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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 6 mai 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 43

Présidence de M. Guy Teissier, président

– Audition du général Roland Gilles, directeur général de la gendarmerie nationale, dans le cadre du projet de loi (n° 1336) relatif à la gendarmerie nationale

Audition du général Roland Gilles, directeur général de la gendarmerie nationale, dans le cadre du projet de loi (n° 1336) relatif à la gendarmerie nationale

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Guy Teissier. Mes chers collègues, j’ai le plaisir de souhaiter la bienvenue au général Roland Gilles, directeur général de la gendarmerie nationale. Je vous remercie, mon général, d’avoir accepté de reporter d’un jour votre venue, afin de tenir compte des fluctuations de notre ordre du jour.

Lorsque nous vous avons entendu, le 18 février, dans le cadre de l’examen du projet de loi de programmation militaire, nous avions déjà eu l’occasion d’évoquer avec vous le texte sur la gendarmerie. Même si son examen a été reporté, il est essentiel que nous débattions avec vous plus précisément de ses différentes dispositions.

Nous avons auditionné la semaine dernière les représentants des associations de retraités de la gendarmerie. Ils nous ont fait part de leurs inquiétudes – partagées par beaucoup d’entre nous – que le transfert vers le ministère de l’intérieur n’entraîne, à plus ou moins long terme, une fusion de la police et de la gendarmerie. Certains syndicats de policiers se sont d’ailleurs exprimés en faveur de cette fusion – ce qui, à mes yeux, est plutôt de mauvais goût. Pour notre part, nous ne la souhaitons pas, tenant fortement à conserver la militarité de la gendarmerie.

Au delà de ces interrogations générales, certains articles du texte demandent à être précisés. J’évoquerai notamment les relations entre les préfets et les unités de gendarmerie. Le Sénat a en effet modifié l’article 3 du projet de loi pour mettre sous l’autorité des premiers les seuls responsables départementaux de ces unités. Faut-il, selon vous, aller plus loin et ne faire référence qu’à « des directives » que pourrait donner le préfet ?

Une autre question concerne la parité de traitement entre gendarmes et policiers. Un nouveau comité d’évaluation ou un médiateur pourraient-ils être utiles pour parvenir à des propositions et décisions impartiales et équilibrées en la matière ? Le but serait d’éviter une « échelle de perroquet », chacun essayant d’obtenir un peu plus que l’autre.

Enfin, d’autres mesures du texte, comme la suppression de la réquisition par exemple, doivent être explicitées.

M. le général Roland Gilles, directeur général de la gendarmerie nationale. Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous au sujet du projet de loi relatif à la gendarmerie. Je viens d’apprendre que son examen est reporté ; j’espère cependant qu’une date sera rapidement trouvée, car il s’agit d’un texte très attendu par la communauté des gendarmes.

Il y a trois mois, déjà, lorsque je me suis présenté devant votre commission pour discuter de la loi de programmation militaire, vous m’avez posé de nombreuses questions sur le projet de loi relatif à la gendarmerie, manifestant ainsi votre intérêt pour cette institution dont, comme vous, nous souhaitons préserver l’identité, tant celle-ci est la condition de l’efficacité de notre engagement sur le terrain.

C’est pourquoi le texte doit affirmer les principaux éléments identitaires de la gendarmerie : la gendarmerie est une force armée, les gendarmes sont des militaires. C’est la combinaison de ces deux éléments qui donnera tout son sens à la loi. En effet, se limiter à placer la gendarmerie sous l’autorité organique du ministre de l’intérieur ferait courir le risque d’une dilution de ce corps militaire dans une administration civile. À l’inverse, le seul rappel de la militarité de la gendarmerie et de ses attributions missionnelles ne présenterait pas un grand intérêt, car ces dispositions existent déjà dans le corpus législatif.

En clair, c’est le principe de dualité qui doit être confirmé aujourd’hui, 211 ans après que le législateur s’est penché pour la première fois sur l’organisation de la gendarmerie nationale ; une dualité qui pérennise, en les renforçant, les équilibres trouvés en 2002.

À mes yeux, la réforme en cours est logique. Le placement de la gendarmerie pour emploi auprès du ministre de l’intérieur, décidé en 2002, a permis d’obtenir de bons résultats. La gendarmerie s’est rapprochée de la police nationale et de nombreuses synergies ont été développées. De même, au plan budgétaire, une cohérence devrait être trouvée. En 2002, en effet, les ministères de l’intérieur et de la défense se situaient dans des logiques assez différentes : la sécurité intérieure, qui prenait une nouvelle importance, nécessitait l’apport des moyens, prévus par la LOPSI, tandis que l’évolution de la menace ne justifiait pas la même dynamique pour ce qui concernait la défense. Cette différence d’approche a entraîné des disparités dans la mise en œuvre des dotations votées : contrairement à la police nationale, la gendarmerie n’a pas obtenu l’ensemble des moyens prévus. Or il me paraît cohérent, au plan budgétaire, que l’autorité qui exerce la tutelle sur l’emploi des deux forces soit également responsable de l’allocation des moyens et de la gestion du budget.

Au plan organique, il apparaît également nécessaire que le ministre de l’intérieur joue un rôle plus important, la performance étant intimement liée à l’organisation. Dans les faits, c’est bien le ministère en charge de la sécurité intérieure qui a piloté les évolutions conduites au cours des dernières années : redéploiements des unités, création d’unités nouvelles, changements d’assiette. Or, les décisions relatives à l’organisation sont toujours signées par le ministre de la défense. Le projet qui vous est soumis modifie cela.

Il va également permettre de corriger la sous-représentation de la gendarmerie au ministère de l’intérieur. Cette situation, héritage de l’histoire, empêche la mise en valeur équilibrée des besoins de sécurité intérieure, au risque d’entretenir un tropisme très urbain sur les questions de sécurité. Seul le rattachement organique, qui fera de la direction générale de la gendarmerie nationale une direction générale de l’administration centrale du ministère de l’intérieur, permettra de rétablir l’équilibre. Le directeur de la gendarmerie sera présent place Beauvau, à côté du directeur général de la police nationale, et participera en permanence à l’élaboration de la politique de sécurité intérieure. Nous parviendrons ainsi à une plus grande cohérence opérationnelle, ce qui est l’objectif majeur de la réforme.

Nous devons garder à l’esprit que le but recherché est d’améliorer la performance de notre système de sécurité. Il est donc essentiel de veiller à ce que l’amélioration de la cohérence entre les forces ne soit pas obtenue au prix d’une perte de capacité de la gendarmerie. En d’autres termes, l’efficacité opérationnelle de la gendarmerie, sa capacité à couvrir le territoire et à agir dans des contextes très dégradés ne doivent pas être affectées par la modification institutionnelle à venir.

