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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 26 janvier 2011

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 51

Présidence de M. Jérôme Cahuzac, Président

–  Audition, ouverte à la presse, de MM. Philippe Bruneau, Président du cercle des fiscalistes, Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris et David Thesmar, professeur à HEC Paris, sur la fiscalité du patrimoine : comment concilier rendement budgétaire, efficacité économique et justice fiscale ?

–  Présences en réunion 22

La Commission entend, en audition ouverte à la presse, MM. Philippe Bruneau, Président du cercle des fiscalistes, Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris et David Thesmar, professeur à HEC Paris, sur la fiscalité du patrimoine : comment concilier rendement budgétaire, efficacité économique et justice fiscale ?

M. le président Jérôme Cahuzac. Nous inaugurons aujourd’hui une série d’auditions, ouvertes à la presse, que nous avons, avec M. le rapporteur général, souhaité organiser dans la perspective de l’examen d’un projet de loi de finances rectificative qui serait présenté au printemps prochain et concernerait la fiscalité du patrimoine – tel est, en effet, le périmètre de la réflexion décidée par le pouvoir exécutif.

Je suis en l’occurrence heureux d’accueillir MM. Philippe Bruneau, président du Cercle des fiscalistes, David Thesmar, professeur de finances à HEC-Paris, que notre commission a d’ailleurs eu l’occasion d’entendre sur les développements de la crise financière et, enfin, M. Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris, qui vient de publier avec MM. Camille Landais et Emmanuel Saez un ouvrage dont le succès médiatique est d’ores et déjà patent.

Cette première audition ne vise pas tant à entrer dans le détail des règles fiscales qu’à interroger les interactions entre fiscalité du patrimoine et économie, sans perdre de vue les objectifs d’une juste répartition de la contribution publique ainsi que du nécessaire rendement budgétaire.

M. Philippe Bruneau, président du Cercle des fiscalistes. Avec les revenus et les dépenses, le patrimoine constitue l’un des trois grands postes imposables dans notre pays où il est d’ailleurs taxé à quatre reprises : lors de sa constitution, avec l’impôt sur le revenu – IR –, chaque année dans le cadre de l’impôt de solidarité sur la fortune – ISF –, ponctuellement sur les plus-values et, enfin, dans le cadre du droit de mutation à titre gratuit lors de l’ouverture d’une succession. Ces quatre impositions sur une même assiette sont-elles nécessaires ? Il est en tout cas notable qu’elles s’appliquent sans aucune cohérence globale – d’où l’urgence d’une véritable réforme qui ne se réduise pas à une réformette de plus.

Pour ce faire, il me semble tout d’abord utile de réfléchir aux valeurs et aux principes auxquels nous souhaitons nous référer. À mon sens, les premières sont la valorisation du travail, l’égalité des chances ainsi que le mérite, et les seconds, à l’instar de ce qui devrait être valable pour tout impôt moderne, l’efficacité, l’équité, la simplicité et la stabilité de la norme, notre système fiscal souffrant d’une instabilité chronique. Sa réforme suppose donc une longue maturation, une maïeutique collective et un débat pédagogique.

Par ailleurs, la réforme doit tendre à orienter l’épargne des ménages vers des investissements renforçant la compétitivité, la croissance et l’emploi. Si notre taux d’épargne national se situe aux alentours de 17 %, le principal problème réside en effet dans son orientation vers des actifs dormants, qu’il s’agisse des fonds en euros de contrats d’assurance vie ou de placements à court terme.

De plus, notre système fiscal est à bout de souffle : la taxation des plus-values immobilières date de 1976, celle des plus-values mobilières de 1978, l’impôt sur les grandes fortunes de 1982 et le doublement des droits de succession de 1983. Or, si les fondamentaux d’alors ne sont plus les mêmes que ceux d’aujourd’hui, ces prélèvements n’en demeurent pas moins présents.

L’IR est quant à lui devenu avec le temps un véritable gruyère dont les trous sont plus importants que la masse consommable. Avec une assiette étroite et des taux relativement élevés, il touche largement ces assiettes immobiles que sont le travail et l’immobilier. En outre, les exonérations sont nombreuses puisque les niches fiscales s’élèvent à 75 milliards d’euros et contribuent d’ailleurs à rendre le taux effectif d’imposition supportable pour les 50 % de Français qui y sont assujettis.

L’ISF, quant à lui, relève de « totem et tabou » : mal conçu, symbolique, inéquitable, peu rentable en raison notamment des délocalisations, il est même parfois confiscatoire. Je l’envisage d’ailleurs moins comme un impôt que comme une punition infligée à 600 000 Français, et dont la majorité des contribuables accepte d’en supporter le coût puisque cet impôt a en réalité une « rentabilité négative ».

En outre, les droits de mutation à titre gratuit sont peu rentables et inéquitables. Je regrette d’ailleurs le dernier infléchissement de la politique gouvernementale visant à les faire quasiment disparaître car cela ne manquera pas de favoriser le conservatisme social alors même que le Président de la République se veut le chantre d’une vision libérale de la société.

Nous aurons certes l’occasion de réfléchir à une réforme touchant ces trois impôts principaux mais, en guise de préalable, il convient quoi qu’il en soit de préserver ces deux sanctuaires que sont la résidence principale et la transmission d’entreprises puisque 800 000 TPE et PME changeront de propriétaires dans les dix prochaines années.

J’ajoute que, si la réforme de la fiscalité du patrimoine est de bonne politique, j’aurais néanmoins préféré une réforme globale des prélèvements obligatoires. En effet, comment engager vraiment cette dernière sans réduire les dépenses publiques et faire en sorte que l’impôt ne pèse plus sur le seul travail ?

Enfin, en tant que président du Cercle des fiscalistes et directeur général de la banque Neuflize OBC, je suis particulièrement ravi d’être auditionné avec des économistes, corporation pour laquelle j’ai beaucoup de respect – nous travaillons en effet en étroite collaboration avec nos « cousins » du Cercle des économistes. Il n’en reste pas moins qu’une réforme fiscale ne saurait être exclusivement concoctée avec des tableurs Excel : il faut y associer contribuables et juristes fiscalistes, faute de quoi nous encouragerons le développement d’une « économie de la complexité », qui profite plus aux avocats et aux conseillers fiscaux qu’à l’État. S’il est toujours intéressant de manier de grands concepts, n’oublions pas que les montages d’optimisation fiscale permettent parfois d’éluder légalement l’impôt.

M. Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris. Je n’oppose pas les compétences des uns et des autres, toutes utiles, et nous disposons également tous d’une expérience pratique du comportement de contribuables – en ce qui me concerne, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France – même si je doute qu’elle suffise à régler les problèmes qui se posent.

Contrairement à ce que dit M. Bruneau, la vraie question n’est pas tant celle de la réforme fiscale globale que celle de la modernisation de l’IR : notre retard est en effet important puisque le prélèvement à la source n’est pas appliqué en France, contrairement à ce qui se passe chez la plupart de nos voisins.

Mais concentrons-nous sur la fiscalité du patrimoine et sur l’interrogation sous-jacente : faut-il ou non supprimer l’ISF ? Je tiens à exposer les raisons pour lesquelles je donnerai une réponse négative.

Si le XXe siècle fut celui de l’impôt sur les revenus, le XXIe sera celui de l’impôt sur les patrimoines, non seulement parce que le capitalisme patrimonial est important, mais aussi parce que la fiscalité ne consiste pas seulement à prélever des recettes : elle vise également à imposer des normes comptables comme en a attesté au siècle dernier la création de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. En l’occurrence, en matière de bilan d’entreprises, et donc de stocks, ces normes sont dans un état encore plus lamentable que celles relatives aux flux des revenus. La régulation financière, nous y viendrons un jour ou l’autre, passera donc par la mise en place d’assiettes fiscales élaborées à partir des stocks, et donc des patrimoines.

Si l’ISF à la française est loin d’être parfait et que son assiette, notamment, peut être améliorée, il est toutefois le plus proche d’un impôt sur le patrimoine global dont la suppression impliquerait la réintroduction de nouveaux prélèvements – peut-être mieux conçus, avec une assiette plus large, mais la meilleure façon de remédier à l’étroitesse d’une assiette fiscale trop étroite n’est sans doute pas de la réduire encore plus. Sa suppression me semblerait donc constituer une grave erreur historique qui ne manquerait pas d’être jugée plus tard très négativement. Le véritable enjeu, en effet, consiste à instaurer une imposition globale sur le patrimoine, qui tendrait à se rapprocher le plus possible du patrimoine économique afin de réduire au maximum les distorsions quant aux choix d’actifs financiers et immobiliers.

