vous craignez de voir, non pas banalisé mais envisagé de fait par des textes et le suicide correspondant à la condition objective, socle de l'intervention, qui ne pose pas de problème majeur dans le cadre de la législation actuelle.

Je ne sais pas s'il existe un risque de banalisation. Le suicide non assisté n'est pas une infraction.

M. le Président : Certaines personnes trouvent hypocrite l'arrêt des soins parce qu’elles l’assimilent à une euthanasie. Mais il est également hypocrite de dire que si l'euthanasie est impossible, les gens seront obligés de se jeter sous les trains. Non ! Tout le monde sait bien qu'avaler, en une seule prise, deux mois de somnifères vendus sur une ordonnance, qui n’est pratiquement jamais refusée, conduit à une mort douce et volontaire. Pourquoi, dès lors, déléguer au corps médical un acte que l'on peut éventuellement commettre dans des situations précises ? A l’inverse, si je suis dans l'incapacité de me donner la mort, je suis dans un système de survie médicale. Je peux m'y opposer et donc je peux me donner la mort par défaut. Il y a des soins palliatifs pour que la mort s'effectue dans des conditions éthiques sans qu'elle soit médiatisée.

Par ailleurs, j'ai envie de me donner la mort mais je n'ai pas le droit d'imposer à une personne humaine de devenir mon assassin sous prétexte que je le lui demande. Le suicide assisté n'est pas un cas de figure pour moi. Dans l'affaire Humbert, la mère et le fils pouvaient rentrer chez eux, arrêter l'ensemble du processus qui le maintenait en vie et, en quelques jours, il n'était plus de ce monde, par renoncement et non en raison d’un acte euthanasique. De même, le syndrome de glissement chez nombre de personnes âgées qui décident d’en finir est connu. Entre celui qui déclare qu'il veut mourir et qui vide son plateau en regardant la télévision et celui qui ne dit rien mais qui se tourne vers le mur et qui se laisse dépérir, c'est le deuxième qui meurt et dans un délai assez court. Il ne sert donc à rien d’avancer des éléments philosophiques qui n'ont rien à voir avec la réalité.

Le suicide assisté n'entre pas dans l'objet de notre mission. En revanche, si nous arrivions à faire en sorte que, dans des conditions particulières, le malade en fin de vie ait la capacité d'imposer au médecin le refus catégorique de soins particuliers, ce serait un bon équilibre.

M. Alain Bénabent : Autant c'est facile dans le cas où le patient est lucide, autant il faut organiser la désignation et l'étendue des pouvoirs de la personne de confiance pour le cas où il cesserait de l'être.

M. le Président : Elle n'a pas les mêmes pouvoirs que dans le cas où le malade est lucide. Il faut un équilibre avec la décision du corps médical de l'arrêt des soins. Si cet équilibre est trouvé – et il le sera le plus souvent –, il n'y a pas lieu de changer quoi que ce soit. S'il y a une situation de conflit, il faut une médiation.

M. Alain Bénabent : Il faut préciser l'organe qui fait la médiation ou prend la décision.

Au sujet de la personne de confiance, une objection pourrait être soulevée lorsqu’elle a également la qualité d’héritier : elle pourrait, de fait, avoir un intérêt à prendre une décision d'arrêt des soins. Mais, personnellement, je ne crois pas que cette objection soit décisive, parce que l’intéressé ne désignerait pas une personne dont il pourrait craindre que les intérêts orientent la décision.

M. le Président : En outre, dès lors qu’est posée une condition objective de fin de vie, il importe peu que cette dernière intervienne maintenant ou dans un mois.

Quant un malade est conscient, il peut exprimer son refus de soins au corps médical. Au contraire, lorsque le malade est inconscient, le corps médical est prépondérant pour protéger ses intérêts et le mandataire, la personne désignée ou la personne de confiance n'auront jamais le même poids que le patient lui-même. Dans ce dialogue préalable à la décision entre le corps médical et le patient, il y a un déséquilibre au profit du second. Au contraire, il existe un déséquilibre à ses dépens s’il est représenté.

M. Alain Bénabent : Ce représentant intervient mais n'est pas à lui seul détenteur de la décision finale.

Reste la question de la personne de confiance lorsqu'elle n'est pas désignée par l'intéressé lui-même : un texte peut-il prévoir une sorte de désignation légale automatique ?

M. le Président : Dans les hôpitaux, un médiateur pourrait intervenir, lorsqu'il n'existe pas de personne de confiance ni d'ayant droit. Toute décision dépendant uniquement du corps médical, ce défenseur du malade pourrait le protéger.

M. Alain Bénabent : C'est peut-être une bonne piste parce que désigner un conjoint, ce n'est pas difficile, alors que désigner légalement les descendants et les enfants crée un risque de dissension et de paralysie, s’ils sont nombreux ou issus de lits différents.

Il est tout à fait concevable qu’un médiateur remplisse cette fonction.

Mme Claude Greff : Quand il n'y pas de descendant. Sinon, il me paraît inconvenant de demander à quelqu'un d'extérieur de décider à la place des enfants.

M. Alain Bénabent : Il faut être conscient d'une difficulté : à partir du moment où il y a plusieurs personnes, on peut se retrouver dans une situation de paralysie. S'il y a trois enfants, légitimes ou naturels, des choix juridiques sont à faire. Avec plusieurs personnes, le risque de dissension est plus important.

M. Patrick Delnatte : Quand il n'y a pas d'urgence, dans une clinique privée, on désigne la personne à prévenir et éventuellement une personne de confiance. Il faut vérifier que les formulaires sont bien remplis etc. Le principe de précaution joue.

Mais, quand il y a une situation d'urgence et que rien n'a été prévu ?

M. le Président : Pour les mineurs, quand il y a urgence, on se passe de l'avis des tuteurs.

M. Patrick Delnatte : En cas d'urgence, est-on dans une impasse juridique ?

M. le Président : Non.

Si, lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, aucune intervention, aucune investigation ne peut être réalisée sans que la personne de confiance ou la famille, ou à défaut l'un des proches, n'ait été consulté, cette condition n’a pas à être respectée dans les cas d’urgence ou d’impossibilité.

M. Alain Bénabent : Aucune intervention et non aucune décision d'arrêt.

M. le Président : Oui. Nous vous remercions de nous avoir accompagnés.

Audition de Monsieur Gérard Mémeteau,
Professeur à la faculté de droit de Poitiers,
Directeur du centre de droit médical



(Procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir de recevoir M. Gérard Mémeteau, Professeur de droit à la faculté de Poitiers, Directeur du Centre de droit médical et membre fondateur de l'Association française de droit de la santé.

Vous êtes l’auteur du « Mythe bioéthique » publié en 1999 et vous avez fait paraître en 2003 des ouvrages sur le droit médical, qui font autorité. Je vous remercie de venir éclairer les travaux de la Mission d’information sur l'accompagnement de la fin de vie.

Je rappelle qu’après avoir auditionné des historiens, des sociologues, des religieux, des philosophes ainsi que des représentants du corps médical, nous abordons maintenant les aspects juridiques de ces problèmes. L’ensemble des auditions menées jusqu’à présent démontre une insuffisance globale du dispositif d’accompagnement de la fin de vie, notamment sur le plan de la formation du personnel soignant et de l’organisation sanitaire. Le corps médical nous a, par ailleurs, fait part de ses inquiétudes et a exprimé le souhait que le législateur lui apporte une meilleure sécurité juridique. L’absence d’harmonisation prévalant entre le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal a été également soulignée. De fait, si les décisions de passage des soins curatifs aux soins palliatifs, l'acceptation du refus du malade d'un traitement particulier et l'arrêt d'une thérapeutique de survie sont des situations assez bien encadrées sur le plan déontologique et technique, elles sont toujours en infraction avec le droit pénal.

Plutôt que d’élaborer une loi qui serait pour ou contre l'euthanasie, nous avons le sentiment qu’il nous revient surtout en tant que législateur de coordonner les codes précités afin de les rendre compatibles. Cela permettrait à la fois de conforter les bonnes pratiques et d’éliminer, dans la mesure du possible, les pratiques d’euthanasie sauvages, clandestines et vespérales.

Nous avons également l’impression que, depuis le vote de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, il y a, dans la population, une demande plus forte de prise en compte de la volonté du patient. Mais il nous semble, en analysant par exemple la jurisprudence du Conseil d’Etat, qu’entre la volonté du malade de refuser certains traitements et celle du médecin, il y a plutôt un déséquilibre au détriment de la volonté du patient.

Enfin, nous observons que le mandataire ou la personne de confiance ne peut pas vraiment remplacer le malade car la liberté ne se délègue pas ! Ainsi, dans le cas d’une personne inconsciente, il semble préférable que les décisions, notamment d’arrêts de traitement, soient prises par le corps médical, de manière collégiale, après en avoir informé les familles et la personne de confiance.

Voilà où nous en sommes de notre cheminement. Nous essayons donc de sécuriser, de clarifier et d’harmoniser...

Après votre intervention, nous nous permettrons de vous poser quelques questions.

M. Gérard Mémeteau : Je remercie votre mission de me faire l'honneur et la confiance, pour ne pas dire l'indulgence, de bien vouloir m'entendre quelques instants.

Vous venez, Monsieur le Président, de soulever un certain nombre de questions : le rôle très imprécis, juridiquement, de la personne de confiance ; les rapports entre la déontologie et le droit, heureusement clarifiés en 1992 et 1997 par la Cour de cassation ; la difficulté de coordonner les différentes règles de droit ; enfin, la nécessité
– peut-être pas d’une nouvelle rédaction, cela serait injuste à l’égard de ses rédacteurs et constituerait un travail d’une trop grande ampleur – d’un « toilettage » de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, à laquelle il pourrait être apporté quelques précisions.

Les commentateurs qui, bien souvent, sont là pour trahir la pensée des rédacteurs, ont quasi unanimement relevé un certain nombre de faiblesses techniques de cette loi, ce qui n’exclut nullement la reconnaissance de son caractère extrêmement généreux. Mais ce texte est-il véritablement, dans l'immédiat, au cœur des débats sur lesquels vous avez eu l'extrême amabilité de m'appeler à dire, avec d'autres collègues juristes, deux ou trois mots ?

Nous sommes là aux frontières de plusieurs droits. Il y a d’abord le droit médical mais celui-ci n’est pas un droit pleinement autonome puisqu’il dépend, forcément, s'il veut vivre et s'enrichir, du droit civil, du droit pénal et du droit administratif.

Pour le droit civil et le droit médical, l'arrêt des soins est un fait juridique, avec des conséquences sur l'état des personnes et leur dignité. Par définition, cet arrêt des soins entraîne la mort, donc des liquidations, des partages de succession. Il opère ce que nous appelons une transformation du sujet de droit en un cadavre, celui-ci étant peut-être une chose – je lis actuellement une thèse qui part de ce postulat –. Il est donc légitime de vouloir vérifier la qualité de l'auteur de ce fait et la pertinence de ses critères de décision ; il l’est d’autant plus, évidemment, lorsque l'on se demande si la discussion sur ce sujet doit être transcrite en termes législatifs.

Je vais essayer, dans mon propos et mes observations, d'être aussi bref que possible et ne pas vous infliger un cours de droit.

Avec votre permission, quitte à revenir ultérieurement sur d'autres points si vous le jugez utile, j'entrerai directement dans ce qui me paraît être le cœur de la question : faut-il légiférer sur l'arrêt de soins ou sur la fin de vie ? Faut-il apporter une réponse formellement législative ?

Imaginons une intervention du législateur – ce législateur dont un jour M. Claude Evin me disait, à l'occasion d'une soutenance de thèse : « Le législateur, vous autres civilistes, en parlez comme d'une personne morale mythique. Or, ce sont des hommes et des femmes de chair et d'esprit, chacun ayant ses réactions. » – qui répondrait partiellement aux demandes de nos citoyens de légiférer sur l’euthanasie. Quelles en seraient les conséquences sociales ?

En premier lieu, un effet pédagogique, parce que ce qui est écrit dans une loi prend une dimension sociale d’affirmation et de symbole. C'est ce que l'on nous a répondu lorsque nous avons fait remarquer, avant la loi du 4 mars 2002, l'inutilité juridique de l'écriture des articles sur l'assentiment à l'acte médical, à savoir les articles L. 1110-4 et L. 11100-5 du code de la santé publique. La loi devait – et pouvait – proclamer avec une force symbolique des vérités déjà connues. Les a-t-elle proclamées en termes techniquement assez précis ? Je ne pourrai pas apporter de réponse.

La confusion globale du moral et du légal est tout à fait logique. La loi est postulée, à juste titre d'ailleurs, bonne, par ses sources, ses auteurs et son autorité. Il en va d'autant plus ainsi que, dans une société pluraliste qui a perdu sa cohésion éthique – d'autres débats parallèles tendent à le confirmer –, la loi devient la seule référence axiologique, ce qui, par ricochet, oblige le législateur à une grande prudence dont il a, au demeurant, fait preuve dans le débat « Perruche ». Je dois avouer que je n'aime pas beaucoup certaines expressions que l’on a employées comme « la loi anti-Perruche », ce qui est très insultant pour la famille Perruche. On devrait plutôt dire : « La loi anti-jurisprudence Perruche », même s’il s’agit d’un raccourci de parole et de pensée, bien entendu.

Certains aboutissements logiques peuvent être dramatiques, comme l’a montré l’Histoire. Le bien et le mal se réduisent à la lettre de la loi. Cela impose donc une très grande prudence dans l'écriture de la loi.

Le regretté Jean Carbonnier écrivait que pour ceux qui n'ont pas d'autre morale, la loi en tient lieu. La loi écrite résume la morale de ceux qui ne peuvent ou ne veulent réfléchir davantage. Lors du colloque « Génétique, procréation et droit », en janvier 1985, le Doyen Carbonnier avait dit : « La loi produit souvent des effets symboliques qui dépassent largement ses effets directs. Légiférer, c'est consacrer, avec la force symbolique d'un encouragement ». La loi a un effet dynamique. Dans le même ordre d’idées, M. Jean-François Mattei, Ministre de la santé, déclarait : « On peut constater que notre édifice normatif a donné l'onction du droit à des pratiques pour lesquelles les médecins encouraient auparavant des poursuites, il en a aussi favorisé l'acceptabilité sociale. ». Cette déclaration rejoint peut-être, Monsieur le Président, une partie de vos interrogations.

Lorsque l'on pratique dans la discrétion – vous venez de parler d'euthanasie vespérale – l'acte de mort, on risque – mais je suis peut-être comme le disait Arletty « pessimitaire » de nature – de le pratiquer visiblement, au grand jour, en interprétant libéralement les cas de permission de la loi. De telle sorte que nous pourrions nous retrouver, si un texte intervenait, en présence d'auteurs définissant eux-mêmes les conditions médicales, devenues juridiques, de leur action. L'auteur de l'acte poserait lui-même la norme de son propre acte, ce qui serait en pratique, comme en théorie, incontrôlable. Je ne vous dissimulerai pas que j’en parlais, il y a quelques jours, avec M. le Député Alain Claeys. On pourrait, certes, répondre que la loi serait assortie d'un arsenal pénal strict. On pourrait répliquer avec beaucoup de respect que, depuis les lois de bioéthique du 20 décembre 1988 et du 24 juillet 1994, un tel arsenal accompagne toutes les lois sur la vie et son usage ; cependant, on constate qu’il est très peu mis en oeuvre. N'est-ce pas, comme l'avaient perçu MM. Claeys et Hurriet dans l'un de leurs rapports sur l’application des lois de bioéthique, – pardonnez-moi l'expression – un droit pénal fictif, destiné à rassurer formellement ?

Il n’est pas excessif d'écrire ou de dire que cet effet législatif d'encouragement dépassant la pensée du législateur induirait, comme dans d'autres domaines, des dépassements législatifs successifs pour adapter la loi aux pratiques et réadapter encore la loi à d’autres pratiques. Cela constituerait une forme de perte d'autorité de la loi. Ainsi que l'écrit Mme Labrusse-Riou : « Au désordre des faits s'ajouterait un désordre organisé des valeurs. » En prolongeant cette réflexion, je dirai qu’il pourrait y avoir un effet pervers, car cela rendrait le législateur co-participant des actes qu'il autorise et de ceux qui dépassent sa permission, dès lors que ces dépassements sont prévisibles. On entrerait dans un système où la vie ne serait plus absolue mais seulement relative. On répliquera à ces objections qu'il ne s'agit que « d'encadrer des pratiques. » L'intention est bonne, sage et prudente, mais rien n'empêchera que le fait de croire que la loi est suffisante pour réaliser cet encadrement ne soit démenti par la multiplication des actes accomplis dans un sentiment de totale impunité. Car qu'est-ce qu'un encadrement ? C'est substantiellement une acceptation du fait en son principe car, si on ne l’accepte pas, on dit : « non » et on applique le droit tel qu’il existe, réserve faite du jeu de l'opportunité des poursuites, qui est peut-être la forme juridique de la charité, avec la médiation du magistrat pesant les faits, les volontés et les possibilités. Encadrer, c'est dire « oui », sous conditions évolutives. C'est peut-être – et veuillez pardonner la vigueur de l'expression que je vais employer – s'incliner d'avance devant des faits pourtant estimés contraires à la conscience du législateur. Je n’aborderai pas ici la querelle de la distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité !

Dans les propositions législatives relatives à l’euthanasie, sur le bien-fondé desquelles votre mission réfléchit, je constate deux inversions.

Tout d’abord, une inversion de la dignité de la personne en fin de vie à qui l'on propose, ou qui demande, ce que l'on appelle communément l'acte d'euthanasie : « Je suis indigne de vivre, donc on peut me donner la mort. » Et à qui l’on répond : « Oui, en effet, vous êtes indigne de vivre et je vais vous aider à obtenir cette mort. ». Les termes de cette réponse substantielle ne sont pas forcément tous encore pesés aujourd’hui.

La deuxième inversion est celle de l’égalité, en ce sens que l’on admet l’existence de catégories de citoyens potentiellement inférieurs qui ne seraient protégés que par une simple éthique procédurale.

On court aussi un risque juridique. Vous faisiez, Monsieur le Président, allusion à ce que le Professeur Soutoul appelait « le risque médico-judiciaire » pesant sur le médecin. Ne risquerait-on pas de se trouver devant des situations de procès pour carence d'euthanasie équivalents, en matière de soins de fin de vie, à la jurisprudence « Perruche » ?

Il est tout à fait vrai que le corps médical dans son ensemble, avec des exceptions, ne connaît pas toujours très bien la règle de droit. Il me semble même – et j'en donnerai un exemple très concret – que parfois, il en a une vision quelque peu fantasmatique qui ne correspond pas toujours à la réalité juridique. On le voit ainsi chaque année dans les rapports du Groupement des assurances mutuelles médicales (GAMM) publiés en annexe de la revue « Le concours médical ». On peut y constater qu’en 2003 il y a très peu, sinon pas du tout, d'augmentation statistique du nombre de procès en responsabilité médicale. L’article se termine toutefois par la phrase suivante : « Par conséquent, c'est très grave. Il nous faut une loi ou une nouvelle réforme, par exemple une modification de la loi du 4 mars 2002, afin que la solidarité nationale prenne tous ou presque tous les risques en charge. ». Je lisais hier une proposition de loi de décembre dernier en ce sens.

Il y a environ deux ou trois ans, j'ai eu l'honneur de participer à un jury de thèse de médecine qui comportait un volet juridique ; le thème en était l’hospitalisation des personnes âgées en situation de dépendance. La question se posait de savoir si le médecin traitant devait demander ou non une hospitalisation. L'auteur de la thèse avait procédé à une vaste enquête dans la région Poitou-Charentes, auprès de ses futurs confrères. Une des questions qu’il leur avait posée était la suivante : « Quels sont les critères qui vous conduisent à décider d’une proposition d'hospitalisation ? ». La réponse m’avait effaré ; pour l'immense majorité des médecins interrogés, un des éléments de décision avoué était le suivant : « Nous ignorons quel procès en responsabilité civile pourrait intenter contre nous la famille si un accident survenait dans le cas où nous ne ferions pas hospitaliser une personne, même si médicalement, elle n'en avait pas besoin. » L’accent n’était pas mis sur l’exigence thérapeutique mais sur la peur – ai-je la permission d'employer le mot « panique » ? – devant une hypothèse véritablement fantasmatique de mise en cause de la responsabilité civile.

Dans un article publié dans « La Nouvelle République du Centre-Ouest » du 3 octobre 2003, M. Alain Claeys écrivait qu'une loi devrait rassurer « les cas de conscience des médecins ». Je souhaiterais faire une observation respectueuse sur ce propos : ce n'est pas le médecin qui meurt ; ce qu’on lui demande c’est de participer à la mort d'autrui. J’émets donc une réserve sur le souci exprimé par M. Claeys.

Vous connaissez mieux que moi les problèmes de conscience qui se posent aux médecins. Je ne sais pas si ces problèmes pourront être réglés par une loi légalisant certains actes, qui leur donnerait davantage de pouvoir sur la vie et la mort de leurs patients. La solution serait sans doute de prévoir, pour les médecins, un enseignement de la déontologie et du droit. Il n’est évidemment pas question de leur infliger un enseignement trop formel, mais d’instituer un enseignement adapté qui permettrait d’éviter des attitudes de panique, d’ailleurs artificiellement entretenues par les médias. Il n’y a pas lieu de dramatiser les mises en cause de la responsabilité médicale.

Je n'ai pas fait une présentation volontairement trop technique de la règle de droit telle qu'elle est ou telle qu'elle pourrait exister. Je me suis contenté d’exposer quelques idées très générales que vous estimerez peut-être trop superficielles.

M. le Président : Merci beaucoup, Professeur. Au contraire, je trouve que vous avez bien évoqué les problèmes tels qu'ils se posent aujourd'hui. Ceux qui se posent à notre mission ne sont pas encore résolus : les textes réglementaires et législatifs doivent-ils être modifiés ? L’enseignement des soins palliatifs doit-il être développé ? Doit-on diffuser davantage les soins palliatifs ?

Je souhaiterais vous poser une question brutale et vous avez tout loisir d'esquiver l'attaque. Si vous étiez à notre place, considéreriez-vous que la situation est globalement plutôt satisfaisante et qu'il vaut mieux travailler sur la pédagogie et l'enseignement, ou que la situation est globalement peu satisfaisante et qu'il faut que nous nous engagions, d’une main prudente et tremblante, dans la clarification et l'harmonisation des différents aspects du droit médical dans le domaine de la fin de vie ?

La question est un peu manichéenne et je m'en excuse.

M. Gérard Mémeteau : Je n'esquiverai pas la question qui, en réalité, est double, quant à la situation et quant au remède. Je vais croiser les éléments tels que vous me les avez présentés.

La situation n'est plus, à mes yeux, globalement satisfaisante. En quoi ne l'est-elle plus ? Des cas ponctuels, infiniment douloureux, qui appellent chaque fois une réponse différente, humainement, juridiquement, sont « montés en épingle », si vous me permettez l'expression, par des médias qui en font une dramatisation sociale globale.

Il y a, c’est vrai et tout le monde ici le sait mieux que moi, de nombreux cas de fin de vie très douloureux. On ne meurt pas toujours comme « Le laboureur » de la Fontaine, que Michel Foucault avait peut-être un peu trop célébré : j'imagine que le laboureur a pu mourir, certes solennellement, mais également douloureusement, les analgésiques et les soins palliatifs n'existant pas. La mort de Louis XIV a également été une mort solennelle mais douloureuse. La mort de Napoléon a été, à sa façon, solennelle mais ne fût pas extrêmement douloureuse. Contentons-nous des exemples de la grande histoire, même s'ils occultent la petite, qui est celle de la souffrance quotidienne des familles.

Il est des cas extrêmement douloureux mais, pour autant, je ne pense pas qu’il faille, pour les résoudre, envisager une réforme du droit positif. Ces cas appellent deux solutions.

On me dira que c’est facile à dire lorsque l'on est derrière un bureau, devant un micro, et que l'on n'est pas au chevet du lit d'un malade. Après tout, le législateur et les juristes sont aussi là pour poser des principes généraux.

La première solution consiste à développer et soutenir des soins que l'on a tendance à appeler palliatifs parce que la loi elle-même les appelle ainsi ; je dirais plutôt des soins de fin de vie, mesurés, proportionnés, évolutifs, selon ce que les données de la science enseignent avec leurs progrès constants. Certains soins palliatifs ou de confort adoptés aujourd’hui par le droit médical étaient considérés, il y a cent ans, comme des soins extraordinaires et donc disproportionnés. Nous espérons constater les mêmes progrès dans les décennies qui viennent.

La deuxième solution est à trouver sur le terrain du droit. Il ne faut pas modifier les principes du droit tels qu'ils existent. Il faut laisser, au cas par cas, le ministère public exercer son pouvoir d'appréciation de l'opportunité des poursuites, après une enquête sur les véritables mobiles parce que les mobiles ostensibles ne sont pas toujours les vrais mobiles de l'acte litigieux. Il faut laisser le juge estimer, s’il y a eu ou non intention d’homicide et rechercher les motifs qui peuvent être multiples : l’intérêt financier, la haine…

Je viens du département de Marie Besnard. Peut-être aurait-elle pu parler à son époque d'euthanasie mais le terme n’était pas employé.

Il faut donc laisser le ministère public apprécier en toute souveraineté. Quand il faut poursuivre, parce qu'il y a eu une véritable intention perverse, il faut qu’il puisse le faire. Quand il n'y a eu qu'une intention, peut-être mal mesurée dans les faits, d'aider – ce que l’on appelle une compassion authentique, vérifiée, pas celle que l'on invente a posteriori –, lorsque l'on a été véritablement débordé par la souffrance, il faut laisser le juge apprécier l’opportunité des poursuites. Mais cela doit se faire au cas par cas, dans le cadre d'un droit qui – j'ai la vanité de le dire en tant que juriste – est peut-être suffisant et peut s’adapter.

Je sais que je m'adresse au législateur et je ne voudrais pas manquer aux bienséances qui, à tous égards, me sont imposées. Je dirais quand même qu’il faut éviter de céder à la tentation d'écrire un texte, là où il serait sans doute suffisant d'appliquer le droit tel qu'il existe.

Vous parliez de coordonner les textes. Une coordination, une présentation plus claire se faisant quasiment à « droit constant », serait peut-être une piste.

Je réfléchis, en vous parlant, à l'hypothèse doctrinale de la rédaction d'un code de droit médical, donc à ces questions de clarification et d’harmonisation des textes. Mais en tout état de cause, ce n’est pas à moi de choisir : je ne confonds pas les rôles.

M. le Président : Merci de nous éclairer et de nous inciter à la prudence, ce qui est d’ailleurs notre état d'esprit.

Vous nous avez indiqué que le contentieux médical n’était pas en hausse significative, même si la crainte de ce contentieux augmente. La judiciarisation touche beaucoup de domaines et le domaine médical n’y échappera pas. Néanmoins, il ne faut pas légiférer en fonction de la pression médiatique ni pour calmer les peurs des intéressés.

Mme Claude Greff : C’est surtout un travail d’éducation des médias qu’il faudrait faire !

La société aujourd'hui souhaite tout régir. En la matière, tout se passe relativement bien et la justice, attentive, juge au cas par cas.

Dans des situations exceptionnelles, il faut laisser le libre choix au patient et au médecin. Ce n’est pas du ressort des médias et de la société de tout gérer. Les lois ne sont pas forcément la réponse aux besoins et au mal-être sociétal aujourd'hui.

M. Gérard Mémeteau : Il existe des jurisprudences sur la fin de vie en droit français. Je rappelle aussi les termes de certains arrêts en Amérique du Nord, au Québec plus précisément. Ils ont été rendus, non pas pour protéger le malade, mais pour protéger l'hôpital ou le médecin contre des risques de mise en cause de la responsabilité civile ou pénale. Dans ces arrêts, on trouve une formulation équivalente de ce que je pourrais ainsi résumer : « Le médecin ne sera pas susceptible d'encourir une responsabilité civile ou pénale s'il obtient notre autorisation, à nous, juges, après avoir été entendu par un Comité ».

Mme Claude Greff : Il faut vraiment insister sur la nécessité pour chacun – juges, corps médical, société toute entière – de prendre ses responsabilités. Il faut que chacun prenne conscience de ce que sont la vie et la mort et de la nécessité de l'accompagnement de la vie.

M. le Président : La peur du corps médical est sans doute disproportionnée. Quant aux citoyens, ils ont peur paradoxalement, non pas de mourir ni de souffrir, mais de se dégrader. Or, la dégradation commence généralement à 16 ans !

M. Gérard Mémeteau : J'avais entendu dire que c’était aux environs de 21 ou 22 ans, mais je ne suis pas médecin…

On a le sentiment d’une nouvelle grande peur de l'Occident !

M. le Président : Plus il y a de la sécurité et plus il y a de la peur.

Je citerai l’exemple d’une peuplade de la Mauritanie qui dort dans le désert et se réveille tous les matins, des scorpions dans les vêtements. Chacun bouge lentement ses membres afin que les scorpions s’en aillent. Si on le fait brusquement, on peut être piqué mortellement. La mort est donc possible à chaque réveil et cette peuplade n’a pas de syndrome dépressif.

Ce n'est donc pas le risque qui entraîne la peur. Celle-ci est toujours disproportionnée par rapport au risque. Elle est proportionnée au risque évalué et non pas au risque réel.

M. Gérard Mémeteau : Elle est donc irrationnelle.

M. le Président : Oui. Il peut s’agir de la peur de l'autre, de la peur de l'étranger.

Audition de M. Michel Castra, Maître de conférences en sociologie et chercheur
au Laboratoire CLERCE-CNRS


(Procès-verbal de la séance du 10 février 2004)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie procède actuellement aux auditions des représentants des professions de santé. Vous êtes sociologue et intervenez donc avec un léger décalage dans notre thématique. Nous sommes toutefois heureux de nous replonger dans la sociologie de la fin de vie, qui a été l’une des premières préoccupations de nos travaux.

Notre mission a été créée à la suite de l’affaire Humbert. Son objet est d’aborder l’ensemble des problèmes relatifs à la fin de vie et de ne pas traiter uniquement ceux liés à la mort volontaire, au suicide assisté ou à l’euthanasie. Nous avons donc auditionné, dans un premier temps, un certain nombre de vos collègues ainsi que des philosophes, des historiens, des religieux, des représentants des loges maçonniques, puis dans un deuxième temps, des médecins.

Il nous semble que le code de déontologie est en décalage avec le code de la santé publique, lui-même en décalage avec le code pénal. Nous avons le sentiment que le souci des médecins est plus celui de leur sécurité juridique que celui d’une modification des textes. En fait, il nous apparaît que seules certaines associations militent en faveur d’une modification législative.

Au fil des différentes auditions, il nous est apparu que la mort est un phénomène occulté dans notre société. Les demandes d’euthanasie et l’acharnement thérapeutique sont tous deux le reflet de cette crainte devant la mort et une façon de nier sa réalité. La situation du mourant est de plus en plus éludée : on espère que la mort arrivera vite, qu’elle sera indolore, et que l’individu mourra sans être dégradé !

Votre exposé pourra se poursuivre par un échange.

M. Michel Castra : Merci de me recevoir dans le cadre de vos travaux.

J'ai eu l'occasion de travailler longuement sur la fin de vie à partir d'une thèse de doctorat de sociologie que j'ai consacrée à ce sujet et qui a fait l’objet d’une publication. C'est donc à partir de cette expérience concrète que j'interviendrai aujourd’hui mais aussi à partir d'une recherche que je fais actuellement sur les équipes mobiles hospitalières et la fin de vie dans les services curatifs de l’hôpital.

Je voudrais d'abord rappeler que si la fin de vie est devenue un problème social et politique, c'est très largement en raison de l'allongement de la période terminale de la vie. Aujourd'hui, mourir prend du temps et ce temps qui précède la mort est devenu plus visible, au cours de ces trois dernières décennies. La fin de vie fait l'objet de débats et de propositions alternatives et différenciées, de la part d'acteurs collectifs, professionnels et associatifs qui militent pour certaines conceptions de la fin de vie.

On peut distinguer l'existence de deux modèles contemporains du « bien mourir » autour des soins palliatifs, d’une part, et de l'euthanasie volontaire, d’autre part. C'est toujours à partir de ces deux cadres sociaux, qui sont aussi des cadres normatifs, que notre modernité envisage le rapport à la fin de vie et à la mort. Si la construction et la représentation d’une « mort positive » prennent, de part et d'autre, des formes radicalement différentes, ces idéologies normatives du « bien mourir » concrétisent toutes deux une stratégie de distanciation par rapport à la mort et donnent en même temps un sens à celle-ci. Il y a là un invariant anthropologique. Il s’agit bien de neutraliser la mort afin de la rendre plus supportable pour la société mais aussi pour les professionnels qui la prennent en charge.

Je voudrais d’abord dire quelques mots concernant la construction d'un modèle particulier de gestion de la fin de vie hospitalière, à travers l'unité fixe de soins palliatifs qu'il me semble intéressant d'envisager du point de vue des pratiques et du point de vue des liens existant entre la professionnalisation de la mort et l'idéologie du « bien mourir », propre aux soins palliatifs. On a affaire à un modèle idéal, qui se construit autour de certains principes qui ne sont pas neutres.

La « bonne mort » n'est plus aujourd'hui du ressort de la société. Elle ne relève plus de connaissances profanes mais de la médiation des professionnels et de connaissances techniques. Une des caractéristiques centrales de la discipline des soins palliatifs, c'est que l’on a affaire à une logique médicale nouvelle qui, contrairement à ce qui peut se passer dans d'autres secteurs de l'hôpital, va accorder une place prépondérante à la parole du malade et à son histoire. L'expérience intime du malade devient un objet central de préoccupation et de travail, elle est aussi une des composantes essentielles du « bien mourir ». De ce point de vue, on peut dire que la normativité à l'œuvre dans le cadre de la médecine palliative se concrétise par un travail mené sur la subjectivité des malades en fin de vie. Cette subjectivité du patient devient disponible pour être travaillée et pour être « accompagnée et guidée » à travers le recours à une approche psychologique particulièrement présente dans la discipline, y compris parmi les médecins.

L’unité de soins palliatifs constitue donc un cadre organisé où la subjectivité de l’individu en fin de vie devient l’objet d’un projet implicite et normatif des professionnels qui sont engagés dans la gestion des derniers temps de la vie.

Ce modèle idéal de « bonne mort » qui devient un support pour les professionnels va, en unité de soins palliatifs, se concrétiser et se décliner à travers trois dimensions particulières que je vais maintenant évoquer.

Cette première dimension est la construction quotidienne d’une catégorie de malades. La sélection des patients constitue une première forme d'élaboration d'un modèle du « bien mourir » dans la mesure où l'équipe va se donner les conditions de parvenir à une mort convenable ou à une fin de vie acceptable.

En unités de soins palliatifs, on va s'attacher à construire un temps du mourir qui n'existe pas en soi et donc un temps qui est aussi une construction professionnelle : on va essayer de penser, d'autonomiser, de mettre en place ce temps comme une phase particulière et spécifique dans le temps de la maladie et qui prend place, même si les choses peuvent être un peu plus complexes et s'il peut y avoir des chevauchements, entre la phase de soins et la mort.

Devant la multiplicité des trajectoires de fin de vie potentielles, les médecins en unités de soins palliatifs sont amenés à mettre en place une sélection des patients pour l'admission dans l'unité, afin de faire face à la diversité de situations que recouvre la notion floue et abstraite de « mourant ». C'est une acception très particulière et très précise de la fin de vie que l'on va retenir, en établissant un profil somme toute assez étroit du patient en fin de vie.

Dans toutes les unités, on retrouve en particulier une sélection des temporalités et des trajectoires de fin de vie, qui ne doivent être à la fois ni trop courtes ni trop longues et une sélection des types de malades qui, en général, sont plutôt des malades cancéreux et des malades capables d'être dans une dynamique relationnelle. On observe notamment un refus ou une gêne forte à l'égard des patients qui ne communiquent pas ou qui sont dans le coma. Certaines catégories de malades mourants, comme les insuffisants cardiaques ou les rénaux terminaux, les cancéreux dont la maladie évolue très lentement et plus largement les malades dont la vie est maintenue grâce à une machine ou encore les enfants en fin de vie, sont d’emblée mises à l’écart. Cette sélection recouvre également une sélection des subjectivités ou des individualités qui sont susceptibles d'être travaillées. Par exemple, on va plutôt retenir des personnes qui accèdent à une première connaissance, voire une première acceptation, de leur incurabilité.

La deuxième dimension recouvre l’attention privilégiée accordée à la subjectivité du malade mourant

Cet idéal d'une fin de vie palliative se retrouve également dans l'utilisation d'une rhétorique psychologique qui vient qualifier les comportements des patients. En soins palliatifs, les professionnels recourent fréquemment à des catégories comme, par exemple, la « révolte », le « déni », le « semi-déni », l’« ambivalence » qui permettent d'étiqueter les patients qui « cheminent » ou qui, au contraire, ont un comportement qui n'est pas conforme à cet idéal. On cherche toujours à se situer par rapport à la représentation d'une attitude acceptable ou idéale.

Ce discours psychologique utilisé par les médecins et les soignants constitue à la fois une grille de lecture des situations de fin de vie qui donne lieu à un jugement ou à une évaluation des malades et, en même temps, une modalité de travail sur l'expérience des patients. Il s’agit là d’un instrument qui va être utilisé pour produire un travail normatif sur l'identité du patient en fin de vie. J’ai pu l’observer dans les pratiques concrètes en unité de soins palliatifs. On retrouve tout à la fois un travail sur les émotions : le malade est incité à se confier et à exprimer ses sentiments ; un travail sur la biographie : on va inviter le malade à se raconter, à parler de son histoire et à faire un bilan de sa vie ; et enfin un travail sur le rapport à la maladie et à la mort. Cette « psychologisation » des comportements du mourant incarne ainsi un modèle du « bien mourir » qui requiert la participation active du malade, voire de son entourage.

L’entrée dans cette trajectoire de fin de vie constitue un moment particulier dans la « carrière » hospitalière du patient, dans la mesure où elle vient marquer une rupture biographique. Alors qu'on lui avait demandé jusqu'à présent de croire en la possibilité de la guérison de sa maladie, c'est maintenant de l'incurabilité de sa maladie dont il doit prendre conscience. Ce temps du « mourir palliatif », c'est un temps de cheminement intérieur attendu, un temps de maturation psychologique à l'approche de la mort… Et le risque de ce type d'approche, c'est que pour le malade qui ne chemine pas, qui ne s’investit pas dans cette phase, elle risque d'être perçue comme un échec pour l’équipe. La stratégie des professionnels vise souvent à installer le malade dans une situation de doute et d’incertitude par rapport à son devenir et donc à l'installer dans le provisoire.

C’est peut-être dans cette perspective qu’il faut comprendre le sens du travail sur l’expérience de la personne en fin de vie, travail qui n’est pas dénué d’une certaine violence, puisqu’il s’agit de participer au processus de modification identitaire de la personne mourante. En ce sens, l’unité de soins palliatifs peut être appréhendée comme un espace où les malades en fin de vie, ni morts, ni pleinement vivants, se trouvent dans une position intermédiaire.

C'est ce qui fait des unités de soins palliatifs un lieu très particulier dans l'hôpital, un monde de l'entre-deux, où les patients, qui n'appartiennent plus complètement au monde des vivants mais pas encore à celui des morts, se retrouvent dans une situation inédite, à la marge, dans un temps très particulier qui est, ce que les anthropologues appellent un temps suspendu, un temps d'attente et de transition.

Les soins palliatifs parviennent à articuler deux logiques d’action paradoxales, fondées sur un régime de la compassion et de la sollicitude et traversées dans le même temps par une violence sociale qui semble inhérente à leur réalisation. C’est cette tension qui, à partir de l’analyse des pratiques, éclaire l’activité palliative, marquée par le souci de partager et d’accompagner ce que vit le mourant et simultanément, la nécessité de tracer une frontière symbolique entre les vivants et les mourants.

L’existence paradoxale de ces deux registres d’action ne peut véritablement être comprise que dans le cadre de la logique de pacification de la mort qui sous-tend les soins palliatifs et qui, plus fondamentalement, vise à gérer le désordre de la mort et à rendre celle-ci supportable, assimilable par la société mais aussi et d’abord, par les professionnels qui en ont la charge.

Mon troisième point tendra à évoquer l’idéologie du « bien mourir » au service du travail soignant. Cet idéal de fin de vie constitue pour les professionnels de terrain une ressource idéologique utile dans la pratique et qui peut s'observer dans le concret du travail des soins palliatifs. Il est, à cet égard, intéressant de remarquer que la pratique palliative est souvent considérée par ses acteurs comme un lieu d’épanouissement professionnel et personnel, épanouissement qui est permis non seulement par la relation à l’autre, mais aussi par la confrontation avec la mort. On met, par exemple, l’accent sur les relations affectives avec le malade, le partage d’émotions et l’intensité de l’échange relationnel, qui feraient la spécificité du travail auprès des mourants. L’expérience de fin de vie devient quelque chose d'intéressant en soi ; la rencontre avec le mourant, considérée comme riche humainement, est valorisée. On assiste là à un travail qui vise à donner un sens positif à la fin de vie et qui agit également comme un mécanisme de défense pour le groupe. Cette rhétorique opère une transformation de la souffrance en plaisir et s’apparente à une idéologie défensive dont la caractéristique, écrit Christophe Dejours, est « de masquer, contenir et occulter une anxiété particulièrement grave ». C'est-à-dire qu'en reconstruisant l’expérience de la mort comme une réalité positive et valorisante, cette idéologie palliative peut être interprétée comme l’élaboration collective de sens qui permet d’affronter quotidiennement la mort et de la mettre à distance.

On le voit, les soins palliatifs en unités fixes constituent un cadre social d'expérience, un dispositif cognitif, organisationnel et idéologique très particulier dans l'hôpital.

Mais la question centrale qui se pose aujourd'hui est celle des conditions de la mort dans les autres services de l'hôpital. Les réponses apportées jusqu'à présent, essentiellement du point de vue de la formation des médecins et de la mise en place des équipes mobiles de soins palliatifs, restent largement insuffisantes pour plusieurs raisons. Si l'introduction des pratiques de gestion de la fin de vie des soins palliatifs est effective, elle reste encore partielle et se heurte à de nombreuses résistances. S'il peut sembler important de développer des bonnes pratiques à destination de l'ensemble des services curatifs et de la médecine libérale, il faut aussi réfléchir aux conditions de réception de ces bonnes pratiques. Je tiens ici à insister sur les difficultés que rencontrent, notamment, les infirmières et les aides-soignantes qui peuvent être en grande souffrance dans certains services, en raison de l'insuffisance de personnel, de temps et de la confrontation avec une logique médicale techniciste… Il est donc important de ne pas idéaliser les soins palliatifs qui peuvent entrer en conflit ou en contradiction avec d'autres logiques au sein de l'hôpital.

Je pense que le défi pour les années à venir et qui est déjà partiellement pris en compte, avec plus ou moins de succès par les équipes mobiles, est d'envisager des modalités d'application ou de déclinaison des soins palliatifs dans d'autres secteurs de la médecine ; ce seront des soins palliatifs qui prendront nécessairement une autre forme que celle pratiquée dans les unités de soins palliatifs. Mais leur diffusion durable dans les pratiques dépendra de plusieurs paramètres qui constituent autant d'enjeux, de difficultés, de freins auxquels se heurtent aujourd'hui ces équipes mobiles. Il ne suffit pas de développer des bonnes pratiques dans ce domaine pour régler le problème ; encore faut-il que ces recommandations soient applicables et prises en considération par les principaux intéressés et, en particulier, les médecins. C'est pourquoi, il est nécessaire d'inciter les médecins, en particulier un certain nombre de chefs de service mais aussi de généralistes, à reconsidérer leurs connaissances en matière de gestion de la fin de vie ainsi que leurs pratiques, qu’il s’agisse de pratiques thérapeutiques mais, aussi et surtout, de pratiques relationnelles à l'égard des infirmières et des aides-soignantes et, plus encore, à l'égard des patients et des familles.

Il est important de valoriser les actes de soins palliatifs, en milieu curatif notamment et, en particulier, les actes médicaux et relationnels, parce que, trop souvent, les pratiques de soins palliatifs entrent en contradiction avec la logique de rentabilité de certains services et avec des critères économiques et administratifs.

Il me semble également crucial de pouvoir donner aux infirmières et aides-soignantes les moyens, en termes de temps, d’effectifs, de formation, pour mettre en œuvre des soins palliatifs.

Il est aussi indispensable de développer des compétences nouvelles pour certaines maladies ou situations de fin de vie extrêmement lourdes et difficiles, pour lesquelles la médecine en général, et les soins palliatifs en particulier, n'ont que très peu de réponses et peu de moyens thérapeutiques à proposer. Je pense en particulier aux scléroses latérales amyotrophiques (SLA), au « locked-in syndrome », et à la maladie de Charcot…

Pour conclure, je dirais que les débats de ces derniers mois ont le mérite de mettre en lumière les incertitudes et les difficultés majeures de notre médecine face à certaines situations extrêmes, pour lesquelles les ressources thérapeutiques – en termes de soutien psychologique, de soulagement de la douleur, de confort et de qualité de vie – restent insuffisantes pour des catégories de patients qui ne relèvent pas, à proprement parler, des soins palliatifs et ne sont pas pris en compte par la médecine contemporaine. On peut ainsi évoquer les malades dans un coma profond ou encore les personnes très lourdement handicapées comme Vincent Humbert.

J'aimerais aussi faire une remarque en tant que sociologue m'intéressant aux politiques publiques et à leurs évolutions.

La France a fait le choix de développer une logique strictement médicale de la gestion du mourir, en excluant toute autre alternative. Je voudrais souligner que, d'une certaine manière, l'exception d'euthanasie existe déjà dans les faits depuis une trentaine d'années puisque, dans l'immense majorité des cas, les procès d'euthanasie se terminent par des acquittements, des non-lieux ou des condamnations avec sursis.

En revanche, introduire l'exception d'euthanasie dans la loi serait un choix idéologique et politique lourd, au sens où il correspondrait non pas à un simple changement mais à une rupture radicale avec le paradigme médical palliatif que l'on a choisi de privilégier jusqu'à maintenant. Introduire ne serait-ce que de manière minoritaire une exception d'euthanasie dans les textes officiels, serait ouvrir la voie à une autre logique – que certains jugeront positive, d’autres négative – qui pourra ensuite se développer et éventuellement prendre une certaine ampleur.

Je souhaite également que le débat qui s'ouvre ne soit pas trop rapidement limité à certaines questions spécialisées et permette de révéler, d’une part, les insuffisances de notre système de santé qui n'offre pas les moyens suffisants pour la prise en charge des personnes gravement handicapées et, d’autre part, le manque, parfois criant et difficilement tenable dans certaines équipes hospitalières, de personnel soignant pour accompagner et soigner, quotidiennement et de manière satisfaisante, ceux dont la vie s'achève.

Je vous remercie de votre attention.

M. le Président : Vous nous avez dit qu’une idéologie défensive sous-tendait le système français des soins palliatifs qui vise à la réalisation d’un idéal de fin de vie. Vous avez également insisté sur le fait que seules des solutions médicalisées étaient envisagées pour la fin de vie. Quelles pourraient être les solutions alternatives à un accompagnement médical de fin de vie, en particulier dans la prise en charge de la douleur ? Vous avez indiqué que l’accompagnement de fin de vie, en unités de soins palliatifs, s’adresse à des patients sélectionnés en fonction de leur degré de conscience. Ce sont effectivement les patients conscients qui sont accompagnés, les autres ne sont pas orientés vers de tels services. Vous nous avez donné l’impression qu’il existe, dans ces services, une idéologie médicale imposée. Existe-il une alternative à ce type de solutions dans le contexte actuel ? L’alternative, telle que vous la pensez, ne suppose-t-elle pas plutôt la formation de l’ensemble du corps médical, afin d’éviter les solutions de continuité entre le curatif et le palliatif ? Cela éviterait qu’à un moment donné, on refuse de passer au stade des soins palliatifs.

M. Michel Castra : Cette idéologie n’est pas strictement médicale, mais également largement soignante. Elle permet au personnel de tenir face à un travail difficile. En parlant d’idéologie défensive, je reprendrais les termes de Christophe Dejours qui la définit comme le « moyen d’occulter une anxiété particulièrement grave ». Je pense notamment à la souffrance du personnel soignant. La mise au point d’une routine institutionnelle et de schémas idéologiques de prise en charge des patients, qui sont également des schémas d’action, permet aux personnels d’avoir une certaine distance vis-à-vis de leur objet de travail que sont les patients. Les soignants, en particulier les infirmières et les aides-soignantes, sont confrontés à une espèce d’injonction contradictoire : d’une part, accompagner au plus près l’expérience intime et les émotions du malade ; d’autre part, conserver une distance affective pour pouvoir continuer à soigner de manière optimale et professionnelle les patients. Mais je précise encore une fois que nous évoluons dans un contexte très particulier qui est celui de l’unité de soins palliatifs. Ce cadre social d’expérience n’est pas réalisable dans les autres services de l’hôpital.

Les solutions alternatives aux unités de soins palliatifs doivent être trouvées dans l’amélioration de la formation de l’ensemble des professionnels, qui est aujourd’hui très insuffisante. Les équipes mobiles de soins palliatifs rencontrent des difficultés, liées aux carences de formation des médecins, notamment des médecins plus âgés qui sont assez réticents à l’idée des soins palliatifs. Les jeunes médecins ont, quant à eux, acquis une certaine connaissance en soins palliatifs, bien que leur formation soit encore lacunaire. Une fois résolue la question de la formation, encore faut-il donner au personnel la possibilité et les moyens de mettre en œuvre les soins palliatifs. Il ne faut pas perdre de vue que ceux-ci passent par un travail de confort et d’accompagnement au quotidien, qui exige énormément de la part des infirmières et des aides-soignantes. Or, bon nombre d’infirmières et d’aides-soignantes ne peuvent pas mettre en œuvre tout ce qu’elles souhaiteraient faire.

Il n’est peut-être pas inutile de souligner également que les médecins n’ont pas la même approche de la douleur. Il existe, en effet, différents types de formations médicales pour le traitement de la douleur. Il peut s’agir de douleurs chroniques, de douleurs aiguës post-opératoires ou de douleurs de fin de vie. Les médecins n’ont donc pas forcément tous une connaissance optimale des traitements spécifiques à la douleur de fin de vie. Il y a effectivement des thérapeutiques anti-douleurs davantage adaptées à des douleurs chroniques ou à des douleurs aiguës mais qui sont totalement inadaptées aux situations de fin de vie. Nous observons des décalages et des conflits de compétences, entre les équipes de soins palliatifs et certains services curatifs, dans la prise en charge de ces douleurs de fin de vie très spécifiques. Il faut donc que la formation soit très ciblée sur la douleur de fin de vie.

M. le Président : Vous avez dit : « La France a choisi que la fin de vie soit médicalisée ». A quelle autre alternative pensez-vous ?

M. Michel Castra : L’autre alternative est celle proposée par les militants de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). Il s’agit d’un autre modèle du « bien mourir », qui s’affranchit pour partie des solutions proposées par le corps médical. Nous sommes donc dans une optique totalement différente.

M. le Président : Ce n’est pas un accompagnement de la fin de vie, mais un arrêt de la vie.

M. Michel Castra : S’il reste possible d’accompagner médicalement une partie de la fin de vie, comme cela se fait aux Pays-Bas, effectivement, il s’agit d’une suppression de l’agonie et d’une suppression des derniers temps du mourir.

M. Pierre-Louis Fagniez : Nous savons bien que l’accompagnement de fin de vie se fait dans les hôpitaux et, de façon expérimentale, dans les unités de soins palliatifs. Nous sentons bien, à travers vos propos, que vous souhaiteriez que les soins palliatifs se développent ailleurs que dans ces unités. Vous avez parlé d’alternatives médicales, cela suppose sans doute que vous avez des idées sur ce sujet. Ma question est très claire : croyez-vous qu’il appartient aux politiques de décider que l’accompagnement de fin de vie soit un objectif de santé publique, défini par exemple dans le cadre de la loi de santé publique ou du plan « hôpital 2007 » ? Considérez-vous, en tant que sociologue, que l’accompagnement de fin de vie doive être un objectif de santé publique ?

M. Michel Castra : Si l’on veut faire évoluer les choses dans ce domaine en France, il est certain qu’il faut une politique volontariste, même s’il est certain que cela ne suffira pas. Il s’agit de mettre en place un certain nombre de leviers pour encourager les pratiques de soins palliatifs, par exemple des modifications ou des revalorisations tarifaires. Cela nécessite évidemment d’y consacrer des moyens financiers et de promouvoir des actions de formations. Cela passe aussi par une réflexion préalable sur les possibilités d’imposer, de susciter ou d’encourager des pratiques de soins palliatifs dans les différents services curatifs de l’hôpital. Les autorités politiques doivent assumer leur responsabilité dans ce domaine. Nous avons su infléchir en France un certain nombre de pratiques dans d’autres champs que celui de la fin de vie, je pense notamment au champ de la médecine. Il me semble donc qu’il serait tout à fait envisageable de développer des incitations fortes, y compris financières, pour développer les soins palliatifs dans les services curatifs.

M. le Président : A titre personnel, êtes-vous partisan d’une modification de la loi, de manière à favoriser la pratique de l’euthanasie en la dépénalisant ? Où pensez-vous, au contraire, qu’il n’est pas forcément souhaitable de modifier les règles ?

M. Michel Castra : Là, on a à faire un choix idéologique et mon rôle de sociologue est de tenter d’analyser la réalité sans en tirer des orientations idéologiques. Pour ma part, il me semble toutefois que nous n’aurions pas forcément à gagner à changer la loi dans ce domaine. A l’heure actuelle, un certain nombre d’euthanasies peuvent éventuellement être pratiquées en France et aboutir à des non-lieux ou des décisions d’acquittement. Par conséquent, il n’est pas réellement nécessaire de modifier la loi puisque, dans les faits, l’exception d’euthanasie existe, d’une certaine manière.

M. Pierre-Louis Fagniez : Le sociologue que vous êtes n’est-il pas choqué de plaider pour que l’on ne modifie pas la loi en sachant que l’affaire Humbert, par exemple, pourrait entrer dans le champ de l’exception d’euthanasie ? Tout le corps médical soutient d’ailleurs le médecin qui a pourtant commis une faute évidente sur laquelle il n’y a pas de discussion. D’un point de vue sociologique, n’est-il pas problématique de constater que l’ensemble d’une corporation soutient l’un des siens, alors qu’il a très exactement commis un meurtre au regard de la loi ? Comment le sociologue envisage-t-il l’évolution de la société au travers de cette situation ? N’êtes-vous pas choqué de constater que le Président du Conseil national de l’ordre des médecins fait chorus derrière un grand nombre de médecins pour défendre le docteur Chaussoy, quoi qu’il ait fait ?

M. Michel Castra : Quelle est la nature de la faute commise par le docteur Chaussoy ?

M. Pierre-Louis Fagniez : La faute est très claire. Aux Etats-Unis, le protocole des condamnés à mort est exactement le même que celui utilisé par M. Chaussoy. Admettons qu’au lieu de ce protocole, il ait choisi de tirer douze balles, le résultat aurait été le même. Dans l’imagerie populaire, s’il y avait eu utilisation d’une arme à feu, personne n’aurait discuté de la réalité du crime, mais il se trouve qu’il a utilisé du curare et du chlorure de potassium. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un crime. Je voudrais savoir quel est le regard porté par le sociologue sur un geste criminel qu’on recouvre du manteau blanc de l’innocence ?

M. Michel Castra : Je ne sais si l’on peut parler de crime.

M. Pierre-Louis Fagniez : Le crime est avéré. Comment expliquez-vous que ce crime puisse être considéré comme une exception d’euthanasie et blanchi par les tribunaux ?

M. Michel Castra : D’un point de vue sociologique, je l’explique par le fait que, dans nos sociétés, l’Etat a confié la gestion de la mort à des spécialistes.

Mme Martine Aurillac : La justice peut également la prendre en charge.

M. Michel Castra : D’un point de vue strictement pratique, cela n’est pas possible.

Mme Martine Aurillac : Ces pratiques sont illégales. Par conséquent, la justice ne peut pas faire autrement que de s’en saisir, ce qui pose tout de même problème.

M. Michel Castra : Ce sont des pratiques quotidiennes dans les hôpitaux.

M. le Président : Cela est sociologiquement admis, mais pénalement réprimé. Faut-il accepter ce décalage ?

M. Michel Castra : Pourquoi changer la loi si, socialement, il existe plutôt un sentiment général d’approbation vis-à-vis de ce type de pratiques ? Je ne pense pas que le changement de la législation permettrait de régler tous les problèmes liés à la fin de vie et à la gestion de la fin de vie dans les hôpitaux.

M. le Président : C’est certain.

M. Pierre-Louis Fagniez : Nous ne cherchons pas à savoir qui a raison ou qui a tort. Aujourd’hui, il existe une loi qui dit que ces pratiques – que j’affirme être extrêmement rares – doivent être signalées au procureur de la République. Vous dites qu’il y a un décalage entre les pratiques et la loi, mais que cela n’est pas grave et qu’il faut laisser les choses se stabiliser. Il est tout de même invraisemblable qu’il y ait un tel décalage entre la pratique et la loi. Je pense donc que le législateur devrait se saisir de ce problème. Je ne suis pas sûr que vous ayez tout à fait bien compris la portée de ma question.

Mme Martine Aurillac : Il s’agit, en outre, de pouvoir protéger les médecins.

M. Pierre-Louis Fagniez : Nous ne voulons pas connaître votre avis personnel sur la question, mais bien votre avis de sociologue au regard de ce décalage.

M. le Président : Dans la mesure où vous nous avez présenté une vision critique des soins palliatifs, nous nous attendions en fait à ce que vous nous présentiez une alternative législative.

M. Michel Castra : L’alternative à laquelle je pensais était de renforcer la gestion médicale palliative, actuellement en position de faiblesse dans la plupart des services curatifs de l’hôpital. Il y a vraiment des choses à faire en termes de politique de santé publique. S’agissant du décalage évoqué, une régulation est possible, mais il faudrait que l’opinion publique s’engage dans cette réflexion.

M. le Président : Les élus sont souvent saisis d’un argumentaire simpliste et très médiatisé consistant, à partir d’une situation de fait, à exprimer une revendication. Cela pourrait se résumer ainsi : puisque ces pratiques sont socialement admises, pourquoi ne pas changer les règles et la loi pour les mettre en conformité avec la réalité ? Le législateur pouvant changer la loi, il est inévitable qu’il soit saisi de ce genre d’argumentaire simpliste qui ne recouvre pas forcément la complexité de toutes les situations et ne prend pas en compte l’équilibre auquel sont parvenus l’ensemble des protagonistes en cas de transgression exceptionnelle. Aujourd’hui, lorsqu’un problème apparaît, on réclame une loi !

M. Michel Castra : Il serait effectivement envisageable de faire des textes sur certains points, comme la formation. On peut aussi imaginer des incitations financières. Il faut donc trouver les moyens et les incitations pour que les pratiques puissent évoluer. S’agissant des euthanasies clandestines, réalisées à l’insu du patient et de sa famille, il faudrait les endiguer, en mettant notamment en place un contrôle par la profession elle-même. En tout état de cause, il faut absolument éviter les dérives.

M. le Président : Nous en sommes pleinement conscients. Merci encore.

Audition de M. Jean-Claude Marin, Directeur des affaires criminelles
et des grâces du Ministère de la justice



(Procès-verbal de la séance du 10 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Chacun porte le poids de ce qu’il connaît de la mort, au travers de sa propre expérience, de sa vie personnelle. Nous en tirons un certain nombre d’enseignements mais cela favorise également les préjugés et l’adoption de positions quelquefois caricaturales. Tout en nous interrogeant sur un certain nombre de situations, comme l’euthanasie passive, l’arrêt des machines, l’arrêt des thérapeutiques, le refus de soins ou les droits des malades issus de la nouvelle loi du 4 mars 2002, nous avons évolué sans aucun doute par rapport à la perception que nous avions de ces problèmes, lorsque la mission d’information a été créée et notre mission travaille aujourd’hui dans un climat très serein. Nous avons écouté et entendu des médecins, qui, alors qu’ils pratiquaient la médecine de manière collective, selon des pratiques validées par leur société savante, se trouvaient parfois à la limite de la règle et de la loi.

Nous sommes préoccupés par cet équilibre toujours difficile à trouver entre la liberté du malade, fondée sur son libre arbitre, son libre choix et l’action médicale qui vise à préserver la vie à tout prix. En l’occurrence, nous sommes face à des contradictions qui sont confrontées aujourd’hui à leurs propres limites. Nous avons constaté également que la jurisprudence du Conseil d’Etat et celle de la Cour de cassation étaient quelquefois contradictoires, l’une préservant plutôt la capacité qu’ont les décideurs de passer outre les décisions de l’homme vis-à-vis de sa propre vie, l’autre mettant plus l’accent sur le nécessaire équilibre entre la liberté du patient et la décision du médecin. L’orientation des travaux de la mission consisterait à parvenir avec encore plus de clarté à cet équilibre nécessaire et à essayer d’harmoniser ce qui ne nous ne semble pas particulièrement harmonieux. Au surplus, les interprétations du code de déontologie médicale, du code de la santé publique et du code pénal se heurtent quelquefois à des difficultés, qu’il s’agisse de la non-assistance à personne en danger, du meurtre avec préméditation ou de l’empoisonnement, comme cela fut le cas dans l’affaire de Vincent Humbert.

En ce qui concerne cette dernière affaire, il faut en outre noter que l’ensemble du corps médical a fait bloc derrière le médecin réanimateur et que l’opinion publique a fait de même à l’égard de la mère du jeune homme, alors que, dans le même temps, une règle avait été indubitablement transgressée. Notre souhait serait d’essayer au moins de formuler dans la loi les modalités d’une situation qui ne mettent pas l’ensemble du corps médical en danger permanent mais qui ne fassent pas non plus basculer la situation dans l’autre sens et rompent des équilibres relativement fragiles. 75 000 Français meurent chaque année, parce que l’on arrête la machine qui permettait leur survie. Notre questionnement est donc le suivant : peut-on continuer à laisser les choses en l’état, alors que la pratique est si dissonante par rapport à la règle ?

M. Jean-Claude Marin : Tout d’abord, je vous remercie d’avoir songé à entendre la Direction des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la justice. C’est pour nous la reconnaissance de notre travail et de nos propres interrogations. Les réflexions que nous menons sur le sujet répondent à une demande précise de la part du Garde des Sceaux. Je suis donc accompagné de Mme Myriam Quemener, qui, au sein de la Direction, dirige le bureau des politiques pénales générales, en charge, tout particulièrement, de ces questions et de leur suivi.

Ce que vous venez de dire en conclusion est très exactement partagé à la fois, par le ministère de la Justice au niveau central et également par les magistrats, qui sont sur le terrain. Il existe un immense décalage entre ce qui est porté à la connaissance de la justice et une pratique médicale qui se révèle être plus fréquente qu’il n’y paraît, sous différentes formes. Le terme d’euthanasie recouvre en effet beaucoup de situations différentes.

Un avocat de mes amis m’a rappelé qu’en 1827, la Cour d’assises du Finistère avait condamné à mort pour assassinat celui qui avait aidé une personne mourante à achever plus rapidement son cheminement vers la mort. Aujourd’hui, ce sujet est au carrefour de problèmes philosophiques et religieux, de pratiques, de la déontologie médicale et d’un droit pénal sans doute parmi l’un des moins contestés de notre pays, puisqu’il tient du Décalogue : « Tu ne tueras point ! ». C’est pourquoi il existe un décalage assez important entre, d’une part, la pratique et la statistique judiciaire, et, d’autre part, entre la lecture de cette problématique par le droit pénal et ce que perçoivent les praticiens, les familles et les victimes.

La notion de risque judiciaire émerge de plus en plus dans nos sociétés et si elle est sans doute vécue de manière moins émotive, elle est pour le moins tout aussi prégnante. Les praticiens s’interrogent en effet aujourd’hui sur les conséquences juridiques et judiciaires de chacun de leurs actes.

Les euthanasies sont appréhendées de manière très différente par le droit pénal. Je ne vais pas vous faire l’insulte, étant donné l’état d’avancement de vos travaux, de faire la distinction entre l’euthanasie active, qui revient à donner la mort et l’euthanasie passive, qui consiste à arrêter le traitement, pas plus qu’entre l’assistance au suicide et l’euthanasie indirecte par l’administration de substances qui aident à supporter la souffrance, tout en conduisant indirectement à la mort. Quoi qu’il en soit, le suicide n’est pas un délit en France. Par conséquent, l’assistance au suicide n’est pas une infraction. Le problème se pose néanmoins différemment en cas d’euthanasie active ou passive. Le premier cas consiste à donner la mort, tandis que le second s’apparente à un refus de soins, à une non-assistance à personne en danger. Dans un cas, on est dans un champ éventuellement criminel ; dans l’autre, on est dans un champ éventuellement délictuel.

Le droit pénal ignore le mobile. L’élément constitutif de l’infraction est donc l’élément légal, l’élément matériel, l’acte qui va conduire au résultat. En revanche, le mobile est en principe étranger à la qualification de l’acte. Par conséquent, en théorie, le droit pénal ne prend pas en compte le fait que l’on tue pour aider ou pour dépouiller, même si éventuellement, cela peut être pris en compte lors de la détermination de la peine. En ce qui concerne l’affaire en cours, qui se trouve être à la une de toutes les gazettes, il est évident que les qualifications retenues sont des qualifications criminelles
– empoisonnement par administration volontaire de substances – et qu’elles s’appliquent en dehors du mobile que le médecin a pu poursuivre en accomplissant cet acte.

Par ailleurs, puisque le mobile est étranger à la qualification de l’acte, la statistique judiciaire n’a pas de qualification d’euthanasie. Elle ne retiendra que les meurtres, les empoisonnements, les délits de non-assistance à personne en danger. La visibilité du phénomène est donc très limitée en termes judiciaires. Nous nous sommes cependant livrés à une tentative d’approche du phénomène, en partant des affaires signalées à la Chancellerie comme ayant trait à la problématique de l’euthanasie, lesquelles donnent lieu à un écho médiatique important et de fait, à un signalement à la Chancellerie :

4 affaires enregistrées en 1998, dont l’affaire Malèvre ;

2 affaires enregistrées en 1999 ;

aucune affaire enregistrée en 2000 ;

aucune affaire enregistrée en 2001 ;

2 affaires enregistrées en 2002 ;

6 affaires enregistrées en 2003.

Ces affaires sont à connotation assez généralement criminelle. Les qualifications utilisées par les parquets sont assez différentes. Face à un fait d’euthanasie active, diverses qualifications criminelles sont alors retenues, de manière assez disparate, puisqu’il s’agit tantôt d’une qualification d’assassinat, à savoir le fait de donner volontairement la mort avec préméditation, d’empoisonnement avec ou sans préméditation, de complicité d’empoisonnement à l’encontre du médecin, du chirurgien et du chef de service, tandis que l’infirmière sera inculpée d’empoisonnement. En cas d’euthanasie passive, voire d’euthanasie indirecte, c’est alors la qualification à non-assistance à personne en danger qui est retenue.

Depuis l’arrêt de la Cour d’assises du Finistère de 1827, aucune condamnation aussi extrême n’a été rendue. Je rappelle toutefois que l’affaire Malèvre a donné lieu à une condamnation à 12 ans de réclusion criminelle. Je ne suis pas certain, toutefois, que l’on soit très exactement dans le champ d’investigation de votre mission.

Nous avons engagé une réflexion interne, de manière à essayer de dresser l’état des lieux et d’imaginer des perspectives, car nous sentons bien qu’il existe un décalage entre la loi et ce qui est perçu, à la fois par les professionnels et par l’opinion publique. A la suite de l’affaire Humbert, nous avons ouvert une boîte aux lettres sur notre site et nous avons reçu 1 600 réponses ou contributions de la part de personnes extrêmement diverses. La tonalité de ces réponses consistait à dire que nous étions confrontés à une sorte d’inadéquation de la réponse judiciaire face à un phénomène très global. Or, la réponse judiciaire dépend avant tout du cadre juridique dans lequel elle s’inscrit.

L’idée a alors d’abord consisté à faire l’inventaire des textes existants, plus particulièrement dans le champ du droit de la santé. La loi du 4 mars 2002 a érigé en quelque sorte en droit le fait de respecter la volonté du malade de ne pas être soigné. Par ailleurs, les dispositions du code de déontologie, notamment les articles 36 à 39, qui concernent très précisément notre sujet, consacrent l’impossibilité de donner la mort ou de favoriser l’acharnement thérapeutique.

A partir de ces textes, nous avons imaginé que se posaient deux types de problèmes en matière juridique.

Le premier concerne la traduction juridique de la volonté du patient de ne pas être soigné ou de ne plus être soigné. La Cour de cassation a notamment été confrontée à la problématique propre aux témoins de Jéhovah, qui refusent les transfusions sanguines. En ce qui concerne le droit de ne plus être soigné, je rappelle que les dispositions des textes applicables prévoient que la personne émet elle-même sa volonté ou désigne un tiers de confiance censé exprimer sa volonté, dans la mesure où elle ne pourra plus émettre directement ses souhaits, ses vœux ou sa volonté. Dans ces conditions, se pose moins le problème de la volonté que celui de l’existence de la preuve de la volonté, celle-ci étant essentielle pour le médecin. En effet, un certain nombre de problèmes tiennent au fait que des tiers contestent la volonté exprimée par le patient. Le problème concerne donc plus l’instrumentum, le moyen de preuve, étant entendu que ce droit du patient est inscrit dans les textes.

L’existence d’une telle disposition à l’article 37 du code de déontologie médicale fait naître une interrogation pour le pénaliste. Ne faut-il pas imaginer une sorte de fait justificatif, qui viendrait contrecarrer la réunion de l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction pénale et qui rendrait l’infraction non-imputable au médecin ? Je rappelle qu’il existe des causes de non-imputabilité, qui sont relatives à la personne comme la minorité, la démence, etc... D’autres causes sont les faits justificatifs. Elles sont dites causes objectives de non-imputabilité. Il faut démontrer concrètement que la personne s’est trouvée à un moment précis, dans le contexte objectif qui l’a conduite à perpétrer l’acte qualifié pénalement mais qui ne peut pas recevoir cette qualification, parce que précisément le contexte abolit la qualification. Je pense notamment à la légitime défense, à l’état de nécessité ou à l’ordre de la loi, du règlement ou de l’autorité légitime. Ne faut-il pas aller dans cette voie et développer un fait justificatif, qu’il soit le fait de la volonté directe du patient ou qu’il soit médiatisé par un tiers de confiance ou par la famille ?

A cet égard, il existe deux problématiques : soit il y a la volonté de commettre l’euthanasie active, en fonction de la décision de mourir de la personne, ce qui pose tout de même un problème très important ; soit on pourrait envisager que l’arrêt de soins, autrement dit la volonté de ne pas se soigner, constitue bien un fait justificatif qui abolit la qualification pénale.

Le juriste n’a pas fini d’explorer tous les recoins de ces problématiques, dans la mesure où qui dit fait justificatif dit également définition précise du contexte dans lequel ce fait justificatif intervient. Toutefois, pour qu’un fait justificatif soit applicable à toutes les situations auxquelles sont confrontés les médecins, il faudrait que celui-ci puisse jouer aussi bien en matière criminelle qu’en matière délictuelle d’omission de porter secours. Une telle définition n’a pas pu être écrite pour l’instant. Il conviendra donc de se poser la question de l’existence d’un fait justificatif transversal.

Nous avons mené par ailleurs d’autres réflexions dans deux autres directions. Nous avons tout d’abord envisagé la possibilité de créer une sorte de Comité de Sages, qui serait saisi en préalable à l’action judiciaire. Ce serait une sorte de commission de filtrage des plaintes ou des saisines de la Justice.

Mme Catherine Génisson : N’est-ce pas le principe de la loi belge ?

M. Jean-Claude Marin : Effectivement. En France, nous n’avons pas beaucoup d’exemples de ce type, si ce n’est celui du droit fiscal. La Commission des infractions fiscales intervient en effet comme un filtre. L’action publique ne peut donc pas être engagée si la Commission des infractions fiscales n’a pas autorisé l’administration à porter plainte pour faute fiscale. Le fait que la Commission des infractions fiscales ait autorisé les administrations à déposer plainte ne contraint pas le procureur de la République à entamer des poursuites. Celui-ci conserve le droit d’appliquer le principe de l’opportunité des poursuites. En revanche, son droit ne s’exerce qu’une fois émis l’avis positif de la Commission des infractions fiscales. Nous sommes dans un champ qui est aux antipodes de celui qui nous préoccupe aujourd’hui. A ma connaissance, il s’agit du seul cas dans lequel une commission de filtrage a été instaurée, au risque de heurter le principe général de l’appréciation de l’opportunité des poursuites, par le procureur de la République et par lui seul. Dans ce contexte, il faut signaler l’existence d’un contre-pouvoir très fréquemment utilisé, à savoir la faculté pour la victime de saisir directement la justice et de mettre en œuvre l’action publique par la constitution de partie civile. Nous avons tendance, au final, à considérer que cette réflexion n’est pas pertinente, pour les raisons que je vous ai indiquées.

L’autre considération serait l’obligation pour l’autorité judiciaire saisie d’avoir recours à un collège d’experts composé d’au moins trois experts, ce qui n’interdirait pas, toutefois, le recours à l’expertise, voire au complément d’expertise. Cette logique consisterait à dire qu’il faut que l’autorité judiciaire s’en remette alors à l’expert, dans un domaine où il faut bien reconnaître que le juge ou le procureur n’ont pas la science qui leur permet de dire ce qui était faisable, déontologiquement normal de faire, ou acceptable de faire ou de ne pas faire en l’état de l’art. De fait, en recourant à l’avis collégial de trois experts, on donnerait à cette expertise du poids, de la force et une qualité d’analyse. Il s’agit de l’un des thèmes sur lesquels nous réfléchissons tout spécialement.

A côté de cela, il importe de renforcer l’information des médecins au sujet de ces problématiques et d’inventer un protocole de travail qui aboutirait à mieux informer les uns et les autres et éventuellement la famille. Les affaires judiciaires qui ont traité de la question permettent en effet de constater une incommunicabilité entre les médecins et les familles. Bien évidemment, il est possible de penser que certains – nécessairement minoritaires – nourrissent des préoccupations vénales ou financières. D’autres auront tendance à déposer plainte par manque d’explications. Il s’agit hélas d’un ressort relativement commun dans ces domaines.

Une dernière position émane également de cet avocat de mes connaissances qui invite non pas à dépénaliser mais à décriminaliser. Dès lors que l’on se situe dans un cadre médical ou dans une logique d’exercice de la médecine, la Cour d’assises est particulièrement inadaptée à ces sujets. Il est certain que l’état du droit et de la pratique n’est pas un paramètre essentiel, puisque l’élément statistique manque. Il reste que les quelques affaires que nous connaissons sont emblématiques et constituent déjà des champs de réflexion très importants.

Je vous ai donc exposé l’état de nos réflexions, qui ne sont à ce stade que des esquisses. Ceci dit, il faut signaler que le droit constant permet déjà d’envisager d’aller vers telle ou telle direction.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup. Vous nous avez exposé un certain nombre de pistes de réflexion. Certaines d’entre elles avaient d’ailleurs déjà été évoquées devant la mission. Je voudrais donc reprendre les deux aspects de votre exposé.

Nous avons effectivement le sentiment que si le médecin est parfois démuni devant la fin de vie, le juge l’est également, dans la mesure où il se trouve confronté à une situation qui reste aujourd’hui extrêmement médicalisée. Ayant bien conscience que l’opportunité des poursuites est difficilement contournable, nous avons également réfléchi à l’idée d’imposer au juge, dans des circonstances de type euthanasique, de requérir un comité d’experts tout en gardant sa totale liberté d’action. Un problème se pose néanmoins : comment le juge restera-t-il libre d’agir, une fois que le collège d’experts aura rendu un avis ? Si l’avis est négatif et que le juge entame des poursuites, celles-ci seront contestées et inversement. Par conséquent, ce filtre a posteriori est en réalité un filtre préalable, puisque de toute façon, il se trouve dans une situation de contrainte. Il y a donc un problème au regard de l’opportunité des poursuites, même s’il est toujours possible d’émettre un avis incomplet, douteux, non unanime, qui permette alors au juge de décider de la poursuite ou de la non-poursuite.

L’euthanasie active et l’euthanasie passive sont très dissociées dans le code pénal. Médicalement, la distinction est aussi bien tranchée. Soit, nous sommes face à l’intentionnalité de donner délibérément la mort, soit nous sommes confrontés à l’arrêt des techniques de survie ou à un refus des traitements. Le corps médical ainsi que toutes les instances religieuses, distinguent bien l’arrêt d’une assistance médicale, qui maintient quelqu’un en survie, de la volonté de donner la mort. Par conséquent, il y a un consensus sur le plan philosophique, religieux, humain, voire sociologique au regard de l’arrêt de l’acharnement thérapeutique et cela constitue à ce titre, l’un des arguments majeurs des associations qui militent pour le droit de mourir dans la dignité. Cette demande de l’arrêt de l’acharnement thérapeutique paraît effectivement légitime. Le corps médical l’a d’ailleurs prise en compte, puisqu’il a transformé celui-ci en obstination déraisonnable. Comment toutefois trouver un champ de protection suffisante à travers l’irréversibilité de la situation du malade, la collégialité, l’information de la famille et de l’entourage, pour pouvoir prendre après un laps de temps raisonnable, la décision de pouvoir interrompre le traitement ? Je rappelle que ce problème est loin de constituer une exception, puisque 75 000 personnes meurent dans ces conditions chaque année. S’il existe à chaque fois une possibilité d’incrimination, le corps médical se trouvera alors dans une situation, qui pourrait être catastrophique, puisqu’il pourrait maintenir quelqu’un en vie et cela pratiquement indéfiniment grâce aux machines. Inutile de préciser quelle souffrance morale cela pourrait engendrer chez les personnes qui seraient ainsi maintenues en survie artificielle et accessoirement, les problèmes économiques et techniques que poserait la multiplication de telles situations. Très rapidement, en effet, il n’y aurait plus assez de machines en France pour recevoir des malades susceptibles d’être sauvés.

En résumé, comment peut-on laisser au juge apprécier l’opportunité des poursuites avec un filtre qu’il serait obligé d’aller chercher à travers une expertise collégiale ? Comment faire en sorte que l’arrêt de traitement, y compris chez les malades inconscients, puisse être mieux protégé, sous réserve qu’il réponde à un contexte général et à des critères précis, quant à la situation du malade et à la procédure à respecter ?

M. Jean-Claude Marin : Le fait de donner la mort n’entre pas dans le vrai champ de la question. C’est plutôt l’arrêt de traitement qui fait difficulté.

M. le Président : Il semble qu’il existe un aspect relativement consensuel sur cette question, que l’on pourrait alors régler assez facilement. Un autre aspect est toutefois moins consensuel et plus complexe.

M. Jean-Claude Marin : Dans les deux cas, nous nous situons dans une perspective où le juge serait saisi. La question est donc de savoir à quel moment la procédure judiciaire devra prendre corps, puisque l’on ne peut l’éviter par l’institution d’un mécanisme de contrôle a priori. De fait, on s’en remettra peu ou prou au juge. Par ailleurs, nous avons l’habitude de dire que le procureur a l’opportunité des poursuites, tandis que le juge a pour obligation de mener toutes les investigations nécessaires à la manifestation de la vérité.

La prise en compte de cette considération permet de savoir à quel moment de la procédure l’on se situe. On peut se situer avant l’ouverture d’une procédure d’information entre les mains d’un juge du siège, en l’occurrence, le juge d’instruction. Il s’agit alors de la phase dans laquelle le procureur de la République s’interroge, dans le cadre de l’appréciation de son pouvoir d’opportunité des poursuites, sur la pertinence de l’engagement d’une procédure, ou au contraire, sur la nécessité de classer l’affaire sans suite. A ce moment précis de la procédure, l’intervention d’un collège consultatif pourrait s’envisager, dès lors qu’il ne rendrait qu’un simple avis, lequel n’oblitèrerait pas le pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites du procureur de la République. Cela instillerait simplement une sorte de préalable à l’examen du procureur de la République et poserait la question du délai de prescription. Ce délai serait-il suspendu pendant l’examen du dossier par le Comité consultatif ? Il faudrait que ce collège d’experts voie sa décision enfermée dans un certain délai, afin que du côté des victimes, il ne soit pas possible de crier au déni de justice.

La seconde question que poserait l’introduction de cet avis dans cette phase de la procédure concerne le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile. Faudrait-il imaginer que le parquet décide de ne pas poursuivre après avis de la commission ? Cela changerait clairement les habitudes judiciaires de ce pays. Dès lors que l’avis de la commission ne lierait pas le ministère public et n’aurait d’autre objet que de lui donner simplement un éclairage sur la pratique, tout en laissant le parquet libre de l’opportunité des poursuites, cela ne devrait pas poser de problèmes importants.

Dans quelle condition pouvons-nous envisager un arrêt de traitement par le médecin ? Nous sommes face en l’occurrence à deux éléments. Tout d’abord, réfléchir sur ce qui doit entourer l’arrêt comme moyen de preuve de la volonté du patient. Qui doit exprimer cette volonté d’arrêt et sous quelle forme juridique ? Voilà les questions qui se posent. Souvent la famille arguera de l’absence de consentement. Il appartiendra alors au médecin de fournir une preuve positive de l’existence du consentement.

M. le Président : Il existe effectivement deux cas de figure : lorsque le malade peut donner son avis et lorsqu’il ne le peut pas. Lorsqu’il peut donner son avis, le problème est alors de savoir comment celui-ci est reçu. De plus, le contexte dans lequel il le donne est important. On ne saurait assimiler le refus de soigner un rhume au refus d’une thérapeutique susceptible de prolonger ou de sauver la vie. Cette situation doit donc être encadrée de façon très rigide, puisque le refus de soins peut entraîner une conséquence grave. Malheureusement, souvent, on ne requiert pas l’avis du patient, tout simplement parce qu’il est incapable de le donner. Dans ces conditions, seule la collégialité, l’information du malade et l’utilisation de protocoles par les réanimateurs permettent aux médecins de se dire qu’ils sont dans le cadre de la non-obstination déraisonnable. Comment toutefois assurer les conditions de cette sécurité ?

M. Jean-Claude Marin : Une solution consisterait à demander l’avis du juge ou du procureur chaque fois qu’une mort clinique est constatée. Cela concernerait toutefois 75 000 actes par an. Les modalités de la décision risquent donc d’être très compliquées à définir. Dans le cas de la greffe d’organe, nous sommes passés de la nécessité d’un avis positif à une absence d’avis négatif car l’urgence nécessitait un tel dispositif. Dans le cas qui nous intéresse ici, nous ne sommes pas dans l’urgence. Par ailleurs, compte tenu de l’état actuel des connaissances scientifiques, la solution de l’arrêt de soins s’impose déontologiquement au médecin, puisque bien souvent, la poursuite ou l’arrêt des soins ne pourra pas sauver le malade. Il s’agira simplement de le maintenir en vie. Telles sont très souvent les situations auxquelles sont confrontés les médecins. Il me semble même avoir lu dans la presse l’exemple d’une personne qui avait été maintenue en assistance respiratoire pendant 15 ou 16 ans, avant que le juge n’autorise le débranchement des machines et que la personne ne décède. Il faudrait alors imaginer un système dans lequel le réanimateur puisse effectuer une série de constats concernant l’état du malade. J’ai pour ma part tendance à penser que l’autorité judiciaire est, quant à elle, mal placée pour dresser ces constats, car ils reposeraient inévitablement sur un avis médical. Nous risquerions alors de nous inscrire dans une sorte de cercle vertueux.

M. le Président : Nous avons imaginé un système selon lequel la collégialité existe, la condition des malades est précisée, la famille est informée et consultée sans être amenée à prendre la décision. Dans le même temps, dans une situation suffisamment litigieuse, il doit être possible de faire intervenir un médecin référent à l’intérieur de l’établissement qui soit en mesure de valider la procédure d’arrêt de traitement. Ne pensez-vous pas cependant que ce médecin ne peut être à la fois juge et partie ?

M. Jean-Claude Marin : Tout à fait. Lorsque les familles déposent une plainte, elles sont dans une logique d’irrationalité mais également de rationalité extrême. De fait, la problématique qui va très vite se poser, consistera à comparer entre elles les pratiques des différents hôpitaux. Les débats porteront alors sur les catégories d’hôpitaux et les typologies des structures. De fait, un avis externe à la structure deviendra incontournable, alors que si la décision collégiale est prise par la structure concernée, il est probable que le débat ne devienne constructif. Ce risque est admissible mais il ne doit pas être éludé pour autant.

M. le Président : Est-ce une infraction d’arrêter une machine ?

M. Jean-Claude Marin : Non. C’est en revanche qualifiable de non-assistance à personne en danger. Fort heureusement, les procureurs ne poursuivent pas tous les faits qui sont portés à leur connaissance. Nous sommes en l’occurrence face à des logiques « jusqu’au-boutistes ». Il existe deux catégories de plaignants : ceux qui veulent savoir et qui estiment avoir été confrontés à un mur dans le secteur hospitalier. Ceux-là, plutôt que de poursuivre un praticien et d’obtenir une réparation quelconque, veulent avant tout obtenir un diagnostic judiciaire indiquant que tout a été fait dans les règles de l’art. Il y a aussi ceux qui se sont persuadés que tout n’a pas été fait et qu’une erreur dramatique est à l’origine de la mort. Il s’agit souvent d’une logique selon laquelle l’arrêt de la machine sera finalement le dernier acte de l’inconséquence des médecins. Bien souvent, cela donnera alors lieu à une plainte avec constitution de partie civile. Si le juge ordonne un non-lieu, les plaignants interjetteront alors appel et si la cour d’appel confirme le non-lieu, les plaignants n’hésiteront pas à saisir la Cour de cassation.

Pourtant, la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation est très fermée aux possibilités de dire qu’il n’y a pas lieu à informer. Par conséquent, le procureur de la République, en cas de plainte avec constitution de partie civile, peut dire qu’il n’y a pas lieu à informer car les faits sont insusceptibles de recevoir une qualification pénale. Le juge d’instruction est alors libre de suivre ou non ces réquisitions. S’il les suit, il prend alors une ordonnance de non-informer. Celle-ci est susceptible d’un appel devant la chambre d’instruction, l’arrêt de la chambre d’instruction étant de son côté susceptible d’un pourvoi devant la Chambre criminelle. Or, cette dernière a une jurisprudence très constante, selon laquelle la possibilité de prendre une décision de non-informer n’existe que si les faits, tels qu’ils sont avancés par la partie civile, sont insusceptibles d’une qualification pénale et s’il n’existe pas de cause affectant la mise en œuvre de l’action publique. La jurisprudence est donc extrêmement restrictive. Elle est destinée à garantir l’accès des victimes à la justice mais elle ne favorise pas la mise en place de procédures rapides. Des investigations qui se terminent d’ailleurs souvent par des non-lieux doivent être nécessairement menées. Elles font appel à des expertises et des contre-expertises, les victimes ayant eu au demeurant la liberté de former tous les recours qu’elles voulaient au cours de cette procédure.

M. le Président : Ce que vous nous dites est terrible, même s’il est rassurant de savoir que les affaires sont peu nombreuses. Toutefois, si la société se judiciarise comme elle peut le faire et si les médecins s’obstinent comme ils savent quelquefois le faire en refusant d’interrompre les soins, en laissant sous machine tous les malades encore vivants, que doit-on faire ? Que faire au surplus dans une société dans laquelle chacun chercherait à se protéger d’un risque éventuel ?

Mme Catherine Génisson : Je crois effectivement qu’il s’agit d’un problème grave. Je pense à un autre problème : celui de l’expertise externe. Ayons le courage de dire que nous n’aurons pas les moyens de la mettre en place. Elle ne peut être qu’interne.

M. Jean-Claude Marin : Lorsque je parlais d’expertise externe, je disais simplement que la collégialité ne peut pas être uniquement composée de praticiens de l’établissement concerné. Il faut qu’il y ait au moins un élément d’externalité.

Mme Catherine Génisson : Il est très intéressant de pouvoir avoir votre point de vue. Nous avons auditionné différentes équipes de soins palliatifs et de réanimateurs. Ils nous parlent du contrat collégial très fort qui unit le malade, son entourage et l’équipe soignante. Cela pose d’ailleurs le problème de l’opportunité du moment de l’intervention de la justice.

M. Jean-Claude Marin : Le grand risque de la justice est l’anachronisme. Nous fonctionnons comme un magnétoscope. Nous occultons le mouvement de la vie de manière extrêmement plane. Nous rembobinons, nous repassons la bande, nous faisons des arrêts sur image. Nous allons séquencer le mouvement en plan. C’est en ce sens que le prisme du droit peut changer les modalités d’appréciations d’une situation. Vous dites qu’il existe un contrat fort entre l’équipe médicale et le patient. Aussi, lorsque la justice intervient, cela signifie avant tout qu’il manque un membre du contrat.

M. Gaëtan Gorce : Vous disiez qu’en aucun cas, l’on pouvait imaginer que la commission consultative à laquelle vous avez fait allusion pouvait être un filtre définitif. Aussi, même si le Procureur renonçait à saisir le juge d’instruction pour engager des poursuites ou une information, on ne pourrait pas alors empêcher qu’une plainte soit déposée avec constitution de partie civile. De son côté, le Comité consultatif national d’éthique a tenté de dégager une solution, d’un point de vue déontologique et pratique mais pas d’un point de vue juridique et pénal, à travers l’idée d’exception d’euthanasie. Il s’agit de considérer l’idée selon laquelle, à partir du moment où des circonstances sont réunies conformément aux conditions fixées par la loi, il n’y aurait pas lieu d’entamer des poursuites. Cette idée est-elle juridiquement pertinente ? Avez-vous une appréciation plus précise des choses ? Enfin, comment appréciez-vous les législations belge et néerlandaise ?

M. Jean-Claude Marin : Je n’ai pas indiqué que le souhait du malade ne devait être pris en compte qu’en cas d’interruption du traitement de fin de vie, tout simplement parce que bien souvent, le malade n’est plus en état de le donner. L’interruption de traitement fait le plus souvent l’objet de contentieux dans le cas de personnes malades dont on abrège les souffrances. Le plus souvent, l’arrêt de traitement soulage la fin de vie. Lorsque la personne n’est pas dans cette situation, les proches, la famille, sont la plupart du temps ouverts à l’idée d’une éventuelle erreur médicale.

J’ai effectivement signalé que l’exception d’euthanasie pourrait constituer un fait justificatif. Le fait justificatif est celui qui enlève à un acte son caractère pénal, comme l’est par exemple la légitime défense. Le fait justificatif doit être défini de manière extrêmement large pour correspondre à des situations elles-mêmes extrêmement diverses. Il faudrait donc convenir d’une définition juridique, qui soit précise et en même temps recouvre le maximum de situations correspondant à la réalité. Les juristes aiment bien souvent cet exercice, même s’il est difficilement praticable. Il peut renvoyer à des situations à la fois qualifiables pénalement et extrêmement diverses.

Le fait justificatif n’empêche ni la poursuite ni l’investigation. Au contraire, le juge sera chargé de qualifier la situation concernée. Cette idée impliquera des poursuites devant des juridictions de jugement ; en tout cas, elle empêchera des condamnations puisque l’euthanasie ne pourra être constatée qu’au moment du jugement. Il peut être possible de prévenir un certain nombre de condamnations, dès lors qu’une situation concrète correspondant au fait justificatif pourra être invoquée dans le cadre de la procédure. En revanche, il ne sera pas possible d’éviter la procédure.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup de nous avoir apporté cet éclairage.

Tout un pan de notre démarche reste largement consensuel. L’ensemble de l’opinion publique est opposé à l’acharnement thérapeutique et à l’obstination déraisonnable. Il faudrait donc instaurer un système qui nous en protège. Un aspect du problème est l’exception d’euthanasie. Nous avions imaginé de lui donner un éclairage scientifique d’expertise, même s’il faut être capable de définir des conditions juridiques qui permettent la poursuite des soins. Par ailleurs, dans certaines situations exceptionnelles, le fait que l’opportunité des poursuites puisse être tempérée par une expertise collégiale apporterait une certaine sécurité à l’ensemble du corps médical. Un dernier problème tient au fait que dans tous les services de néonatologie de ce pays, on interrompt la vie de nouveau-nés vivants qui ne respectent pas les critères de viabilité. Par exemple, un enfant né sans cerveau verra sa vie aussitôt interrompue, et ce dans l’interdit le plus total. Il semblerait que la famille étant avertie et admettant la décision, l’ensemble du corps médical, anticipant la vie purement végétative que vivra le nouveau-né, prenne cette décision de manière presque quotidienne. Je pense que nous devrions également nous saisir de ce problème. Soit ces mesures sont inacceptables et nous devons alors y mettre fin, soit nous les jugeons conformes à l’éthique et nous devons alors les traiter.

M. Jean-Claude Marin : C’est dans cette optique que le fait justificatif est sans doute la solution la plus praticable. A mon avis, il n’existe pas de voies juridiques et judiciaires praticables qui empêchent toute procédure. D’ailleurs, je ne pense pas que cela soit souhaitable. En revanche, un fait justificatif autorise la mise en œuvre d’une procédure judiciaire, qui vérifie que l’on était bien dans les conditions prévues par la loi pour pratiquer un acte qui autrement serait interdit par la loi. Dans ce cas, la solution du fait justificatif n’empêche pas le droit à l’action et donc le droit de savoir. Elle ne concerne que ceux qui s’estiment mal informés ou qui considèrent que l’on ne leur a pas dit la vérité. Dans ce contexte, et dans notre pays, le contrôle du juge constitue la garantie que tout a été fait pour savoir, à tort ou à raison.

Mme Catherine Génisson : La piste que vous nous proposez est tout à fait intéressante et primordiale, notamment en ce qui concerne celles et ceux qui subissent une euthanasie sans l’avoir demandée.

M. le Président : Toute la difficulté sera de réfléchir sur l’opportunité de définir un champ suffisamment restreint de règles pour alimenter la réflexion, sans que la brèche ouverte ne serve pour autant de justification à multiplier les procédures.

Mme Catherine Génisson : Je pense que le fait de définir un cadre d’action peut favoriser l’information des personnes, tout en permettant le constat de la transgression.

M. le Président : Cela relève du droit de la déontologie médicale. Il est vrai qu’il n’existe pas de jurisprudence liée à l’arrêt de traitement qui ait donné lieu à plainte.

Mme Catherine Génisson : Il nous a pourtant été souvent décrit des cas similaires à l’affaire Malèvre qui n’ont donné lieu à aucune poursuite.

M. le Président : Il nous a en effet été rapporté le cas d’un patient qui s’est enfui d’un service pour échapper à son euthanasie. Il s’agissait clairement d’une décision arbitraire sans le consentement du malade, lequel est alors allé finir sa vie dans un service de soins palliatifs.

Mme Catherine Génisson : Les services de soins palliatifs nous ont souvent rapporté de telles situations.

M. Jean-Claude Marin : Je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas eu de procédures pour arrêt de traitement.

M. le Président : Monsieur le Directeur, je vous remercie.

Audition de M. Daniel Vigneau, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour


(Procès-verbal de la séance du 10 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous accueillons aujourd’hui M. Daniel Vigneau, professeur agrégé des facultés de droit, rédacteur et conseiller scientifique du Dictionnaire permanent « Bioéthique et Biotechnologies ». Vous avez notamment participé à un colloque sur l’euthanasie à Bogota en 2002. Depuis septembre 2003, vous êtes professeur de droit privé et de sciences criminelles à l’université de Pau et des Pays de l’Adour.

La Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie termine ses travaux en examinant les aspects juridiques du problème. Nous nous interrogeons ainsi sur la problématique du refus de soins. En application de la loi du 4 mars 2002, tout patient doit donner son consentement aux soins qui lui sont prodigués. S’il refuse un traitement, les médecins peuvent toutefois passer outre ce refus, s’ils estiment que le traitement permettrait de sauvegarder la vie du malade. Tel est le sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat qui diverge quelque peu de celle de la Cour de cassation. S’il existe un déséquilibre au profit du médecin qui impose son avis - je pense ainsi à l’affaire de la transfusion sanguine imposée aux témoins de Jéhovah - l’avis du patient est parfois prédominant.

Par ailleurs, l’évolution des techniques médicales a abouti à l’augmentation du nombre des malades artificiellement maintenus en vie. Si le médecin décide d’arrêter une machine, il risque de se trouver mis en cause pour non-assistance à personne en danger. Des médecins nous ont fait part de leur sentiment d’insécurité juridique.

Nous nous sommes penchés sur ce que le Comité consultatif national d’éthique a appelé l’exception d’euthanasie qui permettrait de déroger à la fois à la règle déontologique, qui veut que le médecin ne peut donner délibérément la mort et à la règle pénale qui considère que le fait d’ôter la vie, avec préméditation, constitue un assassinat.

La voie dans laquelle nous nous sommes engagés est étroite. Nous essayons de trouver un équilibre entre le respect de la volonté du patient, – lorsqu’elle peut être exprimée de manière libre et éclairée de décider ou de refuser l’arrêt des traitements – et la décision collégiale et médicale de l’arrêt des traitements, sans le consentement d’un malade inconscient dont la situation est, de toute évidence, irrémédiable ou irréversible.

Nous avons aussi abordé un autre problème, celui des enfants grands prématurés, dont il est quasiment certain qu’ils ne mèneront qu’une vie limitée et végétative. Dans un tel cas, la réanimation ne se pratique pas et il arrive même que les médecins interrompent la vie de ces enfants.

Voilà en résumé, le contexte dans lequel nous voudrions mieux asseoir les bonnes pratiques et empêcher les mauvaises de se poursuivre. Nous savons en effet que des actes d’euthanasie sont malheureusement pratiqués, sans qu’ils en soient informés, sur un certain nombre de patients conscients et qu’ils sont accomplis dans des conditions clandestines, sauvages contraires à toute règle déontologique et sans aucune concertation au sein de l’équipe médicale.

Nous ne parlerons pas de l’affaire Humbert, puisqu’une instruction est en cours. Mais, à travers cette affaire, on pointe cependant les problèmes liés au consentement éclairé, à la non-assistance à personne en danger, à l’arrêt d’une machine et, d’une manière générale, à l’ensemble des pratiques qui sont source d’inquiétude pour tout le corps médical. On voit bien, notamment en consultant le site mis en place sur ce sujet par le ministère de la Justice, que l’opinion publique ne comprend pas très bien le sens des procédures en cours. Or, confrontée au corps médical qui semble absoudre le médecin et à une population qui comprend les gestes de la mère et du médecin, la justice ne peut, en tout état de cause, dépénaliser l’acte d’ôter la vie à quelqu’un.

