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Compte rendu

Commission des affaires culturelles, familiales et sociales

Mercredi 30 avril 2008

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 41

Présidence de Pierre Méhaignerie Président et de Didier Migaud Président de la commission des finances, de l’économie générale et du Plan

– Audition, commune avec la commission des finances, ouverte à la presse, de M. Jacques Delors, président du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) 2

La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a entendu, conjointement avec la commission des finances, de l’économie générale et du Plan, M. Jacques Delors, président du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC).

M. Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Je remercie très chaleureusement le président Jacques Delors de venir éclairer le travail conjoint de nos deux commissions.

Pourquoi cette rencontre ? Le travail du CERC est pour nous extraordinairement important. De son rapport « La France en transition », une assertion est restée gravée dans ma mémoire : le salaire direct en France a peu augmenté, alors que le salaire social et différé est de plus en plus important. De multiples choix nous attendent – évolution des dépenses de santé et de vieillesse, établissement du revenu de solidarité active (RSA) et avenir de la prime pour l’emploi, reconversion éventuelle d’une partie des ressources de l’Unédic au profit des régimes d’assurance vieillesse – qui devront se faire sous une triple contrainte : ne plus aggraver la dette, voire, si possible, la réduire ; ne pas porter atteinte à la compétitivité des entreprises, surtout industrielles, dans un monde ouvert ; répondre au fort besoin de pouvoir d’achat ressenti par la population. Existe-t-il un chemin pour améliorer notre performance sociale, c’est-à-dire un moyen d’obtenir une plus grande efficacité des dépenses sociales ?

M. Didier Migaud, président de la commission des finances, de l’économie générale et du plan : Je suis heureux d’accueillir à mon tour le président du CERC, M. Jacques Delors, et son rapporteur général, M. Michel Dollé. Les questions traitées par le CERC sont au cœur des réflexions de nos deux commissions. L’efficacité de l’action publique en général, et dans le domaine social en particulier, est une préoccupation partagée par tous.

Pourriez-vous nous expliquer quelles sont, selon vous, l’utilité et la place du CERC puisqu’une réflexion est engagée sur la question de la multiplicité des organismes d’évaluation ? Comment mesurez-vous l’impact de ses travaux et les suites données à ses recommandations ? Puisque nous allons débattre aussi du RSA et que vous avez remis un rapport sur les travailleurs pauvres, quelles sont vos préconisations et quelle est votre perception de la part relative du revenu et du patrimoine dans les inégalités constatées aujourd'hui, qui auraient plutôt tendance à s’aggraver ?

M. Jacques Delors, président du CERC : Le CERC a été créé dans les années 1960, après un rapport de la Conférence des revenus dont j’étais le rapporteur général. Il a connu deux changements de dénomination décidés respectivement par M. Édouard Balladur et M. Lionel Jospin. Outre un rapporteur général, son équipe comprend six chargés de mission, deux documentalistes et deux secrétaires. Nous avons obligation de rendre périodiquement un rapport annuel. Le Premier ministre peut nous saisir ; il l’a fait sur les aides au retour à l’emploi dans le contexte de la réflexion sur l’organisation du marché de l’emploi – Agence nationale pour l’emploi et plan d’aide au retour à l’emploi. Contrairement aux autres organismes dans la mouvance du Premier ministre, nous pouvons nous autosaisir. Le conseil que je préside est indépendant. Il comprend huit membres, dont deux sont de droit : le directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et la directrice de la Direction de l’animation, de la recherche et des études statistiques (DARES) du ministère en charge du travail.

Mes remarques puisent dans le rapport « La France en transition », qui couvre la période 1993-2005, et, parfois, dans les rapports précédents et les suivants. Bien que ce ne soit pas strictement de notre compétence, notre rapport s’inspire de l’idée que notre compétitivité est insuffisante ; d’où un dynamisme et une croissance également insuffisants au regard des comparaisons internationales. La cause n’en est pas qu’un problème de coûts, comme le montre l’analyse du ciblage de nos productions et de nos exportations.

Nous avons concentré notre attention sur ceux qui ont la vie la plus difficile. Nous organisons parallèlement des séminaires. Celui de cette année, sur la cohésion sociale, a permis de souligner les souffrances sociales endurées : premièrement, par ceux qui souffrent de l’instabilité de leur emploi ; deuxièmement, par les titulaires des minima sociaux ; troisièmement, par les habitants des quartiers difficiles et de certaines régions rurales qui, en l’absence de services publics ou de sites de production, sont soumis à des exigences de mobilité qui pèsent lourdement sur leur revenu.