Si, je le répète, l’ISF présente des défauts, il n’en reste pas moins préférable à cet impôt historique sur le patrimoine en vigueur dans de nombreux pays qu’est la taxe foncière. En France, cette dernière représente un peu plus de 15 milliards d’euros – contre 4 pour l’ISF – et elle serait de 25 milliards, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, la capitalisation immobilière étant très faible en Allemagne, si l’ISF n’existait pas. Est-il donc préférable d’augmenter le prélèvement de cette dernière de 5 ou 10 milliards d’euros et de faire disparaître les quatre milliards de l’ISF ? À mon sens, non, pour des raisons de rendement et d’efficacité économiques, mais aussi de justice sociale. En effet, le propriétaire ayant achevé le paiement d’un appartement de 1 million d’euros s’acquittera de la même taxe foncière que celui qui est encore endetté, par exemple, à hauteur de 800 000 euros, puisque l’emprunt immobilier n’est en rien déduit. L’ISF, en revanche, ne s’applique que lorsque la possession du bien est effective. Outre que taxer lourdement une personne endettée comme un propriétaire au sens plénier du terme me paraît économiquement absurde, la crise immobilière aux États-Unis a montré combien le paiement des taxes foncières n’était en rien anecdotique. Un impôt qui autorise la déduction des emprunts est donc beaucoup plus intelligent sur un plan économique qu’un impôt qui ne l’autorise pas.

Par ailleurs, la déduction des passifs financiers ne suffit évidemment pas à élaborer un impôt sur le patrimoine global : il faut une assiette extrêmement large de taxation des actifs immobiliers et financiers, laquelle crée beaucoup moins de distorsion dans les choix de portefeuilles. J’entends dire qu’il ne faudrait pas taxer les patrimoines actifs, comme s’il en existait de passifs ! Mais tous les patrimoines sont utiles, d’une manière ou d’une autre, selon les choix de leurs propriétaires ! L’idée d’une telle distinction puis d’une exonération des « gentils » et d’une taxation des « méchants » ne me semble pas pertinente. Si l’outil fiscal permettait de procéder à une planification intelligente, nous le saurions !

L’ISF, en outre, a le grand mérite technique d’être fondé sur les valeurs de marché car, au moment où il a été créé, même s’il allait politiquement à contre-courant des pratiques des autres États, l’inflation sur les prix des actifs en particulier était telle qu’il y avait tout intérêt à ce que ces valeurs soient déclarées au 1er janvier de chaque année. Cela n’a l’air de rien, mais cela change tout car l’IGF-ISF français se distingue en ceci radicalement des impôts sur le patrimoine qui ont été récemment supprimés en Espagne, en Allemagne ou en Suède, lesquels étaient tous fondés sur des valeurs cadastrales, et qui, comme tels, ressemblaient d’ailleurs beaucoup plus à notre taxe foncière. Imaginez que l’on définisse ainsi l’ISF en France et que, pour connaître un contribuable dont le patrimoine est supérieur à 800 000 euros, on se reporte aux valeurs cadastrales de chaque commune ! Tout le monde serait frappé de folie ! En fonction de telle ou telle commune, voire de tel ou tel quartier, un contribuable se situerait en deçà ou au-delà !

Contrairement à ce que j’entends dire parfois, la suppression de cet impôt dans les pays que je viens de citer n’est pas due à la fuite des personnes dont le patrimoine est élevé, mais à l’infraction qu’il constituait au principe de l’égalité devant l’impôt. Un tel fondement – à l’instar, donc, de notre taxe foncière – s’expliquait parce que l’inflation était alors très faible et qu’une révision des prix à chaque décennie semblait suffire. Le problème, c’est que, lorsque les prix grimpent vraiment, nul n’ose en tenir compte et, trente ans plus tard, toute révision devient si difficile que l’on se demande encore comment il conviendrait de s’y prendre. Ne pas se préoccuper pendant longtemps de l’inflation des bases d’actifs fait que toute remise à jour suscite des redistributions multidimensionnelles qui seront forcément perçues comme inéquitables par beaucoup.

Supprimer cet atout qu’est l’ISF et se retrouver dans quelques années face à l’horrible taxe foncière, qui finira par énerver tout le monde, constituerait, je le répète, une grossière erreur. L’essentiel, à la différence de ce qui s’est passé en Espagne, en Allemagne ou en Suède, est que le seuil – à quelque montant qu’il soit fixé – ait une signification précise avec un en–deçà et un au-delà. Élargir l’assiette permettrait donc d’abaisser les taux et de remonter le rendement de ce dernier : dans ce cas de figure, les marges dont nous disposerions seraient énormes, comme vous pourrez le constater en quelques secondes en vous connectant sur le site revolutionfiscale.fr, où il est possible de chiffrer n’importe quelle réforme du barème et de l’assiette de l’impôt sur la fortune en modulant les paramètres d’assiette et d’exonérations, les taux du barème et les exemptions.

Même si tout impôt est bête, l’ISF l’est moins que les autres et que toutes les différentes alternatives envisagées.

M. David Thesmar, professeur à HEC-Paris. Je ferai quant à moi une proposition alternative à celle de M. Bruneau : que des économistes travaillent donc avec des fiscalistes sur les différentes réformes de la fiscalité !

Plus sérieusement, je considère que la fiscalité du patrimoine est beaucoup trop complexe et qu’elle induit donc, comme le disait M. Piketty, nombre de distorsions. Par ailleurs, il convient de séparer les questions qui y sont liées de celles concernant, par exemple, le financement des PME ou du logement. Si l’État veut soutenir ces deux secteurs, il dispose d’autres moyens : en effet, il n’est pas possible de poursuivre l’objectif d’une bonne allocation du patrimoine des ménages français, de minimiser les distorsions entre les allocations d’actifs, d’encourager les Français à épargner, et tenter de financer les PME : des objectifs différents impliquent des instruments différents.

J’aborderai la question de la fiscalité du patrimoine à travers trois points.

Le premier concerne la fiscalité à proprement parler : faut-il plus taxer le capital que le travail, et quelle forme de capital, celui qui vit ou celui qui ne vit pas, celui qui « travaille » ou celui qui ne travaille pas ? En tant que « macro-économiste amateur », j’estime que le taux de prélèvements obligatoires est très important et que nous devons réfléchir à une réforme de la fiscalité à budget constant.

Le deuxième est relatif au financement de l’économie auquel la fiscalité tente de procéder par des incitations diverses – épargne réglementée, présence de fonds communs de placement dans l’innovation, dispositifs en faveur de l’outre-mer, du logement locatif , du logement social, des industries culturelles, etc. –, alors que l’État devrait disposer de lignes budgétaires spécifiques. J’ajoute, au risque de vous faire bondir, qu’aucun indice ne permet vraiment de conclure que les PME rencontreraient des difficultés particulières de financement : dans tous les pays du monde, les entrepreneurs disent qu’ils ont plein de bonnes idées et ne parviennent pas à trouver de l’argent, quand les investisseurs assurent quant à eux qu’ils ont de l’argent mais qu’ils ne savent pas où l’investir. Cela s’appelle le rationnement du crédit, lequel dysfonctionne structurellement en raison de ce problème d’information. Si l’État dispose d’une technologie supérieure à celle des investisseurs pour le résoudre, il est parfaitement fondé à intervenir, même si ce n’est pas évident. Quoi qu’il en soit, la fiscalité n’est probablement pas le bon instrument pour ce faire. Je le répète : il est préférable de prévoir par exemple une ligne budgétaire idoine en faveur d’OSÉO, des réformes tendant à réduire les barrières à l’entrée, simplifier la création d’entreprises, voire une réflexion autour du coût du travail, entre autres.

De surcroît, la complexité dont j’ai fait état entraîne une certaine opacité : outre que les évaluations des dispositifs existants sont très peu nombreuses, ces derniers fonctionnent en quelque sorte sur un mode de redistribution inversé. Il serait donc souhaitable que la fiscalité du patrimoine soit progressive et que les riches soient davantage taxés alors qu’ils se voient conférer de nouveaux moyens institutionnels d’évasions fiscales dont le résultat final est un moindre paiement de l’IR par rapport à celui qu’acquittent les classes moyennes.

J’en viens, enfin, à mon troisième point, que j’ai évoqué dans le rapport que j’ai co-écrit avec Olivier Garnier pour le Conseil d’analyse économique : tous les objectifs de l’épargne réglementée masquent mal une absence totale de priorités. Ainsi, la moitié de l’épargne du patrimoine financier des ménages français est-elle peu liquide et subventionnée. On connaît un certain nombre de dispositifs qui encouragent l’épargne dans des produits risqués, d’autres l’épargne « illiquide » de l’assurance vie ou du plan d’épargne pour la retraite collectif, le PERCO, ou liquide – c’est le livret A. Si les subventions visent à inciter les ménages à avoir des comportements économiques contradictoires, qui finissent par se compenser, une étude du Trésor public n’en montre pas moins que, au final, la détention d’actions en est pénalisée.

Qui peut dire combien d’actions il convient de détenir dans son patrimoine ? En tout cas, pas la puissance publique. C’est donc aux ménages de prendre leur décision grâce à une fiscalité relativement neutre face aux choix d’actifs. La seule erreur que commettent ces derniers lorsqu’ils composent leur patrimoine concerne l’épargne à très long terme, telle que l’épargne retraite bloquée : ils ne font pas preuve de cohérence car, comme l’a montré notamment une étude américaine, ils acquiescent indifféremment à la perspective de cotiser ou non tant ils éprouvent des difficultés à se projeter dans l’avenir. En l’occurrence, la puissance publique pourrait intervenir afin de les encourager à épargner à long terme.