L’objectif de notre mission serait de combler ou, au moins, de limiter le fossé existant entre la pratique et le droit. Dans le cadre d’un rapport collégial, nous essayerons de faire des propositions concrètes. Les réponses que vous donnerez à nos questions nous y aideront.

M. Daniel Vigneau : Permettez-moi d’abord de saluer la démarche et le travail de cette mission sur un sujet aussi difficile, ainsi que le souci qui est le vôtre d’entendre des voix venant de tous les horizons, et notamment, celles des juristes.

Dans un exposé très rapide, j’aborderai la question avec beaucoup de modestie car face à un sujet aussi complexe et épineux, il serait hasardeux de vouloir prétendre à l’exhaustivité. J’irai donc à l’essentiel et je poserai seulement quelques balises juridiques, au risque de donner l’impression, sur un sujet aussi sensible, de procéder avec la serpe à la main. Je rappellerai brièvement, dans un premier temps, le cadre dans lequel s’insèrent certaines pratiques de l’accompagnement à la fin de vie, que d’aucuns rangent sous le terme d’euthanasie, sachant que cette question de terminologie est très discutée. Dans un deuxième temps, je vous livrerai quelques éléments de réflexion sur les perspectives d’évolution suggérées par certains. Vous avez d’ailleurs rappelé, à l’instant, la proposition du Comité consultatif national d’éthique relative à l’exception d’euthanasie.

Dans le cadre du droit actuel, et pour rappeler quelques principes, si l’on aborde la question de l’accompagnement de la fin de vie à travers certains actes qui consistent à devancer et à provoquer la mort, il ne fait absolument aucun doute que de tels actes sont rigoureusement prohibés et sanctionnés. Ils portent en effet atteinte au droit à la vie proclamé dans de nombreux textes, aussi bien nationaux qu’internationaux. Ces actes ont évidemment une résonance pénale, puisque la fonction du droit pénal est, entre autres, d’assurer la protection de la vie et de l’intégrité des personnes. Selon les circonstances, le degré d’intention et les moyens employés, un geste mortel délibéré est susceptible de tomber sous le coup de diverses incriminations prévues par le code pénal. Je pense ainsi aux incriminations de meurtre, d’assassinat en cas de préméditation ou bien encore, d’empoisonnement.

Dans une perspective de droit pénal, je voudrais rappeler à la mission trois points importants. Tout d’abord, en droit pénal, peu importe l’auteur de l’acte considéré, fut-il animé de mobiles « euthanasiques ». Peu importe par conséquent qu’il s’agisse d’un médecin ou de tout autre personne. Bien évidemment, la qualité de médecin ou de professionnel de santé peut avoir une incidence sur le terrain disciplinaire ou sur celui de la déontologie. Mais, en droit pénal, la qualité de l’auteur est indifférente, au regard des infractions que je viens d’évoquer.

Par ailleurs, peu importe les mobiles de l’auteur de l’acte pour apprécier sa culpabilité pénale. En revanche, les mobiles ont une très grande importance dans le procès pénal, puisqu’ils sont systématiquement pris en compte par les juridictions, ne serait-ce que dans le prononcé de la sanction. Je rappelle d’ailleurs que le juge pénal – surtout depuis l’entrée en vigueur du nouveau code pénal – dispose d’un important pouvoir d’individualisation de la sanction, au point que même pour des infractions graves, il arrive que les sanctions prononcées soient tout à fait symboliques, le juge ayant pris en compte les mobiles.

Enfin, peu importe le consentement de la victime. Celui-ci ne constitue pas un fait justificatif de l’infraction. La règle illustre le fait que la volonté individuelle n’est pas toute puissante et ne peut évincer la loi pénale, pour cette raison bien simple que la loi pénale est une loi d’ordre public, destinée avant tout à préserver l’intérêt général. S’agissant par conséquent d’un geste délibéré en vue de provoquer la mort, les choses sont claires en l’état actuel du droit.

Il en va de même de l’assistance délibérée au suicide, formule utilisée pour désigner le cas d’une personne incapable de mettre fin elle-même à ses jours et qui sollicite l’aide d’un tiers pour y parvenir. J’inclus même dans cette hypothèse la situation dans laquelle on a appareillé le malade, pour lui permettre, dans un geste ultime, de presser lui-même la seringue qui lui injectera une substance mortelle. Pénalement, la situation est très claire : il s’agit d’un homicide qui permettra, selon les circonstances propres à chaque affaire, de retenir une qualification de meurtre, d’assassinat ou d’empoisonnement. Je précise à ce sujet qu’en ce qui concerne l’empoisonnement, il est de jurisprudence constante que le fait de remettre à la victime, pour qu’elle l’absorbe elle-même, une substance de nature à entraîner la mort, constitue l’acte d’administration d’une substance mortelle visée par la loi pénale. Le fait que le suicide ne soit pas en lui-même une infraction pénale ne change strictement rien à l’analyse pénale des faits. Du reste, dans une perspective autre que celle du droit pénal -je pense ici au droit européen- le suicide assisté a donné lieu à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, dans une affaire fort médiatisée, l’affaire Pretty contre le Royaume-Uni, en date du 29 août 2002, arrêt dénué de toute ambiguïté. La Cour rappelle, certes, l'importance du principe d'autonomie personnelle, qui préside bien évidemment aux décisions concernant le corps mais souligne, dans le même temps, qu'aucune disposition de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut s’interpréter comme reconnaissant un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers, ou avec l’assistance d'une autorité publique. La Cour européenne des droits de l’homme ne fait nullement obligation à un Etat membre de l’Union européenne d’adopter des mesures permettant de donner une suite aux revendications de suicide assisté.

La question n’appelle pas, à mon sens, la même réprobation du droit, s’agissant de pratiques telles que l’arrêt des traitements curatifs, inutiles, inefficaces ou refusés par le patient ou bien encore des pratiques de sédation dont on sait que, parfois, les doses prescrites peuvent entraîner la mort, sans que celle-ci soit recherchée. On parle parfois d’euthanasie passive par opposition à l’euthanasie active, avec toute la réserve qu’il convient d’apporter à cette distinction qui, à mon sens, n’est pas d’une exactitude terminologique évidente.

Il est certain que ces pratiques peuvent trouver un appui dans les textes et notamment dans la loi, ainsi que dans le code de déontologie médicale. Je pense, en particulier, à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, qui consacre l’obligation pour le médecin de respecter le refus du traitement par un patient, sans réserver l’hypothèse où le refus du traitement mettrait en danger la vie du patient, à la différence du cas où le patient est inconscient car là, le médecin peut passer outre l’absence de consentement du patient, pour pratiquer un acte de nature à sauvegarder sa vie. S’agissant du patient conscient, le devoir du médecin, tel qu’il est inscrit dans l’article L. 1111-4 du code de la santé publique issu de la loi du 4 mars 2002, est très clair. Cette disposition qui légalise de facto l’arrêt du traitement à la demande des patients, peut être regardée comme une permission légale de nature à mettre le médecin à l’abri de certaines poursuites pénales, telles que celles fondées sur le délit d’abstention de porter secours à une personne en péril. Ce délit est puni par l’article 223-6 du code pénal. La doctrine pénaliste estime généralement qu’il y a là une permission légale constituant un fait justificatif de l’infraction.

Nous ne saurions cependant considérer que la volonté du patient soit absolue. Aussi bien a-t-il été jugé et je songe à la jurisprudence du Conseil d’Etat – relative aux transfusions sanguines refusées par les témoins de Jéhovah –, que le médecin ne commet pas de faute s’il pratique un acte de sauvegarde de la vie du patient, pourtant conscient, et alors même que celui-ci aurait refusé le traitement. Certes, ce domaine n’intéresse pas directement l’accompagnement à la fin de vie. Cette jurisprudence montre cependant que le droit du patient, pourtant inscrit dans la loi, n’est pas un droit absolu. Il cède devant une valeur supérieure qui est la sauvegarde de la vie qui correspond, ni plus ni moins, à la mission du médecin. L’article 2 du code de la déontologie médicale prescrit en effet comme premier devoir du médecin, celui d’exercer sa mission dans le respect de la vie humaine.

M. le Président : Je me permets de vous interrompre. Peut-on faire le raisonnement a contrario à partir de cette jurisprudence ? Devant le refus du patient d’accepter une thérapeutique qui pourrait lui sauver la vie et si le médecin se conforme à ce refus, serait-il protégé de la même manière ?

M. Daniel Vigneau : Le médecin ne serait effectivement pas dans une position confortable. La frontière entre le licite et l’illicite n’est pas nette et l’on peut facilement basculer d’un côté ou de l’autre. Il me semble toutefois que la loi constitue ici une permission qui permettrait d’éviter au médecin, qui aura respecté le refus du patient, une incrimination pour abstention de secours à une personne en péril ; la loi admet en effet cette conséquence possible, sous réserve, bien sûr, que le médecin ne commette pas de faute, c’est-à-dire qu’il ait bien informé l’intéressé des conséquences de son choix et qu’il se soit efforcé, comme l’exige la loi, de le convaincre d’accepter, malgré tout, le traitement. S’il y avait imprudence ou négligence imputable au médecin et que l’arrêt du traitement entraîne la mort du patient, une autre incrimination pourrait être envisagée, l’incrimination pour homicide involontaire. Tout est affaire de circonstances. La loi protège le médecin qui respecte le refus du patient. Toutefois, selon les cas, la question pénale peut alors rester posée. Cela étant, lorsque l’on se situe dans une situation où il existe un traitement de nature à sauver la vie du patient, on n’est plus dans l’hypothèse de l’arrêt d’un traitement inefficace ou inutile, puisque par hypothèse, il s’agit d’un traitement salvateur.

Si le médecin agit selon ce que lui dicte sa conscience et ses devoirs, il ne commet pas de faute. Il existe donc un équilibre subtil à trouver dans les textes mais le médecin n’est pas dans une situation confortable, du fait de l’appréciation qu’il doit faire de la portée de son acte. Faut-il intervenir ou renoncer ? Il est peu probable que les textes apportent une réponse précise à ce genre de question et seule l’équipe médicale est réellement en mesure de se prononcer dans les faits. Juridiquement, le médecin bénéficie toutefois d’une double protection. La permission légale lui permet d’échapper à des poursuites pour non-assistance à personne en péril. Dans le même temps, s’il agit pour sauver la vie, il ne commet pas de faute.

La loi a, certes, poussé un peu loin le principe d’autonomie du patient. Malgré tout, la jurisprudence peut apporter le tempérament qu’il faut, de façon mesurée. Mais je reconnais que ce n’est pas une situation très facile pour les médecins.

Je voudrais par ailleurs rappeler que le code de déontologie médicale prescrit à un médecin d’éviter tout obstination déraisonnable, ce qui ne constitue pas, c’est le moins que l’on puisse dire, un encouragement à l’acharnement thérapeutique. De sorte qu’une décision médicale d’arrêt d’un traitement jugé inutile et inefficace peut indirectement, même en l’absence de consentement du patient, conduire à la mort. Mais la mort n’est pas le but recherché en tant que tel. On la laisse simplement venir à son heure. Nombre de pénalistes considèrent que cette situation est de nature à préserver le médecin des poursuites pénales pour non-assistance à personne en danger. Il n’y a pas d’abstention coupable de porter secours mais simplement, une volonté d’alléger la condition du malade.

Sur ce point, la question est peut-être plus discutable que dans le cas précédent. Il me semble aussi que le risque pénal est plus proche. Ainsi, il résulte de la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation que le délit d’abstention de porter secours à une personne en péril ne nécessite pas, pour être retenu, que soit rapportée la preuve de l’efficacité du secours que l’on s’est abstenu de porter : même si le secours est inefficace, dès lors qu’il existe une abstention délictueuse de porter secours, ce délit peut donc être retenu. Je rappelle à ce propos un arrêt de la Chambre criminelle du 23 mars 1954 : c’est une jurisprudence constante et de longue date. Nous sommes donc dans une zone dans laquelle la question pénale se pose et où la position du médecin est évidemment inconfortable, car il ne doit pas renoncer trop tôt au traitement mais ne doit pas non plus s’obstiner délibérément. C’est à lui de trouver un équilibre en analysant les éléments de fait, chaque situation étant unique.

En toute hypothèse, le médecin n’est jamais dégagé d’une obligation générale de soins, quelle que soit la situation. Il lui reste toujours le devoir de soulager la souffrance et d’accompagner le mourant jusqu’à la fin de sa vie, le cas échéant, dans le cadre de soins palliatifs. C’est même un droit pour le malade dont l’état le requiert que d’accéder aux soins palliatifs. Une loi du 9 juin 1999 l’a formulé très clairement. C’est d’ailleurs aujourd’hui l’objet de l’article L. 1111-3 du code de la santé publique. De fait, je crois qu’il est admis, de façon largement consensuelle, de reconnaître une très grande importance à la pratique de ces soins qui viennent prolonger des soins curatifs ne pouvant plus utilement être pratiqués.

Faut-il aller plus loin et suivre les perspectives d’évolution que certains suggèrent ? C’est l’un des enjeux du débat sur l’accompagnement de la fin de vie que de déterminer s’il faut, ou si l’on peut, ouvrir une voie de légalisation à ce que l’on pourrait appeler l’euthanasie active sur demande, équivalant – quoi qu’on dise – à un droit à la mort. Des propositions de loi ont été déposées au Parlement sur ces questions ; elles tendent à instaurer un droit à mourir dans la liberté ou la dignité. Je pense notamment aux propositions des 10 avril et 15 octobre 2003.

Dans une voie plus médiane, intermédiaire, il y a la suggestion du Comité consultatif national d’éthique résultant de son avis du 3 mars 2000 dans lequel il est proposé d’instituer une exception d’euthanasie.

Je voudrais vous donner, à cette occasion, l’humble avis d’un juriste, tout en vous faisant part de mes doutes à l’égard des deux voies proposées.

Je voudrais rappeler à votre mission que le droit n’est pas seulement destiné à régir des relations individuelles et qu’il n’est pas condamné non plus à suivre les faits ou à courir après. Le droit a, dans une société, une fonction éminemment normative. Il est porteur de valeurs qui sont le fondement d’une organisation sociale et juridique et, pour tout dire, d’enjeux de civilisation. Je crois d’ailleurs que le débat public de cet après-midi à l’Assemblée nationale sur le port du voile à l’école montre que les libertés individuelles, la liberté du culte, peuvent rencontrer des limites constituées par certaines valeurs qui les transcendent, notamment la valeur de la laïcité. Il en est d’autres. Au titre de ces valeurs qui transcendent les libertés individuelles, il y a la valeur attachée à la vie et par tradition, le droit a toujours assuré la protection de la vie des personnes.

La protection juridique de la vie est une composante du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, selon une jurisprudence désormais bien établie du Conseil constitutionnel, depuis la décision du 27 juillet 1994. Le principe de protection de la vie tend, avec d’autres, à assurer le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Cela signifie que toute personne, sans distinction ni discrimination, est revêtue de la même dignité. La vie de cette personne fait partie de cette dignité. La vie des personnes intéresse l’ordre public le plus impérieux. Il n’est qu’à rappeler les dispositions du droit pénal. Par ailleurs, d’un point de vue civil, la vie, comme la mort, ne fait pas partie de ces choses qui sont dans le commerce juridique, conformément à ce que prévoit l’article 1128 du code civil.

Reconnaître un droit à mourir, un droit à la mort sur demande, entraînerait, à mon sens, pour résoudre quelques cas particuliers et sans nier la douleur de certaines situations, le risque de bouleverser considérablement notre ordonnancement juridique. Ce serait affirmer la primauté du subjectivisme dans un domaine qui, traditionnellement, n’est pas abandonné à la libre disposition des individus. Que resterait-il alors du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, si ce principe était laissé à la libre disposition et à l’appréciation de chacun ? Tel n’est pas la conception du droit actuel. Le principe de sauvegarde de la dignité et de la vie est l’objet d’une appréciation objective et non pas subjective. Je voudrais, même si cela ne recouvre pas exactement le cas de l’euthanasie, rappeler la jurisprudence du Conseil d’Etat dans l’affaire du lancer de nains. Le nain en question revendiquait la liberté du travail et ne se sentait pas atteint dans sa dignité en servant de projectile pour amuser le public. Le Conseil d’Etat n’a pas fait valoir une conception subjective du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine mais bien une conception objective. Il a alors jugé que le maire pouvait légalement limiter l’organisation de ce type d’activités.

Au-delà de sa signification dans l’ordre juridique, la reconnaissance d’un droit à la mort soulèverait, en outre, de très grandes difficultés de mise en oeuvre. Le juriste ne peut que s’interroger sur la valeur juridique réelle à accorder à un consentement à la mort qui serait exprimé trop longtemps à l’avance, avant même que le problème ne se pose. C’est tout le problème des « testaments de vie », expression dont il faut souligner l’euphémisme antithétique. Le juriste ne peut, par ailleurs, que s’interroger sur la valeur juridique réelle d’un consentement à la mort donné au moment crucial, alors que la personne, par hypothèse, est dans un état de grande fragilité et de profond désarroi. Enfin, le juriste ne peut que nourrir de sérieux doutes sur l’aptitude d’un tiers à se substituer à un malade inconscient et au corps médical, pour prendre une décision irréversible. Le droit peut-il inscrire dans le marbre de la loi que la mort peut être donnée par procuration, voire sur ordonnance ?

En ce qui concerne l’exception d’euthanasie suggérée par le Comité consultatif national d’éthique, je voudrais simplement m’en tenir à l’essentiel. En tant que juriste, je m’interroge sur l’utilité de la prétendue exception procédurale d’euthanasie, qui consisterait, au cas où un procès pénal serait engagé, à faire discuter des mobiles par une commission pluridisciplinaire. Je pense que le Comité consultatif national d’éthique a omis, dans sa réflexion très riche et très intéressante, de prendre en compte la réalité du procès pénal et les règles de la procédure pénale en France. Il me semble pourtant que c’eût été la moindre des choses que de les considérer, à partir du moment où est suggérée une exception de procédure. Peut-on sérieusement imaginer, lorsqu’une affaire pénale vient au jour concernant un cas d’euthanasie que, tant dans la phase d’instruction que dans celle des débats à l’audience, les éléments de l’affaire et notamment les mobiles, ne fassent pas l’objet d’une discussion contradictoire entre toutes les parties au procès ? Peut-on penser que le juge ne nomme aucun expert dans toutes les disciplines concernées ? La discussion des mobiles existe à toutes les phases du procès pénal et jusqu’à son terme, puisque l’on sait très bien que les mobiles sont pris en compte pour le prononcé de la sanction. Je m’interroge donc sur une exception d’euthanasie, qui consisterait à jeter le doute sur la capacité de l’institution judiciaire à discuter de ces questions, pour les confier à une commission pluridisciplinaire. Personnellement, je n’en vois pas l’utilité.

Par ailleurs, je crois qu’il ne faut pas non plus diaboliser le procès pénal. Dans les affaires d’euthanasie, nous ne pouvons tout de même pas dire que ce sont les procès pénaux qui défraient les chroniques judiciaires. Les poursuites sont rares en la matière. Il y a effectivement le principe de l’opportunité des poursuites. Et quand la décision de poursuivre a été prise, les juridictions, spécialement les cours d’assises, se prononcent selon leur intime conviction, dans la mesure où les arrêts d’assises n’ont pas à être motivés. Dans ce domaine, soyez certains que les décisions sont sévères lorsqu’il le faut – je pense notamment à l’affaire Malèvre – mais clémentes quand cela est justifié.

En conclusion de cet exposé, je dirais que je ne suis pas convaincu que le législateur ait à légiférer sur une question aussi sensible que la vie et la mort. Notre droit actuel n’est sans doute pas parfait. Peut-être quelques améliorations peuvent-elles être apportées, çà ou là, comme vous l’avez fort justement souligné dans votre propos introductif. Toutefois, le grand avantage du droit français est d’être flexible, comme le disait le Doyen Carbonnier. Et cette flexibilité du droit ne le conduit pas à frapper aveuglément ceux qui accompagnent les mourants dans leurs derniers instants. Il importe à une société de savoir conserver certains interdits fondateurs. Il importe également, à mon sens, que toute personne, fût-elle un médecin, puisse être amenée, le cas échéant, à devoir rendre compte de ses actes devant la société.

M. le Président : Je vous remercie de cet exposé très complet. Il nous a bien éclairés sur certains points qui reviennent de plus en plus souvent dans nos débats. Certes, le droit édicte de grandes règles. Si l’on regarde les choses avec une certaine objectivité, il apparaît, qu’en effet, très peu de médecins ont été emprisonnés pour avoir arrêté des traitements relevant de l’acharnement thérapeutique. Sur le plan général, il y a le problème de l’équilibre entre l’autonomie de la personne, d’un côté et la préservation de la vie et la sauvegarde de la dignité humaine, de l’autre. On s’aperçoit que la jurisprudence est constante, aussi bien en France qu’en Europe, pour affirmer que personne n’a le droit de porter atteinte à sa dignité de manière délibérée. Le lancer de nain en est un exemple cocasse mais qui montre bien que l’on ne peut pas s’amputer soi-même de sa dignité. Shylock n’aurait pas eu le droit de nos jours de demander une livre de chair humaine !

Aujourd’hui, la surmédicalisation de la mort et les techniques de la médecine posent de nouveaux problèmes. Vous avez d’ailleurs été très rassurant et tout le monde à votre place ne l’a pas été. Je souhaiterais revenir sur le non-acharnement thérapeutique et l’arrêt de l’obstination déraisonnable. Ne pensez-vous pas qu’il serait possible de préciser les termes de la loi, en matière de refus de soins ? On pourrait envisager d’ajouter, dans les textes, les hypothèses d’interruption des traitements médicalement et techniquement assistés et essayer de préciser la notion d’obstination déraisonnable. Cela permettrait de mieux protéger les médecins qui travaillent dans de bonnes conditions et qui pratiquent des interruptions thérapeutiques, selon des protocoles établis par leur société savante, même si cela se fait sans l’avis du malade, lorsque celui-ci est dans le coma. Dans ces situations, les médecins ne font que laisser la mort naturelle survenir, puisque c’était le traitement qui maintenait en vie mais il était inefficace pour permettre au patient de recouvrer la santé. Sur ce point, pensez-vous qu’il serait utile d’apporter des précisions dans le code de la santé publique ?

Estimez-vous que l’on puisse, par le biais du fait justificatif, introduire une notion qui permettrait de protéger les médecins ayant de bonnes pratiques contre le risque de plaintes pour non-assistance à personne en danger ?

Enfin, nous avons envisagé que dans des cas litigieux, et sans attenter à la liberté du procureur de la République d’engager des poursuites, une commission puisse être préalablement saisie sur les questions d’euthanasie. Elle regrouperait un certain nombre d’experts et permettrait au procureur de mieux peser l’utilité d’engager les poursuites.

M. Daniel Vigneau : S’agissant de la première question, le code de la santé publique est respectueux du refus du traitement par le patient.

M. le Président : Il ne l’est donc pas, par définition, pour le cas d’un malade inconscient dont on arrêterait le traitement.

M. Daniel Vigneau : Il est alors moins respectueux, en ce sens que lorsque le malade n’est pas en état d’exprimer sa volonté, et j’inclus le cas des personnes placées sous protection légale comme le sont les mineurs, le médecin peut passer outre un éventuel refus pour sauver la vie. Il peut également passer outre les règles relatives à la représentation légale de l’incapable, lorsque la position du représentant légal est de nature à nuire à la santé du majeur incapable.

S’agissant de l’hypothèse de l’acharnement thérapeutique, de l’obstination déraisonnable, le code de la santé publique, à ma connaissance, ne dit rien sur la question. Seul le code de déontologie médicale envisage cette hypothèse et dit très clairement que le médecin doit s’abstenir de toute obstination déraisonnable.

M. le Président : Le code de déontologie a moins de force juridique que le code de la santé publique.

M. Daniel Vigneau : Effectivement, mais la déontologie est tout de même sortie du cadre du droit strictement professionnel. Elle a intégré le droit et est devenue clairement une règle de droit. La Cour de cassation applique les règles de déontologie, comme toutes les autres règles de droit, pour trancher les litiges qui lui sont soumis. Je pourrais, par exemple, évoquer l’utilisation par la Cour de cassation d’une règle déontologique pour justifier la rupture d’un contrat passé entre un anesthésiste et une clinique. La question de la place de la règle déontologique dans l’ordonnancement juridique est une autre affaire. Le code de déontologie résulte en effet d’un décret en Conseil d’Etat. Une règle légale clairement affirmée aura certes plus d’autorité qu’une disposition réglementaire. Le fait est, cependant, que le code de la santé publique est aujourd’hui muet sur la question de l’acharnement thérapeutique et de l’obstination déraisonnable. L’apport juridique du code de déontologie est donc réel et la jurisprudence ne considérera pas que le médecin a commis une faute lorsqu’il aura pris une décision conformes aux règles éthiques et déontologiques applicables au sein de la profession ou lorsqu’il aura pris la décision d’arrêter un traitement inutile et inefficace.

M. le Président : Du point de vue juridique, le terme « inutile » ne pose-t-il pas problème ?

M. Daniel Vigneau : Un traitement est inutile en ce sens qu’il ne participe ni à la guérison ni à une amélioration de l’état de santé du patient. Aujourd’hui, on discute beaucoup sur le sens des mots au moment d’élaborer une loi. Une fois que la loi est votée, on discute ensuite du sens des mots devant le tribunal. Un terme pourra toujours être sujet à discussion. Ainsi, lorsque je parle d’un traitement inutile et inefficace, cela doit bien évidemment être compris dans la perspective de l’amélioration de l’état de santé de l’intéressé, ou d’une guérison. De la même façon, quand peut-on parler de maladie incurable ?

Il ne serait peut-être pas inutile que la loi soit mise en conformité avec les prescriptions du code de déontologie ou qu’elle lui donne, en tout cas, un écho plus solennel. Cela étant, il n’est pas certain que l’on puisse espérer qu’une loi puisse préciser les critères qui permettront de dire d’une manière suffisamment indiscutable, que tel acte est admissible et que tel autre ne l’est pas. Je crois qu’il faut tout de même faire confiance au corps médical. Peut-être faudrait-t-il alors, ainsi que le suggère Madame de Hennezel dans son rapport, mettre l’accent sur la nécessité d’une prise de décision collégiale, pluridisciplinaire, lorsque se pose un problème.

M. le Président : Nous pouvons travailler, d’une part, sur la question de la procédure de la décision et, d’autre part, essayer de résoudre certains problèmes sur le fond. Les médecins sont tout à fait conscients de ce que représentent, sur le terrain, les conséquences de l’obstination déraisonnable : entre 75 000 et 100 000 malades sont débranchés chaque année. La loi ne peut donc pas ignorer une telle situation, qui est effectivement le fruit des progrès médicaux et technologiques. Il faudrait être en mesure d’y répondre par le biais d’une procédure clarifiée. Cela est d’ailleurs assez bien défini par les professionnels. Il existe donc peut-être une possibilité de clarification concernant l’arrêt des thérapeutiques déraisonnables, disproportionnées, inutiles, chez des malades pour lesquels aucun espoir d’amélioration ne peut être envisagé.

M. Daniel Vigneau : Je crois que la loi doit rester générale. Elle doit seulement tracer des pistes. Vous ne réglerez jamais tous les cas.

M. le Président : La piste me paraît toute tracée dans le cas de malades maintenus artificiellement en vie : il suffit d’appuyer sur un bouton pour que le malade meure. Il n’y a cependant pas de volonté de donner la mort, mais celle d’arrêter des actes disproportionnés et inutiles, sources éventuelles de souffrances pour le malade et son entourage. Nous sommes donc parfaitement dans la logique et le raisonnable, d’autant qu’il faut souligner que ces pratiques ne sont pas exceptionnelles. Nous pourrions donc convenir d’une règle générale, laquelle est d’ailleurs inscrite dans le code de déontologie.

M. Daniel Vigneau : Tout à fait. A la condition, toutefois que la mort soit bien un effet second, non recherché. Il faut toujours avoir conscience qu’il peut y avoir des débordements d’intention et qu’il faut que la loi ménage une place à la mise en cause pénale, le cas échéant. A mon sens, il faut que l’on puisse basculer dans une situation pénale car cela constitue une borne extrêmement importante, contre le risque de dérive mais aussi contre le risque de la facilité. Une loi peut certes rassurer le médecin mais en même temps, légiférer, c’est consacrer, légitimer, instituer. Il y a le risque que certaines pratiques médicales, s’appuyant sur la loi, s’installent avec une trop grande facilité.

Quant aux faits justificatifs, le problème est beaucoup plus délicat. Le fait justificatif résultera de la permission de la loi. Point n’est besoin d’insérer dans le code pénal, une disposition nouvelle pour dire que dans tel ou tel cas, cette disposition ne s’applique pas. Sans méconnaître la portée de votre travail, je voudrais dire que le législateur ne pourra jamais tout prévoir. Vous ne parviendrez jamais à « ficeler » l’application de toutes les dispositions pénales. La permission de la loi peut jouer de façon positive en matière pénale, tout en laissant une place à la discussion parce qu’il appartient au juge, et à personne d’autre, d’apprécier s’il existe ou non un fait justificatif de l’infraction.

Quant à la procédure que vous évoquiez, il faut être extrêmement prudent. Une procédure d’examen de la situation, après que l’acte a été commis, est à mon avis une procédure décalée. Ce n’est plus temps, une fois que l’acte a été accompli, de venir discuter du point de savoir s’il était justifié ou pas, car nous nous situons dans un domaine extrêmement grave et sensible : la mort est irréversible.

Quant à une procédure qui viendrait éclairer le procureur de la République, si tant est qu’il en ait besoin, je ne suis pas certain que vous échappiez à l’éventualité du déclenchement de l’action publique. En effet, il n’y a pas que le procureur qui puisse déclencher l’action publique en France. La victime et les proches peuvent également le faire. Rien ne leur interdit de déposer une plainte devant le juge d’instruction pour déclencher l’action publique et le ministère public devra alors l’exercer. Aucune procédure ne pourra priver un citoyen du droit de déclencher une action publique. Et, en la matière, l’élaboration d’une loi suppose une certaine prudence car elle pourrait ne pas franchir le cap du Conseil constitutionnel.

M. le Président : Cette commission ne rendrait qu’un avis. Cela n’empêcherait effectivement pas la constitution de partie civile par un tiers. Il est cependant difficilement imaginable que, dans des cas médiatiques comme celui qui a tout déclenché, des tiers viennent porter plainte. En réalité, c’est le parquet qui a entamé les poursuites.

M. Daniel Vigneau : Je ne suis pas convaincu de l’opportunité de la création d’une commission pluridisciplinaire qui viendrait, d’une certaine manière, porter un discrédit sur le fonctionnement de la justice en France. Il n’existe pas de procès pénal, même au niveau de la phase d’instruction, dans lequel des experts ne sont pas nommés. Un juge d’instruction, dans une affaire criminelle, ou aux Assises, ne va pas instruire à charge et à décharge, sans que les avocats aient demandé la nomination d’un expert, ou sans que le juge lui-même ait fait nommer des experts. En matière médicale, des experts de toutes disciplines peuvent être sollicités.

Je voudrais enfin attirer l’attention de la mission sur un des aspects de la procédure d’exception d’euthanasie que je n’ai pas évoqué tout à l’heure. Le Comité consultatif national d’éthique a conçu cette exception d’euthanasie comme étant une exception de procédure pénale. C’est une erreur. Une exception de procédure consiste à discuter de la régularité d’une procédure ou à la suspendre, avant tout examen, au fond, de l’affaire. Or, la prétendue exception consiste ici à évincer la procédure pénale pour discuter du fond de l’affaire et notamment des mobiles.

M. le Président : J’ai entendu plusieurs personnes nous parler de l’exception d’euthanasie et ils en avaient chaque fois une définition différente.

Je suis très heureux de vous avoir entendu. Nous n’avions pas eu, depuis longtemps, une audition aussi rassurante et prudente. Elle nous a confirmé dans notre volonté d’harmonisation et de clarification. Il nous faut aussi prendre en compte les équilibres juridiques reposant sur des valeurs collectives fortes.

Audition de M. Emmanuel Dunet-Larousse,
Juriste, auteur d’études sur les droits des malades et la fin de vie



(Procès-verbal de la séance du 10 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir de recevoir Monsieur Dunet-Larousse, au titre de sa double activité de juriste et de bénévole accompagnant des malades en fin de vie. Vous avez publié de nombreux ouvrages dans ce domaine : « Le renoncement thérapeutique, aspects juridique et médicaux » (Travaux de l’Espace éthique - Douin - APHP 1997) ; « L’euthanasie : signification et qualification en droit pénal » (Revue de droit sanitaire et social – 1998) ; « Aspects juridiques de l’acharnement thérapeutique » (Soins Gérontologie – Masson – 2000) ; « Le renoncement thérapeutique : point de vue juridique » (Revue Jalmav – mars 2001) ; « La loi du 4 mars 2002 et les soins palliatifs » (Médecine palliative n° 5 – octobre 2003) ; « La loi relative aux droits des malades et la fin de vie : les soins palliatifs aux regards du droit » (Médecine légale et société – Tome 5 – 2003) ; « Aspects juridiques de l’abstention thérapeutique : Oser l’abstention » (Revue du praticien n° 628 – octobre 2003).

Notre attention se porte aujourd’hui sur deux points : le droit du malade de refuser un traitement thérapeutique créé par la loi du 4 mars 2002 et l’obstination déraisonnable. Nous voulons essayer de voir dans quelle mesure il peut être possible de protéger des médecins qui, de manière tout à fait raisonnable, interrompent des thérapeutiques, avec ou sans l’avis des malades, selon que ceux-ci sont ou non conscients. Nous voulons savoir s’il est possible de préciser dans le droit ces différents éléments. Dans le code de déontologie, l’expression « obstination déraisonnable » n’est cependant pas très claire et ne se retrouve d’ailleurs pas dans le code de la santé publique, qui évoque simplement le consentement du patient au refus de soins. Beaucoup de vos travaux sont consacrés à l’abstention et au renoncement thérapeutiques. Pouvez-vous alors nous éclairer sur les aspects juridiques de ces questions, en sachant que nous sommes allés visiter un service de soins palliatifs dont les membres nous ont dit que pour la première fois, un procès leur avait été intenté pour homicide involontaire.

M. Emmanuel Dunet-Larousse : En préparant cette audition, j’ai constamment été confronté aux mots ou thèmes suivants : « ambivalence », « difficulté de qualifier », « vide juridique ». Le thème même de la mission m’a embarrassé car il porte sur l’accompagnement de la fin de vie. J’ai parcouru rapidement le rapport de Madame Marie de Hennezel qui traitait particulièrement, me semble-t-il, des soins palliatifs. Or le thème de la mission qui nous intéresse aujourd’hui va au-delà de ce seul sujet, puisque nous pouvons nous demander, si la fin de vie et l’accompagnement ne concernent que les malades en phase terminale, les malades en unités de soins ou les malades potentiellement dans une situation de fin de vie et s’ils concernent tous les services (unité de soins palliatifs, néphrologie, oncologie, urgences, voire réanimation). Les soins palliatifs ont été considérés pendant longtemps comme les seuls lieux ou des décisions médicales complexes pouvaient être prises, laissant les autres services telles les unités de réanimations en dehors.

De mon côté, certains médecins m’ont interrogé sur la légalité de certains des actes qu’ils pratiquaient. Je me suis alors moi-même posé la question de l’ambivalence de l’acte médical, qui, pratiqué sans nécessité thérapeutique, est un acte criminel. En effet, il n’est justifié que par le biais de la nécessité thérapeutique, conformément à ce que précisent le code civil (article 16-3) et le code de la santé publique (dispositions relatives au consentement du malade). En dehors de ces catégories, on se trouve alors face à un acte criminel. C’est donc à la fois très simple (il s’agit soit d’un acte médical, soit d’un acte criminel), mais aussi très complexe, puisque l’enjeu est de parvenir à distinguer clairement les conditions d’identification de ces deux actes.

Je me suis interrogé sur deux fondements de l’acte médical : le consentement et la nécessité thérapeutique. Le consentement en lui-même est un faux fondement, puisque la nécessité thérapeutique est la condition qui véritablement importe fondamentalement. La question du consentement cristallise néanmoins tous les questionnements liés à l’arrêt ou à l’abstention du traitement, voire à la justification des actes par le fait d’avoir demandé la mort. Il reste que le consentement en matière médicale est celui qui est préalable à l’intervention médicale. Si le médecin ne dispose pas de ce consentement, il n’a normalement pas le droit d’agir.

Un certain nombre de problématiques se posent également à ce niveau. En matière de fin de vie, la question de l’information est essentielle. Nous sommes tous aujourd’hui en bonne santé. Imaginons toutefois que l’on nous annonce dans la seconde que, porteur d’une maladie grave, il ne nous reste que quelques mois à vivre. Il est clair qu’en ce cas il est juridiquement possible de dire qu’une information claire et loyale a été dispensée. En revanche, il n’est pas certain que le patient ait été capable de l’intégrer. Ne serait-il pas alors utile que la relation médicale fasse appel au moins à deux interlocuteurs, pour qu’un patient puisse correctement assimiler l’information qui lui est donnée et puisse poser les bonnes questions, et que cette relation s’instaure sur des bases solides ? A ce titre, la loi du 4 mars 2002 est intéressante. Elle permet de consacrer un certain nombre d’éléments jurisprudentiels, en précisant le domaine de la décision du malade.

La seconde question liée au consentement est sa propre limite. Indépendamment des situations où la personne peut accepter ou refuser un traitement, avoir une compréhension de la situation, le médecin retrouvera tout pouvoir et sera le seul à décider dans les situations suivantes : l’urgence, les cas d’inconscience et de minorité, et enfin, le refus du patient d’être informé. Se posera alors au médecin, la question de l’intérêt thérapeutique de sa décision. Là encore intervient la relation entre la nécessité thérapeutique et l’intention criminelle. Par rapport à une abstention, un arrêt, une injection de sédatif, un arrêt de dialyse, une non-réanimation, il devra alors se demander si l’acte en lui-même est porteur d’une volonté de tuer ou, au contraire, d’une volonté de soigner ou, du moins, d’apporter du bien-être à quelqu’un. L’objet de la thérapeutique n’est en effet pas seulement de guérir mais d’apporter du bien-être à quelqu’un.

Dans ce contexte, l’analyse criminelle sera factuelle. Face à une injection de sédatif, la question se posera de savoir pourquoi cette injection a été faite. Le juge fera alors appel à des experts, afin de vérifier comment cela s’est passé. A partir de ces éléments, il sera alors théoriquement possible de distinguer l’acte thérapeutique de l’acte criminel. Le cas de l’abstention fait, à mon sens, l’objet d’une réelle incompréhension, puisqu’il n’est pris en considération que dans le cadre de l’infraction de non-assistance (soit le fait de pas vouloir décider ou de ne pas vouloir intervenir). Or, dans l’incrimination en tant que telle de cette infraction, ce qui est sanctionné est le fait, de ne pas agir quoi qu’il arrive, de ne rien faire, de ne pas aider la personne. Dès lors, celui qui assiste, s’il s’agit en l’occurrence d’un médecin, exerce un choix : soit il décide de soigner et il fait alors un choix médical ; soit il décide ne pas agir. Prenons l’exemple d’un malade atteint d’un cancer, en situation d’agonie. Face à une détresse respiratoire de sa part, faut-il ou non le réanimer ? Il est clair que dans la mesure où cette personne est réellement dans une situation de fin de vie, l’acte de réanimation serait alors totalement disproportionné. Le médecin se doit de porter assistance. Il conserve toutefois la liberté thérapeutique de choisir de faire au mieux en fonction de l’état de la personne.

Je dois dire que j’ai tendance à ne pas utiliser le mot euthanasie qui ne correspond à aucun qualificatif juridique. J’ajoute que le mot euthanasie fait peur. Or, face à l’ambivalence de l’acte médical, il ne faut pas perdre de vue qu’un médecin, lorsqu’il injecte un sédatif, effectue avant tout un acte médical, sauf situation sans intérêt thérapeutique. Mais cet acte médical, on fait parfois croire à des médecins qu’il est un acte criminel et qu’en l’accomplissant ils se comportent comme des criminels. Il serait donc fondamental d’organiser des réunions d’information entre les juristes et les médecins, pour que dans les situations de doute, l’on puisse favoriser un consensus ou, du moins, que les conditions d’établissement d’un consensus entre des médecins et des juristes permettent de qualifier juridiquement les cas de réanimation, de non-réanimation, d’abstention, ou de non-abstention. A mon sens, ce qui manque le plus est donc véritablement l’échange entre spécialistes.

En conclusion, je voudrais citer le cas d’une personne en dialyse qui demandait l’arrêt de son traitement. Cette situation pose les problèmes du consentement et de la pertinence de l’information (le malade a-t-il bien assimilé l’information et est-il capable de la retourner pour proposer véritablement une réponse ?). Cette personne qui connaissait la souffrance physique et morale imposée par la dialyse, supportait de moins en moins sa situation. L’évaluation de sa demande a duré quasiment un an. Entre la demande initiale et la conclusion, il aura fallu un an ! Les demandes, les contre-propositions de l’équipe médicale, l’évaluation menée par les psychiatres, la participation des infirmières et des bénévoles, ont permis de faire émerger des critères objectifs. Un médecin a d’ailleurs souhaité savoir quels critères objectifs permettaient de répondre à une telle demande. Au bout de huit mois, la demande a été acceptée. La position de la patiente était alors la suivante : « Je suis en dialyse, mais si d’aventure, je tombais dans le coma, je ne veux pas être ranimée. Je souhaite simplement être transportée en unité de soins palliatifs afin d’y être traitée contre la douleur. »

M. le Président : Est-ce un problème juridique ?

M. Emmanuel Dunet-Larousse : Cela peut effectivement être un problème juridique, puisque la question qui s’est alors posée était de savoir si une euthanasie avait pu être pratiquée a posteriori. Il reste que la malade a eu la parole et a pu avoir un échange. Cela ne signifie pas pour autant que l’on doive accéder à toutes les demandes.

M. le Président : Ce cas est intéressant, sauf que depuis mars 2002, la volonté du malade est systématiquement prise en compte. D’autant que dans le cas d’une dialyse, il est difficile d’imposer quoi que ce soit au patient.

M. Emmanuel Dunet-Larousse : Il demeure que si l’on découvre le malade sous dialyse dans le coma, la question de la réanimation peut alors se poser. Comment en évaluer en effet la possible nécessité et la justification ?

M. le Président : Pensez-vous que les médecins qui arrêtent une thérapeutique, sont suffisamment protégés juridiquement ? Pensez-vous au contraire qu’ils peuvent être poursuivis pour non-assistance à personne en péril ?

M. Emmanuel Dunet-Larousse : Il faudrait distinguer entre soin et traitement. Or cette différence n’existe pas à ma connaissance, alors qu’elle serait utile, d’autant qu’un traitement unique peut parfois entraîner différents types de soins. De plus, il se peut que le patient demande l’arrêt de la relation médicale. Si la personne est consciente, la question de l’évaluation de la demande ne s’en pose pas moins. En revanche, si la personne est inconsciente, qui peut décider à sa place ? La loi a posé le principe de la personne de confiance. J’avoue, pour ma part, que ce concept reste ambigu, puisque cette personne pourrait finalement décider à la place du malade. Cela permet toutefois d’éviter le « testament de vie », qui est un non-sens juridique, puisqu’un testament est post-mortem. C’est par ailleurs en soi une sorte d’aberration, puisqu’il correspond à une décision prise à un instant T et qu’il ne correspondra pas nécessairement à ce qui se passera plus tard. Par conséquent, il peut être utile de développer la réflexion consacrée au concept de personne de confiance, d’autant que le système du tutorat n’a pas été choisi.

Par ailleurs, si un médecin décide d’arrêter les soins, alors que la famille souhaite les poursuivre, le recours à la justice est incontournable. En cas de suspicion d’acte criminel, l’intention se déduira des faits ou de la situation. Il peut s’agir de raisons inconnues d’arrêt du traitement ou de la nécessité de libérer un lit. Il est certain que toute décision que l’on cherche à cacher favorise le doute et la suspicion mais ce n’est pas non plus parce qu’une décision est collégiale, qu’elle justifie un acte illégal. La collégialité devrait toutefois permettre d’expliquer les raisons d’une prise de décision.

M. le Président : Je vous remercie de cet éclairage qui montre qu’aucune procédure ne met à l’abri des poursuites. Les médecins rêvent d’un système qui les exonérerait des poursuites. Il reste que certains actes, s’ils n’étaient pas inclus dans une pratique de soins, seraient totalement préjudiciables.

M. Emmanuel Dunet-Larousse : Plus la fonction juridique existe, moins le respect de l’autre est une réalité. Si des problématiques sont nombreuses au regard de la question qui nous intéresse ici, c’est sans doute, d’une part parce que les juristes s’étaient jusqu’alors peu intéressés à ce problème mais aussi parce que s’est établie une compréhension nouvelle entre les juristes et les médecins. Il faut bien comprendre l’ambivalence de l’acte médical. On parle de situation de fin de vie. Or, dans le même temps, la réanimation correspond à une situation de crise, laquelle suppose une prise de décision immédiate. Il faut donc mener une réflexion sur les actes, voire sur la formation des médecins. Il faut se demander si chaque intervention sur une personne est utile. Si chacun est formé à l’action, ne serait-il pas utile que chacun soit également formé à une sorte de « non-agir », à une capacité à ne pas faire ?

Table ronde, ouverte à la presse, « Mort médicalisée, mort choisie, sont-ils des termes antagonistes ? » réunissant le Docteur Michèle Salamagne, médecin responsable de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse de Villejuif, M. Henri Caillavet, Président d’honneur de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité, M. Jean-Michel Boles, Président sortant de la Société de réanimation de langue française et le Docteur Régis Aubry, Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs


(Procès-verbal de la séance du 11 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je souhaite la bienvenue aux invités de cette deuxième table ronde intitulée « Mort médicalisée, mort choisie, sont-ils des termes antagonistes ? ».

Je dis tout de suite aux intervenants qu'ils ne sont pas complètement contraints par ce titre. Je m’explique sur le choix de ces termes.

« Mort médicalisée », c'est évidemment la mort de la plupart de nos concitoyens puisque 70 % des Français meurent à l'hôpital, 90 % en région parisienne.

« Mort choisie » renvoie à la question : peut-on choisir sa mort ? C'est un débat beaucoup plus large et philosophique. On sait déjà que le choix n’est pas de mourir ou pas ! Dans les circonstances qui nous préoccupent, le problème du choix porte uniquement sur le moment et le délai.

Nous avons comme objectif de rendre un rapport collégial débouchant sur des propositions. Dans un premier cycle d’auditions, nous avons entendu des philosophes, des historiens, des sociologues, les représentants des grandes religions monothéistes et les francs-maçons. Au cours d’un deuxième cycle, nous avons fait appel au concours des professionnels de la santé. Dans un troisième temps, nous avons écouté des associations, aussi bien celles qui accompagnent la fin de vie dans le cadre des soins palliatifs que celle qui défend le droit de mourir dans la « dignité ».

Nous en sommes actuellement au quatrième cycle d’auditions et nous interrogeons les juristes pour savoir dans quelle mesure il serait possible d’harmoniser le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal.

Les travaux de notre mission se termineront avec les auditions de personnalités politiques, dont celles de M. le garde des Sceaux et M. le ministre de la Santé.

Dans ce débat, l’opinion publique est souvent sollicitée pour répondre à des questions formulées de manière quelque peu manichéenne, qui pourraient se résumer ainsi :« Êtes-vous pour ou contre l'euthanasie ? ».

Je vous lis une des questions d’un très récent sondage : « Si vous êtes atteint un jour d'une maladie incurable, provoquant des douleurs insurmontables, êtes-vous d'accord pour qu'on vous aide à mourir ? ».

A cette question, 85  % répondent oui. Je m'étonne que 15 % des personnes interrogées ne le veuillent pas. Le problème est en fait de savoir ce que recouvrent les termes « aider à mourir » et « douleurs insurmontables ».

Les sociologues que nous avons auditionnés nous ont donné quelques éléments sur l’état de l'opinion publique sur ces sujets.

Premièrement, personne ne veut souffrir. C’est là une des préoccupations principales. La France a été d’ailleurs longtemps en retard dans l'utilisation des morphiniques. Alors qu’avant on ne considérait la douleur que comme un signal d’alarme, maintenant on prend en compte la douleur ressentie. C’est une avancée très importante.

Deuxièmement, nos concitoyens souhaitent mourir le plus tard possible et ils ont raison ! L’espérance de vie ayant augmenté de dix ans ces trente dernières années, la médecine leur a donné satisfaction, tout au moins sur ce point.

Troisièmement, ils ne veulent pas vivre leur fin de vie, dégradés. C’est une notion un peu particulière. Une personne bien portante dira, en regardant une personne en fin de vie dont l’état n’est pas bon, qu’elle préfèrerait mourir plutôt que de finir ses jours ainsi. Cela répond à un souci de dignité, c’est aussi un signe d’angoisse devant la mort. En poussant ce raisonnement plus avant, un certain nombre d'associations revendiquent le droit de mourir dans la dignité.

Que recouvre ce concept de dignité ? La dignité dépend-elle de l'état physique évalué par la personne elle-même qui considère que sa situation est intolérable ? Ou bien est-elle inhérente à la personne humaine ? En fait, ces deux courants de pensée se rejoignent assez largement sur l’idée du refus de ce que l’on a appelé communément l’acharnement thérapeutique et que les médecins appellent, dans le code de déontologie, « l'obstination déraisonnable ».

A ce stade, un large consensus se dégage, tant chez les médecins que chez les représentants des associations et des courants de pensée philosophique et religieuse, pour dire qu’il ne faut pas s’acharner à maintenir la vie à tout prix. La survie à tout prix n'est pas la vie.

La loi du 4 mars 2002 a inscrit dans le code de la santé publique le droit du patient de refuser un traitement. La jurisprudence est quelque peu fluctuante sur la portée de cette autonomie de la personne. Le code de déontologie énonce, par ailleurs, qu’un traitement inutile, pouvant éventuellement être douloureux pour le malade, doit être arrêté, même s’il permet le maintien en vie.

On parle ainsi toujours du respirateur que l’on arrête. Lorsqu’ils le font, la plupart des médecins n'ont pas conscience de commettre un acte euthanasique et ils ont raison, au sens strict du terme. Mais, même s’ils accomplissent certains actes dans le plus grand respect des règles médicales, déontologiques, collégiales et d'information de la famille et de l'entourage, ils ont un sentiment d’insécurité juridique. Ils ont peur d’être mis en difficulté Cette question des arrêts de traitement est l’un des points qui préoccupent notre mission.

Le deuxième problème est celui de l’insuffisant développement des soins palliatifs mis en place avec retard en France. Ils ne couvrent pas un département sur deux. Or, l’on sait – et les personnes que nous avons auditionnées nous l’ont confirmé –, que lorsque des soins palliatifs peuvent être prodigués, les demandes de mort sont réduites de trente à une. Sur la base de ces constatations, on peut se poser les questions suivantes : comment développer les soins palliatifs ? Faut-il développer des antennes mobiles ? Faut-il former tous les médecins à la démarche palliative ? Notre mission a engagé une réflexion sur ce point.

Voilà quelques éléments que je voulais préalablement rappeler. Notre mission a également été amenée à s’interroger sur la notion d’exception d’euthanasie, développée dans un avis du Comité consultatif national d’éthique. Les différents membres de cet organisme n’en ont pas tous la même définition. Pour le Comité consultatif national d’éthique, le terme « exception » doit être pris au sens d’événement exceptionnel. Mais les pénalistes nous ont dit la difficulté qu’il y avait de fonder une exception sur la base d’un mobile, dans la mesure où, en droit pénal, le mobile n’entre pas en ligne de compte pour déterminer s’il y a ou non délit ou crime.

En fait, tout le débat tourne autour de la conciliation entre l’autonomie de la personne et le respect de la vie humaine, qui est la valeur suprême. Comment parvenir, notamment par les textes, à concilier ces deux valeurs ?

Aujourd'hui, nous avons donc la chance d'accueillir Mme Michèle Salamagne, médecin responsable de l'unité de soins palliatifs à l'hôpital Paul Brousse de Villejuif, qui est une des pionnières des soins palliatifs dans notre pays ; M. Henri Caillavet, Président d'honneur de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité ; M. Jean-Michel Boles, Président sortant de la Société de réanimation de langue française dont l’audition par notre mission sur les pratiques médicales a été très intéressante ; M. Régis Aubry, Président de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs, qui revient également devant la mission pour son plus grand profit.

La parole est à Mme le docteur Salamagne.

Mme Michèle Salamagne : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je suis très honorée de l'opportunité que vous m'offrez en m'invitant à prendre la parole au cours de cette table ronde.

Pour essayer d'aller au-delà de la question posée : « Mort médicalisée, mort choisie, sont-ils des termes antagonistes ? », j'essayerai de m'appuyer sur l'expérience que j'ai acquise tout au long de ma vie de médecin anesthésiste-réanimateur. Mais, plus encore, je me servirai de la trame qui constitue ma vie professionnelle depuis quatorze ans, à l'unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse, unité que je dirige depuis sa création.

En préambule, je reviendrai sur la notion de mort médicalisée en soins palliatifs. Dans un deuxième temps, si vous le permettez, je voudrais substituer à l'expression « mort choisie », celle de « demande de mort ». Dans ce contexte particulier qu'est une unité de soins palliatifs, comment recevons-nous les demandes de mort ? En conclusion, je vous proposerai quelques pistes de réflexion.

Une mort médicalisée ? La définition des soins palliatifs y répond. Les soins palliatifs, sous leur forme actuelle, relèvent d'un concept et d'une mise en œuvre récents dans le monde de la santé. Présentés par la circulaire dite « Laroque » en 1986, puis par la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs et par l'Organisation mondiale de la santé, les soins palliatifs sont aujourd'hui définis par la loi du 9 juin 1999 comme « des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile » qui « visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de personne malade et à soutenir son entourage ».

Le positionnement éthique des soins palliatifs, fondé sur le refus de l'acharnement thérapeutique et de l'euthanasie, tend à une neutralité vis-à-vis de l'évolution de la maladie. Ainsi, ces soins sont respectueux des lois encadrant la pratique de la médecine, de la déontologie et du serment d'Hippocrate. Privilégier le confort, le soulagement des symptômes et la relation avec le patient, c'est permettre à celui-ci de vivre, non pas malgré mais avec sa maladie, jusqu'à la fin de ses jours, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'évolution de la maladie conduit au décès. La médecine peut prendre place dans ces projets, avec efficacité thérapeutique, sans contradiction éthique ni aménagement légal. Dans une société ayant tendance à se médicaliser à outrance, il est aussi de la responsabilité des soignants de rappeler les limites de leur intervention. Mourir n'est pas une maladie, même si on meurt de maladie. Les soins palliatifs ne doivent pas occuper indûment une place ne relevant pas de leurs prérogatives. Il s’agit de refuser la tentation de la toute-puissance et de faire la place pour d'autres types de soins.

La notion d'interdisciplinarité est ainsi introduite, à l'intérieur mais également à l'extérieur du champ professionnel. C'est dans ce cadre, décrit à l'instant, que je pose les termes : mort médicalisée.

Je me permets de vous rappeler l’organisation d’une unité de soins palliatifs (USP) afin de préciser dans quel contexte, non pas la mort choisie mais les demandes de mort, peuvent s'exprimer. Comment fonctionne une USP ? La base du fonctionnement est une équipe suffisante en nombre : cadres infirmiers, aides-soignants, agents hospitaliers, secrétaire, psychologue, kinésithérapeute, assistante sociale et médecins (anesthésiste, algologue, généraliste, hypnothérapeute, oncologue, psychiatre). Une équipe de quinze bénévoles coopère avec ce noyau de professionnels.

Des locaux appropriés, vastes et accueillants offrent des espaces pour le maintien d'une vie quotidienne avec les proches : chambre pour les familles, salon, cuisine, salle à manger, salle de jeux pour les enfants.

Une organisation flexible s'adapte aux fluctuations permanentes des besoins des patients. Une attention aux symptômes, aux réactions, aux paroles exprimées va de pair. Une disponibilité et un soutien des proches, reconnus dans leurs propres difficultés à être accompagnants, sont inclus dans notre mission.

En fait, nous essayons d’instaurer un espace/temps en suspens permettant une trêve dans ce moment de grand bouleversement et de violence qu’est la fin de la vie. Les peurs, la honte, l'épuisement, la dépression, l'incompréhension devant les événements s'y culbutent... Nous avons tous été confrontés à cette violence de près ou de loin, dans notre parcours personnel, en tant que proche d'une personne arrivée aux confins de sa vie.

Dès le premier contact, nous nous employons à déterminer avec le patient et avec ses proches les objectifs des soins qu'il recevra, tels que je vous les ai définis au début de cet exposé. Les patients que nous recevons résument souvent leur quotidien à leurs symptômes : douleurs, fatigue, amaigrissement, troubles cognitifs. Ils négligent le fait que la difficulté à vivre le quotidien résulte aussi des effets cumulés des espoirs et des souffrances vécus à chaque étape de leur histoire médicale : apparition de symptômes, examens complémentaires, annonce du diagnostic, traitements (chirurgie, chimiothérapies, radiothérapies, protocoles de recherche, rechute, échappement thérapeutique, nouvelle rechute). Ils semblent oublier que leur histoire médicale est venue s'inscrire elle-même dans une histoire de vie, toujours plus ou moins entachée de difficultés.

Pour toutes ces raisons, à leur arrivée, les patients demandent d'abord à se reposer pour faire le point. Ils s'étonnent de l'absence d'horaires de visite, du calme ; ils s'émerveillent de la possibilité de prendre un bain, d'être accompagnés dans le jardin, de recevoir la visite de leur animal domestique. Leurs besoins sont simples. Cette période dure, de façon assez constante, une semaine. C'est pour le malade, un temps de réappropriation de sa propre histoire, après l'expérience morcelante de la maladie et de sa prise en charge médicale. Ayant ainsi reconquis ses repères, le patient va progressivement reprendre la main. A tâtons, il va oser construire de nouveaux projets. La famille l'aidera à définir les plus pertinents. L'équipe lui permettra de discerner les plus réalistes. Il n'est pas question de bâtir un « roman à l'eau de rose » ; tout ceci ne se fait pas dans une atmosphère idyllique. A chaque étape, l'ambivalence s'exprimera : désir de vivre et désir de mourir se côtoient au quotidien, souvent dans une même phrase.

Pour accompagner cette marche vers l'autonomie, les professionnels doivent être formés. Bien des outils nous sont indispensables : un diplôme universitaire de soins palliatifs, l'apprentissage du maniement des problèmes complexes dans le cadre d'une visée éthique, une expérience de terrain, un investissement personnel à travers un groupe de parole ou par le biais d’une thérapie individuelle, l'entretien d'une cohésion d'équipe avec des réunions quotidiennes de transmission, des réunions d’infirmiers, des personnels médicaux et un esprit bienveillant, mais fragile et toujours à sauvegarder. Il faut compter six mois à un an avant de comprendre son rôle de soignant au sein d’une USP.

Se construit ainsi, petit à petit, une même conception du soin qui fait lien dans l'équipe des soignants et qui fait lien avec les soignés. Elle nous permet de dire que nous travaillons dans une même unité, même si les divergences existent, jour après jour, en fonction de nos diversités et de notre histoire commune.

Les demandes de mort viendront souvent après ce temps d'apprivoisement. Dans le contexte de l'USP, nous recevons beaucoup de paroles autour de la mort, systématiquement devrait-on dire, si l'on interprète l'ensemble des périphrases entendues. En revanche, les demandes de mort clairement exprimées sont, finalement, assez rares. Il s'agit plutôt d'affirmations qui n'appellent pas véritablement de réponse : « Aidez-moi !... Je n'en peux plus !... Si je pouvais m'endormir et ne pas me réveiller !... J'aimerais que cela finisse !... C'est trop dur ! Je voudrais partir !... Vous savez, je n'ai pas peur de la mort... J'attends la fin !... ».

Pour un soignant, ces paroles sont d'abord un mode d'expression. Le premier temps du soin est de rassurer le patient sur le fait qu'il a été entendu. Dans un second temps, nous serons attentifs à la formulation de la demande, sans chercher à l'interpréter, sans terminer les phrases à la place du patient. Nous finirions sinon par discuter après une parole qui serait la nôtre. « Que voulez vous dire ? » demandons-nous au patient. Ce travail de reformulation permet au patient de préciser sa pensée, de sortir d'une parole en impasse. La reformulation permet de lever la confusion entre l'expression des craintes liées à la maladie et les attentes vis-à-vis des soignants. Un contrat réaliste va ainsi pouvoir être établi. « Voici ce que vous me demandez ! Voici ce qui est possible. » La confiance peut s'installer et le projet de soin peut débuter. Il n'en va pas autrement au début de la maladie lorsque le patient demande la guérison. Dans ce travail de décodage, il convient de noter qui formule la demande initiale : patients, familles, équipes soignantes ? Il faut aussi identifier le destinataire de la demande et déterminer à quel moment elle est formulée. Il est, par exemple, fréquent de voir une demande posée au mauvais interlocuteur, c'est-à-dire précisément à celui qui ne pourra pas répondre. Il est important de noter que, parfois, cette demande est formulée à un moment où la réponse devra nécessairement être remise à un temps ultérieur.

Nous percevons chaque jour combien les demandes tissent des réseaux d'enjeux complexes et contradictoires. Soyons très attentifs à ne pas enfermer les paroles autour de la mort sous l'étiquette univoque et impropre de demande d'euthanasie ! Quelle serait la qualité de la relation avec le soignant s'il n'était pas possible pour le malade d'évoquer sa mort avec un soignant sans crainte d'un passage à l'acte ? Où pourrait s'exprimer librement cette parole de souffrance ? Réduire l'autre à l'expression de ses désirs serait alors le condamner au silence.

Par une dynamique constante, nous avons appris au cours de notre vie à nous défendre de l'inéluctable pour mieux nous y adapter : nous ne voulons pas vieillir et nous vieillissons ; nous ne voulons pas souffrir et nous souffrons ; nous ne voulons pas mourir et nous mourons. Nous passons notre temps à refuser ce qui va nous arriver et, quand nous y sommes, à continuer de ne pas vouloir ce qui va nous arriver ensuite. Nous utilisons la peur de l'avenir pour l'acceptation du présent. « Si je me retrouve dans une chaise roulante un jour, je ne le supporterai pas une seconde... ». Ces paroles conjuratoires nous permettent de passer à autre chose : « En attendant... » « D’ici là...» « On verra bien... » « Je n'y suis pas encore... ».

Les demandes de mort en fin de vie ne sont pas différentes dans leurs fonctions. Elles diffèrent, en ce que la maladie vient concentrer les échéances, les rendre palpables. Les stratégies d'adaptation, qui sont des processus excessivement lents, sont débordées ; il faut les assister. C'est là que résident toute la puissance de l'écoute et la responsabilité de l'écoutant. Par son positionnement, celui-ci va, soit permettre à la parole de mort d'être une étape sur un chemin d'adaptation, soit bloquer le processus en faisant adhérer le patient à l'idée que « Oui, en effet, continuer est impossible et n'a pas de sens. ». Par notre attitude, nous permettons donc à la parole d’exercer sa fonction libératrice ou bien nous contribuons à la construction d'un enfermement infernal dans la souffrance.

Je voudrais formuler quelques pistes de réflexion.

Prendre soin, c'est être dans le désir de donner place à la liberté de l'autre tout en restant en cohérence avec nos valeurs de soignant, sans en faire un patient sous notre pouvoir. C'est donner place au sujet qui, malgré son état de dépendance, peut renaître à lui-même grâce aux soins apportés, même pour une fraction de temps. Ces soins seront non pas source d'un avoir mais d'un être. Pour cela, le soin doit être perfectible, singulier, critiqué, pour devenir source de liberté, même au-delà des confins de la dépendance. Une des prises de conscience qui nous engage le plus dans l'accompagnement en fin de vie est la suivante : de notre capacité d'écoutant à recevoir la demande de mort naîtra l'apaisement ou la violence. L'écoute est consubstantielle du soin. Le passage à l'acte en réponse à une demande de mort ne constituerait tout simplement pas une réponse soignante. L'acte de soigner consiste à soulager une souffrance, pas à faire disparaître le souffrant.Vouloir passer outre ce constat serait négliger la logique structurante du soin. Oser assumer ce qui est assurément une limite, c'est porter l'interrogation au-delà de la médecine, sur le terrain de la solidarité humaine et de la responsabilité.

En conclusion, l'intitulé « demande de mort », plutôt que « mort médicalisée », ouvre le débat vers une formulation proche des réalités. Refusons d'enfermer nos problématiques dans des termes conduisant à des impasses ! Libérons la parole sur la mort ! L'objet de la médecine est de revenir aussi sur toute souffrance construite. Les soignants reçoivent en permanence la souffrance. Ils osent la dépasser, dans l'espoir de sa transformation. Une découverte de l'accompagnement, c'est que les mêmes mécanismes qui ont permis au patient de rebondir à l'annonce d'un diagnostic grave sont toujours disponibles. Le pouvoir de soulager n'est donc pas amoindri par la fin de vie. L'ignorer serait priver les patients des soins que leur condition requiert.

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est à M. le sénateur Caillavet.

M. Henri Caillavet : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, chers collègues, je me suis expliqué longuement, il y a quelques jours devant votre mission, en rappelant des législations étrangères.

Je viens d'écouter le docteur Salamagne et je l'approuve. Elle était encore trop jeune lorsque, avec le Révérend père Riquet et Léon Schwartzenberg, nous dénoncions les abus de l'acharnement thérapeutique, en 1978. A cette époque, l'homme était considéré comme un objet : on faisait beaucoup d'expériences sur lui et on maintenait en survie végétative des individus qui auraient dû mourir. Je me suis battu dès cette époque pour la dignité de l'homme et pour sa liberté.

Je me réjouis que se développe aujourd'hui la pratique des soins palliatifs. J'étais d'ailleurs aux côtés de M. Edmond Hervé, en 1986, lorsqu’a été amorcé le débat sur les soins palliatifs. Oui, il est bien, il est bon que la France qui a beaucoup de retard en ce domaine, se préoccupe de l'organisation des soins palliatifs ! Dans la mesure où les soins palliatifs peuvent éviter la demande de mort, je dis « Oui, pourquoi pas ?» ! Je suis d'accord et je suis favorable évidemment à un effort budgétaire important au profit des soins palliatifs.

En ce qui me concerne et alors que je comprends parfaitement les propos qui sont tenus, je pense qu'il existe aussi une autre voie. Je réponds ainsi à votre question, monsieur le Président : entre la mort médicalisée et la demande de mort, c’est-à-dire la mort choisie, il n'y a pas d'antagonisme. C'est une façon ou une autre de mourir.

Je souhaite personnellement la dépénalisation de l'euthanasie. Je vais préciser ce que j'entends par là.

L'euthanasie doit rester un délit ou un crime pour éviter les déviances et les dérives. Il faut donc l’encadrer : c’est ce que le Comité consultatif national d'éthique a appelé l'exception d’euthanasie.

Je suis nonagénaire… Dans deux jours, j'aurai quatre-vingt-dix ans ! Je suis donc concerné par la mort. J'ai été concerné également par la mort de mon père que j'ai aidé, avec mon frère, à mourir. Je ne m'en suis jamais caché. Au sens du droit pénal, je suis un criminel, un assassin ! Sur plan de l'amour filial, je suis resté fidèle à l'homme qui a été le meilleur compagnon de ma vie. J'ai pris le risque, avec mon frère, de me mettre en contradiction avec la loi parce que je la trouvais injuste. A ce moment-là, j'ai assumé mes responsabilités, au même titre que je les avais assumées en 1940, au temps du malheur, lorsque j'ai été livré aux mains de la Gestapo. Il est vrai que le parlementaire, l'homme, le citoyen que je suis doit prendre des engagements et les tenir.

Si je suis frappé par une maladie incurable, si je suis dégradé, si je suis dans une situation d'irréversibilité, si je suis parkinsonien ou si je suis frappé douloureusement par l'évolution de cette maladie encore plus terrifiante qu’est la maladie d'Alzheimer ou même si je deviens aveugle, j'ai bien le droit de dire que cette vie ne me convient plus ! Pour moi, la vie ce n'est pas de la biologie ! Ce ne sont pas des rapports entre des cellules, des neurones et des synapses ! Ce ne sont pas des échanges métaboliques ! La vie, ce sont des sentiments. La vie, c'est la raison. La vie, c'est la pensée. La vie, c'est l’enthousiasme, la passion, ce sont les sentiments les plus profonds de l'homme…

Si je ne peux plus communiquer avec le monde extérieur, si tout m'est indifférent, parce que je n’ai plus de projets, parce que je suis au bout de ma vie, j'ai bien le droit, si cette existence ne me convient pas, de la supprimer. J’ai le droit de mourir ! Je peux me suicider. Depuis 1792, j'ai le droit de me suicider. Il est vrai même que l'Église catholique – je précise que je ne participe pas au culte – accepte aujourd'hui les obsèques religieuses pour celui qui se suicide, ce qui prouve bien que les esprits ont évolué en la matière. Mais, si je suis dans l'incapacité de me donner la mort parce que je suis tétraplégique, sanglé dans un lit, s'il m'est donc impossible d'accomplir le geste que je voudrais faire, alors je devrais pouvoir faire appel à un tiers. Ce tiers pourrait être un médecin qui pourrait évidemment m'opposer sa clause de conscience ou un autre tiers intervenant qui, lui, accepterait de me libérer. Mais, en l’état actuel du droit, la personne qui accéderait à ma demande encourrait la réclusion à perpétuité.

Grâce à la dépénalisation de l'euthanasie, cette contradiction, ce paradoxe à la fois moral et juridique, pourraient être surmontés. La dépénalisation de l'euthanasie permettra de protéger la liberté et l’indépendance de celui qui intervient et surtout la liberté de celui qui ne veut plus vivre.

C'est dans cet esprit que nous avons déposé des propositions de loi et que nous avons étudié au plus près, dans le cadre de notre association, les engagements successifs qui sont les nôtres. Nous ne sommes pas seuls dans cette aventure. Notre comité de parrainage comporte des noms illustres. Pour autant, chacun est libre de son appréciation ou de son jugement.

Mais les médecins hollandais ont autant de conscience que les médecins français ! Le Comité consultatif national d'éthique les a entendus. Ils nous ont expliqué dans quelles conditions ils accompagnaient jusqu'à la fin de vie, c'est-à-dire comment ils aidaient leurs patients à mourir. Les médecins belges cancérologues nous ont également parlé des conditions dans lesquelles ils pouvaient participer à un acte d'euthanasie active. Les Suisses – dont je suis très proche – sont même favorables au suicide assisté. Membre de l’association Exit, présidée par le docteur Sobele, en Suisse romande, j'ai la possibilité d'être aidé dans mon suicide si la personne qui m’aide ne justifie pas d’un intérêt personnel et égoïste.

Des législations ont permis l'exception d’euthanasie. C'est dans ce débat que se situe précisément votre réflexion.

Je vous l'ai dit l'autre jour, j'ai été pendant trente années parlementaire, député, puis sénateur. Il est difficile de rédiger un texte sur ce problème. La chose est même très délicate parce que tout est ambivalent et il est vrai que la question nous trouble.

Je comprends le docteur Salamagne que j’ai bien écoutée. C'est vrai qu'il faut accompagner ceux qui souffrent et il est admirable de le faire. Les bénévoles sont nombreux et je m’incline devant eux. Le corps médical fait des efforts considérables en la matière et il doit être respecté. Mais pour autant, si je suis en soins palliatifs et que je ne veuille plus y rester parce que des escarres nauséabondes m’empuantent ou bien parce que j'ai le sentiment que je suis dans le corridor de la mort et que j'attends, j'attends de mourir et si je ne veux pas mourir plus tard mais maintenant, il faut que vous respectiez ma liberté même si je suis en soins palliatifs. Il faut que soit respecté cet espace de liberté qui est le mien et qui n'appartient qu'à moi. Parce que vous ne pouvez pas juger ce qu'est ma vie ! Vous parliez de convenances personnelles. Oui, c'est vrai ! La dignité ? C'est ce que je pense, tout au moins j'avais cru le comprendre, monsieur le Président. Pardonnez la passion que je mets dans mon propos, compte tenu de mon grand âge. Dans ces conditions, nous considérons que même en soins palliatifs, nous avons le droit de demander à mourir. Personne ne peut confisquer cette liberté ! Ou alors, c'est vouloir imposer à quelqu'un qui demande à mourir, une décision dont il ne veut pas bénéficier. Ce faisant, on confisque son indépendance et son pouvoir d’appréciation.

Voilà ce que je souhaitais dire au moins dans cette première phase de notre débat.

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est au docteur Jean-Michel Boles, médecin réanimateur et ancien Président de la Société de réanimation de langue française.

M. Jean-Michel Boles : Monsieur le Président, messieurs les députés, mesdames, messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer à cette table ronde. Je ne sais d'ailleurs pas si je dois vous remercier parce que la tâche est ardue.

Mort médicalisée versus mort choisie ? Y a-t-il un antagonisme ?

D'un côté, la mort médicalisée met en jeu le médecin ou l'institution de santé ; de l’autre côté, la mort choisie semblerait relever du choix de la personne. Y a-t-il antagonisme ? Cette question inclut aussi, implicitement, celle de se demander s'il n'y a pas « agonisme » entre les termes.

Pour ma part, je me suis interrogé sur les qualificatifs que l’on pourrait apporter aux deux termes de la question. Je vais me limiter aux patients de réanimation, c'est-à-dire à ce qui correspond à mon champ de compétence professionnelle et à celui de la Société de réanimation de langue française.

Je voudrais d’abord vous rappeler ce qu'est un malade de réanimation car il faut que l’on sache de quoi on parle. Ce n'est pas simplement nous, vous ou moi, avec une perfusion dans un lit d’hôpital. Un patient est entré en réanimation parce qu'il avait une détresse vitale et, dans l'écrasante majorité des cas, s'il n'y était pas venu, il y a de fortes chances qu'il serait mort. Il s’agit donc de gens qui, globalement, vont mal. Deuxièmement, ces patients ont, de plus en plus, des pathologies chroniques multiples. Il n'est pas rare de voir des patients souffrant de deux, trois, voire quatre maladies chroniques : diabète, insuffisance cardiaque, insuffisance respiratoire chronique, insuffisance rénale… Ils reçoivent les traitements correspondants, avec les effets que cela peut avoir sur l'organisme. Troisièmement, dans la mesure où ils sont dans un état de défaillance et de détresse vitale, nous sommes obligés de mettre en œuvre un certain nombre de techniques de suppléance leur permettant de survivre le temps que les traitements de fond puissent faire effet. Enfin, et ce n'est pas la moindre des caractéristiques car elle change beaucoup de choses, dans 80 à 100 % des cas, ces patients sont ce que nous appelons « incompétents », non pas du tout sur le plan médical mais sur le plan de leur capacité à comprendre la situation et à en analyser les conséquences ainsi que les propositions thérapeutiques qui leur sont faites. Ils sont finalement incapables d’entendre une information claire, loyale et appropriée et partant de là, de pouvoir exprimer un consentement éclairé. En outre, nous nous trouvons, soit face à une absence de famille – et dans ce cas, il faudra quand même bien prendre des décisions – soit face à une famille qui, bien entendu, s'exprimera au nom du patient.

Il faut bien avoir conscience de ce contexte très particulier. Tous ceux qui sont entrés dans un service de réanimation ont probablement tous été un peu étonnés de son aspect futuriste, avec son énorme masse de machines, de seringues électriques qui poussent des médicaments et de tuyaux que nous mettons là où nous pouvons pour tirer d'affaire le malade.

Quelle est la problématique dans ces services ? En France, selon les études, multicentriques, les patients décèdent en réanimation pour 17 à 20 % d’entre eux, c’est-à-dire un cinquième. La moitié de ces malades décèderont à la suite d’une prise de décision médicale de limitation ou d'arrêt des thérapeutiques actives de suppléance.

La deuxième caractéristique est donc bien entendu la difficulté de prendre une décision et d'établir des critères les plus objectifs possibles pour que cette décision soit effectivement prise sur des bases solides et pas simplement subjectives.

La troisième caractéristique n'est pas du tout spécifique aux services de réanimation mais je souhaiterais quand même l’évoquer en préambule. Je veux rappeler que la mission fondamentale du médecin, en ce qui me concerne du médecin réanimateur, est de sauver la vie en urgence : on ne réfléchit pas trop longuement et on agit pour sauver une vie qui sinon partirait. La mission fondamentale du médecin est donc de guérir, si possible. C'est sans aucun doute de soigner, toujours. En tout cas, ce n'est certainement jamais de tuer volontairement et avec l'intention délibérée de le faire.

Puisque vous m'avez demandé de réfléchir à l’antagonisme entre mort médicalisée et mort choisie, j'ai essayé de distinguer différents cas de figure, en établissant deux colonnes, celle de la mort médicalisée puis celle de la mort choisie.

Dans la colonne « mort médicalisée », la première situation que l'on peut déterminer, c'est la mort qui survient dans un contexte de soins actifs illimités. C’est ce que nous faisons tous les jours pour des malades qui sinon mourraient, la mort intervenant éventuellement malgré ces soins.

Une des hypothèses dans la colonne « mort médicalisée » est celle de la mort non choisie. Le patient est arrivé mourant ; nous avons mis en œuvre les techniques nécessaires pour le sauver et s'il meurt – non du fait des techniques mais de sa maladie, voire pourquoi pas des techniques, toute médaille ayant deux côtés... –, il n'aura clairement pas choisi sa mort.

Il y a là très clairement un risque d'antagonisme. En effet, si on essaie de voir quelles sont les zones de recouvrement entre les deux termes, c'est-à-dire ce que vous me permettrez d'appeler des zones d'« agonisme » ou des zones « agonistes », il faut que l'on regarde aussi, en même temps, quelles sont les zones d'antagonisme. Où sont-elles ? Quelles tensions éthiques créent-elles ? Quelles problématiques soulèvent-elles ?

Très clairement, dans ce premier cas de figure – la mort dans un contexte de soins actifs, voire malgré les soins, mort qui n'a donc pas été choisie par le patient... –, il y a un risque d'antagonisme. On peut se dire que l'intérêt du patient pourrait être mal pris en compte par le médecin.

On peut donner quelques exemples.

Le premier cas est celui de la non-connaissance de la volonté réelle de la personne, ce qui est relativement courant. Je ne sais pas si nous avons tous déterminé notre volonté très précisément sur ce qui pourrait nous arriver. Si en sortant de cette réunion, j'ai le malheur de me faire écraser par un autobus, on me soignera en urgence – du moins je l'espère – et sans connaître parfaitement ma volonté sur ce que je souhaiterais ou pas. Bien entendu, le médecin ou l'équipe soignante va agir selon son rôle, selon ce qu’il estime, en conscience, être le bien de la personne. Mais est-ce que c'est véritablement la volonté de cette personne ?

Dans un deuxième cas, les médecins ne sont pas très enclins – je parle plus spécifiquement des réanimateurs – à respecter notamment une volonté exprimée antérieurement. C'est ce que l’Association pour le droit de mourir dans la dignité appelle le « testament de fin de vie » et que les Anglo-Saxons appellent the advanced directives. C’est une procédure reconnue à l'heure actuelle dans deux pays européens mais qui n’a pas de valeur juridique en France. Le médecin ne se sent effectivement pas totalement engagé par un texte écrit à l'avance par quelqu'un en bonne santé mais qui ne savait pas ce qu'il penserait réellement le jour où un malheur présumé lui arriverait. Tous les réanimateurs ont l'expérience de personnes dont ils savaient plus ou moins qu’elles n'avaient pas souhaité qu'on leur fasse telle chose mais qui, néanmoins, après les avoir subies et en étant sorties vivantes, remerciaient le réanimateur d'avoir mis en œuvre ladite technique. Je pense ainsi à la ventilation mécanique, technique la plus banale.

Il y a là très clairement un antagonisme entre mort médicalisée et mort choisie.

Le troisième cas de figure est probablement beaucoup plus long à exposer. C'est le cas du non-respect de la volonté du patient, non pas telle qu'elle est exprimée par lui mais telle qu'elle est exprimée par la famille. A l'heure actuelle, les textes prévoient que celle-ci a surtout un avis indicatif. En nous référant à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades qui introduit la notion de personne de confiance, dont on peut imaginer que très souvent, elle sera un membre de la famille, il est bien précisé que dans le contexte de l'urgence, on l’informe, on la consulte, on prend son avis mais nous ne sommes pas tenus de respecter cet avis.

Deux situations se présentent alors.

Dans le cas où le patient est conscient ou « compétent », au sens où je le précisais tout à l'heure, la personne de confiance ou le membre de la famille peut l'aider dans la prise de décision.

Si le patient n’est pas « compétent », cette personne de confiance va « parler » pour lui. On imagine bien que dans un grand nombre de cas, elle saura ce que veut le patient. Mais il peut y avoir alors un risque d'antagonisme entre l'équipe médicale et la volonté du patient ou celle de la famille, avec un risque d'acharnement thérapeutique décidé par l’un ou l’autre. Encore faudrait-il que l'on définisse ce qu'est l'acharnement thérapeutique ! Il faudrait être sûr qu'au moment où on en discute, les hypothèses de traitement raisonnable n’ont pas été épuisées car notre mission première est quand même de donner à un patient toutes les chances de survivre.

Par ailleurs, il peut se trouver – et cela arrive régulièrement – qu’il y ait des conflits au sein même de la famille, les médecins se retrouvant face à des avis discordants, les uns disant : « Arrêtez tout » et les autres disant :« Surtout, n'arrêtez rien... ». Dans ce cas, le médecin ou l’équipe médicale va finalement prendre ses décisions.

Enfin, l’équipe médicale peut se trouver très clairement en conflit avec la famille, avec un risque « médico-légal ». Cette problématique sous-tend la question suivante : sommes-nous sûrs d'avoir pris toutes les précautions nécessaires pour pouvoir dire que le patient est au-delà de toute ressource thérapeutique ? Nous avons quand même le devoir d'essayer non de faire le bien du malade contre son gré – ce serait certainement un péché contre l'esprit – mais de nous assurer que lorsque nous allons être amenés à décider d'arrêter des traitements actifs de suppléance, ce sera bien pour une des raisons suivantes: soit pour respecter la volonté du patient, soit pour une raison médicale objective qui conduit à dire qu'il n'y a plus d'espoir et que cela serait de l’acharnement inutile ou une obstination déraisonnable, selon la formulation du code de déontologie médicale.

Deuxième cas de figure et j’en reviens à mes colonnes : la mort médicalisée serait la mort provoquée délibérément par le médecin. Dans cette hypothèse, on pourrait également se situer dans deux situations différentes. Ou bien ce pourrait être à l'initiative du médecin lui-même et c'est l'euthanasie telle qu'on la définit couramment au sens où je donne délibérément la mort. Ou bien ce pourrait être à l'initiative du malade : c'est le problème du suicide médicalement assisté.

Dans les textes que je vous ai adressés, il est indiqué que la Société de réanimation de langue française n'avait pas à se prononcer dans le débat sur la notion d'euthanasie ou de suicide médicalement assisté. Néanmoins, nous disons de façon très claire qu’en application de la loi ou du code de déontologie médicale, nous n'avons pas le droit de provoquer délibérément la mort. La transgression de ce principe pourrait se concevoir en référence à l'exception d'euthanasie, proposée par le Comité consultatif national d’éthique, mais soulèverait d'énormes problèmes. En tout cas, ce n'est pas une idée que nous « manipulons », si vous me permettez le terme, avec dextérité.

Il y a un troisième cas de figure de mort choisie qui est le suicide. En effet, toute personne a le droit de disposer de sa vie et de décider de se suicider par elle-même. Les tentatives de suicide sont le pain quotidien des services de réanimation. Ce sont des gens qui ont clairement exprimé une volonté par leur acte. Nous, nous les réanimons. Il y a là un antagonisme, un conflit très clair. On pourrait dire que, dans ces cas, nous sommes à l'opposé très strict de la volonté, au moins immédiate, du patient. Mais, combien de fois entendons-nous les gens, après qu'on les ait réanimés, nous remercier de l'avoir fait ? Certes, certains nous en veulent beaucoup après et nous avons tous professionnellement quelques cas en tête, mais, dans le contexte de l'urgence et face à une vie qui est menacée, je ne vois pas comment nous pourrions ne pas traiter le problème, quitte ensuite, les premiers moments passés, à entrer dans un autre type de réflexion avec le patient et ne pas mettre en oeuvre de façon prolongée des techniques de survie. Donc, il y a, dans cette situation, un antagonisme très clair entre cette notion de mort choisie et la réalité médicale.

La mort médicalisée, c'est aussi la mort accompagnée par le médecin ou, en tout cas, non empêchée par lui. Nous entrons là dans tout ce qui concerne les limitations ou les arrêts de traitements actifs de suppléance.

Dans la colonne « mort choisie », deux cas de figure différents peuvent se présenter. Ce peut être la mort non refusée par le patient qui dit qu’il est d'accord pour mourir et qu’il ne veut pas qu’on lui prodigue tel soin ou qu’on utilise tel type de technique. C’est aussi la mort accompagnée du patient qui arrive « en bout de course » – vous me permettrez l'expression, tellement elle est classique – et qui se trouve dans un contexte de soins palliatifs. On se situe, dans les deux cas, dans des zones agonistes.

Je précise d'abord que, parlant de limitation ou d'arrêt de thérapeutiques actives de suppléance, on ne parle pas d'euthanasie. Comme tous mes collègues, je suis fondamentalement choqué de voir accolé à ce qui est une pratique médicale inéluctable et définitivement nécessaire, le terme d'euthanasie passive. Comme il y a environ six milliards d'individus sur terre, dans les cent ans qui viennent, il y aura donc six milliards de morts : cela risque de poser un véritable problème si l’on assimile les arrêts de traitement à de l’euthanasie. S’arrêter à un moment d’utiliser des techniques « extraordinaires » face à une situation sans issue médicale fait bien partie, intrinsèquement, de la mission du médecin.

S’agissant de la mort non refusée, il arrive que des patients refusent des soins en disant : « Je ne veux plus que vous me ventiliez » ou « je veux bien une ventilation non invasive mais je ne veux pas aller plus loin. ». Le problème est d’être bien certain que le patient a compris les enjeux de l’information qu’il reçoit et les conséquences de sa décision. Cela suppose une information claire, loyale et appropriée – on en revient aux dispositions du code de déontologie médicale – ainsi qu’une discussion approfondie et un dialogue répété avec le patient. Si l’on est certain que l’on est allé au fond des choses, il faut respecter l’avis du patient. Ces situations ne posent pas beaucoup de problèmes.

S’agissant de la mort accompagnée en termes de soins palliatifs, la particularité est la suivante : ce n'est pas le patient que l'on va accompagner parce que, le plus souvent, il est soit comateux, soit sédaté. Ce qui est en jeu, c'est le processus pour arriver à une décision. Nous faisons avec la famille un cheminement intellectuel et un cheminement affectif – car il s’agit parfois d’histoires longues et particulièrement difficiles ou douloureuses à vivre – pour arriver à une décision partagée de mise en œuvre de limitation ou d'arrêt des thérapeutiques actives de suppléance. La loi et le code de déontologie médicale s'appliquent parfaitement et il doit y avoir « agonisme », au bénéfice bien entendu du malade. Cela veut dire que l'on raisonne sur des principes d'éthique médicale standard. Le premier est le consentement éclairé, basé sur une information claire, loyale et appropriée ; le deuxième est le principe de bienfaisance ; le troisième, corollaire du deuxième, est le principe de non-malfaisance ; le quatrième est le principe de proportionnalité du traitement.

En conclusion de mon intervention, je dirais que nous sommes face à une double problématique.

La première est de protéger le patient dans le respect de sa volonté et de ses droits de personne humaine. A titre personnel, je voudrais dire que la dignité est consubstantielle à la personne humaine ; quelqu'un qui est en état végétatif chronique a la même dignité que tout un chacun et nous avons impérativement le devoir de protéger cette dignité.

La deuxième problématique est de protéger le médecin – je parle ici du réanimateur – dans l'exercice des pratiques médicales indispensables, incluant la mise en œuvre de toutes les thérapeutiques actives possibles pour sauver la vie. Mais c’est aussi, corrélativement, de lui permettre de pouvoir décider à un moment que l'on va soit les limiter, soit les arrêter parce que les continuer n'a plus de sens pour le patient.

A cet égard, je reprends une phrase que je vous ai déjà dite : le médecin réanimateur ne peut pas travailler avec, à une porte du service, les caméras de télévision et, à l'autre porte, le procureur de la République. Nous avons à prendre des décisions qui sont lourdes à la fois sur le plan médical et sur le plan humain. Elles ne sont pas blanches pour les équipes, pour les médecins, les infirmières, les aides-soignants qui y participent et nous ne pouvons pas travailler dans ce contexte.

Cela veut dire aussi qu'on ne peut pas travailler en se disant que, même lorsque nous faisons correctement notre métier en respectant un certain nombre de recommandations établies par nos sociétés, le fait de se réunir pour décider collégialement pourrait être qualifié juridiquement de préméditation et que la mort qui s’ensuit deviendrait, par voie de conséquence, un assassinat.

Tous mes collègues sont d'accord avec moi pour refuser d'imaginer que tel puisse être le cas et que l'on vienne nous chercher dans nos services pour nous menotter, nous emmener au commissariat de police, le jour où il y aurait une plainte sur ces bases.

Nous pensons qu’il faut et nous souhaitons que soit introduite une modification des textes en vigueur, pour protéger de telles pratiques qui relèvent d’ailleurs aussi de la protection du patient ou de la personne malade.

La modification du code de déontologie médicale me paraît relativement simple. Il faudrait simplement préciser que, sous réserve qu’un certain nombre de conditions soient réunies, le fait d’arrêter des thérapeutiques de suppléance n'a pas pour objet et ne manifeste pas l’intention de donner la mort. Il s’agit simplement de ne plus empêcher la mort naturelle de survenir puisque seules ces thérapeutiques retardaient l’échéance.

Peut-être une modification du code de la santé publique est-elle nécessaire ? Et pourquoi pas un amendement à la loi sur les soins palliatifs, puisque nous sommes dans une logique palliative ? En effet, arrêter des thérapeutiques actives de suppléance n'est certainement pas arrêter de prendre en charge et de soigner ces patients ; c’est au contraire une modification dans la stratégie de soins. On passe d’une logique curative qui a fait la preuve de son échec à une logique palliative prenant en compte les circonstances où se trouve le patient et se traduisant, en tout cas très clairement, par un accompagnement de la famille.

Enfin, il me semble qu'il faut tenir compte aussi du rôle fondamental du débat éthique qui modifie le dialogue médecin–malade. Je pense que c'est un problème de formation et le rapport Cordier, à cet égard, me paraît extrêmement intéressant car il peut apporter des solutions.

Il faut aussi tenir compte du rôle du débat public dans lequel s’inscrit le travail de votre mission auquel je vous remercie de nous avoir invités à participer.

Je conclurai en disant que toutes les lois et tous les règlements
– et Dieu sait si le Journal Officiel de notre belle République en est rempli – ne vaudront jamais que par ce que valent les hommes qui les appliquent.

M. le Président : Merci beaucoup, docteur.

Je me suis interrogé en entrant dans cette pièce sur la pertinence de notre choix pour le titre de cette table ronde. Force est de reconnaître que c'est souvent en entendant les réponses que l'on s’aperçoit que les questions étaient bien posées.

La parole est à M. Régis Aubry, Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs.

M. Régis Aubry : C'est un honneur pour moi de participer à cette réunion et particulièrement d'intervenir en dernier puisqu'on pourrait considérer que tout a été dit.

Je me suis posé la même question que vous vous êtes posée, semble-t-il, en ouvrant la séance : « Mort médicalisée, mort choisie, sont-ils des termes antagonistes ? ». Je vous avoue très honnêtement que j'ai mis un peu de temps à comprendre. Mais finalement, quand on cherche, on finit par trouver.

J'ai pris le parti de considérer cette question au travers d'un prisme que je vais évoquer. J’engage donc ma réflexion à partir d’un présupposé. J'ai considéré que parler de mort choisie évoquait fortement la notion de suicide. M. Caillavet a d’ailleurs précisé que le suicide n'est plus hors la loi en France depuis la Révolution française.

Rapprocher les notions de mort choisie et de mort médicalisée peut relever d'un questionnement sur la possibilité d'étendre le concept de suicide à la notion de suicide médicalement assisté. Evidemment, on peut toujours aborder la question d’une manière partisane. C'est d'ailleurs très souvent comme cela que sont présentées les choses. Dans ce cas, autant dire que nous pourrions arrêter toute de suite de discuter car nous serions hors du registre du questionnement. Cette question peut aussi être abordée sous l’angle du droit.

Actuellement, la distinction entre euthanasie et suicide assisté s'appuie sur la qualité de l'auteur de l'acte qui engage ainsi sa responsabilité : soit l'acte est réalisé par un tiers et on est alors en présence d'une euthanasie ; soit l'acte est réalisé par le malade lui-même et on est en présence d'un suicide. Si je reste dans ce registre du droit, la question qui se pose est celle de la responsabilité morale de celui qui aide une personne à se tuer. Le suicide n'étant pas réprimé, sa complicité est-elle pour autant inexistante ?

Je change de registre. Je passe du droit, peut-être un peu prétentieusement, à la philosophie. Est-ce que le fait que le suicide – acte résultant du choix d'une personne, donc mort choisie – soit rendu possible par l'assistance d'une tierce personne dédouane pour autant cette personne de toute forme de responsabilité ? Cela reviendrait à dire que l'assistance est un « non acte », au sens philosophique.

Vous m'excuserez car je ne ferais guère que poser des questions...

A mon sens, le débat risque d'être totalement stérile si on l'engage comme je viens de l'engager et si l'on ne revient pas sur les différentes conceptions relatives à la médecine et l'homme.

L'enjeu de la question que vous avez posée, monsieur le Président, est en effet, de mon point de vue, de faire comprendre qu'à partir de ces différences conceptuelles - que je vais essayer d'énoncer de façon un peu caricaturale, compte tenu du temps limité qui m’est imparti – il y a forcément un choix d'ordre politique à faire. Ce n'est d’ailleurs pas pour rien que ce soit dans le cadre de cette mission d’information que la question soit posée. Naturellement, ce choix politique engage fortement notre société.

J’interviendrai sur la notion de mort médicalisée dans un premier temps et ensuite, je vous proposerai de réfléchir sur la notion de mort choisie, puisque ce sont les deux termes que nous opposons.

Réfléchissant à la notion de mort médicalisée, j'ai pensé qu’elle renvoyait à la confrontation de deux conceptions de la médecine et de la mort ainsi que du rapport de l'homme à la mort : une conception que l'on pourrait qualifier de biotechnique et une conception que je qualifierai d'humaine et sociale, en référence aux sciences humaines et sociales. Bien sûr, je suis un peu caricatural mais c'est un peu volontaire.

Si l'on a une vision de la mort médicalisée au travers du prisme d'une médecine biotechnique ou biotechnologique, cela mérite que nous réfléchissions à ce qu'est le savoir. Peut-être que le savoir est sûr et sans limites, si l'on est dans un contexte de la médecine biotechnique. Peut-être que l'homme peut être abordé comme une machinerie. Peut-être que la médecine peut donner un pouvoir de contrôle sur la vie et sur la mort. Dans cette conception, on évoluerait vers une médicalisation du mourir et de la mort, ces deux notions n’étant pas tout à fait les mêmes.

Changeant de registre, une réflexion humaine et sociale qui nous est naturellement plus proche nous conduit à dire que l'humain est marqué par ses incertitudes et par les limites du savoir. L'homme doit être abordé dans sa singularité, dans son altérité et dans sa vulnérabilité. L'homme n'a pas le pouvoir de contrôle sur la vie et la mort. Il y a peut-être de ce point de vue-là une volonté d'humanisation et de resocialisation du mourir. Je pense au souhait de retrouver une mort familiale et peut-être un peu plus familière, si je peux m'exprimer ainsi.

Quittons cette dichotomie autour de la question de mort médicalisée et abordons le deuxième aspect de la question qui était posée : la notion de mort choisie.

Là aussi, en y réfléchissant, deux conceptions différentes de l'homme peuvent s'opposer et s'opposeront toujours : une conception de l'homme, considéré en tant qu'individu et personne autonome qui s'opposerait à une autre conception de l'homme, pris dans son acception citoyenne comme membre d'une communauté. C'est peut-être deux façons d’aborder cette question.

La première conception de l’homme est fondée sur la notion d'autonomie et de liberté. L'homme, conçu comme une personne autonome et unique, impliquerait une souveraineté absolue. Chaque individu disposerait de son libre arbitre. Son autodétermination lui permettrait de disposer à son gré de sa vie biologique et spirituelle.

Selon l’autre conception, l'homme, en tant que membre d'une société, en tant que citoyen membre d'une communauté, serait tenu d'inscrire sa liberté dans un cadre moral, un cadre prenant en compte les autres hommes qui composent cette communauté ; un cadre qui serait également le garant de certaines valeurs et qui pourrait aussi protéger contre certaines dérives dont l'histoire nous a fourni des exemples.

Deux conceptions de la dignité peuvent être distinguées.

Selon que l'on considère l'homme comme un individu autonome, dans une vision individualiste, ou l’homme comme citoyen, membre d'une communauté, s’opposera une conception que l'on pourrait qualifier d'existentialiste – sans qu'il faille absolument faire le lien avec le philosophe Jean-Paul Sartre – à une conception que l'on pourrait qualifier en quelque sorte d'ontologique. D’une part, la dignité pourrait se définir par le « faire » et, d’autre part, la dignité pourrait se définir par « l'être ».

Je pense que la Déclaration universelle des Droits de l'homme de 1948 qui proclame dans son préambule que « la dignité [est] inhérente à tous les membres de la famille humaine » et dans son article premier que : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » correspond à cette conception ontologique.

La première approche de la dignité est liée à d'autres concepts : ceux de volonté, de liberté et d'indépendance. L'homme serait digne parce qu'il exercerait sa volonté qui lui permettrait de choisir et d'ordonner librement ses comportements. En d'autres termes, la dignité serait fonction de la maîtrise de soi, maîtrise de son esprit et de son corps.