C’est justement parce que le texte rappelle les « fondamentaux » de la gendarmerie, ce que j’appelle les « piliers du temple », qu’il permet le rattachement au ministère de l’intérieur. Dès l’article premier, en effet, le projet de loi indique que la gendarmerie est une force armée. Cette disposition est capitale, car elle constitue le premier et principal rempart contre toute dérive vers une fusion entre les forces de police. L’expression « force armée » est d’ailleurs définie par un engagement international de la France, le protocole additionnel à la convention de Genève de 1949. Elle indique que la gendarmerie n’est pas un service déconcentré d’une administration civile de l’État.

De même, le projet qui vous est soumis affirme que les gendarmes sont des militaires. Relevant du statut général des militaires, ils conservent, à ce titre, un lien direct avec le ministre de la défense, garant de ce statut. Celui-ci étant indivisible, les militaires auront tous le même. Il en résulte que les modes de représentation, par exemple, ne sauraient être différents entre les trois armées et la gendarmerie, ce qui exclut l’institution du syndicalisme au sein de cette dernière. À cet égard, le texte ne présente aucune ambiguïté.

Cette force armée se caractérise par un spectre missionnel très large. C’est en effet la somme des missions de police – sécurité publique, ordre public et police judiciaire – et des missions militaires qui caractérisent la gendarmerie dans sa culture et ses modes d’action. Parmi ces missions figurent également le renseignement et la participation à la politique internationale de la France.

Le ministre de la défense a vocation à conserver une double compétence sur la gendarmerie. Tout d’abord, il reste le garant du statut militaire, ce qui justifie son association à la gestion des ressources humaines. Ainsi, il restera responsable de l’application des règles disciplinaires, même si des sanctions pourront être proposées par le ministère de l’intérieur. Ensuite, les missions militaires de la gendarmerie ne sont pas affectées par la réforme.

De même, les domaines du recrutement et de la formation sont appelés à rester en relation directe avec le monde de la défense. La gendarmerie ne veut pas se priver du creuset qu’ont toujours constitué pour elle les écoles militaires, comme Saint-Cyr ou le Collège interarmées de défense. De plus, elle compte recruter chaque année une centaine de sous-officiers issus des autres armées. La formation sera également, pour partie, partagée avec les armées.

Enfin, le ministère de la défense conservera un lien fort en matière de soutien, selon des modalités précisées par un protocole-cadre, qui prendra la forme d’une délégation de gestion.

J’évoquais les missions militaires de la gendarmerie : si elles ne représentent qu’un faible volume du total des missions exercées, elles n’en ont pas moins une grande importance. On peut citer le contrôle gouvernemental de l’armement nucléaire ; la prévôté, sur laquelle repose l’application du droit partout où les armées sont engagées ; les gendarmeries spécialisées, responsables de l’ensemble des missions de sécurité au sein d’un certain nombre d’infrastructures militaires sensibles ; les OPEX enfin, dans lesquelles la gendarmerie déploie actuellement plus de 450 personnels, au Kosovo, en Côte-d’Ivoire, et demain en Afghanistan.

Le projet de loi qui vous est soumis ne se borne pas à confirmer un transfert de tutelle organique ; il doit être aussi un outil destiné à améliorer la performance d’ensemble de notre système de sécurité. À cet égard, la clé de la réussite est simple : il faut que la police et la gendarmerie travaillent mieux ensemble dans un esprit d’équilibre. D’une manière générale, d’ailleurs, l’équilibre doit être le maître mot de cette réforme.

Cela passe par le développement de réflexions communes entre la police et la gendarmerie, qui seront facilitées par le rapprochement – y compris physique – des deux directeurs généraux.

En ce qui concerne l’opérationnel, plusieurs opinions se sont exprimées. Certains syndicats de police, notamment, militent activement pour que la police nationale reçoive une compétence exclusive sur certaines missions. À ce propos, j’exprimerai mon sentiment sans ambiguïté : il est essentiel que le spectre missionnel de la gendarmerie soit intégralement maintenu. Toute forme de « rationalisation » consistant à dévitaliser une force au profit de l’autre serait pernicieuse, dangereuse pour l’équilibre de notre sécurité intérieure. Si la gendarmerie a développé ses capacités en matière de police judiciaire, de renseignement ou de lutte contre les terrorismes régionaux – corse et basque, notamment –, c’est bien parce qu’il existe un besoin dans sa zone de compétence. Les nombreux députés qui, parmi vous, sont élus dans des zones périurbaines le savent bien. Or ces besoins, les formations de la police nationale n’ont pas les moyens de les prendre à leur compte, pour des raisons d’éloignement ou, tout simplement, de capacité.

Ainsi, la gendarmerie s’est dotée dans les années 1980 et 1990 de capacités dans le domaine de la police technique et scientifique – avec notamment la création de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie – qui jusqu’alors lui faisaient défaut. Le fait que 50 % des expertises rendues nécessaires par les enquêtes soient réalisées par des laboratoires privés prouve que ces nouvelles capacités n’ont rien de superflu.

S’agissant de la police judiciaire, la problématique ne se résume pas au choix dont disposent les magistrats pour saisir l’un ou l’autre des services. Cette faculté resterait très théorique s’il ne s’agissait pas, en réalité, de choisir entre deux modèles différents : la police dispose de formations très spécialisées, mais cloisonnées, alors que l’architecture de la gendarmerie intègre la police judiciaire à tous les niveaux de la hiérarchie, de la brigade jusqu’aux sections de recherche. Cette complémentarité constitue une véritable richesse qu’il convient de préserver.

Dans le domaine de la police judiciaire, comme dans d’autres, la question n’est donc pas de savoir laquelle des deux forces doit prendre l’exclusivité de la mission, mais selon quelles modalités les synergies doivent se développer. À cet égard, l’idée exprimée par Mme Alliot-Marie de créer, au cas par cas, des équipes d’enquête mixtes me paraît judicieuse. Cela permettrait d’associer des capacités complémentaires et de mettre des informations en commun.

Je finirai sur la question de la parité globale de traitement évoquée par le Président de la République lors du discours prononcé devant les forces de sécurité le 29 novembre 2007. Les policiers – civils – et les gendarmes – militaires – étant appelés à vivre ensemble dans un ministère commun, cette parité est essentielle. Les relations harmonieuses et constructives ne pourront se nouer qu’en veillant à l’équité, sans esprit de surenchère. Je me refuse donc à entrer dans la polémique que tentent de créer certains syndicats. Le dialogue social doit être conduit dans la sérénité, avec le souci permanent de préserver un équilibre selon des modalités conformes aux spécificités du statut des uns et des autres. Vous avez évoqué, monsieur le président, l’idée d’instituer une autorité indépendante chargée de veiller à cet équilibre ; j’y suis favorable, car elle permettrait de porter un regard neutre, à l’instar de celui porté sur les armées par le Haut comité d’évaluation de la condition militaire. Il me semble notamment nécessaire qu’une certaine coordination s’instaure entre police et gendarmerie pour ce qui concerne les décisions prises et leur communication, en particulier pour les évolutions catégorielles.