Telle est la seule spécificité qu’il conviendrait d’introduire dans la fiscalité du patrimoine, celle-ci devant demeurer « plate » et simple avec un abattement initial correspondant à la non-fiscalité de la petite épargne – il pourrait s’élever à 500 euros par an –, la taxation s’élevant de 15 % à 20 % des revenus, y compris les plus-values réalisées, certes, mais aussi latentes, dans le cas de l’immobilier, par exemple : si la valeur de marché du bien a augmenté, la taxation s’effectuera à hauteur d’un loyer fictif plus élevé sur la résidence principale, mais également sur l’ensemble des biens possédés. Les décisions des ménages quant à l’exercice ou non des plus-values ne seront ainsi pas biaisées et l’on évitera les distorsions de comportement.

M. Alain Rodet. En écoutant MM. Bruneau et Thesmar, j’ai eu le sentiment que leur projet visait d’abord à « euthanasier » l’assurance vie et le Livret A.

Restons calmes ! Il faut tout de même se rendre compte que le plafond de ce dernier n’a pas évolué depuis près de vingt ans. Ne s’acharne-t-on pas à tort contre un produit qui ne mérite pas un tel excès d’indignité ?

M. Pierre-Alain Muet. De ces trois exposés ressort implicitement l’idée que la réforme la plus importante – sauf, peut-être, pour M. Bruneau – n’est pas celle de la fiscalité de la détention de patrimoine. Plus précisément, je retiens en particulier de l’intervention de M. Thesmar qu’il conviendrait de supprimer tous ces dispositifs accumulés afin d’exonérer de fiscalité une partie importante de l’épargne. En la matière, ce n’est pas tant le Livret A qui soulève des problèmes que l’assurance vie ou les différentes dispositions visant à favoriser les investissements dans le domaine de l’immobilier, dont on peut se demander si elles sont économiquement justifiées. Il semble donc, même si je ne veux pas lancer le débat, que la réforme fondamentale soit celle de la fiscalité de l’IR. Si nos impôts, en effet, paraissent avoir des taux punitifs, les dix revenus les plus élevés ne paient que 20 % d’IR, les entreprises du CAC 40 que 8 % de l’impôt sur les sociétés, lorsque les PME en paient 30 %, et l’on pourrait en dire autant des contribuables assujettis à l’ISF, en particulier si l’on tient compte du bouclier fiscal.

Le véritable problème réside donc dans l’abondance de dispositifs dérogatoires injustes.

De plus, M. Bruneau a fait allusion au conservatisme d’une société qui ignorerait les droits de succession. Il me semble en effet difficile d’évoquer la fiscalité du patrimoine sans aborder cette question. Je me souviens à ce propos de la pétition lancée par les grands patrons américains, dont Bill Gates, lorsque George Bush a envisagé de supprimer ces droits : cela équivaudrait, soutenaient-ils, à retenir pour les Jeux Olympiques de 2020 les enfants des vainqueurs des Jeux de 1996 ! C’est là, également, un vrai problème.

Enfin, je trouve que les propos de M. Piketty ont été très stimulants. Il est vrai que notre ISF diffère grandement de ceux qui ont été supprimés dans les pays voisins et que, s’il n’est peut-être pas exempt de défauts, il a le mérite d’être déclaratif, de mesurer le patrimoine réel en tenant compte de l’endettement et d’être élaboré à partir des valeurs de marché. J’ajoute que, si le gouvernement de M. Kohl, en Allemagne – il en a été à peu près de même en Espagne –, a supprimé l’équivalent de notre ISF, c’est en raison d’une demande de la Cour constitutionnelle lui enjoignant de procéder à la révision des bases foncières qui, comme les nôtres, dataient de 1970, ce que le Gouvernement a considéré comme irréalisable.

M. Jean-Claude Sandrier. M. Thesmar répète l’antienne selon laquelle les taux de prélèvements obligatoires seraient trop importants dans notre pays. Mais tient-il compte des cadeaux fiscaux et sociaux qui sont prodigués ? Entre les taux faciaux et la réalité du terrain, les différences sont parfois importantes.

M. Bruneau, quant à lui, s’est montré assez caricatural et je peux donc raisonner à son exemple : si l’ISF est punitif à l’endroit des plus riches, préférez-vous pour autant punir la dépense publique et, donc, les infirmières et les enseignants ? Ce n’est pas ainsi qu’il convient d’aborder le débat.

Le problème n’est pas de savoir s’il ne faudrait pas payer d’impôt ou en payer peu, mais de se demander en quoi consisterait la juste part de chacun à la production de richesses et à la redistribution de ces dernières. Ainsi, la richesse se déplaçant de plus en plus depuis le travail vers le capital, quelle doit être la progressivité de l’IR – lequel rapporte très peu par rapport à d’autres pays – et avec quel taux marginal ?

De surcroît, comment pouvons-nous valoriser le travail, sinon en taxant le capital ?

Enfin, quid de l’imposition des dividendes, des intérêts des banques et du problème posé par les rémunérations excessives ?

M. Charles de Courson. Vous préconisez, Monsieur Thesmar, un élargissement de l’assiette et une baisse des taux, vieille idée générale d’ailleurs également soutenue par MM. Piketty et Bruneau. Vous soulevez en outre le problème des loyers fictifs. Or, plus personne ne sait que ces derniers étaient imposables à l’IR jusqu’en 1962, date à laquelle le ministre des finances d’alors, M. Giscard d’Estaing, a supprimé ce prélèvement afin d’encourager l’accession à la propriété. Mais rappeler cela, c’est passer pour un archéologue de la fiscalité !

En comptabilité nationale, le montant des loyers fictifs était estimé en 2009 à 117 milliards d’euros. Sachant que les 57 % ou 58 % de propriétaires possèdent un bien dont la valeur est très supérieure à ceux qui sont loués puisque les loyers réels s’élèvent à environ 50 milliards d’euros, un taux de taxation à hauteur de 15 % entraînerait une hausse de l’IR de 15 à 17 milliards d’euros quand le produit de ce dernier en représente environ 60. Outre que la hausse serait donc considérable, il ne serait pas possible de mettre en place un tel dispositif sans affirmer que, quel que soit le mode de financement, « tout y passerait ». Les loyers fictifs n’étant dès lors pas les seuls concernés, le barème de l’IR s’effondrerait et les 50 % de Français qui ne sont pas imposables le deviendraient en grande partie jusqu’à ce que l’on parvienne à un seuil de 75 % ou 80 % de contribuables, comme tel est d’ailleurs le cas dans la plupart des grandes démocraties. Ce serait une véritable révolution fiscale, dont je gage qu’aucun gouvernement, de quelque sensibilité politique qu’il soit, ne prendra l’initiative.

Comment pouvez-vous donc prêcher en faveur de l’imposition des loyers fictifs, monsieur Thesmar ?

En outre, monsieur Piketty, vos premières affirmations m’ont étonné : dire que le XXe siècle a été, sur le plan fiscal, celui de l’IR et que le XXIe sera celui de l’impôt sur le patrimoine relève de propos de salon qui ne correspondent en rien à la réalité. On n’a pas attendu le XXe siècle pour s’intéresser à l’imposition du capital ! Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est elle qui était en vigueur faute d’IR ! Nous avons d’ailleurs été la dernière démocratie à avoir instauré ce dernier en 1917.

M. Thomas Piketty. Il s’agissait de l’imposition du capital foncier et non financier !

M. Charles de Courson. Que nenni ! L’étude de la fiscalité aux XVIIe et XVIIIe siècles montre que cette dernière s’exerce sur les assiettes saisissables dont la partie la plus importante concerne la détention du capital.

Par ailleurs, vous considérez que l’impôt sur le capital est formidable parce qu’à la différence de l’impôt foncier, il repose sur les valeurs de marché. Mais c’est totalement erroné ! Vous n’ignorez tout de même pas ce qu’il en a été de la révision des bases aux États-Unis ! Le problème, c’est qu’en Allemagne, en France et dans d’autres pays, nous n’avons pas voulu actualiser ces dernières. Un projet de loi a été présenté en commission des finances à la fin du gouvernement Juppé et après un accord quasiment unanime du Comité des finances locales – CFL – sans que la gauche, ensuite, ait voulu poursuivre dans cette voie : chacun sait, en effet, qu’une réévaluation a un coût politique !

De surcroît, j’ai été proprement suffoqué que vous n’abordiez pas ce problème cardinal qu’est celui des actifs professionnels, l’« outil de travail », cette superbe invention idéologique visant à exonérer Mme Bettencourt ! Cela soulève tout de même un petit problème, quelle que soit notre sensibilité politique ! Le montant de l’assiette de l’ISF s’élève, pour faire simple, à 1 000 milliards d’euros. Mais qu’en est-il du montant des actifs professionnels exonérés ? En comptabilité nationale il s’élève à 700 milliards d’euros, mais ce chiffre est massivement sous-évalué.