Certes, notre démographie est prometteuse – avec deux enfants par femme, nous avons, avec l’Irlande, le meilleur taux de natalité – mais nous allons prochainement affronter le défi d’années relativement creuses. J’enfonce là des portes ouvertes.

Les obsessions qui jalonnent nos rapports depuis huit ans concernent d’abord les travailleurs pauvres et les enfants pauvres. Le rapport les concernant est celui qui a eu le plus de résonance. Il s’agit également d’un sujet récurrent en Grande-Bretagne, aux États-Unis, et ailleurs.

Les chercheurs sociaux nous invitent aussi à réfléchir à la question de savoir comment investir dans le social concernant la question des jeunes.

Troisième obsession : l’instabilité de l’emploi, plus que l’insécurité. Il s’agit du facteur central des inégalités. Sans vous accabler de chiffres, dans la tranche des salariés âgés de vingt-cinq à cinquante-quatre ans, le salaire horaire varie de 1 à 2,8, mais les variations du salaire annuel perçu vont de 1 à 13,4. En moyenne, un travailleur travaille treize semaines à raison de vingt-deux heures hebdomadaires.

Quatrième thème : l’aide au retour à l’emploi, donc le fonctionnement du marché du travail. Puisque vous vous intéressez au RSA, sachez que nous avons soutenu le Plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) et les réformes de l’accompagnement du demandeur d’emploi
– nous en avions même proposé certaines. Nous avons étés frappés surtout par les freins non financiers au retour à l’emploi qui se superposent à des difficultés plus classiques telles que la prise en charge par l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) – ou l’agence France Emploi – et la formation, dont la rentabilité a été contestée par de nombreux experts. J’y reviendrai parce que c’est profondément injuste. L’accent doit être mis sur l’accompagnement des personnes, en particulier celles qui sont bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion (RMI). Leur situation est telle qu’une incitation financière supplémentaire ne suffit pas, et qu’il leur faut, pour réussir, un accompagnement personnalisé.

Cinquième obsession : les jeunes sortis sans diplôme du système éducatif. Ils sont 190 000 chaque année : 110 000 issus de l’enseignement secondaire – c’est à eux que sera consacré notre prochain rapport, qui sera publié dans un mois – et 80 000 après une ou deux années universitaires. Indépendamment d’une énième réforme du système éducatif, il faut se tourner vers l’accompagnement, la formation, l’aide à la recherche d’emploi, l’alternance et la mobilisation des entreprises.

S’agissant, enfin, des services à la personne, les discussions sont très vives au sein du CERC car la question n’est pas simple. La controverse porte sur la façon de concilier lutte contre les inégalités et efficacité économique.

Nos travaux ont permis de constituer une documentation ciblée qui est consultée internationalement. C’est une des spécificités du CERC et je m’oppose à la mutualisation des documentations, qui ferait disparaître cette originalité. Elle nous permet dans le même temps d’entrer en contact avec des chercheurs et des praticiens du monde entier.

Nous avons aussi travaillé à la façon d’optimiser la dépense publique.

Autre question qui nous passionne et qui nous est plus personnelle : la complexité des structures administratives et la décentralisation. Je suis vraiment réservé sur la façon dont se fait cette dernière, compte tenu de son peu d’efficacité, notamment dans le domaine des aides aux plus pauvres, de la formation et même du traitement des bénéficiaires du RMI. De ce point de vue, la décentralisation est ratée.

Par ailleurs, il est nécessaire d’améliorer les relations sociales. Les choses sont en train de bouger. Est-il possible, en matière sociale, de définir des politiques publiques qui n’aient qu’un seul objectif ? Malgré le ravissement que procurent de tels outils aux techniciens des cabinets ministériels, l’expérience montre qu’une politique publique qui vise plusieurs objectifs parvient difficilement à les concilier. Par exemple, comment concilier le barème de l’impôt sur le revenu et le RSA ? Ou encore la politique familiale et le RSA ? Il n’y a pas de réponse simple.

S’agissant du système d’enseignement, il a ses qualités, mais il est producteur d’inégalités et il est coûteux. Le problème est toujours mal posé, nous semble-t-il.