À mes yeux, l’équilibre ne signifie pas un simple alignement des avantages des uns et des autres, mais bien une parité globale, tenant compte, au sein de chaque corps, des avantages et des sujétions qu’ils compensent.

En conclusion, le texte issu des débats du Sénat, en réaffirmant certains principes fondamentaux, devrait garantir la préservation d’un équilibre au sein des forces concourant à la sécurité intérieure.

M. le président Guy Teissier. Nous sommes tous convaincus que l’état militaire résulte moins d’un statut et de dispositions législatives que de l’adhésion à un état d’esprit, marqué par la discipline et la disponibilité. Cette disponibilité est même la marque des gendarmes, qui ont longtemps été taillables et corvéables à merci. Il existe, dans cette institution dont vous avez souligné l’ancienneté, un fort sentiment d’appartenance à une communauté. Quelles dispositions vous paraissent nécessaires pour maintenir ce sentiment ?

Par ailleurs, pensez-vous que la suppression des réquisitions prévue à l’article 2 du projet de loi puisse entraîner des difficultés s’agissant du contrôle de l’ordre d’agir adressé à la gendarmerie ?

M. le général Roland Gilles. Comme toute la hiérarchie de la gendarmerie, j’adhère totalement à l’idée que l’état militaire ne résulte pas seulement d’un statut. L’adhésion aux valeurs de discipline et de disponibilité est certes indispensable, mais il faut également tenir compte de l’époque à laquelle nous vivons. Nous avons donc tenté, ces dernières années – avec succès, me semble-t-il –, de concilier l’état d’esprit des jeunes engagés avec les principes fondamentaux sur lesquels se fonde notre institution.

Vous avez raison de souligner à quel point les contraintes imposées aux gendarmes ont pu être lourdes. En effet, alors que la société civile réglemente la durée du travail, dans la gendarmerie, les seuls textes existants ne concernent que le repos, fixé à deux jours hebdomadaires. C’est pour cette raison que jusqu’en 1989, un gendarme départemental était assujetti à son travail cinq fois vingt-quatre heures par semaine. En dehors de ses huit heures quotidiennes, il était d’astreinte et devait rester chez lui, près de son téléphone. La création en 1989 des centres opérationnels départementaux, chargés de prendre en compte les alertes et de redistribuer les interventions, a permis de diviser par deux le poids de cette astreinte. C’était nécessaire, compte tenu de l’évolution des mentalités et de l’état d’esprit des nouvelles générations. La création des communautés de brigades s’inscrit d’ailleurs également dans ce mouvement.

Pour autant, nous ne changeons rien au principe selon lequel un gendarme doit être disponible, ce que confirme d’ailleurs le texte sur le service intérieur de la gendarmerie départementale, en cours de rédaction. La disponibilité est cependant distinguée selon le degré de réactivité : immédiate lorsque le gendarme est à son poste ; différée s’il est en repos. Toutefois, le système des astreintes demeure, faute de quoi il ne serait pas possible d’assurer la même présence sur le territoire ni de maintenir le contact avec la population. Un gendarme en permission pourra être rappelé par décision du commandement central ; il n’y a guère qu’en cas d’hospitalisation que ce rappel sera impossible. De même, il va sans dire que les exigences en matière de discipline seront maintenues.

En ce qui concerne la réquisition, je ne vois dans le texte du projet de loi aucune démarche attentatoire aux grands principes républicains. En effet, la loi de 1791, qui rend cette réquisition nécessaire pour la mise en mouvement de la force armée, ne visait pas la gendarmerie. C’est en 1926, lorsque l’on a créé les pelotons mobiles de gendarmerie spécialisés dans le maintien de l’ordre, que la procédure de réquisition actuellement en vigueur a été instituée.

Si le ministre de l’intérieur, par l’intermédiaire du préfet, doit procéder par voie de réquisition pour mobiliser la gendarmerie, c’est parce que celle-ci est une force armée relevant du ministère de la défense. À partir du moment où la gendarmerie est rattachée au ministre de l’intérieur, faudra-t-il que le ministre s’adresse à lui-même une réquisition pour l’emploi des troupes dont il a la tutelle ?

Dans la pratique, les escadrons de gendarmerie mobile interviennent dans des opérations de maintien de l’ordre de façon pratiquement identique à celle des compagnies républicaines de sécurité. Cependant, pour ces dernières, la procédure mise en œuvre est simplifiée, alors qu’elle est beaucoup plus formelle dans le cas de la gendarmerie. En effet, à une réquisition générale nécessaire pour mettre en œuvre l’unité, il faut ajouter une réquisition particulière destinée à préciser la mission sur le terrain – empêcher une manifestation de franchir un carrefour, par exemple. Le document, signé par l’autorité civile « au nom du peuple français », se caractérise par un formalisme suranné. Et si la situation se dégrade, le commandant de l’unité de gendarmerie doit se voir adresser un nouveau document, la réquisition complémentaire, pour pouvoir employer la force.

Un tel formalisme apparaît aujourd’hui inadapté pour des opérations quotidiennes : c’est pourquoi le Gouvernement souhaite l’alléger, sans pour autant porter atteinte aux principes républicains. En revanche, lorsque des moyens spéciaux sont engagés pour des opérations lourdes, il est indispensable de garantir la traçabilité de l’ordre donné, de l’objectif assigné, de la technique requise, et que le commandant de l’unité puisse rendre compte de son action. Le projet de loi prévoit justement qu’un décret pris en Conseil d’État fixe les conditions de cette traçabilité.

M. Alain Moyne-Bressand, rapporteur. Je regrette vivement que l’examen de ce texte soit une nouvelle fois reporté. Cette attente est en effet préjudiciable à la bonne entente entre la police et la gendarmerie, et ne peut que conduire les gendarmes à se poser des questions. En quelque sorte, c’est le moral des troupes qui est en jeu.

De nombreux points du texte adopté par le Sénat méritent d’être confirmés. En tout cas une inquiétude demeure : les gendarmes ne vont-ils pas être absorbés par la police, avec les risques que cela comporte pour la cohésion de nos troupes – N’oublions pas que les policiers travaillent au plus vingt-sept heures par semaine ! Il serait bon qu’un groupe de travail soit constitué, associant des membres des deux commissions de la défense de l’Assemblée et du Sénat ainsi que des personnalités indépendantes, afin de porter un regard extérieur et de proposer d’éventuelles corrections.