Enfin, dans une économie mondialisée, comment concevoir un impôt sur le patrimoine qui n’entraîne pas la délocalisation de l’assiette fiscale ?

Ce que vous trouvez formidable, je le considère comme formidablement inéquitable ! En France, les personnes très riches ne paient pratiquement pas d’IR grâce à 360 niches fiscales, et non plus que d’ISF grâce à des exonérations. La fortune de Mme Bettancourt s’élève à 16 milliards d’euros dont 15 milliards sont exonérés ! Qu’est-ce donc qu’un impôt dont les « super-riches » sont exonérés – et c’est un gouvernement de gauche qui l’a fait ?

D’un autre côté, s’il en va autrement, nous serons confrontés à la délocalisation !

M. le président Jérôme Cahuzac. S’agissant de Mme Bettencourt, je peux vous fournir des éléments montrant que les avantages dont elle bénéficie datent de réglementations ou de lois beaucoup plus récentes – en l’occurrence de 2006 – que celles auxquelles vous faites allusion.

M. Charles de Courson. Je parle de l’outil de travail.

M. le président Jérôme Cahuzac. Certes, mais l’assimilation d’une épouse qui n’a jamais travaillé à la qualité de possesseur d’un outil de travail d’un époux décédé et qui, d’ailleurs, travaillait peu, date de 2006.

M. Charles de Courson. Le dépôt de l’amendement dit Bérégovoy faisait suite à un entretien entre MM. André Bettencourt et François Mitterrand.

Je souhaiterais donc, monsieur Piketty, que vous nous expliquiez comment taxer les outils de travail que j’appelle quant à moi les actifs professionnels.

Enfin, monsieur Bruneau, si votre analyse était intéressante, j’attends vos propositions.

M. François Hollande. Il me semble plus intéressant de faire référence à des comparaisons sur l’imposition globale du patrimoine plutôt que sur tel ou tel impôt spécifique car elles attestent que la France se situe en la matière dans la moyenne supérieure.

Notre pays, en revanche, se caractérise par une cascade de prélèvements sur le patrimoine, lequel est taxé lors de sa détention, de sa transmission – à titre onéreux et
gratuit –, sur les plus-values, ainsi qu’à travers des systèmes de prélèvements libératoires sur le revenu. Une bonne réforme de cette imposition ne consisterait-elle pas à mettre en place un impôt global, qui partirait de la succession et intégrerait, par des mécanismes à trouver, l’impôt sur la détention ? Que pensent nos hôtes de ces réflexions qui, dans les années soixante-dix, tendaient à lier l’impôt sur la succession et celui sur la détention ? Outre que cela clarifierait et simplifierait notre dispositif, la justice fiscale en serait accrue. Sachant que 90 % des successions sont exonérées et qu’il existe des mécanismes très dérogatoires pour les 10 % qui s’acquittent de l’impôt afin qu’ils puissent échapper à la progressivité, il importe que nous puissions porter un regard plus précis sur les processus de redistribution.

M. David Thesmar. Si nous sommes tous conscients de la popularité du Livret A ou de l’assurance vie, les revenus qu’ils génèrent méritent-ils pour autant d’être défiscalisés ? Plus exactement, quel type d’épargne souhaitons-nous subventionner ? À mon sens, il conviendrait que ce soit celle de très long terme, en l’occurrence l’épargne retraite qui est en l’état si peu encouragée que les encours de PERCO s’élèvent à 2 milliards d’euros seulement. Encourager l’épargne populaire telle que le Livret A pour des motifs de redistribution n’en demeurerait pas moins possible en mettant en place un abattement sur le modèle de celui qui existe pour l’IR.

Par ailleurs, je le répète, si l’épargne réglementée sert à financer le logement social, ce dernier peut fort bien l’être d’une autre manière, par exemple par les marchés de capitaux, l’État pouvant quant à lui fournir une garantie implicite. En quoi un tel fléchage devrait-il être intangible ? Mes propos relèvent-ils de la politique fiction ?

M. le président Jérôme Cahuzac. Disons que vous rencontrez une incrédulité polie de la part des commissaires ! Nous sommes en effet majoritairement favorables à l’épargne réglementée dès lors qu’elle finance des missions d’intérêt général, le problème étant de savoir ce qu’elles sont.

M. David Thesmar. Plutôt que de raisonner à partir des taux de prélèvements, je rappelle que les dépenses publiques – qui incluent en creux les cadeaux fiscaux – s’élèvent à plus de 50 % du PIB, taux me semble-t-il très élevé, même s’il est difficile d’établir une comparaison avec d’autres pays puisque nous y intégrons les prestations sociales.

Je précise également que les 15 milliards d’euros annuels auxquels M. de Courson a fait allusion ne seraient pas issus d’une augmentation de la pression fiscale, mais qu’ils procèderaient d’un redéploiement passant, par exemple, par la réduction du taux d’imposition sur les dividendes, l’objectif étant d’atteindre un taux de taxation identique pour toutes les formes de revenus du capital, qu’il s’agisse de revenus effectivement réalisés ou non.

M. Thomas Piketty. Je connais bien l’histoire de l’impôt dans notre pays, monsieur de Courson, et je vous confirme que les impôts sur le patrimoine créés au XIXe siècle – et même dès 1791 s’agissant de la taxe foncière – concernent le patrimoine foncier et non financier. Le capitalisme patrimonial du XXIe siècle diffère de celui du XIXe en ceci que la taxation du seul patrimoine foncier oblitère bien des aspects du capital. De ce point de vue, sachant que les particuliers s’endettent pour acheter leur logement – ce qui n’était pas forcément le cas il y a deux siècles –,il n’est pas indifférent que la taxe foncière touche autant ces derniers que ceux qui n’ont pas eu besoin d’emprunter. L’impôt sur le patrimoine global – immobilier et financier moins la dette financière – n’existait pas aux XVIIIe et XIXe siècles.

Par ailleurs, dites-vous, la réévaluation des bases est très difficile…

M. Charles de Courson.  Elle est cependant techniquement possible…

M. Thomas Piketty. Mais politiquement si délicate qu’elle n’a pas eu lieu. L’avantage d’un impôt impliquant la déclaration de valeurs de marché au 1er janvier de chaque année réside essentiellement dans l’inutilité de cette réévaluation et l’impossibilité de prendre du retard par rapport au marché et aux prix. Certes, il serait encore préférable que les contribuables au titre de l’ISF reçoivent une déclaration pré-remplie comportant la réévaluation automatique des bases au 1er janvier mais, en attendant, un tel dispositif permet de ne pas « perdre le nord » par rapport aux valeurs des actifs. Il s’agit là d’un point technique sur lequel nous pouvons être d’accord et qui n’a pas d’implication sur le niveau des taux d’imposition souhaité ou des seuils d’exonération.

Supprimer un tel outil alors que nos bases cadastrales sont dans un état lamentable constituerait une grossière erreur !

En outre, votre intervention sur les actifs professionnels de Mme Bettencourt m’a beaucoup étonné. Si je partage votre point de vue quant à une taxation qui porte sur 1 milliard d’euros quand le patrimoine s’élève à 15 millliards, je n’en tire pas la même conclusion que vous, qui semblez penser qu’une telle taxation étant impossible à appliquer, il est préférable d’y renoncer absolument en supprimant l’ISF.

De plus, l’idée selon laquelle il serait en l’occurrence possible de substituer un impôt sur le flux de revenus du patrimoine à un impôt sur le stock est illusoire. Il existe en effet, comme l’a dit François Hollande, trois manières de taxer le patrimoine : les flux de revenus, la détention, la transmission. Or, dans notre pays, la taxation des premiers est très morcelée – CSG, IR, prélèvement libératoire, impôt sur les plus-values, plafonds, double plafonds, abattements de 40 %, etc. –, la connaissance du taux effectif d’imposition relevant du parcours du combattant.

Dans le cas d’espèce, je suis donc favorable à une simplification radicale en appliquant à l’assiette de la CSG un barème progressif sur les revenus du patrimoine et les autres. Cela, de surcroît, n’implique en rien de taxer ceux issus du Livret A, dont le rendement est d’ailleurs actuellement plutôt négatif et qui, en revenus réels, sont microscopiques.

Outre que la taxation des flux de revenus doit être grandement simplifiée, elle n’implique pas la fusion, en un impôt global, de celle de la détention et de la transmission : même s’il est possible de tendre à une harmonisation avec l’instauration d’assiettes comparables, les trois modes ont en effet des finalités différentes. Ajoutons qu’avec l’allongement de la durée de la vie, le temps qui sépare la réception d’un patrimoine et l’impôt sur sa détention est long. Toutes les variations étant dès lors possibles, il est normal que l’impôt s’ajuste en fonction de l’évolution de la capacité contributive.

