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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 10 février 2010

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 22

Présidence de M. Guy Teissier, président

— Audition du colonel Jean-François Martini, commandant de la brigade OMLT (Operational Mentoring Liaison Team) en Afghanistan d’avril à novembre 2009. 2

Audition du colonel Jean-François Martini, commandant de la brigade OMLT (Operational Mentoring Liaison Team) en Afghanistan d’avril à novembre 2009.

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Guy Teissier. Je suis particulièrement heureux d’accueillir le colonel Jean-François Martini, qui a commandé la brigade OMLT – Operational mentoring and liaisons teams – en Afghanistan d’avril à novembre 2009.

Certains d’entre nous ont eu l’occasion de se rendre sur place auprès de nos troupes et d’échanger avec nos soldats. Nous avons d’ailleurs joué un rôle après le drame d’Ouzbine pour alerter le Gouvernement et le Président de la République sur le manque de moyens, notamment en hélicoptères, qui a pu exister dans le pays. Il m’a semblé que l’audition d’un responsable revenu récemment de mission et pouvant nous faire part de son vécu serait particulièrement intéressante. Les OMLT sont chargées de la formation des militaires de l’armée nationale afghane (ANA) et ont une importance cruciale, pour nous Français qui avons choisi de mettre l’accent sur la formation, élément majeur pour une sécurisation et une pacification de l’Afghanistan. À la suite de la conférence de Londres du 28 janvier dernier, le ministre de la Défense a annoncé l’envoi de 80 instructeurs supplémentaires.

Vous voudrez bien, mon colonel, nous décrire l’organisation des OMLT, parler des hommes qui les composent, leurs zones d’actions et les résultats obtenus. Mes collègues vous poseront ensuite des questions sur la qualité de l’armée afghane, sur les désertions qui nous semblent rester nombreuses en dépit des assurances que nous apportait récemment le chef d’état-major des armées. Peut-être pourrez-vous aussi aborder la préparation spécifique de nos militaires avant leur projection.

M. le colonel Jean-François Martini. Je suis particulièrement honoré d’être appelé à témoigner devant vous au titre de mon engagement au sein des OMLT en 2009. Il est toujours agréable pour un chef de voir mis en valeur le travail de ses hommes. Je m’appuierai sur quelques cartes, la géographie de l’Afghanistan étant très importante pour comprendre la mission des OMLT.

Je retiens trois points saillants concernant la période de mai à novembre 2009 : une très forte tension et de nombreux engagements qui ne nous ont pas surpris, l’été étant toujours propice à cela ; une période électorale au mois d’août, qui a induit de nombreux problèmes sur le plan sécuritaire ; enfin, un changement de zone et de brigade, nos OMLT ayant rejoint la zone française en Kapisa-Surobi.

Les équipes OMLT ont été créées pour aider l’ANA à acquérir son autonomie. Pour ce faire, notre mission comprend deux volets : d’une part, l’instruction et l’entraînement sur le terrain – qui représentent 70 % de l’activité – d’autre part, les liaisons – 30 % de l’activité – tant au sein de l’ANA qu’entre l’ANA et les troupes de la coalition afin de mettre en œuvre des moyens d’appui nécessaires dont ne disposent pas les Afghans – moyens aériens, d’évacuation sanitaire, appui feu par exemple. L’accompagnement au combat n’est pas un but en soi ; il est conçu comme la conséquence des deux volets précédents, mais avec le souci de laisser les Afghans mener eux-mêmes les combats.

L’ANA est une jeune armée – sept à huit ans d’ancienneté – dont la montée en puissance s’est faite progressivement. Composée au départ d’un simple bataillon (kandak), elle compte actuellement cinq corps d’armée. Ses effectifs augmentent régulièrement. L’objectif est d’atteindre 260 000 hommes en 2014, ce qui est conséquent pour un pays de 34 millions d’habitants. Elle est totalement impliquée dans la sécurisation du pays et, à ce titre, elle assure le commandement de plus de la moitié des opérations conjointes menées avec les troupes de la coalition.