En tant que directeur de la gendarmerie nationale, vous travaillez avec la police depuis 2002. Avez-vous fait le bilan de cette expérience ? Des aménagements vous semblent-ils nécessaires ?

Depuis notre dernière rencontre, ont eu lieu les événements que l’on sait en Guadeloupe et en Martinique. C’est la gendarmerie mobile qui est intervenue, et non les CRS ou la police. Pour quelle raison ? Y a-t-il des leçons à tirer de ces événements ?

M. Bernard Cazeneuve. Je souhaite poser deux questions ; l’une concernant les principes, l’autre le caractère opérationnel.

Quand on observe l’organisation des forces de l’ordre dans les grandes démocraties, on constate qu’elles sont placées la plupart du temps sous une double tutelle, au nom du principe établi par Montesquieu selon lequel le pouvoir arrête le pouvoir, la force arrête la force. La double tutelle sur laquelle repose, par-delà les régimes, l’organisation de nos forces de l’ordre est une garantie de l’équilibre démocratique. Ce principe n’est-il pas altéré par le passage à une tutelle unique ?

Par ailleurs, la conséquence de cette réforme est que les préfets auront localement une autorité accrue sur l’ensemble des forces concourant au maintien de l’ordre. Or, le projet de loi ne touche ni aux responsables de la gendarmerie, ni aux directeurs départementaux de la sécurité publique. Quelle est la nature de l’autorité exercée par le préfet sur l’officier de gendarmerie qui, localement, occupe le plus haut rang ? Quelles sont les relations opérationnelles entre ce même officier et le DDSP ? Le maintien de cette organisation est-il une bonne chose du point de vue de l’efficacité, et ne faudrait-il pas aller jusqu’au bout de la logique et donner au préfet l’autorité sur l’ensemble des forces, en réarticulant les relations entre le directeur départemental de la sécurité publique et le haut responsable local de la gendarmerie ? Je précise aussitôt que ce n’est absolument pas la position que je défends. Je ne fais que souligner un possible décalage entre l’ambition portée par le discours et la réalité administrative existante.

M. le général Roland Gilles. Vous faites état, monsieur Moyne-Bressand, du souci des gendarmes de ne pas se laisser absorber par l’autre force. J’ai le sentiment qu’à partir du moment où le projet de loi maintient tout le spectre missionnel de la gendarmerie et garantit la plénitude de ses compétences, l’équilibre entre les deux forces sera assuré. Sur ce point, l’article premier est explicite, puisqu’il rappelle les différentes missions de la gendarmerie, dont le renseignement. Les sénateurs ont également tenu à indiquer que la police judiciaire constitue une de ses missions essentielles, reprenant ainsi les termes du décret du 20 mai 1903. Enfin, les engagements internationaux ne sont pas oubliés.

La gendarmerie n’a pas à craindre une absorption si un équilibre est assuré entre les deux forces, que ce soit en termes de missions exercées ou de conditions générales de travail. À cet égard, l’instauration d’une autorité indépendante serait sans doute utile pour observer l’évolution des deux forces et éviter l’échelle de perroquet à laquelle vous faisiez allusion, monsieur le président.

Aucun bilan objectif n’a été réalisé sur le travail mené en commun depuis 2002 par les deux directions générales. Cependant, le rapprochement a conduit à des mutualisations et à l’adoption de démarches communes. Elles ont permis, dans un contexte où l’on cherche à réaliser des économies, à rationaliser certains outils. Ainsi, en matière de logistique, nous avons obtenu de bons résultats.

La crise sociale dans les départements d’outre-mer, mais aussi le sommet de l’OTAN et la reconduction de l’opération « Harpie » en Guyane ont contribué à montrer une fois de plus la réactivité de la gendarmerie. Ainsi, dans un délai très court, dix-sept escadrons de gendarmerie mobiles ont été projetés dans les Antilles et à La Réunion, s’ajoutant aux seize escadrons qui assurent en permanence le maintien de l’ordre outre-mer. Cette réactivité, je le répète, est facilitée par le statut militaire des gendarmes. Lors du sommet de l’OTAN, certains escadrons ont pu être déployés sur le terrain pendant vingt-deux heures d’affilée.

M. Jean-Pierre Soisson. Cette seule raison justifie le maintien de l’état militaire.

M. le général Roland Gilles. M. Cazeneuve a évoqué la situation des forces de l’ordre dans les sociétés démocratiques. Différents systèmes ont été adoptés par les pays au gré de leur histoire, en fonction des considérations du moment. Toutefois, il existe un facteur commun : à l’exception du Danemark, aucun pays démocratique ne dispose que d’une force de sécurité. Pour le reste, l’organisation et les modalités d’exercice de la tutelle sont très variables. Le système français du dualisme, plutôt original, a essaimé dans le sud de l’Europe à l’époque napoléonienne, notamment en Italie et en Espagne. En Allemagne, si le ministère de l’intérieur exerce une tutelle exclusive sur les forces de sécurité, celles-ci ne sont pas regroupées dans un corps unique : il existe des polices d’État dans chaque Land, et une police fédérale – qui dispose de moins de pouvoirs. Toutefois, on observe dans toutes les démocraties une emprise grandissante du ministère de l’intérieur sur les forces de sécurité.

La question de l’autorité du préfet ne nous pose aucun problème particulier. J’ai proposé de créer, au sein du ministère de l’intérieur, un groupe de travail composé de préfets et de généraux ou de colonels en charge des différents commandements territoriaux – zones, régions et groupements. Deux cultures extrêmement différentes sont confrontées ; pour autant, les conclusions sont convergentes. Nul ne conteste, au sein de la hiérarchie de la gendarmerie, le rôle pilote joué par le préfet dans le département en matière d’ordre public et de sécurité intérieure – même si, il y a quelques décennies, une certaine volonté d’indépendance pouvait encore se manifester.

Ce qui importe, c’est de garantir le caractère effectif de la chaîne de commandement de la gendarmerie, qui joue un rôle essentiel dans sa réactivité. C’est pourquoi le Sénat a souhaité préciser que les responsables départementaux des services de sécurité sont placés sous l’autorité du préfet « dans le respect du statut militaire », de façon à préserver cette colonne vertébrale qu’est la chaîne de commandement. De même, afin de préserver le fonctionnement interne de la gendarmerie, un amendement adopté au Sénat prévoit deux autres modifications au texte initial : l’autorité du préfet est limitée aux seuls domaines de l’ordre public et de la police administrative, et elle s’exerce sur le responsable départemental. Dès lors, il ne peut y avoir immixtion de l’autorité administrative dans le détail de l’organisation des unités. En revanche, il est naturel que le préfet fixe les orientations et assigne les objectifs. Ainsi, chacun est dans son rôle.