Dans la conception ontologique, la dignité est une valeur inconditionnelle inhérente à l'être humain. L'indignité de l'homme est inconcevable. Un être humain ne peut pas perdre sa dignité, au motif que ses capacités diminuent à cause d'une maladie ou du vieillissement.

Dans le prolongement de ces deux acceptions très différentes de l’homme, je voudrais évoquer la question du droit de mourir. On peut considérer que mourir ne peut pas être un droit subjectif.

Dans une conception individualiste, premier registre auquel je faisais référence, par un transfert sémantique, on passe – et je vous demande d'être très attentifs à cela – facilement du droit de mourir à une autre notion, qui est celle du droit à faire mourir, puis au droit à donner la mort. Faisons attention à ces glissements qui ne sont pas que sémantiques ; ils sont chargés de sens.

Dans la conception de l'homme considéré comme un citoyen, membre d'une société, il y a, c'est vrai, un interdit de principe concernant le droit de faire mourir et le droit de donner la mort. Cet interdit s'enracine dans une conscience des risques de dérives liés à un tel droit. Je vous rappelle simplement que l'éthique clinique, la bioéthique, est née après la deuxième guerre mondiale.

Je reviens au premier concept en vous invitant à me suivre dans ce basculement permanent entre deux conceptions différentes de l’homme.

Si l'on regarde l'homme en tant qu'individu autonome, faire mourir ne serait plus interdit par principe, mais relativement autorisé, en fonction de certaines conditions d'acceptabilité.

S’agissant de l'homme membre d'une communauté, il ne peut pas y avoir de droit de faire mourir, même s’il existe – et cela a été dit – un devoir de laisser mourir une personne quand sa mort naturelle doit advenir. C'est un devoir en face de ce droit.

Si l’on considère l’homme comme une personne autonome, face à sa demande de mort réitérée, on pourrait considérer qu’il serait possible d’accéder à sa demande et de faire mourir médicalement. Mais méfions-nous et attention aux glissements sémantiques qui ne sont pas que sémantiques ! Il faut en effet distinguer entre le consentement à l'acte médical et le consentement en tant que fait justificatif d'une infraction. Le consentement à l'acte médical est un préalable à toute intervention médicale. Il y a là peu de discussion possible : c'est inscrit dans les textes et je crois que tout le monde est d'accord. Cela fait partie du contrat de nature civile passé entre le malade et le médecin. Sur la base de ce contrat, le médecin peut intervenir sur le corps. Au sens juridique, le consentement en tant que justificatif de l'infraction signifierait que la volonté de la victime exonèrerait de la responsabilité pénale l’auteur de l’acte délictueux.

Il faut faire attention à ne pas mettre derrière des concepts qui sont à la base de l'humanité, notamment par des glissements de sens autour de ces notions – je viens d'en citer quelques-uns – une vision qui ne serait plus une vision tout à fait claire de la question posée. J'ai essayé de vous dire, peut-être de façon malhabile, comment à une bonne et vraie question – l'homme étant au centre de cette interrogation – on peut arriver à donner de mauvaises réponses, selon le sens que l’on donne aux différents concepts.

M. le Président : Je vous propose maintenant de réagir à vos interventions respectives, en vous redonnant la parole et en alimentant le débat par les questions du professeur Fagniez et de moi-même.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je demanderai des précisions au spécialiste de la Société de réanimation de langue française, M. Jean-Michel Boles, sur la manière de faire pour arrêter les soins.

Madame Salamagne, j’ai été très sensible à la justesse du ton de vos propos, d’ailleurs extrêmement clairs et qui étaient l’expression d’une expérience de terrain très riche. Votre témoignage nous est tout à fait utile. Je souhaiterais que vous donniez plus d’explications sur la façon dont s’élabore le « projet de soins palliatifs », qui comporte différentes étapes. Pouvez-vous nous repréciser comment se passent les choses, entre le premier contact – qui est en quelque sorte un simple bonjour – et l’élaboration de ce projet de soins, éventuellement modifié par la suite.

Monsieur Caillavet, vous faites précisément de la dignité le socle de toute votre réflexion. Vous nous déclarez que l'euthanasie est un crime mais vous entendez nous dire dans quels cas vous souhaitez que ce crime ne soit pas condamné. Ce serait un crime qui pourrait être excusé à partir du moment où la dignité de l'homme est atteinte. Ainsi, une personne atteinte d’une maladie incurable serait indigne de vivre ! J'aimerais que vous nous précisiez votre pensée car il apparaît, en effet, que c'est au nom du principe de dignité que vous revendiquez que l’euthanasie puisse être admise dans certains cas, tout en restant, sur le plan des principes, un crime.

Monsieur Aubry, j'ai été très intéressé par vos propositions et par la hauteur de votre réflexion philosophique. Vous avez dit que l'indignité ne pouvait pas faire partie de la condition humaine. J’ajouterai que la dignité est un principe constitutionnel, appliqué même à l'embryon que l’on peut considérer comme à l’origine de l'humanité. Nous avons décidé, en effet, d'un point de vue constitutionnel, de protéger la dignité de l’embryon. Par voie de conséquence, si l'indignité ne peut pas atteindre l’homme, alors la dignité doit être protégée.

Monsieur Aubry, vous avez dit en quelque sorte et en d’autres termes que le consentement de la victime n'exonère pas le bourreau. C’est l’expression juridique consacrée. En tout cas, appliqué au problème qui nous est posé ici, on pourrait dire que le consentement, non pas de la victime comme le considère M. Caillavet mais du bénéficiaire, n'exonère pas « le bourreau », mais « le complice ».

Monsieur Boles, dans le cadre du système préconisé par M. Caillavet – dont je respecte les propos, en essayant de savoir comment on pourrait les mettre en oeuvre dans la mesure où nous allons peut-être être conduits à légiférer – vous aurez, en tant que professeur, à donner à vos élèves un enseignement paradoxal. Vous allez leur apprendre à soigner et, en la matière, je suis d’accord pour considérer que les soins palliatifs sont des soins au sens le plus noble du terme. Mais, il faudra aussi apprendre à ces futurs médecins à tuer les malades, afin de rendre applicable le système de M. Caillavet admettant l’euthanasie dans certains cas.

Je vous remercie de bien vouloir répondre à toutes mes interrogations.

M. le Président : J'ai la même interrogation que le professeur Fagniez et je voudrais savoir comment on arrête un respirateur. Il va de soi que l’objet de ma question ne porte pas sur la mécanique proprement dite mais plutôt sur la procédure collective d’élaboration de la décision. J’ai, en effet, une arrière-pensée très claire. Cette procédure peut-elle être écrite ? Dans l’affirmative, pourrait-elle faire l’objet de dispositions dans le code de la santé publique ou dans le code de déontologie afin, au fond, de mettre à l'abri un certain nombre de médecins dont les pratiques sont consensuelles ?

Monsieur le sénateur Caillavet, je souhaite vous poser deux questions. Nous sommes toujours plein d’interrogations devant le suicide. Celui-ci peut apparaître comme un acte volontaire, dans la mesure où la personne a fait une lettre d’adieu et est passée à l’acte. Pourtant, les médecins font tout pour réanimer les suicidés et vont, en quelque sorte, contre la volonté de cette personne. Bien sûr, on peut toujours dire qu’il s’agissait d’un suicide dépressif car nous savons tous que la frontière entre le renoncement à la vie et la dépression ou la mélancolie est floue. Doit-on réanimer les suicidés s’il y a une expression écrite de leur volonté ? Doit-on respecter un « testament de fin de vie » qui annoncerait, à l’avance, ce choix ?

Peut-on changer d'avis ? Telle est ma deuxième question. Ma liberté n'est-elle pas de changer d’avis ? Ne dois-je pas avoir la liberté de modifier ultérieurement ce que j’avais précédemment décidé ? Comment puis-je le faire si je suis mort ? Si on accompagne quelqu’un dans la mort, comment ne pas avoir le remords de se dire qu’il en aurait peut-être décidé autrement, à un autre moment ?

Mon autre question a trait à la dignité. Au fond, la théorie que vous développez peut se résumer comme l’écrivait Racine à la phrase : « Je suis maître de moi comme de l'univers. Je le suis, je veux l'être... ». Je décide donc de ce qui peut m’advenir parce que je m’appartiens. Pour autant, Shylock a-t-il le droit de réclamer une livre de chair à son gendre même si celui-ci était d'accord ? Au nom de la dignité, a-t-on le droit de dire : « Je fais ce que je veux de mon corps... ? »

Un enfant ou ses parents ou un adulte en Amérique du Sud, par exemple, ont-ils le droit de vendre leur rein ? Après tout, il leur appartient et ils ont le droit de le considérer comme une marchandise et donc de le commercialiser. Je prends un exemple plus anecdotique et je fais là référence à la jurisprudence du Conseil d'État sur le lancer de nains. Un nain a-t-il le droit d’accepter qu’on le lance pour amuser le public, moyennant finance ? La jurisprudence nous répond que non, parce que la dignité humaine interdit qu'un nain, même consentant, accepte de porter atteinte à sa dignité pour des raisons commerciales.

La question se pose alors de savoir si le médecin ne doit pas protéger le patient qui lui demande, au nom de sa dignité personnelle, d’accomplir un acte contraire à la dignité humaine.

S’agissant de la responsabilité du malade qui se suicide, comme le mentionne M. Aubry, le droit répond de manière assez claire : le suicide n’est plus pénalisé en France depuis 1792 mais l'incitation au suicide est réprimée. Si la complicité est punie, c’est sans doute parce que l’on n’a pas le droit de déléguer la volonté de disposer de soi-même. En fait, tout cela rejoint deux conceptions différentes de l’homme. Au fond, si je suis un individu indépendant du reste du monde, j'ai droit de vie et de mort sur moi-même. Mais si je fais partie d'une chaîne que l’on nomme l’humanité, je suis homme non seulement parce que je suis un être humain mais parce que j’appartiens à la communauté des hommes.

J’aimerais enfin vous poser deux questions. Suffirait-il de développer les soins palliatifs pour que l’on n’ait plus jamais de demandes de mort lucides, persistantes, réitérées ? Mais si un malade lucide – pour autant que l’on puisse l’être en fin de vie et dans un contexte de maladie – bénéficiant de soins palliatifs, continue, après un certain temps, de manière réitérée, volontaire et persistante à dire : « Je vous demande de mettre un terme à ma vie », comment peut-on alors réagir ? Je pose ces questions à la fois à Mme Salamagne et à M. Aubry.

Mme Michèle Salamagne : Je m’en suis tenue aux faits car je pense qu’il était important d’apporter ce genre de témoignage. En effet, entre la théorie des soins palliatifs et ce qui se passe sur le terrain, il y a une différence et il faut se rendre compte à quel point, au jour le jour, les demandes qui nous sont faites sont ciblées.

Un transfert en unité de soins palliatifs s’organise sur la base d’un questionnaire identique pour toute la région parisienne. Les questions sont, par exemple, les suivantes : Est-ce que le patient est au courant de sa maladie ? Sait-il qu'il est susceptible d'être transféré dans un autre lieu ? Que lui a-t-on dit exactement ?

Les réponses à ces questions ne suffisent pas. Ainsi, si les réponses au questionnaire indiquent que le patient sait tout ou que le patient ne sait rien mais la famille sait tout, cela signifie déjà que les choses ont été réglées en deux mots et que derrière ces deux mots, il y a une souffrance, une non-information ou une parole de patient qui n'ont pas été prises en compte. Il est donc vraiment très important de se mettre en relation avec l'équipe qui nous demande ce transfert. On apprend alors souvent beaucoup de choses.

Quand le patient arrive à l'unité, si toutefois il est conscient et même s'il a des troubles cognitifs, nous organisons une consultation de pré-admission. Nous lui demandons de nous raconter l’histoire de sa maladie car ce n’est pas à nous de la réécrire. Il est tout à fait intéressant de voir à quel point il va nous fournir un puzzle, son puzzle à lui. Bien souvent, il parle de tumeur mais pas de cancer, même s’il parle de métastases. Quand on examine tous les morceaux du puzzle, on se rend compte à quel point il sait les choses. Bien souvent, la famille, quand elle assiste au récit de cette maladie, est étonnée de tout ce que le malade sait.

Il est alors important que le malade précise la nature de sa demande. Nous lui demandons : « Qu'attendez-vous de nous ?... » Il dit par exemple : « Je voudrais ne pas souffrir. Docteur, au point où j’en suis, je sais que je vais mourir mais je ne veux pas souffrir. » C’est déjà un premier point pour aller de l'avant, pour élaborer un contrat de soins.

Bien souvent aussi, ce patient demande à revoir son oncologue, en indiquant qu’il souhaite d’abord se reposer et qu’il pourra peut-être, ensuite, bénéficier d'une nouvelle chimiothérapie. Il est très important de lui permettre d'avoir ce projet de vie. En effet, il y a non seulement un projet de soins mais il y a aussi un projet de vie. Ce projet de vie ne doit pas être coupé de toute la chaîne des soins qui a précédé mais doit s’inscrire dans leur complémentarité.

Il est vrai que selon les patients, le contrat de soins va être totalement différent. Un point est cependant capital. Nous nous présentons, non pas comme l'oncologue, non pas comme le dernier magicien qui viendrait sauver le patient, mais comme une équipe qui va prendre en charge les symptômes douloureux du patient afin de lui apporter du confort et qui va prendre en charge la famille.

Sur la base de ces éléments, le patient nous demande parfois de réfléchir. Nous faisons alors un contrat pour huit jours. Huit jours après, nous reparlons de tout ce qui s'est passé et examinons la possibilité de modifier ce contrat. On modifie ainsi le contrat de huit jours en huit jours, mais la démarche n’en est pas pour autant totalement linéaire. Dans ces conditions, la parole du patient – et cette parole lui appartient – va se modifier et la demande elle-même va évoluer. Le contrat de soins entre l’équipe, le patient et la famille est ainsi constitué de plusieurs strates successives.

Que va-t-il se passer si le malade exprime des craintes en déclarant : « Oui, docteur, je sais bien qu'on va tous mourir mais je n'ai pas envie d'avoir mal... Je n'ai pas envie de mourir étouffé... Je n'ai pas envie de mourir d’une hémorragie massive... ». Le malade, face à ces craintes, peut exprimer une demande de mourir pour échapper à ces angoisses.

Ce sont ces fantasmes et ces horreurs qui nous parviennent. Que pouvons-nous alors offrir à ce patient qui a cette vision de mort dans des conditions épouvantables ? Il nous incombe de décoder ses peurs. Même si cela ne passera pas forcément, il est capital d'en parler et de lui indiquer ce que nous pouvons faire devant une dyspnée invalidante ou une hémorragie massive, par exemple. Il faudra anticiper ce moment de crise aiguë et peut-être décider de faire une sédation. Cela signifie endormir le patient, parce qu'on est face à un symptôme que l'on appelle « réfractaire ».

Mais il faut vraiment faire une différence entre cet acte de sédation qui va provoquer le sommeil et l'acte de faire mourir. L'intention est de mettre fin au symptôme d’angoisse qui fait demander la mort. Il faut qu'il en soit parlé avec le patient et avec la famille. Ce dialogue est souvent très libérateur. Il arrive que l’hémorragie ou la dyspnée ne surviennent pas et c’est cette énigme de chaque vie qui nous donne du tonus pour continuer à nous battre ! Il est vraiment nécessaire d'anticiper pour essayer de maîtriser cette angoisse.

M. Henri Caillavet : A mon tour, je vais tâcher de répondre brièvement à toutes les questions.

M’exprimant ici devant des représentants du corps médical, je me réjouis que le Comité consultatif national d'éthique examine demain le rapport Cordier qui préconise d’introduire l'éthique dans les études médicales. C’est en effet un élément majeur qui mérite réflexion. Je souhaite que le Parlement et le Gouvernement se saisissent de ce rapport et nous y donnerons, nous-mêmes, vraisemblablement un avis favorable.

J’ai parfaitement compris le propos du docteur Aubry. Il faut se situer sur le plan soit d'une morale immanente, soit d'une morale transcendantale.

Personnellement, j'ai eu l'honneur d'être l'élève en licence de philosophie de Jankélévitch. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'il y a une morale immanente : la vie m'appartient. Elle m’appartient et elle n’appartient à personne d'autre. Je suis né par hasard, parce que je ne l'ai pas voulu mais, par contre, je suis maître de ma mort. C'est mon destin d’humain. Je peux donc disposer librement de ma vie.

A l’inverse, si l’on se place dans le cadre d’une morale transcendantale, je suis la créature de Dieu et je n'ai pas le droit de mettre un terme à la vie qui m'a été donnée. Il appartient au Créateur de le faire lorsqu'il le jugera opportun.

M. le Président : M. Aubry n’a pas parlé pas de Dieu ! Il a parlé d'humanité.

M. Henri Caillavet : Je me situe au plan des deux morales.

M. le Président : Je ne voudrais pas que l’on dise que la ligne de partage passe entre ceux qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas.

M. Henri Caillavet : Non, cela n'a rien à voir ! Personnellement, je ne crois pas en Dieu mais j'accepte les croyants et la morale judéo-chrétienne. Ce n'est pas le même débat.

Au plan philosophique, je suis attaché à la morale immanente : je considère que je suis propriétaire de ma vie.

C'est pourquoi je me tourne vers le président Boles. Oui, il est vrai que pour éviter qu'il y ait des difficultés d'interprétation de la volonté des patients, les membres de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, forte de 35 000 adhérents, pensent qu'il faut un « testament de fin de vie ». Ce « testament de fin de vie » doit être renouvelé, réitéré et être toujours révocable. Cette révocabilité entraîne la présence de l'exécuteur testamentaire pour qu’il puisse s'exprimer sur les dernières volontés d’une personne inconsciente.

Je voudrais répondre à mon collègue sur la dignité. Il est vrai que la dignité a, en quelque sorte, un double soubassement. Elle a le soubassement de la convenance personnelle, c'est-à-dire du jugement que je porte sur moi et, en même temps, elle a le soubassement de la liberté. Si je ne suis pas libre, je ne suis pas responsable. Dans ces conditions, je postule la liberté.

J'ai longtemps été déterministe mais les travaux que mon ami Pierre Changeux a menés et la fréquentation de personnalités de premier plan très attachées au spiritualisme font qu'aujourd'hui, je pense que j'ai une étincelle, une parcelle de liberté et donc que j'engage ma responsabilité. La dignité, c'est donc le jugement que je porte sur moi à travers la société dans laquelle je vis, aux côtés de ma famille, aux côtés de mes quatre fils et aux côtés des êtres auxquels je suis le plus attaché. Ce faisant, cette convenance personnelle, il n'y a que moi qui peut la vivre, il n'y a que moi qui peut la concevoir, il n'y a que moi qui peut l'imaginer. A travers mon imaginaire, à travers ma culture, à travers mes engagements philosophiques, oui, la dignité a un sens ! Mais elle est évidemment adossée à la liberté. Cette convenance personnelle doit être protégée. C'est cela ce que j'appelle la dignité.

Deux exemples me viennent à l'esprit.

Roger Quillot était un de mes amis et c'était un de vos collègues. Il s'est donné la mort. Il était membre de mon association. Quand il m'a dit qu'il allait mourir, je l'ai compris : il avait un cancer qui se généralisait et il voulait mourir debout. Roger était un homme admirable. Il s'est donné la mort avec sa femme. Il se trouve que Madame Quillot que j'ai connue en jupette – son père était mon professeur de latin au lycée d’Agen – a été réanimée. Parlant sous votre contrôle et je le dis publiquement : c'est une femme qui souffre. Parfois, elle se demande pourquoi elle a été réanimée et parfois elle se dit qu’il est préférable qu’elle ait été réanimée « pour défendre la mémoire de Roger ».

C'est donc une situation ambiguë, ambivalente et troublante à l'évidence. Pour ma part, je dis qu'il ne fallait pas réanimer Madame Quillot comme il ne fallait pas réanimer Roger Quillot.

Le docteur Chaussoy m'a demandé un entretien, la semaine dernière. J'ai rencontré un homme d'une grande simplicité et d’une grande réserve. C’est un humaniste, comme nous le sommes tous ici certainement. En vous écoutant tout à l’heure, je pensais à lui !

Je vous rapporte ici quelques propos de M. Chaussoy : « Je ne connaissais pas Vincent Humbert. Étant au service de réanimation, c’était mon devoir de le réanimer. Ayant été appelé, je l’ai réanimé. Je connaissais depuis longtemps le drame de ce garçon. Mais à un moment donné, l'équipe s’est interrogée, d'une manière collégiale : est-ce qu'on poursuit ou on ne poursuit pas la réanimation ? Quelle forme doit prendre cette réanimation ? ».

Une décision collégiale, difficile a donc été prise. J'espère que le magistrat instructeur aura le courage et la probité morale de dire qu’il n'y a pas lieu à poursuivre. Dans ces conditions, on apaisera un peu les craintes du monde des réanimateurs, que vous avez d'ailleurs tout à l'heure remarquablement rappelées.

Monsieur le Président, il est vrai que je me bats pour la dépénalisation de l'euthanasie. Mais je dis aussi au docteur Aubry qu’il n'est pas question d’autoriser l'euthanasie pour des raisons économiques. Ce serait atroce. Il n’est pas non plus question de le faire pour des raisons politiques, comme l’ont fait Pol Pot, Saddam Hussein et tant d'autres, hélas ! Il n’est pas non plus question de le faire pour des raisons philosophiques : « Il n'a pas mes idées : il doit disparaître... ».

Je voudrais que vous soyez convaincus, les uns et les autres, que nous ne voulons pas une loi sur la mort. Nous voulons simplement que certaines exceptions, que j'ai rappelées précédemment, puissent être prises en compte dans un cadre juridique. Je sais que ces exceptions seront difficiles à définir et que votre tâche de législateur est ardue.

C'est pour défendre cette liberté qui est aussi cette dignité que je me suis exprimé, monsieur le Président.

M. le Président : Très respectueusement, vous n’avez pas répondu aux questions que je vous ai posées. Dans la mesure où mon corps m’appartient, puis-je vendre un de mes reins ? 

M. Henri Caillavet : Je rappelle que je suis quand même l'auteur de la loi sur les greffes d'organes. On m'a traité à l'époque de « dépeceur de cimetière » et « d'arlequin de la mort ». Il est vrai que j'avais été traité d'avorteur en 1951 quand, en tant que député, j'étais favorable à l'interruption volontaire de grossesse.

Que disions-nous dans la loi sur les dons d’organes qui a été modifiée mais reprise pour l'essentiel par la suite ? Si l’on ne s’y opposait pas, cela signifiait que l’on acceptait de faire un don de ses organes. Mais le don doit être gratuit et cette gratuité est fondamentale. C'est d'ailleurs au nom de ce principe qu’un professeur de médecine anglais et un médecin anglais ont été condamnés car ils avaient acheté un rein à un Turc pour le greffer à un Lord.

L’Association des dons d’organes a appris avec tristesse qu’il arrive, en Amérique du Sud, que des parents vendent un globe oculaire d'enfant. C'est épouvantable ! Vous avez eu raison de protester, en conscience, et nous serions à vos côtés si de tels errements devaient se produire. Là aussi, c'est une question de dignité.

M. le Président : Vous avez évoqué la réanimation d’une de vos amies qui, de temps en temps, se pose la question suivante : « A-t-on bien fait de me réanimer ? ». En tout cas, elle n’a jamais récidivé.

M. Henri Caillavet : Peut-être. Pourquoi ai-je aidé mon père à mourir ? Je ne voulais pas que cet homme qui allait avoir 92 ans, officier de la Légion d’honneur à titre militaire, chargé d’un passé d’honneur et de gloire, se trouvât seul pour mourir dans la solitude, alors que ses deux fils étaient vivants. Il nous avait expliqué qu'il n'avait plus de projet, qu'il ne voulait plus vivre. Quel était notre devoir ? L’abandonner ou rester à ses côtés ? Nous lui avons demandé de nous accorder encore quelque temps...

M. le Président : Je parlais en fait de la personne qui avait été réanimée et qui était revenue à la vie après une tentative de suicide. Nous connaissons tous des gens qui se sont suicidés mais qui ont été réanimés. Ils continuent à vivre et même s’ils se posent de temps en temps la question de l’intérêt de leur vie, il n’en demeure pas moins qu’ils continuent à vivre. Ils ont donc changé d'avis ; si on ne les avait pas réanimés, ils ne pourraient plus avoir cette capacité de changer d'avis.

M. Henri Caillavet : C'est toujours l'éternelle question de savoir à quel moment on doit prendre en compte la volonté d’un individu.

Il est vrai que mon père voulait mourir. Si on avait attendu quinze jours, il ne serait peut-être pas mort. Personne ne peut répondre à ma place. Lui non plus, puisqu'il n'est plus là !

M. le Président : Ne considérez pas ma question comme irrespectueuse, mais n'avez-vous jamais pensé que, quinze jours ou un mois plus tard, votre père aurait pu changer d'avis ?

M. Henri Caillavet : Jamais ! De la même façon que je vous dis que je ne changerai pas d'avis. J’en suis sûr, parce qu'on est d’une lignée où on ne change pas d’avis. Devant la mort, il faut faire face.

M. le Président : Je vous remercie.

Je rappelle au docteur Boles notre question : dans ces frontières incertaines entre la vie, la survie, la mort, comment arrête-t-on les thérapeutiques actives ? Quand considère-t-on qu'elles sont devenues vaines et inutiles ?

M. Jean-Michel Boles : Il y a plusieurs cas de figure et j’exclus celui où le patient refuse un traitement.

Le premier cas est celui dans lequel on est, à l’évidence, face à un échec thérapeutique, c'est-à-dire qu'en utilisant tous les moyens techniques et médicamenteux dont on dispose, la situation n'est pas contrôlée et ne va pas l'être. A l'heure actuelle, les doses de drogues qu’on administre ont atteint des niveaux que nous considérions, sur les bancs de la faculté, comme toxiques ; elles sont aujourd’hui utilisées de façon tout à fait courante. Quand la situation n’évolue pas et que le patient, au bout d'un certain temps, se trouve toujours dans le même état catastrophique de dépendance à l’égard des drogues et des machines, continuer n’a pas de sens puisque seuls des moyens extraordinaires lui permettent de survivre.

La difficulté est de définir les critères objectifs d’une situation sans issue et de savoir au bout de combien de temps on peut être sûr d’être dans cette situation.

La réponse à ces questions ne peut pas être, à quelques exceptions près, le résultat de décisions instantanées ou rapides parce qu'on comprend bien que l'enjeu du débat est, ici, la vie ou la mort. Cela nécessite du recul et un consensus au sein de l’équipe soignante. Il est à l'heure actuelle à peu près inimaginable – M. Fagniez ne me contredira pas – de prendre des décisions de limitation de thérapeutiques actives de suppléance s’il y a une opposition très marquée de certains membres de l'équipe, en particulier de médecins ou d'infirmières.

Nous organisons au minimum une discussion itérative sur une telle situation chaque jour. C’est un débat technique contradictoire auquel assistent tous les membres de l’équipe : la kinésithérapeute, la surveillante, l'interne, l'externe, le médecin, l'infirmière, l'aide-soignante, bref tous ceux qui ont la charge de ce patient. En même temps et en parallèle, la famille fait son propre cheminement et nous faisons aussi ce chemin avec elle, chacun à notre rythme. Il s’agit de savoir si la famille a bien conscience de la situation dans laquelle se trouve le patient.

Le deuxième cas de figure est celui du patient qui, effectivement, peut survivre mais au prix de contraintes majeures en termes de dépendance et d'incapacité que l’on peut estimer déraisonnables ou incompatibles avec une qualité de vie acceptable. C’est à ce moment là que se pose la question : comment apprécier la qualité de vie ?

On peut citer l’exemple de Christopher Reeves qui est, certes, milliardaire mais tétraplégique, trachéotomisé, ventilé et, malgré tout très content de vivre. Il fait d’ailleurs de la promotion pour son mode de vie et il essaye d'apporter une aide à ceux qui sont dans la même situation. On conçoit bien en tout cas toute la difficulté du problème de l’appréciation de la qualité de vie.

Sans vouloir être provocateur, je pense qu'il faudrait arrêter de raisonner en termes de loi, de code... pour se souvenir qu’il s’agit d’une activité avant tout humaine. Cela signifie que nous réagissons selon notre culture et selon notre éducation, au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire selon notre culture professionnelle, notre cursus, les gens qui nous environnent et nos patrons. On raisonne humainement sur des cas humains et donc les appréciations ne sont pas les mêmes que l’on soit à Brest, à Strasbourg, à Dunkerque ou à Bayonne et plus encore à Moscou ou à San Francisco.

C'est un exercice extrêmement difficile et c’est aussi la noblesse de notre métier.

Une fois que l’on est arrivé à une vision consensuelle avec la famille, une décision finale sera prise et celle-ci est toujours celle du médecin. Nous avons interrogé seize sociétés de réanimation de pays européens. Pour celles qui ont pris une position officielle sur le sujet, c’est-à-dire neuf sur seize, la conclusion est toujours la même : la décision finale résulte toujours d’une décision médicale. Le médecin prend la décision et cela relève de sa responsabilité. L'infirmière va être éventuellement engagée dans l'application de cette décision pour ce qui relève de sa compétence professionnelle.

Ensuite, il y a des procédures de mise en œuvre de cette décision qui doit se faire dans le respect de la personne et de la famille.

Un point me paraît fondamental, et ce sera ma façon de répondre à la question du professeur Fagniez : nos recommandations indiquent, de façon explicite, que nous interdisons et condamnons l’injection à visée mortifère de produits, tels que le curare ou le chlorure de potassium. Très clairement, nous nous situons dans une lignée où il n'y a pas d'intentionnalité de donner la mort. Par contre, nous acceptons l'arrêt des thérapeutiques actives de suppléance. Dans la mesure où, par définition, elles ne suppléent plus, leur arrêt conduit à la mort. Le docteur Aubry a eu une très belle formule : s'il n'y a pas de droit à faire mourir les gens, il y a en tout cas un devoir de les laisser mourir. C'est très clairement l'optique dans laquelle nous nous situons.

M. le Président : Il faut éliminer définitivement l'idée, souvent développée par des journalistes, consistant à penser que dès l'instant où l’on arrête le respirateur, on est obligé de faire une injection de curare ou de chlorure de potassium parce que le malade étouffe.

M. Jean-Michel Boles : C’est, en effet, une idée totalement fausse. Soit le malade est conscient, soit il ne l’est pas. S'il n'est pas conscient, il ne peut pas souffrir ! S'il est comateux – et c'est quand même souvent le cas – ou s'il est suffisamment sédaté, il ne va pas souffrir.

Sans vouloir vous choquer, je voudrais quand même rappeler que depuis que l'humanité existe, l’homme est toujours mort de deux causes : soit d'arrêt cardiaque, soit d'arrêt respiratoire. Cela ne va pas changer car je ne vois pas de quoi d'autre on pourrait mourir. Je suis bien conscient que cette constatation n’est pas très agréable. L'avantage de l'arrêt cardiaque, c'est qu'il est brutal. L’arrêt respiratoire n'est pas nécessairement immédiat, il y a d’abord une phase agonique. Je vous invite à relire Bossuet faisant la description de l'agonie de Louis XIV.

On va utiliser des médicaments dont l'intention n'est pas d'accélérer la mort et le processus mortifère mais simplement d'éviter les manifestations qui pourraient, soit faire souffrir le patient, soit aussi, soyons honnêtes, impressionner la famille. En effet, on ne sait plus, aujourd’hui, regarder la mort qui survient.

Là encore, il ne s'agit pas de dire : « Je ne vais pas vous injecter du chlorure de potassium mais une dose suffisante de morphine pour que vous vous arrêtiez de respirer... », non ! Ce serait aboutir au même résultat et l'utilisation de la morphine serait, dans ce cas, très hypocrite. Je vous renvoie à ce que disait Mme Salamagne : on réalise simplement une sédation qui fait que la personne « partira » sans avoir conscience d'une souffrance majeure.

M. le Président : Monsieur Caillavet, vous avez bien dit qu'au début, votre militantisme avait été motivé par la lutte contre l'acharnement thérapeutique ?

M. Henri Caillavet : Oui !

M. le Président : Le fait que l’on aille vers une pratique – et éventuellement une loi –, fondée sur le rejet assez consensuellement admis de l'obstination déraisonnable est-il un élément de nature à vous rassurer ?

Les associations comme la vôtre qui existaient au Danemark se sont ainsi dissoutes quand il a été décidé de mettre fin à l’acharnement thérapeutique.

M. Henri Caillavet : Bien sûr !

M. le Président : Dans quelle proportion cela vous satisfait-il ? Dans 50, 70, 80, 90 % des cas ?

M. Henri Caillavet : Je ne peux l’estimer en termes de pourcentage. Disons que c'est un élément de satisfaction même si cela ne permet pas de résoudre tous les cas de figure.

M. le Président : Je n'attendais pas d'autre réponse.

M. Henri Caillavet : C’est sans doute pour cela que vous me posiez la question.

M. le Président : A M. Aubry de nous faire part maintenant de ses réponses, de ses réactions et de ses questionnements.

M. Régis Aubry : Je voudrais vous dire qu’il est important que nous ayons bien conscience que ce dont nous parlons concerne quelque chose touchant aux limites. Nous sommes bien dans les limites du savoir mais nous sommes aussi, pour ce qui nous concerne, acteurs de soins palliatifs, dans nos propres limites lors des prises de décision.

Comment fait-on lorsqu'on est au contact des limites du savoir et de ses propres limites ? On entre dans un espace qui s'appelle le doute. Le doute, c'est quelque chose qui n'est pas simple. Peut-être peut-on gérer le doute en ayant des certitudes ? Avoir des certitudes permet par définition de conjurer le doute. Mais accepter le doute n'est pas facile ; accepter de ne pas savoir n'est pas facile. Je reprends une question que vous avez posée, monsieur le Président : que faire quand, après une prise en charge correctement menée par les soins palliatifs, une demande d'euthanasie perdure et perdure encore ? C'est bien là qu'est la question.

Pour ce qui me concerne en tout cas, depuis une quinzaine d'années, j’ai abandonné en la matière certaines certitudes. Il est vrai qu'il y a quinze ans, certaines demandes pouvaient paraître légitimes – d'ailleurs, les demandes d'euthanasie sont légitimes. Mais force est de constater – Mme Michèle Salamagne plus que moi encore pourrait le dire – que l'avènement du traitement de la douleur a fait disparaître des demandes d'euthanasie. Nous avons aussi évoqué tout à l'heure certaines demandes d'euthanasie, motivées par l'angoisse de mourir, avec une espèce de projection et de représentation de sa propre finitude, de sa façon de mourir. C’est souvent une représentation puisée dans l'histoire personnelle et familiale car on a connu parfois quelqu'un mourant dans des conditions épouvantables. Cette représentation de la mort génère une angoisse qui peut, paradoxalement, faire demander de mourir vite pour ne pas vivre cette angoisse. Or, nous avons vu comment cette angoisse pouvait se tarir par l'accompagnement.

Enfin, une autre question a été évoquée. Ce n'est pas tant la question de la dignité ou de l'indignité mais celle du sentiment d'indignité. Il est important de faire la différence entre ces notions.

Aujourd'hui, lorsque l’on intéresse à la demande d'euthanasie et au sens de cette demande, on rencontre souvent ce sentiment d'indignité : sentiment de ne plus servir à rien, sentiment d'être une charge, sentiment de ne plus « être ». En face de ce sentiment d'indignité, il y a les autres. Que renvoyons-nous à celui qui éprouve ce sentiment d'indignité ? Un acquiescement ? En quoi y aurait-il de l'indignité ? Renvoie-t-on quelque chose qui est de l'ordre du doute ? Comment réagissons-nous quand nous sommes dans cet espace du doute ? On mobilise naturellement ses convictions : personne ne nous empêchera jamais de mobiliser nos convictions, nos croyances ou nos références. On mobilise aussi son expérience. Je voudrais vous faire part de quelque chose qui m'a beaucoup marqué. Pour certaines personnes ayant des souffrances qualifiées de réfractaires – ce terme ne signifie d’ailleurs pas autre chose qu’inexpliquées –, nous avons introduit des techniques de sédation. Nous étions, en effet, si ce n’est convaincus, en tout cas touchés par les demandes persistantes d'euthanasie. Or, il m'est arrivé deux, trois fois peut-être en quinze ans d'expérience professionnelle, d'assister à quelque chose pour laquelle il n’y a pas vraiment d’explications. Mais faut-il vraiment tout comprendre ? Après discussion et décision de sédation prise en commun, le niveau de conscience et de vigilance du patient avait été très abaissé, pour un temps suffisamment long, afin de prendre du recul par rapport à la situation. A plusieurs reprises, en réveillant le patient, nous avons constaté que celui-ci avait changé d'avis. Je vous assure qu’une telle situation enrichit l'expérience mais alimente aussi considérablement le doute.

Que faire après cela ? Je crois que l'éthique clinique ou les bonnes pratiques en matière d'éthique conduisent à prendre, pour finir et après discussion, la décision la moins mauvaise. Excusez la modestie du résultat mais c'est de cet ordre-là.

Enfin, et ce sera le dernier élément de réponse de ma part, nous sommes amenés à suivre également des personnes dont un proche est mort à la suite d’une euthanasie. Vous parliez de remords tout à l'heure. « Remords » ou « Re-mort »... On revit la mort... Je suis très surpris par les questions fantasmatiques que se posent parfois des personnes après une euthanasie. Je ne juge pas du tout et, d'ailleurs, il n'est pas dans notre pouvoir et notre volonté de juger quiconque. De mon point de vue en tout cas, la problématique ne se situe pas à ce niveau-là.

Dans l’hypothèse que je viens d’énoncer, il est fréquent de rencontrer des questionnements sur le thème : « Qu'est-ce qui ce serait passé si on ne l'avait pas fait... ? ». Une fois que cette question entre dans l'esprit de quelqu'un, tout est possible, dans l'imaginaire évidemment. Je vous prie de croire qu’il est très difficile de ramener quelqu'un à quelque chose que nous qualifions nous, les bien portants, de raisonnable.

Pour conclure, la langue française est ainsi faite qu'il y a des limites aux « déclinaisons ». J'entendais l'année dernière un philosophe remarquer : « C'est drôle ! Le terme mourir peut se décliner au futur : je mourrai... On peut aussi, comme Louis XV, dire : je meurs. Mais personne ne pourra jamais dire : je suis mort... ».

C'est bien ce qui fait difficulté autour de la question que nous nous posons et c'est bien ce qui fait naître le doute, qui est au centre de notre réflexion. Que fait-on avec le doute ? On fait ce qu'on peut, comme dirait l'autre, mais je préférerais, pour ma part, que l'on fasse attention.

M. le Président : Je vous invite maintenant à nous dire en une minute ce que vous attendez de nous. Nous aussi, nous doutons et heureusement d'ailleurs ! Pourtant, à un moment donné, il faudra bien, quand même, que nous décidions et nous cherchons les solutions les moins mauvaises, pour reprendre l'expression de M. Aubry.

Madame Salamagne, que nous dites-vous : « Ne touchez à rien... » ou « Développez les soins palliatifs… » ?

Mme Michèle Salamagne : Oui, il faut évidemment développer les soins palliatifs, comme la loi nous y oblige d’ailleurs. Mais entre la loi et ce qu'il est possible de faire sur le terrain, il y a un fossé. Mettons donc déjà en route ce qu'il est possible de faire afin d’offrir aux patients une fin de vie confortable.

A quoi faut-il toucher ? Je ne sais pas vous répondre. J'estime pour l'heure que la loi, en fait, ne me dérange en aucune façon. Mais laissez-nous travailler en paix !

M. le Président : Monsieur le Sénateur, j'entrevois votre proposition.

M. Henri Caillavet : Certainement pas !

M. le Président : C'est encore mieux !

M. Henri Caillavet : Je vais vous surprendre parce que je vais faire des pieds de nez.

Monsieur le Président, d'abord je vous remercie parce que vous avez une tâche considérable et je ne doute pas de la sincérité de l'appréciation de vos collègues.

Si je devais résumer, je dirais qu'il faut partager et donc écouter. Les uns et les autres, vous avez mis cet aspect en relief. C'est l'écoute qui nous permettra de rejoindre l'éthique. Quand la loi a pour soubassement l'éthique, elle devient bonne ; elle est acceptable et convenable. C'est pourquoi je ne doute pas que le Parlement français qui a quand même le goût immodéré de la liberté acceptera tôt ou tard, mais sans doute plus tôt que vous ne le pensez les uns et les autres, la dépénalisation de l'euthanasie.

Comme me le disait Jean Rostand, homme que j'ai beaucoup fréquenté et qui m'a donné son amitié, ce qui est exceptionnel : « Il ne faut surtout pas croire que l'impératif, c'est le doute. L'impératif, c'est la liberté. ».

M. Jean-Michel Boles : Que pourrions-nous vous demander ?

Premièrement, de ne pas complexifier l'affaire. Parmi les craintes exprimées par mes collègues, il y a celle de l'usine à gaz. L'expression a fait florès et vous me pardonnerez de l'utiliser dans un lieu aussi prestigieux. Les usines à gaz sont ingérables et ne servent à rien.

Deuxièmement, il est nécessaire qu'au bout du compte, le gagnant soit le patient. C’est indispensable.

Troisièmement, c'est que vous nous aidiez, nous médecins et peut-être aussi d'ailleurs la population, à sortir de la confusion où l’on se trouve actuellement pour définir certains termes correspondant à des situations données. La mort, un jour, surviendra nécessairement. Il ne faut pas parler d'euthanasie dans certains cas. C'est la raison pour laquelle nous vous avions demandé – et je réitère ici cette demande – que, s’il devait y avoir une loi, celle-ci ne soit pas divisée en plusieurs articles dont l'un traiterait de l'euthanasie, l'autre du suicide médicalement assisté et le troisième des limitations ou des arrêts de thérapeutiques actives de suppléance.

M. le Président : Je vous rassure, le code pénal ne connaît pas l'euthanasie, il ne connaît que le fait de donner la mort. De plus, les motivations d’un tel acte ne sont pas prises en compte pour le qualifier ou non de délit ou de crime.

M. Jean-Michel Boles : Notre beau pays qui a beaucoup de lois a oublié d'en élaborer une pour définir la mort. En effet, c'est un décret qui définit la mort, ce qui est tout à fait surprenant !

Nous souhaitons en tout cas qu’il n'y ait pas une loi « fourre-tout », dans laquelle on retrouverait un peu toutes les situations que j’évoquais précédemment. Comme j’ai eu l’occasion de le dire de façon imagée, il ne faudrait pas que les mêmes situations soient traitées différemment selon qu’il est fait application de tel ou tel article ! Il ne faudrait pas qu’une famille puisse penser que, par manque de chance, l’acte étant pris sur le fondement d’un mauvais article, il s’agirait d’une euthanasie. Au contraire, le lendemain, pour une autre famille, on aurait appliqué un autre article et il s’agirait alors d’un arrêt de traitement actif de suppléance.

Par contre, il faut clarifier les situations. Si l’on veut protéger les patients, je pense qu’il faut aussi protéger les médecins qui essayent de bien faire leur métier.

Tout d’abord, une modification du code de déontologie médicale nous semble nécessaire. Une adjonction au code de la santé publique nous paraît également opportune mais il ne nous appartient pas de nous prononcer sur le fait de savoir si ce doit être un article législatif ou réglementaire. La loi nous conviendrait aussi bien. En effet, j'ai bien compris que, pour les juges, le code de la santé publique a beaucoup plus de poids que le code de déontologie médicale. Pourquoi ne pas envisager, dans une stratégie palliative, une adjonction à la loi du 9 juin 1999, puisqu'on y parle de soins palliatifs ?

Vous pouvez peut-être aussi nous aider à faire avancer une demande que nous avons formulée auprès de la Chancellerie. Nous souhaitons organiser des réunions avec les magistrats pour leur expliquer ce que nous vivons, ce que nous faisons et la signification de certains de nos actes. Ces réunions d'information pourraient être organisées au niveau national ou régional et pourraient déboucher sur des instructions au parquet, par exemple. En tout état de cause, elles permettraient une meilleure compréhension mutuelle entre praticiens qui parlent des langages fondamentalement différents. Il faudrait ensuite que les gens travaillent dans la sérénité. Cela implique très clairement une formation des soignants. Ayant été doyen d'une faculté de médecine pendant plus de huit ans, je sais qu’un enseignement d'éthique est dispensé à peu près dans toutes les facultés de médecine, mais il y a des endroits où il est plus développé car plus de moyens y ont été affectés. Tel a été l’un de mes axes de travail et il faudrait poursuivre dans cette voie.

Dernier point important, comme l’a observé M. Régis Aubry, le déterminant de l'action médicale n'est pas uniquement un fondement biologique, c’est aussi un fondement humaniste. Peut-être faudra-t-il un jour finir par reconnaître que si des milliers d'heures de science fondamentale sont sûrement tout à fait nécessaires à la formation du médecin, il est aussi souhaitable d’accorder une plus grande place à l’enseignement des sciences humaines et sociales. La formation du médecin n’aurait qu’à y gagner.

M. le Président : Je peux m'engager à l'écrire et je suis sûr que le docteur Génisson, elle-même médecin-réanimateur, m'approuvera.

Je donne à M. Régis Aubry le soin de faire la conclusion des conclusions.

M. Régis Aubry : Dans un premier temps, nous souhaitons que les lois et les textes actuellement en vigueur soient mieux connus.

Il faudrait, dans un second temps, essayer d'harmoniser les termes, car les différences sont parfois importantes entre le code de déontologie et le code de la santé publique. Une fois que l’on aura clarifié et bien défini les choses, tout ira déjà mieux.

Je reviens une dernière fois, et je m’en excuse, sur la question du doute. C’est dans l'espace de doute qu'on progresse.

J’aimerais qu'on développe un espace de recherche autour de ces questions. Il est peut-être incongru de tenir un tel propos ici, mais c’est à travers le doute que nous pouvons espérer progresser encore. Ce n'est pas une recherche facile à mettre en œuvre et nous en avons déjà discuté avec Mme Génisson. En effet, nous nous situons à la croisée des chemins entre la médecine, la philosophie et la sociologie ; ce sont des référentiels très différents. Pourtant, il faut développer quelque chose de cet ordre-là.

Pour terminer, je crois que la formation et l'enseignement sont des éléments centraux du problème. Il faut juste respecter le temps nécessaire pour former des gens et, vous le savez, il faut du temps pour former un médecin.

Ajoutant à ce qui a été dit par M. Jean-Michel Boles, nous avons évoqué dans la démarche de prise de décision, une nouvelle manière de concevoir et d'exercer le soin. Nouvelle ? Révolutionnaire, en ce sens qu'on revient à quelque chose qu'on avait oublié et qu’il faudrait réapprendre, à savoir les dynamiques partenariales, la dynamique de discussion, l'écoute des malades, en premier lieu certes, mais aussi celle des autres personnes qui participent aux soins. Je pense que tout cela s'apprend.

De nouvelles pratiques professionnelles sont en train d'émerger. Je pense, en particulier, à ce qu'on appelle le travail en réseau. Il s'agirait de développer un partenariat autour de concepts dont personne n'a le monopole, je parle de l'éthique naturellement. Certes, il existe des formations en la matière mais elles sont, à mon avis, réparties de façon un peu inégale entre les facultés. Il conviendrait de mettre fin à ce type d'inégalité et de revoir à la hausse l'enseignement des sciences humaines. Un espace de réflexion devrait faire partie du temps de formation.

M. le Président : Je vous rappelle que c’était notre avant-dernière table ronde et que la dernière aura pour thème : « Faut-il ou non une loi ? ».

Cette table ronde a été d'un très haut niveau et d'une très grande qualité d'échange et d'écoute. Pour ma part, j’observe que nous sommes passés d'une médecine triomphante, remplie de certitudes, à une médecine qui doute. La médecine qui a permis un allongement de la durée de vie et une amélioration de la qualité de vie de nos concitoyens était sans doute excessivement technique. On s'aperçoit aujourd'hui qu’il y a un manque et que notre médecine doute. D’ailleurs, tous les médecins doutent, ne serait-ce qu’au moment de prendre une décision. Désormais, nous avons une médecine plus humaniste et plus modeste. Elle n’en sera que plus efficace si elle allie la technique à l'humanité.

J'ai bien entendu le souhait du corps médical et des juristes d’une harmonisation du code de déontologie et du code de la santé publique. Ces textes régissent, en effet, la profession médicale, qui n’est pas une profession comme une autre. Un médecin a un grand pouvoir sur le corps et l’esprit d’un malade.

Cette harmonisation et cette clarification entre le code pénal, le code de déontologie et le code de la santé publique sont absolument indispensables, afin que chacun sache exactement de quoi parle l'autre. Il ne faut pas qu’il y ait un clivage entre les citoyens qui s'interrogent, les médecins qui doutent quand ils doivent décider et les juges qui, au regard de ces décisions médicales, sont parfois désemparés car ils doivent appliquer le code pénal.

Il faut que nous soyons capables de rassurer l’ensemble de la population et les médecins. Rassurer, c’est d’abord limiter la peur, car la peur enlève la raison, que ce soit en politique, dans la vie de tous les jours ou devant la mort. Et cette peur de la mort peut provoquer une demande de mort, comme vous l'avez souligné.

Nous devons être capables de montrer à la population que la médecine est aujourd'hui capable d'arrêter les traitements et de laisser la mort naturelle survenir – c'est un devoir, a rappelé le docteur Aubry – et qu’elle est, en même temps, capable de calmer la douleur dans la plupart des cas, même si c'est au prix d'un raccourcissement de la vie. C’est aussi un point sur lequel nous devons nous mettre d’accord.

Enfin, il faut rassurer le corps médical car il le demande, avec quelque naïveté peut-être. Pardon de le dire ainsi, monsieur le professeur Boles, mais c’est mon sentiment et celui de mes collègues. Sa demande peut se formuler ainsi :« Dès l'instant où j’agis conformément aux bonnes pratiques, je ne veux pas être mis en cause... ». C'est vrai ! Mais il est vrai aussi que personne ne sera à l’abri de la plainte déposée par un tiers qui estimera qu’un respirateur a été arrêté à tort. Il planera toujours le risque de l’accusation de meurtre ou de non-assistance à personne en péril, qui sont inscrits dans le code pénal.

Au fond, il faudrait rendre possible une nouvelle lecture de l’ensemble des textes. Les juges pourraient ainsi avoir une vision d’ensemble de la loi. Il faudrait, pour cela, que le code de la santé publique explicite plus clairement les situations et définissent les bonnes pratiques. Ces pratiques, affinées par les doutes, l’humanité et aussi la technique, seront protégées et pourront aussi évoluer. Pensons aussi à ces grands prématurés dont les néonatologues nous disaient qu’autrefois, à la vingt-troisième semaine, leur chance d’être indemnes de tout handicap était minime ; les progrès sont tels qu’aujourd'hui, dans 80 % des cas, ces enfants sont strictement normaux. Que le droit puisse évoluer en même temps que la médecine !

Nos conceptions de la vie et de l’homme ainsi que des principes de base de notre civilisation, notamment celui du respect de la dignité humaine, doivent rester immuables. Mais la médecine, si elle est une science exacte, est aussi une science évolutive, dans sa pratique et dans ses techniques. Ainsi, la bioéthique est née des découvertes scientifiques. La loi doit être capable de s’adapter à ces évolutions.

Audition de M. Alain Prothais, Directeur de l’Institut de criminologie et des sciences criminelles de l’Université de Lille II


(Procès-verbal de la séance du 12 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur Prothais, vous êtes docteur en droit, agrégé des facultés de droit, professeur de droit pénal et de droit civil à l'Université de Lille II, directeur du Centre de droit privé de Lille II depuis 1990, de l’Institut de criminologie de Lille depuis 1996 et du Centre universitaire de Cambrai depuis 1998.

Vous avez écrit plusieurs ouvrages : Les tribulations d’un pénaliste au royaume de l’éthique biomédicale en 1999, La place du droit pénal dans la société contemporaine, Un droit pénal pour les besoins de la bioéthique en 2000. Vous avez publié de nombreux articles dans la presse spécialisée sur l’empoisonnement, le sida, le droit civil, la démence, l’enfance et le sang contaminé.

Notre mission atteint un stade crucial. Après avoir entendu les médecins, les associations, les philosophes, les religieux, nous abordons les aspects juridiques de ces questions, avec le sentiment que rien ne peut rester en l’état. Nous avons la certitude que même la bonne pratique médicale n’est pas en conformité avec notre droit pénal. Une forte demande de protection est exprimée par le corps médical. Dans le même temps, les auditions nous ont permis de nous rendre compte que la brèche que nous pourrions créer dans le mur de l’interdit de tuer est difficile à ouvrir, sans provoquer un boulevard ou une autoroute, où il serait difficile de ne pas s’engouffrer. Début mars, nous nous rendrons aux Pays-Bas et en Belgique pour étudier comment ces pays ont tenté de résoudre le problème. Nous sentons bien que, philosophiquement, nos réflexions s’inscrivent toujours dans ce débat, rééquilibré par la loi de mars 2002, entre l’autonomie de la personne et la préservation de la vie. Les deux notions sont souvent compatibles mais parfois conflictuelles.

Sur le plan juridique, si nous faisons une lecture assez claire du code pénal, en revanche nous constatons que le code de la santé publique ne dit pas exactement la même chose que le code de déontologie et que les pratiques, quand elles ne sont pas clandestines, sont plus proches du code de déontologie que du code de la santé publique.

Récemment, une table ronde concluait à la nécessité de clarifier, d’harmoniser, de valider les bonnes pratiques, de mieux former les médecins à la loi et aux pratiques de fin de vie qui ne sont pas entièrement représentatives de la culture médicale actuelle. La médecine doit s’humaniser, y compris dans son contexte universitaire.

Nous avons à la fois la volonté de réformer et peur de bouleverser.

M. Alain Prothais : Je suis universitaire pénaliste, c'est-à-dire professeur des universités, juriste spécialisé en matière pénale, et surtout sans idées préconçues sur le sujet de votre réflexion. Je me suis, en effet, fort peu exprimé, ni oralement ni par écrit, à ce propos
– cette discrétion est d’ailleurs une caractéristique de la doctrine pénaliste française – et toujours très précautionneusement, avec le sentiment qu'il s'agit d'une question humainement, socialement et donc juridiquement difficile. J'ai été presque surpris d'être ainsi sollicité pour une telle audition. J'ai hésité avant d'accepter. Puis, toutes affaires cessantes, je me suis mis à lire, à écouter, à chercher pour recueillir toutes les informations disponibles.

Sur le plan pénal, ce qui frappe c'est le nombre d'approximations ou d’inexactitudes juridiques proclamées et répétées qui encombrent le débat. La présentation usuelle des aspects pénaux du problème laisse juridiquement beaucoup à désirer. Nous souffrons d’un manque de littérature pénaliste de qualité sur le sujet. L'objectif est donc de proposer de plus solides bases juridiques pénales à la réflexion.

Trois remarques introductives paraissent dès lors s'imposer.

Il faut d’abord souligner que les terminologies habituelles en la matière ne sont nullement juridiques et qu'elles sont fréquemment trompeuses, à commencer par le mot lui-même d'euthanasie. On emploie couramment ce terme mais sans le définir. Lorsque l'on veut essayer d'en préciser la signification, on s'aperçoit rapidement qu’il mêle plusieurs idées toutes plus subjectives les unes que les autres comme le caractère incurable de la maladie ou du handicap, le caractère insupportable de la souffrance physique ou psychique, le caractère inévitable de la mort plus ou moins prochaine, le caractère inébranlable de la demande, etc. Et surtout ce vocable est utilisé dans des sens différents par les uns ou les autres ; voilà pourquoi je l'éviterai le plus possible.

Les distinctions proposées entre euthanasie active, euthanasie passive et euthanasie indirecte ne correspondent pas non plus à des concepts juridiques suffisamment distincts. Par exemple, l'euthanasie dite passive - arrêter une réanimation - s'analyse juridiquement comme active.

Autre ambiguïté de langage qu'il convient de dénoncer, également d'emblée, l'expression d'« aide au suicide » ou de « suicide assisté », car il ne s'agit point en réalité juridiquement de suicide mais de mort donnée à autrui qui la solliciterait. La confusion est entretenue, parce que le suicide est impunissable tout comme l'aide. En l'occurrence, la mort est le fait d'un tiers et non de la personne décédée.

Deuxième remarque introductive, on ne dit pas assez peut-être combien sont grands les malentendus entre le monde médical et celui des pénalistes. Faute de connaître suffisamment les mécanismes du droit pénal, nombre de médecins se plaignent de prétendues « contradictions juridiques » entre ce qui est interdit et ce qui est permis. Ils se font ainsi des idées fausses sur le droit péna1 et surtout ils ont une crainte excessive des foudres de celui-ci, de sorte que, soit ils pratiquent des évitements inutiles, soit ils se paralysent eux-mêmes dans leurs actions, à tort.

Ce genre de malentendu s'est déjà manifesté à propos d'autres problèmes comme celui de l'omission de porter secours voilà quelques décennies. Initialement, la possibilité de répression de la non-assistance a été perçue comme dramatique par les médecins. Mais les limites du droit pénal ont, par la suite, été peu à peu assimilées par le monde médical qui s'est organisé en conséquence avec les systèmes d’urgence et ce malentendu a pu être largement surmonté.

Troisième remarque introductive, le débat, tel qu'il est présenté notamment médiatiquement, est tout à fait caricatural : pour ou contre l'euthanasie, légiférer ou non, légaliser ou non... Le mot lui-même d'euthanasie n'est plus qu'un slogan, un vocable indéfini, mais dont la détermination n'apparaît même plus comme une nécessité première.

Ainsi le droit français est-il volontiers taxé d'hypocrisie, car prohibitionniste en apparence, mais tolérant en réalité. N'affirme-t-on pas, dans la presse, qu'en France « la loi interdit toute forme d'euthanasie » ? Or, ce n'est pas exact. Pourquoi chercher à discréditer à un tel point notre droit, en le traitant d'inadapté, de rigide, d'archaïque ?

Obscurité sémantique, malentendu juridico-médical, caricature médiatique, il importe de se garder d'observations superficielles et de présenter, dans un premier temps, de façon nuancée notre état du droit qui permet déjà actuellement de faire beaucoup plus qu'on ne le prétend face au problème difficile posé par les différentes formes dites « d'euthanasie ». Ce n'est donc que sur la base d'une connaissance mieux assurée que l'on pourra ensuite, dans un second temps, cerner les véritables questions juridiques qui sont soulevées aujourd’hui. Telles seront les deux parties de mon propos.

La première partie s'intitulera donc : notre droit pénal apporte d’ores et déjà des réponses nuancées.

Certes, le principe est bien celui de l'interdiction de provoquer la mort d'autrui mais cela n'empêche nullement qu'il y ait une réelle possibilité « d’un cheminement assisté non illicite vers la mort ».

L’interdiction est de principe. C'est en effet une infraction contre la vie humaine. Mais attention, l'affirmation habituelle suivant laquelle « l'euthanasie est un homicide volontaire », c'est-à-dire un meurtre ou un assassinat parce que prémédité, n'est pas exacte. La plupart du temps, en effet, l’euthanasie se produit par administration d'une ou plusieurs substances mortifères : c'est un empoisonnement, donc un crime. A cet égard, on note des progrès d’appellation juridique dans la presse à propos d’une affaire récente, car il s’agissait d’un attentat à la vie. Seul le suicide n’est pas punissable, il comporte le droit de se donner la mort mais point celui de se la faire donner par autrui, comme l’a précisé la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt Pretty du 29 avril 2002.

Le fait de provoquer la mort d'autrui est une infraction, parce qu'il rassemble à la fois l'acte matériel conduisant à la mort et l'intention coupable correspondante ; il y a qualification d'empoisonnement, car en sont réunis les éléments juridiques constitutifs tant objectifs que psychologiques, l'intention est même accentuée car préméditée. Ce n’est pas une chose que l’on fait sans y réfléchir préalablement.

Un important malentendu doit être dissipé qui est celui relatif à la notion d'intention criminelle en droit pénal : il suffit de la conscience et de la volonté de pratiquer un acte provoquant la mort pour que celui-ci soit commis intentionnellement et non par imprudence.

Le mobile euthanasique ne retire pas à l'acte son caractère intentionnel. En droit pénal, l'intention ne se confond pas avec le mobile, la conception de l’intention est dite abstraite ; l'acte conscient et volontaire est intentionnel, quel qu'en soit le mobile, louable ou non. L'empoisonnement par pitié, par compassion, par amour, n'en est pas moins juridiquement intentionnel que l'empoisonnement par méchanceté d'âme.

Cette qualification juridique d'empoisonnement n'a, en l'occurrence, rien d'excessif ou d'outrancier ; elle traduit simplement la gravité d'un acte de mort provoquée, elle remplit la fonction « expressive » du droit pénal, qui est d'indiquer le degré d'importance de la valeur protégée, laquelle est ici la vie humaine contre les agissements d'autrui.

Est-ce à dire que notre droit pénal ne tient pas compte de préoccupations d'ordre euthanasique ? Non mais il le fait sur le terrain de l'appréciation judiciaire de la sanction.

Notre droit accorde au juge une latitude particulièrement grande dans la sanction éventuelle. Ces pouvoirs judiciaires permettent très largement d'adapter, d'individualiser la sanction dans chaque cas particulier, soit dans le sens de la sévérité, si, par exemple, il s'agit d'un tueur en série sous prétexte d'euthanasie, soit, au contraire, dans le sens de la mansuétude même la plus grande, s'il y a lieu.

Si le mobile compassionnel ne supprime pas l'intention criminelle, il permet d’atténuer considérablement la peine. Les rares condamnations frappent les proches de la victime pas les médecins, mais elles sont toujours symboliques.

La mansuétude peut aussi prendre la forme d'une correctionnalisation judiciaire, le fait étant traité comme un délit plutôt que comme un crime, c’est-à-dire comme un homicide involontaire. On cite toujours, à ce titre, l'exceptionnelle condamnation - avec sursis - d'un médecin, dénoncé par les infirmières, qui avait décidé, seul, d'arrêter une réanimation. Le caractère « involontaire » est sans doute critiquable, mais il relève d’une astuce visant à correctionnaliser l’infraction. Une autre possibilité de correctionnalisation consiste à qualifier l’acte d’omission de secours. Mais il faudrait, dans ce cas marginal, être face à une pure abstention et non à une action quelconque.

Le plus souvent, notre droit pénal permet, dans ce genre de cas, une absence de poursuite ou de condamnation, s'il y a classement sans suite par le parquet, non-lieu par la juridiction d'instruction, relaxe ou acquittement par la juridiction de jugement. Pourquoi en est-il ainsi ? Il est souvent répondu à cette question par une formule brumeuse qui évoque « les accommodements de la justice ». En réalité, il existe une explication juridique à cela : si le fait accompli est pénalement qualifiable de crime, cela n'empêche pas que son auteur en soit irresponsable pénalement, c’est-à-dire coupable, mais pas responsable pénalement.

Il y a donc une possibilité d’assistance non punissable au cheminement vers la mort.

La technique juridique est celle de la justification de l'infraction qui rend son auteur irresponsable pénalement. Elle permet de réaliser ce que certains appellent « l’exception d'euthanasie ». Le seul tort de cette expression est d’être composée de deux termes non juridiques. Mais cette technique se distingue de la dépénalisation car elle est beaucoup plus nuancée que cette dernière ; elle intervient en effet a posteriori et de façon individualisée, puisqu'elle implique de s'interroger sur les faits et d'apprécier les conditions précises d'impunité dans chaque cas particulier.

Quelle cause de justification de l'infraction peut donc être invoquée ?

On a pensé à l'état de nécessité, en alléguant que la démarche euthanasique serait parfois nécessaire mais les conditions d'irresponsabilité énoncées par l'article 122-7 du code pénal sont très strictes et ne peuvent être ici réunies, en particulier parce que l’acte doit être nécessaire à la sauvegarde de la personne.

On a songé aussi à une justification de l'infraction par le consentement de la victime, ce que certains appellent « l'autodétermination » de la personne euthanasiée. Mais ce consentement n'est pas, en lui-même, une cause d'irresponsabilité pénale, parce qu'une volonté privée, expression de liberté individuelle, ne peut écarter une disposition d'ordre public comme celle qui institue l'infraction. Si le droit contemporain, notamment en matière médicale, prend de plus en plus en considération le consentement du patient, celui-ci n’est pas en lui-même une cause de justification ; il n'entraîne pas, à lui seul, l'impunité, mais en vertu de la loi qui le prévoit. Ce consentement est nécessaire mais non suffisant pour justifier l'infraction.

La véritable cause de justification n'est autre que la permission de la loi. En effet, en vertu de l'article 122-4 du code pénal, « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires». Ce que la loi incrimine ne peut être réprimé si une autre loi l'autorise. Ce mécanisme juridique de la justification d'une infraction par une permission légale réalise donc bien d'ores et déjà dans notre droit pénal, par exception, une possibilité de légalisation de pratiques dites euthanasiques.

Quelles sont donc ici la ou les justifications légales éventuellement applicables ?

Les dispositions du code de déontologie médicale de 1995 peuvent servir de justifications de l'infraction reprochée. L'article 36 prévoit que le médecin doit respecter le refus de traitement par le malade. L'article 37 fait obligation au médecin de « s'efforcer de soulager les souffrances de son malade » ainsi que d’ « éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique ». Ce que d'aucuns appellent de « l'acharnement thérapeutique ». L'article 38, tout en rappelant, en des termes irréprochables, l'interdiction de provoquer délibérément la mort fait obligation au médecin « d'accompagner le mourant jusqu'à ses derniers moments » et « d'assurer, par des soins et mesures appropriés, la qualité d'une vie qui prend fin ».

La loi du 9 juin 1999 est allée plus loin encore, en accordant à tous un droit à des soins palliatifs et à un accompagnement. Or, ceux-ci visent à soulager la douleur au risque, c’est sous-entendu, d’abréger la vie.

Plus récemment, la loi du 4 mars 2002 proclame que « toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. » Elle reconnaît aussi la liberté du malade de refuser les soins médicaux, le médecin devant respecter la volonté de celui-ci et elle ajoute : « Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d'accepter les soins indispensables ».

D'éminents commentateurs n'ont pas hésité à en conclure que « l'euthanasie paraît donc légalisée».

Il est donc tout à fait faux de dire, comme on l'entend trop souvent, que notre droit n'a pas évolué. Un effort considérable de précision légale des conditions d'intervention pénalement justifiée, tant du médecin que des proches du patient, dans les cas désespérés de maladie fatale ou de handicap profond, a déjà été accompli. Si persiste un sentiment assez répandu de nécessité de limiter l'interdiction de principe pénalement sanctionnée, c'est sans doute tout simplement parce que beaucoup n'ont pas encore pris suffisamment conscience de la portée pénale de ces dispositions justificatives récentes.

Quelles sont, dès lors, les véritables questions juridiques subsistantes ? Telle sera la question faisant l’objet de ma seconde partie.

Notre système de justification d'une infraction par permission légale implique une vérification judiciaire des conditions précises de cette éventuelle justification, soit au stade de l'opportunité des poursuites par le parquet, soit au stade de l’information préparatoire par la juridiction d'instruction, soit au stade du jugement par la juridiction criminelle ou correctionnelle. Or, dans telle affaire d'actualité présentée comme exemplaire, ce qui paraît d'abord contesté par certains, médecins ou non, c'est le principe même de ce contrôle judiciaire conçu comme une entrave qu'ils voudraient supprimer. Interrogeons-nous donc d’abord sur sa nécessité.

La légitimité du contrôle judiciaire ne semble pas pouvoir être remise en cause, essentiellement pour trois raisons.

Il n'y a pas de droit sans juge, c'est-à-dire pas de règle de droit édictée par la société sans juge chargé de veiller à son application. La mission du juge est de vérifier soigneusement, plus spécialement dans les cas limites, les conditions exactes de justification. La société ne peut s'en remettre à l'appréciation de la seule conscience de la personne concernée, même d'un médecin qui a prêté serment. Celui-ci ne peut être à la fois juge et partie, surtout dans des espèces aussi délicates.

Un contrôle professionnel, c'est-à-dire corporatif, fondé sur la compétence technique, est utile mais pas suffisant : ce n'est autre que le contrôle disciplinaire traditionnel. Mais ce genre d'affaires intéresse toute la société et, par définition, c'est le juge qui institutionnellement exerce le contrôle au nom de celle-ci.

Un contrôle social a priori n'est pas suffisant non plus, car toute appréciation par anticipation, dans de telles circonstances, est contestable ; les conditions de la justification doivent être réunies à l'instant même d'accomplissement de l'acte apprécié. Un contrôle social préalable équivaudrait à un « permis en blanc » de donner la mort. C'est pourquoi toute dépénalisation, même partielle, paraît comporter plus de risques que d'avantages, d'autant que, de surcroît, l'euthanasie s'avère juridiquement indéfinissable.

Le contrôle social judiciaire a posteriori est donc le seul à permettre un véritable contrôle à la hauteur des enjeux. Il correspond en cela tout à fait à l'idée de responsabilité. L'acte effectué, la décision prise par un médecin ou un proche de la personne euthanasiée, c’est un acte grave, réalisé dans des conditions difficiles. C’est donc éminemment un acte de responsabilité. Il est dès lors normal que son auteur ait éventuellement à en rendre compte, à s'expliquer devant la société, c'est-à-dire dans le cadre d'une procédure judiciaire ; il n'y a point en cela « d'acharnement judiciaire » comme il a été dit. Celui qui s'est efforcé de respecter les conditions de permission légale n’a normalement rien à redouter du droit pénal mais il ne peut se soustraire au contrôle de celui-ci, il ne peut bénéficier d'une immunité automatique.

Enfin, ce contrôle judiciaire constitue un droit fondamental de l'être humain qui est compris dans le droit à la vie. Il se révèle, en effet, la meilleure garantie contre d'éventuels abus, lesquels ne sont nullement imaginaires : la garantie de ne pas être euthanasié illicitement.

C'est même une protection du personnel médical scrupuleux par rapport à celui qui ne le serait pas ; cela permet de dissiper une suspicion générale injustifiée.

Il reste, dès lors, à s’interroger sur les modalités de cette justification légale. S'il y a lieu de légiférer en la matière, à nouveau, n'est-ce pas sur les termes mêmes de la permission légale ? La question se dédouble : quoi faire et comment faire ?

Quoi faire ? Convient-il de retoucher les textes existants ?

Certes, ceux-ci sont récents et n'ont pas encore déployé toutes leurs ressources, mais ils demeurent assurément perfectibles. Par exemple, y aurait-il lieu de mettre à jour le code de déontologie médicale à la lumière notamment de la législation du 4 mars 2002, ne serait-ce qu'à cause de l'intérêt didactique que cela présente auprès des médecins qui disent ignorer leurs possibilités réelles d'action ou qui surestiment le risque pénal ?

Ne serait-il pas opportun, à cette occasion, de s'interroger sur quelques avancées ou affinements rédactionnels ? Par exemple, ne pourrait-on recommander expressément la collégialité de telles décisions, dissuader la clandestinité en la traitant comme présomptive d'illégalité ? Il n’y aurait, dès lors, plus d’intérêt à s’y réfugier. Certains réclament une définition plus explicite des soins dits « palliatifs », quant au risque d'abréger la vie qu'ils peuvent comporter. Peut-être est-ce aussi l’occasion de s’interroger sur l'expression « soins palliatifs », qui choque encore par son opposition aux soins curatifs. L’expression « acharnement thérapeutique », si employée, ne figure pas dans les textes, mais convient-il de la consacrer légalement de préférence à celle actuelle « d'obstination déraisonnable », car certains acharnements thérapeutiques sont l’occasion de magnifiques réussites médicales ? L’expression n’est pas en elle-même péjorative.

Comment y procéder ?

D'éventuelles modifications légales aussi délicates ne peuvent qu'être précédées d'une réflexion professionnelle tirée de l'expérience et d'une réflexion générale éthique approfondies.

Certes, les articles les plus sensibles de la loi du 4 mars 2002 relatifs notamment au refus de soins et aux « moyens d'assurer à chacun une vie digne jusqu'à la mort » ont été laborieusement élaborés et pourraient sans doute être améliorés. Mais s'il en est ainsi, c'est parce qu'il reste à faire un important et difficile travail de réflexion, de concertation et de communication. Ne serait-il pas préférable de retenir ainsi le choix raisonné de préparer, d'« accompagner» plutôt que de brusquer le processus législatif ?

En tout cas, ne serait-ce pas la meilleure façon de dépasser les oppositions trop tranchées et donc simplistes entre les uns et les autres, afin d'affiner les instruments juridiques indispensables pour encadrer l'accompagnement médicalisé d'une fin de vie ?

M. le Président : Je vous remercie.

Vous avez mis l’accent sur l’un des travers du monde médical, qui voudrait être intégralement protégé de toute intrusion judiciaire dans sa pratique collégiale. Mais dès l’instant où il respecte ses propres règles, comme la loi s’applique à tous, elle s’applique aussi au monde médical même s’il est régi par des règles particulières.

Vous nous avez conduits sur le chemin de la réponse mais vous avez évoqué aussi les concepts de clarté, d’harmonisation et de précision, qui figuraient dans mon propos introductif.

M. Alain Prothais : Effectivement, je n’ai pas osé vous le dire d’emblée mais le langage que vous avez tenu correspondait tout à fait à l’état de mes réflexions.

M. le Président : Le code de déontologie ne vous paraît-il pas un fondement relativement fragile, puisque d’ordre réglementaire ? Il sert, certes, de base disciplinaire mais un code de déontologie de bonne qualité constitue-t-il un appui juridique suffisamment fort pour servir au juge ?

S’agissant de l’arrêt des soins – on pense toujours à l’arrêt du respirateur et aux conditions dans lesquelles cet arrêt intervient – vous avez parlé de collégialité. On peut parler aussi d’accord de la famille, mais là le divorce apparaît. Ce divorce est-il réel entre le code pénal – vous avez vous même souligné l’absence de différences entre euthanasie active et passive – et la pratique, dans la mesure où les médecins pratiquent l’arrêt des machines de manière quotidienne ? Soixante-quinze mille Français meurent chaque année à la suite d’un arrêt de respirateur. Bien sûr, cela se pratique sur des malades incurables dont les chances d’issue thérapeutique sont nulles, dont le traitement est totalement vain et dont la survie artificielle n’aboutira qu’à une mort naturelle. Cependant, ces médecins, même s’ils prennent beaucoup de précautions – collégialité, information du référent, mise en perspective de critères – ne trouvent pas d’indications claires à ce sujet dans le code de déontologie. Leur pratique ne relève ni du double effet, ni du souci d’éviter l’obstination déraisonnable dans son aspect le plus irrémédiable ni du refus de soins, faute pour le malade d’être conscient.

A l’examen du code de la santé publique, nous ne retrouvons pas dans la loi de mars 2002, ni dans celle de 1999, l’arrêt des soins cher aux yeux des associations qui demandent une protection contre l’acharnement thérapeutique. Ne faut-il donc pas, à un moment donné, transposer la notion d’obstination déraisonnable du code de déontologie au code de la santé publique ? Une telle transposition ne renforcerait-elle pas ce concept ?

M. Alain Prothais : Effectivement, nous avons deux instruments parallèles : le code de déontologie de nature réglementaire et la loi de 2002. Cette différence de niveau juridique, je l’ai vérifié auprès de l’ensemble de la doctrine, ne doit pas être exagérée. Pour qu’il y ait permission de la loi, l’article 122-4 du code pénal précise « par autorisation légale ou réglementaire ». Juridiquement, techniquement, le code de déontologie peut donc servir de permission légale ou réglementaire.

La deuxième grande différence entre ces deux éléments est d’ordre chronologique : 1995 et 2002. Les idées ont évolué entre les deux dates.

Vous posez la question sous forme d’un dilemme : plutôt l’un ou plutôt l’autre ? Je me référais moi-même à cette double réflexion : réflexion professionnelle et perfectionnement de l’expression du code de déontologie, d’un côté, et réflexion générale éthique des instances compétentes, c’est-à-dire retouche de la loi de 2002, de l’autre. Cette dernière voie présente une difficulté supplémentaire liée au fait suivant : la loi de 2002 est récente ; ces textes ont déjà eu beaucoup de difficultés à être formulés, quelle pourrait donc être l’étape suivante ?

J’ai voulu signifier dans mon propos que tout n’est pas démodé dans le code de déontologie. La loi de 2002 elle-même, peut être perfectionnée, il en va ainsi notamment de la question improprement appelée « acharnement thérapeutique ». Il est vrai que la formule d’« obstination déraisonnable » était a priori meilleure que celle d’« acharnement thérapeutique » qui risquerait d’être adoptée dans le cas d’une révision de la loi de 2002. Voilà pourquoi il faut, à mon sens, avancer avec une prudence craintive.

M. le Président : Oui, dans l’expression « acharnement thérapeutique », le terme « thérapeutique » est positif mais le terme « acharnement » est négatif.

Au contraire, dans l’expression « obstination déraisonnable », les deux termes sont négatifs. Cette seconde formule évite de confondre l’acharnement thérapeutique salvateur et l’acharnement thérapeutique inutile.

M. Alain Prothais : Les deux instruments juridiques peuvent se compléter mutuellement. Entreprendre les deux chantiers à la fois n’est peut-être pas la meilleure méthode. Pour l’instant, des étapes importantes ont été franchies mais l’on ne progresse pas nécessairement en ligne droite, puisque l’on peut encore tirer des leçons du code de 1995.

Pour le refus de soins, l’évolution est tout de même sensible. En 1995, l’on n’osait à peine le dire ; en 1999, cela a été dit, mais d’une façon très vague. C’est pourquoi le texte a été modifié une nouvelle fois en 2002. La dernière rédaction est extrêmement forte juridiquement : elle instaure le droit de recevoir des soins, qui visent à soulager la douleur et la souffrance psychique. À mes yeux, ce texte permet de justifier le problème préoccupant de l’arrêt de réanimation. C’est un droit.

M. le Président : Pas lorsqu’il est formulé par un malade qui ne peut pas s’exprimer.

M. Alain Prothais : Certes, mais ce droit peut être utilisé ; la famille notamment pourrait le faire valoir. La formule est extrêmement affirmative, même si les tribunaux n’en ont pas encore tiré toutes les possibilités.

M. le Président : Le malade sous respirateur ne subit aucune souffrance.

M. Alain Prothais : Effectivement.

M. le Président : C’est l’inutilité du soin qui arrête la thérapeutique.

La parole est à M. Pierre-Louis Fagniez.

M. Pierre-Louis Fagniez : D’abord, je tiens à vous remercier pour votre clarté. J’ai pour une fois compris un sujet dont j’ignorais tout, faute d’être juriste !

J’ai retenu qu’il existait un malentendu énorme. Depuis des mois que cette mission travaille, nous vivons sur ce malentendu. Vous l’avez mis en lumière sous toutes ses facettes. C’est un malentendu auquel participe la société dans son ensemble avec la caisse de résonance que sont les médias, les médecins, qui en sont les grands acteurs, voire les vedettes, et les juges qui se tiennent là, tels des critiques d’art !

Comment sortir de ce malentendu de façon positive ? On imagine comment les médecins pourraient progresser, ne serait-ce que par la gymnastique des mots, mais comment faire pour que chacun entreprenne l’effort nécessaire pour dissiper ce malentendu ? Peut-être, si chacun se comprenait, n’aurions-nous plus besoin de légiférer. J’aimerais que vous précisiez si cette voie peut-être explorée par les députés chargés de revoir éventuellement la loi.

M. Michel Piron : J’ai bien retenu le terme de « malentendu ». J’ai cependant le sentiment, au-delà du malentendu, que dans notre société, excessivement médiatisée, excessivement « immédiatisée », il existe en fait deux attitudes. D’un côté les médecins expriment une demande forte de dépénalisation ou plus exactement souhaitent voir disparaître le risque de pénalisation. D’un autre côté, vous avez souligné l’utilité d’un recours devant la société comme garantie pour le malade, ce qui nous conduit à la question de la pénalisation que vous avez évoquée davantage en termes de correctionnalisation que de criminalisation.

Or, nous arrivons, après de multiples auditions, à la pointe de la fabrication du droit et à l’immense difficulté de tailler la mine. D’où la question suivante : entrevoyez-vous une piste qui pourrait entre ces trois grands documents de référence - code de la santé publique, code de déontologie médicale et code pénal - répondre à la nécessité de mieux protéger le corps médical des dangers de la pénalisation ? Peut-on dépénaliser sans déresponsabiliser ?

M. Alain Prothais : Sur la nécessité de se mieux comprendre, j’ai porté l’accent sur l’aspect médical mais le volet juridique et judiciaire existe aussi. J’ai indiqué discrètement qu’il n’y avait pas beaucoup de littérature pénaliste de qualité ; il en faudrait davantage, notamment pour servir à la formation des magistrats qui ne sont pas habitués à de grands développements sur ce thème d’étude. Dans les facultés de droit, l’on n’approfondit guère ce problème. Pour se comprendre, le travail est considérable et il faudrait choisir le terrain sur lequel débattre et avec quel instrument juridique. Peut-être l’urgence chronologique consisterait à retoucher le code de déontologie médicale. La loi de 2002 est très récente et entreprendre les deux chantiers à la fois serait une entreprise difficile, sachant que le travail sur un texte pourra influencer la rédaction de l’autre. Il est vrai qu’émergent un souci et une crainte du monde médical. On peut y répondre en expliquant qu’il n’y a pas à redouter fortement le droit pénal puisque l’on ne trouve pas de condamnation. Dans la presse, ces affaires sont toujours présentées sans nuances alors que dans l’immense majorité des cas, il n’y a rien à craindre.

Une partie de ce débat avait été ouverte dans le cadre de la Commission de révision du code pénal qui, un moment, a pensé à une incrimination spéciale de l’euthanasie, qui restait un crime mais dont la peine était officiellement atténuée. Le projet a buté cependant sur la même difficulté de définition qu’aujourd’hui. A présent, les juristes ont acquis une certaine connaissance de ce qui se passe en pratique, alors qu’ils n’avaient à l’époque qu’une connaissance abstraite de ce genre de problèmes.

L’idée première avait donc été de construire une qualification adaptée pour atténuer officiellement les condamnations. Mais l’on s’est très vite rendu compte qu’une telle formule était juridiquement inutile, puisque l’appréciation du juge était libre en dessous du maximum théorique du quantum de peine. C’était donc théoriquement inutile et beaucoup d’énergie aurait été dépensée pour rien. Du côté du code pénal, je n’imagine guère ce qui pourrait être entrepris concrètement, si ce n’est d’œuvrer à la compréhension du monde judiciaire.

Ce procès annoncé, nous avons presque intérêt à ce qu’il ait lieu, pour dégager une jurisprudence car nul ne conçoit comment il pourrait se solder par des condamnations. Il faudra bien présenter un raisonnement juridique de droit pénal à l’aide des éléments que j’ai recensés. L’on pourrait ainsi progresser du côté judiciaire. Dans le code pénal lui-même, les moyens d’action sont plus larges : vous évoquiez la dépénalisation ; elle nécessite que l’on rédige expressément les cas où l’on ne punirait pas.

M. Michel Piron : J’essayais d’imaginer une formule où l’équipe médicale - la collégialité allant de soi - ne pourrait pas être mise en accusation sur le plan pénal; seule sa responsabilité civile pourrait être recherchée. Quand j’évoquais la dépénalisation, je ne songeais pas à une moindre pénalisation, mais à une suppression du recours pénal.

M. Alain Prothais : Pour cette dépénalisation partielle, encore faut-il définir les cas. Là réside la difficulté.

Pour un acte grave aux yeux de la société, le corps médical souhaite ne pas relever de la sanction pénale. Sachez que l’irresponsabilité s’applique quotidiennement sous la forme du classement sans suite au niveau des parquets ou de non-lieu au niveau des juges d’instruction. Cela résulte du système de la procédure pénale habituelle. Il faudrait parvenir à dissiper la « surestimation du risque pénal ». Dans la vie professionnelle d’un médecin, il existe des risques à n’en plus finir. Celui-là existe aussi. Cela me rappelle le risque pénal encouru par les chefs d’entreprise ; il était mal vécu au début de la mise en jeu de la responsabilité d’entrepreneurs voilà quelques décennies. Il est dorénavant mieux accepté.

J’ai essayé aussi de mener une comparaison avec le risque pénal concernant l’omission de secours. Dans les années 60 ou 70, le monde médical était en révolution à cause de ce texte pénal que les juges se mettaient à appliquer à quelques médecins aux pratiques brutales, tel le refus de se déplacer la nuit. Le monde médical s’est organisé en instaurant un système d’urgence, ce qui a supprimé toute difficulté.

Côté code pénal, les éléments sont en place pour bien fonctionner, à ceci près que les entités judiciaires peuvent prendre peur et ainsi, dans l’affaire évoquée, chaque acteur judiciaire a soin de passer au suivant un dossier qui relèverait de la Cour de cassation. Il n’y a pas nécessairement lieu d’y aller, mais si tel est le cas, la décision de la haute juridiction établira la jurisprudence.

Côté code de déontologie, il convient sûrement de faire évoluer les textes, non qu’ils soient radicalement mauvais, mais par souci didactique. Nous percevons un malaise chez les médecins ; il faut y répondre. La retouche de la loi de 2002 n’a pas encore produit toutes ses ressources. S’agissant de l’arrêt de la réanimation, vous pensez qu’un souci pourrait naître des textes actuels. Pour l’euthanasie passive, l’on ne peut parler d’omission de secours au sens propre. L’arrêt du respirateur n’est pas une abstention pure et simple. Il ne peut donc pas être classé du côté des omissions. Recourir à l’omission ne peut être qu’un moyen détourné de viser quelques cas, mais pas tous. Je ne crois pas qu’une telle notion puisse constituer la bonne voie législative.

M. le Président : Médiatiquement, toute jurisprudence induit l’effet contraire de ce qu’elle a décidé. Si l’affaire qui motive initialement notre commission aboutissait à un non-lieu, l’on se précipiterait vers le législateur pour lui faire constater que la justice n’applique pas les textes et qu’il convient de les changer pour leur donner une portée systématique alors que d’autres, dans le même temps, souligneraient que la loi s’applique avec humanité en tenant compte des circonstances et des mobiles et qu’elle distingue bien entre l’assassinat et l’arrêt des soins. Dans tous les cas, l’on nous demandera de toucher à la loi car la médiatisation crée une situation que l’on pourrait presque appeler de « harcèlement législatif » nous imposant d’agir.

Faute d’une harmonie parfaite entre le code de déontologie et celui de la santé publique, pourquoi ne pas toucher simultanément aux deux textes, avec les mêmes mots, pour renforcer tout à la fois l’aspect pédagogique du code de déontologie qui est l’outil des médecins et le côté normatif du code de la santé publique, outil des juges ?

Je rappelle les éléments qui nous préoccupent.

Il s’agit d’abord du double effet. On atténue la souffrance et la douleur, y compris au prix d’un raccourcissement de la vie. A la lecture des codes ou de la loi, je ne pense pas que cette pratique soit juridiquement répréhensible. Pouvez-vous ou non nous le confirmer ?

Il s’agit ensuite du respect du désir du malade. Le malade refuse un traitement médicamenteux ou un traitement d’assistance technique qui conditionne sa survie. La loi, dans ce cas, précise qu’il « faut tout mettre en œuvre pour… », mais, elle reste muette sur ce qui se passe quand cette mise en œuvre est restée vaine. Faut-il introduire une précision ? Ce souci est de nature à satisfaire les personnes qui ne souhaitent pas qu’on leur « vole leur mort », même au prix d’une chance de survie.

Le troisième cas est celui du malade inconscient à qui l’on supprime l’aide respiratoire par voie de conséquence et non pas par décision intentionnelle. Et l’on ne voit pas très bien dans le code pénal ni même dans le code de la santé publique comment l’on peut justifier cette attitude, si ce n’est de manière extrêmement détournée.

Ces trois circonstances sont celles où des textes clairs accompagneraient la bonne pratique, ne bouleverseraient pas les consciences ; au contraire, ils apaiseraient les partisans acharnés de l’euthanasie et, en même temps, ne violeraient pas les consciences car, dans aucune de ces trois circonstances, la mort n’est délibérément donnée, conformément aux prescriptions des codes de la santé publique et de déontologie.

M. Alain Prothais : D’abord, une remarque. Votre proposition : « et non pas par décision intentionnelle » ne correspond pas au droit pénal. Ce geste est toujours intentionnel juridiquement parlant, dès lors que l’on est conscient et qu’on le fait. C’est techniquement intentionnel.

M. le Président : Il n’y a pas intention de donner la mort.

M. Alain Prothais : Si. J’ai essayé de vous montrer que, pour autant, juridiquement, on ne fait pas de différence. Je sais cependant qu’il existe sur ce point un malentendu, puisque toute la littérature sur les soins palliatifs essaie de nous dire qu’il n’y a pas de danger, faute d’intention criminelle. Techniquement, si ; l’intention criminelle est abstraite : on le sait et on le fait, mais cela ne rend pas les choses juridiquement plus lourdes de conséquences, on peut être déclaré en effet pénalement irresponsable.

Pour le double effet, il est vrai que, pour l’heure, les textes sont implicites. Si nous trouvions un moyen de soulager la douleur qui ne présente aucun risque, ce serait parfait. Dès lors que ce moyen comporte en lui-même un risque, il est implicitement visé. Nous sommes d’accord pour dire qu’il serait sans doute souhaitable d’être davantage explicite sur ce risque. À mon sens, cela ne changerait rien. Si les soins palliatifs étaient perçus aussi péjorativement, cela se saurait.

Y a-t-il lieu d’être davantage explicite dans les textes ? Oui.

Pour le malade inconscient, seul le problème de l’acharnement thérapeutique se pose. Les juristes en ont un peu parlé au sujet de l’agonie du Général Franco. C’est bien là le problème de l’obstination déraisonnable.

Sur votre troisième point : le refus par un malade d’un traitement mettant sa vie en danger …

M. le Président : La loi précise que le médecin, dans ces circonstances, doit tout mettre en œuvre pour le convaincre.

M. Alain Prothais : Ici, même chose que pour les soins palliatifs : c’est juridiquement clair et élégamment précisé. « Tout mettre en œuvre pour le convaincre » signifie que s’il n’y parvient pas, nul ne lui demande davantage. Cela se nomme, en droit civil, « une obligation de moyens ». Les textes ont progressé de 1995 à 2002, non pas sur le « droit » de refuser les soins que l’on réserve sans doute pour l’étape législative suivante mais pour affirmer une « liberté » du malade de refuser les soins, liberté dont le médecin doit tenir compte. Si ce refus met la vie en danger, le médecin doit essayer de convaincre. Juridiquement tout est dit.

M. le Président : On pourrait assortir cette liberté de circonstances particulières dans la fin de vie.

M. Alain Prothais : Cela n’est pas encore écrit.

M. le Président : Limitée à la fin de vie, cette liberté pourrait devenir un droit. La force de ma liberté devient un droit lorsque mon espérance de vie est limitée. Il est moins justifié moralement et juridiquement de refuser un traitement qui peut me sauver la vie à 20 ans plutôt qu’à 90 ans dans une situation de cancer très évoluée. Cette liberté peut devenir un droit, sous réserve de circonstances particulières.

M. Alain Prothais : Oui, mais j’ai précisé qu’un éminent commentateur a indiqué, à la suite des textes de 2002 sur le refus de soins, que l’euthanasie était légalisée ; il s’agit d’un agrégé des facultés de droit, aujourd’hui Conseiller à la Cour de cassation. Ce n’est pas n’importe qui. Sauf que la prise de conscience n’est pas encore là. Pour l’heure, les textes constituent une hardiesse. Faut-il aller plus loin dans l’expression, préciser encore quelque peu ? Je ne sais. Notons l’avancée considérable de 1995 à 2002, en matière de refus de soins. Souvenez-vous que le tribunal administratif de Lille a déjà appliqué la loi de 2002. Un changement psychologique a eu lieu à l’encontre de la jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat.

M. Michel Piron : Vous précisez que l’intentionnalité était inévitable. J’ai bien compris la distinction entre intention et mobile, mais n’y aurait-il pas de traduction juridique de ce que nous nommions la « cause première » et la « cause finale », ce qui permettrait peut-être de prendre plus nettement en compte l’intention ? L’intention d’éviter la douleur pouvant être la cause première, on contournerait la qualification de « recherche de la mort ».

M. Alain Prothais : C’est une belle question de droit pénal : la différence entre l’intention efficiente et l’intention finale ! Notre loi pénale a retenu fermement la notion d’intention efficiente et non celle de finale pour deux raisons : notre droit ne veut pas avoir à conduire une recherche inquisitoriale ; les mobiles sont enfouis dans l’intimité de la personne. Le droit pénal se contente de ce qui transparaît à l’extérieur. L’intention, au sens du droit pénal, sert simplement à distinguer de l’imprudence – « je l’ai fait exprès ou non ». Le refus est clair de s’immiscer dans les consciences.

La seconde raison est le refus de choisir entre les bons et les mauvais mobiles.

Notre droit pénal est sur ce point fixé.

M. Pierre-Louis Fagniez : Professeur, vous êtes un pédagogue. Les étudiants en médecine n’ont pas d’enseignement du droit autre que celui nécessaire à la médecine du travail et à la médecine légale. La bande dessinée Les Bidochon assujettis sociaux donne une bonne image de ce que chacun pense de cette carence !

Le droit en médecine est pourtant très important. Quand et par qui faire passer ces notions de droit élémentaires chez les étudiants en médecine ?

M. Alain Prothais : Le problème s’est posé avec l’omission de secours. Il existe désormais un enseignement organisé par les facultés de médecine. J’appartiens à une université « Droit et santé » où nous sommes paradoxalement et parfaitement cloisonnés. Désormais, j’aborderai bien davantage ces questions avec les étudiants, car le moment est venu ; mais, du côté de la faculté de médecine, je ne sais si ce souhait sera partagé.

Audition de Mme Nicole Questiaux, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ancien Ministre et président de section
honoraire du Conseil d’État



(Procès-verbal de la séance du 12 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Madame, merci d’avoir accepté l’invitation de la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie.

Notre mission a déjà entendu des représentants du monde associatif, des religieux, des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants du monde médical et une partie des juristes.

Quelques préoccupations reviennent, de façon récurrente, dans nos travaux : la nécessité de clarifier le droit, d’harmoniser, de réactualiser et de retoucher le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal. Nous nous interrogeons aussi sur les évolutions possibles des lois de 1999 et de 2002.

En outre, nous avons constaté l’émergence forte de l’autonomie de la personne et de la volonté du malade, qui est de plus en plus prise en considération face à une médecine toujours plus technique et sophistiquée ayant permis de réaliser de grands progrès pour la santé de nos concitoyens, en termes de durée et de qualité de vie. Parallèlement, ces progrès ont fait que de nouvelles questions se posent. Elles portent en particulier sur l’arrêt des soins en réanimation, sur les pratiques en néonatologie, l’interruption de certains médicaments ou de machines. Si l’on arrête une machine, on ne peut ignorer que la mort s’ensuivra et donc on peut considérer qu’il y a intention de donner la mort, comme nous l’a précisé le pénaliste qui vous a précédé.

De nos auditions, il ressort que le débat entre partisans et adversaires de l’euthanasie ne revêt plus guère de sens. S’interroger sur la nécessité ou non de légiférer, non plus. Il conviendrait plutôt d’étendre les bonnes pratiques, de généraliser les soins palliatifs et de les associer à une meilleure prise en compte de l’autonomie des personnes. La loi du 4 mars 2002 est-elle trop récente pour être déjà passée dans les mœurs et avoir imprégné l’ensemble du monde judiciaire ? Certaines personnes auditionnées nous l’ont dit. Telles sont des questions que nous nous posons.

Madame Questiaux, nous écoutons avec intérêt votre exposé.

Mme Nicole Questiaux : Monsieur le Président, je veux vous dire d’abord que j’ai été ravie de voir le Parlement se saisir de ce sujet et de cette manière. Pour l’avoir suivi depuis environ deux ans au sein de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et au Comité consultatif national d’éthique, il m’est apparu qu’un débat paisible sur ce problème faisait défaut. Nous avons auditionné un représentant néerlandais qui connaît très bien la France. Il a insisté sur le fait que la loi de dépénalisation votée aux Pays-Bas a été l’aboutissement d’une très longue période de débat public, lequel est totalement absent dans la société française. Il appelait donc notre attention sur la différence de climat présidant, dans chaque pays, au traitement du problème. Je suis persuadée que c’est ce qui nous fait défaut. Que le Parlement se soit saisi de cette question me semble donc aller dans la bonne voie.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme est un grand aréopage, composé de personnes qualifiées et de représentants de grandes organisations non gouvernementales. En 2001, un rapport établi par un groupe de travail a dressé un état des lieux qui a reçu un accord unanime de la Commission. Nous en fûmes très heureux. Depuis, j’essaye de transformer ce rapport en avis de la Commission, ce qui se révèle, pour l’heure, incroyablement difficile. Je me trouve devant vous alors même que je ne peux pas vous présenter un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Il est indispensable que la société évolue sur le sujet, car le climat qui l’entoure est mauvais. Il n’est pas le même qu’il y a dix ou vingt ans. Ayant ouvert la boîte de Pandore, nous nous devons de faire quelque chose pour sortir de cette situation négative.

Les grandes données du problème sont les suivantes, à savoir l’évolution des techniques médicales et des conditions de la mort, la généralisation de la mort à l’hôpital et le fait que la mort – ce que nous disent les démographes de façon très intéressante – soit devenue un sujet connu des seules personnes âgées. Plus personne n’est confronté à la mort pendant sa vie. La mort n’intéressera plus que la catégorie de la population vieillissante. Pour tous les autres, c’est un sujet que la société ne traite plus.

L’évolution des techniques médicales, comme l’imagerie, a modifié le rapport du médecin à la personne. Pour le médecin qui a essayé de soigner une tumeur et qui échoue, il ne va pas de soi de mettre un visage derrière cette tumeur. C’est toujours une affaire qui se passe mal et qui se termine difficilement. De par sa formation et, quelle que soit sa valeur humaine, le médecin, comprenant qu’il ne peut plus guérir la tumeur, n’intègre pas, comme relevant de sa responsabilité l’accompagnement de l’autre jusqu’à sa mort prochaine.