En ce qui concerne la formation permanente, elle ne répond pas à tous les objectifs fixés par la loi de 1970 qui l’a instituée. Elle fait cependant l’objet de critiques excessives car elle n’est vue que sous l’angle de la théorie du capital humain. En ne rapportant l’investissement en formation qu’au salaire ultérieurement perçu, on laisse de côté la moitié de ce que la formation peut apporter. Une telle approche biaise la discussion.

Enfin, sur l’État social à réinventer, nous réfléchissons au thème : moins de graisse inutile et plus d’investissement préventif dans le social ; ce qui explique l’intérêt que nous portons aux enfants pauvres.

Le président Pierre Méhaignerie : Quelles pistes envisagez-vous pour réinventer l’État social ?

M. Jacques Delors : La notion essentielle est celle développée par l’économiste Amartya Sen : les « capabilités ». Il faut s’efforcer de doter chaque adolescent de compétences, de confiance en soi, d’une meilleure connaissance de soi et des moyens de se défendre dans la vie tout en lui faisant comprendre qu’il n’y a pas de solidarité sans responsabilité. J’avais intitulé mon rapport à l’Unesco sur l’éducation au xxiè siècle : « Un trésor est caché dedans ». Ma conviction est que chaque enfant a un trésor au fond de lui et que c’est à la politique de l’éducation – et aussi à la famille ! – de le lui révéler. Le mot d’ordre de la campagne électorale de Tony Blair n’était-il pas : éducation, éducation, éducation ? Chez lui, comme chez nous, 16 % des jeunes de quinze ans ne maîtrisent ni le calcul, ni l’écriture, et ne savent pas exposer les choses clairement. L’éducation est la priorité sur le plan social, pour mieux conjuguer liberté, solidarité, responsabilité – droits et devoirs.

M. Marcel Rogemont : Un travailleur pauvre n’est pas en mesure de se procurer des ressources suffisantes. Or la stigmatisation à éviter est celle qui frappe les personnes au lieu de la situation qu’elles subissent. Il faudrait surtout stigmatiser ces emplois qui ne permettent pas à ceux qui les occupent de vivre correctement. Comment faire pour qu’il n’y ait pas de travailleurs pauvres ? Le RSA est déjà porteur d’une accusation implicite – celle de ne pas travailler assez – alors qu’il s’adresse surtout à des victimes. Pourquoi le marché offre-t-il de plus en plus d’emplois à temps incomplet ?

Vous avez par ailleurs souligné les limites de la décentralisation de l’action sociale et vous vous êtes interrogé sur son efficacité. Certains départements paient les largesses décidées par l’État, mais cela n’épuise pas le sujet. Pourriez-vous préciser votre diagnostic ?

M. Charles de Courson : Beaucoup de travaux du CERC tournent autour d’un problème que nous n’avons toujours pas résolu : l’articulation entre la politique familiale et celle de l’emploi. Toutes les études montrent que, contrairement à ce que voulait unanimement le Parlement, la prime pour l’emploi (PPE) n’est pas un élément d’incitation au travail. Elle répartit du pouvoir d’achat. Depuis des années, nous réclamons tous que la PPE soit « branchée » sur la feuille de paie. Nous n’avons toujours pas réussi à l’obtenir. Or c’est une question que vous soulevez dans vos travaux. Parallèlement, comment la politique familiale pourrait-elle éviter que, plus elle est nombreuse, plus la famille tombe dans la trappe à pauvreté ? Comment faire pour que ceux qui s’efforcent de s’en sortir ne soient pas moins bien traités que quand ils vivent de l’assistance et ce, malgré les efforts faits en matière de retour à l’emploi – le RSA étant la dernière tentative en date ?

Quant aux enfants pauvres, ils sont identifiés dès le cours préparatoire. Or, on les retrouve à seize ans sans formation. Le chiffre de 16 %, c’est la moyenne nationale. Dans les collèges les plus dégradés de mon département, la proportion peut atteindre 30 %. Comment donner une chance à ces élèves, au lieu d’en faire des assistés, dont une partie à vie, car une fois qu’ils sont largués, ils font un refus de l’école, puis de la formation ?

Mme Monique Iborra : Vous faites de l’instabilité dans l’emploi la cause majeure des inégalités. Le RSA, tel qu’il est prévu, est-il de nature à réduire les inégalités liées à la précarité ? Pour quelle raison majeure la formation professionnelle est-elle inégalitaire ?

