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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mardi 23 juin 2009

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 58

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, Président

Auditions, ouvertes à la presse, sur le projet de loi organique relatif à l’application de l'article 61-1 de la Constitution (n° 1599) (M. Jean-Luc Warsmann, rapporteur)

– Audition de M. Jean-Marc SAUVÉ, Vice-président du Conseil d’État et M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d’État

– Audition de M. Francis DELPÉRÉE, Vice-président du Sénat de Belgique, professeur de droit constitutionnel à l’Université Catholique de Louvain

– Audition de M. Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I, président de l’Association française de droit constitutionnel

– Audition de MM. Thierry WICKERS, Président du Conseil National des Barreaux, ancien bâtonnier de Bordeaux, Christian CHARRIÈRE-BOURNAZEL, vice-président du Conseil National des Barreaux, bâtonnier de Paris, de Mme Marie-Aimée PEYRON, vice-présidente du Conseil National des Barreaux

– Audition de M. Jean-Claude COLLIARD, Président de l’Université Paris I, ancien membre du Conseil constitutionnel

– Audition de Mme Anne LEVADE, Professeure à l’Université Paris XII

– Audition de M. Didier LE PRADO, Président du Conseil de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la cour de Cassation

La séance est ouverte à 9 heures.

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président

La Commission procède à des auditions, ouvertes à la presse, sur le projet de loi organique relatif à l’application de l'article 61-1 de la Constitution (n° 1599) (M. Jean-Luc Warsmann, rapporteur).

Audition de M. Jean-Marc SAUVÉ, Vice-président du Conseil d’État accompagné de M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d’État.

M. le président Jean-Luc Warsmann. J’ai le plaisir d’accueillir, pour cette première audition le Vice-Président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, accompagné du président de la section du contentieux, M. Bernard Stirn.

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État. La précision des questions écrites qui nous ont été transmises me dispensera d’un long exposé liminaire.

Le contrôle de la constitutionnalité des lois en France, qui était dans le débat doctrinal depuis au moins un demi-siècle, est entré dans le débat politique voilà vingt ans et a été examiné à trois reprises : en 1990, en 1993 et en 2008. Ce qui n’était qu’une éventualité est devenu, après le dépôt du rapport du comité Balladur puis du projet de loi constitutionnelle, une possibilité puis une certitude. Cette réforme impactera plus fortement qu’on ne l’imaginait le fonctionnement général des juridictions, en dépit des convergences des droits et libertés garantis par la Constitution et par nos engagements internationaux. Les conditions de sa mise en œuvre doivent être attentivement pesées.

La première série de questions portait sur le périmètre de la question de la constitutionnalité.

Tout d’abord, la notion de « juridiction » mentionnée à l’article 61-1 de la Constitution doit être comprise au sens du droit interne français. Il n’y a, a priori, pas de raison de faire une interprétation constructive de ce terme juridiquement clair, pour l’étendre aux autorités administratives qui sont regardées comme des tribunaux, au sens de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors que les conditions dans lesquelles l’inconstitutionnalité d’une loi peut être invoquée ne relèvent pas des conditions du procès équitable prévues par cet article.

Par ailleurs, tous les principes et objectifs à valeur constitutionnelle reconnaissant des droits et libertés ont, bien entendu, vocation à être invoqués devant le juge administratif. Mais, au vu des questions qui ont déjà pu se poser devant lui, on peut penser que certains principes sont susceptibles d’être plus fréquemment sollicités. Je pense au principe d’égalité, dès lors que le principe homologue – le principe de non-discrimination – posé par l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne concerne que la jouissance des droits et libertés reconnus par ladite Convention et ses protocoles additionnels. Aujourd’hui, le champ d’application de ce principe est limité ; il est plus étroit qu’en droit constitutionnel. Depuis le dépôt du rapport du comité Balladur, dans certaines affaires, nous avons eu à connaître de moyens tirés de la violation du principe d’égalité qui ont été rejetés sur un terrain conventionnel, mais qui, à notre avis, auraient pu être accueillis sur le terrain constitutionnel. Je prendrai l’exemple d’un arrêt de section du 7 février 2008, l’arrêt Mme Baomar – veuve d’un militaire ressortissant des anciens territoires d’outre-mer. À l’époque, le commissaire du Gouvernement avait d’ailleurs discrètement indiqué que, « sur le terrain aujourd’hui invocable et aujourd’hui applicable », il concluait au rejet.