Dans ce contexte et en tenant compte du fait que la société française est influencée par ce qui se passe autour d’elle, la montée de la revendication d’autonomie, qui est réelle, a connu une évolution étrange. Si vous lisez les travaux du Comité consultatif national d’éthique ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, vous sentez une meilleure compréhension des problèmes. La société espère désormais que le corps médical fera bien les choses. Comme le fait le Comité consultatif national d’éthique, vous employez le terme d’« exception d’euthanasie ». Mais s’il s’agit de passer à l’acte, c’est-à-dire de venir au Parlement et de promouvoir une réforme législative, alors, non seulement il n’y a plus personne mais tout le monde recule par rapport à un apparent consensus. C’est cet embarras de la société qui me paraît inquiétant.

De nos travaux, peuvent se dégager certains points importants : l’un est l’affirmation assez claire qu’il ne faut pas compter résoudre cette question par des litiges. Autrement dit, la tentation serait d’attendre qu’un juge vienne trancher la question. Or, que ce soit le juge national, le juge européen ou un autre, des décisions seront prises mais aucune d’elles ne constituera la bonne solution. Pourquoi ? Parce que les litiges interviendront toujours à propos d’affaires saugrenues et ne concerneront pas le cas du médecin, qui, par compassion et mesurant le degré de doute dans lequel il se trouve s’agissant de la fin de la vie d’une personne, a pris les responsabilités qu’il croyait devoir prendre, compte tenu de la pratique médicale du moment. Ces cas-là, fort heureusement, ne donnent pas lieu à saisine. Ou, si cela advient, cela arrivera dans des cas d’incompréhension radicale. En rester là, avoir inquiété l’opinion sur le sujet et croire qu’un juge à un moment donné, pourrait résoudre le problème n’est pas la solution.

Dans le cadre de nos auditions, l’argument principal, le plus fort, pour en rester au statu quo, fut le suivant : on ne peut réaliser l’unanimité autour de la dépénalisation de l’euthanasie car cela heurterait une partie de la population pour laquelle cette idée est intolérable. Un autre argument fort est que cela pourrait être interprété par la société comme une autorisation de laisser-faire et ce serait donc source d’une très forte angoisse chez des personnes en fin de vie. Dans la mesure où l’euthanasie existerait et serait autorisée, elles pourraient croire qu’il suffit d’aller à l’hôpital pour se faire exécuter ; à cela, il faut ajouter le débat assez maladroit mené sur les économies à réaliser en matière de santé. Bien sûr, en ce qui concerne le premier argument, la société laïque peut décider qu’elle résout ce problème, malgré les objections très fortes de certaines personnes. Nous avons déjà surmonté ce type de difficulté avec l’interruption volontaire de grossesse. Mais le deuxième argument est assez angoissant. En sens contraire, pour décider de changer les choses et dépénaliser l’euthanasie, l’argument est le suivant : dès lors que le débat est ouvert et que l’on s’adresse à un corps médical qui craint, dans le silence de la loi, d’être traîné devant les tribunaux, on court le risque qu’il hésite davantage devant des actes compassionnels qui ont permis de gérer les situations les plus dramatiques. Autrement dit, on se trouve dans une situation où les maîtres de la médecine n’osent pas aborder la question et où les jeunes médecins se sentent désorientés pour prendre une décision qui apparaît, somme toute, évidente. Bref, on est actuellement dans une zone d’inquiétude, ce qui risque d’entraîner un recul de certaines pratiques raisonnables.

Face à la difficulté de cette situation, en tant que responsable du groupe de travail et même si je ne suis pas dépositaire d’un avis de la commission, je suggère que l’on se mette d’accord sur un plan de modernisation de l’action médicale d’accompagnement de la fin de vie, dont on dirait très clairement qu’il n’a rien à voir avec l’euthanasie, même si l’on sait parfaitement qu’il devrait intégrer la gestion de l’accompagnement jusqu’à la fin de vie. Sur la lancée des travaux de Monsieur Bernard Kouchner et du rapport de Madame Marie de Hennezel, il faut engager une véritable mobilisation, afin d’adapter notre système hospitalier, en liaison avec la médecine de ville. Cela serait destiné à nous donner les moyens de traiter, de façon moderne, l’accompagnement de la fin de vie.

Pour cela, il existe plusieurs leviers : tout d’abord, celui de la formation. Il nous a été dit, sur tous les tons, que les jeunes médecins n’étaient pas suffisamment formés au fait qu’ils allaient rencontrer la mort. Et effectivement, il y a là un vrai problème.

M. le Président : Les anciens non plus n’y sont pas préparés !

Mme Nicole Questiaux : C’est un problème grave, des générations de jeunes médecins y seront confrontés de manière empirique.

Le deuxième levier est celui de l’équipement. Un débat stérile est ouvert où les tenants des soins palliatifs s’opposent apparemment aux tenants de la dépénalisation de l’euthanasie, comme si tout le monde pouvait accéder aux soins palliatifs en France ! Or, tant qu’un seuil en équipement comme en personnel n’est pas atteint, il est inutile d’envisager quoi que ce soit. Je crains même que le débat sur l’euthanasie soit une manière bien commode de faire croire que l’on fait quelque chose, alors que l’on ne recrute pas les personnels nécessaires.

Le troisième levier serait de créer une structure de soutien à l’intérieur même du système médical afin que les médecins bénéficient de conseils pour aborder et régler les cas délicats.

Ce plan de modernisation devrait recueillir l’unanimité de nos concitoyens et devrait être piloté de façon extrêmement opérationnelle. La dispersion juridique des hôpitaux oblige en effet à inventer une structure nouvelle sur le plan administratif. Ce plan devrait définir des échéances, des moyens et des méthodes d’évaluation.

Parallèlement à ce plan, il faudrait faire étudier juridiquement les conditions possibles de la dépénalisation de l’euthanasie. Il faut préciser que par ce terme, nous entendons le problème d’une personne qui formule une demande d’euthanasie. Traitons cette demande d’une personne qui revendique la liberté de se donner la mort et qui a besoin d’un tiers médecin pour l’y aider. Faisons étudier, sans préciser par avance si l’on est pour ou contre, le mécanisme juridique qui rendrait l’acte possible ou non. Lorsque l’on creuse le sujet, quatre ou cinq questions émergent. Il s’agit de questions de principe sur lesquelles les tenants d’une dépénalisation ne sont plus entièrement sûrs d’eux.

Mais un point est clair : toute demande doit être traitée, on ne peut laisser une demande d’euthanasie sans réponse.

M. le Président : Qu’entendez-vous par « réponse » ?

Mme Nicole Questiaux : Une procédure doit exister pour que la demande soit examinée ; nous ne devons laisser quiconque crier dans le désert. Mais qui doit répondre ? On est, là, obligé de trancher la question. En effet, la plupart des personnes qui sont favorables à l’euthanasie ne pensent pas un instant qu’il suffirait de la demander pour l’obtenir. Lorsque l’on creuse, tout le monde accepte l’idée que cela doit passer par le colloque singulier avec le médecin. On le constate même en Suisse, où l’on a l’impression qu’une personne « passe commande d’une euthanasie ». En fait, les Suisses sont en train de revenir en arrière. En tout cas, dans le contexte français, étudier une demande d’euthanasie consisterait à s’adresser au corps médical et à lui seul.

C’est une question qui, de nouveau, fait renaître les problèmes du pouvoir médical. Quand vous les poussez jusqu’au bout de leur raisonnement, on constate que les tenants de la dépénalisation ne proposent pas d’autre solution que celle passant par le corps médical. Les thèses qui envisagent une autre solution ne sont pas consistantes. La vraie solution est apportée par le corps médical. On butte ensuite sur une autre question : selon quels critères accéder à la demande ? Les pays proches – Belgique, Pays-Bas… – ont établi une liste de critères. Il serait extrêmement intéressant de savoir si les juristes français seraient à l’aise ou non avec ces critères relatifs au sérieux de la demande, à son caractère apparemment irrévocable, à la gravité de la situation, au fait qu’il n’y ait pas d’autres solutions alternatives…

Dans l’état actuel de nos travaux, si nous devions mettre un texte à l’étude, nous ne parlerions pas du « testament de vie ». Les difficultés et les objections à la mise en œuvre du « testament de vie » semblent très fortes. Nous suggérons à ceux qui voudraient dépénaliser, si la société le souhaitait, d’élaborer une loi qui se contenterait de traiter de la seule demande de la personne – du moins pendant au moins un certain temps. On verrait comment cela fonctionne, on mesurerait l’ampleur de la demande et s’il est besoin de se lancer dans la procédure du « testament de vie », qui, aux termes de nos auditions, semble en réalité être une fiction. Je ne m’étends pas plus sur ce sujet.

Le dernier point à étudier serait de déterminer la structure de suivi, qui à la fois conseillerait le corps médical dans la réponse à faire à la demande d’euthanasie et qui permettrait de vérifier le respect de la procédure. Tous les textes étrangers reposent en fait sur l’idée que si la procédure est correctement fixée, l’auteur de l’acte ne peut être poursuivi, ce qui est un système relativement simple. Il faut donc inventer une procédure claire.

Si la Commission nationale consultative des droits de l’homme devait préconiser cette démarche en deux temps – plan de modernisation et réflexion sur la dépénalisation de l’euthanasie -, c’est parce qu’elle n’est pas outillée juridiquement pour formuler des préconisations imparables du point de vue de leur combinaison avec le droit pénal.

Il serait sans doute nécessaire de décaler les deux opérations l’une par rapport à l’autre, autrement dit de mettre en route le plan de mobilisation de l’accompagnement de fin de vie, parallèlement à l’étude juridique sur la dépénalisation. Vous soulageriez ainsi l’ensemble des personnes confrontées à ce problème dans les hôpitaux, elles n’auraient pas à se demander si elles sont ou non en train de trancher les problèmes juridiques posés par l’euthanasie. Il faut donc essayer de séparer les deux questions et expliquer que, quoique l’on fasse en matière de dépénalisation, en tout état de cause, les médecins ont des devoirs en matière d’accompagnement de fin de vie.

Nous pensons que ce type de démarche devrait permettre à la société française de faire avancer le débat public qui reste insuffisant. Pour l’heure, et c’est regrettable, des personnes, même très bien intentionnées, bloquent sur la question et ne veulent pas entendre l’argument de l’autre. Le résultat est que le corps médical est déstabilisé. Même les médecins qui savaient ce qu’ils avaient à faire commencent à se demander ce qui va et ce qui peut leur arriver.

Mes propos ne sont peut être pas très juridiques, mais ils résument, en gros, l’état des travaux de la Commission consultative nationale des droits de l’homme.

M. le Président : Depuis le début de ses travaux au mois d’octobre, notre mission a auditionné de nombreuses personnes et nous abordons maintenant le volet juridique du problème. Nos conclusions paraissent rejoindre celles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Vous avez indiqué que l’on pouvait craindre que l’euthanasie soit une alternative aux soins palliatifs qui sont insuffisants. Ce serait ainsi un coup d’arrêt donné aux soins palliatifs, dont personne ne conteste aujourd’hui l’utilité ni même le droit, la loi de 1999 définissant les soins palliatifs comme un droit de chaque citoyen. Quelle que soit l’évolution de notre droit, de la pensée de nos concitoyens ou de l’opinion publique, la première certitude est que la demande de mort varie d’un à trente selon que l’on est ou non soigné dans une unité de soins palliatifs. Dès lors, la première action à engager, avant de toucher à la loi pénale, est de généraliser les soins palliatifs pour ne pas donner le choix de l’alternative de l’euthanasie, qui serait presque un justificatif à ne pas faire ou à ne rien faire pour ces soins. On risquerait de faire le choix d’une gestion économique de la santé dans laquelle il serait moins cher de gérer la fin de vie à coups de seringues, pardonnez-moi l’expression, que d’accompagner humainement les personnes dans la dernière période de leur existence !

Entre les deux solutions, consistant à dépénaliser et à laisser les choses en l’état, il existe peut-être une troisième voie qui consisterait à appliquer les bonnes pratiques, à aller regarder ce que fait le corps médical qui, de temps à autre, a certes encore des pratiques inacceptables, sauvages, clandestines, consistant à administrer des cocktails lytiques qui ne sont rien d’autre que des cocktails de mort, sans que le patient l’ait demandé, sans que l’entourage en ait été informé et sans que le collège médical en ait délibéré. Cela dit, aujourd’hui, dans la plupart des cas, la médecine, comme l’opinion publique et comme le droit, a évolué, même si les médecins connaissent quelque retard dans leur formation juridique et dans l’accompagnement de fin de vie, dans la mesure où leur formation est plus une formation à une médecine triomphante qu’à une médecine humaine et modeste. On se rend compte que certaines pratiques peuvent donner satisfaction, à la fois à ceux qui défendent l’idée que l’on ne doit pas, en tout état de cause, tuer et à ceux qui demandent à ne pas subir d’acharnement thérapeutique.

Le double effet des thérapeutiques calmantes, selon nous mal défini dans le code de déontologie et à plus forte raison dans le code de la santé publique, est un droit car les textes reconnaissent un droit à ne pas souffrir, qui peut aller jusqu’au droit au double effet ayant pour conséquence d’abréger la vie. Nous calmerions ainsi des angoisses de nos concitoyens qui se refusent à souffrir inutilement. Cela ne veut pas dire qu’il y ait des souffrances utiles et d’autres inutiles, mais cela signifie que si c’est pour « en arriver là », il est inutile de passer par ce calice de sang, comme le dit l’Evangile.

Notre société a progressé davantage sur la notion d’acharnement thérapeutique ou plutôt, sur ce que les médecins appellent l’obstination déraisonnable. Ce sont les progrès de la médecine et la technique qui sont à l’origine de ce phénomène ; en effet, les machines peuvent maintenir en vie des corps inertes, indéfiniment ou presque. Les réanimateurs ont été les premiers à décider d’arrêter des traitements jugés inutiles et vains dans le cadre d’un projet médical sans issue. Certains qualifient ce geste d’euthanasie, d’autres pas, peu importe. En tout état de cause, cet arrêt thérapeutique entraîne la mort. Sur un malade inconscient, cet acte doit être mieux encadré. C’est là une des clefs de l’apaisement du problème dans la société : nos concitoyens n’auront pas la crainte que l’on prolonge inutilement leur vie, alors qu’ils sont dans un état dégradé, - indigne, disent certains – et au prix de souffrances, particulièrement de l’entourage, à cause d’une agonie qui dure trop longtemps.

Dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, un troisième élément a été apporté au débat. Il s’agit du refus de traitement : jusqu’où le malade peut-il décider de refuser un traitement ? Ce refus ne recouvre pas l’action polémique du malade, qui demande au médecin de lui donner la mort. Ce refus est au contraire un acte réfléchi et délibéré. En toute liberté et en toute conscience, le malade définit jusqu’où il souhaite ne pas aller : il s’agit de refuser la troisième chimiothérapie, des rayons en fin de vie, des examens complémentaires qui peuvent présenter des inconvénients ; cela peut même aller jusqu’à refuser, dans certaines maladies, comme la sclérose latérale amyotrophique, d’être placé sous respirateur.

En la matière, la jurisprudence est assez disparate et met en avant le fait que le médecin peut passer outre le refus. Certes, il doit passer outre lorsqu’il s’agit d’un témoin de Jéhovah qui a vingt ans et qui est en train de mourir, parce qu’il refuse d’être transfusé. Mais s’agissant d’un malade en fin de vie atteint d’une maladie incurable, les données ne sont pas les mêmes : on doit considérer que ce refus de soins n’est pas seulement une liberté mais un droit. Ce refus ne change pas le cours global de son existence ; il en raccourcit uniquement le terme.

Il reste une quatrième situation, que vous avez évoquée. C’est la situation où malgré les soins palliatifs, malgré la sédation, et en ayant refusé les soins, le malade continue de manière persistante, réfléchie, lucide, à demander la mort. Il nous semble que l’espace de l’exception d’euthanasie se situe là. Et même dans cet espace, il y a la possibilité de la sédation, c’est-à-dire, en quelque sorte de faire dormir le malade ; on lui donne une mort réversible. La vraie liberté étant aussi de changer d’avis, on reste dans une situation humaine, où l’on propose de partir mais où l’on offre la possibilité de revenir. La chose la plus terrible dans la mort n’est pas tant le passage que son caractère irréversible : on ne peut pas demander à un mort s’il a changé d’avis.

Voilà les pistes que nous avons explorées. Il s’agirait de ne pas dépénaliser aujourd’hui, avant que les soins palliatifs ne soient étendus à l’ensemble du territoire, avant que les notions de refus de soins ou d’arrêts de l’obstination déraisonnable ne soient réellement en vigueur afin de protéger des pratiques médicales assez consensuellement admises. Ces solutions ne heurteraient même pas les convictions des grandes religions qui admettent que la mort naturelle ne doit pas être empêchée par une survie technique et artificielle. Cela nous permettrait de déterminer dans un ou deux ans, après des bilans d’étape, s’il y a nécessité, pour quelques cas, de dépénaliser.

Au sujet de l’affaire très médiatisée qui, soyons honnêtes, a été à l’origine des travaux de la mission, on peut se dire que si de telles dispositions avaient existé, on se serait posé la question de savoir si la réanimation n’aurait pas dû être interrompue avant. Par ailleurs, le fait de refuser les soins, en acceptant d’être calmé, aurait très probablement entraîné la mort dans un délai relativement bref. Enfin, s’il y avait eu un doute sur le caractère définitif de la décision, la sédation aurait pu être tentée.

Les outils que l’on pourrait mettre en place sont des alternatives assez consensuelles et humaines et permettraient de ne pas retomber dans ce débat stérile et caricaturé par les médias : êtes-vous pour ou contre le fait que l’on accède à la demande d’euthanasie de Vincent Humbert ?

Voilà où nous en sommes des travaux de notre mission. Cela ne s’est d’ailleurs pas fait sans problèmes. En effet, la mission compte des membres de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité qui sont partisans de la dépénalisation, d’autres qui, habités par des convictions religieuses que nous respectons, souhaitaient que l’on ne touche à rien. Cette évolution vous paraît-elle en accord avec la réflexion de votre Commission et avec les auditions auxquelles vous avez assisté ou relevez-vous des éléments d’opposition ?

Mme Nicole Questiaux : Vous n’avez rien à apprendre des travaux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Vous avez en réalité suivi le même parcours. Tout ce que vous avez dit rejoint en fait notre première série de propositions. Si l’on oblige le pays à se mobiliser sur ce sujet, il faut obtenir qu’à l’intérieur du système médical, se réalise un modèle de consensus susceptible d’être enseigné clairement et que l’on puisse donner des conseils autour des solutions que vous évoquez, en les valorisant.

Il ne faut pas négliger la difficulté d’application dans les faits d’un tel système. Même si l’on est d’accord, le problème réside dans la lourdeur du système hospitalier, afin d’obtenir un résultat tangible par rapport aux objectifs. C’est pourquoi, il faudrait placer la barre assez haut et exiger la création d’un organisme dont ce serait la responsabilité de parvenir à ces résultats. Il faudrait aussi assortir cela de moyens.

M. le Président : L’accréditation peut aujourd’hui servir à la réalisation de cet objectif.

Mme Nicole Questiaux : Si cela n’apparaît pas comme une priorité nationale, si les problèmes ne sont pas pris à bras-le-corps, s’occuper de l’accompagnement de la fin de vie n’apparaîtra pas comme un besoin prioritaire.

Si je présentais un projet reprenant à peu près vos propositions, il me semble qu’une majorité favorable pourrait se dégager à la Commission consultative nationale des droits de l’homme.

Nous pouvons, en revanche, diverger sur la question de savoir s’il convient de nous en tenir là, ou de mettre à l’étude un projet de dépénalisation. Je fais partie de ceux qui préféreraient qu’une autorité examine parallèlement ce dernier point, en prenant le temps nécessaire, afin d’obtenir le décalage que vous évoquez. Je crois en effet, peut-être avec hypocrisie, que l’idée d’un décalage serait très intéressante. Mais il faudrait être certain que l’État ait mis les moyens nécessaires à la réalisation des premiers objectifs. S’il ne se passe rien, nous risquons de nous retrouver avec un débat sur l’euthanasie qui viendrait contaminer l’effort fourni pour l’amélioration de l’accompagnement de la fin de vie.

Franchement, monsieur le Président, nous sommes vraiment en harmonie de pensée. Cela prouve, que lorsque l’on procède à des auditions sur ce sujet, les gens de bonne foi parviennent aux mêmes constats. La question est très difficile mais l’on peut s’entendre. En d’autres termes, si l’on peut différer sur la manière de traiter le dernier point, à mon avis, on peut difficilement différer sur le cœur même de vos propositions.

M. le Président : Sur le point de la dépénalisation, les juristes qui ne se placent pas sur le terrain moral, mais sur celui du seul droit, indiquent qu’il est possible juridiquement de mettre en place, un tel système. Encore faut-t-il que des précisions soient données sur les circonstances et la façon dont la demande est formulée. Il nous faudra aussi vérifier que les possibilités d’alternatives ont été examinées et qu’il n’y a pas eu de pressions particulières, de la part de l’entourage ou de la famille. Les partisans des soins palliatifs demandent qu’on les laisse évoluer ; pour eux, le problème n’existe pas, dans la mesure où la demande de mort est une angoisse de la mort qui serait vécue de manière dramatique par une personne, du fait de sa grande souffrance ou de conditions de dégradation importantes. Si le malade est rassuré sur le fait que l’on ne s’acharnera pas, qu’il sera accompagné, que son avis sera toujours demandé et que l’on gommera les symptômes douloureux – ce qui est très important –, la demande s’atténuera au point de s’évanouir.

Mme Nicole Questiaux : C’est là, en fait, que s’opère le clivage.

Je suis personnellement persuadée que vous avez raison. Je pense qu’il s’agit d’une demande fondée sur l’angoisse de la mort qui est exceptionnelle, dès lors qu’un malade en fin de vie bénéficie de bonnes conditions de prise en charge.

Cela dit, il reste l’idée selon laquelle cette question relève de la liberté de chacun. Le souci qui s’exprime dans la formule « C’est ma liberté » ne se satisfait pas de ces arguments. Vous n’auriez qu’une seule demande, on pourrait répondre qu’il est contraire aux droits de l’homme de dire à quelqu’un qui revendique cette liberté qu’il n’y a pas lieu de lui répondre.

M. le Président : Les pénalistes indiquent que nous aurions une vision du droit pénal un peut trop rigide et, qu’en réalité, le droit pénal prendrait cet aspect en considération. Ils nous disent : pourquoi dépénaliser et donc rédiger une loi normative et universelle pour des situations exceptionnelles, alors qu’il existe l’opportunité des poursuites et que les mobiles sont pris en considération ? Cela reviendrait à remettre en cause la liberté de l’action judiciaire. Ils estiment préférable que la loi, telle qu’elle est écrite, soit parfois transgressée et ils considèrent qu’il appartient au juge de préciser si cette transgression est passible de poursuites et, éventuellement de sanctions. Et l’on peut constater qu’en la matière, la jurisprudence n’est pas sévère.

Mme Nicole Questiaux : Il y a deux modèles – le modèle néerlandais et le belge –. Le modèle belge est très proche de nous. Nous pouvons l’utiliser comme laboratoire, car bien que la société belge repose sur des diversités qui ne sont pas les nôtres, en ce qui concerne la technique juridique et le droit pénal, le bon ou mauvais fonctionnement de la loi belge est extrêmement intéressant. Mais il est encore trop tôt pour tirer un vrai enseignement de la législation belge.

Les Néerlandais ont un système qui ressemble aussi au nôtre et présente l’avantage de mettre à disposition des moyens d’évaluation considérables. Ils avaient une bonne connaissance de leurs propres pratiques, ce que nous n’avons pas. Ils n’ont pas constaté d’évolution importante de ces pratiques après la nouvelle loi. Il s’agit de textes de procédures intelligentes et bien faites. Le propos est d’obtenir une transparence suffisante de l’acte et de son tracé.

Mais je voudrais vous dire quelque chose, même si je suis juge moi-même et si j’ai beaucoup aimé ce métier : méfions-nous des juges. En effet, ils sont persuadés que le jour où ils auront la belle affaire, ils sauront parfaitement peser tous les arguments, mais ils oublient l’essentiel : recourir au juge est pathologique. C’est oublier que lorsque la société a recours au juge pour des questions très graves, c’est que le débat est déjà faussé.

M. le Président : Un pénaliste qui vous a précédé ici de peu, annonçait « une très belle jurisprudence sur cette affaire ».

Mme Nicole Questiaux : Sur de telles questions, il ne faut pas croire utile qu’il faille attendre la jurisprudence ; le recours au juge est une forme de renonciation.

M. le Président : Certes, mais si l’on analyse cette affaire, l’on s’aperçoit qu’il y a peut-être eu, à un moment donné, une obstination déraisonnable, que si l’on avait accepté le refus du traitement par le patient, la mort serait survenue et, s’il avait accepté les soins palliatifs, elle serait survenue sans trop de souffrances. On se demande dès lors s’il est nécessaire d’arriver au petit matin avec une seringue, alors qu’il existe des outils consensuels dont l’emploi ne viole aucune conscience.

Mme Nicole Questiaux : Ce qui m’ennuie le plus, c’est qu’une politique d’accompagnement de la fin de vie dans le système médical hospitalier actuel, me paraît très difficile à mener. Il ne faut pas se cacher que cette politique signifie davantage de personnel. Au surplus, il n’est pas toujours jugé valorisant pour un médecin d’être affecté à un service de soins palliatifs. Pourtant, il en faudrait dans tous les hôpitaux. Il faudrait également mettre en place des systèmes ambulatoires de soins palliatifs.

M. le Président : Les services de soins palliatifs sont certes nécessaires, dans la mesure où ils permettent la formation du personnel et que des patients relèvent de tels services. Cependant, l’on ne pourra jamais y mettre tous les malades en fin de vie. Il faut donc susciter une sorte de révolution culturelle médicale hospitalière qui permettrait d’assurer une continuité des soins dans tous les services. Nous avons formé une quantité de médecins à une médecine de combats, de victoires, voire de triomphes. Des statistiques « à l’anglo-saxonne » ont été mises en place – morbidité, mortalité – par pathologie : tout cela fait que la mort est considérée comme un échec par le médecin. À partir du moment où le médecin est confronté à la mort, cela le renvoie à son insuffisance car il est formé à la toute puissance. Aujourd’hui, il y a d’un côté une médecine toute puissante qui sauve et de l’autre, une médecine compassionnelle. On voit bien que l’une rayonne et que l’autre pâlit. On peut avoir tendance à penser, même si ce n’est pas du tout le cas, que les « mauvais » soignants deviendront chefs de service de soins palliatifs, alors que les bons s’orienteront vers la filière triomphante. Il faut que nous fassions accepter l’idée que le médecin soigne et accompagne le patient, comme le prévoit le code de déontologie, dans un processus de soins continu qui présente plusieurs alternatives de stratégies thérapeutiques. Le problème est un problème de formation des médecins.

Mme Nicole Questiaux : C’est aussi celui des moyens et de leur planification. Il faudrait aller jusqu’à créer un lien entre le service hospitalier rénové et la médecine de ville. Ainsi, saura-t-on gérer les options : soit on hospitalisera au moment de la mort, soit l’hôpital aidera à mourir chez soi. C’est là l’objectif.

M. le Président : La fin de vie chez soi pose aussi des problèmes matériels de couches, de draps, de permanence, de réveil de nuit.

Mme Nicole Questiaux : En France, nous nous passionnons pour tous les grands débats contradictoires et détestons les choix collectifs de santé.

Voilà deux ou trois ans, le Comité d’éthique a rendu un avis sur les choix collectifs de santé. Nous soutenions l’idée à la mode que tout n’est pas nécessaire en matière de dépenses de santé, qu’il faut débattre avec la société de ce que nous voulons financer. Si un avis n’a pas intéressé les médias et les politiques, c’est bien celui-là !

Je rapporterai à mes collègues, membres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le plaisir que j’ai eu d’observer que les constatations du Parlement coïncident avec celles de la Commission, ce qui est très rassurant. Mais si nous voulons obtenir un résultat dans la société française telle qu’elle fonctionne à l’heure actuelle, je ne sais pas quel type de mobilisation il conviendrait de préconiser.

M. le Président : Il y a probablement une multiplicité de clefs. Tant qu’une chimiothérapie excessivement onéreuse et parfois inutile en fin de vie sera cotée dix fois plus – pardon d’utiliser ces termes – que l’acte d’un médecin accompagnant en fin de vie, nous resterons sous des jougs économiques. Tant que l’on cachera la vérité au malade, en le laissant croire qu’il va guérir, on se trouvera face à des conflits quand il s’agira de passer au stade des soins palliatifs et qu’on lui dira qu’on ne peut plus rien faire pour lui. Ce qui est d’ailleurs une expression inadéquate car déjà avant, on ne pouvait rien contre ce cancer métastasé. Et d’ailleurs qui évite la mort à quelqu’un ? Après les soins curatifs, on peut encore faire quelque chose pour le malade car le palliatif et le curatif s’inscrivent dans une même continuité de soins.

Mme Nicole Questiaux : J’imagine qu’un rapport fera suite à vos travaux.

M. le Président : Oui.

Mme Nicole Questiaux : En général, dans ces affaires, l’influence se diffuse lentement.

M. le Président : Oui, comme un sachet de thé !

Mme Nicole Questiaux : Il faudrait exprimer clairement les problèmes juridiques que pose la dépénalisation de l’euthanasie. Mais cela ne doit pas être utilisé comme un alibi pour ne pas faire de toute façon, et dès à présent, ce que tout le monde reconnaît comme indispensable dans l’accompagnement des fins de vie.

Audition de Mme Dominique Thouvenin,
Professeur de droit privé à l’Université Denis Diderot, Paris VII



(Procès-verbal de la séance du mardi 24 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie d’être venue participer aux travaux de la Mission d’information sur l'accompagnement de la fin de vie qui aborde sa phase juridique.

Nous avons entendu, dans un premier temps des philosophes, des historiens, des sociologues qui ont surtout mis l’accent sur le déni de la mort dans notre société. Dans un second temps, les médecins nous ont fait part de leurs inquiétudes : la médicalisation de la mort en a fait les acteurs incontournables des décisions de fin de vie et ils se trouvent, de ce fait, dans des situations délicates. C’est la raison pour laquelle, probablement par ignorance des règles de droit, les médecins craignent d’être mis en cause pour non-assistance à personne en péril, en particulier lorsqu'ils interrompent des traitements salvateurs ou augmentent des doses de médicament pour calmer la douleur, ce qui peut entraîner la mort. Enfin, ils sont inquiets, dans la mesure où le code pénal traite de la même façon l'arrêt de la machine et l'injection mortelle, sans prendre en compte les motivations de ces différents actes.

Il faut noter que le code de déontologie ne comporte pas les mêmes dispositions que le code de la santé publique. Or, les médecins ne connaissent pratiquement que le code de déontologie et la récente réforme du code de la santé publique n'a sans doute pas été entièrement assimilée par les professionnels concernés. Lors de l’adoption de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, il aurait sans doute été nécessaire de clarifier certaines situations.

Nous souhaiterions une harmonisation du code pénal, du code de la santé publique et du code de déontologie afin que ces textes forment un ensemble juridique, clair et cohérent.

Nous comptons sur votre audition pour nous aider à rechercher les voies de cette clarification et de cette harmonisation.

Mme Dominique Thouvenin : Les auditions de votre mission d'information n'étant pas publiques, je me suis appuyée, pour préparer mon intervention devant vous, sur une dépêche de l'Agence Reuters du 18 décembre 2003 qui faisait état de certains de vos propos et qui était intitulée : « La mission d'information sur la fin de vie s'oriente vers un meilleur encadrement des pratiques médicales. »

Vous m'avez sollicitée en ma qualité de professeur de droit. C'est donc d'un point de vue totalement juridique et pour proposer des analyses que j'interviendrai, et non pas pour exprimer ma propre opinion.

Les questions, que vous avez rappelées dans votre présentation, sont des questions qui reviennent de manière récurrente et sur lesquelles j'ai commencé à travailler, il y a déjà un certain temps. Le premier point essentiel à souligner est qu’environ 70 % des décès surviennent en milieu hospitalier. Par voie de conséquence, la question de la mort ou de la fin de vie dépend des pratiques médicales et s’inscrit dans ce cadre. Cela impose immédiatement de rappeler un point central : la fonction des médecins est de restaurer et d'améliorer la santé de leurs patients. Leurs missions sont orientées vers la vie et son maintien. Il me paraît donc impératif de poser le préalable que tout doit être fait pour que les patients qui entrent à l'hôpital n'aient pas le moindre doute sur la mission des médecins.

Parmi les personnes qui décèdent à l'hôpital, un bon nombre d'entre elles s'éteignent « normalement ». En revanche, les problèmes se posent dans deux catégories de situations. La première est celle où les soins, compte tenu de l'état de la personne, apparaissent comme vains et sont donc susceptibles de conduire à une décision d’abstention thérapeutique. Dans cette hypothèse, l’attitude des médecins ne s’analyse pas comme un refus de soins à une personne malade mais comme un choix, de ne pas entreprendre ou de ne pas prolonger une réanimation, en fonction des circonstances de l’espèce.

Il est certain que cette abstention thérapeutique peut avancer le moment de la mort. Dans une telle hypothèse, il ne me semble cependant pas que l’on puisse considérer qu'il s'agisse d'un arrêt délibéré de la vie, dans la mesure où la mort survient comme conséquence de la maladie et où les décisions thérapeutiques n’ont fait qu’avancer le moment de la mort. Par conséquent, il n'y a pas un choix délibéré de mettre fin à une vie.

Dans le texte de l’Agence Reuters, il semblerait que vous avez évoqué un socle réglementaire, élaboré à partir de recommandations. Je dois avouer que l'expression de « socle réglementaire » m'a semblé quelque peu étrange.

M. le Président : La dépêche dont vous faites état est une libre interprétation d'une interview que j'avais accordée à la presse.

Mme Dominique Thouvenin : Je vous donne lecture de cette dépêche : « Jean Leonetti, cardiologue hospitalier d'Antibes, doute ainsi que les pratiques de pose de cocktails lytiques à des personnes en fin de vie, avec l'arrière-pensée de libérer des lits, aient totalement disparu du monde hospitalier. J'ai bien peur qu'elles existent encore un peu, a-t-il indiqué. La mission envisage de créer un socle réglementaire à partir des recommandations pour les pratiques de fin de vie mises en place par les professionnels, comme celles édictées par la Société de réanimation de langue française. »

Je me suis appuyée sur cette dépêche, car elle constituait un élément d'information sur l’état des travaux de votre mission.

S'il s'agit, à propos de la situation où il apparaît que les soins sont désormais vains, de se mettre d'accord et de faire en sorte que les professionnels de santé adoptent des comportements professionnels codifiés et conformes à de bonnes pratiques, cela me paraît tout à fait pertinent et judicieux. Mais l’expression de « socle réglementaire » me paraissait quelque peu problématique.

La situation est totalement différente quand il est mis fin à la vie de la personne, de façon délibérée. Il s'agit bien là de provoquer la mort. Là aussi, une distinction fondamentale doit être faite. Il y a tout d'abord l'hypothèse où cette décision de mettre fin à la vie du patient émane du médecin. Par exemple, un médecin choisit d'utiliser un cocktail lytique, c’est une décision délibérée.

Dans cette hypothèse, il y a deux façons de tenter de régler le problème : celle proposée par le Comité consultatif national d'éthique avec l'exception d'euthanasie et celle proposée par l'Académie de médecine.

Je souhaiterais à ce point de mon intervention faire l'analyse de quelques règles juridiques de base. Tout comportement délibéré visant à mettre fin à une vie est susceptible de relever des infractions pénales relatives aux atteintes volontaires à l'intégrité physique de la personne. Dans le cas présent, ces actes peuvent être, selon les circonstances, qualifiés d’homicide volontaire pouvant éventuellement constituer un assassinat, s'il y a eu préméditation.

Il me semble utile d'insister sur le fait qu'il n'existe aucune catégorie juridique d'euthanasie. Au jour d'aujourd'hui, les poursuites à l'encontre des médecins se font sur des bases juridiques classiques : les infractions pénales générales d'atteinte à la vie.

L’avis du Comité consultatif national d'éthique est ainsi rédigé : « L'acte d'euthanasie devrait continuer à être soumis à l'autorité judiciaire ». – Je dois avouer que je ne sais pas ce que veut dire l’expression autorité judiciaire, je ne connais que les tribunaux de l’ordre judiciaire – « …mais un examen particulier devrait lui être réservé s'il était présenté comme tel par son auteur, une sorte d'exception d'euthanasie. » Compte tenu du contexte juridique qui est le nôtre, ce raisonnement juridique a des fondements extrêmement fragiles. Il est impensable que quelqu’un, quel qu’il soit, puisse dire que certes, il a mis fin à une vie, mais qu’il l’a fait pour des motifs d’ordre médical.

On retrouve une idée un peu voisine suggérée par l'Académie de médecine, le 9 décembre 2003 : « Considérant le vide juridique actuel qui entoure l'euthanasie, constatant que le terme même ne figure dans aucun texte législatif ou réglementaire, observant que, de ce fait, un acte d'euthanasie est assimilé à un assassinat… » Cette proposition appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il n'y a pas de vide juridique concernant l’euthanasie qui relève, comme je l’ai indiqué précédemment, de textes pénaux généraux. D'autre part, le terme ne peut évidemment pas figurer dans un texte réglementaire puisque les infractions pénales, les délits et les crimes, par hypothèse, ne peuvent être inscrits que dans une loi. Enfin, il est inexact de dire que l’euthanasie est assimilée à un assassinat ; en fait, ce sont les éléments constitutifs d’un tel acte qui correspondent à la définition de l’assassinat.

Je voudrais attirer votre attention sur le point suivant : rien ne serait pire que d'envisager de créer, pour des atteintes à l'intégrité physique, une catégorie d’infractions spécifiques aux médecins. Cela renverrait à la société, l’idée qu'il y a, au fond, des manières plus « élégantes » ou plus « acceptables » de mettre fin aux jours d'une personne. Cela créerait une confusion entre l'intention et les mobiles. L'intention s'analyse toujours de manière abstraite. Le juge se pose en effet la question : l'individu, compte tenu de son comportement, paraît-il avoir commis cette infraction ? Je dis « paraît » parce que le procureur de la République, quand il décide de poursuivre, ne poursuit pas une infraction, mais des actes potentiellement infractionnels, puisque c'est au juge qu'il revient de se prononcer sur la culpabilité. Si l'on créait de toutes pièces, comme le suggère l'Académie de médecine, une infraction qui serait en quelque sorte un homicide particulier parce que commis par un médecin, ce serait un choix tout à fait délétère.

J'aborde maintenant le second volet relatif à la demande émanant du patient lui-même, qui souhaite que le médecin mette fin à ses jours.

Je voudrais d'emblée écarter une revendication qui, au sens juridique, n'a pas de sens, celle du droit de mourir. Dans le système juridique français, une telle revendication n'a aucune logique, puisqu'il n'y a de droit, qu'autant qu'une loi accorde une prérogative positive à une personne. S'il s'agit de dire que les personnes qui ne veulent plus vivre et qui souhaitent se suicider, peuvent se suicider, dont acte ! Depuis la Révolution française, ce genre de comportement a cessé d’être condamné et le suicide n'est plus considéré comme une infraction.

Par ailleurs, la volonté de la personne n’a aucune conséquence sur l'infraction pénale. L'infraction pénale est un comportement qui est reconnu comme pouvant être puni par une loi, parce que la société en a décidé ainsi. Ce n'est pas parce que l'infraction aurait été réalisée à la demande d'une personne que cette infraction cesse d'exister. C’est une observation de droit élémentaire, mais compte tenu de ce que j'ai entendu par ailleurs dans des colloques auxquels j'ai participé, il me semble important de le rappeler. Ce n'est pas la volonté d'une personne qui disculpera celui qui aura commis une infraction.

En revanche, si le parlement décidait que, compte tenu de l'évolution des demandes et des pratiques sociales, il y avait lieu d'admettre la possibilité, pour une personne, de faire une demande d'être aidée dans sa mort parce qu'elle ne peut pas physiquement se la donner elle-même, se poserait alors la question de ce que l’on appelait, avant la réforme du code pénal de 1992, du fait justificatif de la loi, et que l’on nomme maintenant la cause d’irresponsabilité. C'est-à-dire que, comme c’est le cas de la loi de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse, on conserverait la dimension pénale, mais on admettrait, sous certaines conditions définies par la loi, qu'une personne demande à être aidée pour qu’il soit mis fin à sa vie. Cela supposerait qu'un médecin, compte tenu des moyens dont il dispose, puisse l'aider à le faire. Cela supposerait un texte de loi encadrant la demande. En tout état de cause, on resterait dans un cadre pénal.

Je voudrais à ce propos faire une précision. On entend toujours dire que la loi de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse a dépénalisé l'avortement. C'est totalement faux ; il n'y a pas eu dépénalisation puisque au contraire, Mme Veil qui, outre ses qualités remarquables de ministre de la Santé est une excellente juriste, avait conservé le fondement répressif dans le système juridique qu’elle avait élaboré. Certes, l'infraction d'avortement a disparu dans le code pénal de 1992, mais la construction d’ensemble conserve la dimension pénale, donc la dimension de faute. Une loi permettant de répondre à la demande précédemment évoquée, devrait indiquer dans quelles conditions un acte en ce sens pourrait intervenir. Cela constituerait donc un fait justificatif ou une cause d’irresponsabilité.

Sur le plan juridique, on pourrait admettre cette demande, comme l'ont fait les Belges et les Néerlandais dans la législation qu'ils ont mise en place. Mais cela serait vraisemblablement très difficile à assumer par les médecins, qui verraient ainsi leurs compétences sollicitées pour mettre fin à une vie, alors que leur mission première est de lutter pour maintenir la vie, comme je le rappelais au début de mon intervention.

Dans un système qui admettrait une telle construction juridique, seule l'expression de la volonté de la personne pourrait être prise en considération. Afin d'éviter tout risque d'influence de l'entourage sur la personne, il faudrait clairement énoncer que l'expression de la volonté soit indemne de tout vice, pour reprendre une terminologie du code civil. Par ailleurs, il faudrait laisser la liberté aux médecins de ne pas pratiquer certains actes pouvant aller à l'encontre de leurs convictions.

Les demandes des malades s'expliquent par le fait que les médecins ont plus de compétences techniques que l'individu lui-même. A ce propos, vous connaissez sans doute la décision rendue par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Diane Pretty, en 2002. Cette femme, atteinte d'une maladie incurable, avait sollicité l'aide de son mari pour mettre fin à ses jours. Dans cette perspective, elle avait demandé au procureur que son mari ne fasse pas l'objet de poursuites, ce qui était juridiquement impossible. La décision, rendue dans cette affaire, me parait de très grande qualité.

Voilà, ce que je souhaitais vous dire sur ce sujet.

M. le Président : La mission a bien intégré le fait que l'euthanasie n'existe pas, juridiquement, en tant que telle. Seules existent certaines catégories d’infractions ou de crimes.

Vous avez surtout insisté sur le cas où une demande de mort est exprimée par le patient. Vous avez envisagé quelques solutions, en évoquant notamment la cause d’irresponsabilité et la nécessité de vérifier l’absence de vice dans la volonté du malade et de se conformer à des dispositions médicales précises. Les Pays-Bas ont ainsi adopté une législation en ce sens.

Se posent plus fréquemment des problèmes liés à des situations d’arrêt de soins par le médecin ou de refus de soins de la part du malade, qui peuvent donner lieu à des mises en cause pour non-assistance à personne en péril.

Je sais que vous avez travaillé sur les droits des malades. Vous savez donc que la loi du 4 mars 2002 accorde au patient, dans une certaine mesure mais pas de manière totale et complète, la liberté de refuser des soins. A cet égard, considérez-vous que la loi est suffisamment explicite pour couvrir la situation des médecins qui arrêtent les traitements, soit à la demande des patients, soit chez des malades inconscients, en raison de la gravité de leur maladie, du caractère vain de la poursuite de la thérapeutique utilisée ou de la dépendance totale vis-à-vis de la machine ? Avez-vous le sentiment, comme nous ont dit le ressentir un certain nombre de médecins, notamment des réanimateurs et des néonatologues, qu’ils sont parfois à la limite de l'infraction ?

Mme Dominique Thouvenin : C'est effectivement une question que je n'avais pas évoquée car j'avais choisi d’aborder les constructions juridiques qui me paraissaient les plus délicates. Je savais cependant que vous alliez me poser cette question.

Je voudrais, en premier lieu, rappeler les énoncés juridiques de la loi du 4 mars 2002. Cette loi est fondée sur la reconnaissance de la volonté d'un individu malade mais lucide, qui va faire le choix des soins qui lui sont proposés, compte tenu de l'état de santé qui lui est décrit. En d'autres termes, avec cette loi, il y a un changement de paradigme important. Pendant cinquante ans, le pivot du système, du point de vue décisionnel, a été le médecin, s’appuyant sur un corps de règles déontologiques. Il faudra ainsi attendre 1995 pour que le médecin ait l'obligation de donner au patient l'information sur son état de santé, et encore a-t-il la possibilité de ne pas l'informer, s'il estime que cela n'est pas judicieux. Il y a maintenant un changement de décor dans la mesure où la loi accorde des prérogatives au malade s’appuyant sur des droits subjectifs. Le malade devient le pivot du système. L'idée est que le médecin l’informe sur son état de santé, puis sur les préconisations que son état requiert. La question des compétences demeure, car si le malade s'adresse à un professionnel de la santé, c'est parce que le professionnel a la connaissance et pas le patient. Ce n'est en effet pas parce que la loi accorde un espace de choix plus large au patient que cela en fait quelqu'un de compétent en matière médicale. L'idée en fait est d’aboutir à une collaboration entre le médecin et son patient. C'est ce dernier qui choisit, sur les conseils de son praticien, le traitement qu'il doit suivre.

M. le Président : Cela reste un pivot double.

Mme Dominique Thouvenin : Certes, mais c’est principalement le patient qui prend la décision. Toutefois, tout dépend de ce que l'on entend par prise de décision. En effet, confrontées à une maladie grave, la plupart des personnes n’auront pas le choix et suivront les préconisations du corps médical. Il n'en demeure pas moins que les textes donnent au malade la possibilité de choisir. Ce choix peut aller jusqu'à un refus de soins. C'est alors que la situation devient complexe.

Tout d'abord, les énoncés juridiques du code de la santé publique issus de cette loi sont très mal rédigés. Ils mettent le médecin dans une position inconfortable, l’obligeant à respecter le choix du patient mais aussi à s’efforcer de le persuader de la nécessité de se soigner.

Dans certains cas de figure, la question de savoir si le médecin doit respecter ce refus de soins ne se posera même pas, parce qu'il ne verra plus le patient. A ce propos, je voudrais évoquer un cas qui m'a personnellement marquée. Une des amies, avec qui j'ai fait mes études, a eu, très jeune, un cancer du sein. A l’époque, la seule solution était l’ablation. Elle vivait heureuse avec un compagnon pour qui cette opération ne posait pas de problèmes. Toutefois, mon amie n'en a pas supporté l'idée, elle ne voulait pas être mutilée. Dès lors, elle n'a plus vu de médecin et s'est laissée mourir. Elle a fait le choix de refuser cette mutilation, sachant qu'elle allait mourir de son cancer du sein, alors que si elle avait subi une ablation, elle aurait vraisemblablement survécu. Elle est, en fait, volontairement sortie du système médical.

Dans les situations que vous évoquez, les patients restent dans le système. Dans cette hypothèse, on peut appliquer la jurisprudence du Conseil d'Etat sur le refus de transfusion, qui me paraît être tout à fait équilibrée. Face à une personne dont le souhait est de ne pas se soigner, le devoir du médecin est, dans toute la mesure du possible, de continuer à dialoguer avec elle et, le cas échéant, de la faire changer d'avis. Mais il est vrai que les énoncés juridiques de cette loi sont très problématiques. Je vous rappelle cependant que dans le cas d'un patient qui manifeste et réitère sa demande de ne pas poursuivre les soins, il existe un arrêt extrêmement clair de la Chambre criminelle de la Cour de cassation de 1973, qui concernait un cancérologue. Ce dernier avait accédé à la demande de refus de soins du malade, non sans avoir préalablement essayé, avec insistance, de le convaincre. Il avait été poursuivi pour non-assistance à personne en danger. Il a été relaxé car le juge a considéré qu’il ne s'agissait pas d'une infraction volontaire, c'est-à-dire d’un refus délibéré du médecin de soigner la personne. Le médecin souhaitait soigner, mais le problème venait du fait que le patient refusait les soins.

M. le Président : Cela montre bien la difficulté de concilier, d’une part, l'obligation de donner des soins et de porter secours et, d’autre part, l'autonomie de la personne. Il me semble que l'énoncé « il faut qu'il ait mis tout en oeuvre... » est d'un flou juridique invraisemblable.

Mme Dominique Thouvenin : C'est effectivement un passage d'une mauvaise qualité juridique. Je l’ai écrit et je le répète.

En ce qui concerne le malade inconscient, je dois dire que l'attitude de certains réanimateurs me pose problème. En effet, je trouve très problématique que l'on se saisisse de certaines possibilités lorsque cela vous arrange. Je m'explique. Il se trouve que la loi a conceptualisé une notion nouvelle qui est la personne de confiance. Cette suggestion émane essentiellement des associations de lutte contre le cancer qui tenaient le raisonnement suivant : lors de l'annonce d'une nouvelle bouleversante, comme celle d’une maladie grave, en général la personne concernée n'entend et ne comprend pas bien, c'est un mode de défense. L'idée était donc de la faire accompagner d'une personne de confiance, choisie dans des catégories indiquées par la loi. Une personne proche, mais pas directement concernée par la maladie, peut ainsi avoir la distance nécessaire.

Il a par ailleurs été précisé que, lorsque la personne est hospitalisée, il peut lui être suggéré de désigner une personne de confiance. C'est là que cela devient problématique. Au départ, la personne de confiance est un proche qui accompagne et aide à entendre une nouvelle bouleversante. On constate, peu à peu, un glissement progressif du rôle de la personne de confiance. Puisque c'est le patient lui-même qui l’a désignée, elle serait en mesure d’exprimer la volonté du patient dans l'hypothèse où il ne serait plus en état de l'exprimer. Ce glissement a ouvert des perspectives à la fois à certaines catégories de médecins, mais aussi à certains directeurs d'hôpitaux. Je les comprends, car dans la situation d'un malade inconscient, ils sont face à la quadrature du cercle. En effet, en la matière, les règles du code civil demeurent heureusement d'une très grande qualité et extrêmement protectrices – il serait d’ailleurs judicieux de les conserver – vis-à-vis d'un malade inconscient, qui ne peut donc pas exprimer sa volonté, on considère que c'est un individu dont on ne sait pas ce qu'il voulait.

M. le Président : Ce qu'il veut. A la limite, s’il avait fait ce qu’on appelle un « testament de fin de vie », on pourrait toujours dire que l'on sait ce qu'il voulait.

Mme Dominique Thouvenin : Si j'ai utilisé le passé, c'est précisément parce qu'à un instant « T », une personne lucide se projette dans une situation qu'elle ne connaît pas. Or, précisément ce que l'on ne saura pas, c'est ce que veut la personne au moment où elle est en situation.

Le testament est un système remarquable dont la particularité est de porter sur la dévolution des biens. Le Code civil pose des exigences extrêmement précises, alors qu’il ne s’agit que de biens matériels. Or, je constate que, sur des questions qui me paraissent au moins aussi importantes, à savoir la protection de la santé et de la vie des personnes, on a affaire à des règles juridiques que je qualifierais de flageolantes. La rigueur de notre système, qui veut que l’on ne prenne en considération qu'une volonté clairement exprimée, fait bizarrement l'objet d'atténuations que je trouve extrêmement problématiques dans la loi du 4 mars 2002.

M. le Président : Selon cette loi, la personne de confiance n'a aucun pouvoir décisionnel.

Mme Dominique Thouvenin : Je suis d'accord sur le fait qu'elle n'a pas de pouvoir décisionnel mais c'est quand même un point d'entrée. Lorsque l'on fait un travail sur le droit, il faut toujours se préoccuper de savoir en quoi, un nouveau système va en entraîner d'autres. Je fais personnellement toujours un travail prospectif. Par ailleurs, je sais ce qui s'écrit du côté des médecins, notamment des réanimateurs. Le professeur Lemaire ne s'en était pas caché d’ailleurs, puisqu'il m'avait demandé, un jour, de travailler avec lui sur ce qu'il appelle la délégation de consentement que l’on peut résumer ainsi : un individu à un instant T exprime sa volonté auprès de son meilleur camarade ou autre ; celui-ci sera alors en mesure de prendre les décisions à sa place, au cas où il serait inconscient. L’idée est quand même dans l’air. Je reste très circonspecte face à de telles propositions. Je considère que l’application rigoureuse des règles relatives à l’expression de la volonté, dont le code civil constitue le pilier, est la meilleure des garanties pour la personne.

M. le Président : J'aimerais aborder avec vous la question de l'acharnement thérapeutique et de l’obstination déraisonnable ainsi que les nombreux cas de patients qui, du fait de la médicalisation de la mort, décèdent à la suite à l'arrêt du respirateur. Dans la pratique, il est fait application d’une procédure collégiale ; un certain temps doit s’écouler pour la prise de décision ; l’irréversibilité de la situation doit être vérifiée et l’entourage informé, son accord lui étant parfois demandé.

Il nous a été indiqué que 75 000 à 100 000 Français meurent, chaque année, des suites de l'arrêt d'une machine, respirateur ou autre, les réanimateurs que nous avons auditionnés ayant souligné qu'ils peuvent maintenir un corps en vie presque indéfiniment.

A un moment donné, constatant que les traitements sont vains et qu’ils sont dans une situation d'acharnement thérapeutique, les médecins prennent la décision d’arrêter. Or, ces médecins se sentent fragilisés. Pensez-vous qu'ils pourraient être accusés de non-assistance à personne en péril ? Certains juristes nous ont même dit que, dans la mesure où ces médecins ne pouvaient ignorer que l’arrêt des machines entraînerait directement la mort, on pourrait même considérer qu’il y a un acte délibéré de mettre fin à la vie. Estimez-vous qu’il y a une frontière très nette entre un acte non délibéré qui laisse la mort naturelle survenir et un acte délibéré comme celui d’arrêter un traitement ? Pensez-vous que juridiquement, il est possible de faire une distinction entre l’arrêt d’un traitement maintenant un patient en vie et le fait d’injecter, par exemple, des substances mortelles ?

Mme Dominique Thouvenin : J'ai beaucoup réfléchi à ce problème. Je ne considère pas que, dans cette hypothèse, il y a décision délibérée de mettre fin à la vie d'un patient. Quand les soins, compte tenu de l'état de la personne, apparaissent comme vains et conduisent à une abstention thérapeutique, cela peut certes avancer le moment de la mort mais, à mon avis, il ne s’agit pas d'un arrêt délibéré de la vie.

M. le Président : Pensez-vous que cela soit très clairement exprimé dans les textes ? Dans la loi, il n'est fait aucunement mention de l'acharnement thérapeutique et de l'arrêt des soins chez les malades inconscients. Compte tenu de la judiciarisation de la vie publique, il n'est pas impossible que des médecins soient mis en cause pour avoir arrêté une machine qui permettait de maintenir le malade en survie. L’action délibérée, commise avec préméditation, dans la mesure où il a fallu en délibérer, pourrait être qualifiée d’homicide volontaire.

Mme Dominique Thouvenin : Je n’utilise pas les termes d'euthanasie passive ou d'euthanasie active car ce sont des mots qui obscurcissent beaucoup le débat. Il y a toute une série de situations prises en charge collectivement et sur lesquelles s’élabore une véritable réflexion sur la prise en charge du malade. La décision n’est alors pas le fait d’un individu isolé mais le résultat d’une analyse de la situation : on considère que les soins sont vains et que l’on peut effectivement abréger la vie de la personne. Dans ce cas de figure, je ne considère pas qu’il y ait un acte délibéré visant à mettre fin à la vie. La mort est une conséquence et, même s'il y a arrêt du respirateur, elle n’est pas le but recherché. Ce choix médical nécessite toutefois d’être argumenté ; l'équipe doit être en mesure d'expliquer pourquoi, compte tenu de l'état de la personne, elle a pris cette décision.

J'ai ainsi à l'esprit le cas d'une personne qui, très jeune, a fait un accident cérébrovasculaire et dont le mari était anesthésiste réanimateur. Après l’avoir réanimée, l’équipe médicale a fini par arrêter les machines parce qu'elle était en état de coma dépassé, selon l’ancienne terminologie. Elle a néanmoins survécu, dans un état de coma chronique, pendant sept ans. Pendant cette période, aucun membre de l'équipe médicale n'a proposé de faire un geste pour activer sa fin.

Je n’ai pas pris le temps de vérifier en quoi consistent les différentes recommandations élaborées par les professionnels.

M. le Président : Ces recommandations portent davantage sur la procédure à suivre que sur le fond. Il est ainsi préconisé de prévenir l'entourage, de prendre la décision de façon collective et de respecter un certain délai de réflexion. Mais s’agissant du fond, il est pratiquement impossible de dresser une liste exhaustive des circonstances dans lesquelles l'arrêt de la machine peut être envisagé.

Mme Dominique Thouvenin : Vous avez évoqué par ailleurs la judiciarisation de notre société. Je vous avoue que ce terme me fait toujours sourire. Je voudrais vous rappeler que d’une manière générale, les contentieux civils n'ont cessé de diminuer ces dernières années. En fait, ce que craignent les médecins, c'est le procès pénal. A cet égard, je serai très claire. Quand on exerce une activité professionnelle médicale importante, on doit assumer ses responsabilités. J'irais même plus loin, en disant que je me félicite que le recours à la justice soit toujours possible car il peut constituer un système de médiation. C'est ce que rappelait un journaliste de « La Croix », à propos du médecin et de la mère poursuivis dans l'affaire Humbert. Il ressort, à l'évidence, au travers de ses propos repris dans la presse, que ce médecin a voulu que la question soit, par ce biais, posée sur la place publique. Si cela a été fait pour cette raison, cela me paraît pertinent. En effet, certaines catégories de médecin sont confrontées à des situations extrêmement difficiles. Il n'est pas pensable de les laisser gérer seuls ces situations et faire comme si les problèmes n’existaient pas. Il est bon que certaines questions soient abordées. Dès lors, le fait que des médecins puissent être poursuivis ne me paraît pas constituer un vrai problème.

M. le Président : C’est vrai qu’il serait inquiétant que les médecins soient à l’abri de toute mise en cause. Cela étant, l’appel à l’opinion publique a peut-être pour objet d’interpeller le législateur, afin qu’il précise certains textes, de sorte que ce qui est socialement admis et humainement admissible soit protégé et que soient réprimées certaines pratiques.

Mme Dominique Thouvenin : Nous sommes tout à fait d'accord. C'est, en ce sens, que je dis que le recours à la justice pénale ne me paraît pas, en soi, être un problème. Cela peut être, au contraire, l'occasion d'une discussion, y compris d'une intervention du législateur qui estimerait que le dispositif n’est pas assez clair et que des situations méritent d'être précisées et encadrées.

M. le Président : Les travaux de notre mission se situent dans cette optique. Nous sommes d'accord sur le fait que la loi est relativement floue, qu'elle mérite d'être éclaircie et qu'il y a une mauvaise coordination entre le code de déontologie et le code de la santé publique. Il conviendrait d’harmoniser et de clarifier les différents textes. En la matière, quelles seraient vos propositions ?

Mme Dominique Thouvenin : Je voudrais tout d’abord préciser que le code de déontologie médicale est un décret en Conseil d’Etat. Dès lors qu’un règlement est en contrariété avec la loi - ce qui est le cas actuellement - c'est le règlement qu'il faut modifier. Récemment, j'ai fait une intervention dans un centre hospitalier universitaire, en collaboration avec le Président du Conseil régional de l'Ordre des médecins. Ses propos étaient très déroutants et, d’ailleurs, nous avons pu en discuter après. Il était intervenu avant moi pour expliquer comment, selon les recommandations du code de déontologie, le médecin a la possibilité de ne pas donner d'informations au malade. Cela est en contradiction avec la loi. Il semblerait que le Conseil national de l'Ordre des médecins soit tenu de travailler sur la réforme du code de déontologie depuis un certain temps, mais pour l'heure, cette réforme ne semble pas déboucher. Si le code de déontologie est en contradiction avec la loi, il doit être mis en conformité. C'est le minimum minimorum.

Les dispositions du code de la santé publique relatives au refus de soins sont très confuses et mériteraient d’être réécrites de façon claire. Le modèle juridique utilisé est celui des droits subjectifs, c'est-à-dire des prérogatives que l'on donne à quelqu'un en tant qu'il relève d'une catégorie. La particularité de ce système est qu'il crée une obligation en réciprocité. Ainsi, quand la loi dispose que la personne a le droit d'être informée sur son état de santé, elle crée une obligation corrélative pour le professionnel de santé de donner cette information. Quand, dans l’énoncé du texte, il est dit : « Le médecin doit respecter la volonté de la personne », on voit bien que c’est une incohérence du point de vue des droits subjectifs. C'est un passage tout à fait incertain juridiquement or un texte qui est source d'incertitude est un mauvais texte.

M. le Président : Y a-t-il eu une jurisprudence sur ce texte ?

Mme Dominique Thouvenin : La seule décision, d'ailleurs très bonne, a été prise par le Conseil d'Etat. Ce dernier a rendu un arrêt dans le cadre très particulier de la toute nouvelle procédure du référé-liberté. Référé-liberté, cela renvoie à la liberté. En fait, le Conseil d'Etat a rendu un arrêt très représentatif de sa propre jurisprudence en matière de libertés publiques et de celle du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme : il n'y a jamais de liberté absolue et il y a toujours des mises en balance.

Le raisonnement du Conseil d'Etat est le suivant : on peut considérer qu'il y a une liberté, au sens où la loi donne un droit à la personne malade de prendre une décision concernant sa santé, y compris celle de refuser des soins mais il faut mettre cette liberté en balance avec la mission première du médecin qui est de sauver la vie.

Il s’agissait de témoins de Jéhovah qui refusaient les transfusions sanguines ; leur survie était en jeu. Le message donné au médecin par le juge administratif est le suivant : s'il ne s'agit pas de soins impératifs, le médecin doit respecter le choix du malade. S’il y a risque vital, il doit monter au créneau et négocier avec le patient. Auparavant, dans cette négociation, la décision du médecin pouvait être prépondérante. Ce n’est plus le cas maintenant. Toutefois, la loi ne va pas jusqu’à préciser que la décision du malade doit l’emporter. Cela aboutit à un système relativement compliqué à mettre en œuvre et qui, en tout état de cause, implique une négociation. Il s’agit là du cas de figure où la personne est lucide. Quand la personne n'est pas lucide, c'est encore plus complexe. Je suis très partagée. Autant je pense qu’il est tout à fait légitime que la famille soit informée, en revanche je ne vois pas pourquoi ce serait elle qui prendrait la décision.

M. le Président : En fait, il y a différentes catégories de décisions. En ce qui concerne l’arrêt du respirateur, par exemple, la décision se prend sur la base de données médicales. La famille n’ayant pas de connaissances techniques, il est difficile de lui demander de décider. Lui donner des informations brutes implique cependant de tenir compte de son avis. Ainsi, tous les médecins que nous avons auditionnés, nous ont indiqué que devant la réticence de la famille pour débrancher une machine, ils maintiennent la réanimation. Les négociations se font au cas par cas.

Je reconnais certes que les notions d’acharnement thérapeutique ou d'obstination déraisonnable, sont des concepts difficiles à définir. Où se situe la frontière entre l’acharnement salvateur et l’acharnement thérapeutique ? Toutefois, je m’étonne que ces notions n’aient pas fait l’objet, ne serait-ce que d’une tentative, de définition dans les textes. L’acharnement thérapeutique constitue quand même un épouvantail pour la plupart de nos concitoyens et l’arrêt d’un respirateur est susceptible de constituer un homicide !

Mme Dominique Thouvenin : Je vous rappelle le contexte dans lequel s’inscrit la loi du 4 mars 2002 qui fait quand même 85 pages ! Ces dispositions concernaient à l’origine les malades conscients et lucides. Par ailleurs, il a fait l’objet de navettes parlementaires qui ont dû être faites rapidement. Il est cependant toujours possible de revenir sur un texte et de l'améliorer. S’il n’y est pas fait de mention de l'acharnement thérapeutique, c’est que ce n'était pas la question centrale.

Je répète que l’arrêt de soins vains et inutiles, même si cela entraîne la mort, ne doit pas être considéré comme étant à l’origine de cette mort.

M. le Président : En fait, le problème est de savoir quelle portée donner aux mots « vains » et « inutiles ». Un respirateur qui maintient en vie un patient est inutile, mais il a quand même l’utilité de maintenir en vie, même si cela est inutile dans la perspective d’une vie à plus long terme. Je comprends donc qu’il y ait eu des réticences à élaborer un texte en la matière, mais peut-être pourra-t-on essayer de le faire dans le cadre de nos propositions…

Mme Dominique Thouvenin : Ce n’était pas la préoccupation centrale du texte.

M. le Président : C'est vrai que le texte s’inscrivait plutôt dans une optique de choix thérapeutique, par exemple, de se faire opérer ou pas. En fin de vie, les problèmes se posent différemment. Il serait concevable qu’en fin de vie, le droit de la personne à refuser des soins puisse être renforcé, si les traitements lui apparaissent vains et inutiles. On pourrait, dans ces situations, faire prévaloir l’autonomie de la personne sur l’obligation de donner des soins incombant au médecin. En effet, dans ce type de situations, il ne s’agit plus de simple choix thérapeutique.

Mme Dominique Thouvenin : Vous avez raison.

En fait, tous ces problèmes nous renvoient aux rapports qu’entretient notre société avec la mort. Nous n’avons pas choisi de vivre mais nous savons que nous mourrons même si nous en ignorons l’instant ! A la fin d'un article sur le voile, paru récemment dans « Le Monde », un philosophe évoquait la peur panique de nos sociétés occidentales vis-à-vis de la mort. Peut-être, serait-il intéressant que nous nous reposions la question des soins raisonnables dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la mort. Il serait sans doute préférable de ne pas y adjoindre l’adjectif « vain ». « Vanité des vanités, tout n’est que vanité » : cela nous renvoie toujours à l’idée de la mort !

Je vous confirme que le passage sur le refus de soins est mal rédigé. Mais ce ne sont pas les professeurs de droit qui élaborent les lois !

M. le Président : Vous les inspirez.

Mme Dominique Thouvenin : Je ne le crois pas. En revanche, il en est de la production législative comme de la parenté : une fois l'enfant né, il vous échappe. Avec des amis députés, il m'est arrivé d'avoir des passes d'armes au cours desquelles je leur faisais la démonstration que le sens d’un texte était différent de celui qu'ils pensaient avoir voté. Les textes votés par la représentation nationale évoluent et, personnellement, j’y tiens beaucoup, car cela s'appelle la démocratie. C'est la raison pour laquelle j'ai précisé, dans mon propos liminaire, que je n'ai pas à intervenir dans un choix qui, pour moi, est un choix de société. En revanche, je peux vous indiquer que telle rédaction pourrait entraîner des problèmes et que telle autre lèverait certaines ambiguïtés.

Audition de M. Bernard Beignier,
Doyen de la Faculté de droit de Toulouse


(Procès-verbal de la séance du mardi 24 février 2004)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Je vous remercie d’avoir accepté d’être entendu par la Mission d’information sur l'accompagnement de la fin de vie, qui entre maintenant dans sa phase juridique. Les auditions des philosophes, des religieux, des historiens, des sociologues nous ont fait prendre conscience du déni de mort, dans les phases précédant et suivant celle-ci. Nous avons ensuite écouté des médecins qui nous ont fait part de leurs inquiétudes car la médicalisation croissante de la mort en fait les acteurs quasi incontournables des décisions de vie et de mort et rend plus complexe l'exercice de leur pratique.

Il semble justifié que la demande de mort s’adresse au médecin plutôt qu'à un entourage car il a la connaissance, la compétence et son action s’inscrit dans le cadre de soins continus. Les médecins sont plus inquiets par rapport à l'interruption d'un traitement salvateur car ils craignent d'être inquiétés pour non-assistance à personne en péril. Ils sont également inquiets, probablement par insuffisance de connaissances juridiques, lorsqu'ils pratiquent ce que l'on appelle le double effet, c'est-à-dire lorsque l’augmentation des doses de médicament pour calmer la douleur peut entraîner la mort du patient. En outre, ces professionnels qui font la distinction entre l'arrêt de la machine qui entraîne le décès et l'injection mortelle, qui est la mort délibérément donnée, sont préoccupés de constater que le code pénal ne considère les motivations et les actions des individus que dans leurs conséquences prévisibles.

Par ailleurs, il apparaît que le code de déontologie ne dit pas la même chose que le code de la santé publique. Or les médecins ne connaissent pratiquement que le code de déontologie. De plus, la réforme récente introduite dans le code de la santé publique n'est pas encore complètement entrée dans les moeurs. En dernier lieu, il nous semble que sa rédaction mériterait d’être clarifiée, que ce soit par l'ajout ou par la suppression de phrases, voire de chapitres.

En l'occurrence, notre souhait est de voir s'harmoniser le droit pénal avec le code de la santé publique et le code de santé publique avec le code de déontologie pour qu'il y ait un continuum et une clarification de l'ensemble de ces codes. Nous nous situons donc aujourd'hui dans une perspective de clarification et d'harmonisation.

Au-delà de ces différentes questions, il reste celle de l'irresponsabilité pénale qui, introduite par une loi, permettrait, dans des circonstances bien particulières, de donner la mort à un malade conscient qui le demande.

Notre premier débat concerne donc une mise en conformité des textes existants avec la pratique médicale et la réalité. Le second débat est de déterminer s'il conviendrait ou non de changer les règles, une fois celles-ci harmonisées.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle quelques ouvrages et articles de votre brillante bibliographie. Vous avez, entre autres, participé au « Que sais-je ? sur l'euthanasie » avec M. Nicolas Aumonier et M. Philippe Letellier. Vous avez écrit les fascicules du jurisclasseur civil « Le mort » et « La mort », « Constat de mort, le critère de mort cérébrale » (JCP-1997-II-22830), « Respect du deuil, respect de l'intimité » (Dalloz 1998 – p. 225), « Vie privée posthume et paix des morts » (Dalloz 1997 – 255), « Le droit de la personnalité » (Que sais-je ? – 1992) et « L'honneur et le droit » (LGDJ – 1995).

Agrégé de droit privé et de sciences criminelles, Docteur en droit, vous avez débuté votre carrière en qualité de chargé d'enseignement à la Sorbonne en 1981 et vous êtes actuellement Directeur des études de l'Institut d'études judiciaires de Toulouse et Doyen de la faculté de droit de Toulouse.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Bernard Beignier : Je voudrais très brièvement vous exprimer tout l'honneur que je ressens d'être écouté par la représentation nationale à l’occasion de ce débat qui est essentiel.

En premier lieu, je rappellerai un élément fondamental qu'il convient d'avoir présent à l'esprit, c'est que nous sommes tous concernés par cette question de la mort. Nous ne savons pas comment nous mourrons. C'est un point capital par rapport à d'autres débats de société qui peuvent ne concerner qu'une partie de la population. En revanche, dans le cas qui nous intéresse, chaque Français s'interroge sur la façon dont il souhaite mourir et sur ce qui l'attend à l'heure dernière.

Pour aller droit au but, je ne reviendrai pas sur des données qui ne sont pas celles d'un juriste. Je m'exprimerai donc uniquement en ma qualité de juriste, dans la perspective de la rédaction d'un texte.

J'ai prévu de diviser mon propos en quatre points : les postulats de départ, un argumentaire, des conclusions et des propositions concrètes d'ordre législatif.

S'agissant des postulats, on peut les ordonner autour de trois idées, chacune d'entre elles méritant une réflexion approfondie :

– Tout dans une société ne se règle pas par le droit.

– Tout dans le droit ne se règle pas par la loi.

– Toute loi n'a pas nécessairement une perspective pénale.

Ces trois éléments de réflexion me paraissent importants. Nous sommes dans une société qui juridicise tout et qui, au bout du parcours, pénalise tout. J'ai bien conscience que c'est dans l'optique d'aménager des libertés mais il ne faut pas oublier que si le symbole de la justice est la balance, celui du droit est l'épée.

Le droit est une norme dure, qui donne parfois au juge une certaine latitude mais dans la mesure où il est un peu le bistouri de la société, il faut l'utiliser quand il n'y a pas d'autres moyens.

De ce point de vue-là, aussi paradoxal que celui-ci puisse paraître dans la bouche d'un juriste, j'estime qu'il ne faut pas se précipiter pour régler systématiquement tous les problèmes d'une société par le droit. En tout cas, il convient de se dire que le droit a des déclinaisons internes qu'il faut savoir utiliser et qu'il est préférable d’éviter, autant que faire se peut, d’introduire systématiquement une sanction pénale.

En ce qui concerne l'argumentaire, je l'ai divisé en neuf interrogations.

– Tout le monde est pour l'euthanasie. Pour ma part, je suis étonné que les sondages n'atteignent pas les 100 % et ne se situent qu'aux alentours de 70 %. La question est tellement elliptique et fuyante qu'elle ne signifie pratiquement plus rien. J'ai le souvenir d'un de mes professeurs qui nous disait qu'il est très facile de gagner un référendum. Il suffit de dire « approuvez-vous ma politique ?» et « aimez-vous la crème au chocolat ? », avec à la clé, 98 % de oui.

Quand on demande aux Français s'ils sont pour ou contre l'euthanasie, encore faudrait-il s'entendre sur le mot. Le terme actuel, dans le droit français, n'est employé que pour les animaux, dans la loi sur les pitbulls. L'incertitude vient de ce que la discussion oppose souvent euthanasie passive et euthanasie active. D'autres plus qualifiés que moi ont dû vous démontrer que cette opposition n'a pas de sens. La vraie césure empruntée à la doctrine espagnole, est beaucoup plus claire et oppose l’euthanasie provoquée à l’euthanasie naturelle.

L'euthanasie provoquée, qu'elle soit active ou passive, est illicite, puisqu'elle est un acte mortifère qui consiste à donner la mort à quelqu'un. Quant à ce que les Espagnols appellent très justement l'euthanasie naturelle, c'est le sens originel, celui que donnait Francis Bacon, c'est-à-dire que la mort arrive aussi naturellement que possible, à l'heure où elle doit arriver mais sans souffrance.

De ce fait, à propos du problème de la dignité qui est une notion de droit, aujourd’hui utilisée peut-être abusivement mais entrée néanmoins dans le vocabulaire juridique, on peut dire que l’euthanasie provoquée est contraire à la dignité de la personne, alors que l'euthanasie naturelle, au contraire, respecte ce principe.

– Il est licite d’interrompre un traitement, il est illicite, juridiquement et déontologiquement, d'interrompre des soins. Il est donc important, dans un texte, de dissocier soigneusement l’abstention de traitement qui est licite, dès lors que le patient le souhaite, et l’abstention de soins qui, elle, est illicite.

– Le principe du respect de la volonté est essentiel, le principe de l'indisponibilité de la personne également. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que ce dernier principe, connu de tous les droits européens et du droit français, a posé des problèmes en jurisprudence sur une autre question, celle du transsexualisme. Ce principe d’indisponibilité de la personne a d’ailleurs des échos en droit, notamment à propos de la filiation. Personne n'a le droit de renoncer, par avance, à une action qui ferait reconnaître sa véritable filiation. Par conséquent, la personne n'est pas propriétaire de son corps car le sujet de droit se confond avec la personne. C'est en cela que l'on ne peut pas dire qu'il y a une disponibilité de la personne, sinon on en viendrait à admettre que toute personne peut se vendre volontairement à titre d’esclave comme cela se faisait sous l’empire du droit romain.

Ces deux principes, respect de la volonté et respect de l'indisponibilité de la personne, doivent se combiner. Il s’en déduit qu’il faut être très clair : il n'existe pas de droit à la mort. C'est une expression qui ne signifie strictement rien. S’il existait un droit à la mort, les pompiers de Clermont-Ferrand, qui ont sauvé la vie de Mme Quilliot, auraient dû être condamnés par le tribunal correctionnel de cette ville. En revanche, il existe un droit sur sa mort, un droit à maîtriser tous les instants de la vie, y compris les derniers, ce qui est tout à fait différent.

Sur la question du droit à la mort, la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Diane Pretty, a pris une position tout à fait satisfaisante et qui résume clairement ces données.

– « Le testament de vie. » Les mots jurent par eux-mêmes, puisque le testament, en droit français, est défini par le code civil comme un acte qui prend effet à la mort d'une personne. Par conséquent, un document, qui a des effets antérieurs à la mort, constitue un contresens juridique absolu.

De plus, il faut reconnaître que l'appellation « testament de vie » pour réclamer la mort est sujette à un certain nombre d’incertitudes. Dieu sait si le droit français comporte des imprécisions extraordinaires, même si nous nous flattons souvent d’être très rigoureux en France, à tel degré que celui qui fait partie d'une association est un sociétaire et celui qui fait partie d’une société est un associé. Il faut avoir présent à l’esprit ces fantaisies de notre langue. On peut toutefois retenir cette appellation de « testament de vie », car elle est maintenant passée dans le langage courant, à condition de préciser ce qu’est un « testament de vie » et en quoi il peut être licite ou illicite.

Ceci nous ramène au premier point de l’argumentaire. Un « testament de vie » qui solliciterait la mort, donc le suicide assisté, est contraire à l’ordre public, à la loi et au principe constitutionnel de dignité de la personne. En revanche, on peut considérer que c'est un acte tout à fait licite, dès lors que la personne indiquerait que, pour le jour où elle perdrait conscience ou ne pourrait plus s’exprimer, elle souhaiterait que le médecin qui aurait à la soigner sache qu'elle accepte ses soins et qu'on lui épargne la souffrance mais qu'elle affrontera la mort à l’heure où elle viendra.

Ce « testament de vie » est déjà utilisé en Allemagne. Il y a quelques années, dans la revue « La semaine juridique, édition notariale », un notaire avait publié cet acte utilisé par les Allemands alors que vous connaissez la répulsion qu'ont les juristes allemands, pour des raisons historiques faciles à comprendre, à l’égard de l’euthanasie. Si, dans son testament, la personne précise que, dès lors que le médecin aura estimé que sa guérison ne peut plus être raisonnablement espérée, elle demande qu'on lui épargne de souffrir et qu'on l'accompagne, c'est un acte tout à fait licite.

M. le Président : Sur ce point, quelle est la différence entre les personnes qui auraient écrit ce texte et celles qui ne l'auraient pas écrit ?

M. Bernard Beignier : Actuellement, compte tenu du code de déontologie, cela ne fait aucune différence. Comme cet acte est établi par un notaire, il peut être utile, face à un praticien de la santé rigoureux et consciencieux, que le patient exprime ses souhaits sur la question et précise par avance qu'il accepte la mort quand elle viendra mais qu’il souhaite être soigné jusqu’au bout, sans acharnement thérapeutique. Cela aurait donc un effet incitatif à l’égard de certains médecins qui, pour des raisons diverses, n’ont peut-être pas reçu la formation nécessaire à l’accompagnement du mourant.

Il ne s'agit pas, pour moi, d'émettre un avis sur l'obligation de légiférer ou non en ce sens mais de bien dissocier le contenu de ce document et de montrer qu’il peut être tout à fait licite.

A cet égard, il y a quelque temps, le Conseil supérieur du notariat m'a sollicité, comme d’autres de mes collègues, dans la perspective d’une possible réforme du droit des libéralités qui est infiniment souhaitable. Quand on étudie ce droit dans le code civil, on constate que c'est une des rares parties qui date de 1804, avec des antiquités absolument extraordinaires telles les dispositions relatives au testament en temps de peste ou à bord de navires sur le point de sombrer. Il est évident qu'il conviendrait de réformer ce droit, qui a particulièrement vieilli.

Lorsque j'ai émis un avis sur cette question, j'ai indiqué qu’il y avait, aujourd'hui en France, un véritable problème sur les dernières volontés. Celles-ci font l’objet de la loi du 15 novembre 1887, qui est incluse dans une annexe au code civil sous l’article 895. A l'époque, cette loi avait été votée pour garantir une liberté totale dans l'organisation des funérailles, notamment pour qu’elles puissent être civiles ou religieuses. Aujourd'hui, le directeur de la revue « Droit de la famille » que je suis, peut vous affirmer que l’application de ces dispositions se heurte à de réelles difficultés. Il existe un contentieux sur les funérailles qui est assez singulier, du fait que les familles sont dispersées, déchirées, qu'il y a souvent des incertitudes liées au concubinage, au lieu d'inhumation de la personne, le pire étant de savoir si son souhait était d'être incinérée ou inhumée.

Nous avons eu des décisions extraordinaires par lesquelles le juge a ordonné le partage des cendres entre deux parties de la famille. Dans le Midi de la France par exemple, des querelles sont souvent portées devant le juge d’instance, pour savoir si le défunt doit être rapatrié dans un pays du Maghreb ou inhumé en France, au cas où il y a un carré musulman. On voit donc se dessiner un nouveau contentieux des funérailles qui avait très largement disparu.

On pourrait envisager, au-delà du testament de nature patrimoniale, un autre acte, que pourrait enregistrer un notaire et qui ferait état des dernières volontés à respecter lors des derniers moments de la vie et du règlement de cette question. C’est une piste qui peut être ouverte et qui passerait par une rénovation de l'idée même de testament.

– La loi du 4 mars 2002 a consacré la possibilité de désigner une personne de confiance dans son article L. 1116-1 du code de la santé publique. On peut considérer que ce texte est bien rédigé mais contester peut-être son emplacement au sein du code de la santé publique qui est paradoxalement quasiment ignoré tant du corps médical que des juristes. C’est la raison pour laquelle je vous suggère de vous inspirer du code civil du Québec qui fête cette année, son dixième anniversaire, et qui est le fils légitime du code Napoléon. Dans ce code, une section 1 intitulée « Des soins », est intégrée dans les droits de la personnalité. Je vous donne lecture de l’article 11 : « Nul ne peut être soumis sans son consentement à des soins quelle qu’en soit la nature. »

Il est difficile de bouleverser l'intégralité de notre code civil tel qu’il est, mais il serait possible de rattacher les dispositions de la loi du 4 mars 2002 à l’article 16-3 qui est la suite de la législation du 29 juillet 1994 sur les lois de bioéthique. Ce texte ne dit pour l’instant que la chose suivante : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne. Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement, hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir. » On pourrait donc, me semble-t-il, ajouter éventuellement à ce texte un ou deux alinéas rappelant les données liées au fait que la personne peut librement consentir à une cessation du traitement, lorsque le moment s'en fait sentir, mais non pas à une cessation de soins.

Je vous rappelle le mot très célèbre de Demolombe, grand juriste du 19e siècle, selon lequel « le code civil est la constitution civile des Français ». Le code civil constitue le texte de base de tous les juristes. Peut-être serait-il utile d’insérer un nouveau texte dans ce code, comme lorsqu’il y a quelques années, votre assemblée y a placé le droit de la nationalité. On peut dire qu'actuellement, tout le titre préliminaire du code civil a été profondément modifié, pour devenir une sorte de charte des droits fondamentaux de la personne.

– La gestion des derniers moments d'une personne à l'agonie relève des seuls médecins, qui ont seuls compétence pour agir. Nous revenons au premier postulat, c’est-à-dire que le droit ne peut pas tout régir. Cette question relève de la compétence et de la conscience des médecins. J’avoue personnellement que, lorsque j'en discute avec des juristes, je leur demande toujours de quelle manière ils vont pouvoir intervenir, car ce n'est pas au juriste d'établir le comportement que doit suivre le médecin dans une telle situation. Soyons très clairs, ces questions ayant trait à la fin de vie concernent tout d’abord et avant tout les médecins.

A ce titre, vous pourriez vous inspirer de la législation concernant les aliénés mentaux car, depuis qu’un Toulousain célèbre, Esquirol, a libéré les fous de la Salpétrière, il n’a jamais été contesté que leurs soins incombent aux seuls médecins psychiatres. Les juristes n'interviennent que pour fixer des règles de procédure qui permettent d'éviter les abus. Pour ce faire, il conviendrait de clairement énoncer dans un texte, qui devrait être le code de déontologie, que ces questions doivent être résolues par les médecins et être encadrées par une procédure.

– Le principe de prudence impose des décisions véritablement collégiales et non hiérarchiques qui dissolvent la responsabilité. En introduction, je rappellerai que le principe de précaution est un très vieux principe. Saint Thomas d’Aquin l'évoquait déjà. J’ai toujours été très surpris qu’à propos de l'affaire de la vache folle, on ignore que le Roi Louis XV avait fait abattre des troupeaux car ils étaient frappés par une épidémie. Les choses ne sont pas si nouvelles que cela.

Le principe de précaution pourrait être doublé d’un principe de prudence. Cela fait partie des vertus cardinales. Au fond, les juristes pratiquent depuis très longtemps ce principe de prudence qui est celui de la collégialité. Il me semble qu’il faudrait prévoir que les décisions relatives à la fin de vie sont nécessairement des décisions collégiales.

A cet égard, vous me permettrez d’insister sur un aspect juridique important. Dans les cas qui ont suscité des troubles dans l'opinion publique, à chaque fois, il s'est avéré que c'étaient des actes personnels et isolés. Je ferai état d’une brève expérience qui a été la mienne, lorsque j'ai commencé à être assistant à la faculté de droit de Caen. On m'avait confié un cours de droit à l'école régionale des cadres infirmiers. J'avais pu constater que, dans la chaîne de l’autorité hiérarchique de l'hôpital, il y avait toujours, à un moment donné, un maillon faible et que, parfois, certains suggéraient des décisions, en attendant que d'autres les prennent. Ainsi, au final, on ne savait pas exactement qui avait pris la décision et même, on ne savait pas toujours qui l’avait exécutée. Je me souviens de certaines de ces jeunes femmes indiquant que lorsque le chef de service leur demandait de faire cela, elles n'étaient pas en mesure de répliquer. Elles considéraient qu’on leur demandait d'accomplir des actes, sans réellement savoir ce qui était fait. Cela manquait de clarté.

Il me semble que si l'on fixait, dans le code de déontologie, un principe de prudence imposant une délibération à l'équipe de soins, en associant les médecins et ceux qui vont concrètement donner les soins, cela permettrait d'éliminer deux éléments :

• D’abord, cela mettrait fin aux décisions purement personnelles, voire impulsives, liées éventuellement à une peur de la mort. En effet, il faut prendre conscience que, dans certains cas, les professionnels de santé — médecins, aides-soignants — peuvent avoir peur lorsqu'ils sont confrontés à certaines situations. Pour faire face à celles-ci, il faut être plusieurs et retrouver ainsi la délibération.

• Ensuite, cela aurait le mérite d’établir la responsabilité de la décision. C'est un point sur lequel le juriste est catégorique car, dans la réalité, quand il y a une dérive, on ne sait plus à qui incombe la responsabilité de la décision. Celle-ci étant totalement diluée par cette chaîne de transmission, on ne sait plus qui, au départ, a donné réellement l’ordre. C'est l'éternelle histoire du lampiste mais qui probablement est aujourd’hui beaucoup plus importante que par le passé.

– La solitude de certains praticiens et la dérive de certains caractères autoritaires peuvent conduire à des décisions unilatérales. Il faut rappeler que les établissements hospitaliers peuvent voir leur responsabilité retenue pour dysfonctionnement de leurs services. En effet, il me semble que, dans un certain nombre d'affaires, la responsabilité des établissements hospitaliers est oubliée et que l'on a trop tendance à se focaliser sur la responsabilité des personnes. Lorsque des établissements hospitaliers ne veillent pas suffisamment à encadrer leurs personnels de soins et les laissent prendre des initiatives trop facilement, on peut alors voir apparaître des abus. L'affaire relativement récente de l'infirmière Malèvre à Mantes-La-Jolie en constitue un exemple patent. Si la hiérarchie de l'hôpital avait été diligente, sachant que l'on pouvait supposer que cette personne n'avait pas tout à fait l’aptitude à exercer les fonctions qui étaient les siennes, elle aurait constaté qu’il fallait lui confier d’autres tâches. Il me semble que l'on a tendance un peu trop souvent à présenter un tel comme le coupable, alors que parfois l'institution elle-même porte une part de responsabilité.

– La notion d'état de nécessité et le principe de l'opportunité des poursuites suffisent, par ailleurs, à faire une « exception d'euthanasie ». Quand une institution fonctionne bien, il y a lieu de la laisser fonctionner sans la perturber par des institutions annexes. Le meilleur moyen de perturber le fonctionnement d'une institution est de supposer qu'elle sera plus efficace, en créant à côté une autre institution qui, au contraire, va l'entraver. Si une institution ne fonctionne pas, il faut la supprimer. Il convient d'être clair dans ce diagnostic. Or nous disposons de deux institutions qui peuvent tout à fait servir de garde-fous dans le cadre de ces affaires : les instances disciplinaires médicales et le parquet.

A titre d'exemple, je vais vous citer une affaire qui s'est déroulée, il y a deux ou trois ans, à Séverac-le-Château et qui a donné lieu à une décision du Conseil d'Etat parfaitement claire sur la question de l’euthanasie. Dans cette affaire, le Procureur de Millau a agi avec beaucoup de tact et de sagesse. Il s'agissait du cas d'une très vieille dame atteinte de gangrène et dont la mort était certaine dans les prochains jours mais que le médecin a « achevée ». Le Procureur, avant d'engager des poursuites pénales, a saisi le Conseil de l'Ordre. Cette affaire a fait l’objet d’une première instance devant la section disciplinaire du Conseil de l’ordre de Midi-Pyrénées, puis d’une seconde devant la section disciplinaire de l’instance nationale. Le médecin en question a été suspendu de ses fonctions pour un an.

Certes, ce n’est pas une peine pénale mais interdire à un médecin l’exercice de son art pendant un an, n'est pas une décision neutre. C’est littéralement l’astreindre à trouver une autre profession pendant ce temps là et marquer véritablement la volonté de le sanctionner.

Le principe de saisir, dans tous les cas douteux, tout d'abord les instances disciplinaires puis les instances pénales devrait être posé. Cela aurait pour effet que l’on se prononce d’abord à titre disciplinaire, ce qui permettrait, me semble-t-il, de rassurer l'ensemble du corps médical. Sans vouloir faire du catastrophisme, la France est, de tous les pays occidentaux et de très loin, le pays où les médecins sont le moins condamnés. Nous sommes à des années lumière des Etats-Unis.

Les assureurs, à propos de la loi du 4 mars 2002, ont eu une attitude qui confine au chantage. On sait que les médecins qui font le plus l'objet de poursuites et de condamnations sont les anesthésistes, puis les chirurgiens esthétiques. Quant aux médecins généralistes, ils sont en France très rarement condamnés par rapport à ce qui se fait dans de nombreux autres pays. La première des choses est donc de rassurer le corps médical.

Mais d'un autre côté, il est certain que, pour des professionnels réellement désintéressés et consciencieux, affronter directement le juge est, qu'on le veuille ou non, une marque d'opprobre, un sentiment d’être subalterne. Cela ne me paraît pas souhaitable. La démarche à suivre, me semble-t-il serait déjà d’imposer au médecin une comparution devant ses pairs afin qu'il puisse s’expliquer sur son acte. Puis, en cas de sanctions disciplinaires, il y aurait lieu de saisir éventuellement les juridictions. Par conséquent, sur ce plan là, une loi pénale ne me semble pas s'imposer.

Actuellement, le droit pénal français permet de résoudre les situations conflictuelles. Quand un acte euthanasique délictueux ou criminel est commis, il suffit d'appliquer le droit tel qu’il est. J'ai tout à fait conscience, et cela a été fréquemment rappelé à propos de l’affaire Humbert, que les peines encourues peuvent être colossales. Mais chacun sait très bien que ces peines peuvent ne pas être prononcées.

De plus, il m'apparaît que le Comité consultatif national d’éthique a totalement oublié, dans son avis, que les procureurs sont maîtres de l'opportunité des poursuites et que le rattachement des procureurs à la Chancellerie permet de mener une politique criminelle. En France, il y a toujours eu une politique criminelle en fonction des gouvernements en place, voire selon les régions. Cela me parait tout à fait démocratique, sinon il faut supprimer le ministère de la Justice et le parquet.

En utilisant les moyens disponibles actuels, pourrait être définie une politique, qui n'existe pas pour le moment, en matière de poursuites, dans des cas où l'on présume qu'il y a eu euthanasie ; on pourrait déjà énoncer clairement que les procureurs doivent saisir les instances disciplinaires pour que l'Ordre des médecins estime s'il y a eu une pratique susceptible d’être condamnable et qualifiée de crime au regard de la loi. Ensuite, le procureur aurait toute latitude de saisir les juridictions comme il le fait aujourd’hui.

Au regard de ces différents éléments, j'en arrive maintenant aux quelques propositions qui peuvent vous être soumises :

– clarifier le code de déontologie médicale, dans son article 38, en distinguant l’abstention de traitement et l’abstention de soins.

– Clarifier la notion de « testament de vie », si l’on souhaite conserver cette appellation et s’inspirer du modèle que proposent les notaires allemands et espagnols. Les principes régissant cet acte devraient être inscrits plutôt dans le code civil.

– Clarifier les pouvoirs de la personne de confiance et, pour ce faire, revoir la loi du 4 mars 2002.

– Déterminer des règles déontologiques prudentielles dans le code de déontologie médicale, au sujet de la fin de vie, en distinguant les soins ordinaires des soins extraordinaires. Obliger à une prise de décision collégiale et, en tant que de besoin, ne pas mésestimer la responsabilité de l'établissement.

– Par une circulaire de la Chancellerie, prévoir une politique criminelle appropriée à ces situations et définir les conditions de l’exercice du principe de l’opportunité des poursuites du parquet en tant que de besoin, afin d’éviter deux situations tout aussi condamnables l’une que l’autre : l'absence totale de poursuites en cas de dérive avérée ou l’exercice de poursuites excessives pouvant aboutir au résultat opposé. En effet, si les procureurs hésitent aussi souvent à poursuivre, c’est qu'ils craignent des acquittements qui auraient l’effet inverse de celui que l'on recherche, dans l’opinion publique.

Mon propos est de vous guider plutôt vers une législation qui trouverait son siège dans les textes du droit privé, le code civil, le code de la santé publique et le code de déontologie médicale. Pour ce qui est du droit pénal, il me paraîtrait plus judicieux de recourir plus simplement aux circulaires. Les circulaires de certains Gardes des Sceaux sont restées très célèbres et ont le mérite de s'adapter plus facilement que des textes de droit pénal.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé. Je voudrais revenir sur cette procédure qui consisterait avant poursuites, à saisir le Conseil de l'Ordre. Si l’on vous suivait, ne pourrait-on pas imaginer une situation dans laquelle les instances disciplinaires du Conseil de l’Ordre se substitueraient ou pas au parquet, dès l'instant que les actes du médecin ne feraient pas l’objet de poursuites disciplinaires ? Faudrait-il que le juge s'inspire de la décision du Conseil de l'Ordre, qu’il la suive, qu’il s’y réfère ou qu’il en ait simplement la possibilité ?

M. Bernard Beignier : J'ai retracé le parcours de l'affaire de Séverac-le-Château qui est un exemple tout à fait représentatif de cette démarche. Il n’y a pas à proprement parler de séparation des pouvoirs mais il est évident que le procureur garderait toute latitude face à une décision débouchant sur l’absence de poursuites disciplinaires.

Mais dans l'ordre disciplinaire, il y a déjà deux degrés, le degré régional et le degré national. Dans cette affaire, ce qui me paraissait très intéressant, c’est que la section disciplinaire du conseil régional de Midi-Pyrénées n’avait pas prononcé de peine disciplinaire à l’encontre de ce médecin et c'est la section disciplinaire du Conseil national qui l’a prononcée. Cela montre que tout ne se déroule pas de la même façon, au niveau de l’instance régionale et de l’instance nationale.

Toutefois, si je me permets d’insister sur ce plan disciplinaire, c'est parce qu’il faut raisonner par rapport à l’ensemble de la législation afférent à la discipline des professions libérales. Le 1er août 2003 est sorti au Journal officiel, un texte très important qui réforme complètement et en profondeur la discipline des commissaires aux comptes. Le 11 février 2004, a été promulguée la loi que vous avez votée le 29 janvier réformant les professions judiciaires, loi qui bouleverse profondément la discipline des avocats. Il me semble qu'il y a là une orientation très saine. Ces disciplines des professions, disons-le clairement, étaient fortement critiquées jusqu’à une époque très récente parce qu’elles étaient fondées sur un système souvent confidentiel. Par exemple, chaque barreau était maître de sa discipline. Vous imaginez que le principe d'impartialité n’était qu’imparfaitement garanti. La loi du 11 février 2004 a créé des conseils régionaux et, indubitablement, il faut bien insister sur ce point, l’indépendance de ces professions est fondée sur la responsabilité disciplinaire. J'en veux pour preuve que d'autres professions, comme la magistrature, se soucient de plus en plus de cet aspect-là. Ce n'est pas pour rien que le Conseil supérieur de la magistrature a déposé récemment un projet de réforme de la discipline des magistrats. Il y a quinze jours, le Premier président de la Cour de cassation a fait également paraître un petit ouvrage sur la déontologie des magistrats.

Il faut donc saisir la balle au bond, parce qu’il y a une reviviscence de la notion de discipline des professions. Il me semble que les professions, soit ont véritablement l’aptitude à exercer cette discipline, soit en sont incapables, auquel cas c'est un autre problème tout à fait différent. Mais je ne vois pas pourquoi il y aurait à craindre des décisions ou trop sévères ou trop favorables de la part de ces instances, qui ont toujours donné relativement satisfaction.

S’il conviendrait d'énoncer, dans une circulaire, que les procureurs sont invités à solliciter préalablement l’instance disciplinaire, il ne faudrait pas non plus les lier par ce texte car il pourrait y avoir des hypothèses où, pour des raisons très diverses, le procureur, éventuellement sur instruction du Garde des Sceaux, déciderait d'engager ou non des poursuites.

Cette procédure requérant un passage devant plusieurs instances offrirait l'avantage de laisser s’écouler un certain délai, notamment pour ces procès quelque peu sensationnels. En laissant passer l'affaire devant une première juridiction disciplinaire à deux degrés, peut-être que lorsqu'une juridiction judiciaire aura éventuellement à se prononcer, l'amplification médiatique sera un peu retombée.