J’en viens aux relations entre le commandant de groupement, le préfet et le directeur départemental de la sécurité publique. Comme je l’ai dit, le préfet assigne les objectifs, sans s’immiscer dans le fonctionnement interne de la chaîne de commandement. Celle-ci relève du commandant de groupement, qui en retour rend compte de son action auprès du préfet. Quant à la relation entre le colonel commandant la gendarmerie et le DDSP, elle doit être équilibrée, car leur fonction est pratiquement identique. Toutefois, la hiérarchie conserve ses attributions en matière de gestion du personnel : si le préfet porte une appréciation sur l’officier responsable au niveau départemental, c’est le commandant de région qui note ce dernier.

M. Philippe Folliot. Je m’associe à la préoccupation de notre collègue Moyne-Bressand au sujet de la date d’examen du projet de loi, d’autant que la gendarmerie se trouve depuis le 1er janvier dans une situation juridique transitoire qui ne devait durer que quelques jours. Il en est d’ailleurs de même pour la loi de programmation militaire : ces multiples reports ne sont pas un bon signe adressé aux forces armées.

J’ai bien noté que l’éventail des missions assurées par la gendarmerie ne serait pas modifié. C’est particulièrement important dans la mesure où, dans certains domaines, elle exerce une compétence exclusive. L’image de la gendarmerie, c’est la gendarmerie départementale, mais la réalité, ce sont des missions bien plus variées.

En tant qu’ancien rapporteur pour avis du budget de la gendarmerie, j’ai pu constater que l’utilisation des forces mobiles depuis 2002 n’était pas toujours équilibrée. Pour caricaturer, si une crise de faible intensité survient en semaine, on envoie les CRS ; si elle est de forte intensité et a lieu le week-end, ce sont plutôt les gendarmes mobiles… La future organisation offre-t-elle de meilleures garanties à cet égard ?

Par ailleurs, la révision générale des politiques publiques devrait entraîner la suppression de sept ou huit escadrons de gendarmerie mobile. Compte tenu de la situation sociale difficile et au vu de la crise qui s’est produite outre-mer, n’y a-t-il pas un risque de rupture de capacité ? N’oublions pas que lorsque la situation est particulièrement tendue, la gendarmerie et l’institution préfectorale représentent souvent les deux derniers piliers de l’autorité de l’État.

Nous vivons dans une société de communication et, dans ce domaine, la police est avantagée par les nombreux canaux dont elle dispose – notamment grâce aux syndicats, très écoutés par les médias. Le rapprochement entre les deux forces s’accompagne-t-il d’une réflexion sur les moyens de mettre la gendarmerie « à armes égales » avec la police dans cette bataille de la communication ?

Mme Françoise Olivier-Coupeau. Vous avez insisté sur l’importance de l’identité au sein de la gendarmerie. Celle-ci, en effet, ne tient pas seulement au statut, mais aussi, entre autres, aux symboles et aux principes. C’est pourquoi j’ai été un peu étonnée d’entendre vos propos sur la réquisition. Au quotidien, dites-vous, celle-ci est plus embarrassante qu’utile. Mais toucher à la réquisition, c’est toucher à la chaîne de commandement. N’y a-t-il pas là un coup de canif donné aux principes ?

Comme mes collègues, je regrette le report de l’examen de ce texte et de celui du projet de loi de programmation militaire. J’ai l’impression que la défense devient le parent pauvre de notre assemblée.

M. Jean-Paul Bacquet. Ce n’est pas nouveau !

Mme Françoise Olivier-Coupeau. Quoi qu’il en soit, cela m’attriste.

La réforme aurait dû s’appliquer à partir du 1er janvier 2009. Que s’est-il passé depuis cette date ?

M. le général Roland Gilles. La question de M. Folliot témoigne de l’attachement qu’il porte aux missions de la gendarmerie mobile, dont nous souhaitons préserver les capacités. À ce sujet, j’ai oublié de vous préciser, monsieur Moyne-Bressand, que depuis 1994, la préservation de l’ordre public dans les collectivités d’outre-mer relève exclusivement de la gendarmerie. Les syndicats de police avaient en effet fait observer que les conditions d’engagement des fonctionnaires, outre-mer, n’étaient pas satisfaisantes. Ce sont ces conditions d’engagement qui ont conduit à réserver aux gendarmes mobiles la gestion de l’ordre public outre-mer. Notons, à ce sujet, que les gendarmes concernés par l’opération « Harpie » en Guyane n’ont rien à envier aux légionnaires déployés en opérations extérieures.

Semaine après semaine, je suis attentif à ce qu’un équilibre soit préservé entre l’engagement des escadrons de gendarmerie mobile et celui des compagnies républicaines de sécurité. Nous disposons d’un outil de régulation : l’UCFM – unité de commandement des forces mobiles –, composée à parité de cadres de la police nationale et de la gendarmerie, et qui comptabilise cet engagement au quotidien, non plus par escadron ou par compagnie, mais par section et par peloton. En dehors de quelques exceptions – comme dans le cas de l’outre-mer –, l’équilibre est donc respecté.

Vous vous interrogez sur l’évolution des effectifs et sur les conséquences de la RGPP en ce domaine. Bien évidemment, nous réfléchissons à la possibilité de réaliser des économies dans l’engagement des forces mobiles. Faut-il que des gardes statiques soient assumées par des gardes mobiles ? Non, par définition. De même, ce n’est pas le rôle des unités mobiles que de gérer les centres de rétention administrative.

En ce qui concerne la communication, nous nous efforçons d’être présents, avec l’aide du SIRPA. Il est vrai que l’image a une grande importance : dans une certaine mesure, nous n’existons qu’à travers la communication faite au sujet de notre action sur le terrain. Cela étant, je lisais récemment une note adressée par le directeur de la police nationale à l’ensemble de ses cadres pour les appeler à ne pas laisser aux syndicats la conduite de la communication de la police : à cette occasion, il érigeait en exemple le modèle de la gendarmerie. Je n’en tire aucune vanité ; nous ne faisons qu’informer sur l’action de notre institution dans les départements.

Vous me demandez ce qui a été fait depuis le 1er janvier. Bien entendu, il aurait été souhaitable que la loi relative à la gendarmerie soit adoptée avant le 31 décembre 2008. C’est ce qui apparaissait en filigrane dans les propos du Président de la République, et c’est ce qu’attendaient les gendarmes. Je vais d’ailleurs devoir leur annoncer le report de l’examen du texte.