Les droits de la défense et le principe de proportionnalité et de nécessité des peines seront certainement fréquemment soulevés au cours des procédures.

On peut également penser que la Charte de l’environnement offrira un terrain privilégié pour la critique de certaines dispositions législatives.

Il ne faut pas non plus négliger le fait que de nombreux objectifs constitutionnels n’ont pas d’équivalent dans les principes protégés par la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles additionnels, non plus que pour les autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme, pourront servir de base à des contestations de dispositions législatives, sans préjuger de l’issue de ces procédures.

Toujours concernant le périmètre de la question de constitutionnalité, le problème de l’interprétation de la notion de « disposition législative » ne semble pas avoir été abordé au cours des travaux préparatoires, et ce sera au Conseil constitutionnel de dire le droit sur ce point. Mais on peut raisonnablement penser que la notion doit être comprise comme visant toute disposition de valeur législative, entrant dans le champ d’application de l’article 34 de la Constitution. Tel est le cas des « lois du pays » définies par les articles 99 et suivants de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie et dont l’article 104 prévoit qu’elles peuvent être déférées devant le Conseil constitutionnel. Il serait, du reste, paradoxal que les lois du pays de Nouvelle-Calédonie soient, à cet égard, mieux protégées à l’encontre de la censure d’une inconstitutionnalité que ne le seront les lois votées par le Parlement de la République.

Vous vous êtes ensuite demandé si les termes « droits et libertés garantis par la Constitution » permettraient d’invoquer une incompétence négative du législateur à l’appui d’une question de constitutionnalité.

On peut penser que tel sera le cas si l’incompétence négative alléguée entraîne une atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, au sens de son article 61-1, par exemple, en matière de procédure pénale. En revanche, il paraît exclu que la rédaction dudit article 61-1 englobe la totalité des questions d’incompétence négative, si la protection d’un droit ou d’une liberté n’est pas en cause. Prenons l’exemple d’un texte créant une nouvelle catégorie d’établissements publics. Ce texte pourrait ne pas comprendre la totalité des points que le législateur doit trancher. Il serait alors entaché d’incompétence négative. Porterait-il pour autant atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Constitution ? J’ai tendance à répondre par la négative. En conclusion, l’incompétence négative peut conduire à accueillir une exception d’inconstitutionnalité. Mais tout dépend de la matière.

L’articulation opérée par le Conseil d’État entre la question de constitutionnalité et sa jurisprudence concernant l’abrogation implicite des lois antérieures à la Constitution est une application des principes de hiérarchie des normes, selon lesquels lorsqu’une norme d’un niveau égal ou supérieur se révèle radicalement incompatible avec une norme antérieure, cette dernière est regardée comme ayant été implicitement mais nécessairement abrogée par la nouvelle norme.

En matière de conflit entre une norme de nature législative et une norme constitutionnelle, cette jurisprudence n’a donné lieu qu’à très peu de décisions positives. La question a beau être très importante au niveau des principes, sa portée pratique est très limitée. On peut néanmoins citer : l’arrêt Taddéi de 1959 s’agissant des compétences des commissions d’avancement des magistrats prévues par la loi du 29 avril 1919 au regard des compétences du Conseil supérieur de la magistrature instauré par la Constitution du 27 octobre 1946 ; l’arrêt Le Couteur et Sloan, du 7 décembre 1973, concernant les autorités compétentes pour contresigner un décret prévues par une loi du 8 août 1947 au regard de l’article 22 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; enfin, l’arrêt Ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité et Syndicat national des huissiers de justice, relatif au monopole réservé à la Chambre nationale des huissiers de justice en matière de négociation collective par l’ordonnance du 2 novembre 1945, au regard du sixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

Une dernière décision, du 22 janvier 1982, peut également être évoquée. Il s’agit de l’affaire Ah Won, relative à la composition de la Cour criminelle de Polynésie française réservant le droit de figurer sur les listes d’assesseur aux « notables » et excluant « les domestiques » et « serviteurs à gages ». Mais elle portait sur la constitutionnalité de dispositions réglementaires – qui ont évidemment été considérées comme abrogées par l’entrée en vigueur des dispositions constitutionnelles de 1958.