En fait, ce que je vous propose revient à reprendre la proposition du Comité consultatif national d’éthique en faveur d'une exception d'euthanasie, que j'avais jugée maladroite à l’époque. Si on retient cette proposition, nous aurons en effet la confluence des deux procédures dans le même prétoire. Ainsi, devant la cour d'assises, le médecin, accusé à tort ou à raison d’avoir pratiqué une euthanasie, devra se justifier face à un jury qui sera incapable de déterminer s’il avait le droit d'agir de telle manière et si ce qu'il a fait médicalement, doit être qualifié de provocation de mort ou simplement de soins extraordinaires. Si l’on suit ce mode opératoire, il est tout à fait vain d'envisager une quelconque suite du procès pénal qui s'arrêtera là purement et simplement.

Il me parait plus sage de dissocier les deux procédures et de réserver à la cour d'assises et au jury populaire la possibilité d'avoir à se prononcer, après qu’une instance professionnelle aura apporté des clarifications sur le fait de savoir, si le médecin pouvait agir de cette manière et s'il avait ou pas provoqué la mort, avec des conséquences sur le plan disciplinaire.

Il me paraît également utile de noter que, dans un certain nombre de cas comme l'affaire de Séverac-le-Château, le procureur pourrait considérer que la sanction disciplinaire est suffisante. Il est préférable d'avoir une sanction qui aura un effet évident sur le médecin et au-delà sur l'ensemble du corps médical, plutôt que de se risquer à engager un procès qui se terminera par un acquittement, ce qui aurait un résultat inverse.

M. Gaëtan Gorce : Je voudrais avoir une parfaite compréhension de la démarche que vous proposez. Telle que vous l’exposez là, j'ai le sentiment que vous essayez de définir un cadre juridique pour les situations qui vous ont été décrites par le Président de la mission, c’est-à-dire les interventions médicales dont on peut considérer aujourd’hui, qu’elles posent un problème, d'un point de vue juridique. En effet, même si l’on est confronté à des pratiques régulières et répétées, leur cadre juridique n'est pas clairement défini et selon vous, la solution consisterait, par conséquent, à établir une distinction plus claire entre l’abstention de traitement et l’abstention de soins.

M. Bernard Beignier : C'est exact.

M. Gaëtan Gorce : Nous sommes à la frontière de l’acharnement thérapeutique.

M. Bernard Beignier : Il ne faut pas oublier que la question ne se pose même pas en droit. Depuis un arrêt de la Cour de cassation du 20 mai 1936, la jurisprudence déclare qu'il y a, entre le patient et le médecin, un contrat. Vous en avez un exemple illustre, car le précédent chef de l’Etat, semble-t-il, a agi de cette manière. Si une personne, en France, refuse d'être soignée, elle a tout à fait le droit de le signifier à son médecin. Elle a le droit de quitter l'hôpital, sous réserve de signer une décharge au médecin.

Il est tout à fait clair, sur cet aspect, que le droit médical français, — et c’est ce qui a d’ailleurs suscité des tensions dans le corps médical — repose sur le consentement libre et éclairé du patient. La jurisprudence de la première Chambre civile de la Cour de cassation, sous l’influence particulière du conseiller, M. Sargos, actuellement Président de la chambre sociale, a insisté sur le fait que, pour une petite opération banale, le médecin a une obligation d’information. Tant que le patient n’a pas donné son consentement libre et éclairé, le médecin ne peut rien faire. Dans un tel cas de figure, le médecin n’a donc strictement rien à craindre. Si le patient émet un avis après avoir réfléchi, cela suppose qu'il aura été informé, auquel cas il est tout à fait en droit de refuser les soins. Le médecin se trouve dans le cadre de l'abstention de traitement.

En revanche, l’abstention de soins est de nature déontologique, c’est-à-dire que le médecin doit soigner la personne qui souffre et ne peut pas la laisser à l’abandon. La différence entre les deux situations me parait très importante, d'autant que selon la loi de 1999 sur les soins palliatifs, les soins palliatifs visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage.

Vous comprenez pourquoi, personnellement, je considère que l'abstention de traitement et l'abstention de soins sont des notions qui ne peuvent relever que du corps médical. Il est impossible pour un juriste, un magistrat ou un avocat de dire que, dans tel cas, la ligne séparatrice entre l’abstention de traitement et l’abstention de soins a été franchie.

Pour connaître les législations néerlandaise et belge, l'encadrement juridique est totalement illusoire. Vous pourrez multiplier toutes les questions que vous voudrez, un juge n'aura pas la possibilité de déterminer si le médecin était dans tel cas plutôt que dans tel autre.

Je vais prendre un exemple très simple. La loi de 2002 a donné un statut particulier aux infections nosocomiales. Dans les facultés de droit, on l’enseigne très bien. Mais, à Toulouse, chaque fois que nous, les professeurs de droit de la faculté, nous rencontrons les professeurs de l’une des deux facultés de médecine, il s'avère que nous ne parlons pas le même langage parce que ce que nous appelons une infection nosocomiale n'en est pas une pour les professionnels de la santé. Il y a là un vrai problème et j’insiste sur le fait qu'il ne faut pas transférer à un juriste, donc in fine à un juge, l'appréciation d'une situation qu'il ne pourra pas avoir.

Le résultat sera qu’en réalité, au lieu d'encadrer quelque chose, on va au contraire s’abstenir de le faire. Je plaide très clairement pour que cet encadrement procédural se fasse essentiellement au sein de la profession médicale, où nous aurons des règles prudentielles qui se dégageront de façon plus ferme, avec moins de rigidité que dans le cadre de la procédure pénale.

Les principes, dont il faut bien peser le sens des mots, sont à inscrire dans le code civil. Par ailleurs, on peut également rectifier, en tant que de besoin, l'article 38 du code de déontologie médicale pour l’harmoniser avec l’article L-1111-4 du code de la santé publique. Mais en ce qui concerne la mise en pratique elle-même de ces principes, il ne faut pas se leurrer, ce n'est pas le droit pénal qui y parviendra.

M. le Président : Comment pourrait réagir l'opinion publique si l’instance discipline n’ayant pas prononcé de peine disciplinaire dans une situation jugée effectivement en infraction avec le code pénal, le procureur serait néanmoins incité à poursuivre et finirait peut-être par rendre une décision qui ne serait pas en harmonie avec le code de déontologie ? Nous ne sommes pas dans une logique d’expertise mais nous avons à raisonner par rapport à deux juridictions qui ne sont pas placées dans un ordre hiérarchique, l’une par rapport à l’autre.

M. Bernard Beignier : Vous mettez le doigt sur le problème essentiel. Toutefois, pour avoir recensé les cas où des procureurs ont poursuivi des médecins devant des cours d'assises, puisque concrètement ces dernières sont pratiquement toujours compétentes, ces cas sont très rares en France.

A ce propos, j’ouvre une parenthèse. Certains médecins, entre autres dans une affaire retentissante récente, se plaignent d'avoir été traînés devant la cour d’assises. Or c'est tant mieux pour eux, car la cour d'assises a toujours été, dans l’histoire du droit pénal, la garantie d'un droit pénal libéral. C’est toujours lorsque l’on a voulu renforcer la répression que l'on est passé de la cour d'assises au tribunal correctionnel. Cette garantie de passer devant la cour d'assises protège actuellement les médecins. Cela explique que les procureurs poursuivent effectivement très rarement.

J'attire votre attention sur un point qui pourrait constituer le vice actuel. Par crainte de l’absence de sanction et de peur de ne pointer du doigt en définitive aucune dérive, le médecin n'est poursuivi ni disciplinairement ni pénalement, parce que l’on se trouve confronté à la situation que vous évoquiez. Par conséquent, il vaut mieux ne rien faire.

Il me semble que là-dessus, il faudrait déjà sortir de l'ambiguïté du vocabulaire utilisée : euthanasie active, passive, dignité dans la mort, etc. Si vraiment il y avait une œuvre à accomplir, ce serait celle-là.

Une fois cet élément clarifié, le deuxième point très important est de considérer que la législation actuelle, à savoir la loi du 4 mars 2002, est fondée sur le consentement du malade. Ce n’est pas une révolution, c’est quelque chose de très ancien. Ce consentement doit être entendu au regard de ce que demande la personne elle-même, puisque la Cour européenne des droits de l'homme, à la suite de la Chambre des Lords et du Conseil d'Etat, ont tous clairement affirmé que la personne ne peut revendiquer un droit à la mort. La personne peut revendiquer un droit à une mort paisible mais c’est tout à fait différent.

Ensuite, dès lors que vous aurez clarifié ces principes, il restera à les mettre en oeuvre, ce qui est difficile mais ce qui n'est pas le souci du législateur. De même, vous allez prochainement vous prononcer sur le divorce mais ce n’est pas au législateur de définir ce qu’est la faute dans le divorce. Il est dans sa vocation de dire que l’on estime que le lien matrimonial peut être rompu ou non par faute. C'est ensuite au juge de le déterminer. Dans un tel cas, autant le juge aura une aptitude à définir ce qu’est la faute dans le couple et ce qu’est l'intérêt de l'enfant, autant, dans le cas qui nous occupe, il n'aura pas cette aptitude, parce que vous lui demandez d’arbitrer entre des notions qui ne sont pas juridiques. Il faut donc nécessairement qu’il intervienne une autre instance.

J’ajoute également mais c'est un aspect de politique répressive, qu'un corps, comme le corps médical ou celui des avocats, recevra plus volontiers une sanction interne. Celle-ci sera mieux comprise qu'une sanction infligée par une juridiction dont la vocation est, il faut l'admettre, de sanctionner des personnes qui commettent, envers la société, des actes beaucoup plus graves.

De ce point de vue, si un voyou de certains quartiers difficiles de Toulouse se retrouve dans le prétoire, il se sent valorisé aux yeux de ses camarades. En revanche, un médecin, qui se retrouve dans le prétoire, même s’il ressort avec une relaxe, est marqué d’infamie. Il faut tenir compte de cela pour éviter des réactions qui seraient infiniment maladroites.

J'en reviens à la graduation actuelle qui est celle qui a été suivie dans l'affaire de Séverac-le-Château. Il était clairement avéré que la vieille dame était dans un très mauvais état de santé et que ses jours étaient comptés. Je me permets encore une fois d’attirer l’attention sur l’attitude, à mon avis, très intelligente de ce procureur, car s'il avait traduit ce médecin devant la cour d'assises, je peux vous assurer, au vu de ces informations, qu’il aurait été acquitté par le jury populaire, comme il le fait chaque fois qu’un tel cas se présente.

Or dans cette affaire, il y a eu une vraie sanction. En effet, suspendre un médecin de sa pratique pour un an, même si ce n'est pas une condamnation à une peine d’emprisonnement, constitue une punition non négligeable.

Quant à ne rien faire par crainte du scandale public, il vaut mieux faire quelque chose qui a une certaine portée. A ce propos, je vous ai apporté un article publié ce mois-ci sur la loi néerlandaise qui a eu, dans un premier temps, un effet surprenant. Je me souviens d’en avoir discuté avec un juriste néerlandais. En fait, il s'avérerait que le nombre de demandes d'euthanasie ait brusquement diminué, et ce de façon assez importante. Lorsque l'on s'est interrogé sur les raisons de cette diminution, il semblerait qu'en réalité, les demandes d'euthanasie ont, au contraire, monté en flèche. En effet, les médecins se sentent protégés moralement, parce que la loi les autorise à pratiquer des actes d'euthanasie mais comme la procédure est tatillonne, ils préfèrent ne pas la suivre car ils ne savent jamais ce qui va en résulter. Cela a conduit la juridiction suprême des Pays-Bas à dire en décembre 2003 que l'euthanasie ne va pas jusqu’au suicide pur et simple.

C’est la raison pour laquelle je suis, pour ma part, très sceptique sur la mise en place, dans la législation, d’un encadrement de l’euthanasie parce qu'en réalité, on ne supprimera pas les cas actuels qui existent, qui sont très secrets et qui en tant que tels sont condamnables.

On peut invoquer le fait que certaines personnes ont pu exprimer une telle demande à 50 ans mais on peut aussi favoriser ces pratiques où la mort de personnes est précipitée, sans qu’elles l’aient jamais demandée. C'est un drame certainement supérieur à celui de la canicule. Si on ne met pas fin à ce mécanisme actuel, on risque de laisser croire que finalement on ne peut rien faire.

En conséquence, je plaiderai pour un encadrement moins ostensible dans la législation mais certainement beaucoup plus efficace. Je vous cite un exemple de législation qui n’a servi à rien, qui a même eu l’effet opposé et qui est un exemple typique de matière où il ne faut pas légiférer. Lors de la précédente législature, des sanctions ont été prévues dans le code pénal, contre le bizutage. Je n’ai relevé aucune poursuite pour bizutage et, sauf dans l'hypothèse de la mort de personnes ou de blessures graves, il n’y en aura jamais. Le résultat de cette législation est le suivant. Certains bizutages sont réellement des actes d’humiliation, voire de violence. Or les proviseurs et les Doyens renvoient au code pénal et ils ont raison, invoquant le fait que la répression ne leur appartient plus, que le bizutage ne relève plus des sanctions disciplinaires mais des sanctions pénales. Comme, par ailleurs, il n’y a aucune poursuite pénale, le résultat de ce texte est que vous n'avez jamais été à l’abri de toutes les dérives en ce domaine. C'est un exemple de texte maladroit.

Je reviens à mon premier postulat qui est que « tout dans une société ne se règle pas par le droit ». Une circulaire, qui guiderait l’action des procureurs, pourrait être beaucoup plus efficace que certains textes du code pénal. L'un de mes professeurs, qui était lui-même député, nous rappelait que les professeurs de droit accordent trop de droits à la Constitution et qu’elle ne servait pas à grand-chose. Il avait le sens du paradoxe. Pour lui, le plus important était le règlement de l'Assemblée nationale car c'est par le respect de ses dispositions que la loi est votée en France. A ses yeux, le droit parlementaire avait donc plus d'utilité que le droit constitutionnel.

Audition de Mme Isabelle Erny, juriste au bureau Ethique et Droit de la sous-direction de la coordination des services et des affaires juridiques de la Direction générale de la santé du Ministère de la santé,
de la famille et des personnes handicapées



(Procès-verbal de la séance du 24 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : La Mission d'information sur l’accompagnement de la fin de vie a souhaité vous entendre en votre qualité de juriste auprès de l'administration centrale du ministère des Affaires sociales. Vous avez une expérience de douze années passées au sein de la Direction de la Sécurité sociale. Depuis 1994, vous êtes juriste au bureau Ethique et Droit à la Direction générale de la santé. Vous êtes membre de la délégation interministérielle en charge du suivi des travaux du Comité directeur de bioéthique du Conseil de l'Europe ; vous avez été élue membre du Bureau de ce comité en 2002.

L'objet de notre mission est, si on le dit de façon un peu abrupte, de déterminer s'il convient de modifier ou non les textes sur la fin de vie. Pour ce faire, nous avons entendu des philosophes, des historiens, des sociologues, des religieux et l'ensemble du corps médical, qui nous ont tous indiqué que la mort s'était profondément médicalisée et technicisée, ces dernières années. Après avoir entendu des associations, la mission a souhaité entendre des juristes.

Ceux qui vous ont précédée nous ont ouvert certaines pistes de réflexion. Il en ressort que parfois le code de déontologie n’est pas en accord avec le code de la santé publique et que ce dernier ignore certaines dispositions du code pénal.

Une de nos idées serait de clarifier et d'harmoniser ces différents codes. De plus, nous souhaiterions que les professionnels n’aient pas un seul et unique code de référence, ce qui est souvent le cas. Par exemple, les médecins ne connaissent que le code de déontologie et oublient parfois la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades dont ils n’ont qu’une connaissance imparfaite. Quant aux juges, s’ils maîtrisent le code pénal, la portée de certaines dispositions du code de la santé publique, avec toutes leurs implications, leur échappe souvent.

Par ailleurs, les jurisprudences administrative et judiciaire qui essaient de concilier le concept d'autonomie de la personne avec l’obligation de prodiguer des soins sont parfois contradictoires. Nous avons pris conscience que certaines notions sont insuffisamment explicitées dans le code de la santé publique, notamment le refus de soins. Il n’est ainsi nulle part fait mention de l’acharnement thérapeutique ou de l’obstination déraisonnable. Un certain nombre de médecins qui arrêtent les soins, conformément au code de déontologie et parfois à la demande du malade, se retrouvent dans une situation où ils pourraient être mis en cause pour non-assistance à personne en péril. Cette situation crée un certain malaise. Les juges n’ont pas une approche complète des problèmes médicaux et les médecins connaissent mal le fonctionnement des juridictions ainsi que les règles de droit. Les médecins souhaiteraient que l’on élabore des textes protecteurs les mettant à l’abri des poursuites – mais cela ne peut pas être le cas. Certains juristes nous ont ainsi proposé que le juge puisse se référer à la décision du Conseil de l’Ordre des médecins pour déterminer s’il y a faute ou non – ce qui ne paraît pas être une bonne solution d’un point de vue juridique. Voilà, en résumé, l’état de nos réflexions.

Nous souhaiterions nous engager dans deux voies. Tout d'abord, nous avons bien conscience que l’article 38 du code de déontologie devrait être revu dans la mesure où il est en inadéquation avec le code de la santé publique. Dans celui-ci, la liberté du malade de refuser des soins est atténuée, de manière forte, par l'obligation du médecin de le convaincre de les accepter. Mais les textes ne sont pas allés au-delà dans les précisions, par prudence ou peut-être par peur. Aujourd’hui, la question reste posée : un malade en fin de vie a-t-il le droit d'imposer au médecin l'arrêt des thérapeutiques ?

Par ailleurs, nous souhaiterions que soient précisées les conditions dans lesquelles peuvent être admis un arrêt des thérapeutiques ou l’absence de mise en place de ces thérapeutiques jugées déraisonnables, inutiles et vaines. Ces pratiques entraînent le décès du patient. Elles sont assez facilement définissables et nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles elles ne sont pas évoquées dans le code de la santé publique. Cela faciliterait les bonnes pratiques et éviterait les situations de clandestinité.

Mme Isabelle Erny : Je vous remercie de cette introduction. C'est en toute modestie que je viens aujourd’hui devant vous, sachant que vous avez auditionné, avant moi, d'éminents professeurs de droit. De plus, s’agissant de ce sujet, la Direction générale de la santé a une vision assez théorique, puisque la pratique de la fin de vie relève plutôt de la Direction des hôpitaux et de l'offre de soins. Cela étant, le fait que ma direction soit chargée de la bioéthique nous a amenés à nous interroger sur la question fondamentale de la fin de la vie, d’autant que c’est un sujet qui est évoqué de façon récurrente devant les instances européennes.

Dans votre propos introductif, vous avez déjà largement anticipé sur une partie du raisonnement que nous tenons au bureau Ethique et Droit de la Direction générale de la Santé. Je voudrais préciser que je viens ici en tant qu’agent de cette direction générale, mais que je n’ai pas un mandat particulier pour défendre telle ou telle ligne. Les éléments de réflexion juridique, dont je vais vous faire part, sont des éléments connus de ma direction et qui ont fait l’objet de notes administratives.

J'ai senti l'influence de certains professeurs de droit dans vos propos, quand vous avez indiqué que le code de la santé publique ignorait parfois le code pénal et que le code de déontologie ignorait le code de la santé publique. C'est en partie vrai.

Cela étant, je ne pense pas qu’il y a une opposition manifeste entre le code de la santé publique, tel qu'il est issu de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, et le code pénal.

Même si on peut considérer que cette loi est imparfaite, elle procède néanmoins d'une réflexion de quelques années. Elle vient après la loi de 1999 sur les soins palliatifs, loi qui avait déjà ouvert un débat parlementaire important. Elle vient à l'issue des Etats généraux de la santé où les débats avaient porté principalement sur le droit des malades et où la fin de vie était déjà l'un des sujets de discussion. La loi du 4 mars 2002 est une loi qui a été pensée, qui a fait l'objet de débats et d'échanges entre les médecins, les associations de malades et l’administration puis, enfin, devant le Parlement. Je pense donc que c’est une loi que nous devons conserver et qu’il faut essayer d’en tirer parti.

Au tout début des débats sur l'euthanasie, pour employer un terme simplificateur, j'étais étonnée que l’on ne mette pas en avant les droits des malades issus de cette loi. Depuis quelques mois, ce texte a été mis au centre du débat, notamment dans le rapport de Mme de Hennezel et à l’occasion de la dernière conférence de consensus sur l’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches de janvier 2004. En fait, actuellement, on parle plus de la loi du 4 mars 2002 que du code pénal.

Il est vrai que nous avons des textes différents qui reçoivent des applications parallèles. Le code pénal pose un interdit majeur ; le code de la santé publique n'évoque pas cet interdit majeur ; quant au code de déontologie, il s'inscrit parfaitement dans la logique du code pénal. Il est donc nécessaire de parvenir maintenant à une meilleure articulation de ces différents textes. Pour ce faire, nous ne pensons pas au bureau Ethique et Droit qu'il soit nécessaire d'en passer, en tout cas dans l’immédiat, par une réforme législative. Nous défendons l’idée qu’il faut aller jusqu’au bout de la logique introduite par la loi du 4 mars 2002 et que cette loi a besoin d'être « contextualisée ». Ces précisions pourraient être apportées par un encadrement des pratiques ainsi que par une modification du code de déontologie. Notamment les articles 37 et 38 – tout le monde en est à peu près d’accord – mériteraient d'être relus à la lumière de la nouvelle logique introduite par la loi du 4 mars 2002. Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de ce qui est écrit dans le code pénal ou dans le code de la santé publique pour se rapprocher par exemple des lois néerlandaise ou belge, les Belges étant les derniers à avoir légiféré en la matière.

Le bureau Ethique et Droit ne souhaite pas s’inscrire dans un débat pour ou contre l’euthanasie. Ce n'est ni le propos ni le rôle du service juridique d’une administration centrale. Nous avons eu pour seul objectif de réfléchir aux articulations de la loi du 4 mars 2002 avec les autres textes. Il nous semble que cette loi pourrait déjà apporter un certain nombre de réponses aux demandes qui semblent émerger de la société. Il ne faut certes pas se voiler la face : il y a une vraie demande de transparence, même si cela ne va pas toujours jusqu’à la demande d’euthanasie active. Même des pratiquants des soins palliatifs ne nient pas cette demande. Le rapport de Mme de Hennezel et la conférence de consensus ont montré qu’il existe une vraie demande mais que, plus qu’une demande de mort, c'est une demande de prise en charge et de non-abandon. Il ne faut pas non plus nier les quelques cas de vraies demandes d'euthanasie : demande d’assistance médicale au suicide, demande de geste actif du médecin. Mais les remontées de terrain vont toutes dans le même sens : ces demandes peuvent être considérablement réduites par une mise en oeuvre dynamique des soins palliatifs. J'ai moi-même beaucoup appris sur les soins palliatifs grâce à des discussions avec le docteur Bruno Pollez qui m’ont fait prendre conscience que j’avais une image erronée des soins palliatifs. Ceux-ci constituent de véritables soins et permettent une vraie prise en charge du malade. Plutôt que d’augmenter les unités de soins palliatifs, il est préférable de diffuser la philosophie et les méthodes qui sous-tendent ces soins. Les infirmières et les médecins doivent être formés à ce que l’on peut dénommer la démarche palliative, afin de pouvoir prendre en compte les demandes des personnes en fin de vie.

La loi du 4 mars 2002 comporte des éléments qui permettent de répondre à ces demandes. Pour la personne consciente, la loi pose le principe d’autonomie de la personne, qui implique que l’on ne peut traiter une personne sans son consentement. De ce point de vue, la loi du 4 mars 2002 a été quelque peu ignorée par la jurisprudence du Conseil d’Etat qui, tout en reconnaissant au patient un droit au refus de soins, a légitimé l’intervention du médecin dans la mesure où il y avait un risque vital. La jurisprudence n’a pas évolué en fonction des nouvelles dispositions. Mais il faut noter que nous n'étions pas dans une situation de fin de vie.

La loi du 4 mars 2002 doit être appréhendée globalement. De mon point de vue, elle pourrait couvrir non seulement toutes les situations de soins courants, c’est-à-dire celles où le patient n’est pas en fin de vie, mais également les situations de fin de vie. L’application que l’on peut en faire est, sans doute, un peu différente dans les deux cas. Il est vrai qu'il serait bien d'avoir immédiatement une jurisprudence pour confirmer cette interprétation des choses mais nous ne l'avons pas encore. C'est un peu le défaut et la fragilité de notre raisonnement. Les médecins sont en effet très demandeurs d'une sécurité juridique et le fait qu’il n’y ait pas de jurisprudence est pour eux un élément d’incertitude. Il y aura peut être une jurisprudence dans le cadre de l’affaire Humbert, mais, dans la mesure où ce cas a été dramatisé et médiatisé, on ne sait pas quelle sera la portée réelle de cette décision. En tout état de cause, il est certain qu’il y aura des évolutions jurisprudentielles.

Il est un fait que le besoin de sécurité juridique des médecins doit être entendu mais les sécuriser ne passe pas forcément par la loi. On peut conforter certaines de leurs pratiques en réécrivant certains articles du code de déontologie, comme je le disais précédemment. Parallèlement, comme vous l’avez soulevé, il y a une méconnaissance réciproque du monde médical et du monde judiciaire. Il y a donc certainement, en la matière, un gros travail à faire en direction du monde judiciaire qui ignore les modalités de certaines pratiques médicales. Celles-ci ont commencé à faire l’objet d’un travail de réflexion de la part des sociétés savantes, notamment de la part de la société des réanimateurs. Des protocoles existent déjà. Ne pourrait-on pas imaginer de transformer ces éléments de réflexion, déjà très avancés, en une charte qui pourrait être élaborée par les médecins en liaison, par exemple, avec des associations de malades ? Cette charte, qui pourrait faire l'objet d'un arrêté ministériel, fixerait un cadre d’intervention pour le médecin. Il s’agit là d’une réflexion tout à fait personnelle.

Une telle charte, associée à une relecture du code de déontologie à la lumière de la loi du 4 mars 2002, pourrait constituer une construction juridique cohérente. Tout cela ne pourrait évidemment se faire que sous le contrôle du juge. Ecarter ce contrôle n’est, en effet, pas pensable. Même dans les cadres belge ou néerlandais, quand les commissions rencontrent des difficultés, elles saisissent le ministère public, donc le juge. Dès lors qu'il s'agit d'une question mettant en jeu la vie de personnes, il n’est pas possible de se passer totalement de l’opinion du juge.

Je souhaite maintenant vous donner quelques éléments relatifs aux législations étrangères. Nous pouvons classer nos voisins en trois grandes catégories. La première concerne les pays qui refusent, de façon rédhibitoire, tout acte d'euthanasie, qu’elle soit dite active, passive ou indirecte. Ces pays sont l'Italie, la Grèce, la Turquie, en majorité des pays du Sud de l'Europe qui ont des législations très fermées sur la question. J’emploie ce terme d’euthanasie car il est admis au niveau européen, même si en France nous n’aimons pas l’utiliser.

La deuxième catégorie comprend les Etats qui ont franchi le pas d'une dépénalisation encadrée, tels que les Pays-Bas et, plus récemment, la Belgique. Il y a aussi la situation très particulière de la Suisse. Les textes fédéraux n'autorisent, en effet, pas l'euthanasie mais des directives éthico-médicales et un rapport du Parlement permettent l’assistance au suicide. Dans la pratique, il semble que les médecins sont assez hostiles à l'application de ces textes. Ils n'interviennent que pour délivrer le certificat médical indiquant que la personne a une maladie incurable et qu'elle est en fin de vie. Mais ils ne réalisent pas eux-mêmes l’acte d’euthanasie ; ce sont des associations type ADMD qui le font. Aux Etats-Unis, il y a le cas particulier de l’Etat de l’Oregon.

La troisième catégorie regroupe les pays qui sont dans une situation proche de la nôtre mais ces pays, comme le Royaume-Uni et le Danemark, ont, eux, franchi le pas de la transparence. En France, nous avons à faire à des textes insuffisamment bien articulés entre eux et dans lesquels nous n’avons pas osé dire jusqu’où il était permis d'aller ni quelle en était la portée exacte. Le Royaume-Uni n’a pas de textes mais c’est la Haute Cour qui a tracé les grandes lignes du droit applicable. Le Danemark va jusqu'au bout de la logique des droits des patients. En effet, les Danois n'admettent pas l'euthanasie active, qui est un acte délibéré de donner la mort et qui est considéré comme un homicide. Mais ils affichent, de façon très transparente, l’autorisation pour le médecin d'utiliser tous les moyens, notamment les antalgiques, pour soulager la personne, même si cela risque de provoquer son décès. Toute démarche doit être entreprise avec le consentement de la personne, le noyau dur de ce système reposant en effet sur l’autonomie de la personne.

S’agissant du Royaume-Uni, le système est illustré par deux affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire : l'affaire de Mme B. et l’affaire Diane Pretty. L’affaire de Mme B. concernait une femme qui était sous assistance respiratoire et demandait l’arrêt de ses traitements. Elle savait que son état s’aggravait de jour en jour, que sa fin était inéluctable et que ses souffrances allaient empirer. Par conséquent, elle demandait que l’on débranche l’appareil respiratoire au moment où elle le déciderait. La Haute Cour anglaise a fait droit à la demande de Mme B. et a accepté ce débranchement, accompagné de mesures palliatives pour qu’elle ne souffre pas.

En ce qui concerne l'affaire Diane Pretty, il s'agissait d'une demande d'assistance au suicide qui a été refusée par la Haute Cour. Diane Pretty a donc fait un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour n’a pas admis la revendication d’un droit à la mort faisant le pendant du droit à la vie. Elle a jugé qu’aucun Etat n'est dans l'obligation de mettre en œuvre un dispositif juridique accordant un droit à la mort. La Cour a recusé les autres demandes portant notamment sur les atteintes à la vie privée et sur les traitements inhumains. Cela étant, si la Cour, dans sa décision, n’admet pas un droit à la mort, elle n’a pas voulu non plus prendre partie contre les Etats dans lesquels existent des textes de dépénalisation. Elle n’a pas jugé que de tels textes étaient contraires aux droits de l’homme.

M. le Président : Au fond, vous prônez le statu quo mais, en même temps, vous nous avez mis sur certaines pistes. A côté des Etats dont vous nous signalez qu’ils ont franchi le pas de la dépénalisation, vous nous indiquez qu’un certain nombre ont joué la transparence. Vous faites notamment référence à la loi danoise qui a mis, noir sur blanc, son accord avec des pratiques médicales qui, en fait, ont également lieu en France. Il s'agit du double effet qui consiste à augmenter les doses de médicament pour calmer le patient mais qui, éventuellement, raccourcit la vie, ce qui est un effet non recherché. Le double effet est de pratique courante, admis dans le code de déontologie mais n’est pas inscrit dans le code de la santé publique. Vous avez par ailleurs indiqué que les malades en situation de fin de vie devraient pouvoir opposer un refus de traitement mais ce droit au refus est quelque peu contrarié par la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Mme Isabelle Erny : La jurisprudence limitant le droit au refus de soins ne vaut que lorsqu’il existe un risque vital pour la personne.

M. le Président : Certes, mais dans le cas d’une personne en fin de vie, on pourrait dire que l’appréhension du risque vital doit lui appartenir en propre, dans la mesure où le temps qui lui reste à vivre est, par définition, limité. Comme vous l’avez signalé, cette situation n’est pas précisée dans le code de la santé publique.

Mme Isabelle Erny : Certes, mais le code de la santé publique ne dit pas non plus le contraire. La loi du 4 mars 2002 ne s’oppose pas a priori à la primauté de la volonté de la personne dans ces situations.

M. le Président : Comme il ne dit pas le contraire, cela permet à la jurisprudence de venir contrarier le droit du malade à exercer son droit au refus de soins.

Il y a aussi les nombreux cas de malades inconscients, pour lesquels des arrêts de soins vitaux s'effectuent quotidiennement et qui ne sont évoqués ni dans le code pénal ni dans le code de la santé publique. Dans le code de déontologie, on en parle indirectement sous le terme d’obstination déraisonnable.

Considérez-vous que les notions telles que le droit de refuser un traitement et, parallèlement, le droit de bénéficier de soins continus et la distinction entre le traitement et les soins pourraient être introduites dans notre législation, sans que cela ne bouleverse fondamentalement notre ordonnancement juridique ? Cela permettrait de coller aux bonnes pratiques et de rassurer le corps médical dont vous avez évoqué l’angoisse, peut-être parfois injustifiée. L'euthanasie dite passive – j’emploie ce terme même s’il est impropre – se trouverait ainsi, en quelque sorte, codifiée dans un souci de transparence, tandis que tout acte d'euthanasie dite active pourrait faire l’objet d’un recours auprès des tribunaux qui jugeraient de l’opportunité des poursuites. Adopter un texte en ce sens vous choquerait-il ?

Mme Isabelle Erny : Non. Avoir un texte législatif clair et précis n'est jamais une catastrophe, loin s’en faut ! En l’occurrence, ce n'est pas le texte législatif actuel en tant que tel qui est flou et qui manque de transparence, mais la construction d’ensemble. Il me semble que l'on n’est pas allé jusqu’au bout de cette construction d’ensemble. Certes, le texte législatif pourrait être encore amélioré et précisé. Cependant, il y a des risques de dérives. Dans les problèmes de cette nature, il est difficile de tracer une ligne certaine entre ce qui relève du refus de soins et ce qui relève de l’intention délibérée de donner la mort. Revoir un texte ayant plusieurs années serait envisageable mais, en tant que fonctionnaire de base, je m’interroge sur l’opportunité de refondre les textes avec une telle fréquence, sauf s’il apparaît d’emblée que l’on a commis une erreur de rédaction ou que l’on n’a pas vu tel ou tel aspect fondamental d’un problème. Dans le cas de la loi du 4 mars 2002, il me paraîtrait dommage de revenir sur un texte qui se voulait porteur d'une nouvelle conception de la relation médecin-malade. Je pense qu’il faudrait conserver les textes, tels qu’ils sont rédigés, et les reconsidérer dans un cadre juridique d’ensemble. J'admets qu’ils ne prennent peut-être pas en compte toutes les situations. On pourrait les affiner par le biais d'une charte des bonnes pratiques et d’une réforme du code de déontologie.

M. le Président : Quelle valeur juridique pourrait revêtir cette charte, dans la mesure où un médecin peut être mis en cause pour non-assistance à personne en danger lorsqu’en arrêtant un respirateur, il cause la mort de son patient ? Je vous rappelle que 75 000 personnes décèdent chaque année à la suite de l’arrêt d’un respirateur. C'est une question qui se pose au quotidien. Or, le code de la santé publique n'en dit pas un mot.

Mme Isabelle Erny : Vous évoquez là, la situation des personnes inconscientes. On pourrait qualifier ces pratiques d’arrêts de l’acharnement thérapeutique.

M. le Président : L’acharnement thérapeutique ne fait l’objet de dispositions que dans le code de déontologie.

Mme Isabelle Erny : Effectivement.

M. le Président : Pensez-vous vraiment que le juge pénal consultera le code de déontologie ? A la rigueur, il se référera au code de la santé publique.

Mme Isabelle Erny : Le code de déontologie n’a certes pas valeur législative mais il n'est pas non plus en contradiction flagrante avec la loi. Il la précise. S’il fallait écrire et préciser les textes – et je vous rejoins –, il faudrait sans doute le faire à propos des personnes en état de fragilité ou inconscientes, sans que cela soit forcément des situations de fin de vie. Introduire une disposition générale sur les personnes fragiles, notamment celles qui inconscientes, dans le coma et sont traitées dans les services de réanimation, permettrait d’éviter que le débat ne se focalise sur les problèmes d’euthanasie. C'est sans doute le seul point sur lequel il me paraîtrait intéressant de modifier la loi. Mais gardons à l’esprit qu’il ne faut pas modifier trop vite les lois !

Le code de déontologie pourrait être utile au juge. L’article 122-4 du code pénal dispose que : « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Dans le cas d’une mise en cause pour non-assistance à personne en danger – non pour homicide –, il serait concevable que le juge puisse considérer que le médecin qui a agi conformément aux bonnes pratiques, au code de déontologie de sa profession et dans le cadre global de la loi sur les droits des malades du 4 mars 2002, l’a fait sur autorisation de la loi. Un tel raisonnement serait plaidable devant un juge. Mais il faut que celui-ci, pour pouvoir prendre sa décision, ait suffisamment d’informations. Cela nécessite un gros travail de formation des médecins et des juges.

M. le Président : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Notre mission suggérera vraisemblablement un volet de formation juridique de l’ensemble du corps médical. C’est indispensable. Les médecins sont très réticents quand on aborde les problèmes juridiques. Ils considèrent que, dès l'instant qu’ils ont de bonnes pratiques déontologiques, ils ne devraient pas être mis en cause. On ne calmera jamais complètement l'angoisse du corps médical. Il faut souligner que le juge peut avoir recours à l'expertise.

Mme Isabelle Erny : Encore faut-il qu'il ait les moyens de cette expertise. Néanmoins, on ne peut jamais vivre dans une totale sécurité, surtout en matière juridique. Tout cela est une question d'équilibre : d’un côté, il n'est pas envisageable de dédouaner d’emblée tout acte médical ; de l'autre, il serait absurde qu'un juge sanctionne brutalement, sans avoir une réelle connaissance de la situation. C’est donc à la réalisation de cet équilibre qu’il faut travailler.

Audition de M. Didier Rebut,
Professeur de droit pénal à l’université de Paris II



(Procès-verbal de la séance du 24 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Notre Mission d'information sur l'accompagnement de la fin de vie accueille aujourd’hui M. Didier Rebut, docteur en droit et agrégé de droit privé. Vous avez été maître de conférences à l'université de Montesquieu (Bordeaux IV) de 1994 à 1995, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon III) de 1995 à 1999 puis à l’université Panthéon-Assas (Paris II) depuis 1999. Depuis 2000, vous êtes directeur de la section des sciences criminelles de l'Institut de droit comparé de cette dernière université.

Vous enseignez le droit pénal spécial, le droit pénal des affaires, le droit pénal du travail. Vous avez rédigé diverses notes pour le recueil Dalloz et vous avez publié de nombreuses chroniques relatives au droit pénal économique, dans la revue « Sciences criminelles » et au droit pénal de la famille, dans la revue « Droit de la famille ».

Notre mission aborde le volet juridique de l'accompagnement de la fin de vie. Après avoir écouté des philosophes, des religieux, des sociologues, des historiens et des médecins, nous avons abouti à la conclusion que la mort s'était profondément médicalisée et que les techniques médicales, si elles permettent des survies et des prolongements de vie, entraînent également des problèmes que nous ne connaissions pas antérieurement.

Cette évidence étant posée, nous avons été confrontés à un corps médical inquiet de ses pratiques, notamment de celles qu'il effectue dans un cadre qui lui paraît déontologiquement correct. Toutefois, s'agissant des arrêts de traitement de survie chez des malades inconscients, les médecins savent qu'ils peuvent être accusés d'une non-assistance à personne en danger, alors même qu’ils se conforment aux règles régissant le non-acharnement thérapeutique ou la non-obstination déraisonnable.

Par ailleurs, nous avons pu constater que les médecins se référaient au seul code de déontologie et les magistrats au seul droit pénal. Entre ces deux codes, il y en a un troisième, le code de la santé publique, dont les termes sont encore différents et dont il nous semble que certains points mériteraient d'être éclaircis. Au-delà de cette clarification, il est indispensable d'apporter une harmonisation entre ces trois codes, ne serait-ce qu'entre le code de déontologie qui ignore les dispositions de la loi du 4 mars 2002 et le code de la santé publique.

Nous avons conscience que les termes d'euthanasie active et d'euthanasie passive sont dépassés. Toutefois, alors que les médecins continuent à établir une forte différence entre l'arrêt d'un traitement, qui permet à la mort naturelle de survenir et le fait de donner délibérément la mort, il n'est pas certain que les pénalistes fassent un distinguo aussi subtil entre les deux. En effet, certains d’entre eux nous ont expliqué qu'un médecin qui arrête une machine, ne peut ignorer que cet arrêt entraîne la mort du patient. Par conséquent, il agit de manière éventuellement délibérée. En ce sens, le médecin n'est pas complètement dans une situation d'abstention thérapeutique.

Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons. Si l'on observe le contexte des législations de pays européens, certaines ont choisi soit de dépénaliser, comme aux Pays-Bas et en Belgique, soit de préciser les pratiques médicales d'arrêt de traitement, comme au Danemark.

Notre droit, si j'exprime une opinion personnelle, se situe dans une situation quelque peu floue, non pas tant au niveau du code pénal qui est très clair mais sur la façon dont doivent se conduire les médecins. Ces derniers doivent trouver un équilibre entre l'autonomie de la personne et la décision de refuser ou non un acte thérapeutique, tout en gardant à l'esprit leurs obligations de porter assistance, de donner des soins éclairés et de garder à la vie sa valeur suprême.

A cet égard, je fais référence à la jurisprudence du Conseil d'Etat dont une décision a précisé qu’une transfusion considérée comme salvatrice, pouvait être imposée à un témoin de Jéhovah. Cette décision montre bien qu'il s'agissait de préserver la vie de la personne et de passer outre l'autonomie de cette personne et son choix de refuser la transfusion. Or, cet arrêt a été rendu alors que la loi du 4 mars 2002, sur le droit de refus de traitement par des malades, était déjà en vigueur.

Nous souhaitons entendre votre point de vue sur les possibilités mais également les dangers, que nous aurions à modifier la législation. Si vous estimez cette modification possible ou nécessaire, quelles seraient les orientations possibles ? Certains proposent une charte, d'autres une révision du code de déontologie, d'autres encore l'inscription, dans le code pénal, d’une clause d'irresponsabilité, d'autres enfin, une meilleure transparence du code de la santé publique en ce qui concerne les droits des malades, afin de donner un argumentaire juridique aux bonnes pratiques.

Après un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Didier Rebut : L'objectif de mon exposé va être de vous apporter quelques éclairages sur le droit pénal et les problèmes que peuvent présenter les situations que vous évoquez, au regard de ce même droit pénal.

Liminairement, je voudrais préciser le point de vue général du pénaliste et plus précisément, vous éclairer sur son raisonnement. Les textes pénaux sont, dans le domaine qui nous intéresse, des textes généraux. Ce sont les textes sur la non-assistance à personne en danger, éventuellement sur le meurtre. La question que le pénaliste et le juge pénal se posent toujours, est de savoir si l'acte commis correspond aux éléments constitutifs d'une infraction. Leur raisonnement sera toujours le suivant. Il consiste à se demander si l'acte, en l'occurrence un acte thérapeutique, correspond à l'infraction définie par tel article du code pénal. C'est donc un raisonnement de qualification qui ne prend pas en compte, étant donné que nous sommes en présence de textes généraux, un certain nombre de particularités. C'est un raisonnement assez simple. Au regard d'un acte commis, on étudie si un texte décrit cet acte, auquel cas on regarde si les deux correspondent. Si la réponse est positive, la solution est simple, l'infraction est constituée dans ses éléments matériels et intellectuels.

Dans ma présentation des situations que vous avez évoquées, le fil directeur sera de toujours se demander si telle ou telle situation correspond aux éléments constitutifs d'une infraction, sachant que si la réponse est positive, l'infraction est constituée et la responsabilité pénale de son auteur sera engagée.

Cela étant dit, il convient de dresser une typologie des actes qui correspondent à l'accompagnement de la fin de vie puis de se demander si ces actes correspondent ou non à une infraction du code pénal. Toutefois, il faut garder à l'esprit que cette infraction est générale et abstraite et qu'elle ne prend pas en compte, à l'heure actuelle, le contexte médical.

La démarche qui a été la mienne, lorsque je me suis intéressé au sujet qui m'a été soumis, a été de me demander ce qu'était l'accompagnement de fin de vie et à quel type d'actes cela correspondait. Je ne suis pas en mesure de dresser en détail une typologie mais je peux au moins distinguer différentes sortes d'actes. Je prendrai, pour exemple, le premier que vous avez souligné qui est l'arrêt d'un traitement thérapeutique.

Le droit pénal va s'intéresser à cet arrêt de traitement de survie en examinant s’il correspond aux éléments constitutifs de la non-assistance à personne en danger et éventuellement du meurtre.

Dans l'hypothèse que vous évoquez, je répondrai que l'approche du droit pénal, pour brutale qu'elle peut vous sembler être, sera de considérer l'élément matériel et l'élément moral de l'arrêt d'un traitement de survie. La réponse quasi spontanée du droit pénal sera la suivante : dans l'arrêt d'un traitement de survie, on se trouve en présence d'un médecin qui pratique un acte positif, dans l'intention d'arrêter la vie et de laisser la mort venir. On se trouve donc en présence d'un acte qui réunit l'élément constitutif matériel et l'élément constitutif intellectuel du meurtre car nous sommes en présence d'un acte pratiqué dans le but de donner la mort. Que les raisons de cet acte soient de soulager la douleur de la personne, cela relève de ce que l'on appelle en droit, les mobiles. Ces derniers ne sont pas des éléments constitutifs ; ils seront pris en compte, non pas dans le principe de la responsabilité pénale mais, dans la mesure de cette responsabilité pénale. Il est évident que le juge pénal va prendre en compte ce contexte et n'assimilera pas le médecin, qui a procédé à un arrêt de traitement de survie, au voleur qui a assassiné une personne pour accomplir son forfait. Mais on est au-delà de la non-assistance à personne en danger car on est en présence d'un acte positif, celui d'un individu qui arrête un traitement thérapeutique. La qualification pénale va résulter de cet acte. Au stade de l'appréciation de la culpabilité pénale, c'est-à-dire de la détermination de cette culpabilité pénale, la réponse sera positive. On pourra qualifier ce médecin de meurtrier car il aura commis un acte qui a délibérément provoqué la mort.

En termes plus techniques, c'est la culpabilité pénale qui est acquise, plus que le principe de la responsabilité pénale et la mesure de cette responsabilité. Cela étant, la responsabilité pénale, qui est acquise car sont réunis l'élément matériel et l'élément intentionnel du meurtre, peut être atténuée.

A cet égard, nous avons une réponse du droit pénal qui, aujourd’hui, est limpide dans son approche du problème. Toutefois, d'autres situations peuvent se présenter. Dans l'accompagnement de fin de vie, il peut y avoir l'abstention d'un certain nombre de traitements, c'est-à-dire que sans arrêter le traitement, un certain nombre d’autres traitements ne sont pas mis en oeuvre pour ne pas entrer dans une situation d'acharnement thérapeutique. Là, nous sommes face à une situation différente car il ne s'agit pas de donner la mort mais de ne pas s'acharner pour rallonger la vie. Il est possible que les médecins considèrent ma typologie impraticable car en réalité, tout est mélangé. Je n'ai pas la compétence pour me prononcer en ce domaine.

Je vais uniquement raisonner sur l’hypothèse qui, en pratique, se poserait rarement, celle d’un médecin décidant de ne pas entreprendre un traitement qui risquerait de le conduire à un acharnement thérapeutique. Mon approche va être exactement similaire à la précédente. Il s’agit, cette fois-ci encore, de se demander si cet acte va correspondre aux éléments constitutifs d'une infraction. Nous pouvons déjà d'emblée facilement écarter la qualification de meurtre, parce qu'il n'y a pas d'intention de donner la mort et, qu’en plus, une abstention constitue un élément matériel considéré comme incompatible avec le meurtre. Est-on alors dans une situation de non-assistance à personne en danger ? Dans ce cas, plusieurs problèmes peuvent se poser.

Tout d'abord, il faut déterminer si un mourant peut relever du délit de non-assistance à personne en danger. Y a-t-il obligation à secourir une personne qui est condamnée ? Le délit ne se heurte-t-il pas, dans cette hypothèse, à un obstacle qui fait que l’on est en présence de quelqu'un qui, de toute façon, va mourir et à laquelle par conséquent, le délit ne peut pas s'appliquer ? Sur ce point, la jurisprudence est claire. Elle a décidé, et à mon avis, à juste titre, que peu important l'issue fatale inéluctable de la personne, l'assistance doit impérativement être apportée, même à un mourant. Divers arrêts de la chambre criminelle vont en ce sens et nous semblent tout à fait conformes au texte relatif à la non-assistance à personne en danger qui, prévu à l'article 223-6 alinéa 2 du code pénal, punit le défaut d'assistance à autrui. Or, on peut assister un mourant, même s’il n’est pas question de le sauver. Ce qui est demandé c’est d'assister quelqu’un, même si la possibilité de le sauver est inexistante, voire même de lui apporter un secours moral, selon la jurisprudence. On se trouve donc dans un cas d'application du délit. Peu importe que l'individu soit mourant ou condamné, la situation fait obligation d'assistance.

Pour autant, un médecin peut-il être condamné pour non-assistance à personne en danger ? En réalité, la question se pose ensuite de savoir ce que l'on demande au titre de l'assistance. Si le texte lui-même parle de défaut d'assistance que l'on peut porter à autrui, je ne suis pas certain que l'assistance doive s'entendre nécessairement de l’acharnement thérapeutique, de cette obstination du prolongement de la vie. Il me semble que l'on pourrait discuter sur l'application du texte dans un cas comme celui-ci, parce que l'on pourrait débattre sur le point de savoir si véritablement, l'assistance requise, au titre de ce délit, correspond à cette obstination déraisonnable. A cet égard, peut-être que le droit pénal pourrait précisément évoquer les textes médicaux et dire que l'assistance n'est pas nécessairement de l'acharnement thérapeutique. Par conséquent, doit-on considérer que le médecin, qui s'abstiendrait de mettre en oeuvre un traitement dont le seul objet serait de prolonger une vie dans des conditions déraisonnables, ferait acte de non-assistance ? Je ne suis pas certain que le texte, dans un cas comme celui-ci, pénalise l'acte médical. En revanche, un juge peut décider le contraire. De telles hypothèses n’ont pas encore été soumises au juge. Mais tel qu’il est rédigé à l'heure actuelle, on pourrait défendre qu'il n'y a pas de non-assistance à personne en danger lorsque le médecin décide de ne pas prolonger artificiellement et inutilement une vie, par la mise en œuvre d’un nouveau traitement et non pas par l’arrêt d’un traitement préexistant. Dans ce dernier cas, en effet, on n'est plus du tout dans le même schéma. On n'abordera pas cette même réalité de la même façon et on retombera dans la première hypothèse que j'ai évoquée.

Il y a donc une fragilité. En fait, tout dépendra, en réalité, de l'acte médical en présence duquel nous sommes et de la façon dont on va l'appréhender. Dans tous les cas, la question à se poser est le degré de sa concordance aux éléments constitutifs des deux infractions précitées, soit le meurtre, soit la non-assistance à personne en danger. On voit bien que la distribution du crime et du délit tient à l'élément matériel.

Dès lors que l’on est confronté à une action positive ayant pour but de donner la mort, on risque véritablement que soit appliqué le texte du meurtre car on est en présence des éléments constitutifs du meurtre. En revanche, dans le cas d’une abstention de soins, le médecin peut se trouver exposé à une incrimination de non-assistance à personne en danger, avec cette réserve qu'éventuellement la notion d'assistance peut prêter à discussion.

M. le Président : Votre propos est très clair. Je vous remercie d'avoir précisé le problème des éléments constitutifs de l'infraction, de la qualification de l'acte qui sont les bases du code pénal. Si les médecins vous entendaient, ils seraient terrifiés à l'idée que quotidiennement, ils pratiquent des actes qualifiés de meurtres par le droit pénal.

Pour entrer plus en profondeur dans le débat, se pose le problème de l’arrêt des machines lorsque l’on constate, à un certain stade, que toute action est inutile pour faire revenir le patient à la vie ou à une quelconque vie. En s’appuyant sur une procédure particulière, qui existe dans la pratique — décision collégiale, délai de réflexion, information des personnes référentes ou de l'entourage — la machine est alors arrêtée. Cette pratique est quotidienne dans les services de réanimation puisqu'un réanimateur, aujourd'hui, peut maintenir artificiellement en vie, pour une durée indéfinie, une personne qui décèderait sans son action. Cela pose un problème non seulement moral, éthique mais également de santé publique car on pourrait garder sous respirateur et en survie artificielle pratiquement tous les malades qui arrivent non décédés à l'hôpital. Or, sur les 70 % de gens qui meurent à l'hôpital, la moitié décède en réanimation, dont la moitié à la suite des arrêts de machine. Existe-t-il une possibilité qu’en modifiant le code de la santé publique mais sans changer les bases de notre droit, le droit pénal apporte une clarification non pas sur le mobile mais sur le caractère inutile de l'action thérapeutique proposée ?

M. Didier Rebut : Cette question n'est pas facile. Vous avez, dans un premier temps, évoqué plusieurs solutions dont notamment la précision de certains textes médicaux. En la matière, on ne peut pas faire l'économie de ces précisions, dès lors que l’on veut prendre en compte ces pratiques et leur donner une sécurité juridique. En effet, à l'heure actuelle, l'absence de poursuites résulte plus d'une pratique judiciaire car ces poursuites restent théoriquement possibles. De ce point de vue, il y a une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête des médecins, épée de Damoclès qui, à la portée des proches des victimes qui peuvent réagir, pourrait perturber le fonctionnement même de notre système de santé.

Vous évoquiez la possibilité d'éclairer cela dans les textes du code de déontologie médicale ou du code de la santé publique. De ce point de vue, il me semble que l’on ne peut pas faire l'économie, même dans le code de la santé publique, d'une prise en compte des données pénales, parce que sinon le pénal va presque conserver son autonomie. C'est d'ailleurs une attitude qu'on lui reconnaît souvent lorsque l'on parle d'autonomie du droit pénal. Il peut, alors même que les textes médicaux n'ont pas d'incidences pénales, continuer à fonctionner seul et cette épée de Damoclès subsistera.

A mon sens, l'une des solutions passe par la prise en compte de cette donnée pénale. Il est possible de préciser, dans le code de la santé publique, comment mettre en oeuvre des infractions pénales au regard d'un certain contexte médical. Mais il me semble que si l'on veut donner une sécurité juridique à ces pratiques médicales, dont vous dites qu'elles sont à ce point répandues, il conviendrait peut-être de leur réserver un sort particulier par rapport aux infractions ; un fait justificatif spécial ou une cause d'irresponsabilité pénale, qui peuvent exister sous la forme « N'est pas pénalement responsable » pourraient être prévus et identifieraient véritablement l'acte qui en relèverait.

En tant que pénaliste, cela constitue, à mon sens, la piste la plus sûre pour sécuriser les pratiques médicales dans ce domaine. Il conviendrait de donner à ce fait justificatif spécial, à cette cause d'irresponsabilité pénale, toute la précision nécessaire pour éviter tout débordement dans l’application du texte ainsi créé. En effet, une cause d'irresponsabilité pénale, dans le domaine du meurtre par exemple, est une notion qui doit être mise en oeuvre avec une grande prudence, donc avec une très grande précision dans les termes. Il est évident que c'est quelque chose de difficile à rédiger mais cela me semble être la seule façon de sécuriser la pratique médicale dans ce domaine.

M. le Président : En ce qui concerne le droit de refus de soins des patients conscients, nous disposons d’un texte pénal très clair et dans sa rédaction et dans sa procédure. Dans le code de la santé publique, la loi du 4 mars 2002 rappelle que le malade a le droit de refuser les soins. Ce texte dit néanmoins que « le médecin doit respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en oeuvre pour la convaincre d'accepter les soins indispensables. »

Le texte est volontairement flou, lorsqu'il dit que le médecin doit tout mettre en oeuvre pour convaincre son patient d'accepter les soins dont sa vie dépend. Néanmoins, l'autonomie du malade et sa décision priment. Considérez-vous que cette situation, où le malade refuse des soins qui sont cependant un élément de survie pour lui, soit un élément qui puisse être qualifié ?

M. Didier Rebut : Dans un tel cas, le problème n’est pas relatif à la qualification de meurtre, mais éventuellement à celle de non-assistance à personne en danger. Dans un arrêt très clair du 3 janvier 1973, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé que ce délit ne pouvait être retenu à l'encontre d'un médecin « dès lors qu'il est constaté que la thérapeutique adéquate recommandée par lui n'a pas été appliquée, en raison du refus obstiné, même agressif, du malade de se soumettre aux soins prescrits, le malade ayant d'ailleurs signé un certificat constatant ce refus. »

Dans cette hypothèse, la qualification pénale se heurte au refus du patient que l’on peut assimiler ici à une hypothèse de contrainte. Le médecin se trouve dans une situation où il est obligé de commettre l'infraction de non-assistance à personne en danger, c'est-à-dire qu'il ne peut pas y échapper, puisque sa seule alternative qui serait d'apporter des soins, ne lui est pas proposée, parce que le patient s'y refuse.

Compte tenu de la jurisprudence et de la définition générale théorique et incontestée de la contrainte en matière pénale, on peut considérer que le médecin se trouve ici dans une telle situation. Il commet l'infraction, il y a bien non-assistance à personne en danger. Mais si l'acte matériel existe, l'élément intentionnel est absent car on est en situation de contrainte. Parce qu'il manque cet élément constitutif, le médecin bénéficie donc d'une irresponsabilité pénale.

M. le Président : En revanche, une jurisprudence du Conseil d'Etat déclare licite le fait de transfuser, malgré son refus, un patient témoin de Jéhovah pour lui sauver la vie. Il y a donc une contradiction entre la jurisprudence pénale et la jurisprudence du Conseil d'Etat.

M. Didier Rebut : La seule question que se pose le droit pénal est de savoir si l'acte qui lui est soumis, correspond à l'élément matériel et à l'élément intentionnel de la non-assistance à personne en danger. A la rigueur, les textes administratifs disponibles ne l'intéressent pas. En droit pénal, on s'intéresse non pas à des actes juridiques mais à des faits juridiques que l'on examine dans leur réalité matérielle. La seule question que l'on se pose est de savoir s'il y a correspondance.

Certes, cette jurisprudence du Conseil d'Etat qui n'a pas trait au droit pénal, traduit une approche différente, mais le droit pénal ne s'en préoccupera pas. La seule question que le juge se posera sera de savoir si les éléments constitutifs de l’infraction sont ou non réalisés. Comme on considère que le refus est un cas de contrainte, le délit n'est pas réalisé.

Au bout du compte, le juge pénal appréciera les conséquences de ce soin obligatoire différemment des juges civil ou administratif. Là où il y aurait un véritable hiatus, c'est si les droits civil ou administratif imposaient au médecin de prodiguer des soins et engageaient sa responsabilité civile ou administrative, s'il ne le faisait pas. Nous aurions là un véritable problème car nous serions en présence d’une responsabilité pénale et d’une responsabilité civile ou administrative qui reposeraient sur des fondements différents. Or je ne suis pas certain que ce soit le cas. La décision du Conseil d'Etat est intervenue après que l'acte a eu lieu. En quelque sorte, on ne voulait pas reprocher au médecin d'avoir pratiqué cet acte malgré le refus du patient. Mais la réponse pénale ne me semble pas souffrir de contestation dans ce domaine.

M. le Président : Dans l'affaire Humbert, imaginons que le jeune Vincent ait refusé les soins, ait refusé d'être alimenté par voie parentérale, ait refusé la perfusion et que dans le même temps, il ait demandé à rentrer chez lui et ait exigé des médecins qu’ils calment ses symptômes et ses souffrances, sans pour autant continuer leurs soins curatifs. Sa mort serait probablement survenue dans un délai de quelques jours. Au regard du droit pénal, peut-on imaginer que, devant cette volonté lucide affirmée, les médecins ou la famille n'auraient pas fait l'objet de poursuites ?

M. Didier Rebut : Dans cette hypothèse, il faut envisager chaque fait et examiner s'il est possible de les qualifier pénalement. Or il y en a plusieurs dans l'affaire que vous évoquez. Le premier est le refus de soins. Nous avons vu, qu’en cas de refus de soins, il n'y a pas de qualification pénale. Dès lors que la personne est consciente et lucide, le médecin n'engage pas sa responsabilité pénale s'il ne soigne pas le patient parce que ce dernier s'y refuse.

Le deuxième fait est la demande de soins palliatifs. Le médecin engage-t-il sa responsabilité pénale parce qu'il répond à cette demande formelle de prodiguer des soins palliatifs ? Pour ma part, je répondrai qu'il n'engage pas sa responsabilité pénale, dès lors que ces soins n'ont pas pour objet de donner la mort. Dans l’hypothèse d’une telle demande, on peut même se trouver dans l'hypothèse inverse, c'est-à-dire que le médecin pourrait être pénalement responsable d’une non-assistance à personne en danger, s'il n’accédait pas à la demande du patient, parce que les soins palliatifs sont une façon de porter assistance.

A travers l'exemple que vous donnez et c'est un point que j'avais peut-être mal perçu précédemment, l'une des clefs des qualifications pénales résident dans la conscience du patient. Lorsqu'il est conscient et qu'il peut exprimer un refus de soins, le médecin n'est plus dans l'obligation de le secourir et finalement, de s'acharner thérapeutiquement et le patient peut réclamer des soins palliatifs. Le médecin peut procurer ces soins palliatifs sans engager sa responsabilité pénale au titre de l'absence des autres soins qu'il ne peut pas donner parce que le patient s'y refuse.

M. Gaëtan Gorce : On peut imaginer, à partir de ce cas particulier, l'hypothèse d'un malade qui refuse les soins curatifs pour des raisons qui tiennent à sa situation psychologique ou à sa souffrance, etc. Mais imaginons que cette interruption souhaitée des soins curatifs entraîne ce patient, malgré l'intervention des soins palliatifs, dans une mort qu'il aura choisie mais qui peut être très douloureuse. Si le médecin décide d'une intervention complémentaire annexe, qui est la conséquence du refus exprimé par le malade et qui va accélérer ou provoquer le décès, se trouve-t-on dans la même situation ou entre-t-on dans une zone beaucoup plus floue ?

De la même manière, que penser de la situation dans laquelle, à la demande d’un malade qui ne peut pas procéder lui-même à son suicide, un médecin ou un tiers intervient et l'aide à mettre un terme à ces jours ? En termes de qualification, est-on dans le cadre du meurtre, par empoisonnement par exemple ou dans celui de la non-assistance à personne en danger, qualification que l'on peut généralement appliquer à l'hypothèse du suicide ? Comment la volonté, exprimée par le malade aujourd'hui, peut-elle avoir une influence sur la responsabilité pénale de la personne qui aura commis cette aide au suicide ?

M. Didier Rebut : La première question concerne l'hypothèse dans laquelle les soins palliatifs auraient des conséquences mortelles. Certes, ces soins soulageraient le patient mais ils auraient pour effet d’accélérer le processus mortel. Sans aucun doute, nous sommes là dans une situation beaucoup plus floue, non pas au regard de la non-assistance à personne en danger mais au regard du meurtre, dont on se rapproche à nouveau. On est face à quelqu'un qui va donner des soins dont il sait qu'ils peuvent donner la mort.

M. Gaëtan Gorce : C'est la conséquence de la demande qui a été exprimée par le malade. Vous indiquiez que, sur cette question, la clé, c'est la conscience et la volonté du patient.

M. Didier Rebut : Certes, mais dès lors que les soins demandés entraînent la mort, on se heurte à une limite, à savoir que le consentement de la victime n'est pas un fait justificatif. Le médecin n'est pas excusé, parce que le patient réclame qu’il lui donne la mort. Le consentement de la victime n'étant pas un fait justificatif, dès lors que le médecin sait qu’il lui est demandé de mettre en oeuvre des soins à double effet, un effet palliatif mais aussi un effet mortel, il sera certes protégé contre l’inculpation de non-assistance à personne en danger mais il s'exposera à une retombée dans le domaine du meurtre.

M. Gaëtan Gorce : Y a-t-il une véritable différence de nature avec l'interruption des soins curatifs à la demande du malade ?

M. Didier Rebut : Non.

M. Gaëtan Gorce : Mais on va le juger différemment. Dans l'hypothèse où le malade refuse un traitement ou demande une interruption de ce traitement, on sait que la conséquence sera la mort. Vous avez souligné que la conscience du malade fait qu'il n'y a pas d'obligation d'obstination. J'ai du mal à percevoir la différence entre les deux hypothèses.

M. Didier Rebut : J'envisage des hypothèses distinctes mais la confusion ici tient au fait que les situations, en pratique, diffèrent beaucoup moins les unes des autres que mon propos ne semble vous l'indiquer. Quand je mentionnais que le refus du patient protège le médecin de la non-assistance à personne en danger, je me situais dans une hypothèse où ce refus a pour objet un traitement qui n'est pas préexistant et qui pourrait être mis en place.

Dès lors que le traitement est préexistant, peut-être parce que le patient à l'origine l'a demandé, il ne s’agit plus de refuser sa mise en place mais de demander son interruption. Le droit pénal va alors considérer cet acte comme un acte d'arrêt, acte qui ne sera donc pas vu de la même façon qu’une mise en place. Dès lors que l'interruption aura pour effet de donner la mort alors que le traitement existe, on se trouvera là dans un schéma d'acte positif qui, fait pour donner la mort, va consister à débrancher la machine.

M. le Président : Si le malade est sous assistance de machines. Mais dans le cas d'une thérapeutique en comprimés ou en piqûres, si le malade refuse de tels soins, on est alors dans une interruption d’une continuité thérapeutique. Même si cela entraîne la mort à plus ou moins brève échéance, ce n'est pas la même notion de causalité directe entre l'arrêt du traitement et la survenue du décès.

M. Didier Rebut : Effectivement, je n'envisageais pas cette hypothèse. Si le patient refuse de prendre les comprimés qui lui sont donnés, le médecin ne peut pas se voir reprocher le fait que le patient ne les a pas pris et je ne vois pas comment il pourrait être poursuivi pour meurtre ou pour non-assistance à personne en danger. Si le patient refuse le traitement, nous sommes là en présence d'un acte par lequel le patient se donne lui-même la mort.

Comme je vous le disais au tout début de mon propos, la difficulté tient au fait – et c'est peut-être pour cela que le droit n'est pas satisfaisant – que des situations relativement proches vont faire l'objet de qualifications différentes, sur des critères de droit pénal qui ne sont pas forcément adaptés à tous ces cas médicaux qui, au final, sont assez semblables. Des cas, que l’on peut considérer comme proches les uns des autres, vont se trouver traités différemment. Dans un cas, c'est le médecin qui arrête la machine, acte qui va entraîner un certain type de traitement pénal. Dans un autre cas, tel que le refus du patient de prendre des comprimés, c’est un autre traitement pénal qui va s'appliquer.

On arrive à pointer la difficulté suivante : la réalité médicale telle qu'elle existe aujourd'hui est trop compliquée pour le droit pénal qui, au contraire, est simple dans ses qualifications. La qualification de meurtre est destinée au meurtrier, à l'assassin de grand chemin ou au crime passionnel. La non-assistance à personne en danger concerne la personne qui, sur une autoroute, assiste à un accident sans porter secours ou qui regarde une personne en train de se noyer. Ce sont de tels faits qui ont inspiré ces infractions.

Il n'y a aucun doute que ces infractions ont un problème d'application face à une réalité aussi complexe que celle que vous soumettez. De ce point de vue, les solutions que peut proposer le pénaliste ne sont pas satisfaisantes. En effet, les critères prévus pour les cas que je vous évoque sont transposables mais aboutissent à des solutions qui peuvent paraître parfois incompréhensibles. Pourquoi le médecin, qui arrête une machine, commet-il un meurtre, alors qu’il agit à la demande du patient conscient mais qui ne peut pas faire l'acte lui-même ? Et pourquoi en revanche, si le patient a les moyens d'arrêter lui-même son traitement, que ce soit arrêter la machine ou refuser de prendre ses comprimés, ce n'est plus un meurtre ? Il est incontestable que nous avons un hiatus dans l'application du droit pénal dans cette hypothèse.

En ce qui concerne votre deuxième question, c'est-à-dire aider une personne à mettre fin à ses jours, la réponse du droit pénal est claire. En aidant une personne à mettre fin à ses jours, on n'est pas complice de quelque chose parce que le suicide n'est pas une infraction pénale mais on est dans un domaine d'infraction pénale.

M. Gaëtan Gorce : Quelle est la qualification d'un tel acte : meurtre ou non-assistance à personne en danger ?

M. Didier Rebut : Ce sera un homicide car il y a un acte positif. Les circonstances historiques de l'infraction de non-assistance à personne en danger n'ont, au départ, aucun lien avec les cas qu'elle peut concerner aujourd’hui. Cette infraction a été créée en 1941 par le gouvernement de Vichy, pour obliger les citoyens français à secourir les occupants allemands qui avaient été victimes d'actes de résistance. L'autre infraction, qui a été créée à la même époque et qui lui est souvent assimilée, est l'omission d'empêcher une infraction, c’est-à-dire l'omission de la part des Français de ne pas empêcher les actions résistantes. Ces infractions ont été conservées mais leur typologie a évolué dans les années 50. La non-assistance est ainsi devenue une infraction à l'encontre d'une personne qui ne fait rien pour porter secours à autrui.

M. le Président : Comment se justifie le fait que près de 100 000 Français décèdent dans les hôpitaux, dans des circonstances constitutives d'homicides alors que cette pratique est non seulement reconnue dans les instances scientifiques, par le code de déontologie mais aussi par les religieux et les philosophes que nous avons auditionnés ici ? Tous s’accordent pour dire que l'obstination déraisonnable n'est pas légitime et qu’il existe des règles publiées de la procédure auxquelles doivent se conformer les médecins. Or il n’y a pas de poursuites pour non respect de la procédure. Est-ce parce qu'il n'y a pas de plaintes ou parce qu'elles sont jugées par le parquet comme étant irrecevables ?

M. Didier Rebut : Je répondrai positivement à vos deux questions. S'il y a une plainte, le parquet va vraisemblablement essayer de ne pas poursuivre mais nous sommes dans un système de procédure pénale où la victime dispose du droit de forcer l’inaction du parquet, par le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile. Dans un domaine comme celui d'une qualification de meurtre, il y a certainement une conscience collective qui fait que beaucoup de gens, de par les hypothèses rapportées et le vécu, n'assimilent pas cet acte à un meurtre.

M. le Président : Dans cette circonstance, deux types d’arguments s’opposent. Le premier est pourquoi légiférer de manière complexe alors qu'il n'y a pas de poursuites ? Le second serait de dire que, puisque c'est socialement admis, pourquoi ne pas l'inscrire dans la loi ? Dans quel sens serait-il préférable d'aller ?

M. Didier Rebut : La réponse est difficile. Dès lors que l’on constate que ces pratiques, qui pourraient relever de qualifications pénales, ne sont pas poursuivies, on peut considérer que nous sommes déjà dans une société qui les admet. Il y a un décalage entre le vécu social et la possibilité d'application du droit. Cette attitude sociale fait que l'application du droit ne se pose même pas.

Les arguments, en faveur d'une éventuelle prise en compte de ces pratiques dans notre droit positif, peuvent tenir d'abord au souhait de répondre à la demande des médecins. Ces derniers éprouvent le besoin aujourd’hui de se sentir en sécurité, peut-être parce qu'ils ont l'impression d'être davantage exposés à des poursuites civiles en responsabilité. Mais, pour le moment, il n'y a pas de poursuite pénale à leur encontre.

En revanche, cette adéquation possible entre certaines activités médicales et les qualifications pénales font que le risque d’une pénalisation existe, pas tant de la part des parquets mais de celle des victimes, par le dépôt de plaintes avec constitution de partie civile. Ces poursuites pourront peut-être aboutir à des relaxes, voire à des acquittements devant une cour d'assises mais que de dégâts causeront-elles dans la carrière d’une personnalité ! Par ailleurs, lorsqu'une personne est ainsi poursuivie et traînée devant les tribunaux, au vu des qualifications pénales, cela peut aussi durer un certain temps.

Au-delà de l'opprobre social, l'individu, personnellement poursuivi, renvoyé devant le tribunal par une victime à l’action de laquelle il ne peut s'opposer, vivra cette situation de façon extrêmement difficile. Il y a là une ligne de partage à tracer. Les avantages de la législation mettent en avant le principe de précaution. Ainsi, en amont même du dérèglement, on met un verrou. Les médecins ne s'en plaindront pas, mais c'est une tâche difficile pour le législateur.

M. le Président : Tout à fait, car il faut préciser dans quel contexte et selon quelle procédure les choses peuvent se faire. C’est mettre en oeuvre un gros chantier pour un faible résultat !

M. Didier Rebut : Certes, avec même peut-être la peur que ce chantier ne réveille des situations qui, pour l'instant, ne sont pas vues, sont tues et qu’il donne même dans un premier temps, des résultats inverses de ceux qu’espèrent les médecins.

M. le Président : Le juge, qui serait éventuellement chargé d’une instruction par le parquet, n'ouvrira pas le code de la santé publique ?

M. Didier Rebut : Il peut le faire. Nous sommes dans un domaine où, là encore, les obligations médicales vont être prises en compte dans l'appréciation de l'éventuelle responsabilité pénale mais la question restera toujours fondamentalement la même. Est-on en présence d'un acte qui a causé la mort ou qui a réalisé un défaut d'assistance ? Les textes médicaux sont étrangers à ce débat ; ils vont être pris en compte dans l'éventuelle responsabilité, dans l'atténuation de cette responsabilité mais ils ne permettent pas de déterminer si on est en présence ou non d'un acte qui a donné la mort. Le texte pénal demande simplement de déterminer si l'acte a donné la mort. Savoir si le médecin a une obligation d’agir ou pas, est un débat assez étranger au droit pénal, sauf à la lier au droit pénal dans un texte.

M. le Président : Comme le droit pénal dit : « Ne peut être poursuivi dans telles circonstances », il faudrait, dans notre hypothèse, renvoyer la définition de ces circonstances au code de la santé publique.

M. Didier Rebut : La formule consacrée est « N’est pas pénalement responsable ». C'est un débat qui, dans de nombreux domaines, est assez récurrent en droit pénal. C’est celui de savoir si un individu, qui a des obligations professionnelles et qui les a respectées, est protégé contre une qualification pénale. Or, dès lors que le texte qui définit la qualification pénale, n'a pas pour objet de sanctionner le respect ou l'irrespect de cette obligation mais saisit un acte en lui-même, le débat est très secondaire.

Dans d'autres domaines, c'est une discussion très fréquente. Ainsi, en droit pénal des affaires, nombre de personnes avancent le fait qu'elles ont respecté toutes leurs obligations professionnelles et ne comprennent pas pourquoi elles font l'objet de poursuites. Elles considèrent qu'ayant respecté tous les textes du code du commerce, elles ne peuvent pas pénalement être inquiétées. La réponse est que ce n'est pas parce qu'on a respecté ses obligations qu'on n'a pas nécessairement commis une infraction pénale. C'est un autre débat. On peut avoir commis une infraction pénale tout en ayant respecté toutes ses obligations, parce que l'objet de l'infraction pénale n'est pas de sanctionner le respect ou l'irrespect de l'obligation. Si tel était le cas, le texte l’indiquerait. Lorsque des textes ont pour objet de sanctionner le respect ou l'irrespect de telle obligation, ils le précisent.

En présence d'une infraction qui n'a pas du tout cet objet-là, le problème du respect de l'obligation ne se pose pas. Ce n'est pas en ces termes que l'on examine la responsabilité pénale. On regarde si on est en présence de quelqu'un qui a accompli un acte de nature ou non à donner la mort. Que le médecin se défende en indiquant qu'il a respecté toutes ses obligations médicales, on lui répondra que ce n'est pas le problème, que son acte a été accompli dans le dessein de donner la mort. Le respect des obligations médicales est certainement une bonne chose, mais si une personne est condamnée pour homicide, je suis persuadé qu'il y aura des suites déontologiques inévitables. Le problème du respect des obligations médicales est étranger au droit pénal, sauf à les lier, c'est-à-dire énoncer à un moment donné que le respect des obligations exonère le médecin de la responsabilité pénale.

Audition de M. Carlos de Sola,
Chef du service de la bioéthique au Conseil de l’Europe



(Procès-verbal de la séance du 25 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons M. Carlos de Sola, Chef du service de la bioéthique au Conseil de l’Europe.

Monsieur, lorsque j'ai rencontré M. Jean-François Mattei, afin de lui parler de cette mission d'information, il m'a aussitôt conseillé de vous inviter. Même si nous vous recevons à la fin de nos travaux, votre nom a été le premier cité !

Nous avons reçu des juristes, des médecins, des associations, des philosophes, des religieux, tous ceux qui sont concernés par ce que la mort représente aujourd'hui, au XXIe siècle, en Occident. Or, la question première demeure : convient-il ou non de légiférer ? Devons-nous, pour changer les mœurs, changer le droit ? Devons-nous pour changer le droit, changer la loi ? Et si oui, quel code devons-nous modifier ?

Pour nous permettre de répondre à toutes ces questions, l'expérience de nos amis européens est fondamentale. Nous nous rendrons d'ailleurs, la semaine prochaine, en Belgique et aux Pays-Bas, afin d’étudier, de façon plus étroite, les législations qu’ont récemment adoptées ces deux pays. Par ailleurs, nous nous sommes aussi intéressés à l'expérience danoise, plus proche peut-être des attentes de nos concitoyens.

Après ces mois d'auditions, nous avons acquis une certitude : nous n'avons aucune certitude. Nous avons toutefois relevé qu'il existait un divorce entre la pratique et la loi et que dans un tel contexte, les pratiques médicales les plus clandestines ou les plus sauvages sont peu ou pas réprimées, alors que les pratiques médicales les plus conformes à l'éthique et à la morale sont peu ou pas protégées.

La vraie question est donc la suivante : faut-il toucher d'une main tremblante – ou pas – à la loi, sachant qu'il s'agit d'un sujet extrêmement sensible et que tout mouvement du curseur peut entraîner des conséquences encore plus dangereuses que celles que nous constatons aujourd'hui ? Ce sujet est actuellement très médiatisé, chargé d'émotion, de compassion et de passion mais il est relativement marginal par rapport à la pratique médicale, la mort étant aujourd'hui médicalisée à 70 % en France et à 90 % dans la région parisienne.

Monsieur de Sola, je vous laisse la parole.

M. Carlos de Sola : Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation. J'apprends que M. Mattei est le responsable de cette « bévue » mais néanmoins, je vous remercie d'avoir suivi son conseil !

Je voudrais tout d'abord vous dire que n’étant pas un expert en la matière, je vous présenterai donc plutôt quelques idées simples en ma qualité de Chef du service de bioéthique du Conseil de l’Europe et non pas en tant que représentant de ce dernier.

Si vous le permettez, je commencerai par vous présenter le Conseil de l'Europe. Il s'agit de la plus vieille institution européenne ; fondée en 1949, elle est restée – à la différence de l'Union européenne – une organisation intergouvernementale.

Son Assemblée parlementaire, créée dès l’origine, est composée des membres des délégations des parlements nationaux. Si elle n'a pas de pouvoir de décision, elle joue un rôle important dans la mesure où elle se fait l'écho de l'opinion publique et a un rôle d'initiative. En revanche, elle n'est pas habilitée à adopter des textes contraignants, à la différence du Parlement européen, même si ses prises de position peuvent faire autorité et ses textes servir de référence.

L'autre organe du Conseil de l'Europe, qui a un pouvoir de décision, est le Comité des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères – ou de leurs représentants – de chacun des 45 Etats membres qui vont de l'Atlantique à l'Oural. Le Comité des ministres est notamment habilité à adopter des traités internationaux auxquels les Etats membres décident librement d’adhérer ou non. Par ailleurs, des comités spécialisés lui sont rattachés, dont deux concernent notre sujet : le Comité des directeurs pour la bioéthique (CDBI) dont je suis le responsable du secrétariat et le Comité européen de la santé publique (CESP).

C'est dans ce cadre, que des questions de bioéthique ont commencé à être débattues. Un premier rapport sur l'euthanasie a été élaboré il y a une quinzaine d'années ; il concluait qu'il ne convenait pas de légiférer, les conditions n'étant pas réunies pour trouver un minimum de consensus dans un sens ou dans l’autre.

C'est dans le cadre du Comité de bioéthique qu'a été élaborée la Convention sur les droits de l'homme et la biomédecine – la Convention d’Oviedo – que la France a signée, comme 31 autres Etats mais qu'elle n'a pas ratifiée ; seuls 17 pays l'ont ratifiée.

Voici trois dispositions de cette convention.

L'article 3 stipule, de façon assez prudente, que les Etats membres prennent « les mesures appropriées en vue d'assurer, dans leur sphère de juridiction, un accès équitable à des soins de santé de qualité appropriée ». Le CDBI, lorsqu'il a répondu à une recommandation de l’Assemblée, que je mentionnerai plus tard, a estimé que cet article s'appliquait également aux soins palliatifs.

L'article 5 concerne l’autonomie. Il stipule qu’aucune intervention « dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne y a donné son consentement libre et éclairé », le terme « éclairé » supposant une obligation d'information de la part du praticien. Il s'agit du principe d'autonomie qui, en tant que principe, est presque absolu.

Ce principe a, à un moment donné, été discuté. L'élaboration de cette convention a commencé au début des années 90 et s'est achevée en 1996 ; or, les mentalités, aussi bien dans l'administration que dans le corps médical, avaient évolué. Selon un sondage réalisé récemment en Espagne auprès de tous les médecins, 30 % des médecins se disent mal à l'aise lorsque le patient intervient dans la décision d'une intervention ou d’un arrêt d'un traitement.

Néanmoins, le principe est posé clairement et les exceptions ne peuvent qu'être limitées ; la transfusion sanguine pour les témoins de Jéhovah, par exemple, est un cas difficile. En pratique, on joue un jeu subtil de cache-cache. Par exemple, il est dit à l'hôpital que si vous ne pouvez pas exprimer clairement votre volonté, la transfusion aura lieu si elle est nécessaire. Cet exemple concerne notamment les accouchements, c'est-à-dire les cas où la responsabilité du médecin peut être engagée. Mais cela peut être un soulagement pour le patient d'être exonéré de sa responsabilité : il est transfusé, il n'y a pas adhéré mais la transfusion nécessaire a été faite.

Il s'agit là du cas le plus limite d'une exception car, en principe, il n'y a pas d'exception au refus d'un traitement par un patient pour des raisons qui lui appartiennent. Bien entendu, cela n'empêche pas le dialogue, mais le patient est maître de son destin.

A l'époque, le délégué du Saint-Siège – observateur au Comité – avait alors posé la question suivante : faut-il accepter de donner un traitement à un patient qui le réclame ? Non ! La disposition n'est pas rédigée de cette façon. Dire que l'intervention ne peut pas avoir lieu sans le consentement du patient, ne signifie pas que tout traitement demandé doit être administré ; les traitements non appropriés peuvent être refusés.

L'article 9, relatif à la volonté du patient, stipule : « Les souhaits précédemment exprimés au sujet d'une intervention médicale par un patient qui, au moment de l'intervention, n'est pas en état d'exprimer sa volonté, seront pris en compte. »

Les termes « pris en compte » ont été débattus très longuement : nous avons hésité entre « suivis », « respectés », « observés ». Nous devions choisir entre créer une obligation de tenir compte des souhaits exprimés ou permettre de simplement les considérer et, dans la mesure du possible, de les suivre. Les termes « prendre en compte » ont été choisis, ce qui, juridiquement, ne dispense pas nécessairement le médecin de certaines obligations : la première est d'examiner les souhaits du patient, la seconde est de replacer l'expression de ces souhaits dans leur contexte (sont-ils très anciens, suffisamment précis, le traitement a-t-il techniquement évolué, etc. ?). C'est par prudence que l'expression « prendre en compte » a été préférée aux termes « respecter » ou « observer ». Lorsque des souhaits ne sont pas respectés, alors qu’ils étaient suffisamment clairs et précis, il faut motiver par de très bonnes raisons la décision de passer outre.

Sur ce plan, une marge est laissée, par le droit international, à la pratique médicale, afin de pouvoir prendre en compte la complexité des situations et l'évolution des techniques. Il est donc souhaitable de poser des principes, sans nécessairement créer une trop forte contrainte qui pourrait s'avérer inadaptée à certaines situations. Mais vous connaissez cela mieux que moi : l’art de légiférer ! Faut-il être très précis, assez précis ou suffisamment souple ? Ici, a été posé un principe qui a été assez bien accueilli par la profession médicale, notamment par ceux qui connaissent cette réalité.

Les directives anticipées – elles peuvent être appelées d’une manière ou d’une autre – commencent à se développer et ont, me semble-t-il, un bel avenir devant elles, du fait de l’évolution des techniques. En effet, les gens sont de plus en plus conscients que ces techniques peuvent avoir un impact fort sur l’évolution d’une maladie et sur la qualité d’une vie.

La convention ne contient aucune disposition relative à l’euthanasie et notamment à l’euthanasie active, ce que certains, à l’époque, ont estimé être une lacune ; personnellement, je ne le pense pas.

Je vous ai dit, au début de mon intervention, que j’étais venu avec des idées simples.

La première des choses à faire, c’est une clarification, à la fois de la terminologie et des concepts. L’euthanasie, dans l’esprit de l’immense majorité des individus, est un acte volontaire et délibéré destiné à donner la mort. C’est la raison pour laquelle, selon moi, on ne peut pas parler d’euthanasie passive pour des situations tout à fait différentes.

Un certain nombre de principes s’appliquent aux traitements médicaux et aux interventions médicales : outre le principe d’autonomie, le principe de proportionnalité du traitement par rapport à la situation du malade, à ses perspectives, à son efficacité pose la question d’une adéquation entre l’acte et ses effets – directs et secondaires. Or, l’activité médicale est, par excellence, une activité qui engendre presque toujours un effet premier et des effets secondaires.

On constate très souvent que des termes médicaux définissent des situations précises et ne s’appliquent pas à d’autres situations très proches. Ainsi, lorsqu’on parle d’amputation, on use d’un terme médical que l’on n’utilise pas lorsqu’une personne a perdu sa jambe dans un accident ou à la guerre.

Or, le terme d’euthanasie n’est pas nécessairement un terme médical. On devrait pouvoir distinguer entre ce qui résulte de l’accompagnement médical et ce qui relève d’une situation pathologique qui reste marginale et qui consiste en un acte ayant pour but premier de provoquer la mort. Par exemple, au cours du traitement du cancer des ovaires, inévitablement, on provoque des lésions de l’appareil reproducteur qui pourraient entraîner une stérilité ; un acte est délibéré : l’effet premier, qui est le traitement du cancer, est voulu ; l’effet secondaire – l’impact sur l’appareil géniteur – n’est pas souhaité, mais accepté car il est nécessaire pour traiter la maladie.

Cela pour vous dire qu’en médecine, chaque acte entraîne des effets secondaires. Or, il ne viendrait à l’idée de personne de poursuivre un médecin qui se conforme à une procédure médicale et qui doit amputer pour éviter la gangrène. Pourtant, il s’agit d’un acte délibéré qui est une atteinte à l’intégrité physique de la personne. Mais avant d’être un acte portant atteinte à l’intégrité physique, il s’agit d’un acte de préservation de cette même intégrité physique.

Avec l’euthanasie, nous nous situons, me semble-t-il, dans un cadre qui n’est pas différent – dans la plupart des cas. En cas de non-administration ou d’arrêt du traitement, nous nous situons dans le cadre de la pratique médicale régie par des principes généraux qui sont la proportionnalité entre l’acte, le but et les circonstances de la situation du patient. Dès lors que le médecin s’est conformé au protocole, il me semble qu’il est mal venu de légiférer et même de parler d’euthanasie.

En revanche, dans certains cas qui sont extrêmement graves, il est généralement admis qu’il convient de s’entourer d’un certain nombre de garanties, qui sont en général des garanties de procédure et qui n’ont pas nécessairement à apparaître dans une loi ; elles peuvent être inscrites dans les codes – dont le nom diffère selon les pays – qui précisent les règles de conduite que doivent respecter les médecins dans leur pratique.

Au Royaume–Uni, pays dont la situation est la plus proche de la situation française, il est absolument interdit de réaliser un acte qui a pour but de donner la mort et des poursuites sont parfois engagées, peu nombreuses mais elles existent. En revanche, la loi n’aborde pas la question de l’omission ou de l’arrêt du traitement, que ce soit à la demande du patient ou, s’il n’est pas en état de s’exprimer, du corps médical.

Le General Medical Council, l’équivalent de l’Ordre national des médecins, a édicté des règles de bonne conduite. Ce texte, qui a été étudié par le ministère de la Santé, sur le plan aussi bien de la légalité que de l’opportunité, répond à un certain nombre de préoccupations. La première est de protéger le malade, en s’assurant que la décision est médicalement appropriée ; l’une des garanties est de s’entourer, au moins, d’un second avis. Une autre est de joindre au dossier médical la décision, les antécédents, etc. Lorsque le cas est particulièrement grave – par exemple, l’arrêt d’un traitement prolongé –, la décision peut éventuellement être prise collégialement même si la responsabilité individuelle du médecin doit être maintenue.

Toutes ces garanties en faveur à la fois du patient et du médecin peuvent être inscrites dans des règles de droit souples, en fonction des traditions juridiques de chaque pays. Ainsi, je sais que le code de déontologie français fait l’objet d’un décret en Conseil d’Etat. Que ces garanties soient prises sans nécessairement recourir à une loi, pure et dure, présenterait un autre avantage : pouvant être modifiées plus facilement, elles pourraient ainsi s’adapter, sur le plan technique, à toute évolution dans ce domaine. La loi, elle, devant rester beaucoup plus générale sera donc, parfois, inadaptée à certains cas, qui peuvent par ailleurs évoluer en fonction des connaissances et des techniques.

Chaque pays procède donc comme il l’entend mais, jusqu’à présent, très peu ont légiféré dans ce domaine et tous les pays ne possèdent pas de lignes directrices suffisamment claires et autorisées. Or, il me semble que diverses garanties devraient exister, être élaborées et admises par les différentes spécialités, tout en maintenant les principes juridiques généraux – autonomie, proportionnalité, adéquation – qui sont régis par ce que les Britanniques appellent « le meilleur intérêt du patient », à savoir, l’intérêt du patient considéré à partir du contexte qui lui est propre. Par exemple, l’intérêt du patient est-il vraiment de prolonger son traitement alors qu’il n’existe plus aucune perspective de guérison ? Certaines situations, extrêmement complexes, sont très difficiles à envisager, dès le départ, dans toutes leurs nuances. Cela étant dit, des textes de rang inférieur peuvent s’avérer très utiles en la matière.

Si l’on fait cette distinction, il reste probablement beaucoup moins de cas posant problème ; néanmoins, ils peuvent exister. Par exemple, lorsqu’il n’y a pas, à proprement parler, de traitement médical et que la personne ne souhaite plus continuer à vivre.

Tant qu’il y a un traitement – même une alimentation ou une hydratation assistée –, on peut dire que l’on se situe dans le domaine médical. L’alimentation assistée étant à long terme invasive et très douloureuse, on peut parfois se demander si son maintien correspond à l’intérêt du patient. Mais nous sommes là, toujours, dans un contexte individuel que l’on ne pourra pas nécessairement transposer à d’autres cas. Donc quand il y a un traitement médical, il me semble inopportun – voire dangereux – de légiférer. Je vous rappellerai, à cet égard, une phrase de Portalis, l’un des pères du code civil : « Les lois inutiles nuisent aux lois nécessaires. ».

Nous ne devons pas oublier non plus le poids des habitudes culturelles. Je me suis demandé pourquoi, dans un pays tel que les Pays-Bas, il n’y a pratiquement aucun problème culturel à admettre un acte qui, dans un pays latin ou au Royaume-Uni, pose problème. Je pense que c’est parce que la loi a, en France, une valeur symbolique qui est bien plus grande que dans d’autres pays. La France est un pays laïque et l’influence des religions y est beaucoup moins importante que dans de nombreux autres pays, tels que les Pays-Bas. Il me semble même que, pour certains Français, la loi est une norme morale, dans la mesure où il existe peu d’autres normes de référence ; si elle admet une pratique, c’est qu’elle est, sinon bonne, du moins pas mauvaise. Dans d’autres pays, la loi a une importance symbolique bien moindre et la véritable mise en scène se joue devant les tribunaux ; qu’il s’agisse d’un duel ou d’un acte sacrificiel, le tribunal est le lieu où sont résolus les conflits, alors que dans les pays latins, la loi a plus d’importance, en elle-même, que la façon dont elle est appliquée.

Ces différences culturelles expliquent, selon moi, le fait qu’aux Pays-Bas et en Belgique, la législation sur l’euthanasie n’a pas posé trop de problèmes ; l’idée qu’une loi puisse énoncer que l’on peut, délibérément, réaliser un acte qui a pour but premier de donner la mort, est culturellement acceptée.

Je voudrais maintenant évoquer avec vous un autre sujet, celui de la rédaction des textes. Je sais que, à un moment donné, le ministère de la Santé estimait que la rédaction du code de déontologie n’était plus à jour. Je peux comprendre cette position dès lors que ce code utilise l’expression « donner délibérément la mort ». Cette terminologie provenant du code pénal n’est pas nécessairement adaptée au domaine médical. Je vous le disais tout à l’heure, l’acte médical est délibéré, voulu dans son premier effet et accepté dans son second effet – qui peut être nocif. Or, dans le domaine qui nous intéresse, l’acte volontaire provoque la mort.

En Italie, la loi fait référence à un acte qui a pour but de donner la mort ou qui vise à la donner. Il convient donc de se référer à l’intention des actes et non pas uniquement à leur effet qui peut être secondaire ; en médecine, il faut toujours considérer le but d’un acte dans la mesure où celui-ci a pratiquement toujours des effets secondaires.

Telles sont les idées que je souhaitais vous soumettre concernant l’administration, l’omission, l’arrêt d’un traitement médical à la demande du patient ou par décision médicale en consultation avec la famille, lorsque le patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté.

Restent les cas limites où, en l’absence de tout traitement médical – pas même une alimentation assistée – s’applique le principe de l’interdiction de tuer. Toutefois, lorsque parmi ces cas, une situation individuelle et particulière permet de comprendre que, dans des circonstances extraordinaires, on soit amené à procéder à tel ou tel acte, la question est de savoir si des poursuites judiciaires sont alors engagées.

A la question suivante, posée par le Conseil de l’Europe à ses pays membres : « des poursuites ont-elles été engagées pour euthanasie active ou suicide assisté et des condamnations ont-elles été prononcées ? », très peu ont répondu, non seulement sur les lois applicables mais également sur les pratiques suivies en ce domaine. En fait, très peu de poursuites ont été engagées dans très peu de pays, ce qui démontre que, dès lors que l’acte médical est pratiqué dans un contexte médical et de façon correcte, il n’entraîne pas de poursuites.

Certains pays ont traité la question de l’euthanasie – acte ayant pour but de donner la mort à la demande du patient : l’Allemagne (où la mort assistée, qui est interdite, est différenciée de l’homicide), les Pays-Bas, la Belgique et, pour le suicide assisté, la Suisse et l’Estonie. Mais, dans la majorité des pays, l’euthanasie n’est pas considérée comme un délit spécifique. Ainsi, en Espagne, il n’existe pas de délit spécifique mais la demande du patient consistant à réclamer l’euthanasie pour éviter de grandes souffrances constitue une circonstance atténuante ; dans ce cas, la peine prononcée est inférieure à celle qui est normalement prononcée pour un homicide.

En résumé, deux pays seulement autorisent l’euthanasie (un tiers, qui est l’auteur de l’acte, est la cause de la mort) ; deux autres – sans oublier l’Etat de l’Oregon aux Etats-Unis – admettent le suicide assisté (un tiers se limite à fournir les moyens nécessaires au patient pour qu’il puisse se donner la mort). Notons à ce propos que la question de la qualification de suicide assisté s’était posée à propos d’un inventeur australien qui avait mis au point un moyen mi-informatique, mi-médical permettant au patient de commander à distance une touche qui provoque l’injection mortelle et de se passer, de cette façon, de toute intervention d’une tierce personne.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’est intéressée à plusieurs reprises à cette question.

En 1999, lors d’un débat sur ce sujet, la rapporteure, Mme Edeltraud Gatterer, membre du parti populaire chrétien démocrate (ÖVP) autrichien, avait présenté un projet de résolution condamnant aussi bien l’euthanasie active que le suicide assisté. Après de longs débats, une recommandation a été adoptée – un accord a minima – mais ses termes sont assez ambigus : « Le désir de mourir exprimé par un malade incurable ne peut en soi servir de justification légale pour l’exécution d’actions destinées à entraîner la mort. »

Cette recommandation avait été acceptée par ceux qui ont une attitude plus ouverte, probablement à cause des mots « en soi », lesquels impliquent que le désir, par lui-même, ne suffit pas, que d’autres circonstances sont nécessaires. On peut donc imaginer, sans définir ces circonstances, que le principe du désir de mort a été accepté mais la recommandation reste floue.

Plus récemment, M. Dick Marty, membre suisse du groupe libéral, a présenté un projet de résolution préconisant l’adoption de lois autorisant l’euthanasie active. Le paragraphe 9-4 de ce texte invite les gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe : « A la lumière de ces données et de ce débat public, à se demander s’il serait envisageable d’introduire, là où elle n’existait pas encore, une législation exemptant des poursuites les médecins qui acceptent d’aider les malades incurables (…) ».

Ce projet avait été initialement accepté par la commission de la Santé mais la commission des Affaires juridiques, par l’intermédiaire de son rapporteur, M. Kevin McNamara, travailliste écossais, a présenté des amendements allant dans un sens totalement opposé : ces derniers tendent à faire disparaître le paragraphe précité et à le remplacer par une sorte d’avis relatif aux législations des deux pays qui ont autorisé l’euthanasie afin de déterminer si leurs lois sont conformes aux Droits de l’homme.

D’autres amendements ont été déposés sur ce projet de résolution, dont l’un par M. Claude Evin, socialiste français, qui propose de supprimer le paragraphe 9-4 et d’insérer un nouveau paragraphe relatif aux soins palliatifs. Nous ne savons donc pas ce que deviendra ce projet de résolution. En effet, si des amendements, contraires à la philosophie de M. Marty sont adoptés, le texte deviendrait totalement incohérent et serait alors rejeté par l’Assemblée.

En conclusion, je dirais que le problème est le même pour tous les pays, qu’il convient de clarifier les situations et les concepts et notamment de ne pas parler d’euthanasie passive. En effet, dans l’esprit des gens, l’euthanasie est un acte qui provoque – directement – la mort ; or, dans l’euthanasie passive, la mort n’est que la conséquence seconde d’un acte.