M. Michel Bouvard : La formation professionnelle est un sujet central. Les crédits qui y sont consacrés sont considérables. Sur ce plan, la France n’est pas en retard, mais les résultats sont très médiocres. Quelle appréciation portez-vous sur la faible mobilisation de la communauté universitaire française en matière de formation continue ? Seulement 7 % des crédits sont utilisés dans le cadre de l’université.

Beaucoup d’espoirs ont été mis dans la validation des acquis de l’expérience. Il semble qu’il y ait des freins sérieux du côté de l’éducation nationale pour aller jusqu’au bout des dispositifs, et que ceux qui devraient inciter les salariés à se former se mobilisent peu. Qu’en pensez-vous ?

Les dispositifs d’emplois aidés sont anciens, ils remontent aux travaux d’utilité collective. Avec le recul, quel jugement portez-vous sur eux et sur leur capacité à favoriser l’intégration au sein du marché du travail ?

M. Jacques Delors : Sur la question de la précarité et du temps incomplet, la multiplication des contrats de courte durée n’est sans doute pas la conséquence d’une segmentation a priori du marché du travail. Nous avons le contrat à durée indéterminée (CDI), le contrat à durée déterminée (CDD) et l’intérim. Le développement des petits boulots répond vraisemblablement aux besoins des entreprises, à l’incertitude liée au changement, peut-être à une obsession quant au contrat à durée indéterminée. Le fait est que nous sommes un des pays où les emplois courts sont les plus répandus. Le CERC se demande si une mobilisation en faveur des jeunes sans diplôme est possible de la part des acteurs du marché du travail, notamment des entreprises d’intérim.

Comme pour les seniors, les mauvaises habitudes sont bien ancrées dans la société. Les réformes pour les remettre en cause sont les plus difficiles. La préférence pour le départ à la retraite et le comportement des entreprises ont eu raison des efforts entrepris, qui ne datent pas d’hier. Je n’ai pas de remède. Partir du constat a priori et trouver des solutions pour compléter le revenu reviendrait à encourager des pratiques qui ne sont pas bonnes. Je suis sceptique sur les mesures telles que le remplacement du CDI et du CDD par un contrat unique. Il y aurait beaucoup à dire sur la hantise du licenciement, sur les chefs d’entreprise qui redoutent les prud’hommes – nous sommes le pays où les recours devant cette juridiction sont les plus nombreux – au point de les inciter à ne pas embaucher, et sur ceux qui n’embauchent pas pour ne pas se casser la tête. Il n’y a pas de recette miracle à attendre de l’arsenal juridique.

Quant à la décentralisation de l’action sociale, elle génère parfois des inégalités et des abus. Je le sais parce que j’ai de la famille dans de petites communes. Quoi qu’il en soit, les différences de traitement du RMI d’un département à l’autre sont un obstacle pour chiffrer exactement l’aide qui est apportée. Dans ce domaine aussi, les instances sont trop nombreuses, ce qui coûte très cher. Pensez au nombre d’emplois créés par les instances décentralisées depuis quelques années. Cela aussi creuse le déficit public, ce qui devrait davantage émouvoir les Français. Ne pas transmettre pareille dette aux générations à venir relève chez nous de la défense des droits de l’Homme. Les niveaux d’instance sont trop nombreux, c’est ma principale critique.

Quant à la formation permanente, il n’y a plus de pilote dans l’avion. On a beau être pour le marché et la décentralisation, il y a un moment où l’État, même dégraissé, doit se poser des questions sur le sens de l’action qui est menée, s’assurer que le Parlement dispose de chiffres clairs pour juger. Les régions, à qui un effort considérable est demandé, créent des organismes de consultation. On parle de décentraliser l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). A mon avis, ces efforts sont vains : ils vont coûter cher sans permettre une politique de formation.

La précarité est due essentiellement à un mauvais départ dans la vie, dans le système éducatif, et à de mauvaises pratiques sur le marché du travail. Je me refuse à désigner un coupable unique. Le cas des seniors est vraiment parlant : les Français préfèrent partir à la retraite et il est très difficile de changer les mauvaises habitudes des entreprises. Empiler les mécanismes juridiques ne servirait à rien. Comme le disent, à tort ou à raison, les économistes américains, les Français ont une préférence pour le loisir. Je parlerais quant à moi d’équilibre personnel, ce qui est tout à fait différent.