Les militaires qui intègrent les OMLT sont des soldats particuliers, volontaires, sélectionnés sur des critères de maturité, de calme, de sens pédagogique et d’aptitude au combat et à la vie en milieu hostile. Sortis de leurs unités, ils sont regroupés par équipes de 6 et suivent une formation spécifique de six mois. Celle-ci comporte aussi bien un entraînement physique que des cours d’anglais, une formation technique couvrant un large spectre depuis l’utilisation de l’armement afghan jusqu’au guidage des avions américains en passant par la connaissance des engins explosifs improvisés ou le secourisme de combat. La maîtrise des missions types des unités de l’ANA occupe également une large place. À l’arrivée sur le théâtre, les 15 premiers jours sont réservés à une mise en condition idéale tenant compte des dernières évolutions de la situation sur le terrain. N’ayant pas de restriction d’emploi, ils sont autonomes et susceptibles d’être déployés sur l’ensemble du territoire afghan, ce qui n’est pas le cas de toutes les OMLT fournies par les autres pays de la coalition. Les équipes françaises peuvent ainsi accompagner les unités afghanes avec lesquelles elles travaillent sur l’ensemble du territoire.

Les OMLT françaises, avec un effectif de 220 hommes environ, sont attachées à une brigade de l’ANA, qui compte 2 600 hommes, et réparties au sein des régiments qui la composent. Chaque régiment est supervisé par un groupe de cinquante OMLT français, qui sont répartis en équipes de six hommes par compagnie de 90 à 100 soldats afghans avec lesquels ils vivent en permanence pendant les 6 mois de leur projection. Chaque équipe de six hommes, qui constitue le cœur des OMLT, est dotée de deux véhicules. Elle se compose d’un chef de section, lieutenant ou capitaine, d’un adjoint, sous-officier expérimenté, et de soldats ayant chacun sa spécialité (transmission, génie, santé, armes collectives). Un septième homme a une grande importance : l’interprète. Il fait partie intégrante de l’équipe, vit avec elle pendant toute la durée de la mission, va au combat avec l’unité et s’investit totalement dans sa mission. Une équipe de 50 OMLT assiste l’état-major de la brigade.

Nous avons travaillé dans deux zones relevant du 201e corps d’armée afghan, unité d’élite dont la mission est de protéger Kaboul et qui compte les meilleurs généraux et les meilleurs officiers de l’ANA : dans un premier temps, dans un environnement américain, dans le Wardak, le Logar et le Bamyan et, dans un second temps, en environnement français, dans les vallées de la Kapisa et de Surobi, avec la Task Force Lafayette.

Quant au terrain, quelle que soit la zone, le principe – toujours le même – consiste à tenir les axes logistiques qui ravitaillent Kaboul, ou la contournent au nord. Ces axes empruntent des vallées. Les zones refuges des insurgés se situent dans les montagnes ou les vallées adjacentes. Cette topographie explique que les zones d’affrontement soient concentrées le long de ces axes où nous voulons notre liberté d’action dont les insurgés entendent nous priver.

Il est difficile d’établir une typologie générale des insurgés : nous sommes confrontés à plusieurs types d’insurrections, qui mêlent étroitement délinquants et talibans. Pour dix insurgés, au sens large, on compte deux vrais talibans, convaincus et formés, et huit combattants intermittents ou contractuels qui viennent prêter main-forte contre rétribution ; la participation à la pose d’un IED par exemple est rémunérée entre 100 et 200 dollars, soit largement plus d’un mois de salaire. Les insurgés, constitués en groupes de 3 à 20 personnes, connaissent parfaitement le terrain qu’ils arpentent pour certains depuis plus de trente ans. Ils nous observent et connaissent bien nos techniques auxquelles ils s’adaptent très rapidement, ce qui nous contraint à des évolutions permanentes.

Il est évident qu’en les empêchant d’agir sur notre enjeu commun, la population, nous générons une activité plus importante de leur part : l’ANA, avec l’aide des OMLT, cherche à redonner confiance à la population, la sécuriser ; cela explique en grande partie l’activisme des talibans.