Par ailleurs, il appartient à chaque pays de déterminer comment aborder le problème des personnes qui, se trouvant dans une situation désespérée, demandent, de façon répétée, l’assistance d’une tierce personne pour les aider à mourir parce qu’elles ne peuvent pas se donner la mort par elles-mêmes. Dans de nombreux pays, le corps médical est, dans sa grande majorité, opposé à toute légalisation de l’euthanasie ; ainsi, dans son rapport, M. McNamara mentionne les résultats d’un sondage officiel réalisé au Royaume-Uni : 60 % des médecins refuseraient de pratiquer eux-mêmes une euthanasie. De même, en Espagne, seul un tiers des médecins – toutes spécialités confondues – est en faveur d’une libéralisation.

Personne ne détenant la solution, je pense simplement que, pour l’instant, il n’est pas souhaitable d’ « importer » telle ou telle pratique et que la réponse à cette question dépend de la culture de chaque pays.

Ainsi, si en France, le procureur de la République a l’opportunité des poursuites, au Royaume-Uni, le parquet est obligé d’engager des poursuites, comme le démontre le cas de Mme Diane Pretty qui a été porté devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Atteinte d’une maladie dégénérative du système nerveux mais n’ayant pas besoin d’un traitement médical vital, Mme Diane Pretty a demandé au procureur de la Reine de s’engager à ne pas poursuivre son mari si celui-ci l’aidait de façon active à mourir. Puisque le procureur n’a pas l’opportunité des poursuites en droit britannique, cette demande n’a pu qu’être rejetée.

L’intéressée a donc adressé sa requête à la Cour européenne des droits de l’homme et lui a posé la question suivante : une loi peut-elle refuser à une personne la possibilité d’avoir recours à une tierce personne pour se donner la mort ? La Cour a répondu positivement. Elle estime qu’il n’y a pas eu violation des deux dispositions de la Convention européenne des Droits de l’homme relatives, d’une part, au droit à la vie et, d’autre part, au droit à la non-ingérence dans la vie privée. Elle motive sa décision notamment par le fait que d’autres valeurs, aussi bien générales qu’individuelles, peuvent amener le législateur à adopter telle ou telle solution. Pour la Cour, la loi peut donc interdire l’euthanasie active ou l’aide au suicide, sans violer la Convention.

En revanche, la Cour ne s’est pas prononcée sur la question suivante : une loi peut-elle autoriser l’euthanasie active ou le suicide assisté, sous certaines conditions ? Cette question n’ayant jamais été posée à la Cour, on ne peut pas en déduire que, dans un pays différent ou dans le même pays à un moment différent, une solution différente de celle apportée au cas Pretty serait contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.

En conclusion, du point de vue du droit européen, aucun parti n’a été arrêté en matière d’euthanasie. Cela est peut-être préférable car la réponse à apporter à ce problème dépend des sensibilités propres à chaque pays. Néanmoins, un certain nombre de lignes directrices peuvent être dégagées pour tout ce qui concerne l’administration ou la non-administration d’un traitement médical.

M. le Président : Monsieur, je vous remercie de ce portrait de la situation européenne qui nous a permis de comprendre qu’aucune solution consensuelle ne semblait pouvoir aboutir d’ici peu et que les différents pays ont traité le problème selon leur culture.

Vous avez eu raison de rappeler qu’en France, l’on confond abusivement la morale avec la loi. Lorsque le législateur français légifère
– et il le fait souvent –, il a l’impression de fixer de grandes lignes directives de morale pour ses concitoyens mais il se préoccupe moins de savoir si les principes qu’il a adoptés sont observés dans la pratique !

Vous avez mis en exergue deux ou trois éléments qui m’ont particulièrement intéressé. Le premier est la notion de « directive anticipée » (appelée abusivement « testament de vie » par l’Association pour le droit de mourir dans la dignité) par laquelle une personne lucide, en bonne santé, laisse, de manière anticipée, des instructions sur la conduite à tenir pour le cas où elle se retrouverait dans telle ou telle situation. Sur ce point souvent évoqué au cours de nos précédentes auditions, vous nous indiquez qu’aux termes d’une convention européenne, il convient de « tenir compte » de ces directives anticipées. Mais sont-elles réellement efficaces puisque le corps médical, même s’il tient compte de l’avis du patient, garde son autonomie de décision ?

Pensez-vous que de tels documents puissent réellement donner au corps médical une base morale pour agir conformément à la volonté du patient ? Et comment être sûr de cette volonté lorsqu’à l’instant de la prise de décision médicale, le patient n’est pas conscient, sachant que l’on peut difficilement déléguer sa liberté et anticiper une décision de ce type ?

Par ailleurs, nous conseillant de préserver une souplesse qui sied davantage à la diversité et à la complexité des situations, vous nous avez indiqué qu’il serait alors plus opportun de commencer par réviser le code de déontologie et le code de la santé publique, avant de modifier le code pénal. Sur ces propos, je souhaiterais vous préciser que le fait de donner délibérément la mort est un acte ambigu au regard de notre droit pénal : arrêter une machine qui maintient en vie une personne, c’est donner délibérément la mort. Dès lors, le médecin qui pratique cet arrêt, selon la déontologie qu’on lui a apprise, se met en danger car aucun texte ne lui permet actuellement d’agir ainsi.

M. Carlos de Sola : Permettez-moi de vous interrompre mais je crains de ne pas avoir été assez précis sur ce point. Tout acte médical est, par lui-même, un acte délibéré ; il faut donc espérer qu’il est bien pensé ! Et, je le répète, il a rarement un seul effet – même les médicaments ont des effets secondaires.

M. le Président : J’ai eu un patron qui disait que les médicaments qui n’avaient pas d’effets secondaires étaient sans effet positif, et qu’ils étaient généralement des placebos !

M. Carlos de Sola : Les actes médicaux ont donc souvent un double effet. Ils sont la cause de la mort mais également d’une autre chose qui en est la finalité première. On ne peut donc pas dire que de tels actes délibérés, qui provoquent la mort, sont en soi punissables. Il me semble que cette formulation ne convient pas à ce genre de situations.

Dans le code italien, l’acte qui vise à donner la mort ou a pour but de la donner et dont l’effet secondaire serait d’abréger des souffrances, est distingué de l’acte dont l’effet premier serait d’abréger des souffrances et l’effet secondaire d’entraîner la mort.

M. le Président : Selon le code pénal français, la qualification d’homicide s’applique à tout acte dont l’objectif est de donner la mort, et la circonstance qu’il s’agit d’un effet secondaire ne fait l’objet que d’un examen ultérieur. De ce fait, un certain nombre d’abstentions thérapeutiques ou d’arrêts de traitement qui entraînent délibérément la mort, tombent sous le coup du code pénal. Prenons l’exemple d’un arrêt des respirateurs qui donne délibérément la mort ; alors que nous sommes dans le cadre du non-acharnement thérapeutique, de la non-poursuite d’un traitement qui apparaît comme inutile, du refus d’une impasse thérapeutique, un tel acte tombe tout de même sous le coup du code pénal français. Le médecin, n’ignorant pas que l’arrêt de la machine allait entraîner la mort de son patient, sera poursuivi pour homicide et son mobile ne sera examiné qu’a posteriori.

M. Carlos de Sola : Il y a donc un décalage entre la pratique et le droit pénal.

M. le Président : Oui, et si nous devions adopter cette souplesse que vous nous avez conseillée, il serait impossible de sécuriser les médecins.

Sur le plan européen, l’alimentation et l’hydratation assistées sont-elles considérées comme un traitement ?

M. Carlos de Sola : Oui, dans la plupart des pays.

M. le Président : La loi du 4 mars 2002 donne au patient le droit de refuser un traitement, ce qui correspond à la philosophie internationale sur l’autonomie de la personne. Cependant, il convient de faire la différence entre un malade qui ne veut pas recevoir un traitement médical et un malade qui ne veut pas être artificiellement alimenté ou hydraté mais qui demande que son confort moral et physique soit assuré.

Dans cette dernière situation, tous les cas qui nous sont présentés comme des demandes d’euthanasie active pourraient alors facilement se résoudre. Prenons l’exemple de M. Humbert : si ce jeune homme avait demandé et obtenu de rentrer chez lui et d’arrêter l’alimentation artificielle, il aurait eu une fin de vie paisible et accompagnée, sans qu’elle soit médiatisée comme elle l’a été, et il n’aurait pas eu besoin d’une tierce personne pour lui donner la mort !

Pensez-vous qu’il s’agit là d’une piste intéressante ? Elle nous paraît, pour notre part, non négligeable car elle se situe à la frontière entre la volonté du patient en fin de vie et le traitement.

Mme Françoise de Panafieu : Vincent Humbert n’était pas en fin de vie.

M. le Président : Alors, il était autonome et avait le droit de dire qu’il ne souhaitait pas de traitement.

M. Carlos de Sola : Je répondrai d’abord à votre première question : oui, l’alimentation artificielle est considérée comme un traitement. De ce fait, au Royaume-Uni, la jurisprudence a abordé de façon totalement différente le cas précité de Mme Diane Pretty, qui ne recevait ni traitement, ni alimentation artificielle et celui de Mme B., qui refusait de continuer à être alimentée de façon artificielle. Dans cette dernière affaire, la Cour a confirmé que Mme B. pouvait refuser ce traitement médical.

Comme je vous le disais tout à l’heure, lorsqu’il se prolonge, un tel traitement peut s’avérer extrêmement invasif et douloureux car il ne s’agit pas d’injecter, pendant quelque temps, une alimentation intraveineuse. Mais douloureux ou pas, il s’agit d’un traitement médical que le patient est en droit de refuser. A l’exception de la Russie, dans tous les pays, un patient peut demander l’arrêt d’un traitement vital mais qui, à ses yeux, ne se justifie pas.

Cette situation doit être distinguée de celle où une personne qui n’est pas sous alimentation artificielle refuse de s’alimenter. Dans cette hypothèse, les médecins, conformément au principe du devoir d’assistance, sont-ils dans l’obligation de lui imposer une alimentation artificielle ? La réponse est probablement négative ; on ne peut imposer à une personne un traitement médical qu’elle refuse consciemment, et ce même au moment où elle devient inconsciente. Dès lors, il n’est pas besoin d’un acte actif pour donner la mort : il suffit que la personne cesse de s’alimenter. Elle aura droit, selon moi, à des sédatifs et à des soins pour l’aider.

Mme Henriette Martinez : « Tu mourras dans la souffrance » !

M. le Président : Non, car il convient de faire une distinction entre le traitement et les soins. Un malade peut refuser une alimentation parentérale, une gastrotomie, une perfusion centrale, etc. mais il peut exiger d’être accompagné et donc de bénéficier de sédatifs contre la douleur.

M. Carlos de Sola : On peut refuser un traitement contre le cancer et réclamer des anti-douleurs.

Mme Henriette Martinez : En disant « tu mourras dans la souffrance », je pensais à ces personnes âgées qui vivent dans un pavillon de long séjour que je visite régulièrement ; elles se laissent mourir de faim et je les vois dépérir ! Or, je suis certaine que si on leur donnait un autre choix que ce refus de s’alimenter, elles pourraient mourir rapidement, plus dignement et sans souffrir.

M. Carlos de Sola : Je suppose que ces personnes souhaitent certainement franchir le pas presque inconsciemment.

M. le Président : Cependant, tous les vieillards qui ne mangent pas ne doivent pas être considérés comme des personnes voulant mourir de faim.

Mme Henriette Martinez : Je ne tire pas de généralités mais j’en connais.

M. Carlos de Sola : La question est très ancienne et déjà Suarez, non pas l’ancien Premier ministre espagnol mais le théologien du XVIe siècle, avait fait une distinction entre le suicide et le fait d’abréger des souffrances. La question lui avait été posée dans les termes de l’époque : « est-ce un péché de refuser de s’alimenter ? ». Il avait répondu que si l’on refuse de s’alimenter parce que cela provoque des douleurs très importantes, il s’agit, certes, d’un péché mais d’un péché véniel et non mortel.

Mme Françoise de Panafieu : Pour en revenir aux personnes âgées, celles qui ne s’alimentent plus sont celles qui « lâchent la corde ». Le problème est donc leur accompagnement ou plutôt le manque d’accompagnement dans certains établissements, et non pas le fait de savoir s’il faut leur administrer des produits pour abréger leur vie.

Mme Henriette Martinez : Je parle pourtant d’un établissement modèle, où l’accompagnement est particulièrement bien organisé.

M. le Président : En général, ces personnes souhaitent qu’on les laisse mourir en paix. Cela dure une semaine et cela se passe sans souffrance. Il s’agit d’un renoncement progressif, à la fois organique et psychologique : la perte de conscience entraîne un refus de soin, lequel n’est donc pas toujours lucide, objectif, délibéré. Il convient donc d’être prudent sur l’interprétation des signes que donnent les malades en fin de vie. Par exemple, un malade qui a une atteinte cérébrale, pleure ; or, il ne s’agit pas de pleurs de tristesse mais d’une atteinte de son système larmique. D’autres atteintes au cerveau ont pour conséquence des diminutions de la volonté de manger, etc.

Or, nous, nous parlons de malades qui, délibérément, refusent de s’alimenter et veulent rentrer mourir chez eux.

En ce qui concerne la directive anticipée, Monsieur de Sola, vous ne m’avez pas répondu.

M. Carlos de Sola : En Espagne, le domaine de la santé relève de la compétence des régions. Certaines des plus symboliques, telles que la Catalogne, ont voulu légiférer avant le pouvoir central sur les volontés anticipées. La Catalogne possède donc un registre central mais il peut se poser un problème de coordination, les personnes étant amenées à se déplacer hors de la région. Ce problème se pose également au plan international. Ainsi, imaginons qu’un Français ait inscrit ses volontés sur un registre en France ; il part à l’étranger et est victime d’un accident. Que se passe-t-il ? Existe-t-il une possibilité de consulter ce registre ? Bien entendu, il s’agit d’un autre aspect de la question mais, cette pratique étant appelée à se développer, le problème pourrait se poser un jour.

Cela dit, la volonté anticipée est une pratique nouvelle. L’Allemagne, qui a une expérience plus longue en ce domaine, a déjà établi toute une série de critères de validité ou de moindre validité des souhaits qui ont été exprimés par anticipation. Cependant, le principe est clair : si ces souhaits sont sérieux, validés et adaptés à la situation, il faut les suivre. Il faut une très bonne raison pour ne pas en tenir compte ; par exemple, lorsque des années se sont écoulées entre l’expression de la volonté anticipée d’un patient atteint d’une maladie longue et dégénérative et le moment où elle doit être prise en compte, alors que les techniques et les traitements ont pu évoluer. On ne peut donc pas se passer d’un examen critique de ces souhaits anticipés.

M. le Président : Il s’agit d’un grand débat : a-t-on le droit, au fond, de déléguer sa décision par anticipation ? Peut-on déclarer : « je veux qu’une personne de confiance décide à ma place » ? En droit français – et même par rapport à l’éthique – il est interdit de déléguer par anticipation sa liberté ou la décision de sa vie ou de sa mort à une tierce personne.

Mais admettons que l’on soit au stade de directives dont on peut tenir compte et qu’on n’est pas obligé de suivre si de bonnes raisons le justifient. Quelle est la différence entre une personne inconsciente, maintenue en vie artificielle, qui n’a laissé aucune directive anticipée et celle qui se trouve dans la même situation mais qui a précisé « ses souhaits » ? L’équipe médicale arrêtera-t-elle la machine de l’une et pas celle de l’autre ? Ne serait-on pas, alors, en rupture d’égalité devant la loi ?

M. Carlos de Sola : Le principe d’égalité devant la loi est fondamental en France. Cela étant dit, il me semble que, dans les deux cas, l’équipe médicale devra procéder à une évaluation individuelle. Une règle générale ne peut pas être établie.

L’existence de souhaits anticipés est un élément qui peut être plus ou moins pertinent, plus ou moins actuel, plus ou moins valide et qu’il conviendra d’apprécier. Si, au vu de la situation, les médecins considèrent qu’il existe une adéquation de ces souhaits à la situation, ils n’auront aucune raison de ne pas les suivre. Mais cette analyse de la situation sera la même pour les personnes qui n’ont pas fait part de leurs volontés anticipées et qui sont très nombreuses.

M. le Président : Comment se présente un registre de volontés anticipées ? S’agit-il d’un formulaire ? Est-il précis ou général ?

M. Carlos de Sola : Il s’agit d’un formulaire général mais une place est laissée pour que la personne puisse apporter des précisions qui ne sont pas envisagées par le document. Dans le cas d’une maladie, diverses précisions relatives à cette dernière pourront ainsi être inscrites.

Par ailleurs, dans certaines régions, la personne doit inscrire ses volontés devant deux témoins ; dans d’autres, devant un notaire. Mais l’on peut se demander si ces « témoins » sont vraiment compétents ; un notaire, par exemple, ne connaît pas les subtilités médicales.

M. le Président : Plus on va aller dans la précision, plus le corps médical va être soumis à la volonté anticipée ; en revanche, si la volonté est exprimée de façon générale, les médecins en tiendront compte mais pourront librement apprécier la situation du patient, de son entourage et du contexte médical.

Cette volonté anticipée ne serait-elle pas moins dangereuse si elle n’est pas trop précise que si elle l’est trop ? En Allemagne, les critères sont extrêmement précis en la matière.

M. Carlos de Sola : S’il s’agit d’une maladie dont les conséquences sont assez prévisibles – une maladie dégénérative, par exemple –, la volonté peut être précise. Si, au contraire, la volonté exprimée est de « ne pas être réanimé en cas d’accident, si je risque de rester handicapé »…, cela est plus difficile.

Selon moi, la volonté anticipée n’est appropriée que lorsque véritablement les conséquences d’une maladie et notamment celles du traitement peuvent être anticipées. Mais cette solution n’est pas la panacée ! Je le sais bien !

Certaines associations – notamment celles qui s’intéressent à la maladie d’Alzheimer – se sentent concernées par ce sujet. Néanmoins, tout le monde s’accorde à dire que la volonté anticipée est un élément de la décision médicale, qu’une évaluation individuelle est indispensable et que le principe de l’intérêt du patient est prédominant.

M. le Président : Bien entendu, dans ces souhaits anticipés, l’euthanasie active n’a aucune place ?

M. Carlos de Sola : Si le souhait d’une euthanasie active est exprimé dans un pays qui la condamne, cette partie de la directive anticipée est déclarée nulle car contraire à la loi.

M. le Président : Nous avons rencontré des pénalistes et des médecins. Avec les médecins, nous sommes bien d'accord : l'euthanasie est un acte qui a pour seul but de donner la mort, alors que l'arrêt des machines, les effets secondaires, le refus d'un traitement, le refus du médecin d’entreprendre une réanimation ne sont en aucun cas des actes répréhensibles lorsqu’ils tiennent compte du contexte, de l'évaluation individuelle, etc.

En revanche, les pénalistes nous disent qu'ils n'ont pas d'autre choix que de se demander si l'acte peut être qualifié ou non d'homicide ; or, dès lors que la finalité de ces actes est la mort et que les médecins ne l’ignorent pas, cette qualification s’impose.

Le contraste est donc saisissant ! Environ 100 000 personnes meurent chaque année en France à la suite d’abstentions thérapeutiques ou d’arrêts de traitement. Même s’il n'y a pas de poursuites pénales, tous les médecins concernés pourraient en théorie être poursuivis pour homicide.

Convient-il, selon vous, de modifier le code pénal afin de préciser que, dans de telles circonstances, la responsabilité pénale du médecin ne peut pas être retenue ? Ou bien, serait-il plus approprié de modifier le code de déontologie et le code de la santé publique afin que le juge se réfère à l'éthique et aux pratiques professionnelles pour ne pas poursuivre ?

Ce débat est plutôt théorique puisque, dans la réalité, les médecins ne sont pas poursuivis mais ils sont tout de même de plus en plus inquiets.

M. Carlos de Sola : Cette interprétation de la loi pénale est-elle partagée en France ?

M. le Président : C’est le droit pénal français : on constate les faits et, s'ils peuvent être qualifiés – notamment d’homicide –, des poursuites sont engagées.

M. Carlos de Sola : Il faudrait que j'analyse les dispositions pénales des différents pays européens ; cela ne se passe pas nécessairement de la même façon ailleurs. Ce qui est important, c'est la finalité de l'acte. Le mobile n'est pas un élément principal de la qualification. En Suisse, il n’est pris en compte dans le suicide assisté que s’il présente un caractère égoïste.

Les pénalistes français considèrent-ils qu'un chirurgien qui ampute un patient devrait être poursuivi pour atteinte à l'intégrité physique ? Je ne le crois pas. Or, lors de l'arrêt du traitement, nous sommes dans le même cas de figure : l'effet n'est pas la finalité première de l'acte ; il s'agit juste d'un moyen.

M. le Président : L'exemple le plus saisissant est celui de l’arrêt de la réanimation et de la ventilation artificielle. Lorsque le médecin arrête ces traitements qu'il juge inutiles, il le fait en général avec l'accord de la famille et après avis de ses collègues mais il n'ignore pas qu'il donne délibérément la mort. D'où la remarque que vous faites sur le code de déontologie et celle que nous font les pénalistes en qualifiant cet acte d'homicide.

M. Carlos de Sola : Prenons le cas de personnes qui, sans cette aide d’un respirateur artificiel, mourraient. Diverses situations peuvent se présenter : l’absence de perspectives raisonnables de survie dans certains cas, l’existence de ces perspectives dans d'autres cas. Dans les premiers cas, l’arrêt de l'aide artificielle ne pose pas de problème. Au contraire, dans les autres cas, ceux qui offrent des perspectives raisonnables de survie, il s'agira soit d'une négligence, soit d'un acte délibéré. Techniquement, l'acte est le même, c'est donc bien la situation médicale de la personne qui compte.

M. le Président : Moralement, vous avez raison, mais pas sur le plan du droit !

Vous avez utilisé un terme tout à fait adapté : « perspectives raisonnables ». On peut avoir une perspective de survie pendant 10 ans sous machine mais si cette perspective n’est pas raisonnable, la machine peut être arrêtée. La question, à ce moment-là, concerne, non pas la vie ou la mort mais la qualité de la vie, car l’on considère que la survie n’est pas la vie. Dans un tel cas, le médecin tombe sous le coup de la loi pénale même si cette dernière s’applique avec humanité et que le médecin n’est donc pas poursuivi.

L’étape suivante est de se demander, quand une personne est réanimée et maintenue en vie artificiellement, quelle sera la qualité de sa vie si un jour elle se réveille ? Si nous allons encore plus loin, nous devons nous demander si la vie que l’on pourra lui promettre, après le débranchement de la machine, est acceptable.

M. Carlos de Sola : Y a-t-il eu des cas qui ont fait jurisprudence en ce domaine ?

M. le Président : Aucun.

M. Carlos de Sola : Selon moi, la cause de la mort est, non pas l’arrêt du traitement mais un processus naturel, la maladie. C’est la décision de prolonger ou de ne pas prolonger une assistance médicale qui fera que la mort va ou non intervenir. L’arrêt du traitement ne peut donc pas être qualifié d’« acte qui donne la mort » ; la cause de la mort est naturelle et cette dernière interviendra à plus ou moins courte échéance.

M. le Président : En France, on peut qualifier cet acte de non-assistance à personne en péril. Mais, dans les faits, la théorie ne s’applique pas.

M. Michel Piron : J’aimerais revenir sur la finalité de l’acte et ses effets secondaires. Vous nous dites, monsieur, que ce qui est important, c'est la finalité de l'acte et non pas le mobile.

Du point de vue du droit, accepteriez-vous l’idée que l’on pourrait établir cette différence et tenir compte des deux éléments ?

M. Carlos De Sola : Nous sommes en train de parler d’un acte qui a au moins deux effets. Selon que l’effet recherché – l’effet premier – est un acte légitime ou qu’il est de causer directement la mort, la qualification varie.

Dans tous les cas, il convient de tenir compte de la finalité – et non pas du mobile – de l’acte en tant qu’acte médical.

M. le Président : Monsieur de Sola, je vous remercie infiniment.

Table ronde, ouverte à la presse, « Fin de vie : faut-il légiférer ? »
réunissant M. Jean Michaud, conseiller honoraire à la Cour de cassation, membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, M. Didier Rebut, professeur de droit pénal à Paris II,
M. Jean Pradel, professeur émérite de droit pénal à la faculté de droit de Poitiers, M. Bernard Beignier, Doyen de la faculté de droit de Toulouse



(Procès-verbal de la séance du 25 février 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Mesdames, messieurs, mes chers collègues, cette troisième et dernière table ronde clôt le cycle d'auditions des juristes.

Comme toujours, l'intitulé de la table ronde est un peu provocateur – je prie l'ensemble des intervenants de m'en excuser : « Faut-il ou non légiférer ? ». Dieu merci, la question est un peu moins manichéenne et plus subtile mais je sais que, dans vos propos, vous saurez apporter toutes les nuances nécessaires pour répondre à cette question.

Au cours de ce cycle d'auditions, je rappelle que nous avons consulté le vice-président du Conseil d'Etat, le président de la Cour de cassation, le Directeur des affaires criminelles et des grâces, Mme Nicole Questiaux, en sa double qualité de membre du Comité consultatif national d'éthique et de la Commission consultative des droits de l'homme ainsi que de nombreux professeurs de droit, aussi bien des pénalistes que des civilistes et des spécialistes du droit de la santé. Nous avons d’ailleurs le plaisir de retrouver certains d'entre eux aujourd'hui.

Vous le savez, que ce soit avec les juristes ou avec les médecins, notre raisonnement part toujours de la volonté de ne pas confondre les mots et de faire en sorte qu'une clarification préalable permette d’éviter cette confusion terminologique qui amène obligatoirement à des raisonnements ou à des conclusions erronés.

Notre législation sur les droits des malades est considérée, par les plus indulgents, comme trop récente pour pouvoir en tirer des enseignements incontestables et, par les plus sévères, comme étant trop floue pour pouvoir être réellement applicable. Mais entre le code pénal, autonome et étanche, presque schizophrène, le code civil, le code de la santé publique et le code de déontologie, il existe quelquefois un certain nombre d'incohérences. Une des premières idées de la mission a été d'essayer de trouver une harmonie entre ces textes et de dégager un certain nombre d'éléments qui pourraient clarifier ce droit. Je pense en particulier à « l'obstination déraisonnable », qui traduit ce que généralement on appelle « l'acharnement thérapeutique », notion qui est aujourd'hui ce point d'équilibre assez difficile à établir entre la volonté du malade, l'autonomie de la personne et, en même temps, le devoir de soigner et le respect de la vie humaine.

Les arguments que nous avons entendus tout au long de ces auditions sont, là aussi, subtils et nuancés.

D’une part, les partisans du statu quo estiment que, finalement, notre arsenal juridique est suffisant et que, face aux risques évoqués par l'ensemble du corps médical, il apparaît quand même que la jurisprudence est très pauvre, surtout si l’on prend en compte les condamnations pénales. En fait, pour certains, le risque de poursuites pénales à l’encontre des médecins, des réanimateurs ou des néonatalogues apparaît plus théorique que réel.

D’autre part, nous percevons bien dans la population une revendication de la part des malades, partiellement satisfaite par la loi du 4 mars 2002, en faveur de davantage d’autonomie ou, tout au moins, d’un dialogue plus équilibré avec les médecins. Dans ce dialogue, il s’agit de décider si le traitement doit être commencé, interrompu et si l’on peut choisir entre ce que le malade accepte et ce qu'il n'accepte pas, entre le traitement à visée curative et les soins qui lui sont prodigués pour lui apporter un certain confort ou pour gommer des symptômes.

Ce débat, je le répète, n'est pas binaire. Mais « l'obstination déraisonnable », tout comme la différence entre les traitements et les soins, ne mériteraient-elles pas une clarification dans le code de la santé publique ?

Le code de déontologie médicale précise que « le médecin ne doit pas donner délibérément la mort ». Nous avons vu que l'arrêt d'une machine, un respirateur par exemple, est un acte qui entraîne, par voie de conséquence, la mort. On ne peut pas ignorer que le médecin sait qu'en pratiquant cet arrêt d'une thérapeutique – qui est bien sûr vaine, inutile, voire douloureuse – il effectue cependant un acte qui donne délibérément la mort. Peut-être faudrait-il s'inspirer d'autres codes, comme le code pénal italien qui dit qu'aucun acte ne doit avoir pour but principal de donner la mort, ce qui est une façon de distinguer l'effet primordial de l'effet secondaire.

Par ailleurs, doit-on, à défaut de réformer la loi si nous devions le faire, codifier les procédures ? Tout le monde s'accorde aujourd'hui pour dire que tout acte qui met la vie des personnes en danger ou qui est susceptible de décider de la vie ou de la mort d’un individu, devrait être pris au moins de deux façons : d'une façon collégiale, pour que la prise de responsabilité soit partagée, mais en y associant une personne dite de confiance, soit l'entourage immédiat ou la famille, afin que la volonté du malade ne soit pas vraiment déléguée mais qu'on puisse en tenir compte.

Enfin, faut-il ou non tenir compte de la volonté exprimée du vivant du patient, en tout cas dans la période où il était conscient ? Faut-il la prendre en compte comme une indication ? Il est, en effet, très délicat de considérer que cet acte, notarié ou non, pourrait constituer un mandat impératif pour celui qui en serait le détenteur, parce qu'on ne peut déléguer sa liberté par anticipation à une autre personne. Néanmoins, on voit se propager, en particulier en Espagne, ces décisions anticipées que l'Association Mourir dans la Dignité appelle, probablement à tort sur le plan sémantique, des « testaments de vie ».

Voilà où nous en sommes de nos interrogations.

J'ai le plaisir d'accueillir aujourd’hui plusieurs juristes éminents pour participer à cette table ronde.

M. Jean Michaud, conseiller honoraire à la Cour de cassation, membre du Comité consultatif national d'éthique. Vous serez interrogé sur l'exception d'euthanasie qui a reçu des acceptions différentes de la part des différents membres du Comité que nous avons auditionnés.

M. Didier Rebut, professeur de droit pénal à Paris II, que nous avons déjà eu l'honneur d'entendre.

M. Jean Pradel, professeur émérite de droit pénal.

M. le Doyen Bernard Beignier que nous avons déjà eu l'honneur d'entendre hier et que je remercie de revenir dans un intervalle si court nous apporter des lumières sur ce sujet.

La parole est à M. Jean Michaud.

M. Jean Michaud : Monsieur le Président, je vous remercie de me faire l'honneur de me convier à cette audition devant la représentation nationale.

Vous posez la question : « Fin de vie : faut-il légiférer ? ». C'est une question simple qui emporte une réponse difficile. On connaît très bien les débats qui ont eu lieu, qui ont lieu et qui auront lieu sur ce problème grave.

J’introduis mon propos en reprenant deux situations, une situation de fait et une situation de droit sur ce problème.

Situation de fait : l'euthanasie se pratique. Je ne dirai pas qu'elle est généralisée mais elle se pratique dans un certain nombre d'établissements, hôpitaux et cliniques, et peut-être même à domicile. Mais elle se pratique dans une certaine clandestinité, j’ose le mot.

La clandestinité n'est pas une bonne chose. Si l’on reconnaît qu'il y a des cas d'euthanasie, on doit constater en parallèle qu'il y a fort peu de cas d'euthanasie qui sont soumis aux juridictions. M’exprimant ici en juriste, je ne parle même pas des affaires qui ont récemment défrayé la chronique. Mais en fouillant dans les recueils de jurisprudence, on ne voit guère de condamnation de ce chef ou plutôt du chef d'homicide volontaire. Si des condamnations interviennent, elles sont relativement minimes ou les juges prononcent des décisions d'acquittement. Il faut rappeler que les arrêts de cour d'assises ne sont pas motivés et, par conséquent, la relation de ces arrêts dans les recueils de jurisprudence n'apporterait pas beaucoup.

Situation de droit : le mot « euthanasie » ne figure pas dans les codes et dans les textes. On ne connaît pas l'euthanasie ! Ce que l'on connaît, c'est l'homicide volontaire.

L'euthanasie, c'est le fait pour un être humain de donner la mort à un autre être humain : homicide volontaire, meurtre ou plus exactement assassinat, dans la mesure où, quand les cas se produisent, ils sont précédés d'une réflexion, d'une concertation. C'est quelquefois et souvent une décision collective.

Par conséquent, le médecin qui donne la mort volontairement par compassion est, par les textes et simplement par les textes, assimilé au truand qui braque une banque et qui tue le caissier.

On voit l'abîme qui sépare les deux situations. Il est certain que l'euthanasie n'est pas un homicide volontaire. On a du mal à parler d'ailleurs d'homicide volontaire dans des cas dramatiques comme ceux-là. Ce n'est pas un homicide volontaire comme ceux que l'on connaît en droit commun.

En prenant en compte ces deux éléments, la situation de fait et la situation de droit, on pourrait penser que je vais aboutir très rapidement à la conclusion que cette clandestinité, que cette hypocrisie – on peut dire le mot et il a été prononcé aussi – doivent conduire à une intervention du législateur.

Cependant, il y a un autre volet dans le raisonnement. Légiférer pose et va poser au Parlement des problèmes difficiles.

Revenons à la notion de dépénalisation. Que signifie ce terme ? Il peut signifier deux choses. Ou bien on introduit dans le code pénal le terme « euthanasie » pour dire que dans ce cas particulier d'homicide volontaire, les peines sont très inférieures à celles que l'on retient pour l'homicide volontaire, le meurtre ou l'assassinat. C’est le premier sens de la dépénalisation. Ou bien on écrit dans le code pénal que dans les situations d'euthanasie, il n'y a pas d'infraction. C'est la dépénalisation totale.

L’un des problèmes vient de ce que, j'imagine, le Parlement aura de grandes difficultés à écrire un texte. En effet, l'euthanasie n’est pas le seul mode d’action. Il y en a un certain nombre : il y a le « testament de vie » ; il y a l'aide au suicide ; il y a l'acte qui est commis en présence – et c'est le cas le plus souvent – de situations de souffrances insoutenables ; il y a le même acte lorsque le patient considère qu'il a perdu toute dignité. Et quid de la souffrance psychique ?

C’est dire qu'il serait très difficile d'écrire un texte qui permettrait d'aborder toutes les situations d'euthanasie. Peut-être faudrait-il aussi insérer des notions d'ordre clinique ?

On pourra répondre que, dans ces conditions, il y a bien des pays étrangers qui y sont parvenus. Je pense en particulier aux Pays-Bas. Sans doute ! Mais cela ne permet pas d'échapper à la seconde objection, la plus forte, à laquelle je pense : en admettant l'euthanasie dans les textes, on franchit l'interdit de porter atteinte à la vie humaine.

Cet interdit résulte bien sûr de notre conception générale. Il résulte également des dispositions du code pénal et j’ai cité les articles qui punissent l'homicide volontaire. Mais il résulte aussi, et c'est plus récent, d'une des lois dites de bioéthique du 29 juillet 1994, selon laquelle on ne peut porter atteinte au corps humain qu'en cas de nécessité médicale. Le mot « médicale » a remplacé le mot « thérapeutique ». En outre, selon l’article 38 du code de déontologie, auquel il faut penser aussi, « le médecin n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort ».

Au cas où il serait question ou même décidé de légiférer sur ce problème, faudrait-il encore voir quelles sont toutes les incidences de cette modification, considérable dans les principes, sur la rédaction qu'il conviendrait d'apporter aux textes.

Tels sont les deux aspects que je veux mettre en évidence : le premier pourrait conduire au principe d'une législation ; le second doit être appréhendé en ayant à l’esprit le franchissement de l'interdit qui, quelles que soient les circonstances, empêcherait d'aboutir à une dépénalisation.

Pour essayer de trancher la question, j’en viens à la position du Comité consultatif national d'éthique dont le Président vous a indiqué que j'en faisais partie. Je partage tout à fait, à titre personnel, ses positions que je vais vous présenter.

Le Comité a été amené à se prononcer sur l'euthanasie à deux reprises. Une première fois en 1991, où son avis lui a été demandé sur une proposition du député européen Léon Schwartzenberg tendant à la dépénalisation de l'euthanasie. Dans un avis bref, il a conclu très fermement qu'il n'y avait pas lieu de dépénaliser. Puis, reprenant les termes de cet avis mais en les approfondissant, en les nuançant, le Comité a rendu en janvier 2000 un avis beaucoup plus explicite, beaucoup plus réfléchi, pour aboutir aux mêmes conclusions – le refus de la dépénalisation – sous trois aspects.

Premier aspect : le refus de l'acharnement thérapeutique, ce qu'on appelle dans le code de déontologie « l'obstination déraisonnable ». Cette position s'appuie sur les termes du code qui imposent au médecin de soigner et de soulager les souffrances. Lorsque ce médecin n'a plus la possibilité de soigner, parce qu'il ne peut plus guérir, s'il va au-delà, en ajoutant aux souffrances, à l'incommodité et à l'inquiétude du malade, il tombe dans l'acharnement thérapeutique. Mais il lui reste à soulager les souffrances et cela devient son devoir principal.

Soulager les souffrances veut dire administrer des sédatifs, des analgésiques, utiliser la morphine, comme on le fait maintenant, alors qu’on n'osait pas le faire jusqu'à une époque récente. Dans 95 % des cas, le médecin va parvenir à soulager les souffrances du patient, ce qui aboutira peut-être, dans une phase d'endormissement – mot que je n'aime guère – , disons plutôt une phase d'assoupissement, à décaler quelque peu l'heure de la mort. Le patient disparaîtra peut-être quelques heures ou quelques jours avant la disparition définitive, si je puis dire. Mais, premièrement, le médecin n'a pas eu l'intention de donner la mort ; deuxièmement, le patient est mort de sa maladie et non pas du produit qu'on lui a délivré. Cela justifie effectivement que l’on ne parle pas ici d'euthanasie mais de soulagement des souffrances.

Deuxième aspect de l'avis du Comité : le développement des soins palliatifs. A cet égard, cette instance peut s'appuyer sur la loi de janvier 1999. La loi sur les soins palliatifs énonce, en effet, dans un article 1er : « Les soins palliatifs sont un droit pour le patient. ».

Un droit ! Faut-il encore pour que ce droit puisse être vraiment exercé que la finance suive, ce qui n'est pas encore tout à fait le cas. Mais, en France, les soins palliatifs se développent dans des unités de soins palliatifs et même quelquefois à domicile ou dans des maisons consacrées aux soins palliatifs en totalité. Je pense à la maison médicale Jeanne Garnier, à Paris, qui est tout à fait exemplaire.

Comme on me l'a dit bien des fois, on considère que les demandes d'euthanasie sont fonction inverse du développement des soins palliatifs. Je crois qu'il y a là une voie vers la disparition totale ou quasi totale des demandes d'euthanasie.

Enfin, le Comité considère qu'il y a nécessité de refuser la dépénalisation. Ce n’est que son avis.

Cependant, l'avis du Comité a été interprété comme permettant, à titre exceptionnel, la dépénalisation de l'euthanasie. Ce point pourra faire l’objet de nos débats. Mais je veux vous lire deux phrases de l'avis du Comité qui vont contredire totalement cette assertion : « Sur le plan du droit, ces constatations ne devraient pas conduire pour autant à la dépénalisation et les textes d'incrimination du code pénal ne devraient pas subir de modification. ». Cette affirmation me paraît suffisamment nette ! Dans un autre passage, l’avis est ainsi libellé : « La mort donnée reste, quelles que soient les circonstances et les justifications, une transgression. ».

Par conséquent, le Comité a pris position nettement, quoi qu'on en ait dit et quoi qu'on ait prétendu, sur la dépénalisation. On a faussé son avis en jouant, volontairement ou involontairement, sur le mot « exception ».

Il ne s'agit pas d'admettre l'euthanasie par exception ; il s'agit d'envisager sur le plan procédural une exception d'euthanasie. Ce point mérite peut-être une explication complémentaire que je suis tout prêt à vous donner.

Cela étant, je partage totalement la réponse qu’a donnée le Comité d'éthique à la question : « Faut-il légiférer ? ». Il a répondu « non » !

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est à M. Didier Rebut, professeur de droit pénal à l'université de Paris II.

M. Didier Rebut : Je serai assez bref dans mon propos, d'autant plus que je partage un certain nombre de points qui viennent d'être exposés. Je suppose d’ailleurs que mon collègue M. Jean Pradel développera également des positions que je vais partager.

Mon point de vue sera celui d'un pénaliste. La question est alors de savoir s’il faut légiférer en droit pénal, s’il faut prendre en compte les difficultés de l’accompagnement en fin de vie pour modifier les textes pénaux. C’est là la question sur laquelle je pense avoir le plus de compétence, étant donné d'ailleurs que les textes pénaux sont ceux qui posent peut-être le plus de difficultés dans ce domaine, comme nous avons pu nous en rendre compte hier.

A l’occasion de mon audition, hier, nous avons vu que deux textes pénaux posaient des difficultés dans ce domaine. Ce sont principalement les textes relatifs à l'homicide volontaire, au meurtre ou à l’assassinat, l'un étant d'un degré supplémentaire de l'autre. Un deuxième texte pourrait éventuellement poser problème, même si, pour ma part, je ne pense pas que ce soit le cas : le texte relatif à la non-assistance à personne en danger.

Ces deux textes, ces deux qualifications pénales, sont, semble-t-il, vécus par le corps médical un peu comme des épées de Damoclès par rapport aux pratiques qui sont les leurs. Leur inquiétude peut se comprendre d'ailleurs dans une société dont on sait qu'elle se pénalise davantage. Aujourd'hui, des contentieux nouveaux apparaissent alors qu’ils étaient ignorés auparavant.

Ces deux textes peuvent effectivement trouver à s'appliquer aux pratiques médicales.

Tout d'abord, les textes principaux, ceux qui posent le plus de difficultés, sont donc ceux relatifs à l'homicide volontaire. La question qui se pose pour un pénaliste est toujours de savoir si le fait qui lui est soumis, l'acte qui a été commis, correspond aux éléments constitutifs d'une infraction. En l'espèce, le pénaliste se demandera si le fait pour un médecin de donner la mort, dans le cadre de l'accompagnement en fin de vie, va relever ou non de la qualification pénale de meurtre, d'assassinat, voire d'empoisonnement.

La réponse à cette question procède du raisonnement pénal, de la qualification pénale. Elle consiste à se demander et à vérifier si cet acte de donner la mort de la part d'un médecin correspond à l'élément constitutif matériel, à l'élément constitutif intentionnel du meurtre ou de l'assassinat.

Je n'entre pas dans les détails car nous en avons déjà discuté hier. La réponse a d'ailleurs été donnée par mon prédécesseur : elle est positive, dès lors que nous avons affaire à une action positive de donner la mort, dès lors que nous avons à prendre en compte une action qui a été faite à dessein de donner la mort. Le but consistant à soulager la souffrance n'est pas pris en considération par le droit pénal. Nous sommes en présence d'une possibilité au moins théorique, une virtualité d'application des textes pénaux.

Nous sommes donc en présence d'actes qui, de ce point de vue, s'accordent aux textes pénaux. Il y a, à cet égard, une adéquation entre ces actes et le droit pénal. On peut se poser la question cette fois-ci d’une inadéquation du droit pénal à la réalité médicale. Comme j'ai eu l'occasion de vous le dire hier, ces textes – et d'ailleurs cela a été clairement dit par mon prédécesseur – n'ont pas été conçus pour cela. Le meurtre, l'assassinat, l'empoisonnement recouvrent des choses simples à l'origine : il s'agit effectivement du voleur de grand chemin, du crime passionnel… Or, il s’agit d’appliquer des textes à une réalité qui n'est pas celle-là.

Il y a donc incontestablement un hiatus entre, d'une part, des dispositions qui ont une virtualité d'application parce qu’elles sont générales et, d’autre part, des réalités, des pratiques médicales qui soulèvent des difficultés. En effet, il est évident, comme il a été également dit précédemment et je partage tout à fait ce point de vue, qu'on ne saurait assimiler le médecin qui va donner la mort au criminel qui va tuer sa victime pour la dérober ou par vengeance ou même par passion. Encore que le crime passionnel n'est pas assimilable criminologiquement – je ne dis pas juridiquement – au crime crapuleux. Il y a ici une application qui est tout à fait concevable.

Dans ces conditions, la question peut se poser de savoir si l'on doit légiférer. Spontanément, on pourrait penser que oui. On pourrait estimer que ces textes pénaux, généraux et abstraits, s'appliquent à une réalité qui pose des difficultés et qui n'est pas celle pour laquelle ils ont été conçus. La réponse presque naturelle et spontanée consisterait à dire : oui, on doit légiférer. Autrement dit, on doit écarter, retirer du domaine d'application du droit pénal ces hypothèses-là.

La réponse peut sembler naturelle par rapport au problème que j'ai pu poser. Mais, en ce qui me concerne, j'avoue que je n'aimerais pas avoir la tâche de rédiger ce type d'exception. En effet, cela supposerait de faire une exception, de retirer du champ d'application des textes sur le meurtre, sur l'assassinat ou même sur l'empoisonnement toute cette activité médicale, ce qui supposerait donc une définition positive de ce qu'est finalement l’exception d'euthanasie. Ce serait une espèce de délimitation négative du champ d'application du meurtre ou de l'empoisonnement qui consisterait à dire : « Il y a meurtre, sauf... », « Il y a assassinat, sauf… ». Viendrait alors une énumération.

Nous pourrions alors nous trouver face à une difficulté assez importante. En effet, comme le disait à juste titre M. Jean Michaud, les hypothèses dans ce domaine sont quand même assez variées et multiples. Le législateur aurait à choisir entre un texte général et un texte spécial. Dans la première hypothèse, il faudrait nécessairement construire une exception générale, assez imprécise, avec tous les dangers que cela peut impliquer quant à sa mise en œuvre et quant à son application. Des individus pourraient ensuite s'arroger le droit de se justifier et de décider qu’ils répondent aux prévisions de ce texte. Je crois que ce texte général serait extrêmement dangereux et, de ce point de vue, il devrait être proscrit.

L'autre hypothèse est celle de textes spéciaux, mais cette fois-ci avec une énumération très précise des actes susceptibles d’être visés. Cela pourrait nous faire tomber dans une casuistique, ce qui d'ailleurs n'est pas tellement l'esprit du droit pénal. Il s’agirait d’énumérer très précisément les différents cas possibles mais avec cet inconvénient, dès lors que l'on est très précis, que l’on va peut-être aussi parfois laisser de côté des hypothèses assimilables mais auxquelles nous n'aurons pas pensé et qui recevront une différence de traitement juridique non acceptable. L’autre danger est de traiter différemment des situations qui peuvent être comparables.

Au bout du compte, est-ce que les difficultés auxquelles nous sommes confrontés méritent que l'on prenne de tels risques ? Comme cela a été dit précédemment, si l’on regarde la jurisprudence et les statistiques judiciaires, les poursuites sont rarissimes. Elles sont quasi inexistantes. Il est vraisemblable qu’il y ait, dans ces hypothèses, une occultation mais il y a aussi, de la part des parquets et des proches, une conscience que ces faits ne sont pas assimilables à des meurtres. Autrement dit, la conscience collective semble quand même admettre en règle générale l’idée que, dans ces hypothèses, des actes qui peuvent être des actes de donner la mort ne sont pas assimilables à des meurtres et ne relèvent peut-être pas des textes sanctionnant le meurtre ou l’assassinat.

C'est ce qui fait que les applications judiciaires actuelles sont rarissimes et je n'en connais quasiment pas. Je ne connais pas d'application dans laquelle des proches d'une personne à qui on aurait donné la mort ont déposé plainte. Certes, nous pouvons penser à quelques cas mais ils sont extrêmement rares. Pour des cas aussi rares, peut-on, encore une fois, prendre le risque de prévoir une exception permettant à des personnes de donner délibérément la mort à autrui ? Le fait de donner la mort constitue quand même la transgression absolue. Peut-on l’admettre ?

Il y a là un débat, des questions et des enjeux sur les détails desquels je ne reviens pas, d’autant que la table ronde permettra, le cas échéant, de les reprendre.

Entre deux maux, il faut peut-être choisir le moindre et je ne suis pas certain que le choix d'une législation en matière pénale soit véritablement la réponse appropriée à ce type de question.

Une deuxième qualification peut aussi effrayer les médecins : celle de la non-assistance à personne en danger. Le médecin est-il finalement exposé à commettre le délit de non-assistance à personne en danger ? C'est, semble-t-il, une peur que les médecins ont parfois et nous avons déjà pu évoquer deux séries d'hypothèses par rapport à cette qualification pénale qui peuvent être rassurantes pour les médecins.

La première consiste à savoir si le médecin qui se heurte à un refus de soins de son malade doit passer outre ce refus, doit absolument le maintenir en vie et prolonger sa vie, alors que ce malade arrive à exprimer une volonté et manifester qu'il s'oppose à ces soins.

La jurisprudence nous offre un exemple d'application que je vous ai cité hier. La Chambre criminelle dans les années soixante-dix a considéré qu'il y avait là un cas d'obstacle et que le délit n'était pas commis pour une cause de contrainte, dès lors que le patient s'oppose. Dans cet arrêt de 1973, l’argument d’une opposition presque physique du malade était mis en avant, ce qui pourrait exclure le cas du malade qui ne peut qu'exprimer sa volonté et qui ne peut pas s'opposer physiquement. Néanmoins, c’est là un élément qui peut rassurer les médecins, dans la mesure où la manifestation de l'opposition du malade peut les protéger contre le délit de non-assistance à personne en danger.

La deuxième hypothèse peut aussi être assez fréquente et vise la situation des médecins face à un malade inconscient. Toutefois, il faut préciser ici que nous ne nous trouverions pas dans une hypothèse de soins préalables – ce qui peut compliquer le cas et peut-être amener à tomber sous la qualification de meurtre – ou de mise en place d'un traitement nouveau. Le médecin doit-il absolument, face à un malade inconscient, mettre en place un traitement nouveau qui permette de prolonger sa vie, certes sans aucun espoir ? Et s'il ne le fait pas, s'expose-t-il à la non-assistance à personne en danger ?

Il y a une réflexion à mener sur la notion d'assistance. En effet, la notion d'assistance, telle qu'elle est mise en œuvre par la jurisprudence et telle d'ailleurs qu'on peut la comprendre dans le délit de non-assistance à personne en danger, n'est pas nécessairement le maintien en vie. C'est assister quelqu'un, c'est le soulager, à tel point qu'on exige l'assistance au profit d'un moribond, d'une personne inévitablement condamnée et dont l'issue fatale est inéluctable. La Chambre criminelle, et à juste titre parce que c'est le texte de l'incrimination, nous dit qu’on doit lui porter assistance, le soulager et au moins l'accompagner si on peut le faire.

Il y a donc une souplesse dans la mise en oeuvre de la notion d'assistance. Prenons le cas du médecin qui serait en présence d'un malade inconscient. Il pourrait mettre en oeuvre une thérapeutique susceptible de le prolonger mais ne le ferait pas, parce que dans le même temps il peut lui apporter des soins qui vont le soulager mais qui ne le prolongeront peut-être pas aussi longtemps, alors que son issue est inéluctable. Je ne suis pas certain de la décision et je pense qu'on pourrait discuter de la question de savoir s’il y a, ou il n’y a pas, non-assistance à personne en danger.

La véritable difficulté concerne les textes sur l'assassinat et sur le meurtre. La solution passerait en matière pénale par la mise en place d'une irresponsabilité pénale ou d'une exception, je ne sais trop. J'avoue, en tant que pénaliste, être assez réservé sur cette idée et je laisserais bien volontiers le législateur s'atteler à cette tâche. En ce qui me concerne, je n'aimerais pas y participer.

M. le Président : On ne peut pas être plus clair ! Je vous remercie.

La parole à M. Jean Pradel, professeur émérite à la faculté de Poitiers.

M. Jean Pradel : Je ne vais pas être très original. Pensant comme mes prédécesseurs, je vais un peu redire ce qu'ils ont déjà dit mais d'une façon un peu différente…

Parlant d'accompagnement de fin de vie ou d'euthanasie, on utilise des expressions ou des mots qui ne sont pas précis du tout. Le code pénal ou tout autre code français, répressif ou non répressif, n'utilise pas le mot « euthanasie ». Quitte à tomber dans la déformation des juristes qui veulent sans arrêt distinguer, « sous distinguer » et « re-distinguer » encore, il faut là aussi distinguer.

En vérité, le problème qui nous retient aujourd'hui se démultiplie. Il y a d'abord le problème du refus des thérapeutiques actives, ce que l'on appelle parfois « l’euthanasie passive ». Il y a ensuite le problème des soins palliatifs. Il y a enfin le problème le plus difficile, l'acte délibéré de donner la mort à une personne qui n’en peut mais.

Première situation, l'arrêt des thérapeutiques actives. C’est ce que l'on appelle parfois « l'euthanasie passive » qui consiste, par exemple, à simplement arrêter les soins, à débrancher le respirateur ou tel ou tel procédé analogue.

Est-ce que, en ce cas, le médecin serait responsable ? Non, certainement pas ! Mon collègue Didier Rebut l'a très bien dit. Je citerai deux textes : un texte législatif et un texte réglementaire.

Premièrement, l'article L. 1111-4 du code de la santé publique, issu de la loi du 4 mars 2002, qui dit extrêmement nettement qu'aucun acte médical, aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé du malade. Cette notion de consentement libre et éclairé a été créée par la Cour de cassation en 1936 ; elle est reprise aujourd'hui avec soixante ans de retard, si l’on peut dire, par le législateur. Ainsi, si le malade, le moribond ne veut absolument pas de soins, c'est sa liberté et il faut surtout la respecter.

Deuxièmement, l'article 37 du code de déontologie médicale, qui a valeur réglementaire, dispose que le médecin doit éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations et la thérapeutique.

S'agissant donc de l'arrêt des thérapeutiques actives, nous avons des textes et je pense que nous serons tous d'accord pour dire qu'il n'y a pas besoin d'en rajouter. Ce n'est pas la peine de faire une loi qui réaffirmerait la même chose, d'une façon ou d'une autre. Il est vrai que l'abus des lois n'est pas une bonne chose mais loin de moi l’idée d'attaquer le Parlement sur ce point… Toutefois, quand on peut faire l'économie d'une loi, faisons-la ! C'était le message de mon grand maître Jean Carbonnier, professeur à Poitiers durant quinze ans et que j'ai eu la chance d'avoir pendant trois ans. Avec son accent de Guyenne, il répétait : « Il faut légiférer le moins possible. ».

La seconde situation est celle des soins palliatifs. Quitte à enfoncer une porte ouverte, je serai encore plus bref : ces soins doivent être encouragés, en ce qu'ils réduisent ou suppriment la douleur. Je crois qu'il faut encourager les soins palliatifs, même si, de façon involontaire ou de façon indirecte, ils peuvent abréger un peu la vie. Il faut que l'être humain souffre le moins possible. Nous avons tous eu dans notre famille des parents, des beaux-parents qui ont souffert le martyr avant de mourir. Les soins palliatifs ne peuvent être que recommandés et développés. J'ai trouvé dans mes lectures une phrase joliment écrite : « Les soins palliatifs n'ajoutent pas des journées de vie mais de la vie aux journées. ». A cet égard, il y a un problème de formation des médecins et un problème de progrès scientifique. D'ailleurs, la loi de janvier 1999, déjà évoquée, nous rappelle que les soins palliatifs sont un droit pour le malade. Elle le fait même dès son article 1er, ce qui est symbolique en soi.

La troisième situation, la plus grave et de loin la plus difficile indéniablement, est celle de l'acte délibéré de procurer la mort, ce que l'on appelle parfois dans les livres « l'euthanasie active ».

Ici, les avis sont profondément partagés – et je respecte toutes les opinions – sur les plans philosophique, religieux, moral, économique, juridique. Il est vrai qu’il y a des arguments en faveur de la nécessité de ce qu'on appelle « l'euthanasie active », par exemple la piqûre de potassium qui entraînera la mort à très brève échéance.

Ces arguments peuvent être catalogués brièvement : la compassion et la pitié, le droit de mourir dans la dignité, le droit à la mort. Ce sont les trois arguments qu'on invoque habituellement. Toutefois, je voudrais m'efforcer brièvement de les démonter car aucun ne me convainc.

La compassion est une très belle qualité mais l'argument de la compassion perd de son crédit, si l’on développe les soins palliatifs qui suppriment la douleur en grande partie.

Mourir dans la dignité ? Je réponds d'abord qu’on ne sait pas bien ce qu’est la dignité ! C’est d’une certaine manière un mot ambigu auquel on peut conférer plusieurs sens. D’ailleurs, est-ce que celui qui veut s'accrocher à la vie ne meurt pas également dans la dignité ?

Enfin, le droit à la mort est un droit qui, à mon avis, n’est pas très bien précisé. Or, les juristes veulent être précis. Avec ces mots de « droit à la mort » et de « dignité », c'est toute une législation qui va pousser vers la porte de sortie ceux qui n'ont pas eu le bon goût de prendre la porte d'eux-mêmes et plus tôt.

Ces trois arguments ne me convainquent donc pas du tout. En revanche, j'en vois plusieurs qui militent vraiment contre une intervention législative et contre un droit d’euthanasie. Il va de soi que je respecte tous les points de vue. J’exprime ici ma conviction personnelle que je ne veux nullement vous imposer.

Premier argument – et j'enfonce ici à nouveau une porte ouverte – le médecin a pour mission d'apporter secours, soutien, soins, santé ; il n'est pas fait pour donner la mort. Donner la mort n'est pas son métier. D'ailleurs, dans le serment d'Hippocrate, figure cette phrase : « Même si on me le demande, je n'administrerai jamais à quiconque un médicament mortel et je n'aviserai personne à ce propos. »

Si donc le médecin n'a pas pour mission de tuer, même exceptionnellement, je ne vois pas pourquoi la loi, qui codifierait sa pratique, aurait cette mission. La loi est faite pour défendre la vie.

La question de l'avortement est un cas tout à fait particulier sur lequel je ne reviens pas ici. Je le répète, la loi, comme le médecin, sont faits pour sauver et défendre la vie. Ce sont des sentinelles de la vie.

Le deuxième argument va vous paraître un peu spécieux mais il existe. J'ai interrogé des médecins avant de venir ici et d’ailleurs mon père était médecin lui-même. Légiférer sur l'euthanasie pourrait provoquer une dérive financière, une dérive économique, dans l’optique d’alléger le poids économique des fins de vie. D'ailleurs, j'ai connu des personnes en fin de vie qui tenaient à peu près ce propos : « Mon Dieu, je coûte trop cher à la République et je voudrais mourir ! ». Ces personnes souffraient horriblement et elles voulaient mourir pour ne pas coûter trop cher.

Ce langage est peut-être honorable et respectable de la part de ces moribonds mais on ne peut pas en faire un article de loi. On ne va pas donner la mort à une personne pour libérer des lits d'hôpitaux. Cela s'est fait de temps en temps.

Je me dois ici de reprendre le mot d'un auteur que, par ailleurs, j'estime beaucoup et que je lis, Jacques Attali. Interrogé par Michel Salomon dans son livre L'avenir de la vie, il s’exprime ainsi : « On pourrait accepter l'idée d'allongement de l'espérance de la vie à condition de rendre les vieux solvables et de créer ainsi un marché… L'euthanasie serait l'un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans tous les cas de figure. ». J’avoue que Jacques Attali a été mieux inspiré d'autres fois.

Troisième argument à l'encontre d'une législation : une légalisation de l'euthanasie freinerait les progrès médicaux, en paralysant toute recherche. Ce serait donner l'impression que dès que l'on peut penser raisonnablement, un peu comme un bon père de famille - médecin, qu'il n'y a plus d'espoir, il serait permis de donner la mort . Or, on tuerait le patient et on tuerait l'espoir tout à la fois.

Quatrième argument, gare aux dérives ! Faire une loi pour promouvoir l'euthanasie impliquerait l’absence totale d’espoir, une incurabilité reconnue, peut-être même par deux médecins. Je veux bien ! Mais cette notion d’incurabilité variera en fonction du temps et nous savons bien qu’en matière de bioéthique et de médecine, on évolue sans arrêt.

En outre, je crains aussi que cette notion d'incurabilité soit variable selon la philosophie des médecins. Tel ne voudra jamais donner la mort ; tel autre se laissera fléchir ; tel autre sera entre les deux. Il en résultera alors des inégalités, très choquantes à mes yeux.

Enfin, le dernier argument est tiré du droit comparé, discipline que j’ai la faiblesse d’aimer bien.

J'ai lu la loi hollandaise, déjà assez ancienne puisqu’elle date d'avril 2001. Il faut dire que les Pays-Bas avaient expérimenté en pratique ce qu'ils ont codifié au bout de quinze ans. D’ailleurs, il est fréquent qu’une loi vienne codifier une pratique. En tout cas, les Hollandais sont assez favorables à l'euthanasie, en invoquant l’état de nécessité.

Cette loi s’applique donc maintenant. Un ami hollandais m’a fait le compte rendu de son application et il m’a indiqué que la loi n’était pas du tout appliquée, que les dérives étaient considérables.

Par exemple, la loi hollandaise prévoit qu’il faut l’accord du malade et l'avis d'un deuxième médecin. Puis, il faut que le médecin « euthanasiant », une fois qu’il a fait son acte, envoie un rapport, un compte-rendu, un procès-verbal à un service médical départemental ou provincial. Eh bien, ces exigences ne sont pas respectées : les deux tiers des euthanasies ne sont pas déclarés et ne donnent pas lieu au rapport et dans 15 % des cas, le médecin agit sans l'accord du malade ; c’est le médecin qui estime qu'il n'y a plus de chance du tout et qu'au fond, pour tout le monde, il vaut mieux faire passer de vie à trépas celui qui n'a plus de raison de s'accrocher à la vie.

Mon avis est donc extrêmement net, peut-être un peu trop sans nuance mais je vous le livre tel que je le pense, tel que je le ressens : il ne faut pas légiférer en matière d'euthanasie.

Bien sûr, je suis prêt à engager la discussion. Je suis peut-être « carbonniérien » mais je pense avec le Doyen Carbonnier qu’il faut légiférer le moins possible parce qu'il y a une infinité de cas. C'est un peu comme un bijou qui a des tas de facettes mais qu’on n'appréhendera jamais toutes à la fois.

Faire une loi générale ? Peut-être ! C’est une possibilité. Mais un tel texte n'inclura pas les cas particuliers et on ne les appréhendera pas tous. La vérité est beaucoup plus fuyante, beaucoup plus impalpable et imprenable que ces formes modelées par des juristes qui sont contents d'eux.

En quelque sorte, ne faisons rien. Rappelons-nous le mot de Cicéron qui écrit dans Le songe de Scipion : « Toi, Publius, et toutes les personnes droites, vous devez conserver votre vie. Vous ne devez pas en disposer sans le consentement de celui qui vous l'a donnée. » C’est une allusion aux dieux !

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est à M. Bernard Beignier, Doyen de la faculté de droit de Toulouse.

M. Bernard Beignier : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je vais essayer de ne pas répéter systématiquement le propos que je vous ai infligé hier, en m’efforçant d'être aussi bref que possible pour aller directement au dispositif en quelque sorte.

Je reprends toutefois, à l’intention de ceux qui n'assistaient pas à l’audition d’hier, les trois postulats que je vous ai proposés pour la réflexion de votre mission car ils me paraissent importants.

Premièrement, tout dans une société ne se règle pas par le droit.

Deuxièmement, tout dans le droit ne se règle pas par la loi.

Troisièmement, toute loi n'a pas nécessairement une perspective pénale.

Evidemment, vous entendrez peut-être le son de cloche du civiliste aujourd'hui mais vous avez eu une doctrine pénaliste assurée et renommée pour parler au nom de cette discipline.

Au fond, les questions sont très claires. Le législateur est là pour donner satisfaction aux désirs de la nation et exprimer sa volonté. Ce sont ensuite les professeurs de droit qui font des dissertations.

A mon sens, ces questions sont au nombre de quatre. Deux viennent du côté du patient et finalement de nous tous, un jour ou l'autre ; deux viennent du côté des médecins.

Du côté des patients, des particuliers, la première question se formule ainsi : « Vais-je mourir en paix et sans souffrance ? » Nous nous la posons tous, ne serait-ce que parce que, autour de nous, nous voyons bien ceux qui nous précèdent dans ce combat. Le mot « agonie » veut dire combat en grec.

Deuxième question : Puis-je demander qu'on me donne la mort que je n'aurai peut-être pas le courage de me donner moi-même si je le désire ou que je ne pourrai pas me donner ?

Du côté des médecins, viennent deux questions : Quand dois-je m'arrêter ? Qu’est-ce que je risque face aux tribunaux ?

A partir de là, comment peut-on essayer de raisonner en partant des principes pour aller vers des solutions concrètes sinon pratiques ?

Première question des patients : Vais-je mourir en paix et sans souffrance ?

Je vous l'ai dit hier, je ne vais pas y revenir et nous sommes tous ici tout à fait d'accord avec ce point de vue : la volonté du malade est quelque chose de primordial dans l'acte médical et dans la relation qui unit le patient au médecin.

Civilement, depuis un arrêt célèbre du 20 mai 1936, les tribunaux ont toujours rappelé qu'il s'agissait d'un contrat. Par voie de conséquence, le médecin est un professionnel de la santé qui doit respecter la volonté de celui qui s'adresse à lui. Il faut ajouter que la loi du 4 mars 2002 – dont on oublie le titre, qui n'est probablement pas d'annonce, « loi sur la démocratie sanitaire » – a renforcé considérablement cet aspect. De manière très générale, dans notre société dominée par l'idéologie des droits de l'homme au sens profond du terme, la notion de volonté individuelle doit être clairement affirmée.

Il faut donc dire à cette personne que, bien sûr, elle a le droit de demander l'assistance d'un médecin à l'heure dernière et le recours aux soins palliatifs. C'est déjà le droit français.

Deuxième point du raisonnement pour répondre à cette question : c'est la distinction sur laquelle il faudra revenir entre les soins et le traitement.

Il est tout à fait clair, et mon collègue Didier Rebut vient de vous le dire, qu'il est licite en droit français de demander l'interruption d'un traitement devenu inutile. En revanche, la question des soins, elle, pose un problème déontologique vis-à-vis du médecin qui, de par son état, a le devoir de soigner jusqu'au bout. Il est certain qu'il faudra clarifier cette notion qui est à la base, d'ailleurs, en grande partie de l'acharnement thérapeutique.

C’est la raison pour laquelle, je vous ai dit hier que, à mon avis, il serait opportun, brièvement d’ailleurs, d’insérer quelques dispositions à la suite de l’article 16-3 du code civil qui se prête parfaitement à ce complément, me semble-t-il.

Mais, il est très clair que cette revendication : « Je souhaite mourir dans la paix et si possible que la souffrance me soit épargnée » est une revendication légitime et qui doit être entendue. Je vous ai expliqué comment, vu sous cet angle-là, ce que l'on appelle le « testament de vie » peut recevoir et reçoit déjà une consécration, entre autres depuis que la loi du 4 mars 2002 a permis la désignation de la personne dite de confiance, très bien nommée.

Deuxième question : Puis-je revendiquer la mort ?

Là, la réponse est très claire : non, évidemment ! Il n'y a pas de droit « à » la mort. Je vous ai dit brièvement hier pourquoi il n'y a pas de droit « à » la mort, c'est-à-dire sur le terrain du droit subjectif, mais un droit « sur » la mort, ce qui est tout à fait différent.

Il n'y a pas de droit à la mort pour des raisons qui sont assez simples à expliquer. Toutefois, je vous dirai tout de suite que si une loi était votée en France, comme elle l'a été aux Pays-Bas, elle se heurterait à des arguments qui la ruineraient catégoriquement. Je rappelle que le titre de la loi hollandaise est « loi relative au contrôle de l'interruption de vie pratiquée sur demande et au contrôle de l'assistance au suicide et portant modification du code pénal ainsi que de la loi sur les pompes funèbres ».

En effet, il est d’abord infiniment probable que le Conseil constitutionnel la déclarerait contraire à la Constitution, depuis que dans une décision très célèbre du 29 juillet  1994 il a constitutionnalisé le principe de dignité de la personne humaine. Je sais bien qu'on pourrait à rebours invoquer ce principe pour justifier une telle loi mais, en l'état de la jurisprudence issue des juridictions supérieures et des Cours constitutionnelles européennes – et cela est important à propos du droit comparé que vous venez de citer très pertinemment, monsieur le professeur – ce principe ne s'appliquerait pas.

Il faut ajouter qu'il y aurait alors une grave difficulté et je dois dire d’ailleurs que la loi hollandaise bute là-dessus. En effet, la Cour européenne des droits de l'homme, par l’arrêt Diane Pretty, sur recours formé après une décision judiciaire, ce qui est très rare, de la Chambre des Lords, a déclaré très clairement, en reprenant en partie un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis de juin 1997, qu'il n'y a pas de droit au suicide assisté. Cet arrêt a été rendu à l'unanimité des juges, ce qui est assez rare à Strasbourg. Cela signifie qu'une loi française pourrait être contestée sur ce fondement mais surtout qu’elle serait fragile dès sa naissance, puisque n'importe quelle juridiction française, en se fondant sur l'article 55 de la Constitution, permettrait à n’importe quel juge de déclarer une telle loi contraire à la Convention européenne des droits de l'homme dans ses articles 8 et 14, paragraphe 1er. Permettez-moi d’observer, à ce propos, que cet article 55 sert quand même à quelque chose malgré tout, contrairement à ce que j'ai pu affirmer hier sous le sceau de la plaisanterie.

Pour ce qui est de savoir pourquoi il n'y a pas de droit à la mort, il y a au fond une très fausse analyse, qui en réalité incombe finalement aux professeurs de droit. En effet, on a trop tendance à confondre deux choses totalement différentes : les droits subjectifs, qui sont une chose, et les libertés civiles, qui en sont une autre et qui complètent les libertés publiques.

Le suicide qui n'est plus criminalisé en France depuis la première loi véritablement pénale de 1790 n'est pas un droit mais une liberté. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le droit s'abstient ! Il ne juge pas l'acte du suicidé, il le respecte ; il s'incline devant un acte qui est un très profond mystère. Un professeur de droit, comme peut-être mes collègues, songe en parlant devant vous à ses nombreux étudiants qui se sont suicidés un jour ou l'autre.

A ce suicide, la loi ne donne aucune suite. Elle ne sanctionne plus bien sûr le suicidé mais cela ne signifie en rien qu'elle l'encourage d'une quelconque manière, voire qu'elle l'aide. A ce propos, il ne faut pas oublier que votre Assemblée, il y a déjà bien des années, en 1989, a voté une loi pour compléter le code pénal de l'époque, texte qui réprime l'incitation au suicide. Qui plus est, vous avez décidé fort heureusement de créer il y a quelques années une journée nationale de lutte contre le suicide, journée fixée chaque année au 5 février.

Vous savez que si aujourd'hui il n'y a plus – Dieu merci ! – que 6 000 morts par an sur la route, 14 000 Français périssent par suicide chaque année. Il y a une tentative de suicide tous les trois quarts d'heure en France. On ne peut vraiment pas dire que 14 000 Français décident avec leur libre arbitre absolu de se donner la mort. Cela signifie bien que le suicide est considéré très souvent comme une pathologie. Le droit ne juge pas celui qui a recours à cet acte mais il ne l'encourage certainement pas. Bien au contraire, il fait tout ce qui est possible pour empêcher cette issue ultime.

J'ajoute d'ailleurs que le droit tient malgré tout compte du suicide dans le code des assurances et l’on peut regretter, à cet égard, que la loi du 3 décembre 2001 ait procédé à un renforcement de l'exclusion du suicide dans ce code, alors que l'on pouvait s'attendre au contraire.

Il n'y a donc pas de droit « à » la mort. Il y a un droit « sur » la mort.

Le médecin, lui, se pose deux questions : Quand arrêter ? Quel risque ?

Quand arrêter ? On ne saurait trop dire que le juriste, là, doit se taire. Comment voulez-vous qu'un juriste puisse prétendre faire la leçon à un médecin et lui dire, par exemple, que c'est maintenant qu'il faut arrêter de donner tel ou tel soin ?

De ce point de vue, s'il devait y avoir une législation – il y en a déjà –, il faut être sobre de mots car il faut laisser les juges décanter la loi. Une bonne loi, c'est comme un bon vin : il lui faut du temps, il faut qu'elle vieillisse en fût et il faut qu'elle soit décantée. Une loi récente pose toujours des problèmes mais c'est tout à fait normal : c'est la démonstration de sa qualité. Ceux qui achèvent le travail législatif, ce ne sont pas tellement les bureaux des ministères par les décrets mais ce sont les magistrats qui insufflent véritablement l'esprit de cette loi.

S’agissant de l'acharnement thérapeutique, vous avez raison, je pense qu'il faudrait s'inspirer très heureusement de l'exemple italien ou d'autres pour éviter les ambiguïtés. Mais il ne faut pas rentrer dans le détail.

J’aime citer à mes étudiants l’exemple de la disposition du code de justice militaire à propos de la capitulation. Depuis le désastre de Sedan, la France a été marquée au fer rouge par la capitulation, laquelle est punie de la peine criminelle la plus élevée : la réclusion criminelle à perpétuité. Autrefois, c'était même la peine de mort. Mais, bien sûr, il y a des circonstances où, que voulez-vous, il faut bien capituler ! En 1916, sur le front, à Verdun, il y a eu des capitulations. Que dit le code de justice militaire ? Il dit : « L'officier commandant la place ne doit jamais capituler. S'il le fait en rase campagne, voilà les peines… Mais il le peut quand il aura épuisé tout ce que lui dictent l'honneur et le devoir. » Vous comprenez très bien qu'en février 1916, on compulsait rarement les codes pénaux dans les forts de Douaumont ou de Vaux pour savoir ce qu'on allait faire.

Je crois que, dans les hôpitaux, le droit doit laisser aux médecins leur conscience, qui est grande. C'est à eux qu'il reviendra de déterminer les règles prudentielles et déontologiques qui feront la part entre les soins et le traitement.

Il serait souhaitable de rappeler, dans le code de déontologie, la distinction entre le fait de provoquer la mort, qui est un effet premier et qui est interdit, et le fait de hâter la mort. M. le Haut conseiller a très bien rappelé que provoquer la mort, c'est transgresser l’interdit absolu de toute civilisation. Hâter la mort, c’est l'effet second qui, lui, peut être admis. C'est donc, me semble-t-il, dans le code de déontologie qu'il serait utile de placer ces règles.

Mais il serait bon aussi, en dehors du code de déontologie, qu'une instance définisse régulièrement les règles prudentielles. Il ne faut pas oublier que la déontologie est la passerelle entre la morale et le droit car si, par sa forme, c'est un décret qui fait partie du droit, par son contenu, c'est une morale professionnelle qui doit être discernée par les professionnels.

Deuxième question : quels sont les risques ?

Là, pour reprendre excellemment les propos de mon collègue et ami Didier Rebut, je crois qu'il faut que vous ayez bien conscience que l'incrimination touche l'acte et la sanction touche la personne. Il n'est pas choquant, dans l'absolu, que, dans un code pénal, l'incrimination soit générale. Ensuite, toute société applique comme elle l'entend la sanction aux personnes.

Dois-je vous rappeler que, sous l'ancien droit, le suicide était prohibé et sanctionné théoriquement de peines très sévères ? Depuis le XVIe siècle, la plupart du temps, les Parlements ne les prononçaient pas. Vous savez également que, sous l'ancien droit, l'homosexualité entre majeurs consentants était réprimée. Eh bien, entre 1350 et 1790, il y a eu, en tout et pour tout, 25 condamnations à mort exécutées pour ce qui était en réalité des crimes de pédophilie avec mort d'enfants. C’est dire que sur pratiquement quatre siècles il y a eu très peu de décisions judiciaires.

J'ai profité de mon séjour à Paris aujourd'hui pour visiter un musée que je n'avais pas visité, bien qu’ayant fait mes études ici, le musée Pasteur. Eh bien, Pasteur a euthanasié ! Tout à l'heure, avant de venir participer à cette table ronde, je regardais la photo des malheureux Russes qu'il a euthanasiés. Pasteur a eu pourtant droit à des funérailles nationales ! L'an dernier, à l’occasion de cours que j’ai donnés à Alger, j’ai pu vérifier que la seule et unique rue de cette ville qui porte aujourd'hui un nom français est celle de Pasteur. Qui aurait eu l'idée de traîner Pasteur devant les tribunaux ?

Si jamais on devait traîner un médecin devant des juridictions, il faut rappeler un fait qui a joué un rôle très important aux Pays-Bas. En France, cas pratiquement unique en Europe avec la Belgique, nous avons une cour d'assises avec un jury souverain. Il faut bien comprendre que si l'incrimination lie le procureur et plus encore le juge d'instruction, le jury d'assises en est totalement libre.

Il convient de rappeler ici un exemple bien connu : le crime de l'impasse Roussin et l'affaire Steinheil, du nom de cette dame qui avait eu des rapports assez étroits avec le Président de la République. Elle était poursuivie pour l'assassinat de son père. Pour différentes raisons, le jury ne souhaitait pas entrer dans la voie de la condamnation mais, à l'époque, le parricide était un crime quasi automatique et puni de peines très sévères. Cependant, pour qu'il y ait parricide, la première condition réside dans le lien de filiation entre le meurtrier et la victime. Or, à la première question : « Mme Steinheil est-elle la fille de la victime ? », le jury de la Seine a répondu « Non ! » et ce contre toute vérité et contre l'état civil le plus tangible.

Il faut bien comprendre que si les Hollandais ont fait cette loi, c'est qu'ils sont dans un autre système judiciaire, totalement différent du nôtre mais assez proche finalement de notre justice correctionnelle. La Cour de cassation hollandaise, le 24 décembre 2002, a eu à statuer dans une affaire très intéressante à la suite d'un arrêt de la Cour d'appel d'Amsterdam, chose qui ne se produirait jamais en France du fait même de notre organisation judiciaire, et a affirmé que la « fatigue de la vie » ne suffisait pas à justifier l’aide au suicide.

Vous suivez l'actualité et vous savez que dans l'affaire Bertrand Cantat, un premier procès se déroule en Lituanie. La question se pose de savoir s’il sera poursuivi pour crime avec passion ou non, parce que les peines sont totalement différentes et parce que la procédure lituanienne est une procédure où l'incrimination est beaucoup plus importante que chez nous. Cela signifie, je vous l'ai dit hier, que les procureurs poursuivent très rarement, parce qu'ils savent très bien que cela risque d'être un château de cartes qui va s'effondrer devant le jury, lequel, encore une fois, est pleinement souverain. J'ajoute que, depuis lors, est intervenue la réforme qui a introduit une procédure d’appel en matière criminelle. Mais le jour où un médecin sera condamné à une peine criminelle importante pour un tel acte, je me déplacerai personnellement pour suivre attentivement le procès.

Je vous ai dit hier que je trouvais intelligente la décision du procureur de la République qui, à Millau, avait préféré des poursuites disciplinaires à des poursuites pénales dans une affaire qui, à l'époque, avait défrayé un peu la chronique. En tout cas, elle a donné lieu à une décision très claire du Conseil d'Etat sur cette question.

C'est la raison pour laquelle il me semble qu'il faudrait plus agir sur le terrain de la politique criminelle et solliciter du Garde des Sceaux une circulaire de clarification donnant quelques instructions aux procureurs. Il faut ajouter que ce que je propose, finalement, les ministres eux-mêmes l'ont fait, en s'exprimant à ce sujet sur la place publique dans l'affaire Humbert.

Au fond, j’aurais tendance à remanier votre question très intéressante : « Faut-il légiférer sur la fin de vie ? ». Pour ma part, je pense qu'il vaut mieux harmoniser le droit actuel en contemplation de ces problèmes et surtout clarifier le droit. Mais la clarification suppose ou, plus exactement, implique l'harmonisation.

M. le Président : Ce premier tour d'horizon est allé très en profondeur pour répondre à la question posée. Je prie encore une fois les intervenants d'excuser la simplicité de sa formulation, alors qu’elle cache une complexité que vous avez bien voulu soulever.

La parole est à M. Michel Piron.

M. Michel Piron : Je tiens à remercier les intervenants de nous livrer peut-être la plus belle des conclusions, tant il est vrai que dans une bonne dissertation la conclusion se termine généralement par une question.

« Faut-il légiférer ? », c’est finalement une très belle conclusion.

Je vous ai entendu tout au début intervenir, en évoquant la clandestinité de certaines pratiques. Je suis convaincu moi aussi depuis longtemps que la vie peut déborder peut-être le champ du droit sur un certain nombre de questions essentielles et que les relations interpersonnelles n'ont pas peut-être à être entièrement couvertes, cadrées par la règle de droit.

En entendant prononcer le mot « clandestinité », je me posais la question évidemment de son opposé absolu que serait une prétendue transparence. Mais, entre les deux, n'y aurait-il pas place pour la discrétion qui pourrait peut-être aussi offrir une marge de liberté à l'intérieur du droit ?

M. Patrick Delnatte : Nous avons beaucoup avancé dans le cadre de cette mission puisque nous arrivons peu à peu à des concepts très clarifiés. Après tous ces exposés, nous nous rendons bien compte que nous allons vers une clarification, une harmonisation, une sécurisation juridique de situations pour lesquelles nous ne disposions peut-être pas tout à fait de bonnes définitions au départ. Définie comme l’acte délibéré de donner la mort, l’euthanasie est bien une transgression et la définition est alors bien précise. Mais pour les autres situations, nous n’avons pas encore trouvé toutes les solutions.

Un cas particulier nous a été posé avec l’euthanasie néonatale. En présence de jumeaux, comment faire pour que l’un vive, alors que l’autre doit quand même aller jusqu’à terme ? Il naît et il vit mais pour une durée non définie. Il y a bien là un acte d'euthanasie ! A quelle catégorie le rattacher, compte tenu de ce que vous nous avez dit ? Peut-on sécuriser cet acte ? Ou vaut-il mieux carrément ne pas en parler et rester dans le domaine du secret ?

M. Jean-Paul Dupré : Au travers de ce que j'ai pu percevoir ou ressentir dans les exposés et les explications de nos invités, un fait me paraît certain. Tant pour ce qui concerne le droit que le fait, chacun s'interroge et il paraît nécessaire de trouver une formule. Laquelle ? L'avenir le dira. Il faut du moins qu’elle permette de sortir de la situation intermédiaire et confuse dans laquelle nous sommes aujourd'hui.

Vous savez certainement mieux que moi que, depuis plusieurs années, nous sommes entrés dans une phase où les poursuites sont de plus en plus fréquentes. Si rien n'évolue pour ce qui concerne la fin de vie, il est fort probable que demain des médecins se trouveront dans des situations inconfortables.

Faut-il une exception d'euthanasie ? Faut-il une autre formule ? Je ne pense pas que l'on puisse demeurer dans la situation de fait qu'évoquait M. Jean Michaud, c'est-à-dire une pratique de l'euthanasie de façon clandestine avec, en même temps, une certaine hypocrisie.

S’agissant du droit, il me paraît fortement souhaitable de faire évoluer les textes. Telle est la réflexion que je voulais apporter au débat.

M. le Président : Je reprends cette première série de questions. Le mot d’hypocrisie a été employé. Mais, comme le laisse entendre M. Michel Piron, est-ce que la discrétion n'est pas une forme morale de l'absence totale de transparence ?

Quid de la néonatologie ? Des néonatologues nous ont expliqué que des enfants avaient des vies impossibles et qu’ils n'étaient pas réanimés. Cette absence de réanimation est à la limite de l'homicide et elle est au minimum une non-assistance.

M. Jean-Michel Dupré nous fait part de ce que nous ressentons et que vous avez bien dit d'ailleurs, M. Jean Michaud, au début de votre propos. Face à un tel divorce entre la pratique et le droit, peut-on se permettre de conclure qu'il ne faut pas toucher au droit ? Comment définissez-vous l’exception d'euthanasie ?

M. Jean Michaud : J'attendais avec impatience cette question.

Aux termes de l'avis du Comité consultatif national d’éthique, l’exception d’euthanasie n'est pas l'euthanasie par exception. Ce n'est pas l'essentiel de l'avis qui, je le répète, était « refus d'acharnement thérapeutique, développement des soins palliatifs et refus de dépénalisation ».

Mais le Comité a considéré que dans certains cas, très rares, il y avait une sorte de possibilité et d'éventualité pour le médecin d'accompagner le patient. En effet, il y a des consentements exprimés nettement et ré-exprimés par le patient : souffrance intolérable, physique ou psychique peut-être, décision prise collectivement et, quatrième élément, issue inéluctable bien sûr. Dans ces cas-là, on peut comprendre, sinon tout à fait justifier, ce que le Comité a qualifié d'engagement solidaire entre le patient et le médecin. C’est une transgression de la transgression qui ne permet pas au médecin ou à celui qui a donné la mort d'échapper aux poursuites pénales.

Mais on a bien considéré que les juridictions et, en particulier, les cours d'assises, dans les rares cas où elles sont saisies, se trouvaient dans un grand embarras. On a cherché, par cette exception d'euthanasie, à leur donner un moyen supplémentaire de juger, de débattre.

Parlant ici sous le contrôle des professeurs de droit, cette suggestion procède de l'article 385 du code de procédure pénale qui prévoit la possibilité devant la juridiction de soulever une exception, une exception d'incompétence par exemple. Ce serait donc une exception supplémentaire qui serait soulevée par l'accusé ou par son avocat. Elle consisterait à dire, si l'instruction du dossier n'est pas suffisante, qu’il faut chercher plus loin : « Nous soulevons l'exception d'euthanasie qui permettra à une commission, composée d’experts que vous aurez désignés, de savoir si on est allé au bout de la question, si vraiment le consentement du patient était délivré, si vraiment les soins palliatifs étaient utilisés, si vraiment la famille était d'accord... »

Quelle position peut prendre alors la juridiction ? Ou bien elle rejette cette exception et continue à juger, ou bien elle effectue des investigations supplémentaires par rapport à l'instruction. Mais encore une fois, ce n'est pas l'essentiel de l'avis qui a été rendu.

M. le Président : Je me permets d'insister, parce que votre réponse m'inquiète plus qu'elle ne m'apaise.

Devant une juridiction, on pourrait donc présenter une exception d'euthanasie que nous n'aurions pas introduite dans la loi et qui serait un concept purement éthique. Quels moyens pourrait-on invoquer pour présenter cette exception ?

Vous avez mis en avant un certain nombre de conditions : consentement libre et éclairé du malade, acceptation du médecin et de la pratique, inéluctabilité de la maladie irréversible, souffrances irrépressibles dans un contexte où les soins palliatifs sont inopérants. En fait, vous nous demandez de légiférer pour que cette exception puisse être présentée devant une juridiction. Il y a une certaine contradiction.

M. Jean Pradel : Sur le fond, il n’y a pas d'hésitation du tout : pas de dépénalisation. Sur le plan de la procédure, pendant le procès, vous réintroduisez le fait d'exception. C'est ce que je ne comprends pas.

Sur le fond, il n'y a pas euthanasie, même si l'euthanasie est répréhensible. Mais s’agissant de la procédure, vous admettez – il est vrai sous des conditions strictes – qu’elle peut venir comme un fait justificatif en quelque sorte.

M. Jean Michaud : Ce n'est pas une justification de l'euthanasie. C'est une compréhension de certaines circonstances qui ne vont pas jusqu'à la justification.

M. Jean Pradel : Ah ! Ce serait une atténuation de peine ?

M. Jean Michaud : C'est cela ! C'est tout !

M. Jean Pradel : Je comprends mieux.

M. le Président : Je veux bien tout comprendre. Ce n'est pas un fait justificatif et cela n'entraîne pas l'irresponsabilité. Ce n'est donc pas la peine de le mettre dans la législation.

Néanmoins, il faudrait aussi que l’atténuation de peine soit précisée dans un code. Elle ne peut pas dépendre uniquement d’un avis du Comité consultatif national d'éthique. Où donc cet élément va-t-il s’inscrire dans notre droit ?

M. Jean Pradel : Les jurés font comme ils veulent.

M. le Président : Est-ce que l'exception d'euthanasie n'était pas une façon de pouvoir sortir de manière consensuelle d'une pièce après s'y être mis ensemble ?

M. Jean Michaud : Tel n'a pas été le sens des débats qui ont eu lieu au Comité. Mais je pense effectivement que ce n'est pas en contradiction avec ce que l'on a pu dire ou écrire avant. C'est simplement un moyen supplémentaire donné aux juridictions de prononcer une peine relativement modérée ou même un acquittement, sans rapport avec les textes.

M. Didier Rebut : Au bout du compte, cette exception d'euthanasie ne peut vraiment fonctionner que sur le fond, puisqu'en réalité elle revient à atténuer ou à supprimer la responsabilité pénale.

Il faudra bien la constater. Que va dire le juge ? « Je suis en présence d'un cas d'euthanasie et donc je ne punis pas ou je punis moins... » Au bout du compte, c'est un habillement procédural d'une solution de fond, c'est-à-dire d'un choix en amont. D’ailleurs, ce choix peut être un choix législatif – le problème n'est pas là – de dépénaliser l'euthanasie ou d'atténuer la responsabilité pénale.

Je partage l'avis de mon collègue Jean Pradel : l'atténuation ne nous semble pas vraiment utile puisqu'à l'heure actuelle, de toute façon, c'est ce qui se pratique.

M. Jean Pradel : On prononce jusqu'à un an avec sursis.

M. Bernard Beignier : Je vais essayer de répondre aux questions de M. Jean-Paul Dupré et de M. Patrick Delnatte.

J’ai souvent entendu dire qu’il y a beaucoup d'euthanasies en France. A cet égard, les discussions que l’on peut avoir avec des médecins sont intéressantes. Après beaucoup de précautions, ils vous font parfois des révélations, y compris sur ce qui pourrait les empêcher de dormir la nuit. Dans certains cas, il peut nous arriver de leur dire qu’ils croient avoir fait une euthanasie alors qu’ils n’en ont jamais faite.

C’est là où la distinction entre abstention de traitement et soins est très importante, parce qu'elle donne la solution au cas particulier de l’euthanasie néonatale. Dans cette hypothèse-là, il est évident que le médecin est face à un choix impératif. Il doit en quelque sorte « sacrifier » l'un pour l'autre, sinon on va à la catastrophe de toute façon. En fait, il n’a donc pas de liberté puisqu’il choisit d'interrompre un traitement qui va être fatal forcément à l’un des enfants. Mais, soit dit en passant, cette hypothèse n'est pas très nouvelle. Au XIXe siècle, à l'époque où le nombre de femmes mourant en couches était extraordinaire, une règle bien connue était de mise : on sacrifiait l'enfant, on sauvait la mère.

A Caen, on m'avait fait l'honneur de me nommer au Comité régional d'éthique, ce qui d'ailleurs était pour moi rassurant et démontrait que les médecins ont une conscience scrupuleuse. Mais les moralistes ont toujours dit que le scrupule peut détruire le discernement. D'où mon insistance sur le fait que les instances des professions, sous l'autorité de l'Ordre des médecins, devraient réfléchir à ces règles prudentielles qui me paraissent très importantes. Ensuite, le juriste doit s'abstenir. Sinon, il y aurait un abus de pouvoir pur et simple.

En tout cas, si on qualifie bien les termes, je ne suis pas aussi pessimiste que vous sur le nombre d'euthanasies réelles pratiquées dans notre pays.

Permettez-moi aussi d’ajouter mon petit grain de sel à la discussion sur l'exception. Personnellement, j’ai aussi été un peu surpris par l’avis du Comité consultatif national d’éthique. L'un de mes collègues, à propos d'un arrêt de la Chambre civile de la Cour de cassation, avait publié une note au Dalloz en affirmant : « Désormais, on fera comme avant... » Il disait ainsi que l'arrêt sur les clientèles civiles n'avait rien changé. De toute façon, aujourd'hui quand un avocat défend devant les assises un médecin poursuivi de ce chef, au fond il soulève ladite exception. Je me demande s'il n'y a pas eu une petite erreur de vocabulaire, parce que ce que l'on appelle « l'exception » ne touche que la procédure alors que là, c'est une question qui touche au fond.

Pour la rédaction du « Que sais-je ? », nous avions recensé dans la presse et non dans les revues de droit des verdicts de cours d'assises, dont le plus récent était celui de la Cour de l'Ille-et-Vilaine. A chaque fois, il est apparu que les peines étaient symboliques, en tout cas pour le médecin. On n'a jamais vu en France un médecin envoyé, concrètement parlant, en prison pour cela. Vous comprenez ainsi pourquoi je considère que la vraie pénalité est d'ordre disciplinaire.

D’ailleurs, je pense qu'il y a un lien étroit entre les règles prudentielles, déontologiques et les sanctions disciplinaires. Nous revenons ainsi à mon premier postulat : tout ne se règle pas par le droit.

A cet égard, il faudrait trouver les modes de régulation parce qu'il faut que les choses soient clarifiées. C’est là un point absolument certain. La discrétion est une vertu mais, pour le moment, il y a probablement des dérives. On ne les connaît pas exactement, alors qu’il faudrait que les choses soient tout à fait claires.

Au fond, l'arsenal existe mais peut-être faut-il revenir sur cette orchestration que vous avez vous-même soulignée hier ?

Je comprends l'avis du Comité consultatif national d'éthique que j'ai critiqué par ailleurs. Parlant sous votre contrôle, monsieur le Haut conseiller, je me demande si on n'a pas employé le terme « exception » finalement comme « défense au fond ». Cette différence n’existe pas devant la cour d'assises et, en fait, c’est là une procédure très particulière.

J'insiste bien sur ce phénomène de la cour d'assises, typiquement français. A Toulouse, les étudiants étrangers que je reçois sont « épatés » par deux thèmes : les pouvoirs du Président de la République et la Cour d'assises. Ils n'en reviennent pas ! Il est assez difficile de leur présenter le Chef de l'Etat mais lorsqu’on les conduit à la cour d'assises, ils sont absolument ébahis. C'est un système auquel les Français sont très attachés. Je crois d'ailleurs que la possibilité de faire appel a définitivement légitimé cette juridiction. Au fond, j'aurais tendance à dire que le Comité a proposé quelque chose qui existe déjà.

M. le Président : En fait, l'exception d'euthanasie est une exception que soulèvent les médecins.

Quelle est l’approche du médecin ? « Selon mon code de déontologie, on ne doit pas donner délibérément la mort. Je peux m'abstenir ; je ne fais pas l'acharnement thérapeutique ; je ne fais pas l'obstination déraisonnable ; je fais des soins palliatifs. »

Dans le cadre de ces soins palliatifs, quand l'entonnoir se resserre, un certain nombre de malades, disent les médecins, continuent à demander, de manière réitérée, à ce qu'on mette fin à leurs jours, alors qu'ils sont dans une unité de soins palliatifs, qu'ils n'ont plus de souffrance physique et que leur souffrance morale est plus importante.

Que fait le médecin face à une telle situation ? De temps en temps, il cède à la demande dans des conditions qui ont été précisées. J’ai l'impression que l’on est plutôt face à une impasse médicale que devant un problème de procédure juridique.

M. Jean Bardet : Je suis tout à fait d'accord avec ce que vient de dire Monsieur le Doyen Beignier. La question que je voulais poser rejoint celle que vient de poser le Président.

Je pense qu'actuellement, avec le développement des soins palliatifs, on arrive toujours à venir à bout de la souffrance physique, en sachant très bien qu’utiliser de la morphine dans le but de supprimer la souffrance – même si on sait que cette morphine va abréger les jours du malade – n’est pas pratiquer un acte d'euthanasie.

Je crois que tout le monde est à peu près d'accord pour dire que l'euthanasie passive ne devrait même pas exister en tant que terme. Cela n'est pas de l'euthanasie, puisqu’on laisse le cours des choses se faire et le médecin n'est pas un grand sorcier.

Je me pose la question de savoir dans quels cas, maintenant que ces définitions ont été données, pourrait-on avoir recours à l'euthanasie active puisqu’il n'y a plus de place, sauf pour la souffrance morale ?

Le Président a parlé de la souffrance morale du malade pour lequel on arrive à supprimer la souffrance physique mais qui réclame quand même la mort parce qu'il souffre moralement. Il faut savoir que c’est là une situation exceptionnelle, parce que l’administration de morphine à un malade supprime non seulement sa souffrance physique mais aussi sa souffrance morale puisqu'on le plonge dans une espèce d'état second, dans lequel il ne peut plus réfléchir.

Revenons aux raisons qui ont justifié la création de notre mission. Dans le cas du jeune Vincent Humbert, nous sommes vraiment en face d'une souffrance morale. Ce garçon, quadriplégique, était en mal de vivre. Je ne reviens pas sur tous les faits, par exemple sur le rôle de la mère. J’ai cité ce nom mais traitons ce problème dans l'abstrait, en prenant le cas d’une personne qui endure une souffrance morale totale. Elle réclame la mort et, bien évidemment, il n'y a aucune raison d’administrer de la morphine puisqu’elle n’en a pas besoin. Quelle est la position que l'on peut défendre devant ces cas extrêmes de demandes de mort ?

Je le précise bien, nous ne sommes pas dans l’hypothèse de la « petite » dépression mais face à une personne qui réclame vraiment la mort. Que fait-on dans ce cas-là ? Que dit-on ? Que préconisez-vous, vous, juristes ?

M. le Président : Je prolonge la question pour la formuler en termes juridiques.

Imaginons une personne qui est sous perfusion et qui est alimentée de manière artificielle dans une structure hospitalière. Elle demande la mort. En fait, elle demande à rentrer chez elle et que les thérapeutiques qui entraînent la survie, y compris l'alimentation artificielle, soient supprimées. Dans le cas précité, il s’agissait bien d’une alimentation artificielle. Autrement dit, le patient déclare : « Je ne veux plus qu'on me gave avec cette sonde gastrique et je ne veux plus qu'on me mette la perfusion... » Dans ces conditions-là, ce refus d'une thérapeutique, artificielle et alimentaire, va entraîner son décès. Le patient souhaite logiquement que ce décès advienne sans souffrance et il réclame donc les médicaments qui compenseront les phénomènes de déshydratation ou autres. Est-ce que dans ce cas-là, on doit accéder à la demande de ce patient qui est parfaitement lucide et responsable ? En fait, je le dis un peu brutalement, il décide d’aller mourir de faim chez lui parce qu'il ne supporte plus le carcan dans lequel la maladie l'a confiné.

M. Michel Piron : Je souhaite moi aussi prolonger la question de l'euthanasie.

Je viens d'entendre dire qu’à ce compte-là l'euthanasie passive n'a plus de sens. Ne pensez-vous pas que cette définition de l'euthanasie résulte tout simplement de ses différentes acceptations historiques ? Au fond, n’a-t-on pas continué de conserver moralement, voire philosophiquement, une conception ancienne, qui en réalité n'est plus exactement celle d'aujourd'hui ? Autrement dit, voilà un terme relativement ambivalent qui est peut-être à la source d'un certain nombre de questions. Quel est votre avis ?