Cette jurisprudence ancienne a été rappelée après l’entrée en vigueur de la Charte de l’environnement : dans l’arrêt Association eaux et rivières de Bretagne, de 2006, et dans l’arrêt Commune d’Annecy, de 2008.

Cette jurisprudence n’a jamais reposé sur une appréciation fine de la contrariété éventuelle entre une loi antérieure et une norme constitutionnelle postérieure, mais sur la constatation d’une contrariété radicale entre les deux. Il reste qu’après l’entrée en vigueur des dispositions de la présente loi organique sur laquelle votre Assemblée va prochainement délibérer, il conviendra que le Conseil d’État apprécie si et dans quelle mesure la nouvelle compétence du Conseil constitutionnel doit conduire à la révision de cette jurisprudence.

L’entrée en vigueur des nouvelles dispositions constitutionnelles et organiques ne peut pas ne pas conduire à réexaminer cette jurisprudence car le contrôle de l’incompatibilité radicale entre une loi antérieure et une disposition constitutionnelle nouvelle peut être interprété matériellement comme une forme de contrôle de constitutionnalité des lois.

Votre deuxième série de questions portait sur le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité.

Instaurer la priorité de la question de constitutionnalité sur la question de conventionnalité semble être une nécessité pour donner son plein effet à la volonté du Constituant et pour éviter que le juge ne préfère apporter une réponse conventionnelle plutôt qu’une réponse constitutionnelle à la grande majorité des questions qui pourraient être soulevées devant lui.

La priorité peut se justifier sur un autre terrain que celui de la volonté du Constituant : une déclaration d’inconstitutionnalité a des effets abrogatifs qui s’imposent erga omnes, et apporte une réponse plus satisfaisante en termes de qualité de l’ordonnancement juridique.

Lorsqu’une disposition législative suscite à la fois une question de constitutionnalité et une question de contrariété au droit communautaire, il ne fait de doute aujourd’hui, en tout cas depuis la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2004, que le droit communautaire comme le droit constitutionnel imposent le respect de la primauté du droit communautaire. Le projet de loi organique réserve, du reste, très explicitement les dispositions de l’article 88-1 de la Constitution en vertu desquelles la République française se doit de respecter et de faire respecter ses obligations communautaires.

Par exception à la priorité du droit constitutionnel sur les engagements internationaux de la France, il doit y avoir une priorité des questions de conformité au droit communautaire sur les autres questions de constitutionnalité – en effet, une question de conformité au droit communautaire est une question de constitutionnalité.

C’est ce qui ressort, à la fois de la jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis juillet 2004, et de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, avec l’arrêt Simmenthal de mars 1978, par lequel la Cour a censuré une législation italienne qui imposait de saisir la Cour constitutionnelle italienne pour faire appliquer le droit communautaire. Le passage par une Cour constitutionnelle nationale est apparu contraire au droit communautaire. Ainsi, un juge saisi d’une question d’application du droit communautaire doit appliquer le droit communautaire.

L’affaire Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, illustre assez bien cette question, dans le domaine du contrôle de constitutionnalité des actes réglementaires. Le Conseil d’État, qui avait à statuer sur la légalité d’un décret assurant la transposition d’une directive relative aux quotas d’émission des gaz à effet de serre, avait été saisi d’un moyen tiré de la violation du principe constitutionnel d’égalité. S’il tranchait complètement la question au regard du principe constitutionnel d’égalité, implicitement et nécessairement, il se prononçait sur la question de la conformité de la directive aux principes généraux du droit communautaire et exerçait l’office de la CJCE. La transposition de la directive avait consisté, pour le gouvernement français, à recopier dans un décret la directive. La contestation du texte au regard du droit constitutionnel était strictement identique à la contestation du texte au regard du droit communautaire. Pour combiner ces deux moyens, nous avons considéré que le droit communautaire assurait une protection effective du principe d’égalité, que le moyen de droit constitutionnel qui était invoqué devant nous se trouvait être aussi un moyen de droit communautaire. Nous avons posé une question préjudicielle à la CJCE, qui nous a répondu à la fin de l’année 2008 qu’il n’y avait pas violation du principe d’égalité en droit communautaire. Puis nous en avons tiré les conséquences en droit interne en rejetant la requête. Nous avons statué au fond sur la contestation de la société Arcelor et donné au principe constitutionnel d’égalité la même portée. En l’occurrence, il s’agissait de l’égalité de traitement entre l’industrie métallurgique – les métaux ferreux – et les industries plastiques – les métaux non ferreux.