Notre première zone d’affectation, le Wardak, était sous commandement américain ; on y dénombrait cinq bataillons américains, positionnés le long des axes, auxquels s’ajoutaient six bataillons de l’ANA, sur les mêmes positions et chargés des mêmes missions ainsi qu’un bataillon jordanien et les équipes de reconstruction provinciale (PRT) chargées du volet reconstruction, développement, sécurité et gouvernance. La coordination entre tous ces éléments, par les OMLT, est évidemment primordiale. Dans le Nord-Wardak, les postes américains et ceux de l’ANA étaient le plus souvent colocalisés et les OMLT assuraient la coordination. Il arrivait cependant que des unités de l’ANA et leurs OMLT soient isolées.

Le poste de combat avancé (COP) est un camp fortifié derrière des remblais de terre, qui comprend une zone de vie et une zone de combat. Les Français des OMLT et les Afghans de l’ANA vivent ensemble, six mois d’affilée, dans un COP la plupart du temps isolé et peu facile à ravitailler, sauf par hélicoptère et souvent de nuit. Ils sont installés dans les vallées, le long des axes à défendre, et peuvent être protégés des risques venant des hauteurs qui les entourent par des petits postes d’observation empêchant l’ennemi de s’infiltrer. Pendant la période des élections, des postes mobiles ont été montés ; ils ont été harcelés en permanence par les insurgés.

Aux trois-quarts de notre mandat, nous avons déménagé des régions Wardak et Logar vers la Kapisa et la Surobi. Ce déménagement présentait une difficulté particulière : il devait se faire sans rupture dans la supervision des brigades de l’ANA qui passaient sous responsabilités croisées des américains et des français en plein milieu du ramadan.

La zone de la Kapisa-Surobi comprend un axe majeur dont l’ouverture est l’enjeu actuel important pour créer autour de Kaboul une rocade permettant de rejoindre le tunnel de Salang, dans le Nord, sans passer par la capitale. Nous y avons retrouvé la même topographie d’axes stratégiques empruntant des vallées, celles adjacentes servant de refuge aux insurgés. Leurs noms reviennent souvent dans l’actualité comme celle d’Alasai. Dans cette zone, plus d’équipes OMLT sont seules avec les Afghans et non colocalisées avec des forces de la coalition. Les COP sont établis sur le même principe que celui déjà décrit. En Surobi, le dispositif est identique, avec en plus de nombreux petits postes occupés de façon intermittente par l’ANA.

Au quotidien, les OMLT relèvent de quatre structures de commandement : la chaîne française, sous l’autorité du chef d’état-major des armées, celle de la coalition, c’est-à-dire la chaîne de la FIAS, la chaîne spécifique traitant de l’instruction appelée Training control – dont l’objet est de contrôler la façon dont l’enseignement est dispensé - et enfin la chaîne de commandement afghane. Contrairement à nos pratiques, les ministres afghans de l’intérieur et de la défense n’hésitent pas activer directement les unités, court-circuitant la procédure hiérarchique ordinaire.

Les OMLT ont été déployées durant deux ans au sein de la première brigade du 201e corps d’armée de l’ANA, l’amenant au plus haut niveau opérationnel (CM 1) qui lui permet d’agir en totale autonomie. Les Afghans sont très fiers d’avoir obtenu cette qualification ; ils se félicitent en outre que ces résultats aient été obtenus grâce au soutien des militaires français qu’ils apprécient tout particulièrement. L’évolution a peut-être été moins immédiatement visible pour la troisième brigade : à notre arrivée, elle avait déjà un niveau opérationnel significatif.

Au final, je suis intimement convaincu de l’intérêt et de l’efficacité de cette mission de supervision. Je crois que c’est dû en grande partie à la relation de confiance qui existe entre les Français et les Afghans. Les soldats mangent ensemble, se battent ensemble, apprennent à se connaître… Mes hommes manifestaient la même émotion lors de la mort d’un soldat afghan que lors de celle d’un soldat français, preuve s’il en est qu’ils ne font pas de différence entre les combattants. C’est une affaire de confiance : lorsque je me déplaçais avec le général Razik, je m’en remettais complètement à lui ; il me présentait à nos interlocuteurs comme « son frère », terme très fort dans la culture afghane. Les soldats afghans sont des hommes de grande valeur, d’excellents combattants avec beaucoup de courage et une très grande réactivité. Je veux aussi souligner que les résultats engrangés sont possibles parce que ces soldats sont indépendants de tout impératif tribal et qu’ils sont fidèles à l’État.