M. Bernard Beignier : Tout à fait ! Hier, je me suis permis de vous dire qu'il n'y a pas à dissocier euthanasie active et euthanasie passive. Cela ne veut rien dire du tout ! Les Espagnols emploient les mots très clairs d’euthanasie naturelle. L’euthanasie naturelle désigne la situation où l’on laisse mourir les gens à peu près à l'heure où ils doivent mourir, en les escortant. C'est tout ! Le mot euthanasie reprend le sens qu’il avait lorsqu'on l'a forgé.

Il faut donc dissocier l’euthanasie provoquée, qui peut être éventuellement d'ordre intellectuel ou criminel – c'est l'affaire d'une infirmière célèbre –, et l'euthanasie naturelle, qui consiste à utiliser au maximum les soins permettant de calmer la douleur. Là, c'est le jeu de l'effet premier et de l'effet second. Lorsque l'effet premier est bon, l'effet second peut être néfaste et il n'y a pas lieu de s'interroger dessus.

C'est la raison pour laquelle je pense très sincèrement que beaucoup de médecins se perturbent la conscience pour rien ou se flattent peut-être pour rien. On rencontre bien les deux attitudes.

Pour répondre à votre question, il me semble que ce patient qui souhaiterait agir de cette façon en a le droit. C’est son droit !

M. Jean Pradel : Il ne fait aucun doute que le patient est dans la légalité. La loi de 2002 dispose qu’il faut le consentement du patient pour tout. Le patient peut donc refuser. Cela reviendra à exclure des poursuites pour défaut d'assistance à l’encontre du médecin. Celui-ci dira : « Le patient était conscient et il a refusé... »

Mme Françoise de Panafieu : Quelle différence faites-vous entre euthanasie naturelle et mort naturelle ?

M. Bernard Beignier : Euthanasie provoquée et euthanasie naturelle ?

Mme Françoise de Panafieu : Pourquoi « euthanasie naturelle » ? Pourquoi « euthanasie » dans ce cas ?

M. Bernard Beignier : Le code espagnol a évolué sur ces notions. Les juristes espagnols ont récupéré le terme dans son sens d'origine. Au XVIe siècle, c'était « la bonne mort ». Ce qu'ils dénomment l'euthanasie naturelle, ce sont tout simplement les soins palliatifs, ni plus ni moins.

Je vous l’ai dit hier, le mot est traître. Il veut dire tout et son contraire. Je crois qu'il faut le rééquilibrer par le qualificatif, ce qui permet d'éviter des tensions. Surtout, cela permet d'éliminer ce faux débat, qui peut être périlleux, entre « euthanasie active » – rarissime – et « euthanasie passive » qui est malgré tout l'intention de provoquer la mort de quelqu'un.

Ce que les Espagnols appellent l'euthanasie naturelle consiste à dire : « La mort va arriver ; on vous escorte et on patiente avec vous... »

Mme Françoise de Panafieu : J'ai le sentiment que si nous utilisions ce terme-là, compte tenu de l'étymologie française, il serait susceptible de brouiller les pistes…

M. le Président : Pour la France, ce n'est sans doute pas une bonne idée !

M. Bernard Beignier : Je ne vous ai pas dit de l'utiliser dans la loi !

M. Jean Michaud : Je crois effectivement qu'il nous faut bannir le rapprochement entre euthanasie et soins palliatifs. Les zélateurs des soins palliatifs seraient horrifiés de ce rapprochement.

Plusieurs d’entre vous ont parlé des soins palliatifs en disant que c'était une façon d'atténuer la douleur. C'est vrai mais c'est aussi bien autre chose : c'est l'accompagnement psychologique des patients sans oublier celui des familles, ce qui permet peut-être d'éviter que les familles, qui souhaitent au bout du compte et à bout de souffle l'euthanasie, reviennent sur cette position, compte tenu de la façon dont on les a aidées dans les unités de soins palliatifs.

Par ailleurs, je trouve que le mot « clandestinité » est péjoratif et que le mot « discrétion » est bien meilleur.

M. Michel Piron : Et le mot « intimité » peut-être aussi !

M. le Président : Ces termes ne peuvent pas se mettre dans le code pénal ou dans le code de santé publique.

M. Jean Bardet : Je reviens rapidement sur les définitions car il faut bien distinguer trois cas.

Il y a l'euthanasie active. Nous sommes tous d'accord sur ce qu’elle recouvre et je pense pouvoir dire que nous ne sommes pas favorables à sa mise en oeuvre.

Il y a l'euthanasie naturelle, avec effets directs et effets secondaires. Les soins palliatifs, c’est autre chose.

Il y a aussi ce que pour le moment j'appelle toujours « euthanasie passive », ne sachant pas quel autre terme vous proposer : elle consiste à arrêter les soins. Dans les soins palliatifs, il y a quand même un geste actif, avec une finalité qui n'est pas de donner la mort. Mais il y a un geste actif ! Dans l'euthanasie que j'appelle passive, « on arrête la machine » : il n'y a aucun geste actif pour accélérer la mort. Au contraire, on laisse, si je puis dire, la vie suivre son cours et le malade meurt parce que son heure était venue.

Il y a bien trois cas différents.

M. le Président : Si on pouvait éviter de qualifier l'euthanasie, ce serait bien ! Mais notre collègue a raison dans sa démonstration.

M. Jean Bardet : Il faut bien trouver des mots pour définir ces trois cas !

M. Pierre-Louis Fagniez : Est-ce qu'on ne pourrait pas faire ce que vous nous avez tous conseillé : parler avec les termes auxquels nous avons droit ?

Nous n'avons pas droit dans les textes au terme d'euthanasie. Pourquoi donc parler de l'euthanasie ! En fait, dans la pratique, deux situations peuvent se présenter : soit la personne est consciente, soit elle est inconsciente.

Si le patient est conscient, on est dans l'affaire Humbert, on est dans Les invasions barbares ; c'est finalement de l'aide au suicide.

Si le patient n'est pas conscient, on est dans l’accompagnement de fin de vie, dans ce que l'on voit dans les hôpitaux, dans les services de réanimation et de néonatologie et, là, ce sont les parents qui prennent le relais pour l'autorisation. La société de réanimation de langue française définit de très bonnes règles de bonnes pratiques pour éviter de reparler d'euthanasie active et d’euthanasie passive. On n'a pas besoin de tels termes : c'est de l'accompagnement de fin de vie. En tout cas, on sait très bien qu'une chose est interdite : l'empoisonnement.

M. le Président : J’observe qu’au début de nos travaux, en rencontrant les premiers philosophes, nous avions déjà insisté sur la nécessité de bien faire attention à ce dont on parle et voici qu’à la fin de nos travaux nous en sommes toujours à la même recommandation.

M. Pierre-Louis Fagniez : Certes, mais ne pourrait-on faire ce que vous nous avez conseillé : ne pas parler d'euthanasie ?

Pour ma part, je vous propose d’opérer une distinction, compte tenu de ce que l'on observe dans la vie, selon que la personne est consciente ou qu’elle n’est pas consciente. Ces deux situations sont illustrées par des films ou par des affaires dont tout le monde connaît la réalité.

En sachant de quoi l’on parle, répondons ensuite aux questions. D’ailleurs, les juristes nous ont tous dit que manifestement il n'y avait pas besoin de légiférer.

M. le Président : Je vais poser une dernière question en invitant les quatre juristes à essayer d’y répondre.

La question était « Faut-il ou non légiférer ? ». Comme vient de le relever le professeur Fagniez, vous nous dites qu'il ne faut pas légiférer. En même temps, vous admettez, comme je l’évoquais dans mon introduction à cette table ronde, qu’il faut harmoniser et clarifier l'ensemble des codes. Concrètement, à quoi touche-t-on et comment ? Au fond, que nous conseillez-vous ?

M. Jean-Marc Nesme : J'allais poser quasiment la même question, j’en ajoute une autre.

Vous nous dites qu’il est urgent de ne pas légiférer. Dans ce débat, nous découvrons les limites du droit ou de la loi par rapport aux sciences humaines, d'autant plus que jusqu'à nouvel ordre, la médecine n'est pas une science exacte, sinon cela se saurait et les médecins comme les malades seraient heureux. En face, les règles juridiques ne sont pas des règles scientifiques mais ce sont des règles exactes. En fait, et bien que cela parte d’un bon sentiment, nous voudrions harmoniser ce qui ne peut faire l’objet d’une harmonisation.

Pour ma part, au cours de ces nombreux mois de débats, il m’est apparu que l’on ne peut résoudre ce problème que si l’on fait confiance d'abord au corps médical et si l’on donne un poids plus important au rapport intime, au rapport humain entre le médecin ou un groupe de médecins et le malade et sa famille. Or, cela n'est pas codifiable et ne relève que de la confiance, que du respect des uns par rapport aux autres.

Je suis très heureux que les éminents juristes qui sont intervenus cet après-midi nous disent qu'il n'y a pas lieu de légiférer. Sinon, nous nous embarquerions dans des situations dont nous ne connaîtrions pas les conséquences dans les mois et les années qui viennent. Néanmoins, et je rejoins la dernière question du Président, si harmonisation il doit y avoir, sur quoi doit-elle porter ?

M. le Président : Clarification ! Harmonisation ! Au fond, il faut faire en sorte qu'il y ait une réconciliation entre un monde médical qui cultive le dialogue singulier et un monde juridique qui est très particulier à la France et qui ne peut pas s'inspirer des autres législations. Il faut aussi une réconciliation de nos concitoyens, qui veulent mourir sans souffrir et sans vivre un acharnement thérapeutique sur un corps dégradé, et un corps médical qui se posera toujours la question de savoir jusqu'où il doit aller trop loin.

M. Didier Rebut : Je serai très bref.

Quitte à répéter quelque peu ce que j'ai pu dire précédemment, je ne me prononcerai pas sur les possibilités de légiférer en dehors du droit pénal. Peut-être est-il possible de préciser dans les textes médicaux et dans des textes particuliers un certain nombre de points par rapport aux pratiques médicales. Mais l'inconvénient est que ces textes, si l'on ne modifie pas par ailleurs le code pénal, ne remettront pas en cause les qualifications pénales susceptibles de s'appliquer telles que nous avons pu les évoquer précédemment, à savoir les qualifications de meurtre ou d'assassinat. Autrement dit, ces textes n’auront pas d’effet sur les qualifications pénales.

En ce qui me concerne, la question est plutôt de savoir s’il faut légiférer en matière pénale. Sans avoir d'opinion véritablement tranchée dans ce domaine, je pense que c'est quand même une tâche extrêmement risquée et dangereuse. A travers ce qui a été dit précédemment, on voit bien que la notion d'exception est en réalité un problème de fond qui touche à l’irresponsabilité pénale.

Si l’on veut apporter une véritable protection aux médecins, c'est bien dans les textes pénaux qu’il faudra intervenir, beaucoup plus qu'à travers les textes médicaux eux-mêmes. C’est bien là que sera la véritable protection. Tant que le pénal pourra fonctionner de façon autonome, les obligations médicales pourront être prises en compte en termes d'atténuation de la responsabilité pénale, au moment du prononcé de la sanction, mais pas en termes de détermination de la responsabilité pénale.

Il faudra arriver à concevoir un texte, avec une espèce de délimitation négative de son champ d'application. Elle consistera à dire que, sachant ce qu'est un meurtre, dans telle hypothèse, ce n'en est pas un. Il faudra donc préciser, après les avoir identifiés, que dans des cas comme ceux que nous pouvons évoquer il n'y a pas meurtre. Comme cela se fait dans certains domaines, il est toujours possible de délimiter négativement, en quelque sorte selon la formule « C’est tout le monde, sauf… » ou « Tous ceux qui font tel acte, sauf ceux qui… ». Je simplifie ici la formulation de la délimitation négative mais tel serait bien l'esprit du texte.

Cette délimitation n'est pas techniquement impossible mais il faut être très sûr de ce que l’on veut écrire. Comme j'ai pu vous le dire précédemment, le choix est possible entre des textes généraux et des textes extrêmement précis, avec les dangers que cela comporte s’agissant quand même d’un sujet qui n’est pas anodin ! Il s’agit de la vie et de la possibilité d’admettre que l'on puisse l'ôter délibérément.

En tout cas, en tant que pénaliste, je serais prudent : techniquement, ce n'est peut-être pas impossible mais les dangers me semblent extrêmement grands.

M. le Président : Monsieur Michaud, pensez-vous qu'il faut, en dehors du code pénal, clarifier ou harmoniser les textes et lesquels ?

M. Jean Michaud : Vous avez parlé de réconciliation entre les médecins et les juristes. Or, il n'y a pas de brouille mais il y a quelquefois une incompréhension…

M. le Président : Etanchéité... Incompréhension !

M. Jean Michaud : Je pense que cette incompréhension est passagère et qu’il faut une clarification. Cela dit, les contacts entre les juristes et les médecins sont en certains endroits excellents, je pense au Comité consultatif national d'éthique, mais il y a d'autres contacts.

Après ce débat ici et le débat de société qui s’est engagé – on a beaucoup parlé et on va continuer à parler de ce problème d'euthanasie – il serait fâcheux peut-être qu'il ne se passe rien. En dehors même d'une dépénalisation, de l’introduction de nouvelles dispositions dans le code pénal, dans la loi, il faut bien que quelque chose se passe dans ce domaine pour que la société et ses représentants avancent. Je ne sais pas quoi !

D’ailleurs, si l’on en croit les statistiques et les sondages, l’opinion est actuellement très favorable à l'euthanasie. 80 % des citoyens français, dit-on, sont favorables à l'euthanasie. Ce sondage a été réalisé à partir d'une interrogation rapide formulée ainsi : « Que pensez-vous de l'euthanasie ? Que penserez-vous si vous êtes au comble des souffrances ?... » appelant la réponse : « Je suis favorable ».

M. le Président : Ce qui m'étonne, c'est qu'il n’y ait pas 100 % de gens qui répondent ainsi !

« Face à des souffrances intolérables à la fin de votre vie et si un médecin peut éventuellement abréger vos souffrances, est-ce que vous êtes d'accord pour que l'on vous accompagne dans la mort ? » Je ne comprends pas les 20 % qui continuent à répondre : « Non, je veux souffrir jusqu'au bout ! ».

M. Jean Michaud : J’ajoute qu'il a fallu deux ans au Comité d'éthique pour rendre un avis qui est peut-être sur certains points contestable.

M. le Président : Monsieur Bernard Beignier, un point me trouble. Finalement, vous rendez hommage à ce procureur qui a dit en quelque sorte : « Allez voir la juridiction ordinale et je jugerai après... ».

Ne peut-on pas craindre, si cette démarche procédurale était d'usage courant, que l’on entende formuler le propos suivant : « Finalement les médecins se jugent entre eux et, dans le cadre d’une telle juridiction d'exception, ils vont tous se blanchir d'actes éventuellement délictueux et ainsi échapper au droit commun. » ? On conclura alors que les médecins ne sont pas des hommes comme les autres devant la loi.

M. Bernard Beignier : Je n'ai pas dit qu'il fallait se contenter de cela. Habituellement, on diligente d’abord l'instance pénale, puis l'instance disciplinaire. J’ai dit qu’il était, à mon avis, prudent de commencer par l’instance disciplinaire.

Il faut être très clair sur ce point. L'instance pénale sera la plupart du temps la cour d'assises, sans aucune sanction. En réalité, si l’on veut faire respecter la déontologie médicale, il faut commencer par l'instance disciplinaire qui prononcera des peines de nature purement disciplinaires. Comment voulez-vous saisir l’instance disciplinaire une fois que la cour d'assises a prononcé l’acquittement ? Dans ce cas, « il n'y a plus rien » ; c'est en quelque sorte le désert !

M. le Président : On n'est pas dans les mêmes domaines ?

M. Bernard Beignier : Ah non !

M. Jean Pradel : Il n’y a pas d’autorité de la chose jugée !

M. Bernard Beignier : Oui, en principe mais ce sera très difficile.

M. le Président : Le médecin peut être acquitté par une juridiction d'assises et en même temps être sanctionné par ses pairs.

M. Bernard Beignier : Oui, cela se voit ! Mais il faut reconnaître que c'est un peu le monde à l'envers.

Je tiens à bien préciser que je ne souhaite absolument pas la création d'une juridiction qui serait un peu comme les anciennes juridictions militaires. Ce n’est pas du tout mon idée.

Je vous donne très brièvement mon point de vue sur l’harmonisation et sur la clarification.

L'harmonisation doit se faire pour le moment entre le code de la santé publique – code où se trouvent les textes les plus importants mais qui est le moins bien connu –, le code de déontologie médicale et le code civil.

Pour la clarté, je vous suggère de réécrire l'article 16-3 du code civil et de réécrire les articles 37 et 38 du décret du 6 septembre 1995 portant code de déontologie, tout cela en contemplation des principes dégagés par la loi du 4 mars 2002 et, en particulier, de l'article L. 1111-6 du code de la santé publique.

Je souhaite très vivement une circulaire de la Chancellerie qui définisse une politique des poursuites. Encore une fois, les circulaires de la Chancellerie ont une autorité importante pour éviter que les procureurs soient au fond laissés à eux-mêmes. Il est clair que le malheureux procureur du Pas-de-Calais est complètement esseulé ; il n'a aucune directive précise.

Enfin, la parole est au peuple souverain dans ses assises !

M. le Président : J’en viens à une question subsidiaire et complémentaire. La possibilité a été évoquée à plusieurs reprises pour le parquet, avant poursuites, de s'entourer d'experts. Leur travail consisterait en fait, comme vous l’évoquiez, à aller fouiller à l'intérieur du problème purement médical pour éclairer le parquet sur l'opportunité des poursuites. Qu’en pensez-vous ?

M. Bernard Beignier : C’est la pratique de l’instruction !

M. Jean Pradel : On le fait déjà !

Première observation, il ne faut pas légiférer sur le plan pénal, pour deux raisons. D'abord, parce qu'on aura beaucoup de mal à le faire. Ensuite, à supposer qu'on y parvienne, parce que la loi ne sera pas appliquée. L'exemple hollandais est manifeste. Elle ne sera pas appliquée ou elle sera appliquée différemment selon les ressorts territoriaux des juridictions.

Deuxième observation, il faut évidemment développer les soins palliatifs au maximum. D'ailleurs, je ne peux que redire que quand les moribonds sentent l'utilité et la pertinence des soins palliatifs, ils sont beaucoup moins demandeurs d’« euthanasie active ».

Troisième observation, oui pour une circulaire ! Absolument ! Les parquets ont besoin de circulaires. J’ai été substitut pendant trois ans et je sais que les circulaires sont des guides précieux. Ces textes ne valent rien du point de vue législatif et ils se situent tout en bas dans la hiérarchie des sources du droit mais ils sont très utiles pour les praticiens. N’oublions pas finalement que ce problème est avant tout pratique. C’est un problème de conscience beaucoup plus qu'un problème de droit.

Audition de M. Bernard Kouchner,
ancien ministre

(Procès-verbal de la séance du 6 avril 2004)



Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur le ministre, nous sommes très heureux de vous accueillir.

L’objet de la mission d’information étant l’accompagnement de la fin de vie, il dépasse le problème de l’euthanasie. Ce serait une erreur et une hypocrisie de ne pas dire que la mission a été créée à la suite de l’affaire Humbert et à l’initiative de Mme Nadine Morano et de M. Gaëtan Gorce qui, députés de droite et de gauche, ont été entendus par un certain nombre de députés. Ces derniers ont saisi le Président de l’Assemblée nationale, M. Jean-Louis Debré qui a donc créé cette mission d’information.

La mission remettra un rapport qui doit être collégial. Depuis le 15 octobre, elle a effectué plus de 70 auditions, à commencer par des philosophes, des historiens, des sociologues, des religieux et des francs-maçons. Elle a ensuite entendu des représentants du corps médical, ceux des associations et enfin, des juristes.

Nous entrons maintenant dans la phase de ce que nous appelons certainement de manière impropre, « les politiques ». Ainsi, MM. Robert Badinter, Lucien Neuwirth, Dominique Perben et Philippe Douste-Blazy vous succéderont-ils pour nous donner leur propre éclairage.

Nous sommes aujourd’hui arrivés à la conclusion que l’approche de la mort a profondément évolué dans notre pays du fait d’une médicalisation accrue. Nous nous sommes également rendus compte que le conflit éthique entre la liberté et l’autonomie de la personne et le respect de cette valeur suprême qu’est la vie humaine, n’était pas un conflit irrémédiable.

Enfin, nous avons constaté que les médecins souhaitent disposer d’une plus grande sécurité juridique et qu’ils demandent l’élaboration de règles de conduite, notamment en néonatologie, en réanimation, en cancérologie… Par ailleurs, nos concitoyens attendent que nous les rassurions sur une mort qu’ils redoutent d’autant plus qu’ils la nient sociologiquement ; ils ont peur de souffrir et plus encore, de mourir diminués dans une société où la médecine a allongé la vie mais n’a pas empêché la dégradation de la personne, laquelle est parfois difficilement supportée par l’entourage.

J’ai retenu une de vos phrases, Bernard Kouchner, où vous exprimiez le sentiment d’« avoir été prêt à toucher le but ». Même si le problème est beaucoup plus complexe que nous ne l’avions envisagé en commençant nos travaux, nous avons nous aussi le sentiment que la possibilité d’une réforme n’est pas loin ; mais, comme les Néerlandais nous l’ont précisé lorsque nous sommes rendus en Belgique et aux Pays-Bas, nous ne pourrons nous engager sur cette voie que si un consensus général se dégage. On ne peut faire une réforme les uns contre les autres. Nous avons ainsi noté le contraste entre la Belgique, où une opposition devenue majoritaire, a imposé la loi sur l’euthanasie à ses adversaires politiques et les Pays-Bas, où s’est formé un consensus par strates successives dont l’aboutissement suit la logique philosophique d’un pays, centrée sur la liberté de la personne.

J’ai également indiqué que nous ne réformerions pas à coups de canif. C’est sur ces deux éléments d’espoir que nous allons vous écouter avec attention.

M. Bernard Kouchner : La question est bien difficile mais dans la mesure où vous l’avez abordée bien plus longuement que moi, je vous en épargnerai les prémices. Vous avez eu raison de la résumer, en évoquant l’évolution des mentalités, des questionnements et des approches de la mort elle-même, pour des raisons de médicalisation, de réflexion personnelle, de relâchement des liens familiaux, de solitude mais aussi parce que nos concitoyens persistent à souhaiter mourir chez eux alors qu’ils meurent à l’hôpital où tout n’est pas parfait, malgré divers progrès.

Je vous dirai que l’immense majorité des cas qui nous concernent tous, c’est-à-dire nos propres fins de vie comme celles de nos proches, sera transformée par le développement des soins palliatifs. Les équipes de soins palliatifs ont fait, non seulement numériquement mais aussi qualitativement, des progrès considérables. Il est très difficile de livrer des chiffres mais environ 95 % des problèmes de fin de vie peuvent être résolus si ces équipes se déploient comme je l’ai souhaité, comme je l’ai favorisé. Certes, ce déploiement est demeuré insuffisant, aussi bien à l’hôpital où les avancées ont pourtant été considérables qu’en ville où elles ont été moins importantes. Si des équipes pluridisciplinaires pouvaient prendre en charge les personnes qui le souhaitent, chez elles ou à l’hôpital, elles feraient progresser le confort, la douceur nécessaire de la fin de vie et en tout cas, elles autoriseraient une fin de vie sans douleur, sans grande tragédie douloureuse. C’est considérable.

Parmi les personnes que vous avez entendues, sans doute avez-vous reçu Mme Marie de Hennezel. Elle a constaté que, même si elles sont lentes, de grandes avancées sont intervenues dans ce domaine et que bientôt notre pays sera suffisamment doté en équipes de soins palliatifs, à condition bien sûr de les financer. Ainsi les familles ou les personnes en fin de vie qui, voulant être entourées, feront appel à ces équipes, pourront le faire de meilleure manière. Je ne parle pas de la douleur. Nous avons transformé l’approche de la douleur en France. Il était temps.

Il demeure néanmoins un pourcentage inchiffrable de personnes qui refusent de constater leur dégradation non seulement dans le regard de l’autre, de la famille, des proches, des personnes aimées, mais aussi dans leur propre regard. Souhaitant hâter leur mort, elles l’envisagent d’une autre manière, plus brutale en tout cas et en fonction de leur propre décision et non de celle d’autrui, d’une équipe ou d’un médecin.

Diverses personnes pensent qu’elles peuvent décider de leur mort parce que cette dernière fait partie de la vie, qu’elle n’appartient pas — pour ceux qui ne sont pas croyants —au ciel, mais qu’elle relève de leur libre arbitre. En Suisse, prévalent non des lois mais des habitudes, aux Pays-Bas et en Belgique, des approches dites « modernes ». A titre personnel et non pas au nom du gouvernement qui fut celui de M. Jospin, j’aurais bien aimé me passer d’une loi. J’ai tenté des approches multiples sous forme d’entretiens non seulement personnels mais aussi avec des équipes. Avec Mme Véronique Fournier, du ministère de la Santé, nous avons créé le premier service d’éthique clinique à l’hôpital Cochin. Il serait très utile d’entendre ses responsables afin de connaître les demandes de nature très diverse qu’ils traitent, de savoir qui demande leur avis et qui, au chevet du malade, avec les médecins, tente de résoudre un problème. Une telle démarche n’est éloignée ni de la maladie, ni de la mort, ni de l’équipe soignante, ni de l’environnement. Je pense que le développement des services d’éthique clinique constituerait dans notre pays un grand progrès.

Encore une fois, j’aurais bien aimé me passer d’une loi. J’ai ainsi tenté de progresser non seulement en étudiant ce qui se pratiquait dans les pays que vous avez cités mais également en soutenant les équipes de soins palliatifs, en participant très largement et en finançant même l’agrandissement de « La Maison » à Gardanne, qui a été le sujet d’un film.

Cette expérience est passionnante mais laisse toujours en suspens cette interrogation qui me trouble : pourquoi les gens participant au mouvement des soins palliatifs ne veulent-ils pas parler de la fin de vie ? Dans la réalité, ils en parlent tout le temps, ils ne font que cela mais le terme « d’euthanasie » est proscrit, ce que je comprends, détestant moi-même ce mot que je n’emploie pas. Je souhaite que l’on parle de l’accompagnement de la fin de vie, de la douceur de la fin de vie, de l’entourage, etc. Mais que les personnes qui déploient beaucoup d’énergie, beaucoup d’attention, beaucoup de tendresse dans ces accompagnements et ces soins palliatifs ne veuillent point en parler, m’a toujours beaucoup troublé. Or, dans le dernier courrier que j’ai reçu de « La Maison », les personnes qui y travaillent me disent, au contraire, qu’elles souhaitent en parler, qu’elles y pensent tout le temps, qu’il ne faut pas croire que cela ne les concerne pas, puisqu’elles sont imprégnées de cette nécessité, même si jusque-là, il n’était pas facile d’aborder directement le problème.

Ayant fait le tour de toutes ces associations, je n’insiste pas sur vos propos liminaires, monsieur le Président, mais la demande médicale était évidente.

Il y a deux ou trois ans, on débranchait plus de 50 % des patients dans les services de réanimation. Selon les termes de la loi relative aux droits des malades, on doit cesser l’acharnement thérapeutique. Aujourd’hui, on parle de 70 à 80 % d’arrêts de réanimation. C’est considérable. Il y avait là une véritable demande. Nous opérons le distinguo entre cesser la réanimation et supprimer la vie, entre ces deux gestes différents mais en réalité extrêmement proches l’un de l’autre, entre le geste qui entraîne l’autre et celui qui est sa propre cause.

Nous avons voulu répondre à la demande exprimée en concertation avec les réanimateurs, les médecins généralistes, les médecins spécialistes, les médecins hospitaliers. Nous avons dès lors tenu en une journée deux grandes réunions au ministère de la Santé, avec les personnes que vous avez entendues : les philosophes, les sociologues, les psychologues, les représentants des associations de malades, ceux de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, les responsables religieux du plus haut niveau. Ce fut une expérience passionnante que d’entendre les réflexions de ces professionnels qui, venus d’horizons religieux ou philosophiques divers, convergeaient, croyais-je, vers une manière de décision collective.

Que nous faut-il modifier : notre comportement seulement ? Notre vision de la fin de vie ? La loi ? Encore une fois, je ne suis pas partisan de changer la loi. A ce propos, notons que dans les deux pays qui ont dépénalisé l’euthanasie, l’approche un peu brutale de mon amie Magda Aelvoet, ministre de la Santé belge, est quelque peu différente de celle des Néerlandais. Ces derniers ont réfléchi pendant plusieurs années à ces pratiques et c’est à la fin d’une démarche plus habituelle qu’en France, qu’ils ont comparé leurs différentes approches et qu’ils ont décidé de légiférer sur un contrôle a posteriori des pratiques euthanasiques. Cette décision de ne pas enserrer les praticiens, les familles, voire les consciences, dans un a priori me semble essentiel. La réflexion sur chaque cas est importante et il ne convient pas de museler ou d’encercler les gens dans un carcan législatif qui généralise ou interdise tout abord personnel. Chaque patient et chaque vie sont différents. Il est difficile de raisonner ainsi à l’hôpital mais chaque approche devrait varier en fonction de la famille, de l’entourage et des membres du personnel médical.

Des réflexions fortes me reviennent :

– Après une analyse simple et claire des conditions nécessaires à l’élaboration de la loi, M. Robert Badinter a précisé que, sans doute, une loi pouvait être rédigée et que d’ailleurs, il faudrait le faire mais que rien ne remplacerait la prise de responsabilité d’un médecin et que c’était l’honneur de cette profession que d’avoir à trancher. Cela m’a beaucoup impressionné mais je ne suis pas d’accord. Bien sûr, le rôle du médecin est essentiel mais il ne doit pas avoir le rôle central. Le rôle central doit en effet être détenu par le patient mais avec, et non pas sans le médecin.

– M. Jean-François Mattei a déclaré au cours de débats publics au Parlement que, oui à un moment donné, il faudrait pousser la seringue. Je ne suis pas d’accord. Si, à un moment, on doit le faire, c’est parce que le patient le veut, non parce que le médecin en décide. Le geste n’appartient pas au médecin.

– M. Paul Ricoeur, quant à lui, a indiqué vouloir faire confiance à la médecine, estimant que si son médecin et lui étaient d’accord, tout irait bien. C’est une très jolie phrase mais tout dépend des médecins. Or, très souvent, on se trompe parce qu’on ne connaît pas bien son médecin, on oublie que son attitude compte plus que celle du malade, etc.

Au cours des séances auxquelles j’ai assisté, longues, passionnantes, sans aucune acrimonie entre les groupes – le problème est suffisamment grave pour que les gens se respectent les uns les autres – a émergé la question centrale : à qui appartient la vie ? A Dieu, disent les uns ; à la personne, disent les autres. Vous n’éviterez pas cette question et vous n’y apporterez pas de réponse. C’est ainsi. Que la question demeure centrale, je n’en doute pas mais qu’elle doive mener la réflexion et la conclusion, je ne le crois vraiment pas. C’est affaire, pour les uns comme pour les autres, de choix personnels.

La deuxième séance a été presque conclusive alors que le texte qui en est résulté est très imparfait. Au cours de cette séance, nous souhaitions, avant les élections et avant la démission du gouvernement, obtenir un accord de principe sur une démarche collective et sur des règles déontologiques. A entendre le Conseil de l’Ordre des médecins, les choses n’étaient en effet pas loin de se faire : aucun obstacle majeur ne s’interposait ; un fort désir de normalisation médicale s’exprimait ; même si nous n’étions pas d’accord sur tout, nous nous entendions sur la nécessité de l’accompagnement et sur la volonté de conduire ensemble une réflexion sur ces sujets. Dans la mesure où la Société de réanimation de langue française avait vraiment souhaité modifier la loi ou en tout cas, en modifier l’abord parce que certains de ses membres étaient en but à des poursuites judiciaires et qu’ils pensaient les voir se multiplier à l’avenir, ils étaient demandeurs d’une recommandation finale. A donc été rédigé le texte suivant que je trouve extrêmement élémentaire et dont je pense que certains éléments devraient être réécrits :

« Nous déclarons solennellement qu’il ne saurait y avoir de légitime assistance à l’interruption d’une vie que chez un patient présentant des souffrances insupportables et incurables et à la seule condition que celle-ci repose sur les sept engagements suivants :

I – La volonté du patient doit toujours être recherchée et respectée. » Ce point est assez difficile à mettre en œuvre.

II – Si celle-ci n’est pas connue et ne peut pas l’être, la décision doit prendre en compte la singularité de la personne concernée, sa personnalité, ses convictions philosophiques et religieuses.

III – La décision d’interrompre la vie d’un autre ne peut être que collective. Elle ne saurait être une décision individuelle.

IV – La décision ne peut être prise dans l’urgence.

V – Elle doit respecter le temps d’une véritable délibération, visant à clarifier les mobiles et les intentions morales de chacun.

VI – Le médecin doit assumer lui-même l’acte d’interruption de la vie et ceux qui ont participé à la délibération s’engager solidairement à ses côtés.

VII – Les différents éléments de la délibération et de la décision doivent être clairement inscrits dans le dossier du malade. »

J’espérais un assentiment ou du moins une démarche positive tendant à améliorer le texte. Or, il n’en a rien été. Au contraire, les réanimateurs se sont sentis offusqués, presque blessés par cette déclaration. Je n’ai pas compris pourquoi. Sans doute commençaient-ils à établir une différence entre un arrêt des machines et le geste de supprimer une vie lequel, à leurs yeux, n’est plus le même. Cela est très discutable, mais je comprends que cette distinction les rassure. Or si on supprime les machines, il n’y a plus de vie ! Leur raisonnement un peu hypocrite, subsiste encore aujourd’hui.

Les soins palliatifs régleront un grand nombre de problèmes à l’avenir mais les équipes actuelles ne peuvent pas encore en faire la démonstration car elles demeurent en nombre insuffisant dans notre pays. Il suffit toutefois de les observer dans les hôpitaux où ils fonctionnent bien ou de nous souvenir, chacun, d’une expérience personnelle. Aujourd’hui, on recherche fréquemment par téléphone où aller finir sa vie, dans un climat apaisé et dans un environnement qui cherche à lutter contre la douleur, à assurer un confort psychologique et à accompagner l’entourage. On voit bien que la différence est grande entre les établissements où des équipes, souvent bénévoles, prennent en charge la fin de vie et ceux où cela n’existe pas.

Cependant, demeure le cas – très éloigné des soins palliatifs – des personnes qui formulent par avance dans ce que l’on pourrait qualifier de « testament de vie », la décision qu’ils entendent voir suivre, avant la période douloureuse de la fin de vie ou la période difficile à aborder elle-même. Elles décident qu’elles ne veulent pas se dégrader et que, quand elles le choisiront, comme cela se pratique dorénavant aux Pays-Bas, elles pourront mettre fin à leur existence, « terrestre » ajouteront certains ! Ceux-là posent un problème lourd mais clair : sont-ils lucides de la même manière au moment où la fin s’approche ? Ont-ils changé d’avis, comme le constatent souvent les médecins ? Peut-on faire confiance à celui qui, dans la loi relative aux droits des malades, joue le rôle d’un intercesseur ? Pour exprimer sa volonté, un patient peut choisir pour la représenter, un médecin référent ou une personne qui n’appartient pas aux professions médicales. Est-ce suffisant ? Il est difficile de l’affirmer.

Si certaines personnes demeurent lucides jusqu’à la fin, d’autres dans le coma, n’expriment plus ou en tout cas, ne peuvent plus exprimer la même pensée. Dans ce second cas, si elles pouvaient exprimer leur volonté, cette dernière serait peut-être inchangée mais peut-être ne le serait-elle pas. C’est un problème grave qui peut être plus ou moins facilement résolu si l’entourage connaît la volonté du patient, s’il y a unanimité, si la décision est collective, si… Dans le premier cas au contraire, il s’agit quasiment d’un suicide clair ou d’un geste délibéré, mûrement réfléchi, qui demeure le même ; devant la dégradation de leur raisonnement, de leur mémoire, de leur corps, certains fixent la date de leur mort et s’en vont, entourés de leur famille, dans l’apaisement, voire dans l’amour collectif.

Voilà les deux situations que ne règlent pas les soins palliatifs, à ma connaissance. Le reste est un peu affaire de mécanique. Dans un service de réanimation, il faudra véritablement donner au médecin la possibilité de s’appuyer sur un texte pour arrêter un traitement. Cette démarche diffère du choix délibéré de mettre fin à ses jours ou de ne pas poursuivre une dégradation qui obsède. Ces situations sont toutes très différentes et je vous recommande les réflexions du service d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, qui, encore une fois, affirme que, différentes l’une de l’autre, chaque mort comme chaque vie doivent être respectées comme telles. Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas le même environnement sociologique, psychologique, ce n’est pas la même expérience.

Je croyais avoir réglé ce problème, lorsqu’en élaborant la loi relative aux droits des malades, nous avons adopté une approche un peu large, que des textes ou des règles de déontologie auraient ultérieurement précisée. Mais le projet de loi adopté par l’Assemblée nationale comportait l’idée de « mourir dans la dignité ». Sans doute cette écriture était-elle un peu maladroite car elle faisait ainsi très nettement référence à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. Sans doute aurions-nous pu y penser mais elle avait été votée ainsi en première lecture et il convenait de laisser le texte tel quel devant le Sénat, alors même que le groupe de travail qui, au ministère de la Santé, suivait le texte, n’avait pas choisi de suivre les orientations de ladite association. Quoi qu’il en soit, au cours du débat devant la Haute Assemblée, les sénateurs, sur proposition de la Commission des affaires sociales, ont projeté de remplacer la référence « mourir dans la dignité » par l’expression : « une vie digne jusqu’à la mort ». Ce n’était pas la même chose mais j’étais dans un bon jour ou une « bonne nuit » et j’ai accepté cette proposition qui, après tout comportait cette notion de « la mort ». Sans doute ai-je fait là preuve de légèreté mais je ne voulais surtout pas que le texte soit bloqué car s’il n’avait pas été voté conforme à ce moment-là, il n’aurait pas été possible d’obtenir un accord en commission mixte paritaire. Or, c’était la dernière loi présentée par le gouvernement auquel j’appartenais et je pensais qu’une loi relative aux droits des malades était très importante par elle-même et pour d’autres raisons encore et qu’il en fallait permettre le vote, ce qui fut fait.

Dernier point très important : l’acharnement thérapeutique. J’en termine, monsieur le Président, par là où vous avez commencé : l’affaire Humbert.

Toute personne a le droit de refuser l’acharnement thérapeutique. Pour Vincent Humbert, c’était devenu le cas. Son désir de mourir était nationalement connu. Le Président de la République pouvait lui-même en témoigner, puisqu’il l’avait reçu, lui téléphonait. Tout le monde en France savait que ce garçon ne voulait pas survivre. De plus, la loi elle-même interdit l’acharnement thérapeutique lorsque le patient ne le désire pas. Or le maintien sous machine de ce jeune homme était devenu de l’acharnement thérapeutique.

Même si elle est insuffisante, la loi relative aux droits des malades clarifie singulièrement le problème. Il n’empêche que demeurent deux problèmes relatifs à des attitudes que je respecte infiniment : la décision de s’en aller lucidement au milieu des siens, lorsque la fin de vie est évidente et que la personne intéressée et non pas son entourage, ne supporte plus les conditions de sa dégradation ; et puis la situation encore plus difficile, où le patient, ayant manifesté son désir de s’éteindre paisiblement et de profiter d’une assistance à la mort qui existerait, n’est plus en possession de tous ses moyens et ne peut jusqu’au bout maintenir ce désir ni manifester à ce propos sa volonté. C’est pourquoi, ayant réfléchi à ce problème, pendant de nombreuses années et connaissant notre pays, mon souhait de ne pas légiférer me semble de plus en plus se heurter à la réalité et aux difficultés du débat. J’espère me tromper. Je ne souhaite pas l’émergence d’un carcan législatif devant ce qui devrait être un assentiment, à condition toutefois de prendre une précaution très importante, celle d’expliquer aux gens que ce n’est pas parce que l’on pourra quitter la vie d’une autre manière qu’ils y seront obligés. C’est un fait qui semble très contraignant pour ceux qui ne souhaitent pas « emprunter » cette méthode éventuelle sur laquelle vous légiféreriez. Or cela n’oblige personne ! Seul un nombre extrêmement réduit de personnes en fin de vie emprunterait éventuellement cette voie. Pour eux, cela me semble une nécessité.

M. le Président : Je vous remercie.

M. Gaëtan Gorce : Je voudrais vous poser deux questions complémentaires.

Vous nous dites, monsieur le ministre, que l’affaire Humbert aurait pu être résolue par référence à la loi relative aux droits des malades, et au droit du refus de l’acharnement thérapeutique par la personne qui l’a clairement manifesté. Pour autant, peut-on considérer aujourd’hui que pour servir de base à une telle décision, l’acharnement thérapeutique soit suffisamment défini ? Je suis sûr qu’il n’est pas défini par un texte législatif et je crains qu’il ne le soit pas non plus par un texte réglementaire ou alors à travers le code de déontologie.

Dans moult situations, cette question ne se pose pas, tant la réponse est évidente. C’était le cas de l’intervention du docteur Chaussoy dans l’affaire Humbert mais l’on peut trouver beaucoup d’autres situations où cette définition paraît très insuffisante. Si nous devons réellement rechercher comment donner une base juridique – pour ne pas parler de sécurité juridique qui me semble peu adaptée en l’espèce – à l’intervention des médecins confrontés à des situations de ce type, je pense que l’état du droit, dans la définition qu’il donne de l’acharnement thérapeutique, n’est absolument pas satisfaisant. J’ai le sentiment ou l’intuition, notamment depuis le déplacement de notre mission en Belgique, que la rédaction d’une telle définition est une piste sur laquelle il faut s’engager sur un plan juridique car elle permettrait, sans doute, de résoudre la plus grande partie des problèmes, c’est-à-dire de clarifier le plus grand nombre des situations qui se présentent dans les hôpitaux et que l’on a quelque peu occultées en donnant la priorité médiatique à des dossiers sensibles comme celui de Vincent Humbert.

Seconde question : pourquoi cette réticence à l’égard de la loi ? On peut imaginer que la loi c’est la politique et qu’à partir de là on entre dans un débat polémique et partisan, ce qui est effectivement désagréable sur de tels sujets. Mais on peut aussi penser que la loi est l’expression de la volonté nationale, autrement dit qu’elle fixe le cadre de référence. Sur un sujet aussi grave que celui qui consisterait à reconnaître à une personne qui le souhaite le droit de bénéficier d’une assistance pour mourir, comment imaginer ne pas recourir à la règle la plus élevée, la plus forte, la plus solennelle, la plus symbolique ? Comment organiser un tel dispositif sans que la loi ne soit amenée à intervenir ?

Lors de l’une de nos auditions, j’ai été frappé de constater que, dans notre pays, la définition de la mort relève du domaine réglementaire. C’est un décret et non la loi qui définit juridiquement la mort. On peut se dire, après tout, que c’est normal, que l’évolution des techniques médicales a fait qu’il ne fallait pas figer dans une loi la définition de la mort. Pour autant, est-ce satisfaisant ? N’est-ce pas finalement au Parlement et aux politiques, au sens noble du terme, de préciser les règles sur des sujets aussi forts, d’affirmer ce qui compte, de dire ce qu’est le droit, sans que cela n’influence les conceptions philosophiques de chacun ? Je vous rejoins complètement quand vous nous dites que vous n’avez pas vocation à régler des problèmes philosophiques que nous ne pouvons pas trancher car ils relèvent de la conscience de chacun. En revanche, il nous appartient d’apporter des solutions juridiques, pratiques et humaines à des problèmes humains. C’est ainsi, je crois, qu’il faut que nous réglions la question et c’est pourquoi votre réticence devant une intervention du législateur m’interpelle : mais peut-être craignez-vous effectivement un parti pris excessivement polémique ou partisan alors que l’on peut, au contraire – et j’espère que notre mission y réussira – donner à ce problème, sa vraie dimension.

Mme Christine Boutin : Monsieur le ministre, j’ai beaucoup apprécié votre façon d’aborder le problème car elle révèle la recherche d’un homme qui, fort de son expérience personnelle, essaye de répondre à une question très difficile et qui, sincèrement, a voulu apporter un début de réponse à cette problématique de la fin de vie par la loi relative aux droits des malades.

Dès lors, ne pensez-vous pas que nous nous trompons de question lorsque nous nous interrogeons sur la nécessité d’adopter ou non une loi sur la fin de vie ou sur la mort ? Vous-même, vous dites très sincèrement et très directement que votre loi est insuffisante et ne répond pas au problème. Même avec la meilleure volonté du monde, une nouvelle loi n’aboutirait-elle pas à la même situation ? Il me semble en effet, qu’une seule question profonde et légitime nous est réellement posée : celle, très forte et normale, des médecins concernant la mise en jeu de leur responsabilité. Les politiques doivent répondre à cette demande et je pense que plutôt que de définir les conditions de la fin de vie, nous devrions plutôt envisager de résoudre cet important problème de responsabilité. J’avoue que je ne sais pas encore comment travailler dans cette optique, mais peut-être notre mission pourra-t-elle donner des orientations en ce sens.

Les choix des uns et des autres doivent être respectés très profondément. Vous connaissez les miens, mais j’accepte naturellement ceux qui leurs sont contraires. Un point me semble toutefois fondamental auquel il faut que nous pensions dans toute cette affaire : il s’agit de la confiance entre le malade et le médecin. La réponse que nous devons apporter ne doit en aucune manière entacher cette relation. Je me permets de souligner ce point car au sujet de l’euthanasie ou des mots « mourir dans la dignité » que l’on peut employer pour enjoliver les choses, j’éprouve une crainte forte que je partage avec d’autres et dont je me fais l’écho : lorsque je vais entrer à l’hôpital, serai-je certaine d’en sortir, serai-je certaine que ma propre volonté aura été respectée ?

M. Michel Piron : Monsieur le ministre, vous avez posé la question : le médecin ou la personne ? A mon tour de rebondir sur cette question pour en formuler quelques autres.

Si nous admettons que chaque mort est unique, parce que chaque être est unique, si mourir n’est pas uniquement se quitter soi-même – ce qui est le propre du suicide – mais est aussi quitter les autres, l’importance de la relation interpersonnelle médecin-patient en tant que relation décisive et elle-même unique entre deux être uniques n’interpelle-t-elle pas le droit ?

Dès lors, que codifier ? Le droit du médecin, celui du patient ou celui de leur relation ? Et que codifier de cette relation : des gestes réitérables par définition tels les soins palliatifs ou une relation dont la codification récuserait alors probablement le caractère unique ? En d’autres termes, faut-il formaliser la disparition de cette relation ou laisser les personnes en relation décider de son anéantissement ?

En vous entendant, je pensais à une vieille lecture de Merleau-Ponty, selon laquelle l’homme ne connaît que des rapports. Nous sommes, ici, devant le rapport de la connaissance et du droit. Dans ce rapport, le droit doit-il encadrer la connaissance ou la connaissance doit-elle encadrer, voire déborder le droit ?

M. Pierre-Louis Fagniez : Ma question concerne des malades et non des personnes qui ont envie de mourir. Deux situations ont été bien définies qui couvrent un ensemble considérables de personnes : celles qui peuvent recourir à des soins palliatifs et celles qui sont en réanimation..

Sur le premier cas, vous avez déclaré, Monsieur le ministre, que, de la même façon que la lutte antidouleur, les soins palliatifs avaient permis de grands progrès dans la prise en charge des malades et que vous avez fondé des espoirs considérables sur le renforcement et la multiplication des équipes spécialisées dans ces soins. Or, au cours de nos auditions, nous nous sommes rendus compte que la demande sera prochainement telle, que les équipes en place ne pourront vraisemblablement pas couvrir tous les besoins et que ce sera à l’ensemble de la population médicale d’assumer cette charge. C’est pourquoi, dès l’enseignement du deuxième cycle des études médicales, les professeurs devront enseigner la mort et l’accompagnement de la fin de vie. Dans tous les services, on devra également se doter de lieux pour accompagner les gens en fin de vie. Enfin, les unités spécialisées dans les soins palliatifs deviendront des unités à l’image de celles de l’Inserm, c’est-à-dire dédiées à la recherche et à l’aide à apporter aux médecins afin qu’ils s’améliorent dans la prise en charge de l’accompagnement de la fin de vie. Ce point, longuement débattu au cours de nos travaux, nous a beaucoup intéressés et je vous indique, à ce propos, qu’une des personnes que nous avons auditionnées nous a dit qu’elle n’attendait qu’une seule chose : que dans les hôpitaux, tous les médecins « s’y mettent ».

Cette question touche beaucoup de personnes, notamment celles qui, conscientes de leur mort prochaine, n’ont pas envie de mourir chez elles et veulent surtout mourir sans douleur.

En ce qui concerne le cas des personnes en réanimation, comme nous l’a expliqué le professeur Lemaire, le pourcentage de celles qui sont « débranchées » est passé de 50 à 70 %. Nous avons constaté qu’en Belgique, ce sont désormais ces cas qui posent un problème au regard de la loi sur l’euthanasie. Parmi les personnes que nous avons interrogées, la seule qui n’était nullement apaisée était le chef d’un service de réanimation : très énervé, ce dernier nous a confié que la loi n’avait résolu aucun des problèmes qu’il rencontrait. De même, les réanimateurs français, au travers de la Société de réanimation de langue française, s’ils n’ont pas retenu les sept points du protocole que vous avez précédemment évoqué, ont formulé une nouvelle fois leur besoin d’être en conformité avec la loi.

J’en arrive à un dernier point, qui pourra vous paraître saugrenu, mais qui est en relation directe avec le débat qui se tiendra demain sur le projet de loi relatif à la politique de santé publique. Nous allons examiner le problème des personnes hors d’état d’exprimer leur consentement, c’est-à-dire le problème des patients en réanimation. En tant que rapporteur de la loi « Huriet », j’essaierai de démontrer que nous sommes les seuls au monde à vouloir recourir au juge des tutelles pour des personnes qui ne sont pas sous tutelle et je défendrai un point de vue hostile à ce recours. Toutefois, par cohérence avec le droit qui risque d’être adopté demain, ne faudrait-il pas envisager une participation de la justice aux décisions des services de réanimation pour que précisément, ces derniers ne soient plus confrontés aux problèmes qu’ils rencontrent ? Pourquoi, lorsqu’une recherche présente un risque sérieux d’atteinte à la vie humaine, demande-t-on au juge des tutelles d’intervenir et pourquoi ne devrait-on pas demander cette intervention lorsqu’un service choisissant de débrancher un patient, prend alors une décision qui met encore plus sérieusement la vie en danger ? Je comprends que cette question soit provocante, mais j’aimerais que vous y répondiez.

M. Bernard Kouchner : Je vous réponds tout de suite : il ne faut surtout pas de juge, ce serait une catastrophe. Il faut recourir à l’éthique clinique. Cette dernière a été introduite dans la pratique d’un certain nombre d’hôpitaux américains, parce que ces problèmes se posaient quotidiennement sans que l’on fasse appel à l’extérieur ; faire appel à l’extérieur, c’est faire intervenir un juge médecin et c’est très compliqué, surtout en réanimation (doser les chances de survie dans un service de réanimation de pointe est très complexe). L’éthique clinique, dispositif très humain, très médical et collectif, permet éventuellement d’aider le praticien.

Je reprends maintenant les questions dans l’ordre où elles m’ont été posées.

– Comment codifier l’acharnement thérapeutique ?

Je me méfie de l’intervention des lois en médecine. Lorsqu’il s’agit de peser la douleur, d’évaluer le pourcentage des chances de survie ou la volonté d’un malade d’en finir avec son trajet sur cette terre, c’est compliqué ! C’est pourquoi je n’aimais pas l’idée d’une loi. J’aurais souhaité une connivence, un accompagnement un peu différent ; sans doute rêvais-je ! En tout cas, la définition de l’acharnement thérapeutique est arbitraire et évolutive. On a défini la mort de façon très différente selon les progrès de la médecine et on continuera de le faire. Tout cela est donc arbitraire mais cela soulage les médecins qui en ressentent le besoin tout en refusant d’ailleurs un encadrement rigide de la loi. Ils ont besoin qu’on les assiste mais encore une fois, c’est la personne qui s’en va qui compte, ce n’est pas le médecin qui est en cause – même si j’ai beaucoup de respect pour lui et pour moi-même d’ailleurs ! Le médecin s’adaptera. Certes, il faut agir en permanence avec lui mais il faut aussi se poser la question du point de vue de celui qui n’est pas forcément un malade. Le terme de « malade » n’est pas toujours employé à bon escient dans ce cas puisque les personnes concernées sont celles qui ont compris que la vie était, si j’ose dire, mortelle.

Le code de déontologie fournit à propos de l’acharnement thérapeutique une définition, pas si mauvaise que cela. On pourrait la préciser, demander à des juristes d’en discuter mais je ne suis pas certain que ce soit très important.

Vous évoquez le quotidien des personnes qui nous quittent. On attend pour s’indigner qu’une révélation médiatique vienne mettre le feu aux poudres des consciences. C’est triste, mais l’affaire Humbert était très révélatrice de circonstances très particulières et vraiment très claires. Dans cette affaire, peu de questions se posent et le geste du médecin est un geste qui, en supprimant la réanimation ou en accédant …

Mme Catherine Génisson : Excusez-moi, mais l’intéressé était conscient lorsqu’il a été admis en réanimation ; le geste du médecin était un geste actif, ce qui ne retire rien à sa validité. Mais c’est un geste actif, ce n’est pas un arrêt de la machine.

M. Bernard Kouchner : Je n’avais pas compris cela ainsi mais même dans ce cas de geste actif, mon opinion demeure la même. Quant à la médiatisation des événements, c’est à ce propos que l’on réfléchit sur le quotidien des disparitions. Reconnaître l’acharnement thérapeutique, même s’il n’est pas réglé dans une loi comme celle relative aux droits des malades, permet un abord plus serein du problème et c’est ce qui me fait évoluer vers la reconnaissance de la nécessité d’une loi, laquelle, après tout, confortera les positions de part et d’autre et introduira plus de sérénité dans le débat.

– La loi, volonté nationale ? Cela ne me gêne nullement. J’avais le sentiment qu’en confiance, on pouvait raisonner d’une façon différente de celle dont on raisonnait auparavant et en finir avec cette façon d’agir dans la clandestinité, avec une sorte de mauvaise conscience qui nuisait à une analyse tout à la fois rationnelle et sentimentale. Je pensais qu’après un débat qui, après avoir été un peu technique dans l’enceinte du ministère de la Santé, aurait été national, les esprits eux-mêmes évolueraient.

La façon dont vous abordez la perspective d’une loi ne me choque pas. Alors que je pensais initialement le contraire, j’ai compris qu’aux Pays-Bas, après une période de découverte et d’appréciation de ce qui se passait, la loi présentait le mérite de raisonner a posteriori ; c’est un grand mérite car c’est difficile. Parce que j’ai fréquenté les personnes qui mettaient la loi en application, je sais que les médecins, qui au début paraissaient un peu perdus, l’ont été rapidement de moins en moins et qu’aujourd’hui les choses se déroulent de manière beaucoup plus sereine.

– Madame Boutin, je dirai avec précaution et avec affection que je ne suis absolument pas d’accord avec vous ! C’est la personne qui compte, pas le médecin. Le médecin doit être conforté dans sa démarche et ne doit pas encourir les foudres de la loi, de sa conscience ou d’une pression extérieure. Que le médecin ne veuille pas commettre certains gestes tel un geste d’accélération de la mort, je le comprends très bien mais personne ne l’y oblige, personne ne l’y obligera jamais. Je crois que votre appréciation n’est pas juste lorsqu’elle s’appuie sur la responsabilité des médecins car il faut tout faire pour qu’elle soit dégagée.

Mme Christine Boutin : C’est ce que j’ai indiqué.

M. Bernard Kouchner : Si c’est ainsi, j’ai mal compris. En tous cas l’angle à adopter pour aborder ce problème est celui de la personne, c’est elle qui compte.

– Sur la confiance, je suis totalement en accord avec vous, mais la confiance s’établit plus difficilement sur ce sujet que lorsque la relation a pour objet le soin des infections virales de la vie quotidienne. Ce n’est pas aussi simple. Et beaucoup de personnes, malades ou non, hésitent à aborder la question avec leur médecin avant qu’il ne soit trop tard, si j’ose dire. La relation de confiance s’établit de façon très différente dès lors que l’on aborde le sujet : « Et vous que feriez-vous ? … » « Serez-vous là pour ?… »

– Monsieur Piron, chaque mort est unique, vous avez raison. La façon de quitter les autres rompt avec une relation unique. Nous en revenons à cette relation entre le médecin et son malade ou entre la personne qui potentiellement sera malade, qui mourra nécessairement un jour, et le médecin. Je serais heureux que cette connivence soit parfaite, que cette relation l’emporte sur tout le reste, qu’elle soit plus importante que la mort qui vient et que l’un et l’autre puissent ainsi s’accommoder. Cette démarche unitaire, accomplie dans une approche de connivence et de compréhension, est vraisemblablement exceptionnelle mais elle est très heureuse ; peut-être conviendrait-il d’encourager les médecins praticiens à la suivre. Je pense aux médecins qui accompagnent la vie, aux médecins de famille et non pas aux médecins que l’on rencontre au dernier moment à l’hôpital. Avec certains médecins de famille, la connivence existe ; avec d’autres c’est plus compliqué, parce qu’ils fuient ou parce que le médecin et son patient n’ont pas voulu aborder le sujet.

– Quant à l’encadrement, qui fait évoluer le droit ?

C’est la connaissance médicale. Nous n’aurions pas posé la même question avant les progrès de la réanimation. La situation est aujourd’hui totalement différente. Le droit s’adapte et doit s’adapter ; s’il pouvait quelque peu précéder ce ne serait pas mal mais c’est l’exception.

On se pose aujourd’hui des questions sur la fin de vie alors que les techniques médicales ont évolué et que les soins palliatifs devraient devenir comme je le souhaite, la règle dans ce pays, où la douleur a cessé complètement. Songez qu’il y a cinq ans à peine, la douleur était la règle ! La modification des comportements médicaux est intervenue très rapidement. L’usage de la morphine, qui était un tabou absolu, a modifié, non seulement la mort, mais également la façon même de vivre la mort et l’angoisse qui l’accompagne. La connaissance doit faire évoluer le droit.

– Enfin, vous avez raison, monsieur Fagniez, de souligner la nécessité d’une évolution des études médicales. Lorsque nous avons commencé de transformer ces dernières (dont j’ai compris que seule la transformation des deuxième et troisième cycles avait abouti), deux heures à peine étaient consacrées à l’enseignement de la lutte contre la douleur et encore, personne ne les enseignait ! Nous en sommes bien loin. La situation maintenant est totalement différente et je crois même qu’il faudra inclure dans le cursus universitaire de ceux qui le souhaiteraient, l’étude de la mort ou plutôt, parce qu’il est un peu ridicule de parler ainsi, l’abord médical des derniers instants. En effet, malgré votre souhait de voir l’ensemble des médecins, des personnels des services et des personnels paramédicaux prendre en charge les derniers moments d’un patient, je pense que certains s’y refuseront et que cette prise en charge deviendra une spécialité même si avoir pour spécialité la mort est délicat.

Lorsque l’on fréquente les quelques centres qui s’occupent de la fin de vie, on ressent la difficulté et la nécessité d’aller respirer ailleurs de temps en temps. C’est donc en fonction des spécificités de chacun que des médecins choisiraient d’exercer dans un cadre ou dans un autre. Je ne pense pas que tous le feront mais tous devront avoir conscience que cela fait partie de la démarche médicale, ce qui n’était absolument pas vrai auparavant, puisque c’était l’oubli absolu : on s’arrêtait là où on ne pouvait plus sauver la vie ; prolonger la vie était, ce que je comprends, la tâche des médecins et leur vocation.

– Je reviens à la dernière question, à laquelle j’ai donné un début de réponse, relative à la participation d’un juge. Non ! Ce serait extrêmement lourd, pesant, contraignant.

Dans un service de réanimation, voire dans d’autres services (cancérologie ou autres spécialités) règne une atmosphère de confiance ou d’assistance aux malades qui serait rompue par des gestes judiciaires ou légaux ou par une approche légaliste des choses. C’est pourquoi la loi néerlandaise me semble assez sage, lorsqu’elle prévoit que les vérifications doivent se faire a posteriori et non pas a priori. Imposer au médecin référant et aux deux médecins qui doivent prendre une décision positive de demander par avance une assistance judiciaire, obligerait à une approche juridique, mécanique et légale de la fin de vie qui ne me convient nullement. C’est pourquoi, dans un premier temps, je refusais cette loi au bénéfice d’une discussion, d’une ouverture et d’un consensus.

Mme Françoise de Panafieu : Monsieur le ministre, votre propos fait état d’une constatation : la prise en compte actuelle de la douleur en permet désormais le traitement, que ce soit par des médicaments comme la morphine ou par les soins palliatifs qui, nous sommes tous d’accord, sont encore insuffisamment répandus et pour lesquels il faut œuvrer, de telle sorte que le milieu hospitalier dispose d’unités de soins palliatifs et puisse ainsi aborder correctement les fins de vie.

Dans cette constatation, je perçois une contradiction. Vous dites vous-mêmes que si nous légiférions, ce serait pour un petit nombre de personnes en grande souffrance puisque le plus grand nombre doit être pris en charge autrement, si je puis dire. Or, la loi étant faite pour être appliquée au plus grand nombre, il est très difficile de légiférer pour un petit nombre - je déteste parler ainsi - de personnes en fin de vie. Ne pensez-vous pas que, compte tenu des progrès que nous faisons dans le traitement de la douleur, des modifications importantes de textes existants seraient plus efficaces qu’une loi pour prendre en compte ce petit nombre de cas ?

Mme Catherine Génisson : Je rebondis sur les propos de Mme de Panafieu. Je crois que la loi est faite non pas pour le plus grand nombre mais pour assurer un principe d’égalité des citoyens. C’est à ce titre que nous pouvons envisager l’éventuelle intervention d’une loi malgré toutes les difficultés que vous avez évoquées, monsieur le ministre, liées à la singularité et à l’unicité de chaque situation et la nécessité de préserver l’humanité.

Vous avez parlé de tendresse au sujet de la relation entre la personne et le médecin. Or, si nous sommes tous d’accord pour reconnaître que la personne est au centre du débat, dès lors que l’on parle de responsabilités et de relations de confiance à établir entre la personne et le médecin, encore faut-il que les conditions de notre vie collective soient réunies pour cela. Autant j’ai toujours été séduite par les travaux que nous avions conduits et en particulier, par la plate-forme que vous aviez proposée (même si elle était perfectible), autant je me demande si cette dernière suffit pour assurer aux médecins une plénitude d’exercice de leurs responsabilités.

J’en viens à une seconde question, qui a été soulevée au cours de nos débats et de nos différentes auditions. Nous parlons toujours des personnes, en nombre sans doute de moins en moins important, qui formuleront cette demande de fin de vie accélérée mais nous ne parlons pas d’un sujet largement évoqué par de nombreux responsables de soins palliatifs : celui des personnes qui ne demandent rien et qui disparaissent soudainement les fins de semaine. C’est davantage encore pour ces personnes, malheureusement plus nombreuses que les patients qui demandent une euthanasie, qu’il faut proposer des solutions plus transparentes que celles qui existent actuellement. J’ai été horrifiée d’apprendre que certains responsables des soin palliatifs sont parfois interpellés le week-end en catastrophe, souvent par de jeunes médecins ou de jeunes infirmières qui leur demandent d’accepter dans leurs services des malades dont ils savent que s’ils ne sont pas admis, ils auront disparu le lundi. Sans ces interventions, les intéressés auraient été volés de deux ou parfois trois mois de survie et n’auraient pas bénéficié d’une fin de vie digne. Or, semble-t-il, ces cas ne sont pas rares.

Mme Danielle Bousquet : Monsieur le ministre, ma question porte sur la réanimation néonatale des nouveaux-nés dont les pronostics de viabilité sont fortement compromis, soit dans l’immédiat, soit à terme, et dont on peut imaginer que la survie serait accompagnée de très graves handicaps.

Aucun médecin n’est en mesure de dire avec certitude aux parents ce qui pourrait arriver à cet enfant s’il vit ni de déterminer s’il souffrira de tel ou tel handicap. Dans ces cas difficiles de diagnostics incertains, qui, selon vous, doit prendre une décision ? Pensez-vous que ces cas exigent que nous légiférions ? Pensez-vous que les sept conditions que vous avez énoncées doivent alors être observées ?

M. Bernard Kouchner : Vos questions, mesdames, ne sont pas simples.

On peut, je crois, répondre par le mot que Mme Catherine Génisson a employé, celui de « transparence ». La transparence est nécessaire, de toute façon : il faut parler, s’entretenir avec la personne lorsque c’est possible, avec la famille, avec l’entourage, avec le médecin, avec toutes ces personnes ensemble. Quelle que soient l’attitude que vous adopterez, les recommandations que vous ferez, les pratiques clandestines ne sauraient être supportées. Tout cela se passait, non seulement dans une opacité réelle des contacts, mais aussi dans la pénombre : on débranchait le malade en douce.

Une loi est peut-être effectivement nécessaire pour un petit nombre de personnes. Encore une fois, je pensais qu’une amélioration du texte que je proposais, aurait pu suffire a posteriori. Je n’en suis plus si sûr. J’aurais aimé entendre tout ce que vous avez entendu ; peut-être cela m’aurait-il éclairé. Mais si une loi est nécessaire, c’est, j’en suis sûr, pour ce petit nombre qui est très respectable mais qui pose problème. Si les soins palliatifs permettent à ceux qui le souhaitent de vivre jusqu’à leurs derniers moments dans leur entourage familial, sans souffrir et entourés des leurs, c’est formidable ! C’est ce qu’il faut faire. Rêvons que nous aurons un jour suffisamment d’équipes de soins palliatifs (même si ce progrès est toutefois quelque peu incompatible avec la loi sur la sécurité sociale car il nécessitera une plus grande participation financière, tout cela coûtant beaucoup d’argent).

Ce sera une bonne chose si nous y parvenons. Toutefois, il demeurera un tout petit nombre de personnes qui n’acceptera aucune dégradation et qui, entrant dans une phase terminale – d’un cancer en général, mais pas seulement – souhaitera ne pas « traîner » dans cet état. Et ce souhait, lui aussi infiniment respectable, ne bafoue pas le droit des autres patients qui n’ont rien demandé de tel et auxquels rien n’est imposé. En effet, si les équipements médicaux sont suffisants pour assister ces patients de bonne manière, si des équipes sont constituées pour les prendre en charge, si les études médicales forment des médecins nouveaux qui sachent prêter attention à la mort, c’est parfait ! La loi ne s’imposera alors que pour un petit nombre de personnes qui n’acceptera pas d’être accompagné, elle s’imposera pour ceux qui sont en réanimation ou qui ont fait le choix de quitter la vie entourés des leurs, au moment où ils l’ont décidé, parce qu’ils n’acceptent pas leur dégradation, leur immobilité, l’absence de raisonnements clairs ou leur esprit qui disparaît. Si l’on pouvait se passer de la loi, je serais content mais je n’ai plus le sentiment que ce soit possible.

Le texte qui existe déjà peut-il être amélioré ? Oui, j’en suis sûr. Vous disposez d’un texte qui rend inutile la rédaction d’une « loi euthanasie ». Si la loi relative aux droits des malades avait été votée avec cette phrase précitée, sur la mort digne (peut-être ambiguë), on aurait alors pu raisonner différemment. C’est à vous de voir mais je pense que les textes existants pourraient être améliorés. Oui, je le souhaite.

Mme Catherine Génisson : Vous parlez de la charte en sept points ?

M. Bernard Kouchner : Je pense qu’il faudrait la réécrire, mais ses sept points sont bien définis. Quels sont-ils ? S’assurer, lorsque le malade n’est pas en état d’affirmer sa volonté, qu’il s’agit d’une décision collective de la famille, laquelle ne me paraît pas nécessaire lorsque le malade est conscient car après tout, c’est lui qui décide. La transparence doit être assurée également dans l’équipe médicale. C’est capital. Le propos de Mme Catherine Génisson est juste. Il est nécessaire que l'équipe en charge du malade soit unanime, ait discuté de son cas, que sa décision soit collective et que celle-ci soit appliquée sous la responsabilité du médecin. Il ne faut pas que l’on dise à l’infirmière : « Vas-y, c’est ton tour. » Non, c’est insupportable ! Or, c’est ce qui se passe quasiment dans tous les cas. Il faut donc que la décision, acceptée par la famille ou le patient et par l’équipe médicale dans son entier, puisse être documentée a posteriori, que tout se fasse dans la transparence.

Tels sont les principes retenus par la plateforme et qui d’ailleurs, régissent toutes les lois que je connais. Il convient que l’on puisse ensuite éventuellement se reporter à ces textes sans que rien ne soit oublié mais si on la réécrivait, je pense que cette plate-forme rassemblerait les éléments suffisants.

Madame Bousquet, je dirais que préciser dans la période de réanimation néonatale, la détermination des conditions de la viabilité d’un enfant, est un exercice effectivement très difficile, encore que dans certains cas, hélas, on puisse être vraiment assuré de sa non-viabilité par des moyens plus modernes (examens radiologiques, IRM). Mais, dans tous les cas, la décision appartient aux parents et au médecin. Si le médecin prend seul une décision, c’est qu’il n’a vraiment pas envie d’en parler, parce que c’est véritablement dur d’en parler dans des conditions aussi épouvantables pour les parents. Toutefois, la décision, là non plus, ne devrait pas lui appartenir même si c’est excessivement difficile de l’annoncer à une jeune maman, à un père, à l’entourage. Il faut habituer les gens à une vérité douloureuse et à une décision collective. Je me souviens des débats sur l’arrêt Perruche. Cela n’a pas été facile et j’ai compris beaucoup de choses lors des discussions menées sur ce sujet au Sénat et avec la commission mixte paritaire. C’est très difficile à faire, mais nécessaire.

Mme Catherine Génisson : Il me semble très difficile de faire participer la mère.

M. le Président : Il faut prendre son avis.

Mme Catherine Génisson : L’informer, oui.

M. le Président : Il y a une graduation entre l’informer, qui est neutre, prendre son avis qui correspond à une participation à la décision et faire prendre la décision par la famille. Prendre l’avis est un minimum.

M. Bernard Kouchner : Je n’ai jamais dit qu’il fallait faire prendre la décision par la famille ; il faut prendre la décision ensemble, après avoir informé la famille. La transparence n’est pas à sens unique. Je sais que c’est très difficile et très lourd mais je pense que c’est plus facile après pour la famille.

Informer est nécessaire. Quant à prendre l’avis, cela signifie, en gros, que le médecin va décider seul. La famille comprendra qu’il a décidé seul.

Mme Catherine Génisson : Actuellement, le médecin prend souvent la décision seul puis informe dans un même temps la famille de son diagnostic de non-viabilité et du décès de l’enfant.

Instituer la démarche d’informer la famille que le médecin va « prendre la décision de… » … me semble déjà une étape difficile et il me paraît impossible d’aller plus loin, notamment en exigeant une participation de la mère.

M. le Président : On s’éloigne du sujet.

Mme Catherine Génisson : Non, c’est une demande que nous ont adressée les réanimateurs.

M. le Président : Notre mission a pour objet l’accompagnement de fin de vie. En l’occurrence, nous nous situons plus dans l’acte actif et le début de vie.

Monsieur le ministre, j’ai cru comprendre que vous acceptiez l’idée que les soins palliatifs étaient la condition préalable à une situation respectueuse de l’égalité des droits. On ne peut accepter que la moitié des départements français soit couverte et que l’autre moitié ne le soit pas. Si on admettait une loi sur l’euthanasie, on risquerait des euthanasies par défaut là où il n’y aurait pas de soins palliatifs et on augmenterait de ce fait, le nombre des euthanasies. Ne pensez-vous pas qu’une première phase doit consister en une harmonisation nationale de l’implantation des soins palliatifs avant de se préoccuper du petit nombre qui concerne l’égalité des chances pour tous ?

Ensuite, quelle loi pourrait, à votre avis, être rédigée ? Si j’ai eu personnellement la même démarche que vous tendant à éviter la loi, je me demande maintenant comment ouvrir grâce à une loi des espaces d’humanité et de liberté. Il nous semble que nous pourrions y parvenir, par l’intermédiaire de votre loi sur les droits des malades que nous complèterions par des dispositions nouvelles relatives aux droits des malades en fin de vie.

Si cette hypothèse est séduisante, elle n’harmonise pas toutefois le droit de la santé publique avec le code pénal. Il existera toujours en effet, un petit divorce entre l’accompagnement et l’acte dont vous avez rappelé que l’on ne pouvait nier qu’il est un arrêt de la vie et qui est pénalement qualifié, puisque collectif et transparent, il est pratiqué de manière intentionnelle et de façon préméditée. C’est pourquoi, un tel acte, même s’il est bien codifié dans le code de la santé publique, se trouvera poursuivi par le code pénal.

Pensez-vous que cette situation, qui peut être viable si un consensus avec les juges est établi afin qu’ils aient une lecture concomitante des deux codes précités, soit une solution ? Faut-il au contraire, prévoir une modification du code pénal afin de préciser que dans de telles circonstances, il ne s’agit pas d’euthanasie ?

Un autre problème se pose à nous, qui est celui du champ d’action de la loi. En Belgique, nous avons rencontré des réanimateurs très mécontents. Selon eux, en copiant la loi néerlandaise (qui est fondée sur un principe simple et bon : le malade décide seul par une affirmation de sa volonté écrite ou exprimée, au moment du problème), la loi belge n’a pas traité le cas des si nombreux malades qui, atteints de maladies graves, sont maintenus en réanimation, alors que leur situation désespérée et irréversible ne peut aboutir qu’à une issue fatale. Dès lors, ne doit-on s’occuper que de la fin de vie des malades inconscients en réanimation ou ne doit-on s’occuper que de la volonté exprimée par le patient, en laissant dans une situation difficile les médecins qui ont la charge des malades inconscients qui n’ont rien écrit ?

Mme Catherine Génisson : Ne pourrait-on pas mettre en place une procédure voisine de celle qui existe pour l’interruption volontaire de grossesse ? C’est-à-dire un principe dérogatoire ?

M. le Président : Ne pourrait-on pas plutôt imposer une période intermédiaire au cours de laquelle un code de bonne conduite reprenant les éléments définis par la plateforme, permettrait à des normes d’encadrer des pratiques avant que nous n’imposions des pratiques par une loi ?

Mme Catherine Génisson : Nous sommes tous d’accord pour un contrôle a posteriori et non a priori.

M. Bernard Kouchner : Dans ces conditions, nous sommes tous d’accord. Le code de bonne conduite est ce que j’avais tenté de promouvoir, même si nous devons procéder à une rédaction différente desdits éléments.

Je réponds maintenant à vos trois questions, M. le Président, avec lesquelles je me retrouve en parfaite concordance.

– Un préalable nécessaire, bien sûr, est la suppression des différences existant d’un département à l’autre, la suppression des inégalités entre ceux qui peuvent mourir sereinement chez eux et ceux qui n’ont même pas idée de s’adresser à une unité de soins palliatifs ou ceux qui sont trop éloignés de l’hôpital. Il reste beaucoup à faire en ce domaine : il faut trouver des volontaires, non seulement des médecins, mais aussi des assistants, des bénévoles qui viennent discuter avec les malades. Sur un plan psychologique, c’est très important. C’est un préalable, car, encore une fois, vous allez tomber dans le débat sur la sécurité sociale et c’est un projet qu’il faut chiffrer. Cela coûte cher. Pas tant que cela par rapport au reste, mais cela coûte.

– Quelle loi ?

La loi sur les droits des malades contient une réflexion sur l’acharnement thérapeutique qui permet aux réanimateurs – à condition que ce soit exprimé – de ne pas maintenir des personnes en vie pendant un laps de temps très long (quoique, je ne veux pas compliquer votre tâche mais des personnes se sont réveillées après dix ans de coma. Aux Etats-Unis, une femme s’est réveillée longtemps après). A l’instar du don d’organes, une personne peut très bien décider au cours de sa vie d’accepter ou de refuser tout acharnement thérapeutique lorsqu’elle arrivera en fin de vie. Je ne suis pas sûr qu’une telle décision pourrait être acceptée lorsque la question se pose à la suite à un accident.

Je comprends que les réanimateurs soient placés dans une position très ambiguë et très difficile. Mais l’acharnement n’est pas une obligation ; ce n’est pas parce que les progrès de la médecine l’autorisent que l’on doit, en toute occasion, pallier le non-fonctionnement des organes, l’un après l’autre, pendant un temps indéfini.

M. le Président : La question est celle de la coexistence du non-acharnement thérapeutique avec le droit pénal. Un médecin belge nous disait que dans son pays, comme en France d’ailleurs, des médecins réanimateurs sont aujourd’hui accusés d’avoir interrompu prématurément ou abusivement un traitement, alors même qu’ils l’on fait de manière transparente, collective et après en avoir informé la famille. Bien sûr, il est difficile de fixer des critères en ce domaine. Pour augmenter la sécurité, il faudrait que le code pénal prenne en compte cette déresponsabilisation de l’acte d’arrêt de traitement.

M. Bernard Kouchner : Absolument et je ne voulais pas me dérober à cette question. Si une personne a décidé de refuser l’acharnement thérapeutique, parce que sa situation ne lui convenait pas et que toute sa vie elle s’est exprimée en ce sens, la situation est un peu différente. Les accusations à l’encontre des médecins devraient prendre en compte cette situation ou être inexistantes mais j’en comprends la nécessité légale. Il faudrait donc – et tel était le souhait des réanimateurs lorsqu’ils sont venus nous voir – que le code pénal ne mette pas dans cette position, si habituelle, d’accusés les médecins, lorsqu’au bout d’un temps indéfini mais assez long, ces derniers interrompent les soins palliatifs ou lorsqu’ils sont accusés d’avoir causé la mort du malade, alors que ce dernier est mort de manière naturelle et que les machines ne faisaient que le maintenir en vie et pouvaient continuer de le faire extrêmement longtemps si l’on n’avait rien fait. La morale et la technique s’accordent assez mal.

J’ai souhaité que les contrôles interviennent a posteriori, que la décision n’ait pas à être prise avec l’intervention trop pesante des juristes afin que la situation des médecins ne devienne pas impossible, qu’ils ne se détournent pas de ce métier ; certes, il y aura toujours des appelés mais la médecine devient un art très difficile et surtout le problème de la famille et du patient lui-même, s’il est conscient, se complique fortement. Il faut que le contrôle intervienne a posteriori.

Deuxièmement, faut-il une loi ?

Si une plate-forme de réflexion était d’abord proposée, un code de bonne conduite permettrait au bout d’un certain nombre de mois et surtout d’années de réfléchir à la nécessité d’une loi. Mais d’abord, préparons les esprits, aussi bien médicaux même s’ils sont plus prêts à réfléchir à ces problèmes qu’on le croit. Quant aux Françaises et aux Français qui vont se heurter à ce problème, toutes les familles y ont déjà réfléchi. S’il y avait une plate-forme acceptée – je ne dirai pas d’observation et certainement pas d’expérimentation – pour préparer les esprits à un abord déontologique, moral, pratique, différent de la mort et permettre une meilleure consultation de l’environnement familial ou médical également, vous auriez réalisé un grand travail. Si une loi était nécessaire, il faudrait alors légiférer plutôt à la façon néerlandaise qu’à la façon belge.

M. le Président : Monsieur le ministre, je vous remercie de cette audition. Je n’ose pas dire que nous sommes presque d’accord sur tout !

M. Bernard Kouchner : Vous me mettez dans une situation embarrassante !

M. le Président : Je ne sais qui est le plus embarrassé ! Mais je dois souligner que notre mission travaille dans un esprit où les clivages politiques sont inexistants, ce dont je me réjouis !

Audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien président du Conseil constitutionnel et ancien Garde des Sceaux


(Procès-verbal de la séance du 14 avril 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir accepté d’apporter votre concours à la Mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie.

Notre mission a été mise en place en octobre, à la suite d’une affaire très douloureuse et médiatisée, l’affaire Humbert, qui a interpellé le Président de la République et l’ensemble de la classe politique. Lorsque le Président de l’Assemblée nationale a proposé de créer une mission d’information sur ce thème, il a souhaité qu’elle ne se réfère pas au terme d’euthanasie, très difficile à définir. C’est la raison pour laquelle notre mission a choisi de traiter de l’accompagnement de fin de vie et ce choix pouvait d’autant plus se justifier que nous venions de vivre une canicule dévastatrice.

Dans ce contexte, la mission a auditionné près de 80 personnes. Elle a commencé par brosser un état des lieux de la pensée occidentale sur la mort. Des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants des religions monothéistes mais aussi des loges maçonniques, sont venus nous éclairer sur l’évolution de la notion de mort dans notre pays. Il est apparu que la mort s’est déshumanisée en partie, puisqu’elle s’est profondément médicalisée et qu’elle ne survient plus à domicile. 70 % des Français qui voudraient mourir chez eux finissent dans la même proportion par mourir à l’hôpital.

Au cours du deuxième cycle de nos auditions, nous avons entendu des médecins, qui nous ont dit respecter des concepts déontologiques et éthiques ayant forgé consensuellement leurs pratiques médicales. Outre les cancérologues et les médecins qui s’occupent de l’accompagnement de fin de vie, les néonatalogues, les réanimateurs ont apporté dans ce cadre des contributions fortes et importantes. Cependant, selon eux, leurs pratiques, même fondées sur leur déontologie et sur leur éthique, ne leur apparaissent pas sécurisées sur le plan juridique.

Nous avons ensuite entendu les associations. Certaines aident à la vie jusqu’au bout et considèrent l’accompagnement comme un élément important. D’autres prônent et proposent l’interruption de vie pour des raisons de dignité. On constate que les argumentaires des deux parties invoquent la dignité humaine, les uns disant qu’il faut préserver la vie, parce que la dignité est précisément inhérente à celle-ci, tandis que les autres, estimant que cette dignité à un moment n’est plus respectée, proposent de ne pas prolonger une vie jugée inhumaine.

Enfin, nous avons écouté les juristes qui nous ont indiqué que si tout était possible, tout n’était pas souhaitable. La plupart de ceux que nous avons entendus ont été très réticents à l’idée de légiférer en ce domaine.

La mission s’est rendue ensuite en Belgique et aux Pays-Bas pour comprendre comment les législations, ancienne aux Pays-Bas, plus récente en Belgique, avaient été mises en place. Les Néerlandais appuient leur argumentaire sur une culture inspirée par le protestantisme et n’ont donc élaboré leur législation qu’après une évolution progressive, sur une trentaine d’années, de la pensée et de la pratique. Les Néerlandais ont en effet légiféré a posteriori sur des situations, qui sont en réalité consensuellement admises dans la pratique même de la part des religions. En Belgique, la situation s’est passée très différemment. La loi ressemble à s’y méprendre à la loi néerlandaise. Cependant, c’est une majorité accédant au pouvoir après une longue période d’opposition et dont le programme comprenait une série de propositions relatives à la légalisation des drogues douces, au mariage homosexuel et à l’euthanasie, qui l’a mise en place sans régler tous les problèmes.

Nous abordons la fin de nos travaux.

Avant de vous céder la parole, je voudrais dire un mot sur la méthode que nous avons adoptée. Bien que la mission paraisse aujourd’hui très consensuelle – on ne perçoit pas de la part de ses membres une opposition forte aux propos que je tiens –, l’évolution a été significative entre ceux qui furent au début des partisans et des opposants à l’euthanasie. Au fur et à mesure que nous avons appréhendé la complexité du problème, la difficulté de légiférer, nous avons constaté un divorce important entre les textes et la pratique, et alors que la mission est sur la voie d’achever son travail, elle continue de s’interroger.

Après vous, il ne nous restera plus qu’à auditionner M. le Garde des Sceaux et M. le ministre de la Santé. Nous remettrons un rapport, que le Président de l’Assemblée a voulu consensuel et qui donc sera, par étapes, écrit par l’ensemble des membres de la mission. Il comprendra, je l’espère, des propositions à la représentation nationale et au Gouvernement qui décideront si nous devons ou non légiférer.

En dehors de ce divorce entre les faits et le droit, nous avons relevé une absence d’harmonie entre nos codes : le code pénal est, en France, assez clair ; le code de la santé publique est parfois en légère contradiction avec le code pénal. A ce titre, l’avancée opérée par M. Bernard Kouchner en matière de droits des malades ne s’est pas non plus traduite par une modification du code de déontologie. Si bien que les situations varient légèrement, selon le code auquel on se réfère. Les juristes lisent le code pénal, les médecins le code de déontologie, le code de la santé publique étant probablement réservé aux autres.

A défaut de promouvoir une législation très ambitieuse, essayons d’aboutir à une lecture commune des codes pour apaiser à la fois les médecins et l’opinion publique.

Je terminerai, en vous faisant part de deux craintes :

Les médecins, lorsqu’ils arrêtent une machine, ne savent pas s’ils relèvent éventuellement de l’infraction pénale de non-assistance à personne en danger ou s’ils pratiquent un arrêt d’acharnement thérapeutique.

La population continue de nous dire avec une certaine obstination qu’elle veut bien mourir tard mais surtout sans souffrir. S’ajoute une nouvelle revendication forte de personnes qui veulent mourir avant de se dégrader. Cette image de la dégradation est devenue obsessionnelle ; elle fait contrepoids à l’acharnement thérapeutique ou à « l’obstination déraisonnable » comme la nomment les médecins. C’est comme si la médecine, devenue trop technique et trop triomphante, se trouvait aujourd’hui génératrice d’angoisses et de peurs qui ne s’exprimaient pas il y a seulement un quart de siècle.

Voilà brossé à grands traits l’état de notre réflexion.

M. le ministre, je vous prie de nous livrer votre avis sur ce problème difficile.

M. Robert Badinter : Assurément difficile, M. le Président !

Le sujet de la mission que vous présidez dépasse de très loin le problème strict de ce que l’on appelle classiquement l’euthanasie. C’est le problème de l’accompagnement en fin de vie et la question est là, à mon sens, plus médicale que juridique. Les soins palliatifs comme leur développement font partie des exigences contemporaines et sont légitimes.

Vous avez évoqué la préoccupation de ne pas être victime d’un acharnement thérapeutique. C’est vrai que ce sentiment est communément répandu et qu’une sorte d’horreur vous saisit, à la pensée d’être transformé en cobaye de laboratoire, en une machine qui survivrait à l’aide d’autres machines – si l’on peut encore appeler cela « survivre » !

Ce sont là des problèmes qui, selon moi, relèvent de l’éthique médicale.

J’observe seulement – et cela me permet de faire la transition avec les problèmes juridiques – que le droit au respect de la dignité de l’être humain est internationalement reconnu. C’est un droit fondamental des droits de l’homme et la dernière décision rendue sous ma présidence par le Conseil constitutionnel l’a consacré comme droit constitutionnel. On retrouve donc là une donnée contemporaine forte. Mais ce n’est pas le problème sur lequel vous avez demandé que j’intervienne, M. le Président.

L’autre problème, tout à fait différent, celui que l’on appelle classiquement l’euthanasie, est l’acte par lequel on abrège les souffrances d’un être humain voué à une mort certaine, évidemment prochaine. C’est un acte dont la qualification juridique est aisée à formuler dans le code pénal.

Pendant quatre ans, j’ai présidé la Commission de révision du code pénal, qui a débouché sur le projet de nouveau code pénal, discuté ensuite devant le Parlement. Lorsque nous avons travaillé sur le projet déposé en 1985 devant le Sénat, afin qu’il ne « disparaisse » pas à la fin de la législature, j’avais pour habitude de dire qu’il fallait disposer d’un code répondant aux exigences contemporaines et affirmant la nécessité de rechercher ce qui constituait les valeurs communes d’une société. Dans la société qui est la nôtre, je ne vois d’autres fondements en termes de valeurs communes que les droits de l’homme. Par conséquent, il convient de placer ces droits au cœur de nos principes et de déduire toutes les conséquences de ce choix.

Lorsque l’on s’interroge, si vous permettez que je reprenne cette méthode, sur l’acte d’euthanasie, il faut partir d’une donnée fondamentale, sur laquelle il ne peut peser ni équivoque ni compromis : le droit au respect de la vie, qui est le premier des droits de l’être humain. Respecter la vie est en effet le premier des droits de l’homme. C’est d’ailleurs ce qui fonde philosophiquement l’abolition de la peine de mort dans les temps où nous sommes. On ne peut, on ne doit pas prendre la vie d’autrui.

A partir de là, il est facile de fonder les incriminations de meurtre et d’assassinat. L’acte par lequel on met un terme à la vie d’un autre être, au regard des souffrances qu’il ressent, est un acte qui tombe sous le coup de l’atteinte à la vie d’autrui. Si donc nous devons introduire une exception d’euthanasie, si nous considérons qu’il y a en ce domaine une source d’irresponsabilité pénale, nous rejoignons les cas de la contrainte, de la force majeure irrésistible ou plus communément de la légitime défense dans les limites que la loi lui assigne. On maintient alors le principe et on pose la cause d’irresponsabilité. Si vous maintenez le principe selon lequel nul ne peut attenter volontairement à la vie d’autrui sans tomber sous le coup de la sanction pénale, un article doit prévoir une cause d’irresponsabilité. Il préserverait au surplus la fin de vie. La cause d’irresponsabilité serait le fait d’abréger les souffrances, à sa demande, d’un être humain en proie à des souffrances insupportables et voué à une fin certaine prochaine.

En suivant cette démarche, sans que je vous ai donné une définition, chacun voit que j’évoque ce que pourrait être cette cause d’irresponsabilité en termes généraux. Si on procédait la plume à la main, je cernerais plus attentivement chaque mot mais c’est bien de cela qu’il est question. Une fois ceci posé, inévitablement, les difficultés et les obstacles surgissent de tous côtés et c’est là que l’on est fondé à s’interroger sur l’intérêt à légiférer. La loi française permettant le suicide, cette nouvelle disposition reviendrait à admettre une forme indirecte de suicide pour que l’acte ne tombe pas sous le coup de la loi pénale. Cependant, une première interrogation alors se poserait. Ce n’est pas l’acte qui traduirait une volonté, ce serait l’acte d’un autre qui serait censé répondre à une volonté. Mais cette volonté serait-elle certaine, serait-elle acquise, serait-elle lucidement exprimée ? Vous savez comme moi ce que sont les expériences des médecins et des familles. Tel, en proie à de grandes souffrances, veut qu’on mette un terme à celles-ci. Puis il lui arrive de guérir. Tel autre, en proie à une très grande dépression, veut mourir. Fort heureusement, le mal étant maîtrisé, parfois pendant de longues années, il est heureux de pouvoir encore vivre.

La notion de consentement ferait l’objet dans la réalité de contestations qui pourraient revêtir un caractère judiciaire. Les héritiers d’ailleurs ne seraient pas nécessairement d’accord entre eux, les uns arguant que le patient voulait mourir, les autres arguant qu’il était atteint d’une peine passagère et que l’on a profité de son état. Le problème du consentement serait donc premier et source de difficultés judiciaires. C’est inévitable.

Sans faire du droit comparé, on ne peut pas ne pas s’interroger sur les termes bizarres pour moi de « testament de vie », c’est-à-dire l’autorisation donnée par anticipation de pratiquer sur une personne un acte létal au regard du consentement nécessaire au moment de l’acte. L’expression d’une telle volonté ne sera pas aisément recevable. Untel a dit cela, alors qu’il était en bonne santé. Devenu malade, n’a-t-il pas changé d’opinion ? L’acte étant commis, représentait-il exactement la volonté de celui qui l’avait formulée ? On imagine les incertitudes et à nouveau les discussions.

S’agissant d’attribuer à autrui une sorte de mandat ad mortem, nous risquons d’être confrontés à des difficultés plus grandes encore. On ne peut parler, comme pour le droit moral de l’auteur, de dispositions dont le conjoint serait le bénéficiaire par la loi, alors qu’il y a des enfants, lesquels doivent être tous d’accord. Et que faire s’ils ne sont pas tous d’accord ?

Celui qui prend des dispositions testamentaires dans lesquelles il évoque la possibilité de mettre un terme à sa vie choisira-t-il en même temps celui qui en décidera ? Mais qu’en est-il de l’acceptation de celui-là ? Tout cela nourrira des difficultés considérables et suscitera, car il y aura inévitablement des contestations et donc par là même des procès, des décisions de justice qui ne seront ni aisées à rendre ni aisément acceptées.

En ce qui concerne l’aspect médical lui-même, qui est le plus délicat, une chose est de dire qu’il faut un accompagnement de la fin de vie, une autre est d’assurer, dans la pratique médicale, le respect de la dignité humaine. On peut très bien concevoir que le refus de l’acharnement thérapeutique en tant que tel, différent de la demande d’euthanasie, puisse être familialement exercé. C’est ce qui, du reste, se passe dans la pratique. Ne nous racontons pas d’histoires. Nous savons tous que les médecins consultent la famille en même temps que l’équipe médicale pour reconnaître qu’il n’y a plus rien à faire. Chacun baisse les yeux, certains pleurent. Il n’en ira pas différemment si le Parlement légifère. Mais une chose est le refus de l’acharnement thérapeutique, une autre chose est la décision de mettre fin à ses jours par l’acte médical d’autrui.

L’intervention d’une loi à ce stade serait plus une source de contentieux et de difficultés qu’un apaisement pour les uns et les autres.

Pour les médecins, le législateur aurait précisé que dans certains cas et sous certaines conditions, on peut concevoir l’acte médical ou l’omission de l’acte médical – ce qui revient pratiquement au même, si ce n’est que cela se passe différemment – ayant abouti à l’extinction de la vie.

Ceci constituerait cependant une vision sereine de la mise en œuvre de la loi que la réalité ne manquerait pas de contredire. Nous savons que nous vivons une période d’hyperjudiciarisation de la pratique médicale, avec toutes les conséquences dommageables que cela entraîne, notamment pour le recrutement des jeunes médecins dans certaines spécialités. Je ne suis pas sûr qu’en légiférant, nous ne nourririons pas plus le contentieux qu’à l’heure actuelle. Je suis donc enclin à la plus extrême prudence. La question avait été évoquée lorsque nous réfléchissions au projet de nouveau code pénal. Nous avions écarté la solution législative. J’ai noté qu’au cours des très longs travaux parlementaires, qui se sont succédé pendant trois ou quatre ans, on s’est refusé à introduire la question de l’euthanasie dans ce texte, qui a été voté à la suite d’un accord général. Le moment est-il venu ? Ce n’est pas un des domaines du droit où j’ai œuvré le plus mais j’émets des réserves à cette idée.

J’en viens à la pratique des parquets. Après l’affaire que vous avez évoquée qui a tant mobilisé l’opinion publique, je me souviens que le Garde des Sceaux avait recommandé la plus extrême humanité à l’égard de la malheureuse mère et des médecins. Tout cela tombe sous le sens, mais est-on allé au-delà ? La Chancellerie, le Garde des Sceaux ont-ils pris une circulaire générale recommandant au Parquet la plus extrême circonspection dans de tels cas ? La question mériterait d’être posée. Les parquets ont d’ailleurs été très réticents dans ce domaine difficile car ils savent bien que quand une telle affaire vient à l’audience, les choses ne se passent pas facilement.

La politique judiciaire est extrêmement ouverte, compréhensive au cas par cas. Il existe aussi – c’est une exigence de plus des médecins – des comités d’éthique dans les établissements hospitaliers importants. Si ce n’est par établissement hospitalier, ce sera par ville ou par région mais les comités d’éthique peuvent être et doivent être consultés dans certains cas difficiles qui seront toujours des problèmes particuliers. Faut-il dans ces conditions envisager une solution législative ? Des débats qu’elle entraînerait, des amendements qui en seraient issus, plus moins bien maîtrisés, quel texte en sortirait et surtout à quelles difficultés d’application ne manquerait-on pas de se heurter ?

La tendance contemporaine à trop légiférer est un mal. Plus j’avance en âge, moins je vois d’utilité à beaucoup des textes que nous produisons. Je vous invite à cet égard à relire à l’occasion du bicentenaire du code civil, ce qu’exprimait fort bien Portalis, à savoir qu’il est vain, la plupart du temps, d’essayer de remédier aux maux du siècle par des lois. Il ajoutait : « …l’histoire nous offre à peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l’espace de plusieurs siècles ». C’est vous dire qu’à cet égard il n’est pas nécessaire d’obérer celui qui commence !

M. le Président : M. le ministre, merci de cet exposé très complet. En effet, vous avez abordé les obstacles juridiques et les obstacles médicaux.

Si vous le permettez, je reviens sur un certain nombre de situations. En particulier, vous avez mis l’accent sur la judiciarisation de notre vie médicale. Ainsi que vous l’avez souligné, les jeunes générations de médecins ont à la différence de leurs aînés, le sentiment de plus en plus aïgu d’être exposés à un risque judiciaire. Ce qui était pratiqué autrefois en conscience suivant des normes d’éthique et de morale, doit se pratiquer aujourd’hui beaucoup plus en respectant des écrits et en informant.

Or, on constate que la décision de l’arrêt de traitement justifié par le non-acharnement thérapeutique peut parfois être prise, sans toujours s’assurer du consentement du malade et sans informer la famille de la situation désespérée de ce dernier. Il faut cependant que la décision ne soit pas impulsive et émotionnelle mais soit au contraire réfléchie et collégiale.

Toutes les sociétés savantes médicales de réanimateurs ou d’autres disciplines ont mis en pratique des protocoles pour aider au cheminement de la décision. On peut donc imaginer que les décisions concernant l’acharnement thérapeutique ne puissent être prises que par une décision collégiale après information et par une prise en compte des desiderata, soit de la personne de confiance désignée depuis la loi de mars 2002, soit de la famille proche. Sans modifier le code pénal, ne pensez-vous pas que ces précisions pourraient être introduites dans le code de la santé publique ?