Remplacer l’ISF par une tranche supérieure de l’impôt sur les successions me paraîtrait une très mauvaise idée, et qui plus est injuste : un propriétaire ayant hérité en 1972 d’un appartement parisien qui valait 100 000 francs et qui vaut 3 millions d’euros en 2011 ne doit-il pas acquitter un impôt en fonction de sa capacité contributive, qui a largement évolué ?

Trois raisons empêchent le remplacement de l’ISF par une plus forte imposition des revenus.

Tout d’abord, comme je l’ai déjà dit, l’impôt sur la détention a une vertu : il implique le durcissement des normes comptables sur les bilans personnels et des entreprises, lequel s’imposera pour une régulation générale du capitalisme patrimonial du XXIe siècle.

Ensuite, même en cas d’élargissement de l’assiette des revenus du patrimoine, des revenus économiques n’y entreront jamais – je songe, par exemple, aux bénéfices non distribués, qu’il est très difficile de ré-attribuer aux personnes concernées. Ainsi, dans le cas d’une participation très importante au capital de L’Oréal gérée par une société créée à cet effet, le propriétaire ne se reversera jamais en revenu fiscal que les quelques millions d’euros qui lui sont nécessaires pour vivre comme il l’entend sur les centaines de millions d’euros de dividendes perçus. Quelle que soit sa forme, l’impôt sur le revenu ne pourra jamais suppléer celui sur la détention du patrimoine, lequel est irremplaçable en tant qu’indice de la capacité contributive de chacun.

Enfin, comme Maurice Allais le faisait valoir, imposer le stock comporte des vertus incitatives pour obtenir un meilleur rendement. Au final, il faut s’efforcer de trouver un juste équilibre entre la taxation de ce dernier et celle des flux, laquelle possède un caractère assuranciel, afin qu’un propriétaire ayant eu un rendement négatif, par exemple, ne soit pas taxé aussi lourdement que celui qui bénéficie d’un rendement très élevé.

M. Philippe Bruneau. Je ne suis pas favorable à la suppression des impôts, mais sans doute me suis-je mal exprimé tant oralement que par écrit puisqu’en tant que chroniqueur au Monde, aux Échos et ailleurs, je répète depuis dix-huit mois que la hausse des impôts est inéluctable et que ce n’est pas la réforme sur la fiscalité du patrimoine qui remplira les caisses de l’État – encore faut-il, d’ailleurs, qu’elle n’en fasse pas perdre.

Je répète également que les valeurs essentielles auxquelles nous devons nous référer en la matière sont la valorisation du travail, le mérite et l’égalité des chances. Je propose donc soit d’élargir l’assiette et d’abaisser les taux de l’IR, soit de nous diriger vers une fusion de la CSG et de ce dernier, le problème étant de savoir qui absorbera l’autre, une voie médiane me semblant par ailleurs acceptable.

De plus, le rééquilibrage de la fiscalité du travail et de la fiscalité du patrimoine me paraît de bonne politique à travers la suppression du prélèvement libératoire forfaitaire existant au titre de la seconde. Je milite également pour la suppression de toutes les niches fiscales dont l’intérêt social n’est pas avéré, ce qui implique d’ailleurs d’avoir une définition précise de ce que sont ces dernières – l’abattement de 40 % sur les dividendes d’action qui a remplacé l’avoir fiscal évitant une « double cascade » de l’IR, par exemple, n’en étant pas une.

Si je suis favorable à la suppression de l’ISF et du bouclier fiscal, je suis en revanche très étonné que la question des droits de mutation à titre gratuit ne soit pas abordée. Je considère quant à moi que l’allégement, voire la quasi-suppression de ces droits ne se justifient pas, tant je suis attaché à leur vertu « redistributive ». L’imposition des stocks me paraît donc nécessaire, non pas chaque année lors de l’ISF, mais à l’occasion de la succession.

Dans un ouvrage paru voilà trois ou quatre ans, j’avais défendu une idée, d’ailleurs reprise ici ou là, selon laquelle il était possible a minima de défalquer l’ISF acquitté des droits de succession qui seraient dus in fine afin de ne pas imposer doublement le capital. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, un euro hérité est à peu près 2,5 fois moins imposé qu’un euro gagné par le travail, quels que soient la taille du patrimoine et le montant des revenus. C’est pourquoi je milite pour une réforme d’un droit des successions qui, pour être égalitaire, n’est hélas pas libéral, puisque les révolutionnaires qui l’ont instauré voulaient simplement s’attaquer au droit de la primogéniture.

En outre, le barème fiscal des droits de mutation devrait être assoupli car, si le taux marginal s’élève à 40 % entre parents à enfants, il est de 55 % d’oncle à neveu : l’atteinte à la liberté de tester me semble donc constituer un réel problème. J’ajoute que, si ce barème peut sembler sévère, les taux réels demeurent toutefois raisonnables à condition d’anticiper. Dans ce cas,  le taux effectif se situe entre 10 % et 15 % et, pour une entreprise, autour de 5 %,voire moins lorsqu’il est procédé à des démembrements de propriété.

Par ailleurs, je ne vois pas comment la représentation nationale – qui souhaite donc trouver des recettes – pourra se désintéresser encore longtemps des 1 500 milliards d’euros de stock de l’assurance vie, lequel représente 38 % de l’épargne financière des Français. S’il est certes toujours possible d’augmenter les taux ou de rallonger les durées de détention, il importe surtout de réfléchir à l’investissement des actifs. Si 10 % le sont en unités de compte, 90 % sont investis sur le fonds général de la compagnie – dont 80 % sur des obligations d’État. L’Agence France Trésor confirmera ces chiffres concernant les émissions d’emprunt puisque, hormis les 67 % de non-résidents, le reste des financeurs est constitué par les institutionnels, dont les compagnies d’assurance. Ne peut-on pas songer à organiser des ponctions fiscales pour inciter les détenteurs de ces fonds en euros à s’orienter vers des mécanismes favorisant la croissance, et donc l’emploi ?

Monsieur Hollande, je suis du même avis que M. Piketty s’agissant de l’imposition des stocks, mais je répète qu’un euro gagné par le travail n’a pas tout à fait la même valeur que celui qui a été hérité. L’ISF, quant à lui, est en définitive un impôt foncier puisque 86 % des redevables se situent dans les deux premières tranches en raison de la hausse de l’immobilier et du foncier qui les y a placés – c’est le syndrome de la veuve de Carpentras et du paysan de l’Île de Ré. Imposer des biens non productifs de revenus soulève donc des problèmes d’équité.

De la même manière, s’agissant de l’optimisation fiscale – je précise que je n’ai rien contre les économistes, avec lesquels je travaille beaucoup ! –, l’un des piliers d’une réforme fiscale réussie est l’équité. Or, l’accès à l’information est problématique en raison notamment de la complexité démentielle de notre système qui relève du patchwork et du millefeuille et auquel personne ne comprend plus rien. Le complexifier encore favorisera ceux qui ont accès au conseil et pénalisera les autres.

Enfin, le bouclier fiscal, qui sera sans doute supprimé, visait à protéger la propriété privée et à freiner les délocalisations fiscales. Mais il aurait dû avant tout servir aux personnes dont les revenus sont bas, qui sont propriétaires de leur résidence principale et dont les taxes foncières et d’habitation sont élevées.

M. Olivier Carré. L’élargissement de l’assiette vous semble-t-elle possible alors que de nombreux pays procèdent à la généralisation du prélèvement libératoire – « deuxième » bouclier fiscal qui permet à ceux qui se situent à un taux marginal d’imposition plus élevé que le prélèvement libératoire d’être prélevé en-deça de ce taux marginal ?

La volonté de maintenir l’ISF, monsieur Piketty, est souvent justifiée parce que d’autres modes d’imposition tels que la taxe foncière ou l’impôt sur les successions ne sont pas « au top ». La solution ne consisterait-elle pas à ramener ces derniers à des niveaux de fonctionnement lisibles, tels que vous les avez évoqués, sachant que la puissance publique connaît parfaitement l’état des transactions à titre onéreux ou autres, et pas seulement les données cadastrales ? En outre, une fois prise, la décision politique ne me semblerait pas très difficile à appliquer.

Vous avez également évoqué les bilans des entreprises financières mais il convient de rappeler que la valeur ajoutée qu’elles dégagent se distingue de celle des autres structures.

Enfin, monsieur Thesmar, quelles doivent être selon vous les priorités de la réforme ?

M. Jean-Yves Cousin. N’est-il pas excessif, monsieur Bruneau, de sanctuariser la résidence principale et la transmission des entreprises ?

M. Yves Censi.  En matière d’épargne réglementée, il n’y a aucun tabou et je regrette que le débat sur cette question ne soit pas plus approfondi.

Il appert que notre système d’imposition n’est pas favorable à la prise de risque, alors que c’est lui qui constitue la valeur des placements : en effet, les placements en liquidité et en épargne réglementée sont peu imposés, l’immobilier l’est un peu plus et les investissements en action le sont beaucoup. Plus précisément, la condamnation en quelque sorte principielle du risque me paraît, si j’ose dire, condamnable en raison de son coût pour notre économie. À votre avis, monsieur Thesmar, à combien s’élève-t-il donc ?