Bien évidemment, l’armée afghane doit encore faire beaucoup de progrès notamment en matière de commandement, ses officiers devant évoluer du concept de chef de bande vers celui de chef militaire. De même, la dimension interarmes est encore très lacunaire : ils peinent à utiliser leurs canons, leur génie ou encore leur aviation naissante. Au niveau des états-majors, la planification est quasi inexistante.

Les missions assurées par les OMLT couvrent l’ensemble du champ allant de la coopération civilo-militaire au ravitaillement en passant par la reconnaissance. Le format des forces engagées est très variable et adapté à chaque opération. Les OMLT interviennent parfois seules pour des missions internes. La plupart des opérations sont en revanche organisées en coordination avec la force de la coalition en charge de la zone (battleforce space owner).

Quelques mots sur l’avenir et sur les enjeux pour les OMLT en Afghanistan. Pour mener une lutte contre-insurrectionnelle efficace, on considère qu’il faut disposer d’un soldat pour 50 habitants. Dans les régions du Wardak et du Logar, le ratio n’était que de 0,45 soldat pour 50 habitants. Faute de moyens, nous étions contraints de faire des choix en nous concentrant sur certaines zones de population. La montée en puissance de l’ANA devrait permettre de mieux couvrir le territoire et d’occuper physiquement le terrain.

Le deuxième enjeu tient au renseignement. L’ANA n’a pas de culture du renseignement, se contentant souvent d’informations achetées à des indicateurs à la crédibilité très variable. Nous avons amélioré le partage du renseignement avec les forces déployées au point que les échanges se font désormais en temps réel, ce qui nous confère souvent un avantage décisif.

Notre engagement au sein d’une zone contrôlée par des forces françaises a facilité notre travail puisque nous connaissons parfaitement les méthodes et les procédures et que nous pouvions travailler dans la même langue. La collaboration était tout aussi satisfaisante avec les autres alliés mais il nous fallait un temps d’adaptation supplémentaire.

En conclusion, je veux rappeler que les missions des OMLT sont difficiles, les soldats étant soumis à une pression constante dans des conditions extrêmes. Souvent isolés, ils doivent réagir à des prises à partie quasi quotidiennes. Malgré ces difficultés, nous pouvons nous féliciter de résultats concrets. Je suis un fervent défenseur de notre méthode qui permet à l’ANA de gagner en compétence. Les Afghans sont en train d’acquérir leur autonomie et s’impliquent véritablement pour atteindre cet objectif. Je tiens enfin à souligner que les moyens mis à notre disposition sont très conséquents : c’est la première fois que je dispose d’autant de ressources et nous ne manquons de rien pour accomplir nos missions. Au-delà de ces éléments, je dois vous dire que mon engagement en Afghanistan a été une expérience humaine hors du commun qui m’a énormément apporté.

M. le président Guy Teissier. Mon colonel, nous vous remercions pour votre témoignage extrêmement riche. Ces aventures humaines s’inscrivent dans la tradition de nos armées qui ont toujours été engagées dans des opérations de pacification.

Vous avez évoqué la certification délivrée aux régiments afghans. Je me félicite de cet indicateur qui permet de saisir l’évolution de leurs capacités opérationnelles, et ce grâce au travail d’un petit nombre de militaires étrangers. Je mesure l’ampleur de votre tâche car les Afghans sont d’excellents guerriers mais nullement des soldats. Comment vous assurez-vous du maintien dans la durée des capacités des forces certifiées ?

Vous vous êtes félicité de la fidélité des soldats afghans à leur pays. Pourtant, lors de mes déplacements, j’ai eu le sentiment que le système tribal reste très présent, le recrutement de l’armée devant par exemple reproduire exactement la part de chaque tribu dans la population. Cette logique clanique peut-elle empêcher un élément brillant d’accéder à de hautes responsabilités s’il est issu d’une tribu minoritaire ? Est-ce que cela freine l’intégration et l’émergence d’une armée nationale ?