Une priorité doit selon nous être donnée aux moyens tirés de la violation du droit communautaire par rapport aux autres moyens d’inconstitutionnalité. Dans ce cas particulier, nous avons pu éviter une contradiction entre notre appartenance aux Communautés européennes et nos principes constitutionnels parce que le principe constitutionnel dont la violation était invoquée avait un équivalent en droit communautaire et qu’il était effectivement protégé.

S’agissant des conséquences sur l’instance d’une question préjudicielle de constitutionnalité, le projet de loi impose au juge de ne pas surseoir à statuer lorsque la liberté d’une personne se trouve en cause, et lui offre la possibilité de le faire lorsque la juridiction saisie doit statuer dans un délai déterminé ou en urgence, ou encore « lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives ». Dans tous ces cas, le projet de loi organise le report du sursis à statuer sur la juridiction d’appel, voire sur la juridiction de cassation.

Ces dispositions apparaissent comme reposant sur un juste équilibre, pour la bonne administration de la justice, entre tous les intérêts en présence. On ne peut pas se dispenser de répondre aux procédures d’urgence engagées devant un juge : cela vaut pour le juge pénal, mais aussi pour le juge administratif – recours contre une décision de reconduite à la frontière, ou contre un refus de séjour assorti d’une obligation de quitter le territoire français.

Quant à la procédure applicable devant les juridictions, si un désistement de l’action ou un désistement de l’instance met un terme au procès, alors qu’une question de constitutionnalité a été soulevée, la question transmise à la juridiction suprême de l’ordre ou renvoyée au Conseil constitutionnel peut-elle encore prospérer ?

On peut penser que le désistement d’instance ou d’action rendra sans objet l’exception d’inconstitutionnalité. C’est, du moins, la solution qui a été jusqu’à présent retenue pour les demandes d’avis posées, en application de l’article L.113-1 du code de justice administrative, sur les « questions de droit nouvelles présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges ».

Nous considérons qu’un désistement engagé devant le tribunal administratif ou la cour d’appel rend sans objet la demande d’avis déposée devant le Conseil d’État, et que, mutatis mutandis, il devrait rendre sans objet une exception d’inconstitutionnalité qui transiterait par le Conseil d’État ou la Cour de cassation, ou serait même arrivée au Conseil constitutionnel. Encore faut-il que la juridiction saisie initialement ait effectivement pris acte du désistement.

La dispense du ministère d’avocat devrait-elle s’appliquer en toute hypothèse à cette question de constitutionnalité ? Il appartiendra au pouvoir réglementaire, en application de la hiérarchie des normes, de préciser les règles applicables au ministère d’avocat. Celles posées en matière de demande d’avis contentieux d’une juridiction au Conseil d’État apparaissent légitimement transposables. Ainsi, en vertu de l’article R.113-2 du code de justice administrative, « si la requête dont est saisie la juridiction qui a décidé le renvoi est dispensée du ministère d’avocat devant cette juridiction, la même dispense s’applique à la production des observations devant le Conseil d’État ; dans le cas contraire, et sauf lorsqu’elles émanent d’un ministre, les observations doivent être présentées par un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. »

Je crois nécessaire de maintenir le monopole de l’ordre des avocats aux Conseils pour examiner devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation les questions de constitutionnalité. Cette nouvelle procédure ne saurait conduire à remettre en cause, sur un point particulier, les conclusions d’ensemble qui ont été récemment apportées à ce débat par le rapport Darrois. Les remettre en cause ponctuellement reviendrait à les remettre en cause totalement, et il en résulterait certainement des conséquences inacceptables pour les cours suprêmes.