De plus, le raisonnement de M. Bruneau sur l’assurance vie pouvant être étendu à l’ensemble des produits d’épargne, ne pourrait-on pas mettre en place une « fiscalité plate », ou flat tax, avec une assiette aussi large que possible afin d’éviter que quelques mesures de rendement qui pourraient paraître très bonnes n’aboutissent à des transferts de placements dont les seuls résultats seraient une nouvelle désorganisation de la structure de l’épargne et une impossibilité de faire des prévisions stables ?

M. François de Rugy. S’il a été question, à maintes reprises, des taxations successives du patrimoine, il me semble tout à fait possible de considérer lors de la succession que ce dernier constitue un revenu pour celui qui en a hérité.

En outre, messieurs, avez-vous travaillé sur la question de la fiscalité écologique ? Ne peut-on réfléchir à un mécanisme invalidant l’augmentation de la taxation d’un logement dont les performances énergétiques ont été améliorées par ses propriétaires ?

M. Michel Bouvard. En matière de fiscalité du patrimoine se pose principalement le double problème de l’équilibre d’imposition avec les pays voisins, et de l’orientation de l’épargne des Français. Dans quelle mesure la fiscalité pourrait-elle donc contribuer à orienter celle-ci vers des placements de long terme ?

Par ailleurs, comment M. Piketty parvient-il à évaluer la part des actifs professionnels non imposés à l’ISF alors que le ministère des finances y arrive très difficilement ?

M. Christian Eckert. Notre discussion en atteste : évoquer l’ISF implique nécessairement de parler des autres impôts et pas seulement de l’intégration, ou de la non-intégration, dans ce dernier de l’habitation principale, de la taxation, ou de la non-taxation, de l’outil de travail, de l’élargissement ou de la restriction de l’assiette, des seuils, des abattements et des taux. Il a ainsi beaucoup été question des impôts locaux, la taxe foncière représentant donc 15 milliards d’euros contre 4 pour l’ISF. In fine, la modernisation des prélèvements ne peut qu’être globale.

Comment jugez-vous l’évolution du patrimoine depuis une vingtaine d’années ? A-t-on assisté à une concentration de ce dernier ? Si tel était le cas, cela éviterait de nous renvoyer les décisions qui ont été prises à tel ou tel moment en constatant que les données ont changé en termes de volumes et de répartition, l’essentiel étant de tenir compte de ces évolutions afin de retrouver l’effet progressif et répartiteur de l’impôt.

M. David Thesmar. En ce qui concerne l’épargne réglementée, et plus particulièrement son rôle dans le financement de l’économie, je n’ai probablement pas été assez clair. Selon moi, la fiscalité de l’épargne et du patrimoine et le financement de l’économie sont des questions disjointes. D’un côté, nous disposons de certains outils, comme OSÉO, pour pallier les défauts supposés du marché du crédit ou du marché du financement par capitaux propres – même si, en réalité, je n’ai jamais trouvé les preuves d’une telle défaillance ; de l’autre, nous avons recours à des instruments de fiscalité du patrimoine pour atteindre un certain niveau de redistribution et convaincre les gens d’effectuer les bons choix en termes de composition de l’épargne. Or il n’est guère aisé d’inciter les épargnants à acquérir des actions pour financer des entreprises. La preuve : dans les pays où l’épargne-retraite est la plus développée, ceux dans lesquels se sont multipliés les fonds de pension – comme les États-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas, voire, depuis dix ans, la Suède –, l’épargne des ménages mesurée par la comptabilité nationale est certes beaucoup plus importante qu’en France, mais la part de cette épargne composée d’actions est la même. L’incitation à épargner à long terme ne conduit donc pas à acheter plus d’actions.

Dans ces conditions, il est préférable de cesser de se poser simultanément les deux questions. Le problème serait plutôt de savoir si les gens épargnent suffisamment pour leur retraite. Un des seuls objectifs que la fiscalité du patrimoine devrait poursuivre est donc d’inciter à épargner à très long terme des gens qui, sinon, ne le feraient pas spontanément.

Quant à la question de savoir si l’épargne doit être plus ou moins risquée, plus ou moins liquide, dès lors qu’il s’agit de court terme, on peut considérer que les individus font les bons choix, et que la puissance publique n’a pas d’intérêt à les influencer.

Au final, quand on compare les différents produits d’épargne, la fiscalité favorable aux placements non risqués – Livret A, compte et plan épargne logement, assurance-vie – l’emporte sur la fiscalité favorable à l’investissement risqué – comme le PEA. À l’heure actuelle, la fiscalité sur le patrimoine a donc des effets distortionnaires. Elle devrait être plus neutre et favoriser l’épargne de long terme.

M. Thomas Piketty. M. Eckert s’est interrogé sur l’évolution des patrimoines en France depuis une vingtaine d’années. Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, nous vivons une période historique caractérisée par le fait que les patrimoines se sont rarement aussi bien portés. On n’avait pas observé depuis la Belle Époque de tels niveaux de valorisation patrimoniale et de tels ratios entre patrimoine et revenus. Certains attribuent le phénomène au marché de l’immobilier, mais l’évolution de celui-ci nous apprend beaucoup de choses sur l’état de la société française. Ce n’est pas l’émir du Koweït qui soutient les cours en achetant des immeubles à Paris ! Certes, la part des étrangers dans le patrimoine immobilier est passée de 5 à 8 % dans la capitale, mais il reste tout de même 92 % de propriétaires locaux ! Le prix de l’immobilier va peut-être baisser de 10 ou 20 % mais, à politique inchangée, je fais le pari que l’on ne retrouvera jamais les niveaux de capitalisation immobilière, boursière et patrimoniale des années 1950 à 1980.

Bien entendu, avec des niveaux de valorisation aussi élevés, les rendements deviennent plus faibles. Quoi qu’il en soit, la prospérité de l’immobilier est le signe de la prospérité des personnes en mesure de l’acquérir.

Je le répète, les patrimoines se portent très bien, en particulier en France. Une étude du Crédit suisse est d’ailleurs parue à l’automne, que la plupart des médias français – et peut-être aussi les parlementaires – n’ont pas bien su appréhender, tellement elle allait à l’encontre des discours dominants : elle montre que la France occupe la première place en Europe pour le nombre de millionnaires résidant dans le pays. Or cette étude a recours à des ressources standards, et sa conclusion est parfaitement juste, même si elle contredit l’idée selon laquelle tous les détenteurs de patrimoine important ont fait leurs valises et pris l’Eurostar. Ce n’est pas, en effet, parce qu’une affirmation est sans cesse répétée qu’elle est vraie. Dans ce domaine, plutôt que de se contenter de quelques anecdotes, il convient de se référer aux chiffres et de les étudier avec sérieux.

Dans ces conditions, faut-il vraiment réduire une imposition pourtant déjà faible – 4 milliards d’euros, sur un patrimoine global d’environ 9 000 milliards ? L’ISF est-il vraiment le principal problème auquel la France est confrontée ? D’un point de vue économique, une telle affirmation est invraisemblable.

Il faut tout faire pour détaxer le travail. Or tous les impôts reposent soit sur le travail, soit sur le capital. On a beau inventer de nouvelles formes d’assiettes, personne ne peut payer les impôts à notre place. Par exemple, pour consommer, il faut des revenus, qu’ils proviennent du travail ou du capital. Imposer la consommation revient donc à réduire le pouvoir d’achat net du travail ou du capital et, in fine, à taxer ces revenus. Par définition, toute la richesse provient du travail ou de l’investissement, et donc tout impôt repose sur l’un ou sur l’autre. Au moment où les patrimoines sont aussi florissants, n’est-il donc pas aberrant d’en alléger la fiscalité ?

Je suis par ailleurs étonné d’entendre Philippe Bruneau justifier la suppression de l’ISF en affirmant que son calcul repose trop sur le foncier. Les autres impôts sur le patrimoine, eux, reposent uniquement sur la propriété foncière ! Pourquoi s’en prendre au seul impôt conçu pour prendre d’autres aspects en compte ? Certes, il pourrait le faire plus encore. On peut ainsi juger nécessaire de modifier la répartition – en réduisant l’effet des niches sur l’imposition des patrimoines placés en actions, par exemple. Mais l’argument n’en demeure pas moins curieux. Par ailleurs, s’il est vrai que les deux premières tranches regroupent 80 % des redevables de l’ISF, les autres tranches, elles, regroupent 80 % des recettes. Et pour le coup, celles-ci ne concernent pas principalement le patrimoine foncier : il suffit d’examiner les statistiques.

J’ai dû mal me faire comprendre, monsieur Carré : si je défends un impôt sur le patrimoine global, ce n’est pas uniquement parce que l’impôt foncier ou les droits de succession sont imparfaits. Même si les bases cadastrales de la taxe foncière étaient à jour, je persisterais à préférer un impôt global dont on peut déduire les dettes.