Lors de l’audition hier du chef d’état-major des armées, Françoise Hostalier s’interrogeait sur la proposition du président Karzaï d’instaurer un système de conscription. Le principe me semble positif, mais est-il réaliste ? Au vu de votre expérience, pensez-vous qu’il améliorerait le brassage des tribus ?

J’aimerais enfin vous entendre sur les désertions. Sont-elles encore importantes ? Nous formons des combattants, mais n’y a-t-il pas un risque qu’ils se retournent finalement contre nous en rejoignant les insurgés ?

M. le colonel Jean-François Martini. La certification repose certes sur un test annuel, mais en amont il appartient aux OMLT d’établir tous les mois un rapport très complet à l’autorité en charge de l’instruction. Les indications que nous transmettons sont très détaillées, factuelles, avec une évaluation de la situation pouvant aller jusqu’à une appréciation individuelle des combattants.

Le système ethnique est au cœur du problème. L’ANA doit être neutre ethniquement et pour cela elle doit reproduire toutes les composantes de la population, rendant les recrutements très difficiles. Ainsi, un commandant d’unité et son adjoint doivent obligatoirement être issus de deux ethnies différentes. De ce fait, un élément brillant que nous soutenons ne pourra progresser que si des places sont libres pour son ethnie. Cette situation constitue bien évidemment un frein, mais c’est aussi une garantie de la neutralité de l’ANA. Je crois que, dans le temps, nous pouvons espérer que ces effets soient peu à peu lissés.

J’évoquais l’objectif d’une armée nationale de 260 000 hommes ; il me semble qu’il sera difficile à atteindre sur la seule base du volontariat. La conscription pourrait alors être intéressante mais elle ne règle pas la question sous-jacente de la rémunération des soldats. Les Afghans s’engagent dans l’armée avant tout pour des raisons économiques : si les conscrits sont correctement payés, il n’y aura aucun problème.

Sur les désertions, je crois qu’il faut bien distinguer absences et désertions. Dans la 1re et le 3e brigade, le taux d’absences atteignait ainsi 25 %, incluant les malades, les blessés, les personnels en formation… Seuls 10 % d’entre eux étaient de réels déserteurs. Il faut toutefois se méfier de définitions trop restrictives. Les soldats afghans ont droit à peu de jours de permission par an. Or, leurs familles sont souvent très loin et ils peuvent avoir parfois besoin de cinq jours pour les rejoindre. Ils n’hésitent alors pas à allonger leur permission pour passer du temps auprès de leurs proches.

Il y a des soldats qui passent à la rébellion, mais j’observe que les déserteurs rejoignent assez peu les insurgés ne serait-ce que parce que les gens se connaissent et que les cadres militaires exercent une forte surveillance sur leurs troupes. Il y a un suivi réel et, d’ailleurs, les officiers généraux sont très faciles d’accès, ce qui entretient la cohésion de l’armée.

M. le président Guy Teissier. J’en conclus que vous n’avez jamais vu de section ou de groupe constitué de l’armée déserter collectivement comme cela a pu arriver dans d’autres conflits et rejoindre le camp adverse. Est-ce à dire que vous n’avez jamais eu d’inquiétudes quant à la fiabilité des soldats de l’ANA ?

M. le colonel Jean-François Martini. Je ne peux pas exclure que certains soldats de l’ANA aient averti les insurgés d’opérations mais, une fois encore, nous vivons et travaillons en étroite collaboration et dans un climat de confiance. Nous nous protégeons mutuellement et les Afghans sont très fiers de cet équilibre. Les incidents sont toujours possibles, ce qui explique que pour certaines opérations nous n’informions les forces afghanes qu’au dernier moment. Je ne crois cependant pas que ce soit spécifique à l’Afghanistan ; c’est le propre d’un pays en guerre.

M. Daniel Boisserie. Lors de son audition, le chef d’état-major des armées a évoqué les difficultés liées à l’enlèvement de deux journalistes. Sur place, y a-t-il un rejet des journalistes ? Leur présence est-elle problématique ? Comment l’avez-vous ressenti ?