Ma seconde question concerne les droits des malades. La loi de mars 2002 relative aux droits des malades défendue par M. Bernard Kouchner consacre la liberté du malade d’accepter ou non une thérapeutique. Lorsque le traitement du cancer du sein nécessitait une mutilation importante, certaines femmes n’acceptaient pas celle-ci, au prix parfois d’une vie écourtée. Ne pensez-vous pas que nous pourrions envisager de préciser, comme l’évoquait M. Bernard Kouchner, les droits des malades en fin de vie ? La jurisprudence du Conseil d’Etat rappelle que si le malade a la liberté de refuser un traitement, le médecin peut passer outre. A propos d’une transfusion imposée à un témoin de Jéhovah qui la refusait au nom de ses convictions personnelles, le Conseil d’Etat a donné raison au médecin qui l’a imposée, parce qu’il se refusait à mettre en péril la vie de la personne. En revanche, lorsque la fin de vie est proche, les droits des malades sont accrus et le malade peut accepter les soins sans accepter la thérapeutique. Les Anglo-Saxons ont la chance d’avoir à la fois des mots très proches et très différents : à un certain stade, ils n’acceptent plus « to cure » ; ils acceptent « to care ». On s’occupe des malades, on traite leurs symptômes mais ils ont le droit de refuser des thérapeutiques qui, parfois, sont des thérapeutiques de survie. Cela renvoie à la conscience d’un malade lucide qui refuse un traitement qui, s’il est interrompu ou n’est pas mis en place, entraînera la mort.

Nous nous plaçons là dans une situation juridique un peu particulière, puisque le malade aurait le droit de refuser le traitement et que le médecin n’aurait pas le droit d’outrepasser cet avis, l’arrêt du traitement entraînant le décès du patient.

Le dernier point est celui du débat plus sémantique sur la dignité humaine et sur le droit au respect de la vie. Il est fait valoir que le droit à l’autonomie, la liberté de choisir d’arrêter sa vie doivent être mis en parallèle avec le droit au respect de la vie, qui est effectivement le fondement de toutes les sociétés civilisées. Si j’ai le droit de me suicider, mais que je n’ai pas le moyen de le faire – comme vous le voyez, je reviens au cas Humbert –, celui qui applique ce que je voudrais m’infliger peut-il être considéré comme animé par une volonté d’ôter la vie ? En ce cas, est-on dans une situation d’homicide ou dans celle d’un suicide matériellement impossible, mais devenu possible par le concours d’une tierce personne ?

M. Robert Badinter : Je suis favorable aux protocoles. Je suis en effet pour tout ce qui, collectivement, définit ce qui peut être fait pour mener le malade jusqu’à la fin de sa vie dans les meilleures conditions possibles et c’est effectivement ce à quoi tendent ces protocoles. Dans toute la mesure du possible, il faut que ces protocoles soient élaborés et mis en œuvre collectivement. C’est probablement, à ce stade, la voie la plus sûre. Je suis donc très favorable à ces pratiques.

Sur le droit aux soins palliatifs et sur le refus de soins curatifs, on retrouve ce que l’on a évoqué. On ne veut pas souffrir mais on n’a plus envie de vivre. Respectons cette volonté mais quelle est la liberté de choix dont dispose l’être humain par rapport à lui-même ? J’évoquais le cas de la dépression ; un mois plus tard, les choses peuvent aller mieux et la personne peut ne plus avoir envie de mourir. Je ne crois donc pas que l’on puisse avoir une réponse législative pour résoudre ce problème ; on ne peut apporter qu’une réponse médicale. Lorsque M. Bernard Kouchner avait mis en place une commission sur ces questions, je lui avais indiqué qu’il n’échapperait jamais au fait qu’à un moment déterminé les médecins se retrouvent seuls face à leur conscience. Il y a un moment ultime où le médecin se demande si, compte tenu de ce qu’il sait, il est nécessaire de continuer. A l’inverse, il peut ne pas être d’accord, parce qu’il estime qu’il est possible, non seulement de sauver la personne mais aussi de la faire vivre dans des conditions convenables de dignité. Personne, à ce niveau ultime, ne peut se substituer à la conscience du médecin. C’est une très grande exigence mais cela fait aussi partie de la dignité de la profession médicale. La responsabilité est à la mesure de la grandeur de sa mission.

Quant au suicide par personne interposée, nous revenons à ce que nous avons précédemment évoqué. Le cas Humbert est « extra-ordinaire ». Il y a un principe absolu selon lequel il ne faut jamais légiférer à partir d’un cas particulier ou pour un cas particulier. La justice est faite pour résoudre ce type d’affaires. C’est la sagesse du juge. C’est en définitive la conscience des magistrats et des jurés qui jouera, car à quoi aboutira-t-on si l’on veut essayer d’enserrer ce problème dans un cadre légal ? Si le patient se trouve physiquement dans un état tel, qu’il lui est impossible de mettre à exécution sa volonté d’en terminer avec la vie, celui de ses proches qui aura reçu de sa part la volonté expresse et renouvelée qu’il soit mis un terme à ses jours, pourra pratiquer cet acte et bénéficiera d’une excuse absolutoire. Mais on reviendra alors aux mêmes questions : le consentement était-il libre ? Le mandat était-il clair ? La responsabilité est-elle celle que l’on évoque ? Ce ne sont que des cas particuliers et c’est à la justice de trancher. Le législateur procède de façon trop générale et trop abstraite pour prétendre pouvoir résoudre ces problèmes. C’est en effet assez facile à énoncer mais extrêmement difficile à mettre en œuvre.

M. le Président : Je voudrais aborder une autre question, plus large. Les statistiques sont à ce titre parlantes.

Sept personnes sur dix meurent à l’hôpital. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, ce sont neuf personnes sur dix, à Paris, 85 %. Dans ce contexte, le malade est pris en charge par l’hôpital. Généralement 40 à 50 % des décès interviennent en réanimation et la plupart d’entre eux surviennent sur arrêt des traitements, en particulier à la suite d’un arrêt des respirateurs et des machines, la décision étant prise dans un contexte consensuel, collectif scientifique et technique, fondé sur des argumentaires et avec l’assentiment sinon la volonté exprimée de la famille.

Dans ce contexte, lorsqu’ils rencontrent un pénaliste qui souhaite définir de quel acte il s’agit, les médecins qui vivent ces situations au quotidien, répondent oui aux questions « S’agit-il d’une fin de vie ? », « L’avez-vous fait volontairement ? », « L’avez-vous fait avec préméditation ? » A la question « N’y avait-il aucune ambiguïté au fait que l’arrêt du respirateur du patient entraînait la mort ? », ils répondent : Non.

La qualification de l’acte est donc irrémédiablement inquiétante pour l’ensemble du corps médical. Sans rechercher une irresponsabilité pénale, ne pourrait-on essayer de mieux définir dans le code de la santé publique l’acharnement thérapeutique ou l’obstination déraisonnable conduisant à arrêter les traitements, quelles qu’en soient les conséquences ?

M. Robert Badinter : C’est sûrement vers le code de la santé publique qu’il faudrait se tourner ; ce n’est pas dans le code pénal que vous trouverez une solution par voie d’exception. Dans le code de la santé publique, s’agissant des soins ultimes, il faudrait affirmer la nécessité, à un moment, de cesser l’acharnement thérapeutique pour ne pas maintenir en vie un corps humain sans conscience et sans avenir. Cela arrive tous les jours. Je ne crois pas, disons-le, que les parquets aient ouvert à cet égard la moindre poursuite. On en parle toujours mais hormis quelques cas spectaculaires, il n’y a pas de poursuites. La Direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie faisait remonter à l’époque toutes les affaires difficiles. Or, je n’ai jamais eu connaissance en tant que Garde des Sceaux d’une affaire de cet ordre évoquée devant la justice ; elle n’était jamais saisie. Chacun comprend que c’est un besoin médical, social. Vient un moment où il faut arrêter et le médecin seul peut décider.

Vous dites que les médecins ont horreur de la qualification pénale de l’acte qu’ils ont pratiqué. Je vous réponds : insérons dans le code de la santé publique une disposition qui réponde à leur préoccupation et agissons à l’économie, en ce qui concerne pour le moins le code pénal.

M. le Président : M. le ministre, j’ai beaucoup apprécié votre intervention et votre prudence. La mission s’oriente d’abord vers l’instauration de codes de bonne conduite qui traitent des problèmes que pose aujourd’hui la technique médicale. Congeler les embryons et travailler sur eux posent également des problèmes. Les réanimateurs nous ont dit savoir maintenir des corps en vie indéfiniment. C’est une question qu’il faut essayer de résoudre.

La deuxième orientation est d’harmoniser le code de la santé publique avec le code de déontologie, pour éviter des contradictions de terminologie qui font, entre autres, que l’on parle tantôt « d’acharnement thérapeutique » et tantôt « d’obstination déraisonnable ».

La troisième orientation viserait à introduire dans le code de la santé publique une disposition ayant pour objet de tranquilliser la population, qui a peur de l’acharnement thérapeutique et qui craint d’être gérée comme un objet. Quant au corps médical, il voudrait que l’on clarifie et que l’on valide une position qui a été prise souvent après beaucoup de réflexion. En réalité, nous éprouvions déjà une grande réticence à aménager le code pénal.

Ces orientations rejoignent-elles votre opinion sur ce sujet ?

Dernière question : pourquoi les Pays-Bas sont-ils si différents de la France et pourquoi est-ce une réussite là-bas et pas ici ?

M. Robert Badinter : A la première question, je réponds, sans avoir lu les propositions de conclusion de la mission. Mais au regard de cet échange, c’est sur cette voie que je souhaiterais que l’on s’engage, à savoir le plus de protocoles possible, l’harmonisation des textes pour pallier l’inquiétude médicale et pour prendre en compte le fait que, pour des raisons qui tiennent aux techniques médicales actuelles, on ne peut indéfiniment prolonger la vie des êtres humains, ce qui est, en effet, possible des années.

Je ne suis pas capable de procéder à une analyse de sociologie comparée des mentalités entre les pays de culture profondément protestante et ceux de culture catholique. L’Europe compte en son sein un pays qui aime que les choses soient dites clairement et précisément. Ce n’est pas le culte de l’ambiguïté prôné par le cardinal de Retz et bien avant lui, par Machiavel ! Ce n’est pas dans la tradition ni dans la culture des Pays-Bas.

Avec ce sujet, nous touchons les zones grises du destin humain. Toujours, dès que l’on s’approche de la mort, on entre dans un moment, par définition crépusculaire, où la clarté cartésienne ne trouve pas sa place. Les Néerlandais sont ainsi ; pour autant, cela n’implique pas que nous devions adopter la même approche. Si un jour, nous allons plus loin dans la voie de l’intégration législative civile au sein de l’Union européenne, la question sera posée. Je ne suis pas certain que nous arriverons à une unité de vues. J’ai très souvent dit à nos collègues de la Cour européenne des droits de l’homme de faire très attention. Autant, lorsqu’il s’agit de garanties procédurales, des règles du procès équitable, des mesures qui protègent la liberté individuelle, il est souhaitable que la Cour formule des règles précises et n’hésite pas à censurer, fût-ce en contredisant les plus hautes juridictions nationales ; en revanche, lorsqu’il s’agit de ce qui touche à la sensibilité nationale, dans la mesure où il n’y a pas violation éclatante de la Convention européenne des droits de l’homme, mieux vaut s’abstenir pour la Cour. Avec quarante-cinq Etats, il est inutile au sud de l’Europe, voire en Turquie, d’avoir les mêmes dispositions régissant les mœurs que celles qui prévalent dans le nord de l’Europe, notamment en Scandinavie. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Il faut être attentif à ce que la Convention ne puisse pas faire l’objet de rejets par les corps sociaux sur des sujets de société. Il en va différemment des libertés individuelles. Nous sommes tous d’accord pour appeler à la vigilance sur ce sujet.

J’évoquerai une anecdote qui ne concerne pas notre sujet mais puisque je mentionnais le bicentenaire du code civil, je me plais à vous la citer : lorsque l’on a voulu introduire le code Napoléon dans le Royaume de Hollande, les résistances ont été si fortes que le frère de Napoléon a plaidé pour une édition et une formulation spéciales à l’usage des Hollandais, ce qui a mis Napoléon hors de lui. Son frère a reçu l’ordre de prendre le code sans y toucher, faute de quoi il aurait à quitter lui-même son royaume ! Il avait le choix entre le code Napoléon « pur et dur » ou ne plus être roi de Hollande. C’est dire que déjà prévalaient de fortes résistances des Hollandais à notre endroit et réciproquement !

M. le Président : Les Néerlandais nous ont avoué que la moitié des cas d’euthanasie n’était pas déclarée alors qu’elle devait l’être et qu’aucune poursuite n’était engagée à l’encontre des cas déclarés dont le protocole n’avait pas été respecté. Aux Pays-Bas, l’euthanasie est pratiquée, soit dans le cadre, soit hors du cadre de la loi, sans sanctions. Et lorsqu’elle est pratiquée dans le cadre de la loi mais qu’elle n’est pas respectueuse de la loi, elle n’est pas non plus sanctionnée. Les Néerlandais nous ont expliqué qu’il y avait eu une grande valeur pédagogique à avoir couché ces idées sur le papier. Les mœurs étant ce qu’elles étaient, la loi venant s’appliquer aux mœurs, cela ne leur posait pas de problèmes juridiques ou de difficultés particulières.

Audition de M. Lucien Neuwirth, membre honoraire du Parlement


(Procès-verbal de la séance du 14 avril 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : M. Lucien Neuwirth, je vous remercie d’avoir accepté l’invitation de la Mission sur l’accompagnement de la fin de vie. Vous avez été chargé, en 1994, du rapport sur la prise en charge de la douleur ; vous avez été le rapporteur au Sénat sur la loi du 4 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs ; plus récemment, en 2001, vous avez été le rapporteur de la mission d’information du Sénat sur la politique de la lutte contre le cancer.

Vos préoccupations sont donc proches de celles de notre mission. Vous avez approché le problème de la fin de vie et de la prise en compte de certaines demandes fortes de nos concitoyens, qui se sont profondément modifiées ces dernières années. En réalité, nos concitoyens souhaitent notamment que soit mieux traité le problème de la douleur.

Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire à l’issue duquel nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Lucien Neuwirth : M. le président, je vous remercie pour votre accueil.

Effectivement, les choses ont profondément évolué depuis la fin des années 90. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt et de satisfaction les propos de M. Robert Badinter sur l’euthanasie, qui est l’acte de mettre fin à la vie, et sur les soins palliatifs, qui sont une façon d’accompagner la vie.

Je commencerai par vous dire que certains mots « tuent » ; l’euthanasie est l’un de ceux-là. Il s’agit d’un mot difficile à prononcer et d’un sujet difficile à aborder, car il évoque le fait de tuer, de mettre fin à une vie. Or, dans nos mentalités judéo-chrétiennes, mettre fin à une vie choque.

S’agissant des choix politiques à émettre sur cette question – et en cela, je rejoins M. Robert Badinter –, je pense qu’il ne convient pas de légiférer. Le mot « euthanasie » doit rester en dehors de notre législation. Les Britanniques l’ont bien compris et les Néerlandais ont trouvé une formule adaptée pour régler, à leur façon, ce problème.

Il est intéressant de regarder ce qu’ont fait à ce propos les Britanniques. Grâce à Cecily Saunders, de l’hôpital Saint Christopher de Londres, ils ont essayé de trouver une solution au désir de mourir exprimé par les patients en grande souffrance.

En France, nous avons choisi la formule de l’accompagnement, choix qui a conduit au vote de la loi relative aux soins palliatifs en 1999.

Qu’est-ce qui motive, en fait, ce désir de fin de vie ? Dans la grande majorité des cas, c’est la douleur. C’est pourquoi, il nous est apparu essentiel, dans une première étape, de soulager les malades et de faire disparaître leur douleur.

Nous nous sommes en effet aperçus, que dans le milieu hospitalier, public comme privé, la douleur n’était pas prise en charge ; à partir du moment où cette loi a été votée, la prise en charge de la douleur dans les établissements ainsi que la réflexion sur ce thème ont évolué. Dans les études médicales, un enseignement est désormais consacré à l’étude et au traitement de la douleur. Depuis que ce chemin a été parcouru, les demandes d’euthanasie ont sensiblement diminué.

Les soins palliatifs apparaissent être la réponse à ce problème. En effet, en soins palliatifs, la personne qui souffre est écoutée ; or, un malade qui souffre souhaite avant tout pouvoir exprimer sa douleur et être entendu. De nombreuses enquêtes démontrent que le comportement des malades qui souffrent, dès qu’ils sont entendus, change – car ils ont le sentiment que l’on prend en compte l’expression de leur douleur personnelle.

C’est une des conquêtes des années 90 : la plupart des hôpitaux, publics et privés, possèdent un service de prise en charge de la douleur
– ce qui est un élément psychologique essentiel pour l’être qui souffre. Par ailleurs, il faut reconnaître que durant ces années, des efforts ont été réalisés par les laboratoires pour mettre au point des médicaments soulageant les quatre stades de la douleur tels qu’ils sont définis par l’UNESCO.

Dans ma propre ville, j’ai pu me rendre compte à quel point les malades sont rassurés quand ils comprennent que l’on a reçu le message de leur douleur.

Il y a, aujourd’hui, cette volonté d’écouter le malade souffrant alors qu’auparavant, un malade qui appelait l’infirmière parce qu’il souffrait s’entendait, la plupart du temps, répondre : « Mais, monsieur, il est normal que vous souffriez, avec ce que vous avez ! ». La gravité de la maladie justifiait la douleur ! Cette attitude mentale a été inversée à partir des années 95. Un mouvement général s’est affirmé. Aujourd’hui, grâce à la prise en charge de la douleur, les demandes d’en finir sont moins fréquentes. C’est la raison pour laquelle cette politique de santé publique de lutte contre la douleur doit être poursuivie et l’effort ne doit pas être relâché. Et nous serons arrivés au terme de cette lutte, quand la législation en la matière sera mise en oeuvre dans tous les services hospitaliers – y compris en milieu rural –, et quand chaque patient recevra une réponse adaptée à sa demande. L’effort doit être fourni à la fois par le corps médical et par les entreprises afin de mettre sur le marché des médicaments appropriés. L’aspect essentiel du problème est l’écoute du malade. Je perçois, de la part des pouvoirs publics, la volonté de répondre à cet appel de l’homme souffrant. La douleur est un mal à combattre. Je rappelle que les textes sur la douleur ont été votés à l’unanimité des Assemblées parlementaires, ce qui est la marque d’un témoignage de solidarité envers ceux qui souffrent.

M. le Président : Vous avez mis l’accent sur l’évolution positive, ces dernières années, s’agissant de la formation des médecins, de la prise en charge de la douleur et de la qualité des médicaments délivrés.

Vous nous avez rappelé, par ailleurs, que dans les services de soins palliatifs, la demande d’euthanasie chute considérablement ; néanmoins, il reste toujours un petit nombre de demandes, provenant de personnes dont la douleur n’est pas encore maîtrisée. Par ailleurs, la souffrance morale, qui n’est pas quantifiable, doit également être prise en compte et peut entraîner, elle aussi, une demande d’euthanasie. L’ensemble des problèmes n’est donc pas résolu.

S’agissant de ce petit nombre de patients, le Comité national consultatif d’éthique a proposé d’introduire la notion « d’exception d’euthanasie ». Pensez-vous qu’il faille rejeter cette notion, en considérant que les demandes d’euthanasie sont très faibles et finiront par céder devant les progrès de la science ou pensez-vous, au contraire, que lorsque tout a été tenté et que les douleurs demeurent incoercibles, on pourrait accepter cette notion ?

M. Lucien Neuwirth : Il est important, avant tout autre chose, qu’un malade qui souffre ne reste pas seul avec sa douleur ; il doit être accompagné. Et même lorsqu’il n’a pas de famille, il doit pourvoir trouver une écoute, une personne qui lui tienne la main et ne pas rester en tête-à-tête avec sa douleur. La règle numéro un à l’égard du malade souffrant est l’accompagnement – sa douleur psychologique et physique doit être prise en charge. Cela n’exclut bien évidemment pas les soins médicaux spécifiques.

Le problème de l’accompagnement – vaste programme – commence à être résolu par une prise de conscience dans notre pays de la nécessité d’entourer les malades qui souffrent. Je me suis rendu dans divers établissements hospitaliers – dans toute la France –, et j’ai pu constater que les centres de soins de la douleur ont mis l’accent sur l’écoute et la réponse à la demande des malades. Et j’ai eu le sentiment que le personnel des services du traitement de la douleur était un personnel qui se sent investi d’une mission.

M. Christian Vanneste : Notre mission a procédé à de nombreuses auditions et je dois dire que lorsque nous avons commencé nos travaux, les clivages philosophiques étaient assez forts et l’éventail des choix qui s’offrait à nous était assez large, allant de l’acceptation du suicide assisté au refus absolu de modifier la loi.

Aujourd’hui, nous avons beaucoup avancé, notamment par un approfondissement des questions juridiques soulevées par ce problème que M. Robert Badinter a particulièrement mises en exergue et par une meilleure connaissance des pratiques médicales. Vous avez insisté sur les soins palliatifs et beaucoup d’entre nous les ont découverts avec un grand intérêt, car ils représentent une grande richesse humaine.

Il n’en reste pas moins – même si les deux auditions de cet après-midi concluent au caractère inutile d’une loi – que le problème d’actualité qui sous-tendait notre réflexion, l’ « affaire Humbert », posait le problème de la définition des bonnes pratiques médicales et de leur inscription dans une loi qui protégerait le médecin.

Le problème ne s’est-il pas déplacé, aujourd’hui, du malade au médecin ? Celui-ci, dans certains cas, se voit contraint de commettre un acte – plus ou moins médiatisé – qui implique, à la fois, un geste que je qualifierai de mécanique et une action qui vise à soulager le patient de la douleur. Tout cela n’est pas encore inscrit dans la loi et c’est un facteur de risques pour le praticien. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait d’élaborer un dispositif législatif qui se contenterait de définir et de légaliser ces bonnes pratiques médicales ?

M. Lucien Neuwirth : Je vous invite à prendre contact préalablement avec les représentants de l’Ordre des médecins qui, me semble-t-il, éprouveraient une certaine inquiétude s’ils voyaient le parlement s’orienter dans cette direction !

L’intérêt de la mission serait de prendre contact avec eux, afin de parler, notamment, de la formation médicale. Mais il me semble que la prise de conscience du corps médical a déjà eu lieu, notamment dans les établissements hospitaliers, où des services de traitement de la douleur ont été mis en place. Maintenant, il est vrai que l’on peut se poser la question de savoir si tous les médecins maîtrisent totalement les moyens les plus récents de traiter la douleur ; je ne suis pas en mesure de juger.

Vous pourriez donc également et utilement auditionner les représentants des centres de formation médicale qui pourraient vous apporter des informations que je ne possède pas sur le niveau de traitement de la douleur – notamment dans les centres hospitaliers universitaires (CHU) Je dois dire que les CHU ont fait un gros effort dans la formation des jeunes médecins pour la prise en charge de la douleur. Il faudrait s’assurer également que la formation permanente soit effective.

M. Pierre-Louis Fagniez : J’ai beaucoup apprécié vos propos sur la douleur, qui trouve sa réponse, partiellement, dans les soins palliatifs. Vous avez fait état de votre grande connaissance du terrain, dans les hôpitaux de France, ce qui m’intéresse particulièrement.

En effet, ma première question concerne l’expression de la douleur par les patients : est-elle la même selon que l’on se trouve dans dans les pays du Sud ou du Nord ? Ces différences se retrouvent-elles dans le désir ou pas de légiférer ?

D’une manière quelque peu paradoxale, au Royaume-Uni, la douleur a été prise en charge depuis longtemps, alors qu’elle est exprimée de manière moins violente que chez les latins. Il est donc paradoxal de constater que c’est dans les pays où la douleur est exprimée avec moins de retenue qu’elle est la moins prise en compte ! Et c’est dans les pays où elle est exprimée avec le plus de stoïcisme, qu’elle est le mieux prise en charge.

Nous nous sommes rendus en Belgique et aux Pays-Bas, et nous avons pu constater que si ces deux pays sont allés beaucoup plus loin que nous sur le problème de la prise en charge de la douleur et sur la législation relative à la fin de vie, les soins palliatifs n’existent quasiment pas !

Il est intéressant de voir comment l’expression de la douleur par les patients, sa prise en compte par les médecins, est traitée et comment cela aboutit ou non à une loi. Je dis cela car Berck n’est qu’à 100 kilomètres de la Belgique, et pourtant notre législation est bien différente de celle des Belges. Si une législation devait être adoptée, il faudrait que ce soit une législation adaptée à la situation française.

Tout cela pour vous dire qu’il me semble exister une espèce continuum entre l’expression de la douleur, sa prise en charge et ses prolongements législatifs. Vous qui avez une grande expérience sur ce sujet, pouvez-vous nous dire votre sentiment sur ce point ?

M. Lucien Neuwirth : Nous sommes effectivement un pays latin ; or il n’est pas facile, dans un pays latin, de traduire l’évolution des moeurs dans la loi !

Actuellement, il existe une législation sur la douleur, elle est ce qu’elle est, et si un effort doit être mené, il doit l’être en direction de la formation. Il est indispensable de consacrer, dans les instituts de formation, un nombre d’heures important à la douleur afin de prendre en compte les progrès et les novations.

Si le patient est accueilli dans un établissement où il y a un personnel compétent dans le traitement de la douleur, les choses évolueront rapidement et positivement. S’il existe un frein, c’est actuellement très certainement du côté de la formation. Les heures de formation des médecins et des infirmières sont insuffisantes. Le personnel doit pouvoir répondre aux différentes formes d’expression de la douleur. Il faut prendre le problème à la source.

C’est d’ailleurs ce que je m’étais entendu dire lorsque je m’étais rendu, il y a quelques années, à l’hôpital Sant Christopher de Londres, voir Cecily Saunders – la sœur Térésa du Royaume-Uni dans le domaine médical –. Tout peut être amélioré, à condition que l’on y mette les moyens ! et ceux-ci doivent être mis prioritairement dans la formation des personnels appelés à traiter la douleur à tous niveaux – médecins comme infirmières –

Audition de M. Dominique Perben, Garde des Sceaux


(Procès-verbal de la séance du 27 avril 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Nous avons le plaisir d’accueillir M. le Garde des Sceaux à qui, je souhaite la bienvenue. Notre mission d’information est chargée d’établir un rapport sur les problèmes de l’accompagnement de la fin de vie. Ce rapport, collégial, sera remis à la fin du mois de juin.

Nous avons auditionné un grand nombre de personnalités ; dans un premier temps, des philosophes, des sociologues, des historiens, des représentants des grandes religions monothéistes et des francs-maçons. Nous avons ensuite reçu les associations oeuvrant en matière de soins palliatifs et celles revendiquant le droit de mourir dans la dignité, puis des représentants des professions de santé confrontées aux problèmes de la mort lente dans le cadre de maladies telles que le cancer ainsi d’ailleurs que de médecins de services de réanimation ou des médecins intervenant au début de la vie. Les médecins ont particulièrement insisté sur l’insécurité juridique dans laquelle ils exercent leur métier – même quand ils pensent le faire en respectant l’éthique médicale.

Nous avons également cru comprendre que dans les hôpitaux français, l’euthanasie clandestine est encore pratiquée ; cela s’explique sans doute par l’ancienneté de ces pratiques et par un manque d’information du corps médical.

Enfin, nous avons entendu des juristes. Nous avons également auditionné MM. Robert Badinter et Bernard Kouchner. Les travaux de la mission se termineront par l’audition du ministre de la santé et de la protection sociale, M. Philippe Douste-Blazy.

Les membres de notre mission ont travaillé en étant conscients qu’il existe deux valeurs apparemment antagonistes – le respect de la vie et l’autonomie de la personne – mais, en fin de compte, nous avons le sentiment que ces deux notions ne sont peut-être pas si opposées qu’on le prétend. Les idées des uns et des autres ont évolué au cours des auditions et le climat qui prévaut au sein de cette mission est un climat apaisé. Nous sommes prêts à présenter un rapport fourni et équilibré qui essaiera de répondre aux grandes préoccupations de la population. Celles de nos concitoyens qui ont peur de la mort, de la souffrance et de la déchéance, notre société niant la mort et le deuil. Celles du corps médical, qui se voit investi d’une mission nouvelle : aujourd'hui 70 % de nos compatriotes meurent à l’hôpital, alors que la même proportion souhaiterait mourir chez eux ; la moitié des décès a lieu dans un service de réanimation et une fois sur deux, cela se fait par arrêt de machine. Cette situation pose donc un problème à la fois éthique et juridique.

Nous ne nous sommes jamais posé, en termes manichéens, la question de savoir si nous étions pour ou contre l’euthanasie et s’il conviendrait de légiférer ou non sur ce point. Nous pensons simplement que certaines situations ne sont pas suffisamment claires et que les codes de déontologie, de santé publique et pénal sont parfois, sinon en contradiction, du moins en dysharmonie. Nous nous orientons, dans notre rapport, plutôt vers une harmonisation des dispositions de ces différents codes.

Monsieur le Garde de Sceaux, je vous laisse la parole pour un exposé liminaire ; nous vous poserons ensuite un certain nombre de questions.

M. Dominique Perben : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, la fin de vie est un sujet sensible et complexe qui renvoie chacun à sa propre appréciation de la vie, de la maladie, de la souffrance et de la mort.

Les progrès de la science et de la médecine repoussent sans cesse les limites de la connaissance et de la technique médicale. Ils permettent désormais de maintenir une personne en vie sur de très longues périodes et, dans le même temps, le traitement de la douleur a fait d’indéniables avancées.

En France, des affaires judiciaires récentes sont venues relancer le débat de ce qui est communément, et parfois un peu simplement, appelé euthanasie.

Il ne s’agit en aucune manière pour moi de trancher définitivement et sur ce point, il y a lieu de rester prudent.

Comme vous, j’ai souhaité que ce débat donne lieu à une réflexion sereine et éclairée. Pour cela, la Chancellerie a conduit un travail préalable de clarification des notions, avant de chercher à évaluer l’état réel de l’opinion publique française, à travers un forum ouvert sur Internet et de vérifier le décalage entre l’état de notre droit et certaines pratiques médicales en vigueur.

A cet égard, on ne peut qu’être frappé par la confusion générée par les diverses terminologies employées, ce qui peut être lourd de conséquences dans un domaine comme celui-ci.

Pour des raisons de facilités de langage évidentes, le terme euthanasie recouvre des réalités concrètes très diverses, que je vais vous énumérer pour clarifier les choses.

Tout d’abord, le suicide assisté – médicalement ou non d’ailleurs – d’une personne dont le pronostic vital n’est pas directement engagé, mais dont on considère la souffrance existentielle et qui ne peut se donner elle-même la mort, pour des raisons diverses.

Ensuite, la mort donnée volontairement et directement à une personne par compassion.

Puis, la mort par abstention médicale, qui consiste, en cas de complication de l’état du patient, à ne pas intervenir dans l’intention délibérée de ne pas le sauver.

Enfin, la mort liée à une limitation ou un arrêt des thérapeutiques actives, à visée curative et des appareils de survie. Des sous-distinctions peuvent ensuite être faites dans ce cas de figure entre ce qui résulte, là encore, d’une abstention médicale pure et simple et ce qui s’inscrit dans un processus d’accompagnement d’une fin de vie inéluctable dans lequel les soins sont limités au traitement de la douleur avec un risque de hâter le décès.

Le point commun de toutes ces situations – qui sont assez différentes les unes des autres – est l’intention et le contexte dans lequel un tiers agit à l’égard de la personne euthanasiée. C’est le mobile compassionnel qui conduit à parler d’euthanasie pour désigner ces actes, plutôt que d’utiliser les qualifications pénales qui leur sont normalement applicables.

On constate toutefois que, parfois, l’acte euthanasique ne résulte pas nécessairement d’une manifestation expresse de la volonté du patient qui demande la mort, refuse des soins vitaux ou qui a pu formuler à un moment donné une volonté de ce type en prévision d’un risque futur. Dans toutes ces situations, l’acte euthanasique peut donc résulter de l’appréciation que l’entourage de la personne concernée porte sur la situation du malade, voire de la conviction personnelle de l’auteur de l’acte ou de l’idée qu’a l’entourage de cette conviction.

Toutes ces distinctions soulignent la spécificité de chacune des situations en cause et il est illusoire de prétendre y apporter une solution générale et unique.

Je vous indique d’ailleurs, que les résultats du questionnaire mis en ligne sur le site Internet du ministère de la justice attestent d’une position extrêmement nuancée de l’opinion sur la question de l’euthanasie. Je voudrais vous les présenter de manière synthétique. Il s’agit évidemment d’un échantillon de personnes qui sont venues sur le site ; cette analyse n’a certes pas un caractère scientifique mais les réponses sont tout de même intéressantes. Il s’est dégagé un consensus autour du respect de la volonté de la personne concernée, mais sous condition et avec des limites. En effet, dans l’ensemble, les internautes ont souhaité des garanties fortes afin que la volonté de la personne soit parfaitement contrôlée.

Partant de ce principe, sur la question de l’euthanasie des personnes hors d’état de manifester leur consentement, une partie des opinions exprimées tend à exclure tout acte euthanasique, tandis que d’autres l’admettent, sous réserve d’une volonté antérieurement exprimée sans ambiguïté dans un document écrit.

De même, des avis très contrastés ont été émis s’agissant de l’euthanasie de mineurs ou de personnes psychologiquement fragiles. Pour les mineurs, des réactions d’hostilité parfois véhémentes ont été exprimées, tandis que certains internautes, en raisonnant par analogie de problématiques, ont pu estimer qu’une distinction avec les adultes ne se justifiait pas. Pour les personnes fragiles, les opinions convergent largement en faveur de la mise en place d’un suivi psychologique ou psychiatrique, préalablement à toute prise en considération de la demande de mort.

De manière générale, l’idée qui prédomine au stade de la décision est celle d’une association du corps médical et de la famille de la personne concernée.

Sur l’idée d’un contrôle du recours à l’euthanasie, deux éléments significatifs méritent d’être relevés : le refus fréquemment exprimé par les internautes d’un contrôle médical qui rendrait le corps médical à la fois juge et partie, mais aussi le refus de toute immixtion de l’autorité judiciaire dans des décisions qui relèvent de la sphère privée et doivent pouvoir être prises rapidement.

Enfin, sur la dissociation de l’euthanasie des crimes prévus par le code pénal, la plupart des internautes a simplement suggéré une loi mettant en cohérence les dispositions pénales avec une légalisation de l’euthanasie. Il a parfois aussi été proposé d’insérer dans les dispositions sur l’assassinat, un fait justificatif d’euthanasie, ou de créer spécifiquement un chapitre sur l’euthanasie, afin qu’il s’applique quelles que soient les qualifications pénales.

Après vous avoir dit ce qui apparaissait sur le site, je voudrais vous parler de l’approche juridique de l’euthanasie.

En l’état de notre droit, plusieurs dispositions juridiques doivent déterminer l’attitude des professionnels de santé face à la question de l’euthanasie et méritent d’être rappelées.

Il s’agit tout d’abord de la Convention européenne des droits de l’homme. Tel qu’interprété par le Cour Européenne des Droits de l’Homme, ce texte ne consacre pas un droit à mourir, comme cela a été jugé dans l’arrêt Pretty contre Royaume-Uni du 29 avril 2002. On rappellera, par ailleurs, la condamnation extrêmement ferme formulée dans une déclaration écrite signée par 75 membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 14 mai 2001, après la législation de l’euthanasie par les Pays-Bas : « Nous sommes convaincus que la législation de l’euthanasie aux Pays-Bas est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, qui déclare en son article 2 : « Le droit de toute personne à la vie est protégée par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement… ».

Il y a, en second lieu, le code pénal qui réprime l’euthanasie sous diverses qualifications : assassinat, empoisonnement, meurtre, administration de substance nuisible, non-assistance à personne en danger, homicide involontaire, provocation au suicide.

Le fait de donner la mort à autrui reste pénalement punissable, même si la victime l’avait sollicitée ou avait donné son consentement.

En outre, le code de déontologie médicale pose deux principes que les médecins doivent concilier. D’une part, selon l’article 37 : « …éviter de s’obstiner déraisonnablement dans les investigations ou la thérapeutique. » D’autre part, selon l’article 38 : « … ne pas provoquer délibérément la mort de son patient et accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments en assurant sa qualité de vie. » Sur ce fondement, les juridictions disciplinaires – Conseil de l’Ordre des médecins, et en cassation, le Conseil d’Etat – condamnent les médecins qui procèdent à des actes d’euthanasie active – par exemple, les injections de différentes substances.

Enfin, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades consacre le droit à toute personne malade au respect de sa dignité et l’obligation pour les professionnels de santé d’assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort (articles L. 1110 et L. 1110-5 du code de la santé publique). Par ailleurs, elle oblige à l’information du patient et instaure une véritable codécision de ce dernier avec les médecins (articles L. 1111-2 et suivants du code de la santé publique).

Si le patient est hors d’état d’exprimer son consentement, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance désignée par le patient, ou sa famille, ou à défaut un de ses proches, ait été consultée.

Enfin, cette loi oblige les professionnels de santé au respect de la volonté du patient, sans aucune réserve. Ainsi, si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit seulement l’informer des conséquences de ses choix et tenter de la convaincre d’accepter les soins indispensables, le principe étant qu’« aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment » (article L. 1111-4 du code de la santé publique).

Cependant, la jurisprudence administrative – rendue exclusivement, il faut souligner, dans des cas de refus de transfusion sanguine par des témoins de Jéhovah – limite cette obligation de respecter le refus des soins d’un patient ,en autorisant les médecins à passer outre et à réaliser « dans le but de tenter et de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état ».

Il résulte de la combinaison de ces différents textes que le législateur français a jusqu’à présent, privilégié un juste équilibre entre le principe de sauvegarde de la vie et le respect de la volonté du patient ou de ses proches.

Toutefois, des difficultés demeurent et on ne saurait les occulter sans se dérober à l’interpellation qui nous vient à la fois du corps social et du corps médical.

S’il n’entre pas dans la vocation du médecin de donner la mort, mais au contraire de la préserver, il convient en revanche de lui assurer une plus grande sécurité juridique lorsqu’il intervient en fin de vie. En effet, lorsque toute thérapie paraît vaine et que la mort devient inéluctable, le médecin doit pouvoir, conformément au code de déontologie, décider de ne pas s’obstiner dans une logique curative et s’engager dans un accompagnement de la mort par des soins palliatifs, sans risquer des poursuites ultérieures.

Or, en l’état de nos textes, une juridiction peut considérer qu’un médecin commet une infraction s’il hâte le décès d’un patient en procédant à une limitation ou à un arrêt des thérapeutiques et des dispositifs d’assistance artificielle aux fonctions vitales ou encore en administrant à son patient des sédatifs en trop fortes doses pour limiter ses souffrances.

C’est à cette insécurité là que j’envisage de remédier – en accord avec les conclusions de rapport de Mme Marie de Hennezel –, en proposant une modification du code de déontologie médicale, sans qu’il soit besoin d’ouvrir un débat législatif.

Du côté des droits des malades, il est proposé d’instaurer, à la demande des patients, une procédure collégiale et pluridisciplinaire de décision d’arrêt des thérapies curatives, dont leurs proches seraient informés immédiatement. Du côté des médecins, le respect de cette procédure constituera une excuse légale, étant entendu que cette expression ne devrait pas être entendue dans son sens strict, qui conduirait à inscrire dans le code pénal une cause d’atténuation ou de suppression de la peine. De sorte que des poursuites engagées à leur encontre ne pourraient pas aboutir si, sans qu’ils provoquent délibérément la mort, celle-ci résulte de l’administration à leur patient d’analgésiques dont le dosage, pour être efficace, peut également hâter le décès.

En opportunité, ce dispositif présente également l’avantage de tarir à la source le risque de contentieux, qui naît le plus souvent d’un manque de concertation au sein même de l’équipe médicale ou d’un manque de dialogue avec les proches du patient, qui génèrent en retour des incompréhensions ou des suspicions.

Sur la base de ce constat, je propose que deux catégories de conditions soient réunies pour mettre en œuvre la procédure d’accompagnement de la personne en fin de vie.

En premier lieu, ces conditions porteraient sur l’expression des volontés. Trois acteurs doivent être clairement impliqués : le patient, qui doit être conscient ; s’il n’est pas conscient, ses proches doivent être informés ; le médecin, la décision médicale devant être prise collégialement.

En second lieu, ces conditions doivent porter sur la nature du traitement. Seuls les traitements propres à soulager la souffrance doivent être pris en considération.

C’est en ce sens que je propose la modification de l’article 37 du code de déontologie. Celle-ci s’accompagnera, bien sûr, d’une circulaire aux parquets, afin de clarifier les règles d’exercice de l’action publique.

Nous arriverions ainsi à une position très équilibrée, à la fois respectueuse des droits des malades et de leurs proches, et offrant aux médecins une réelle sécurité juridique. Vous avez compris que je ne propose pas une légalisation de l’acte de mort volontaire

M. le Président : Monsieur le Garde des Sceaux, je vous remercie.

M. Michel Piron : Monsieur le ministre, la proposition de modification de l’article 37 du code de déontologie est en phase avec l’ensemble des réflexions auxquelles la mission a pu aboutir. Cependant, je voudrais être certain qu’elle pourra répondre à tous les cas de figure.

Vous avez évoqué le triptyque médecin, patient et traitement sur la base duquel il serait possible de remettre en cause un traitement curatif. Ce problème pourrait déjà être résolu par le biais de la notion de non acharnement thérapeutique. Mais nous devons évoquer un autre cas, auquel de nombreuses auditions ont fait allusion, qui est celui de l’arrêt de la machinerie. C’est la situation d’une personne qui ne souffre pas mais dont la survie est assurée grâce à une machine. Pensez-vous que la modification du code de déontologie telle que vous la proposez permettra de répondre à la question de l’arrêt de la machine ?

M. Dominique Perben : Non, ma proposition n’y répond pas. Mais je pense, en revanche, qu’une solution peut être trouvée dans le cadre de la « loi Kouchner ».

Il faudrait, à ce point du raisonnement, se demander si la notion d’acharnement thérapeutique est suffisamment précise. Mais là, nous sommes dans le domaine du code de la santé publique sur lequel je ne m’aventurerai pas ; je dirai simplement que, peut-être, conviendrait-il de préciser cette notion dans le cadre de la loi du 4 mars 2002. Peut-être pourrez-vous en parler avec M. le Ministre de la santé et de la protection sociale.

M. Christian Vanneste : Monsieur le ministre, je souhaiterais vous confesser une certaine frustration. A la suite des très nombreuses auditions de la mission qui ont été très bien menées par le président, Jean Leonetti, et qui nous ont permis d’aller au fond des choses, j'étais parvenu à certaines conclusions. D'ailleurs votre réponse, monsieur le ministre, correspond assez bien à ces conclusions.

Finalement, nous avions à aborder deux problèmes. Le premier, de nature philosophique, portait sur la revendication du libre choix de mourir dans la dignité. Le second, plus immédiat et réel, était celui de la sécurité médicale – de l'adéquation du droit à la réalité de la pratique médicale. Il est vrai, monsieur le ministre, que vous avez parfaitement répondu au second problème, en évoquant notamment l'affaire Humbert. En revanche, le problème philosophique reste posé.

Après avoir entendu un certain nombre de personnalités, nous nous sommes rendu compte qu'il existait une opposition entre l'opinion publique et en quelque sorte, ceux qui savent. La position de l'opinion publique, c'est un peu celle qui ressort de l'analyse des réponses que vous avez obtenues sur Internet : chacun doit pouvoir choisir sa mort, et surtout que la justice ne s'en mêle pas ! C’est une position, a priori, qui ne correspond pas toujours à ce que vivent les gens, concrètement.

Nous sommes en effet confrontés à deux ignorances. Ainsi, je peux affirmer, tant que je suis en bonne santé, que je souhaite mourir dans la dignité. Mais je peux ne plus avoir le même avis quand je serai proche de la mort et en souffrance – c’est la première ignorance. La seconde ignorance est la suivante : beaucoup de nos concitoyens ne savent rien de la fantastique avancée des soins palliatifs et de la qualité des femmes et des hommes qui y travaillent, et c’est ce que nous avons pu découvrir à l’occasion des différentes auditions. En outre, nous ne savons pas ce que donnerait une loi extrêmement libérale, comme c'est le cas aux Pays-Bas, où, ont été admis l'idée et la pratique de l'euthanasie, mais où l’on s’aperçoit qu’une majorité des euthanasies sont pratiquées en toute illégalité, sans qu'il y ait de sanctions. Autrement dit, cette loi, sur le plan juridique et social, a un résultat parfaitement nul.

Si je rejoins donc, M. le Ministre, complètement votre conclusion, je souhaiterais vous entendre dire clairement que votre choix est bien celui d'une réponse mesurée et équilibrée, mais également clairement négative à ce qui pour certains apparaîtrait comme une avancée presque naturelle de la société vers davantage d'autonomie : chaque individu pourrait choisir sa mort, indépendamment de toute éthique, imposée de manière collective par nos traditions, nos religions, par nos besoins sociaux...

M. Dominique Perben : J'ai pris la peine de vous lire un texte rédigé, car lorsque nous parlons de droit, nous devons être précis. Mais peut-être vous répondrais-je, sur ce point, un peu différemment.

Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit, s'agissant de la modification du code de déontologie et de la distinction des différentes situations, mais je vous dirai en une phrase, l'essentiel.

Ce qui me paraît indispensable, c’est de préserver la relation de confiance qui existe entre le malade et le médecin ; cette relation est fondamentale. Tout notre système de soins est fondé sur cette relation. Il ne faut pas que le malade puisse avoir le moindre doute sur ce point. Il doit avoir la conviction, même s'il ne peut pas l'exprimer, que lorsque le médecin s'approche de lui, c'est pour le soigner et le sauver. Cela est au coeur du pacte social et c’est cette relation de confiance qui doit être préservée, car sinon, que pourrait-il se passer ?

C'est la raison pour laquelle, après l'examen attentif des différents cas, il m’a paru important, compte tenu de l'évolution des technologies et du cadre juridique de ces pratiques, que les conditions d’exercice professionnel des médecins puissent être sécurisés, à la lumière de la loi du 4 mars 2002, en particulier. Si vous estimez que quelques modifications doivent être apportées à cette loi – il s'agit d'un point que, pour ma part, je n'ai pas examiné –, j'étudierai vos propositions, mais il me semble que pour apporter au médecin la sécurité juridique indispensable, la mise à jour du code de déontologie est nécessaire. Cela pourrait se faire sans pour autant modifier l’essentiel qui est cette relation de confiance avec le malade.

M. Paul-Henri Cugnenc : Monsieur le ministre, j'ai écouté attentivement vos propos, nuancés et précis, et je dois vous dire que j'adhère totalement à vos conclusions et à votre position.

Notre mission est arrivée à un accord que je pensais impossible au début de nos travaux. Nous le devons sûrement à la sagesse de notre président qui a réussi, en menant parfaitement bien les auditions, à contenir nos agitations et notre enthousiasme de départ et à amener chacun de nous à une position plus nuancée et plus consensuelle.

Lors de nos premières réunions, j’avais remarqué quelque chose qui m’avait alerté, pour ne pas dire alarmé : il y avait deux positions opposées qui d’ailleurs n’épousaient pas les clivages politiques ou philosophiques. Certains parlementaires, qui avaient pour référence un unique dossier, avaient des idées très précises sur ce qu'il fallait faire ou pas ; d'autres, ceux qui s'étaient occupés, de par leur activité professionnelle notamment, de centaines de dossiers sur ce sujet, avec plus d’humilité, avaient des idées beaucoup moins arrêtées. Je faisais partie de ce second groupe.

Bien entendu, il convient de faire quelque chose car la situation juridique ne peut rester en l'état. Conclure ces travaux avec beaucoup de nuances, comme vous semblez le proposer, est, me semble-t-il, une démarche sage.

M. le Président : Monsieur le ministre, je souhaiterais vous poser une question à laquelle il n’a pas été apporté de réponse claire. Elle porte sur le concept d’exception d’euthanasie.

Avant, les malades avaient peur de mourir dans la douleur ; les traitements antidouleur ont fait, en France, des progrès tardifs mais fulgurants, et aujourd'hui, 95 à 98 % des douleurs peuvent être prises en charge. La notion de douleur peut être élargie à celle de souffrance morale. Lorsque l'accompagnement de fin de vie s'effectue dans de bonnes conditions avec un personnel compétent, au sein ou non d’unités de soins palliatifs, nous avons pu constater que la demande d'euthanasie liée à cette souffrance morale diminue considérablement et peut être divisée par vingt, voire par trente.

Cependant, il reste ce petit nombre d'hommes et de femmes pour lesquels, malgré les traitements prodigués, malgré un accompagnement de qualité, la souffrance morale est incoercible. Certains médecins, nous ont dit pratiquer des sédations, c’est-à-dire des anesthésies répétées et successives entre lesquelles les patients reviennent, pour de courts moments, à la conscience.

C’est pour ces personnes que le Comité consultatif national d'éthique a élaboré la notion d'exception d'euthanasie. Nous avons demandé à certains de ses membres s’ils concevaient cette exception comme une proposition de modification de la loi ou comme une notion reflétant la réalité de certains cas difficiles à régler, qui sont les plus médiatiques, d’ailleurs.

Un philosophe et un juriste nous ont dit que la loi ne réglait pas tous les problèmes de droit et que le droit ne réglait pas toute la vie, ce qui est fort heureux.

Monsieur le Garde des Sceaux, que pensez-vous de cette exception d'euthanasie ? Considérez-vous que la loi en tant que règle générale ne peut pas régler des situations très spécifiques ou, qu'il serait possible, en revanche, d'introduire cette notion d'exception dans le code pénal ou dans le code de la santé publique ?

M. Dominique Perben : Je suis très réservé quant à l'idée de prétendre tout régler. D’abord, parce que, comme vous l'avez dit, les situations à la marge existeront toujours, compte tenu de l'évolution des progrès scientifiques et techniques ; la marge bouge et des situations nouvelles et imprévisibles —même en petit nombre – peuvent survenir. C'est la raison pour laquelle fixer une norme, alors que la réalité bouge constamment, est un exercice infini.

Par ailleurs, il existe un risque de vouloir légiférer pour des cas exceptionnels et marginaux, de faire bouger la norme et de modifier, de façon substantielle, l'équilibre auquel nous sommes arrivés – et que je rappelais tout à l'heure en évoquant la position de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, le code pénal, la loi du 4 mars 2002 et le code de déontologie médicale.

Nous avons là un corpus juridique fondé sur cet équilibre, qui fait référence à la mission fondamentale des médecins : pas d'acharnement, pas de souffrance inutile, mais, en même temps, pas d'autorisation de donner la mort. Je crois que c’est sur cet équilibre qu’il faut rester, quitte à améliorer à la marge les textes qui s'imposent aux uns et aux autres pour leur assurer la sécurité juridique à laquelle ils ont droit.

La lutte contre la douleur est un combat difficile et sans doute sans fin - nombreux d'entre vous sont médecins, vous connaissez donc cela mieux que moi - et il restera toujours la réalité de cette douleur, difficile à combattre.

Au bout du compte, la question qui nous est posée est en fait la suivante : qu'est-ce que la dignité humaine ? Là, chacun suivant ses points de vue philosophiques et ses valeurs peut apporter des réponses différentes. Certains, dont je fais partie, considèrent qu'à partir du moment où il y a une vie, il y a une valeur et donc une dignité, même si l'apparence peut parfois être perturbante ; d'autres considèrent que la dignité disparaît à partir d'une certaine dégradation des conditions de vie. Au bout du bout, c’est bien cette question là que l’on est amené à se poser.

M. Alain Vidalies : Monsieur le ministre, vous venez effectivement d'aborder l'essence même de la problématique de notre mission. Vous avez évoqué, dans votre intervention liminaire et dans le cours du raisonnement, la notion d'excuse légale.

L'excuse légale, naturellement, apparaît comme le concept juridique qu'il convient d'avancer pour aborder juridiquement une réalité difficile. Mais, je n'arrive pas à comprendre comment votre proposition de modifier le code de déontologie peut permettre d’introduire la notion d’excuse légale pour certains cas. L'excuse légale devrait apparaître, non pas dans le code de déontologie, mais dans le code pénal ; il s'agit en effet d'un concept qui se définit par rapport à des délits dont on pourrait considérer que, dans des circonstances que vous avez évoquées, ils ne sont pas commis.

Je ne suis donc pas certain que l'on arrive à répondre – y compris dans la traduction juridique – à la problématique que vous avez évoquée dans votre démonstration. Nous sommes d'accord avec ce que vous avez dit sur les conceptions philosophiques de chacun, et l'intérêt pour la société serait d'arriver à une législation satisfaisant le plus grand nombre.

Cette mission a été créée dans des conditions particulières ; or, si nous en restons là, la question du suicide assisté – sur laquelle l'opinion s’est interrogée – resterait entière. Nous n'aurions pas avancé sur cette question de dignité et de détresse, sauf peut-être par le biais de la piste que vous avez évoquée, c’est-à-dire en apportant des précisions sur la notion d'acharnement thérapeutique.

En fait, au bout du bout, on bute sur la question de l'acte actif. Ainsi, nous sommes d'accord pour qu’on ne se livre pas à l'acharnement thérapeutique, car cela ne heurte aucune de nos conceptions mais nous devons également répondre à la question posée par le Comité consultatif national d'éthique : l'acharnement thérapeutique peut-il aussi justifier des actes actifs ? Je vous rappelle que dans l'affaire Humbert, des poursuites pénales ont été décidées – et après tout on ne peut pas reprocher aux juges de faire leur métier et d'appliquer la loi, même si parfois la non application de certaines lois a permis de répondre aux évolutions de notre société.

M. Dominique Perben : Il est vrai que le dispositif auquel nous réfléchissons, les uns et les autres, et la proposition que je vous ai soumise ne règlent pas la question soulevée par l'affaire Humbert – à savoir les suites juridiques d'un acte actif. Et sur ce point, ma position est claire : je ne souhaite pas de modification du code pénal.

En revanche, les évolutions législatives et réglementaires, ainsi que vos travaux, sont des éléments qui auraient, sans doute, évité à la famille Humbert d'en arriver là.

Quant à l’excuse légale, qui faisait partie de la présentation que j’avais faite d’un certain nombre d’éléments juridiques, il s’agit effectivement d’un dispositif que je ne propose pas. Je réponds donc clairement à la question que vous m’avez posée. Je rappelle que l’excuse légale était une expression qui avait été utilisée par le Conseil de l’Ordre des médecins dont les conclusions n’étaient d’ailleurs pas très claires.

M. le Président : Monsieur le ministre, vous avez évoqué le « testament de fin de vie », ou les « directives anticipées », comme les appellent les Anglo-Saxons.

Les membres de la mission sont partagés sur cette question.

Les uns pensent que la volonté peut être écrite à un moment et que l’on peut se projeter dans l'avenir en définissant dans quelles conditions on souhaiterait que soit ou non poursuivie la thérapeutique, avec comme garant de cette volonté, la personne de confiance, évoquée dans la loi du 4 mars 2002. Les autres, en revanche, pensent que la volonté ne peut s'anticiper et que la principale caractéristique de la liberté est de pouvoir changer d'avis. Nous savons tous que notre avis, s'agissant de la fin de vie, peut changer, en fonction de l'état de notre santé – selon que l’on est en bonne santé, légèrement malade ou gravement malade.

Néanmoins, dans certaines maladies, et dans le cadre du contrat de confiance liant le médecin au malade, ne pourrait-on pas imaginer la conclusion d’un accord, écrit ou oral, selon lequel, quand la maladie aura atteint un certain stade, le médecin n’engagera pas certains traitements ? Je pense en particulier à des maladies dégénératives entraînant des paralysies progressives et qui se terminent par une asphyxie. Certains malades ne désirent pas aller jusqu'au stade de la ventilation artificielle. Ne pourrait-on pas alors imaginer de prendre en compte une volonté anticipée qui s’exprimerait de façon plus précise que par la phrase : « je ne veux pas que l'on s'acharne » et qui pourrait se traduire par : « je ne veux pas que l’on poursuive une thérapeutique agressive ; je souhaite qu’on laisse la maladie évoluer » ?

M. Dominique Perben : Cette idée me paraît tout à fait compatible avec la proposition de modification de l'article 37 du code de déontologie. Si l’on prend en compte l'expression de la volonté du patient – ou à défaut, lorsque celui-ci n'est pas conscient, de ses proches – et le dialogue, collégial, avec le corps médical, ce que vous suggérez peut très bien s'inscrire dans ce schéma. Mais je pense que, ni la loi ni le code de déontologie ne doivent aller jusqu'à ce degré de précision. Nous nous situons là, comme l'a exprimé M. Bernard Kouchner, plutôt dans le cadre de bonnes pratiques.

A partir du moment où l’on est bien d’accord sur l’idée que l’on doit chercher un équilibre entre le soin et le non-excès de souffrances inutiles - il ne me paraîtrait pas anormal, dans cette recherche d’équilibre - que le patient puisse apporter ce type de précisions, afin que soit mieux prise en compte l’expression de sa volonté. En effet, dans ces maladies terribles, il y a une grande lucidité des patients et les perspectives sont claires et peuvent être décrites, à l’avance, par le médecin – je parle sous le contrôle des médecins ici présents –. Dans le dialogue entre le médecin et le patient, une discussion doit pouvoir s’engager sur ce que recouvrirait, dans ces cas, la notion d’acharnement thérapeutique.

M. le Président : Je voudrais reprendre les propos de M. Vidalies.

Il nous a souvent été dit que l'arrêt de la machine entraînant la mort, la qualification pénale est évidente car le médecin est conscient des conséquences entraînées par cet arrêt. Or, certains médecins, non seulement arrêtent la machine, mais injectent une substance mortelle. En plus d’un arrêt thérapeutique, dans le cadre de ce que l’on pourrait qualifier de non-obstination déraisonnable, ils procèdent à un acte actif donnant délibérément la mort.

Certains nous ont expliqué ici que tout cela relevait d'une certaine hypocrisie. Pourtant, nous avons bien l'impression qu'il existe une limite entre l'arrêt d'un traitement devenu inutile et vain devant une mort inéluctable et l'acte de donner délibérément la mort ; pensez-vous, comme un certain nombre d’entre-nous, que laisser mourir n’est pas la même chose que d'arrêter la vie ?

M. Dominique Perben : Je suis tout à fait d’accord : la limite est là. Ma proposition est très claire à cet égard ; je ne propose pas de rendre licite l'acte positif de donner la mort, quelle que soit la substance.

M. le Président : Monsieur le Garde des Sceaux, je vous remercie.

Je ne veux pas présager des conclusions de la mission, et comme le rapport est collégial, je me garderais bien de donner un avis personnel, mais il me semble que nous sommes d’accord avec votre proposition. Nous avions le sentiment que nous ne pouvions pas rester dans la situation actuelle, car il y a un décalage entre notre droit et nos pratiques médicales, même les meilleures. Cependant, et beaucoup sont venus l'exprimer devant la mission, le franchissement de cette limite et la dépénalisation de l'euthanasie ne sont pas en phase avec l'évolution de notre société et l'attente des médecins et de nos concitoyens.

Audition de Mme Marie-Anne Montchamp, Secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, auprès du Ministre de la Santé et de la Protection sociale


(Procès-verbal de la séance du 18 mai 2004)

Présidence de M. Jean Leonetti, président

M. le Président : Madame la ministre, merci d’avoir répondu à notre invitation.

Notre mission a été mise en place le 15 octobre 2003, à la suite d’une affaire très douloureuse et médiatisée, l’affaire Humbert. Elle a travaillé dans un climat de grande sérénité et, je crois, d’efficacité. Elle a procédé à 80 auditions et a organisé trois tables rondes thématiques. Nos travaux maintenant prennent fin.

De ces auditions, il ressort plusieurs éléments.

Dans notre société, la mort est niée, voire déniée, et pose problème.

La médecine a, en partie, confisqué la mort de nos concitoyens : 70 % des Français qui voudraient mourir chez eux finissent dans la même proportion par mourir à l’hôpital et souvent au service de réanimation.

L’évolution de la technique médicale a prolongé la vie. Pour autant, elle a engendré auprès de la population une peur de l’acharnement thérapeutique, que les médecins nomment « l’obstination déraisonnable ».

Nous avons cependant constaté que l’évolution des soins palliatifs avait apporté un élément très positif aux malades en fin de vie, et que, parallèlement, le corps médical n’hésitait plus à utiliser la morphine pour calmer les douleurs.

Par ailleurs, nous avons relevé que le code de déontologie, le code de la santé publique et le code pénal ne disaient pas la même chose. A ce stade, nous sommes arrivés à conclure à la nécessité d’harmoniser nos codes pour harmoniser nos pratiques. Nous avons compris que notre population demandait à mourir, certes le plus tard possible, mais sans souffrance et sans dégradation, alors que, dans le même temps, le corps médical, confronté à des problèmes très difficiles sur le plan éthique, réussissait à les résoudre en grande partie grâce à la concertation et à l’évolution des sociétés savantes. Mais il se trouve dès lors confronté à un risque de contradiction avec le code pénal, puisque les médecins arrêtent les traitements ainsi que les machines qui maintiennent les personnes en vie, entraînant par voie de conséquence leur mort.

Dans la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, nous essayons de réfléchir pour savoir, après nous être rendus en Belgique et aux Pays-Bas, comment nous pourrions répondre aux aspirations de la population et du corps médical au regard de ce problème. On peut relever d’ailleurs que ces aspirations ne sont pas antinomiques ; elles vont au contraire dans la même direction, l’évolution de notre société s’inscrivant dans le sens de ces demandes.

Enfin et surtout, nous voudrions voir éradiquer de notre pays des pratiques qui devraient ne plus avoir lieu. Il s’agit d’euthanasies pratiquées de manière clandestine, sans l’avis du patient, parfois déléguées à l’infirmière. En d’autres termes, il s’agit de morts octroyées sans réflexion, sans collégialité, sans transparence et sans information de la famille. Ces morts ne respectent pas la dignité humaine mise en avant par les personnes favorables à l’euthanasie, qui revendiquent de mourir dans la dignité. Ces personnes sont pour que l’on donne délibérément la mort et militent pour la dignité du respect de la vie.

Or, la dignité humaine est consubstantielle à l’être : on ne peut par conséquent toucher à la vie humaine sans toucher à la dignité humaine. Ces deux éléments doivent être conçus dans leur globalité pour répondre au difficile problème de la fin de vie de nos concitoyens qui, compte tenu du vieillissement de la population et de l’évolution de la médecine, seront plus nombreux dans des situations de handicap. Ce n’est pas à vous, Madame la ministre, que je ferai l’affront d’évoquer le problème des handicapés majeurs, qui pose aussi le problème du respect qu’on leur doit et de la dignité humaine.

Madame, nous vous écoutons avec grand intérêt.

Mme Marie-Anne Montchamp : : Mesdames, messieurs, aujourd'hui, des milliers de personnes confrontées à leur vie finissante souhaitent vivre leurs derniers moments le plus dignement et humainement possible. On veut mourir sans douleur, sans angoisse excessive, sans acharnement thérapeutique, on veut recevoir les soins de fin de vie adaptés et ne pas être seul au moment de sa mort.

Le cadre légal que nous nous sommes donné – la loi du 9 juin 1999 et la loi du 4 mars 2002 – permet de répondre largement à ces préoccupations, puisque tout médecin se doit de prendre en compte et de traiter la douleur, d'accompagner le malade, de lui assurer une vie digne jusqu'à la mort, d'éviter toute obstination déraisonnable.

Les douleurs réfractaires, les situations d'angoisse intolérable peuvent être résolues par des soins palliatifs bien conduits n'excluant pas d'utiliser tous les moyens disponibles, même si ces moyens ont pour effet non désiré d'anticiper la mort.

Le droit de demander la limitation ou l'arrêt de soins actifs est désormais un droit acquis, tout comme le droit de refuser les soins.

Pourtant, malgré les avancées législatives, malgré les immenses progrès faits ces dernières années par le traitement de la douleur et les soins d'accompagnement, des peurs continuent à traverser le corps social : peur de souffrir, d'être seul ou abandonné. Des confusions persistent dans le grand public comme chez les professionnels de santé autour des termes « euthanasie », « aide à mourir », et l'on continue à croire que la seule manière humaine et digne de mourir est de demander le geste qui tue, qui interrompt la vie.

Ces confusions sémantiques n’épargnent pas les sondages. Il va de soi que personne ne veut mourir dans des souffrances extrêmes, ni être maintenu en vie par des machines lorsque tout espoir de guérison est abandonné. Tout le monde veut « être aidé » au moment de sa mort. Cela signifie-t-il pour autant que la majorité de notre population souhaite recevoir une injection létale ?

Une certaine stratégie pro-euthanasie exploite les peurs qui habitent la population et joue sur la confusion sémantique. C'est pourquoi il est urgent d'appeler les choses par leur nom et de réserver le terme d'euthanasie à l'acte intentionnel de donner la mort.

Lorsqu'un médecin, pour éviter à son patient les affres de l'agonie, lui donne des antalgiques ou des sédatifs qui peuvent avoir pour effet non recherché d'anticiper un peu la mort, il s'inscrit dans une logique de soins palliatifs, il ne pratique pas d'euthanasie.

Lorsqu'un réanimateur arrête une machine et prend les mesures nécessaires pour que son patient ne souffre pas, il respecte son devoir de non-obstination déraisonnable et son devoir de soulager. Il permet la mort, il ne la donne pas.

Dans ces deux situations – soulagement des souffrances, arrêts des soins actifs –, les décisions médicales doivent être précédées d'une évaluation et d'une réflexion éthique au sein de l'équipe multidisciplinaire, afin que la décision soit collégiale et transparente.

Ces bonnes pratiques de fin de vie ne sont pas encore suffisamment connues ni appliquées.

Comme le montre l'actualité récente – je fais allusion à l'affaire de Besançon –, il y a encore une hétérogénéité des pratiques, un manque de collégialité et de transparence qui sèment la confusion et génèrent des conflits au sein des équipes.

Ainsi, pour lever les ambiguïtés et les représentations erronées entretenues autour de cette question de société essentielle, il est urgent de mieux communiquer sur la fin de vie et de poursuivre nos efforts pour harmoniser les pratiques des professionnels de santé, au premier chef concernés.

J’ajouterai un troisième point, qui relève davantage de l’éclairage que je puis apporter compte tenu de ma mission au secrétariat d’Etat aux personnes handicapées, pour évoquer le cas particulier des personnes très lourdement handicapées et au sujet desquelles l’actualité a renvoyé, par un éclairage très abrupt, des questions qui me semblent proches des questions que vous traitez dans le cadre de votre mission sur la fin de vie.

Il nous faut d’abord mieux communiquer sur la fin de vie.

La nécessaire clarification sémantique à destination de la population dans son ensemble et des professionnels de santé est une exigence forte. Elle doit être couplée à une meilleure information sur les dispositions légales existantes et les ressources disponibles en matière de soins palliatifs. L’effort doit se poursuivre sans relâche, à travers plusieurs mesures possibles.

Premièrement, il faudrait lancer sur ce sujet difficile une vaste campagne de communication. Une étude récente de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) en 2003 a confirmé l'immense angoisse de nos contemporains face à la mort ainsi que la vision très négative entretenue par les médias. Cette vision négative fait le lit d'une attitude majoritairement favorable à l’euthanasie, perçue comme la seule garantie d'une mort digne, douce et sans souffrances. Cette étude a confirmé également la confusion qui règne dans l'esprit des gens autour des pratiques de fin de vie, une méconnaissance générale des lois et de l'offre en soins palliatifs. Une campagne de communication est donc nécessaire. Elle peut être épaulée par la création d'un numéro vert et l'organisation d'états généraux de la fin de vie. Il s’agirait de replacer l’idée de la différence sémantique essentielle entre « la fin de vie accompagnée » et l’euthanasie.

Deuxièmement, la création d'un numéro vert ou azur pourrait aider une population dans son ensemble démunie et mal informée face aux problèmes soulevés par la fin de la vie. Par sa triple fonction – écouter, informer, orienter –, le numéro vert ou azur peut contribuer à cette clarification sémantique, informer sur les ressources existantes, écouter ceux qui se sentent démunis, éventuellement les conseiller et les orienter. Ce numéro vert pourrait, par ailleurs, jouer un rôle non négligeable d'observatoire de la fin de vie.

Troisièmement, l'organisation d'états généraux régionaux sur la fin de vie se traduirait par des manifestations citoyennes, associant les hôpitaux, les mairies, les associations locales. Elles permettraient de donner la parole aux malades, aux familles, aux professionnels de santé. Elles pourraient être le lieu d'un vaste débat, de transmission d'expériences et contribueraient ainsi à une véritable culture de l'accompagnement de la fin de vie. Elles seraient l'occasion d'interpeller les décideurs locaux, de susciter une réflexion, d’établir un état des lieux local, de favoriser la mise en place de réponses pour une meilleure prise en charge de la fin de vie.

Quatrièmement, il conviendrait de mieux communiquer à propos des pratiques de fin de vie en réanimation. Bien des réanimateurs se sentent en insécurité, lorsqu'ils prennent des décisions médicales qui ont pour conséquence d'entraîner la mort. A cause du manque de clarté des textes réglementaires, d'une part, de la confusion entretenue entre l’arrêt de soins et l'euthanasie, d'autre part, un quart des réanimateurs se dit dans la crainte de poursuites judiciaires. Ce climat n'est pas propice à une prise en charge sereine de la mort.

Plusieurs mesures enfin pourraient contribuer à apaiser les inquiétudes de cette profession, afin d'inciter les médecins à plus de transparence, en limitant les risques qu'ils pourraient encourir.

Il conviendrait tout d’abord d’harmoniser les textes. L'article 37 du code de déontologie pourrait être modifié pour être plus explicite sur le devoir de soulager les souffrances terminales quel qu'en soit l'effet sur la durée de vie du patient. L'obligation absolue de s'efforcer de soulager ne doit pas faire transgresser l'interdiction de mettre fin à la vie par un acte délibéré mais peut, dans certains cas, rendre tolérable une prise de risque. Une harmonisation des textes et des terminologies employées entre code de déontologie, code de la santé publique et loi sur les droits des malades est nécessaire pour lever toute ambiguïté et éviter toute divergence d’interprétation.

Il faut aussi informer les juges. Il n'est pas question de remettre en cause le principe d'appréciation individuelle des magistrats mais de mieux les informer des règles de l'art définies par les professionnels, par exemple les recommandations de bonnes pratiques de la Société de réanimation de langue française (SRLF). Des instructions de politique pénale en direction des juridictions permettraient de mieux faire connaître les dilemmes posés par certaines situations de fin de vie pour éviter des poursuites inappropriées.

Il faut enfin informer les experts. La récente expertise médicale menée dans le cadre de l'affaire de Besançon montre que la confusion entre euthanasie et arrêt de soins assorti de soins palliatifs persiste chez les experts.

Voilà pour ce que j’ai appelé commodément « une campagne de communication sur le thème de la fin de vie à l’usage de nos professionnels et de nos concitoyens ».

Un deuxième axe est primordial, celui qui consiste à harmoniser les pratiques des professionnels de santé.

Tout d’abord, l’harmonisation passe par la réorganisation du système de santé.

La réforme du système de santé qui est entreprise devrait faciliter les changements de pratiques professionnelles, développer la coordination des soins et améliorer la communication entre acteurs de la santé. Ces modifications sont inscrites dans la dynamique des réseaux de santé. Elles doivent provoquer une économie de système et apporter une valeur ajoutée à la qualité des soins délivrés. Ceci est une authentique prévention contre la tentation euthanasique. Il y a lieu d’établir des recommandations de bonnes pratiques cliniques. Seul un travail de réflexion rigoureux mené par des acteurs de santé et débouchant sur des recommandations de bonnes pratiques cliniques permettra de définir les réponses soignantes les plus adaptées.

Un projet de conférence d'experts ou de conférence de consensus réunissant l'Ordre national des médecins, l'Académie de médecine, la Société de réanimation de langue française et la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs afin d'aboutir à une déclaration commune de bonnes pratiques en fin de vie est actuellement à l'étude. La conférence de consensus sur l'accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches a eu lieu en janvier dernier ; le texte des recommandations publié par l'Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) est désormais disponible, il devrait être diffusé au sein des établissements et faire l'objet d'un débat intra-hospitalier.

La grande majorité des situations de détresse en fin de vie et des demandes ou tentations d'euthanasie pourrait être évitée si une démarche éthique était mise en œuvre.

A plusieurs – patient, proches, soignants et médecins concernés –, en croisant les regards et les analyses, il est possible que des pistes de résolution émergent, pistes que l'on n'aurait pas imaginées dans une réflexion solitaire. La décision médicale finale est le fruit de cette démarche collective.

Quand elle est entreprise assez tôt, une telle démarche évite de créer des situations très complexes et parfois scandaleuses. Si difficile que soit une décision d'arrêter les traitements, elle est toujours moins violente que l'impasse du désir de mort. Si chacun est d'accord et que le temps confirme le choix d'arrêter des traitements devenus inadaptés, on peut laisser la mort advenir, tout en continuant à traiter la douleur et les symptômes associés.

Au-delà des questions touchant à l’organisation même du système de santé, la formation des professionnels de santé est centrale, de même que la nécessité de développer la recherche en soins palliatifs.

Mieux formés aux soins palliatifs, à l'accompagnement et à l'approche éthique, les acteurs de la santé seront mieux armés pour affronter la complexité et la singularité des situations rencontrées en fin de vie.

En développant dès la formation initiale, mais également dans le cadre de la formation continue, un apprentissage multidisciplinaire, chacun affrontera moins difficilement les questions complexes, à la croisée de réflexions d'ordre médical, philosophique, spirituel et finalement politique auxquelles nous renvoie la fin de la vie.

C'est de l'analyse de la complexité des situations rencontrées en fin de vie et des actions de recherche qui peuvent en découler que le progrès pourra se poursuivre. La recherche dans le champ de l'éthique et des soins palliatifs est donc à promouvoir.

Toujours dans le sens de l’harmonisation des pratiques des professionnels de santé, il convient de renforcer les soins palliatifs, développer la démarche palliative dans une approche globale.

Il est nécessaire de poursuivre l’effort entrepris depuis plusieurs années pour permettre à chaque région d'être dotée d'au moins une unité de soins palliatifs, à chaque département d'avoir au moins une équipe mobile, à chaque territoire de santé de s'appuyer sur des lits identifiés de soins palliatifs.

La démarche palliative telle qu’elle est décrite dans le cadre de la conférence de consensus sur l'accompagnement des personnes en fin de vie de janvier 2004 devrait permettre de diffuser la culture de l'accompagnement et des soins palliatifs. Ce type de démarche peut prévenir un grand nombre de demandes d'euthanasie.

Il est souhaitable enfin que tous les services confrontés à la mort de leurs patients soient dotés d'un temps suffisant de psychologues, pour le soutien des patients, des familles et des soignants.

Mon propos renvoie davantage à l’organisation du système de santé. Je dresse là un parallèle avec ce que je perçois dans le domaine particulier du handicap et singulièrement de la maltraitance. Dès lors que des personnels se trouvent pour des durées très longues et sur des postes qu’ils occupent depuis fort longtemps au contact de personnes lourdement handicapées ou de malades en situation de fin de vie, on ne peut exclure le risque que se produisent des faits de maltraitance et, j’en fais l’hypothèse, des cas de pratiques euthanasiques.

Au-delà des deux axes que j’ai développés – communication d’une part et harmonisation de l’autre –, je souhaite, dans le cadre de la présente audition, porter le regard particulier qui est le mien au sujet de personnes très lourdement handicapées qui nous posent des questions connexes au sujet que vous traitez.

Comme l'a mis en évidence la démarche du jeune Vincent Humbert, certaines demandes d'euthanasie émanent, non pas de personnes confrontées à la perspective d'une mort douloureuse mais à celle d'une vie qu'elles considèrent comme insupportable, pour elles ou pour leurs proches, et à laquelle elles voudraient mettre fin sans pouvoir le faire elles-mêmes.

Bien qu'il ne soit pas strictement question d'accompagnement de la fin de vie, il me paraît nécessaire d'évoquer devant vous l'indispensable accompagnement d'une vie avec un handicap très lourd pour assurer sa cohérence à un discours fondé sur la conviction que « toutes les vies valent la peine d'être vécues jusqu'au bout ».

Une attention toute particulière devra être portée à l'aide qui sera apportée aux personnes les plus lourdement handicapées à travers le nouveau droit à compensation dont la création est prévue par le projet de loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Il s'agit d'une exigence morale et éthique.

Ces personnes devront trouver dans l'accompagnement qui leur sera proposé des raisons de continuer à se battre et un moyen d'éloigner le spectre des difficultés financières et matérielles qui accompagnent la survenue d'un tel handicap pour toute une famille.

Les personnes très lourdement handicapées doivent retrouver une liberté de leur mode de vie.

Par quels moyens ?

Par la création d’établissements – essentiellement sous forme de maisons d'accueil spécialisées – ayant vocation à accueillir les personnes dans un environnement adapté et où on ne renoncera jamais à les faire progresser. On a pu constater que les effets de « décrochage » qui survenaient parfois au cours des prises en charge généraient des demandes euthanasiques.

En favorisant le retour à domicile, en pérennisant et en améliorant, dans le cadre du droit à compensation, le dispositif expérimental mis en place en 2002.

On évalue à 5 000 le nombre de personnes très lourdement handicapées à domicile. En raison de l’importance de leurs besoins, elles ne trouvaient pas dans le dispositif de droit commun les moyens nécessaires au financement d'un accompagnement humain adapté.

A l'automne 2002, un dispositif dérogatoire et expérimental a été mis en place par la circulaire du 11 octobre 2002. Il a été complété et précisé par une circulaire du 31 mars 2003. Il mobilise les crédits de l'Etat, des départements et de la Sécurité sociale.

Il a permis à quelques centaines de personnes de bénéficier de forfaits d'auxiliaires de vie supplémentaires pour faire face à leurs besoins, jusqu’au triplement pour une présence 24 heures sur 24. En 2003, 1 235 forfaits d'auxiliaires de vie leur ont été attribués. Parallèlement, le déplafonnement de l'allocation compensatrice tierce personne, versée par les départements, a été encouragé.

Enfin, des crédits spécifiques ont été prévus pour permettre l'accès de ces personnes à des places de services de soins infirmiers à domicile (300 places nouvelles en 2003). L'externalisation de services ambulatoires de maisons d’accueil spécialisées (MAS) ou de foyers d’accueil médicalisés (FAM), autorisée dans le cadre des expérimentations de la loi du 2 janvier 2002, permet de venir en aide à des personnes qui nécessitent un recours massif aux aides humaines. Pour ce dispositif, 13 projets ont été présélectionnés, 5 ont été définitivement retenus et 8 sont en cours d'instruction.

Ce dispositif sera pérennisé et relayé par la mise en place du droit à compensation, prévu par le projet de loi à l’instant évoqué et dont nous débattrons début juin, qui apportera à toutes les personnes handicapées, au premier rang desquelles les plus dépendantes, une réponse personnalisée à leurs besoins, notamment en aides humaines, en aide aux aidants, aides techniques et aménagement du logement, assortis de places en établissement.

Au travers de la question de l'euthanasie, c'est la question de l'homme et de sa finitude qui est posée : l'homme en tant qu'individu et en tant que membre d'une société où les valeurs fondatrices sont la solidarité et le respect.

Aucune loi ne pourra nous affranchir de ce devoir d'affronter la complexité de la fin de la vie et sa singularité.

M. le Président : Je vous remercie, Madame la ministre.

La parole est à Mme Catherine Génisson.

Mme Catherine Génisson : Madame la ministre, je vous remercie de votre exposé. Peut-être serais-je un peu provocatrice en disant que votre conclusion va à l’encontre de certaines des propositions que vous avez avancées. En particulier, vous avez indiqué qu’aucune loi ne pouvait être présentée face à ce difficile problème de la fin de vie, plus largement de la vie tout simplement. Parallèlement, vous avez présenté des modifications relatives au code de déontologie médicale et au code de la santé publique. Nous sommes là, prosaïquement et de façon pragmatique, dans le domaine de la législation.

Par ailleurs, en matière de communication, vous avez proposé la mise en place d’un numéro vert. La proposition est intéressante pour les personnes qui se posent de façon intellectuelle le problème de la fin de vie. En revanche, le dispositif est très en deçà de ce que peut en attendre une famille ou une personne directement confrontée au problème. La dureté, l’aspect anonyme de ce type de relation sont très insuffisants pour accompagner des situations concrètes. Pour autant, le projet peut être intéressant pour aider à la réflexion.

L’idée d’organiser des états généraux est bonne. Le débat appartient certes à une mission parlementaire, au Gouvernement ; il appartient aussi à tous les citoyens, et le placer dans la vie de chaque citoyen est intéressant. Sans doute serait-il utile de définir quelques lignes directrices. J’habite dans le Pas-de-Calais. De nombreux débats y sont organisés sur le sujet, mais je les considère comme orientés dans la mesure où le Dr Chaussoy et Mme Humbert participent à beaucoup d’entre eux ; leur présence, en soi légitime, donne d’emblée une orientation particulière au débat et peut en tronquer la qualité. C’est pourquoi il faudra sans doute travailler à ces états généraux – sans bien évidemment vouloir être dirigiste – pour qu’ils puissent trouver la plénitude de leur effet et réfléchir à leur organisation.

J’ai réagi lorsque vous avez évoqué le sujet du double effet de certaines thérapeutiques ou pratiques d’accompagnement de fin de vie. Vos propositions, pardonnez-moi, revêtent une certaine hypocrisie. Nous avons très largement écouté les réanimateurs, les acteurs des soins palliatifs et de l’accompagnement de fin de vie. Tous, à juste titre, ont relevé la grande différence entre la mise en place de certaines thérapeutiques et l’utilisation de médicaments, conscients de l’incidence de ce double effet, et la participation à une démarche d’accélération de la fin de vie. Vos propos à cet égard n’ont pas été très clairs. J’ai trouvé que le Gouvernement se réfugiait derrière une certaine prudence et une certaine volonté de laisser faire, alors qu’il faut être très strict sur le sujet.

Je me suis également interrogée sur vos propos relatifs à la formation des juges. Il nous faut être clairs en indiquant que le débat appartient en premier à la personne concernée et aux professionnels qui vont se retrouver en colloque singulier avec elle. Dans un premier temps, tout autre intervenant, que ce soit la famille ou les amis, est là pour s’informer, pour entourer, mais le colloque se situe entre la personne et les professionnels de la santé. Le recours au juge, à la judiciarisation de la situation ne pourra se situer qu’a posteriori. Cette imbrication de deux contextes aussi particuliers que ce colloque singulier et le monde de la justice me semble un peu dangereuse.

Vous avez parlé de la réorganisation du système de santé, de la coordination. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec ces propositions. Vous avez évoqué la nécessaire réorganisation des soins palliatifs. Je pense que si l’organisation quantitative est à prendre en compte – je crois que nous sommes tous d’accord –, nous devons également mettre l’accent sur l’organisation qualitative. Vous en avez relevé quelques points en soulignant l’importance des unités de référence et en plaidant aussi pour une diversification dans l’offre de soins palliatifs, qu’il s’agisse des unités mobiles ou des soins palliatifs à domicile.

Il est également important – et je pense que le professeur Fagnez ne me démentira pas – que soient mis en place des lits de soins palliatifs dans les services de soins actifs ou de soins aigus, ce qui permettrait de répondre à la lassitude du personnel, aux besoins de prise en charge sur de longues périodes. Le terme de « lassitude » n’est nullement péjoratif. Il n’y a pas de solution toute faite : des personnels souhaitent suivre des malades jusqu’au bout, d’autres souhaitent consacrer leur vie professionnelle à la prise en charge des personnes en fin de vie ; pour d’autres encore, il y a une nécessité de mutation.

Vous avez évoqué courageusement la situation de Vincent Humbert, en indiquant que toutes les vies valaient la peine d’être vécues jusqu’au bout. On ne peut qu’être d’accord, mais je ne crois pas qu’en dehors de la surmédiatisation du cas de Vincent Humbert, il y ait eu de sa part ou de celle de sa famille une contestation quant à la qualité de soins. Pour autant, au-delà de la qualité de sa prise en charge, il a formulé une demande très forte, accompagné par sa famille, d’accélérer sa fin de vie. Il existait des moyens humains de le faire puisqu’il recevait des traitements : je pense en particulier à l’alimentation artificielle. On disposait donc des moyens humains de raccourcir sa vie. Je souhaiterais connaître votre position sur le sujet.

En l’état, le Gouvernement propose, semble-t-il, de poursuivre la réflexion. Vous ne proposez que de répondre à l’amélioration de l’accompagnement de fin de vie et semblez considérer que la réflexion n’est pas mûre pour aller plus loin dans les propositions.

Mme Danielle Bousquet : Madame la ministre, je vous remercie de vos propositions très intéressantes.

Je rejoins la remarque de Mme Génisson sur la phrase « Toutes les vies valent la peine d’être vécues », ce que je veux bien croire philosophiquement. La seule difficulté est que tel n’était pas l’avis du jeune Humbert et de sa famille. Vous êtes convenue du fait que l’avis de la personne est déterminant. Nous souhaiterions connaître votre opinion sur la manière dont on peut prendre en compte l’avis de la personne lorsqu’elle demande très clairement que l’on mette fin à cette vie-là qui, pour elle, ne vaut plus la peine d’être vécue, ce qui semblait être une conviction forte chez ce jeune homme et semble partagé par d’autres jeunes très abîmés par des accidents – nous en connaissons tous – qui revendiquent le droit de mourir. Pour le moment, ils n’ont pas de réponse, ce qui est très cruel, pour eux comme pour ceux qui les entourent.

M. Olivier Jardé : Merci, Madame la ministre, d’être parmi nous.

Vous avez indiqué en conclusion que vous ne souhaitiez pas légiférer. Cela m’ennuie énormément, car vous avez également proposé des modifications de l’article 37 du code de déontologie médicale. Je crois que l’on ne peut faire autrement que de le modifier. Personnellement, je pense qu’il faudra légiférer autour d’un triptyque « malade-famille-soignants » qui me semble incontournable, tout en souhaitant qu’aucune commission ne retarde indéfiniment les décisions à prendre. Je craindrais, en effet, la mise en place d’une commission qui, elle-même se réunissant tous les six mois, donnerait un côté inhumain à cette décision grave.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre point de vue sur les services qui accueillent des handicapés à long terme. Madame la ministre, les sévices ou les maltraitances sont exceptionnels. On peut rendre hommage à toutes les personnes qui s’en occupent. Vous dites que cela se produit. Je le répète, quant à moi : peut-être, mais de façon exceptionnelle.

Mme Marie-Anne Montchamp : : Je n’ai pas dit cela.

M. Olivier Jardé : Sans doute ai-je mal compris.

Quant à installer des lits de soins palliatifs dans tous les services, madame Génisson, je me sens, pour ma part, totalement incompétent, contrairement à vous.

Vous avez cité, Madame la ministre, des sociétés compétentes qui pourraient être consultées. Vous avez oublié la Société de médecine légale et de criminologie, qui compte une sous-section d’éthique médicale. Elle réfléchit beaucoup à ces problèmes et a même une chaire de droit médical à la faculté Necker-Enfants Malades. Il est un peu dommage de l’occulter.

Pensez-vous que l’on puisse s’abstenir de légiférer ?

Mme Marie-Anne Montchamp : : Comprenons-nous bien : pour moi, légiférer, dans le sens où je l’ai exprimé, consiste à se mettre en situation de produire un texte législatif pour lui-même sur le sujet. C’est pourquoi je ne suis pas opposée à faire évoluer les dispositions légales qui existent aujourd’hui, sans pour autant aller vers ce que j’appelle un « monument législatif ». Je ne vois pas d’inconvénient à adapter les textes, à les faire vivre. En revanche, je suis de plus en plus circonspecte, interrogative sur les monuments législatifs. Nous sommes sur des sujets extrêmement évolutifs, dont la complexité n’échappe à personne. Je sais que les législateurs sont toujours talentueux mais sur de tels sujets, qui pourraient faire l’objet de débats politiciens, je craindrais, d’une part, que nous soyons imparfaits et, de l’autre, que nous agitions des spectres pour tout dire un peu problématiques. Cela pour répondre à votre remarque, Mme Génisson, sur la nécessité d’adapter la loi et de ne pas ériger, M. Jardé, ce que j’appelle « un monument législatif ».

Pour ce qui est du numéro vert, Mme Génisson, nous ne nous sommes pas comprises. Mon propos portait sur la communication et ne renvoyait pas exclusivement aux professionnels, mais à la société civile qui éprouve un certain mal à l’aise vis-à-vis de ce sujet, qui en souffre et qui est confrontée à ses propres peurs. Nous devons progressivement accompagner dans une plus grande maturité la société sur ces questions pour que celles-ci puissent enfin être appréhendées dans la sérénité. Le numéro vert ne saurait s’adresser à une famille en détresse ; il n’est pas question de sortir du cadre des professionnels, des aidants, des accompagnants, des services adaptés. Nous nous plaçons là plutôt par rapport à une dimension que nous appelons pour le handicap « le changer de regard ». Nous sommes dans le même esprit que sont conçus les états généraux. Je retiens la nécessité d’élaborer un cahier des charges pour les états généraux, car ces derniers pourraient être autant de déballages infructueux, ils pourraient produire pour le coup l’effet inverse et, au lieu de changer le regard, consolider le regard dans des chemins que nous n’avons pas envie d’emprunter. Je reprends les exemples que vous citez contenant une forte dose médiatique.

Sur l’hypocrisie des propositions, je ne suis nullement gênée que vous ayez exprimé vos doutes, mais il me semble que c’est moins une posture politique qui est au cœur de cette question que la nécessité de conférer à l’individu la possibilité d’exercer souverainement son libre choix. Renforcer l’idée de l’accompagnement palliatif, de l’utilisation des traitements antidouleurs, éventuellement sédatifs, pour faire en sorte que sa décision de cesser de vivre soit sa décision sur un parcours qu’il juge fini : c’est ce que nous devons essayer de ménager. Faute de quoi, il y a un doute ou un risque d’exposer le patient à un choix directement lié à une situation de souffrance ou un risque d’exposer son environnement au même choix.

Sur ce que vous avez appelé « la lassitude », mon idée n’était pas de vous dire qu’il fallait demander à telle personne qui a cette vocation remarquable d’accompagner les personnes en fin de vie de faire autre chose mais d’indiquer la nécessité d’une veille, parce qu’il n’est pas certain que cette lassitude soit explicite à tout moment de la journée, de la nuit ou du parcours du soignant. La veille s’organise. Cela fait partie des choses que nous devons avoir en tête.

Je n’aurai pas l’outrecuidance d’aborder le sujet de Vincent Humbert, tant il est complexe. Simplement, en étudiant le parcours de soins qui avait été le sien, je ne l’affirme pas mais j’ai cru déceler, selon ses dires, un décrochage dans l’offre de soins. Il l’a écrit. Dès lors, ce décrochage aurait pu générer la demande euthanasique. Cela renvoie à l’idée que j’ai évoquée de repousser le choix le plus loin possible. Mon analyse sur Vincent Humbert me porte à dire qu’il faut éviter que le système ne secrète des ruptures générant ensuite une demande euthanasique.

Mme Danielle Bousquet, vous avez évoqué le cas de Vincent Humbert ; c’est un peu la même réponse que je vous fais. Je ne veux pas avoir une réponse dogmatique sur le sujet ; je ne peux me le permettre.

En revanche, M. Olivier Jardé, il y a quelque chose que je ne puis vous laisser dire, car c’est insoutenable. Comment avez-vous pu comprendre que j’ai dit, à un moment ou à un autre, qu’il y avait de la maltraitance systématique dans les unités de prise en charge de personnes handicapées ? J’ai souligné que, dans certains cas, nous avions identifié des sujets de maltraitance que bien évidemment nous cherchons à observer. Il est de notre devoir de le faire. Heureusement, ce sont des cas rares. Il arrive donc que les personnels suspects de maltraitance s’inscrivent dans le cadre d’une carrière longue, fatigante. Nous renvoyons à la question de la veille, de la sécurisation du parcours des aidants et des accompagnants. Je suis convaincue que nous nous sommes mal compris sur le sujet…

M. Olivier Jardé : Je le souhaite.

Mme Marie-Anne Montchamp : Vous n’avez pas à le souhaiter. Je confirme que je n’ai pas dit une chose pareille. Voilà ce que je souhaitais indiquer sur ces questions.

Mme Catherine Génisson : Madame la ministre, je vous remercie pour le courage de vos réponses. Je souligne par ailleurs la qualité de nos travaux dans le cadre de la mission conduite par notre président, car nous avons pu aller jusqu’au bout des questions.

En soulignant le courage de vos réponses, je suis encore plus en désaccord avec vos réponses à la question de Mme Bousquet et à celle de M. Jardé qui est une question dramatiquement simple : malgré tous les accompagnements, toute la qualité de l’accompagnement qui peut être offerte à une personne, avec l’exigence de continuité que vous avez évoquée, qui est importante et demandée par les malades, malgré tout cela, les acteurs des soins palliatifs, ayant eux-mêmes peu plaidé pour une réforme législative, nous ont indiqué que sans doute s’agissait-il de cas exceptionnels, mais qu’il y avait des cas où la demande d’accélération de fin de vie persistait même quand tout ce qui était imaginable avait été fait.

Je ne me contente pas d’une réponse selon laquelle on pousserait la sédation et la prise en charge de la douleur physique et psychique jusqu’à obtenir la fin de vie. C’est faire injure précisément à ceux qui prennent en charge l’accompagnement de fin de vie. C’est aussi ne pas vouloir, nous citoyens, à quelque niveau de responsabilités que nous soyons, esquisser de réponses.

Je vous remercie donc de votre réponse ; en même temps, elle ne me satisfait pas du tout.

Mme Marie-Anne Montchamp : Sur le sujet que vous évoquez, je renvoie toujours à la question du libre choix et de la prise en compte du libre choix, ce qui n’élude nullement la réponse thérapeutique ou médicale qui peut être apportée dans le cadre de la concertation et de la transparence que nous avons évoquées précédemment. Encore une fois, pour éviter que nous ne soyons dans un système comportant ses propres perversions ou entraînant une simplification trop grande des situations, le principe de reculer le libre choix pour le limiter à ce qui est un pur refus de la poursuite des traitements me paraît discutable.

Mme Catherine Génisson : Il y a effectivement la rareté et la complexité des situations. Toutefois, reconnaître que chaque situation est unique, en l’état actuel de la législation, c’est ouvrir la porte à tous les arbitraires possibles, parallèlement à une absence des acteurs et à une inégalité du citoyen devant la loi. En tant que législateurs, notre rôle est d’essayer d’apporter les meilleures réponses aux questions de société. Vos propositions ne répondent pas à ces valeurs importantes.

M. le Président : Juste un mot pour replacer le débat.

Le débat se situe à la pointe du passage entre « peut-on ou non donner délibérément la mort ? ». Dans ce passage, on peut reculer jusqu’au bord du précipice mais, à un moment donné, on le franchit. C’est pourquoi, Madame la ministre, je voudrais que l’on soit d’accord sur le sujet évoqué.

Prendre en compte l’expression de la volonté ne signifie pas y répondre de manière systématique ni de manière directe. On passe d’un temps où la médecine n’écoutait pas ce type de propos à un autre où elle commence à entendre et à esquisser une réponse. Si on avance plus loin dans la démarche, on se rend compte qu’il existe une série de droits des malades en fin de vie. Par exemple, si une personne vit artificiellement grâce à une alimentation parentérale, a-t-on ou non le droit d’arrêter ce traitement alors que la personne concernée endure une souffrance physique et morale telle qu’elle le demande ? Est-ce à dire pour autant que l’on a donné délibérément la mort ? Dans ce cas, j’estime que l’on a laissé mourir, mais non donné la mort. Cet espace est un espace étroit sur lequel on bute. Si on va dans un sens, on est obligé de changer le code pénal ; si on va dans l’autre sens, on se place dans une situation où le flou peut générer l’arbitraire. C’est dans ce cadre que nous cherchons à savoir par quelle voie conforter les bonnes pratiques, éliminer les mauvaises et laisser un espace à la complexité. Une personne auditionnée nous a expliqué qu’il n’était pas malsain que subsiste un espace de doute, où le législateur n’ose pas introduire la règle ni le droit parce que la loi ne règle pas tout le droit et que le droit ne règle pas toute la vie.

Plaçons-nous dans ce petit espace. On peut décider de laisser le médecin faire ce qu’il veut, en répondant au malade que l’on n’a pas légiféré. Si on soutient que le malade a le droit d’exiger du médecin la mort, on doit dépénaliser et donc modifier le code pénal. Dans cet espace étroit, il y a un espace intéressant qui touche au respect du malade – ce que nous recherchons tous –, en même temps à l’écoute de sa demande et à la dissociation, il est vrai subtile, entre le traitement et les soins. Le malade peut refuser le traitement et demander des soins, c’est la différence entre to cure et to care des Anglo-Saxons : le malade n’est pas abandonné, il est accompagné dans sa mort ; pour autant, on a arrêté les traitements qui prolongent artificiellement sa vie. C’est bien cet espace qui est délicat. Rappelez-vous ce que nous a dit M. Robert Badinter : dès lors que l’on a franchi l’espace, on a effondré la muraille de l’interdit.

Mme Marie-Anne Montchamp : Au sujet des juges, Mme Génisson, mon propos s’inscrivait dans la partie de mon propos sur le « changer de regard » et ne visait pas l’organisation de l’offre de soins. L’idée consistait à faire participer à cette évolution de la représentation de la fin de vie l’ensemble des acteurs qui, à un moment ou à un autre, peuvent se trouver confrontés à une responsabilité à prendre dans ce domaine, certainement pas dans un autre cadre. Par ailleurs, l’itération législative ne me paraît pas en soi choquante, surtout à des périodes de nos évolutions collectives où nous avons plus de questions que de réponses absolues. L’idée de ce positionnement du curseur que j’ai évoqué me semble être suffisamment importante pour que nous nous posions la question de l’opportunité de légiférer, en espérant, du moins est-ce mon souhait, que l’on ne légifère que lorsque cela est strictement nécessaire.

N° 1708 – Rapport de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie – Tome II : Auditions – (Président et Rapporteur : M. Jean Leonetti)

1 Nommée ministre, le 31 mars 2004.

( Cf. le complément de réponse manuscrit apporté par M. Nicolas Aumonier à M. Michel Vaxès à la fin de l’audition.

( Cf. le complément de réponse manuscrit apporté par M. Nicolas Aumonier à Mmes Catherine Génisson et Françoise de Panafieu.

( Cf. le complément de réponse manuscrit apporté par M. Nicolas Aumonier à M. Michel Piron, à la fin de l’audition.

( Cf. le complément de réponse manuscrit apporté par M. Nicolas Aumonier à Mme Henriette Martinez, à la fin de l’audition.


© Assemblée nationale