Les 58 % de Français propriétaires de leur logement peuvent, grosso modo, être classés en deux catégories : ceux – environ un tiers – qui sont endettés pratiquement à hauteur de la valeur de leur propriété, et ceux qui sont faiblement endettés, voire qui n’ont aucune dette.

M. Charles de Courson. C’est une question de cycle de vie.

M. Thomas Piketty. Pas uniquement, car la différence peut provenir de l’héritage. Certaines personnes ont emprunté la totalité du prix du bien, d’autres une petite partie seulement.

M. Charles de Courson. Il faut prendre en compte le poids des générations âgées de plus de cinquante-cinq ans, par exemple, qui ont achevé de rembourser leur emprunt.

M. Thomas Piketty. Mais pour d’autres générations, comme celle des trentenaires, l’héritage ou les donations jouent un rôle essentiel dans l’achat d’un appartement. Il en résulte des taux d’endettement extrêmement différents. Bien sûr, de nombreux facteurs aléatoires doivent également être pris en compte – comme le fait d’avoir acheté ou vendu au bon moment ou au bon endroit – ; ils contribuent à éloigner les revenus du patrimoine de la notion de mérite, contrairement à ceux du travail. Quoi qu’il en soit, le patrimoine net est un indice d’une capacité contributive, mais cela implique de déduire le montant des dettes. De ce point de vue, la taxe foncière, même avec des valeurs cadastrales parfaites, resterait un impôt imparfait.

En ce qui concerne l’évaluation des biens professionnels, je vous invite de nouveau à consulter le site revolutionfiscale.fr pour trouver des éléments détaillés. Pour les obtenir, nous avons croisé de nombreuses sources différentes, ce que n’a pas fait le ministère des finances. Celui-ci abrite certes des personnes admirables, mais on trouve aussi des compétences en d’autres lieux, par exemple à l’étranger ou dans les universités. En outre, les agents du ministère, accaparés par les demandes des cabinets, n’ont pas nécessairement le temps d’effectuer ce type de travail.

Enfin, les chercheurs sont peut-être plus indépendants. Pour notre part, nous avons donc croisé les trois grandes sources fiscales habituelles – déclarations de revenus, de fortune ou de succession – avec les résultats d’enquêtes sur les patrimoines, les données de la Banque de France sur les différents types d’actifs, etc. La confrontation de ces informations permet d’estimer l’ampleur des biens professionnels et les effets de la réduction des niches fiscales ou de l’élargissement de l’assiette de l’impôt sur la fortune. Nous ne prétendons pas que ces estimations soient parfaites, mais elles ont le mérite d’avoir été effectuées de façon transparente.

Tout le monde peut avoir accès aux données, télécharger nos programmes, voire les améliorer. On a le droit de ne pas être d’accord avec nos conclusions, mais à condition de proposer mieux – sinon, c’est un peu facile.

S’agissant de la taxation des revenus du patrimoine, la solution que je défends est une absorption de l’impôt sur le revenu par la CSG. Ainsi, le mode de prélèvement à la source actuellement utilisé pour la CSG remplacerait à la fois le prélèvement libératoire et le barème de l’impôt sur le revenu. Les revenus du patrimoine tels que définis actuellement par l’assiette de la CSG seraient taxés de la même façon, mais avec un barème progressif. Cela me semble être la meilleure solution, car la plus simple. Elle est techniquement réalisable, puisque, depuis deux ans, le prélèvement à la source de la CSG s’applique même aux dividendes. Et elle pourrait devenir une référence pour d’autres pays.

Aujourd’hui, à l’échelle internationale, on n’observe aucune tendance nette en matière de prélèvement libératoire et de taxation des revenus du patrimoine : chaque pays tentant d’inventer une nouvelle solution, les initiatives partent dans toutes les directions. À terme, dans ce domaine, il est évident que les propositions devraient être examinées au niveau européen.

À la limite, on pourrait proposer l’option inverse : un impôt sur le revenu qui absorbe la CSG. En revanche, la voie médiane défendue par Philippe Bruneau me laisse très sceptique. La complexité est certes une source de revenus pour les conseillers fiscaux, et personne ne peut leur reprocher d’en vivre…

M. Philippe Bruneau. Je ne suis pas du tout conseiller fiscal !

M. Thomas Piketty. J’ai pourtant cru vous entendre parler de vos « clients ».

M. Philippe Bruneau. Je suis banquier, mais pas avocat fiscaliste !

M. Thomas Piketty. De toute façon, les conseillers fiscaux sont des gens très utiles. Simplement, ils peuvent manifester une tendresse excessive pour la complexité, car c’est elle qui fait leur miel. Pour ma part, je défends avant tout des solutions axées sur la simplification. À cet égard, si nous adoptons une solution médiane entre CSG et impôt sur le revenu, soit il ne se passera rien du tout, soit notre fiscalité sera encore plus complexe qu’elle ne l’est aujourd’hui.

M. le président Jérôme Cahuzac. Si une fusion entre les deux impôts devait aboutir à une contamination de l’assiette de la CSG, il vaudrait mieux en effet en rester là.

M. Charles de Courson. Aucun de vous trois n’a abordé le problème de la mondialisation. Comment peut-on concevoir un impôt sur le patrimoine dès lors que ce dernier, surtout chez les personnes les plus aisées, est assez facilement délocalisable ? Ainsi, le prélèvement libératoire existe en Allemagne, mais son taux est de 26,5 %, pas de 19 %. En revanche, les Allemands n’ont ni CSG, ni CRDS. Comment notre législation sur le patrimoine peut-elle s’articuler avec les choix opérés par d’autres pays ? En la matière, je ne pense pas que l’on puisse se limiter à une vision nationale.

Par ailleurs, je suis plutôt d’accord avec les thèses de M. Bruneau, qui prône la suppression de l’impôt sur le capital. Mais vous qui en êtes un farouche partisan, monsieur Piketty, vous n’avez pas répondu à ma question : faut-il ou non imposer les actifs professionnels ?

De nombreux théoriciens jugent qu’entre l’impôt sur le capital ou les droits de succession, il convient de choisir l’un ou l’autre. François Hollande, pour sa part, a défendu la veille idée consistant à les articuler entre eux. Il s’agirait de capitaliser dans un compte l’impôt sur le capital, puis de déduire les montants versés de l’impôt sur les successions. L’idée peut sembler brillante intellectuellement, mais elle ne tient pas la route, ne serait-ce que parce que des contribuables pourraient être assujettis à l’impôt sur le capital sans avoir à payer de droits de succession – parmi toutes les configurations possibles. Que faudrait-il faire alors ? Rembourser les héritiers ? Tout cela me paraît étrange.

Enfin, vous n’avez pas parlé des relations entre l’État et les collectivités territoriales. Or, dans le système actuel, l’impôt sur le foncier est local, tandis que la quasi-totalité des autres impôts est perçue au niveau de l’État. Peut-on envisager un impôt sur le capital dont le taux serait librement fixé par les collectivités territoriales ?

M. Philippe Bruneau. Je l’ai dit, les économistes, habitués qu’ils sont à travailler sur des tableurs, ont parfois du mal à appréhender la réalité pratique. J’ai pu à nouveau le vérifier ce matin en lisant un article des Échos, signé par un de vos confrères, monsieur Piketty, et qui évaluait à environ 180 millions d’euros le montant des délocalisations depuis une dizaine d’années.

Selon moi, il y a trois façons différentes d’envisager les délocalisations. On peut considérer ceux qui les pratiquent comme des exilés de Coblence, mais c’est peut-être exagérer. On peut également juger le sujet insignifiant et ne pas le traiter. Enfin, on peut tenter d’avoir une vision juste du phénomène. Or celui-ci existe, et de par ma profession, je peux vous assurer qu’il est largement sous-évalué par les documents officiels. Sur ce point, je partage l’avis de Thomas Piketty : les personnes chargées d’établir des statistiques au ministère des finances gagneraient parfois à interroger les spécialistes.

Si j’en juge par ce que j’ai pu observer pendant ma carrière, les délocalisations ont commencé en 1997 : c’est M. Juppé qui a provoqué les premières grandes vagues en ce domaine. Par la suite, elles se sont démocratisées. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les personnes concernées étaient milliardaires en francs ; aujourd’hui, avec quelques dizaines de millions de patrimoine, les gens préfèrent partir avant d’être soumis à l’ISF. Ceux qui n’ont pas encore vendu leur entreprise vont en Belgique et la vendent là-bas. Ensuite, soit ils y restent, soit ils attendent cinq ans afin de bénéficier d’un autre régime fiscal, celui des « impatriés ». Ils rentrent alors en France en payant peu d’impôt sur le revenu et pas du tout d’ISF sur les biens laissés à l’étranger. Quant aux rentiers ayant déjà vendu leur entreprise ou réalisé un patrimoine, ils vont plutôt vers la Suisse.