M. le colonel Jean-François Martini. Nous avons accueilli de nombreux journalistes et toujours dans d’excellentes conditions. Je n’ai pas connaissance de l’affaire dont vous parlez, ayant déjà quitté le théâtre lors de leur enlèvement. J’ajoute que la présence de journalistes est certes contraignante, mais c’est aussi un moyen précieux pour expliquer et valoriser le travail des OMLT et nous les avons toujours reçus avec plaisir.

M. Alain Moyne-Bressand. Vous avez insisté sur la formation délivrée aux militaires engagés dans les OMLT. Dans ce cadre, apprennent-ils à connaître les talibans, leur organisation, leurs chefs, leur armement ? Y a-t-il un lien avec les services de renseignement à ce sujet ? Quelles actions engagez-vous sur place pour déstabiliser Al Qaïda ? Comment agissez-vous contre ses dirigeants ?

M. le colonel Jean-François Martini. La formation initiale dure six mois, ce qui permet de bien connaître l’Afghanistan, y compris la structure et l’organisation des insurgés. Les données sont réactualisées lors des quinze premiers jours sur le terrain et, par la suite, nous mettons en permanence nos données à jour. L’ANA connaît parfaitement nos adversaires et nous disposons ainsi de données fiables.

Pour ce qui est des chefs talibans identifiés, ce sont principalement les forces spéciales qui interviennent. Nous sommes éventuellement impliqués pour sécuriser la zone.

M. Yves Vandewalle. Je vous remercie pour votre témoignage passionnant qui montre que « l’afghanisation » est possible. Vous avez fait référence à la dimension ethnique de l’armée, mais au-delà est-ce qu’apparaît un sentiment patriotique ? Qu’en est-il de l’émergence d’une conscience nationale ? Comment l’ANA se positionne-t-elle par rapport à l’État et par rapport au gouvernement Karzaï ?

On a souvent dit que les soldats afghans sont mal payés. Cela suffit-il à expliquer les désertions ?

M. le colonel Jean-François Martini. Le mot « patriotisme » me semble un peu fort. Je dirais plutôt qu’aujourd’hui l’ANA respecte le gouvernement afghan, qui est perçu comme le chef dont on doit exécuter les ordres. Les militaires agissent comme des fonctionnaires obéissant au gouvernement en place. Si certains généraux peuvent avoir ici ou là quelque accointance politique, les chefs de kandak, comme les soldats, ne semblent pas particulièrement sous influence.

Les soldes constituent un facteur majeur de succès dans un pays où les salaires sont faibles. Je relève d’ailleurs qu’elles ont connu une augmentation sensible en fin d’année dernière, de l’ordre de 20 à 25 %.

L’important est que l’on a compris la nécessité de bien payer les soldats afin qu’ils s’engagent au-delà des premières années du contrat initial, l’objectif étant bien évidemment leur réengagement.

M. Jacques Lamblin. Quels sont les équipements dont disposent les insurgés s’agissant en particulier de l’armement sol-air et des missiles légers ?

Vous avez indiqué que les hélicoptères ne pouvaient circuler que la nuit, est-ce parce que la circulation de jour est trop dangereuse ?

M. le colonel Jean-François Martini. La situation varie selon les vallées, aussi est-il difficile de formuler une réponse générale. Dans certaines, les insurgés disposent d’armes d’appui, d’une portée de 1 000 mètres, leur permettant de manoeuvrer. Ils disposent également de mitrailleuses et de kalachnikovs, tandis que, dans d’autres vallées, ils n’ont que des fusils de chasse ou de très vieux modèles de kalachnikov.

Ils peuvent également disposer d’armements modernes, c’est-à-dire à plus longue portée et donnant plus de profondeur à leur manœuvre, en particulier des roquettes ou encore des mitrailleuses lourdes. Cela permet, par exemple, d’atteindre un hélicoptère en train d’atterrir. Mais, à ma connaissance, ils n’ont pas en leur possession d’armement antiaérien en tant que tel, en tout cas pas dans la zone où nous opérions. Les RPG 7 sont bien évidemment très répandus

Mais notre principale préoccupation portait sur les radios. Si les insurgés en sont équipés, ils peuvent manœuvrer en réagissant rapidement à nos actions. À défaut, ils doivent se contenter de suivre des schémas préétablis, ce qui est plus facile à contrer. Je n’ai vu que quelques Motorola dans les zones où je suis intervenu.