En attendant, la principale évolution est que le budget de la gendarmerie est porté par le ministre de l’intérieur depuis la loi de finances pour 2009. Il en résulte une accélération du mouvement de mutualisation et de convergence entamé depuis 2002. Chaque fois que cela est possible, nous développons des outils communs avec la police nationale. Des activités comme l’entretien automobile ou l’analyse et la passation des marchés sont réalisées ensemble. Nous développons également certaines formations conjointes. La seule limite à ce rapprochement est qu’il ne doit pas porter atteinte à notre identité. Ainsi, jamais la formation initiale du gendarme ne sera mise en commun avec celle du policier.

M. Jean-Claude Viollet. Je souhaite revenir sur la méthode. Nous avons réalisé un énorme travail sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ce travail essentiel devait trouver une concrétisation dans un certain nombre de projets de loi : projet de loi de programmation militaire, projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI), projet de loi relatif à la gendarmerie nationale. Depuis, tout part à vau-l’eau. L’examen du projet de loi de programmation militaire est reporté sine die alors qu’il a été déposé il y a six mois sur le Bureau de notre assemblée. Il en est de même, vient-on d’apprendre, du texte sur la gendarmerie. Quant à la LOPPSI, nous n’avons aucune nouvelle à son sujet.

Alors que nous sommes là pour faire œuvre utile, comment allons-nous travailler désormais ? Le 14 octobre 2008, j’avais demandé à Mme Alliot-Marie s’il ne serait pas utile d’examiner en même temps la loi de programmation militaire et la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. La ministre avait alors répondu que les derniers arbitrages devaient être rendus avant que la LOPPSI soit présentée devant le conseil des ministres, au plus tard à la mi-décembre. Dans la mesure où elle doutait que la loi de programmation militaire puisse venir en discussion avant la fin de l’année, elle avait admis que les deux textes pourraient être examinés ensemble.

Au point où nous en sommes, ne devrions-nous pas examiner conjointement – ou du moins dans des délais proches – la LPM et la LOPPSI, avant d’adopter le projet de loi sur la gendarmerie nationale ? Ce serait donner une plus grande cohérence au travail législatif. Certes, je souscris aux observations de mes collègues sur l’attente suscitée par ce texte, ainsi qu’à leurs interrogations sur la chaîne hiérarchique ou la réquisition. Mais il y a également le problème des moyens ! N’oublions pas – et vous y avez fait allusion, mon général – que les moyens dont a bénéficié la gendarmerie dans le cadre de la précédente loi d’orientation ont été de 20 % inférieurs à la prévision, alors que ceux de la police nationale étaient très supérieurs. Nous devons être particulièrement vigilants sur la façon dont vont se jouer les équilibres.

Le sujet est suffisamment sérieux pour que nous prenions les choses dans l’ordre. Nous devons garantir une certaine cohérence entre l’organisation de la sécurité intérieure et les moyens qui lui sont alloués, avant d’achever le transfert de la gendarmerie nationale sous l’autorité organique du ministère de l’intérieur. Ainsi seulement, l’ensemble du dispositif sera cohérent.

Je ne cherche pas à me livrer à des critiques stériles. Je m’interroge seulement sur la façon d’adresser un signal positif à nos militaires, de leur montrer que nous avons une démarche cohérente et une volonté politique forte.

M. Jacques Lamblin. Compte tenu du devoir de réserve auquel sont soumis les militaires, ne peut-on pas penser que certaines déclarations faites par les organisations de retraités reflètent le sentiment des gendarmes d’active ? En d’autres termes, ne disent-ils pas tout haut ce que certains pensent tout bas ?

M. Jean-Pierre Soisson. C’est très possible !

M. Jacques Lamblin. Nous avons évoqué la dualité qui caractérise l’organisation de la sécurité intérieure, et qui est un héritage de l’histoire. En dehors de la recherche d’un équilibre prudent – c’est-à-dire la volonté de ne pas confier à une seule force la tâche de maintenir l’ordre –, quels autres arguments plaident en faveur de cette dualité ?

Enfin, si cette organisation a des atouts, elle a aussi ses limites, tenant à la coordination entre police et gendarmerie, mais aussi à la différence de statuts entre les personnels. Si le glissement de la gendarmerie vers le ministère de l’intérieur s’accompagne d’une évolution des droits et devoirs de son personnel, des problèmes ne vont-ils pas se poser avec le reste de l’armée ?

M. Dominique Caillaud. Mon général, vous avez souligné la nécessité de conserver la complémentarité des missions assumées par la police et la gendarmerie. Ne peut-on pas craindre que cette complémentarité se transforme en une spécialisation ? Dans un contexte de concurrence vive entre les services et de limitation des moyens, le risque est de voir la compétence de la gendarmerie se réduire aux zones rurales, tandis que la police élargirait son champ d’activité à toutes les zones urbaines. Quelles sont les missions que la gendarmerie doit conserver afin d’être effectivement présente sur tout le territoire, y compris en ville ?

Les commandants de gendarmerie doivent répondre à la fois aux demandes venant du pouvoir judiciaire et à celles du préfet. Comment peuvent-ils opérer un arbitrage ? Cette concurrence dans les demandes de mise à disposition des gendarmes ne pose-t-elle pas un problème ?

Enfin, ne craignez-vous pas que les opérations extérieures ne soient trop gourmandes en équipements, au détriment du matériel dont peut disposer la gendarmerie départementale ? Aujourd’hui, la mutualisation des équipements, qui est une démarche tout à fait légitime, se fait plutôt de la gendarmerie vers la police – je pense notamment aux hélicoptères. Des problèmes budgétaires ne vont-ils pas se poser quand viendra le temps de leur remplacement ? Qui, de la défense ou de l’intérieur, devra financer le renouvellement des équipements mis en commun ?

M. le général Roland Gilles. J’ai le sentiment, monsieur Viollet, que vos propos s’adressaient autant aux membres de la commission qu’à moi-même. Je ne peux pour ma part que réaffirmer les attentes des gendarmes à l’égard du projet de loi.

Lorsque les associations de retraités s’expriment en faveur du maintien des missions de la gendarmerie ou s’interrogent sur la parité globale des conditions entre le gendarme et le policier, il ne fait pas de doute qu’elles expriment aussi le sentiment des 100 000 gendarmes et de leur chef.