En tout état de cause, le volume des délocalisations est beaucoup plus important que ce que laissent entendre les estimations parues ici ou là dans la presse. Ou alors, cela signifierait que je traite l’ensemble des délocalisations réalisées depuis notre pays. Or je n’ai pas cette prétention !

M. Thomas Piketty. Je croyais que vous ne faisiez pas de conseil fiscal !

M. Philippe Bruneau. Je vois mes clients partir, mais je ne leur conseille pas de le faire. Ce sont les avocats qui font cela. Mais en tant que banquier, je suis bien obligé de comptabiliser les capitaux qui quittent ma banque pour être transférés de l’autre côté de la frontière. Les délocalisations, je les subis !

En revanche, je suis d’accord avec vous sur le point suivant : cette économie de la complexité nourrit de nombreuses professions. Et compte tenu du chiffre d’affaires généré par le conseil et le contentieux liés à l’ISF dans les grands cabinets d’avocats, la suppression de cet impôt ferait grincer quelques dents au barreau de Paris.

En Allemagne ou au Royaume-Uni, les délocalisations n’ont pas atteint la même proportion. Nous devons donc d’abord nous demander pourquoi la France est le seul pays où ce phénomène a pris une telle importance, et ensuite rappeler aux Français que les délocalisations ne sont un problème que pour ceux qui restent, dans la mesure où elles amoindrissent l’assiette de l’impôt. Ainsi, compte tenu des 250 milliards d’euros qui ont, selon moi, quitté la France depuis 1997, on peut évaluer à une bonne dizaine de milliards d’euros la perte de recettes fiscales que subit chaque année notre pays – un montant à comparer avec celui du produit de l’ISF.

Notons, pour en finir avec les délocalisations, que les personnes qui partent à l’étranger ont le droit se faire soigner en France et de bénéficier de certains services publics nationaux. Certains en sont donc venus à réfléchir à une taxation fondée non plus sur la résidence mais sur la nationalité. Cela pose cependant un problème juridique, dans la mesure où nous avons signé avec de très nombreux pays – dont la Belgique et la Suisse – des conventions de non-double imposition. Or les traités internationaux priment sur les lois internes.

J’en viens aux « sanctuaires » devant échapper à l’impôt sur le patrimoine. J’en ai évoqué deux.

Le premier est la résidence principale, parce que la taxer reviendrait à mettre un frein à la mobilité géographique, source de richesses et de créations d’emploi. Imposer les plus-values réalisées lors de la cession contribuerait à rendre la population peu nomade.

Second sanctuaire : la transmission des entreprises. Je suis surpris de constater que ni à droite, ni surtout à gauche, on ne réfléchit à une augmentation des droits de succession. Je le répète, un pays sans droits de succession n’est pas libéral, mais conservateur. Certes, le barème actuel monte jusqu’à un taux de 40 % pour les successions en ligne directe, mais il est troué par de nombreux exonérations et abattements qui rendent, in fine, l’imposition beaucoup plus que raisonnable. Je milite donc pour une augmentation des taux effectifs, sauf pour ce qui concerne les transmissions d’entreprises. En effet, le Conseil économique, social et environnemental évalue à 800 000 le nombre de PME et de TPE qui vont changer de mains dans les dix prochaines années. Dans la mesure où, statistiquement, ce sont elles qui créent le plus d’emplois en France, les passages de témoins doivent y être réalisés de la manière la plus indolore possible, ce qui signifie que la transmission du pouvoir et de l’avoir ne doit pas être la source d’un endettement pesant. La loi Dutreil vaut ce qu’elle vaut – dans ce domaine aussi, on a peut-être été un peu loin –, mais, en matière d’impôt sur la transmission du patrimoine, il convient de traiter l’entreprise à part pour ne pas faire de bêtise.

Je finirai sur une notion importante, évoquée par M. Thesmar, celle de la durée de détention des valeurs mobilières. Je crois beaucoup à une fiscalité susceptible de favoriser les placements à long terme. Mais, tout d’abord, il faudrait disposer des outils nécessaires ; or nous n’avons pas, en France, de fonds de pension destinés à recueillir l’épargne-retraite. Ensuite, notre fiscalité devrait traiter différemment le court terme et le long terme. Cela permettrait de dissocier la spéculation du placement à long terme, ce qui serait une bonne chose. En outre, promouvoir les placements à long terme conduirait indirectement à favoriser l’investissement dans les fonds propres des entreprises.

M. Thomas Piketty. Si l’impôt sur la fortune faisait perdre à l’État plus de recettes qu’il n’en fait gagner, je serais évidemment favorable à sa suppression immédiate. C’est bien parce que je pense le contraire que je défends l’ISF. Contrairement à ce que laisse entendre Philippe Bruneau, personne n’aime l’idée d’un impôt punitif.

La seule étude systématique que je connaisse sur l’évolution des bases de l’ISF en France depuis vingt ans est due à Gabriel Zucman, un jeune chercheur de l’École d’économie de Paris. À l’inverse, je n’ai jamais eu connaissance du moindre élément permettant de vérifier l’estimation traditionnellement avancée selon laquelle le volume de capitaux délocalisés atteindrait 250 milliards d’euros.

Si, en prenant pour référence les patrimoines déclarés au début des années quatre-vingt-dix, on tente de retracer l’évolution qu’ils auraient dû connaître en vingt ans, compte tenu de l’évolution des cours de la bourse et de l’immobilier, on s’aperçoit que le montant total des patrimoines déclarés aujourd’hui est légèrement supérieur à ce qu’il aurait dû être. En tout cas, il n’est pas inférieur, ce qui aurait été le cas s’il y avait eu un mouvement de délocalisation massif. On pourra objecter que ce montant aurait dû, pour diverses raisons, être encore plus important que ne le laissait entrevoir l’évolution des valeurs mobilières et immobilières.

M. Charles de Courson. Votre démonstration n’a aucun sens. Le phénomène des délocalisations existe : adressez-vous aux conseillers fiscaux, et allez voir en Suisse !

M. Thomas Piketty. Je trouve incroyable cette façon d’énoncer des jugements sans avancer le moindre chiffre pour les étayer. Mais puisque vous évoquez la Suisse, monsieur de Courson, je vous invite à consulter le rapport du Crédit suisse consacré à l’état des patrimoines dans les différents pays européens. Vous y verrez que la France est le pays qui accueille le plus grand nombre de millionnaires en dollars. De ce point de vue, elle se situe bien avant le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie.

M. Charles de Courson. À cause de l’immobilier !

M. Thomas Piketty. Non, les données montrent que le patrimoine financier est plus important. Si vous connaissez une meilleure étude, citez-la !

M. Marc Goua. Pour m’être longtemps situé de l’autre côté de la barrière, je peux vous affirmer que 1997 n’est pas l’An I des délocalisations. Le phénomène a toujours existé. Elles doivent donc être constantes, avec ou sans l’ISF.

M. Thomas Piketty. D’aucuns prétendent pourtant qu’elles ont augmenté !

M. le président Jérôme Cahuzac. Quoi qu’il en soit, l’affaire suscite les passions.

Je vous remercie, messieurs, pour l’aide que vous avez pu nous apporter. La tournure un peu vive prise par ces échanges vous permet ainsi de mesurer la sensibilité de la représentation nationale sur ce sujet.

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Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 26 janvier 2011 à 10 heures

Présents. - M. Dominique Baert, M. Jean-Pierre Balligand, M. Claude Bartolone, M. Jean-Marie Binetruy, M. Michel Bouvard, M. Jean-Pierre Brard, M. Jérôme Cahuzac, M. Thierry Carcenac, M. Olivier Carré, M. Gilles Carrez, M. Yves Censi, M. Jérôme Chartier, M. René Couanau, M. Charles de Courson, M. Jean-Yves Cousin, M. Olivier Dassault, M. Richard Dell'Agnola, M. Michel Diefenbacher, M. Jean-Louis Dumont, M. Christian Eckert, Mme Aurélie Filippetti, M. Jean-Claude Flory, M. Nicolas Forissier, M. Marc Francina, M. Daniel Garrigue, M. Georges Ginesta, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua, M. David Habib, M. Laurent Hénart, M. François Hollande, M. Jean-Louis Idiart, M. Alain Joyandet, M. Marc Laffineur, M. Jean-François Lamour, M. Jean Launay, M. Patrick Lemasle, M. Patrice Martin-Lalande, M. Pierre Moscovici, M. Pierre-Alain Muet, M. Henri Nayrou, M. Jacques Pélissard, M. Nicolas Perruchot, M. Alain Rodet, M. François de Rugy, M. Jean-Claude Sandrier, M. Michel Sapin, M. François Scellier, M. Pascal Terrasse, Mme Isabelle Vasseur, M. Michel Vergnier, M. Philippe Vigier, M. Gaël Yanno

Excusés. - M. Pierre Bourguignon, M. Bernard Carayon, M. Alain Claeys, M. Henri Emmanuelli, M. Victorin Lurel, M. Jean-François Mancel, M. Jean-Claude Mathis

Assistait également à la réunion. - M. Lionnel Luca

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