Concernant la question de la composition de la – ou des – formation du Conseil d’État chargée d’exercer le filtre, nous ne sommes pas favorables à une formation spéciale : le droit commun prévu par l’article L.122-1 du code de justice administrative s’appliquera. L’exception d’inconstitutionnalité pourra être soumise, selon sa difficulté, à une sous-section jugeant seule, soit trois juges, aux sous-sections réunies, soit neuf juges, ou encore à la section ou à l’assemblée du contentieux, soit quinze ou dix-sept juges.

Par ailleurs, la motivation de la décision de transmission au Conseil d’État ou de renvoi du Conseil d’État au Conseil constitutionnel apparaît nécessaire. Elle est destinée à rendre compte de ce que les conditions fixées par la loi organique sont effectivement remplies. Une possibilité de reformulation de la question ne saurait être exclue dans la seule perspective de lui donner une interprétation d’effet utile.

Je n’exclus pas qu’il puisse y avoir, au stade du Conseil d’État comme au stade du Conseil constitutionnel, une reformulation. Si je l’excluais, le principe de réalité m’apporterait un démenti cinglant. Nous avons plus de cinquante ans d’expérience des questions préjudicielles devant la CJCE et entre les ordres de juridiction. Le juge auquel on s’adresse a le droit de se saisir de la question posée ; il peut parfois répondre au-delà. D’ailleurs, depuis un arrêt de décembre 2006, le Conseil d’État reconnaît l’autorité de la chose interprétée aux décisions de la CJCE qui statue au-delà même de la saisine faite par le juge français.

Enfin, la présentation contradictoire des observations des parties ne risque-t-elle pas de transformer la question de constitutionnalité en un litige incident ?

Les délais limités dans lesquels s’inscrit la procédure, tant devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation que devant le Conseil constitutionnel, sont de nature à atténuer les risques de dérive du procès.

M. Jean-Jacques Urvoas. L’examen de la question préjudicielle suppose que trois conditions soient réunies : que la disposition contestée commande l’issue du litige ; que la question n’ait jamais été tranchée par le Conseil constitutionnel ; que la contestation soit « sérieuse ». Cette dernière condition ne vous semble-t-elle pas superfétatoire ? Ne faudrait-il pas s’assurer que la contestation est sérieuse avant que le Conseil ne soit saisi ?

Je m’interroge également sur la force juridique des décisions du Conseil constitutionnel. Par principe, ses décisions s’appliquent à toutes les juridictions. Comment qualifieriez-vous une décision du Conseil constitutionnel saisi d’une question préjudicielle ?

M. Jean-Marc Sauvé. La condition du sérieux est formulée dans des termes différents devant le juge du fond et devant la Cour de cassation et le Conseil d’État : devant le premier, la question ne doit pas être « dépourvue de caractère sérieux » ; devant les seconds, il faut « une question nouvelle ou une difficulté sérieuse ».

Il me semble que les conditions prévues à l’article 23-2 du projet de loi constitutionnel sont cumulatives. Qu’une seule condition ne soit pas satisfaite, et la juridiction initialement saisie devra ne pas donner suite à la question qui lui est posée.

Le renvoi au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation ou par le Conseil d’État est possible, selon l’article 23-4, « dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article 23-2 sont remplies et que la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ». J’aurais tendance à penser que l’ordre de présentation n’a pas d’importance, dans la mesure où les conditions posées sont cumulatives et non alternatives.

Quant à la force juridique des décisions du Conseil constitutionnel, il convient de se reporter à l’article 62 de la Constitution. La censure d’une disposition législative a un effet erga omnes. Elle s’impose à l’ensemble des juridictions – juridictions du fond et juridictions suprêmes de chaque ordre.

Si les décisions du Conseil constitutionnel n’avaient pas cette autorité, nous serions amenés à poser des questions à répétition. Au demeurant, les dispositions du texte de la Constitution qui n’ont pas été modifiées par la loi du 23 juillet 2008 nous paraissent suffisantes.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Monsieur le vice-président du Conseil d’État, je vous remercie pour la précision de vos réponses.

*

* *

Audition de M. Francis DELPÉRÉE, Vice-président du Sénat de Belgique, professeur de droit constitutionnel à l’Université Catholique de Louvain.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Je souhaite la bienvenue à M. Francis Delpérée qui va pouvoir nous éclairer sur ce qui se passe chez nos amis et voisins belges.