M. Jean-Pierre Soisson. Si je comprends bien, vous les avez rencontrés avant leur audition ?

M. le général Roland Gilles. Loin de là : elles sont parfaitement libres.

Vous me demandez ce qui, outre l’héritage de l’histoire, justifie le maintien d’une organisation duale des forces de sécurité. Les deux forces ont été bâties avec des modes d’organisation et de fonctionnement totalement différents. Elles sont à fronts renversés : alors que la police nationale a vocation à travailler dans les cœurs urbains, sur des espaces géographiques réduits mais regroupant de fortes concentrations de population, la gendarmerie prend en charge les grands espaces ainsi que les flux. Elle est confrontée à des situations très diverses, puisqu’elle peut intervenir dans des zones à très faible densité de population comme dans des zones périurbaines.

Confrontées à des situations différentes, les deux forces ont apporté des réponses différentes. La police nationale fonctionne comme une police secours : elle est réactive et capable à tout moment d’amener des moyens policiers pour répondre à un événement. La gendarmerie, quant à elle, s’est sédentarisée depuis 1720. Nous tenons à l’obligation, pour le gendarme, de résider en caserne, qui garantit cet ancrage au sein de la population auquel nous sommes tous tant attachés. La gendarmerie doit savoir gérer la sécurité des flux de population, sur ce que l’on appelait autrefois les « grands chemins ». Elle doit être d’abord présente sur tout le territoire – d’où le maillage opéré par les 3 600 brigades – de façon à anticiper les événements et à les gérer au mieux lorsqu’ils surviennent.

La différence entre les organisations résulte de cette divergence d’approche. La police nationale fonctionne par roulement, avec des équipes qui se relaient en permanence. Dans les faits, lorsqu’ils ont fini leur service, les policiers sont rarement rappelés. Les gendarmes travaillent de façon préventive : leurs brigades effectuent des missions de « surveillance générale », pour observer ce qui se passe sur le territoire, aller à la rencontre de la population. Toutes ces raisons me semblent justifier le maintien des deux forces.

Ensuite, il existe une raison pratique. Avons-nous les moyens de financer une force de sécurité organisée selon un modèle unique, celui de la force civile ? Je ne pense pas qu’il serait possible de couvrir tout le territoire dans ces conditions.

Vous vous interrogez sur les différences de statut entre gendarmes et policiers et entre gendarmes et militaires. La gendarmerie doit-elle se démarquer des règles de gestion de la communauté militaire ? Il existe dans le projet de loi une disposition à laquelle nous tenons, prévoyant une grille indiciaire spécifique pour la gendarmerie. Comme le Président de la République l’a indiqué dans son discours du 29 novembre 2007, l’équilibre des conditions entre policiers et gendarmes passe en effet par cette possibilité donnée à la gendarmerie de s’affranchir, si nécessaire, des grilles indiciaires applicables aux autres militaires. Dès lors que chaque corps, au sein des armées, bénéficie d’un statut particulier, il doit être possible de doter les gendarmes d’un statut qui ne serait pas trop éloigné de celui des policiers. Cependant, la parité ne saurait être stricte, en raison de notre appartenance à la communauté militaire. Et notre objectif n’est pas d’obtenir la parité dans tous les domaines. Il faut un équilibre global, sans que le détail des conditions d’emploi soit aligné mécaniquement.

Les deux forces, police et gendarmerie, ont pleine compétence nationale sur l’ensemble du spectre missionnel – et, en ce qui concerne la police judiciaire, sur l’ensemble du spectre infractionnel. Elles doivent la conserver. En matière de police judiciaire, le principe du libre choix par le magistrat du service enquêteur conduit naturellement à ce que le recours à ces forces soit géré de façon équilibrée. La mise sous tutelle du ministre de l’intérieur ne change rien aux relations entre la gendarmerie et le pouvoir judiciaire. C’est ce que l’on observe depuis 2002.

En ce qui concerne la participation aux OPEX, il est vrai qu’elle a un coût élevé, d’autant qu’elle requiert des équipements particuliers. Ainsi, nous aurons besoin de blindés en Afghanistan. En Géorgie, déjà, nous sommes parvenus à en louer grâce à la coopération de l’armée de terre et d’un constructeur privé – il s’agissait de petits véhicules protégés Panhard. Mais cela coûte cher, et il est certain qu’il n’est pas dans la culture du ministère de l’intérieur d’avoir recours à de tels engins. Il vous appartiendra, le moment venu, de veiller à ce que la gendarmerie puisse renouveler ce type de gros équipements.

Vous avez évoqué les hélicoptères : pour moi, il était naturel de les mettre à disposition de la police nationale, d’autant que nos équipages ont acquis à cette occasion une expérience utile sur les interventions en zone urbaine. En outre, alors que les contrats de maintien en condition opérationnelle souscrits pour nos hélicoptères nous allouent jusqu’à 24 000 heures de vol par an, nous n’en utilisions que 17 500. Nous avions donc la possibilité de satisfaire les besoins particuliers de la police nationale sans affecter notre potentiel.

Lorsqu’une crise atteint un certain niveau de gravité, les forces de police ne peuvent plus intervenir et le recours à l’armée peut se révéler inopportun. Dans de tels cas, la gendarmerie a tout son rôle à jouer, à condition de pouvoir faire usage de certains gros équipements, dont les engins blindés. C’est pourquoi il est important d’être en mesure de les renouveler le moment venu.

M. Jean-Paul Bacquet. Je m’associe à tout ce qui a pu être dit sur la question du délai d’examen des projets de loi. On a fait passer en priorité des textes sans doute plus médiatiques, mais beaucoup moins importants pour la nation que celui que nous évoquons. Ce retard est d’autant plus regrettable qu’il nourrit les inquiétudes.

La réforme va-t-elle conduire à un redéploiement des forces vers les zones à risques ? Et si c’est le cas, ne risque-t-on pas de réduire la capacité d’anticipation liée à l’occupation territoriale qui caractérise traditionnellement la gendarmerie ? Quelles seront les conséquences de la RGPP sur les 3 600 brigades ?

Par ailleurs, vous avez parlé de rapprochement physique entre la police et la gendarmerie. N’y voyez aucun mauvais esprit, mais lorsque l’on est proche de quelque chose, on peut se situer au-dessus, en dessous ou à côté. D’autres grands responsables n’ont pas hésité à décrire ce rapprochement en termes d’étages.

Enfin, nombreux sont ceux qui pensent que la mise en commun des moyens de la police et de la gendarmerie et le rapprochement systématique des conditions d’emploi et de missions de l’une et de l’autre entraîneront inéluctablement, tôt ou tard, une interrogation sur l’utilité de maintenir deux statuts différents. Et dans ce cas, il y a peu de chances que ce soit le statut militaire qui s’impose. Cette grande inquiétude, Mme Alliot-Marie, alors ministre de la défense, l’exprimait également le 21 juillet 2003, lorsqu’elle s’adressait au ministre de l’intérieur de l’époque, M. Nicolas Sarkozy.