Avant d’évoquer la politique familiale, j’ai oublié de citer, parmi ceux qui souffrent, les familles monoparentales. La France affiche un taux d’emploi des femmes qui vaut celui des pays nordiques. Il n’y a plus aujourd'hui d’obstacle à l’entrée des femmes sur le marché du travail : les chiffres sont bons. Le risque est de reculer l’âge du premier enfant, ce qui pourrait conduire, à long terme, certaines femmes à renoncer à avoir des enfants. Cela étant, la politique familiale traditionnelle demeure un exemple pour les pays voisins, même si la réussite ne dépend pas que d’incitations matérielles.

La formation permanente a été créée par M. Michel Debré en 1966. Je m’en suis occupé à partir de 1969. Les partenaires sociaux ont signé un accord interprofessionnel sur ce thème avant qu’intervienne la loi. Initialement, celle-ci se fixait cinq objectifs : l’insertion professionnelle des jeunes, déjà ! – mais, à l’époque, le service militaire était une formidable source d’informations sur les métiers ; la conversion des activités ; l’entretien et le perfectionnement des connaissances – c’est ce qui a le mieux réussi, mais seulement pour les catégories les plus élevées et pour les moins de quarante-cinq ans ; la promotion professionnelle, qui a beaucoup régressé, à moins qu’on n’en parle moins seulement ; enfin, le développement personnel. Il faut rappeler ces ambitions, quitte à en moderniser certaines, pour fonder une politique de formation. Avec 23 à 25 milliards d’euros consacrés chaque année à la formation professionnelle, on pourrait faire beaucoup mieux. Le système s’est enkysté sous l’effet des corporatismes des syndicats et des entreprises. En parlant devant le Comité d’orientation pour l’emploi, j’ai failli déclencher un scandale ! Si l’on ne veut rien changer à la collecte, ni aux petits avantages minables, et en l’absence de pilote dans l’avion rattaché directement au Premier ministre, on se heurte au poids des habitudes. C’est dommage car nous faisons aujourd'hui beaucoup moins bien que certains pays qui étaient en retard sur nous en 1970.

La validation des acquis professionnels ne marche pas aussi bien qu’on pourrait l’espérer, mais les résultats ne sont pas nuls. Chaque gouvernement change quelque chose, soit le nom, soit la méthode, si bien qu’au plan local, tout le monde se casse la tête. Mais ce qui marche le mieux, ce sont les contrats professionnels, qui donnent toute satisfaction. Sans doute faudrait-il que les jeunes qui sortent du système éducatif sans diplôme fassent l’objet de contrats pré-professionnels. Le programme Trajet d’accès à l’emploi (TRACE), lui aussi, a bien marché, parce qu’il prévoyait un accompagnement. J’espère qu’il en sera de même avec le Contrat d’insertion dans la vie sociale (CIVIS), mais cela suppose beaucoup de coordination. Il faudra clarifier les rôles respectifs de la nouvelle agence France Emploi et de l’Unédic, qui fait preuve aussi parfois d’un esprit corporatiste, des missions locales de l’emploi, des services chargés de l’emploi, des conseils général et régional… Même s’il faut un État plus léger, il y a des domaines où une impulsion nationale est nécessaire. Les parlementaires et les partenaires sociaux doivent pouvoir procéder à une évaluation. C’est ce qui manque le plus.

M. André Vézinhet : En tant que président de conseil général, je constate l’émergence d’un corps social très fort, dévolu à l’aide à la personne et aux services. On en parle beaucoup, pourtant peu de mesures cohérentes suivent. Des milliers et des milliers d’emplois sont en jeu, mais ils sont en passe de donner naissance à un sous-prolétariat – ou à des travailleurs pauvres. C’est une source d’inquiétudes. Les partenaires sociaux en ont pris conscience et interrogent la représentation nationale et le gouvernement à ce sujet. Si nous ne faisons rien, nous allons passer à côté d’une question essentielle. Une initiative de l’État s’impose pour coordonner, dans le cadre de la décentralisation, l’effort fait par les départements avec le Revenu minimum d’insertion (RMI) et par les régions en matière de formation. À cet égard, la plupart des régions en restent à des formations qualifiantes, sans prendre en compte les besoins particuliers de ceux qui sont aidés par la société et qu’il faut transformer en acteurs économiques, non plus que les besoins spécifiques des jeunes. Il s’agit d’un souci majeur.