M. Francis Delpérée, vice-président du Sénat de Belgique, professeur de droit constitutionnel à l’Université Catholique de Louvain. Je remercie l’Assemblée nationale et sa commission des Lois de bien vouloir accueillir un sénateur venu d’un pays voisin et ami, et, surtout, un professeur d’université qui a rédigé sa thèse ici à Paris, voilà quarante ans, sous la direction d’un éminent publiciste, Marcel Waline, membre du Conseil constitutionnel, ce qui nous amène tout droit à notre débat.

La pratique belge depuis 1984, soit depuis vingt-cinq ans, de la justice constitutionnelle et de la technique de la question préjudicielle, s’apparente, dans une large mesure, à celle de la question de constitutionnalité qu’instaure la loi constitutionnelle française de 2008. Le système est cependant différent dans la mesure où ni la Constitution ni la loi belge n’organisent un système de filtre par l’intermédiaire de la Cour de cassation ou du Conseil d’État. En Belgique, le juge de paix, le tribunal d’instance ou encore un juge administratif peut saisir directement la Cour constitutionnelle à l’occasion d’un litige.

En d’autres termes, le droit belge connaît le juge a quo et le juge ad quem la Cour constitutionnelle –, tandis que le droit français, s’il connaît également le juge a quo et le juge ad quem, instaure, entre les deux, un troisième juge dans la procédure de vérification de la constitutionnalité des lois. C’est plus compliqué, mais peut-être est-ce plus efficace.

À ce propos, permettez-moi de vous faire part de ma surprise à la lecture de l’alinéa 14 de l’article 1er du projet de loi organique sur le Conseil constitutionnel et relatif à l’article 23-2 de l’ordonnance : « La juridiction doit, en tout état de cause, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier lieu sur la question de la constitutionnalité … » A mon avis, ce n’est pas le juge du fond qui se prononce sur la question de constitutionnalité, mais le Conseil constitutionnel. Le juge du fond se prononce sur la question de savoir s’il est utile de poser la question de constitutionnalité, par l’intermédiaire de la Cour de cassation et du Conseil d’État.

J’en viens aux cinq questions générales que vous avez bien voulu me poser.

Concernant la réforme qui a été introduite en 2003 en Belgique, j’ai rappelé que la procédure de la question préjudicielle avait été introduite dans la Constitution dès 1980 et que la Cour constitutionnelle, appelée originellement Cour d’arbitrage, avait été installée en 1984. Elle a rendu ses premiers arrêts en 1985. Dès ce moment, le mécanisme de la question préjudicielle a été mis en œuvre. Aujourd’hui, plus de la moitié des recours – près de 60 % – qui aboutissent à la Cour constitutionnelle interviennent par le biais de la question préjudicielle

La loi spéciale du 12 avril 2003 ne modifie pas de manière radicale la procédure de la question préjudicielle telle qu’elle était initialement prévue. Elle corrige simplement, sur des points particuliers, la procédure en cours. L’obligation de saisir la Cour demeure le principe pour le juge judiciaire ou administratif. Mais plusieurs aménagements ont été apportés sur des points particuliers. Nous nous sommes notamment rendus compte qu’il fallait établir des exceptions, dans le cadre des procédures caractérisées par l’urgence. S’il y a urgence, en particulier en matière répressive, le juge est dispensé de poser une question préjudicielle, sauf s’il existe un doute sérieux sur la constitutionnalité de la norme en cause.

Enfin, les Chambres législatives sont actuellement saisies de propositions visant à modifier la loi spéciale. Ces modifications s’inscrivent toutes dans une perspective précise : celle de l’harmonisation ou de l’articulation des contrôles de constitutionnalité et des contrôles de conventionnalité.

S’agissant du périmètre de la question de constitutionnalité et de la possibilité d’invoquer une « incompétence négative » du législateur à l’appui d’une question de constitutionnalité, tout dépend de ce que l’on entend par cette dernière formule.