M. Jean-Pierre Soisson. Comme mes collègues, je regrette le report de la discussion du projet de loi. Mais il faut bien avoir conscience qu’en raison du retard accumulé par l’Assemblée nationale, il n’y a plus, à l’heure actuelle, aucune programmation possible de l’ordre du jour. La politique de défense n’a rien à voir avec ce phénomène.

Mon général, le onzième alinéa de l’article 5 prévoit qu’en contrepartie des sujétions et obligations qui leur sont applicables, les officiers et sous-officiers de gendarmerie bénéficient d’un classement indiciaire spécifique. Vous avez évoqué votre attachement légitime à cette disposition. Mais la suite du texte indique qu’ils « peuvent bénéficier » de conditions particulières en matière de régime indemnitaire. Cette différence dans la rédaction est-elle justifiée ?

Par ailleurs, vous avez évoqué l’élaboration d’un protocole entre les deux ministères, indispensable pour l’application de la loi. Ce document ne va-t-il pas jouer un rôle essentiel dans l’équilibre que vous souhaitez pour l’engagement des deux forces ?

Heureusement que nous avons l’histoire : c’est elle qui va nous sauver !

M. Étienne Mourrut. Bien que les Français soient très attachés à la gendarmerie, ils reprochent aux gendarmes de ne pas être suffisamment sur le terrain. De leur côté, les gendarmes se plaignent d’effectifs insuffisants. Mais avant tout, n’avez-vous pas le sentiment qu’ils sont accaparés par les procédures administratives ? Celles-ci sont de plus en plus lourdes, en partie à cause du comportement des citoyens, qui ne portent pas toujours plainte à bon escient. Ne pourrait-on pas confier ces tâches administratives à d’autres agents afin de rendre les gendarmes plus disponibles ?

M. le général Roland Gilles. L’adoption du projet de loi relatif à la gendarmerie nationale n’aura aucune conséquence en matière de redéploiement. En tous les cas, l’organisation générale de la gendarmerie, le maillage territorial, la structure hiérarchique ne seront pas affectés. L’emploi des gendarmes fait partie depuis 2002 des attributions du ministre de l’intérieur. Si un plan de restructuration avait été envisagé, il aurait déjà eu lieu. Quant aux suppressions de postes dont je vous ai parlé lors de notre dernière rencontre, nous veillerons à ce qu’elles soient aussi peu dolosives que possible pour les unités territoriales.

Mais j’imagine, monsieur le député, qu’en parlant de redéploiement, vous vouliez plutôt évoquer les échanges compensés de zones de compétence effectués entre la police et la gendarmerie, notamment en 2002 et en 2003. Ce processus de rationalisation sera poursuivi, car il existe encore de petites villes placées sous la compétence de la police alors qu’elles sont entourées de grands espaces tenus par la gendarmerie. Un certain nombre de circonscriptions de sécurité publique de la police nationale ont ainsi vocation à passer dans nos attributions. Inversement, des communes situées dans la continuité de cœurs urbains pourraient être prises en charge par la police. Cependant, ce mouvement n’aura pas la même ampleur qu’en 2002 et en 2003, car il était, à l’époque, facilité par la croissance des effectifs.

Quant au rapprochement physique des deux directions générales, il ne pose pas de problème. Il est essentiel que je puisse m’installer place Beauvau, afin de veiller à ce que la totalité des problèmes de sécurité intérieure – y compris ceux propres au monde rural – soit prise en compte par le ministre de l’intérieur. Cette proximité physique, outre qu’elle permet d’élaborer en commun la politique de sécurité, donne également l’occasion d’évacuer les mauvaises questions ou de tuer les rumeurs sans fondement.

M. Jean-Paul Bacquet. Là n’était pas ma question. Je me demandais si ce rapprochement signifiait « à côté » ou « en dessous ». D’autres ont répondu en parlant d’étages.

M. le général Roland Gilles. Le maître mot, je le répète, est : « équilibre ». Ce qui compte, c’est que nous soyons à parité. L’important est la manière dont je vis ma relation avec le directeur général de la police nationale, et je me félicite aujourd’hui de la qualité de nos rapports. Sans doute avons-nous des opinions divergentes sur certaines questions, mais nous en parlons tous les jours.

À l’heure actuelle, monsieur Soisson, le régime indiciaire de la gendarmerie est le régime commun à l’ensemble de la communauté militaire. Cependant, pour parvenir à la parité de conditions avec les policiers, promise par le Président de la République, il fallait créer un mécanisme de distinction indiciaire. Quant au régime indemnitaire mentionné par l’article 5 du projet de loi, il a vocation à répondre à certains besoins spécifiques. Par exemple, si tous les militaires bénéficient, en complément de la solde, d’une indemnité versée en contrepartie des sujétions liées à leur statut commun, il existe également, pour les gendarmes, des sujétions particulières propres à leur fonction policière. Ils doivent donc pouvoir recevoir des indemnités spécifiques, en plus de celles que touchent les soldats dont la police n’est pas le métier. En résumé, le texte ne pose pas de problème.

En ce qui concerne la délégation de gestion entre les deux ministères, elle a pour but d’assurer la continuité des soutiens apportés à la gendarmerie par la défense. Son élaboration est pratiquement achevée. Elle donnera lieu, après promulgation de la loi, à la mise en œuvre de trente-cinq accords de soutien.

Bien entendu, monsieur Mourrut, nous avons en permanence le souci de dédier le maximum de nos effectifs aux missions de contact avec la population. J’ai donc entrepris certaines démarches afin qu’une partie du temps de travail des gendarmes soit à nouveau affectée à ces missions. J’ai notamment demandé à l’inspection générale de la gendarmerie de dresser la liste des tâches administratives qui ne relèvent pas du cœur de métier de gendarme. Le rapport qu’elle m’a adressé, épais de plusieurs centimètres, propose de demander à certaines administrations – notamment les préfectures et les greffes – d’assumer en totalité les charges qui leur incombent. Certaines tâches – notifications, enquêtes administratives – n’ont en effet pas vocation à être réalisées par des gendarmes. Mme Alliot-Marie m’a d’ailleurs apporté son soutien dans ce travail de reconquête du temps pour le gendarme ou le policier.

Le pré-dépôt de plainte en ligne, qui a fait l’objet d’une expérimentation positive dans deux départements – la Charente-Maritime et les Yvelines –, offrira aux gendarmes un gain de temps important au moment de la rédaction du procès-verbal. Il permettra en outre une meilleure relation avec l’usager, car l’entretien, libéré de l’aspect administratif, sera plus approfondi.

M. le président Guy Teissier. Mon général, je vous remercie pour ces réponses très détaillées.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

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