Mme Michèle Delaunay : Vous avez cité la formule « un trésor est caché dedans » et nous y souscrivons pleinement. Mais cette affirmation n’est-elle pas remise en question par les états pathologiques que l’on peut observer : des cerveaux malmenés, détruits parfois, en tout cas endommagés par un abus de télévision dans la petite enfance, ensuite, par des jeux et des drogues ? Ne faut-il pas réexaminer la situation de l’enfance et de l’adolescence à travers un nouveau prisme dont il est difficile de préciser de quoi il est fait ?

Mme Aurélie Filipetti : Les travailleurs pauvres sont souvent des travailleuses, puisque 80 % des travailleurs à temps partiel – un temps partiel généralement subi – sont des femmes. Les enfants pauvres sont en mal de bonne éducation, en raison souvent de la situation de leurs parents. L’accès à l’emploi des parents, en particulier des mères, a un impact très positif sur le parcours des enfants. Quelles sont vos préconisations pour remédier aux inégalités homme-femme observées en matière de précarité du travail ? Le congé parental d’éducation a eu un effet très négatif sur la carrière des femmes et sur leur salaire.

M. Gilles Carrez, rapporteur général de la commission des finances : Dans votre rapport consacré à « la France en transition », vous abordez à de multiples reprises la question de l’immigration en soulignant l’absence d’un corpus de statistiques propres. Comment voyez-vous la place de l’immigration dans la France des dix prochaines années ?

M. Gérard Bapt : La pauvreté n’est pas uniquement liée à la précarité ou à l’instabilité. Quand une famille de quatre personnes perçoit un seul SMIC, même avec un contrat à durée indéterminée, elle vit sous le seuil de pauvreté. Le problème, c’est que le SMIC ne permet plus d’échapper à la pauvreté. Certains économistes estiment que le SMIC français est trop proche du salaire médian, ce qui expliquerait le taux d’inactivité élevé des travailleurs peu qualifiés constaté en France. Qu’en pensez-vous ?

Ce matin, dans l’émission Les quatre vérités, Mme Laurence Parisot, présidente du Mouvement des entreprises en France (Medef), a déclaré que les difficultés d’emploi des salariés de plus de cinquante-cinq ans sont imputables à l’âge de la retraite, qui serait trop bas. Les employeurs hésiteraient à recruter des personnes très proches de la retraite. Quelle appréciation portez-vous sur ce constat ?

M. Alain Néri : La pauvreté des travailleurs se répercute évidemment sur leurs enfants, avec des conséquences sur le devenir de ces derniers à l’âge adulte. La pauvreté qui frappe les ménages les plus précaires doit nous inviter à nous interroger sur le scandale des crédits à la consommation, qui débouchent automatiquement sur un surendettement chronique.

Pour accomplir des économies d’échelle, plutôt que de supprimer les départements, ne serait-il pas plus efficace d’aller au bout de la décentralisation, dont l’objectif premier, en mars 1982, était de supprimer les financements croisés ? L’État ne devrait-il pas définir ses prérogatives régaliennes puis distribuer les autres compétences entre les régions, les départements, les communautés de communes et les communes, en les accompagnant évidemment des moyens financiers nécessaires ?

La politique de la formation et de l’emploi ne doit-elle pas être considérée comme un service public et confiée prioritairement aux missions locales plutôt qu’aux entreprises d’intérim ?

M. Michel Ménard : Ces derniers jours, plusieurs entreprises ont annoncé des centaines de suppressions d’emplois, en invoquant souvent les mêmes motifs : la nécessité de délocaliser face à la concurrence mondiale. La disparition de ces emplois est-elle inéluctable ? La seule solution consiste-t-elle à remettre en cause le niveau des salaires ou la durée du temps de travail ?

Si la durée de cotisation pour percevoir une retraite à taux plein est portée à quarante et une années, nombre de salariés seront lourdement pénalisés car le taux d’emploi des plus de cinquante-cinq ans est très faible.

M. Pierre-Alain Muet : Le rapport du CERC sur les travailleurs pauvres indiquait que la pauvreté est davantage due au temps partiel contraint qu’au niveau de rémunération. Dans les pays où la négociation sociale a permis d’éviter le temps partiel contraint, la situation est-elle complètement différente ?

Dans votre rapport sur la pauvreté des enfants, vous estimez que nos politiques familiales exercent un effet de redistribution à rebours. Pouvez-vous développer ce sujet ? Comment le quotient familial joue-t-il ?