M. Philippe Folliot. Pour m’être rendu sur le terrain, j’ai pu constater que le fait d’avoir donné une plus grande cohérence opérationnelle à notre contingent a amélioré la collaboration avec les Afghans.

Quelle analyse faites-vous des relations entre l’ANA et la police afghane (ANP) qui est corrompue ?

Quelle est la plus-value apportée par nos gendarmes mobiles pour la formation de l’ANP ?

M. le colonel Jean-François Martini. La faiblesse du gouvernement afghan tient essentiellement à celle de sa police, qui souffre d’un recrutement local et de soldes trop faibles, deux facteurs favorisant la corruption.

Les relations entre l’ANA et l’ANP sont mauvaises, l’armée s’efforçant de servir l’État lorsque certains policiers s’enrichissent particulièrement vite. Un grand nombre de mafieux se retrouvent au sein de l’ANP. Il a donc été décidé, au cours des mois de novembre et décembre derniers, d’accentuer les efforts en faveur de la formation. On avait pu constater au mois d’août précédent que la tentative de lever rapidement et sans véritable formation un grand nombre de policiers s’était soldée par un échec. Or, il faut rappeler que l’objectif est de parvenir à un effectif de 108 000 policiers d’ici à la fin de l’année.

J’insiste sur un point : les OMLT de formation de la police afghane (POMLT) ont un bilan très positif. On a observé dans la zone française une bonne coordination entre les unités encadrées par les OMLT et les forces de police supervisées par les POMLT. Des actions communes ANA-ANP crédibles ont été menées sous commandement français.

M. Michel Grall. On observe que de nombreux soldats rejoignent l’ANA pour des raisons essentiellement économiques. Or, vous nous indiquiez que 80 % des insurgés ne sont que des « contractuels ». Aussi je m’interroge sur ce qui fait que l’on choisit de servir dans l’insurrection plutôt que dans l’ANA et, par là, s’il n’existerait pas des moyens économiques de récupérer les effectifs ayant rallié les talibans.

M. le colonel Jean-François Martini. Le métier de soldat est, en Afghanistan, un métier comme un autre. Le choix répond à des raisons conjoncturelles. Il ne faut pas oublier la notion d’équilibre entre les personnes. Avant l’invasion soviétique, les individus se sentaient redevables envers leur famille, leur village puis leur ethnie. L’intervention a quelque peu modifié ces équilibres, par l’introduction de dépendances financières, de liens dus aux combats, de la corruption, etc. Une personne peut ainsi se retrouver redevable envers un taliban à travers un membre éloigné de sa famille. Il en vient à ne pouvoir refuser de poser un IED, action pour laquelle il sera en outre rémunéré. Il faut lui donner un métier, le faire participer à la construction d’une route afin qu’il refuse d’y poser un IED ou, au moins, puisse financièrement se soustraire à cette obligation.

La clef est économique. Si nous parvenons à donner du travail aux afghans, la rébellion se trouvera circonscrite au fond des vallées et nous aurons réussi : la population se rendra compte que grâce à l’État et à l’armée afghane, elle a retrouvé prospérité et sécurité. C’est précisément le sens de notre action, notamment lorsque nous sécurisons l’axe Vermont en Kapisa, indispensable au développement économique de la zone et employons de nombreux afghans à l’ouverture de cette route.

M. le président Guy Teissier. Oserai-je la comparaison avec l’Afrique ? Est-il impossible d’imaginer une coopération nationale ? Au-delà des missions de sécurité, l’armée afghane pourrait-elle participer à l’aménagement de puits ou à la construction d’écoles et, plus largement, au développement économique ?

M. le colonel Jean-François Martini. Une forme de service civil pourrait être une option.

Je relève que dans certains villages, des milices sont armées et reconnues par l’État afin de préserver les effectifs de l’armée, encore en nombre insuffisant.

Par ailleurs, ce qui est vrai dans une vallée ne l’est pas forcément dans la voisine. C’est un point que nous évoquions régulièrement avec la brigade américaine dans notre zone qui avait au début tendance à prendre des grilles de lecture plus simples.