Le CERC a toujours été très attentif aux inégalités. Comment ces dernières ont-elles évolué depuis dix ans ? Le système fiscal français est peu redistributif. La création de la prime pour l’emploi visait deux objectifs : créer un impôt négatif en faveur des revenus les plus bas et favoriser le retour à l’emploi. D’autres réformes fiscales pourraient-elles être envisagées ?

M. le président Pierre Méhaignerie : Les emplois à la personne, qui se développent, sont précaires et relativement peu professionnalisés. De surcroît, les aides de l’État, qui prennent des formes multiples, atteignent 10 milliards d’euros. Ne serait-il pas souhaitable de reprendre et de mettre à jour le rapport de 1998 de Mme Véronique Hespel et M. Michel Thierry consacré à la question du redéploiement des aides à la personne, afin de rendre ces dernières plus lisibles et plus efficaces ?

M. Jacques Delors : Je trouve que la « loi Borloo » sur les services à la personne vise trop large et crée de curieuses disparités, mais les partisans de ce système me rétorquent que, en 1950, 20 % seulement des Français avaient accès à l’automobile. Par ailleurs, je trouve excessifs les avantages fiscaux accordés. Puisque l’argent public est rare, il faudra bientôt envisager une restriction et une concentration de ces avantages, qui profitent surtout aux familles riches alors que ce sont les plus modestes qui ont le plus besoin de services à la personne. Si je possède une résidence secondaire et si j’y emploie un jardinier, est-il légitime que je puise déduire sa rémunération ? Prenons garde cependant de ne pas freiner un mouvement qui a permis de créer 80 000 emplois en 2007. Il convient également que les personnes travaillant dans ces secteurs bénéficient d’une formation et d’un statut.

M. Michel Dollé : L’enjeu consiste à créer des emplois de meilleure qualité et plus durables. Je rappelle que la Suède, par exemple, a choisi de n’attribuer des avantages fiscaux que pour les emplois structurés dans les entreprises.

Dans notre système actuel de politique familiale, qui vise les familles moyennes, les enfants des familles défavorisées n’ont pas accès aux modes de garde extérieurs, ce qui empêche les parents de travailler et ce qui fait obstacle à l’acquisition de capacités cognitives et à la socialisation précoce. La mauvaise influence du milieu familial n’est donc pas compensée par la confrontation à d’autres éducateurs. Les analyses comparatives entre la France et les pays nordiques mettent en évidence l’intérêt des systèmes de prise en charge extérieure.

Cette considération renvoie au statut des assistantes maternelles agréées, qui se trouvent dans une situation relativement précaire de dépendance vis-à-vis des parents qui les emploient. Lorsqu’elles travaillent pour une crèche familiale, les assistantes maternelles sont gérées par la commune et les enfants ont davantage de relations interpersonnelles. Si les enfants des milieux défavorisés rencontrent moins de difficultés scolaires au Danemark, ce n’est pas un hasard. Le versement d’une allocation ne suffit pas ; une réflexion doit être menée sur la construction d’un service public de l’enfance.

M. Jacques Delors : On a raison de souligner l’impact de l’environnement social sur les enfants. Dans le journal télévisé récent d’une chaîne de service public, se sont succédés des sujets sur la tragédie autrichienne, le débat sur les retraites et la visite du Président de la République en Tunisie. La citoyenneté en prend un coup chaque jour. Étant âgé de quatre-vingt-deux ans, on pourra m’accuser de cultiver la nostalgie, mais je crois que la société va mal. En tout cas, de fait, la réflexion sur la place de la famille dans la société est essentielle. Sinon, comment l’instituteur pourra-t-il remédier aux carences de la famille et aux agressions de l’environnement ?

Je suis un peu plus optimiste que vous en ce qui concerne la place des femmes sur le marché du travail. L’amélioration est constante, même si les pères ne prennent pas autant de congés parentaux que les mères. Après plusieurs mois d’absence, les femmes doivent retrouver les mêmes fonctions, et cela nécessite des négociations dans l’entreprise ou au niveau national. Les congés de maternité et les congés parentaux ne doivent pas être considérés négativement dans les carrières des femmes.

Un grand économiste américain, Paul Krugman, estime que devenir protectionniste et combattre les tendances de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’arrangerait rien mais que l’État doit accorder des compensations aux salariés licenciés ou subissant des bas salaires. La formule de la prime pour l’emploi, c’est-à-dire d’un impôt négatif sur le revenu – je l’avais proposé sans succès dès 1984 –, pourrait même inclure la dimension familiale. Mais il serait impossible de négliger la mondialisation et de s’enfermer dans un château fort. Il n’en demeure pas moins que nous pourrions réduire la concurrence entre pays membres de l’Union européenne en faisant cesser la surenchère à la baisse de l’impôt sur les entreprises. Lorsque je présidais la Commission européenne, nous avons beaucoup donné à l’Irlande pour son développement ; cela doit cesser.

Par ailleurs, il faut distinguer droit d’asile et immigration. Les immigrés ne pourront résoudre notre problème de retraite, d’autant qu’il faudrait ensuite payer la leur ! Il faut essayer de satisfaire nos besoins économiques avec notre propre population. En tant que citoyen, je désapprouve l’immigration choisie, qui prive les pays d’origine de leurs professionnels les plus qualifiés, nous obligeant ensuite à leur verser des aides pour en former de nouveaux. Toutefois, je n’ai pas de solution miracle à proposer.

Au-delà des petits métiers, des facilités que se donnent les entreprises, des mauvaises habitudes prises sur le marché du travail et du progrès technique, l’enjeu principal est d’accroître la quantité de travail disponible en France. De ce point de vue, les aides à la personne sont utiles.

Vous me permettrez de laisser les partenaires sociaux et les deux assemblées se charger du dossier des retraites. Travaillant toujours à mon âge, je suis un mauvais exemple, mais je comprends que certains, usés par leur métier, n’en soient pas capables !

Les 3 ou 4 % des ménages les plus riches ont vu leurs revenus vraiment décoller, que ce soit aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en France. Paient-ils suffisamment d’impôts ? Le prélèvement le plus citoyen est l’impôt sur le revenu ; il doit par conséquent être revalorisé, quitte à réduire les autres. C’est la leçon sociale-démocrate par excellence. Par ailleurs, je suis défavorable au prélèvement à la source car il est important de savoir ce que l’on donne et à qui on le donne.

Dans notre rapport sur la France en transition, nous avons expliqué que les inégalités ont crû, surtout du fait de l’évolution en haut de la hiérarchie.

M. Michel Dollé : Le niveau du salaire minimum français n’est pas significativement plus élevé que dans d’autres pays, notamment au Royaume-Uni. En revanche, beaucoup de salariés français sont au salaire minimum et celui-ci est relativement proche du salaire médian, qui est bas. Mais le salaire médian ne se décrète pas ; il est déterminé par le mode de fonctionnement du marché. En France, c’est le niveau de formation qui pose problème : il pèse à la fois sur le taux de croissance, le niveau de la rémunération moyenne et le taux de chômage. L’une des questions importantes reste le problème de l’éducation.

M. Jacques Delors : Je recommande de bien distinguer la prime pour l’emploi du revenu de solidarité active (RSA), même si les idées sont proches. Le RSA a pour but d’encourager les allocataires de minima sociaux à travailler, le travail étant un facteur essentiel de dignité. Si l’objectif est de répondre à la globalisation et à la concurrence des pays en développement ou des pays européens moins riches que la France, la préférence va alors à l’impôt négatif plutôt qu’à des mesures trop liées à l’emploi et déformant le marché du travail. En effet, le salaire doit être la juste rétribution du travail et faire partie des éléments de négociation entre le chef d’entreprise et le salarié. À cet égard, le mouvement vers l’intéressement et l’individualisation des salaires m’inquiète car il nuit au renforcement des syndicats.

M. le président Pierre Méhaignerie : Classez-vous la prime pour l’emploi (PPE) parmi les impôts négatifs ?

M. Jacques Delors : Oui, mais ce n’est pas le dispositif qui me plaît le plus.

M. le président Pierre Méhaignerie : Que préconisez-vous ?

M. Jacques Delors : Je suis favorable à un impôt négatif tenant compte de l’ensemble des revenus familiaux et se substituant aux aides familiales, quotient familial et peut-être même en partie allocations familiales. Mais l’impôt sur le revenu doit rester au centre de la contribution citoyenne à la solidarité et la vie de la société.

M. le président Pierre Méhaignerie : Monsieur le président, je vous remercie. Je retiens de cette audition les sujets suivants : la pauvreté des enfants et des adolescents, le réexamen des aides à la personne et l’impôt négatif.