M. Guillaume Garot. L’armée est aussi le creuset d’une nation. Quel regard l’opinion publique afghane porte-t-elle sur la coopération entre son armée et nos forces ?

M. le colonel Jean-François Martini. La réponse varie selon les régions : dans certaines d’entre elles où les PRT sont très développées et soutiennent efficacement l’économie locale, la coalition y est populaire. Dans d’autres, ce sont les talibans qui sont très présents. Il s’y déroule donc des combats et une partie de la population a parfois le sentiment que la présence de la coalition est la cause de la destruction de maisons ou de la mort d’un fils. De fait, le sentiment des vallées penche facilement d’un côté ou de l’autre. Globalement, la population afghane se félicite de la présence de la coalition, économiquement rentable.

M. Michel Voisin. On assiste, vous venez de le rappeler, à une montée en puissance de l’armée nationale afghane, tant au niveau des effectifs que des équipements. Dans le même temps, le président Obama a demandé à ses alliés d’augmenter leurs effectifs engagés dans la coalition : à quel moment la pacification pourra–t-elle être obtenue, grâce à la conjugaison de ces deux éléments ?

M. le colonel Jean-François Martini. Je suis incapable de vous répondre avec précision. Je peux dire, en revanche, que nous allons l’obtenir. Nous sommes incontestablement sur la pente ascendante. En deux ans d’existence, les OMLT françaises ont créé et rendu autonome une brigade afghane complète de 3 000 personnes. Il y a en outre un effet multiplicateur. Je pense donc que les Afghans vont être capables de prendre en main la sécurité de leur pays, sans que je puisse toutefois avancer un délai.

Ils le font déjà à Kaboul, par exemple. Il y a eu certes des attentats récemment mais il faut surtout retenir leur réaction extrêmement positive : les Afghans ont manœuvré et retrouvé eux-mêmes les auteurs de ces attentats sans être supervisés. Cela aurait été impossible il y a un an.

Je pense donc que nous sommes sur la bonne voie.

M. Michel Voisin. Ma question portait plutôt sur l’augmentation de la coalition alliée, en complément des effectifs de l’armée afghane.

M. le colonel Jean-François Martini. Cela est lié. On augmente les effectifs de l’armée nationale afghane et, pour pallier une lente progression, on augmente dans le même temps les troupes de la coalition. Il y a 30 000 soldats américains en plus pour porter l’effort dans les 80 zones-clés identifiées en attendant que les 260 000 soldats afghans puissent prendre le relais. Je crois que cela nous permet d’accélérer le calendrier.

M. le président Guy Teissier. Mon colonel, je vous remercie pour ce témoignage d’homme de terrain. Ce compte rendu d’expérience fut tout à fait passionnant.

La séance est levée à onze heures quarante–cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. Patrick Beaudouin, M. Jean-Louis Bernard, M. Daniel Boisserie, M. Dominique Caillaud, M. Patrice Calméjane, M. Jean-Jacques Candelier, M. Laurent Cathala, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy Chambefort, M. Gérard Charasse, M. François Cornut-Gentille, M. Bernard Deflesselles, M. Jean-Pierre Dupont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Laurent Fabius, M. Philippe Folliot, M. Yves Fromion, M. Guillaume Garot, M. Franck Gilard, M. Michel Grall, M. Marc Joulaud, M. Jacques Lamblin, M. Jack Lang, M. Gilbert Le Bris, M. Michel Lezeau, M. Alain Marty, M. Christian Ménard, M. Damien Meslot, M. Jean Michel, M. Georges Mothron, M. Étienne Mourrut, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Jean-Claude Perez, M. Daniel Poulou, M. Alain Rousset, M. Michel Sainte-Marie, M. Guy Teissier, M. Marc Vampa, M. Jean-Claude Viollet, M. Michel Voisin, M. André Wojciechowski.

Excusés. - Mme Françoise Briand, M. Jacques Desallangre, M. Pierre Frogier, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Daniel Mach, Mme Françoise Olivier-Coupeau, M. René Rouquet, M. Bruno Sandras, M. Philippe Vitel.

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