Soit il s’agit de l’omission législative, à la portugaise : le législateur n’a pas statué dans un domaine particulier, et son silence pourrait prêter à critique au regard de la constitutionnalité. Il me semble, en qualité de parlementaire et de juriste, que la formulation même de l’article 61-1 de la Constitution exclut cette hypothèse. Le particulier doit en effet soutenir devant une juridiction qu’une disposition législative porte atteinte « positivement » à un droit ou à une liberté que la Constitution garantit. Si les auteurs de la Constitution avaient voulu que soit sanctionnée l’omission du législateur, il aurait fallu formuler autrement le texte de l’article 61-1 en écrivant, par exemple, que : « s’il est soutenu devant une juridiction qu’une disposition législative ne s’inscrit pas dans le respect des droits et libertés que la Constitution garantit... ».  Porter atteinte, c’est attaquer, c’est violer. La notion d’atteinte a un aspect « interventionniste ».

Soit il s’agit du traitement différencié, mais en réalité discriminatoire, à la belge. Imaginez une loi qui règle le statut des agents des musées nationaux, mais qui ne précise pas celui des agents des musées municipaux. Le législateur ne devait-il pas traiter de la même manière des personnes qui remplissent des fonctions identiques ? La Cour constitutionnelle de Belgique examine ce genre de questions tous les jours. Il s’agit d’un contrôle d’égalité – ou de non-discrimination.

Comme le faisait remarquer M. Sauvé, le principe d’égalité – ou de non-discrimination – sera certainement le premier principe constitutionnel à être évoqué. Il permettra de passer au crible toutes les lois de la République.

En Belgique, le contrôle de constitutionnalité très limité n’a empêché personne d’introduire des recours devant la Cour constitutionnelle, ni les juridictions de poser des questions préjudicielles à ce sujet sur ce seul critère de l’égalité.

La question de la priorité entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité est sans doute la plus importante, compte tenu des développements actuels du droit belge.

À titre d’information, le Sénat de Belgique a voté, il y a un an, une loi spéciale – vous parleriez de « loi organique » – réformant la procédure devant la Cour constitutionnelle. Le projet a été transmis à la Chambre des Représentants qui l’a amendé, non sur le fond mais sur la forme. La Commission des réformes institutionnelles du Sénat l’a examiné jeudi dernier et a marqué son accord sur les amendements proposés par la première Chambre. Je viens de rédiger le rapport sur cette nouvelle loi. Le texte devrait être adopté au Sénat jeudi prochain, et publié au Journal officiel dans les premiers jours du mois de juillet. Je le tiens à votre disposition. Vous pourrez constater que nous ne sommes pas très loin des préoccupations exprimées dans le projet qui est soumis à votre délibération.

Le Parlement belge organise, sans conteste, un droit de priorité pour les analyses de constitutionnalité par rapport aux analyses de conventionnalité. Pourquoi obliger le juge à poser une question de constitutionnalité plutôt que d’exercer proprio motu le contrôle de conventionnalité ? J’ai essayé de l’expliquer lors du cinquantième anniversaire du Conseil constitutionnel, en novembre dernier : sans cet ordre de priorité, le juge du fond risquerait de se trouver devant un dilemme.

Un jour le justiciable lui demandera de lire l’article 55 de la Constitution et de pratiquer lui-même le contrôle de conventionnalité, en s’alignant sur la jurisprudence de Luxembourg ou de Strasbourg, sans tenir compte de la Déclaration de 1798, ni du Préambule, ni des textes constitutionnels, ni de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le lendemain, le même justiciable lui conseillera plutôt de lire l’article 61-1 de la Constitution et de demander au Conseil constitutionnel, par l’intermédiaire du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, de pratiquer le contrôle de constitutionnalité, en s’alignant sur Paris et en ignorant superbement Luxembourg et Strasbourg.

Qui dit que, le surlendemain, le même justiciable ne lui suggérera pas de pratiquer une lecture combinée des articles 55 et 61-1 de la Constitution, et qu’il ne l’invitera pas à une interprétation syncrétique des jurisprudences de Luxembourg, de Strasbourg et de Paris ?

De manière plus subtile, le juge peut être tenté, après avoir décelé un problème de constitutionnalité, de se dispenser de suivre la procédure – il ne saisit pas le Conseil d’État ou la Cour de cassation, il ne s’adresse pas, par leur intermédiaire, au Conseil constitutionnel – et décider de trouver, dans la jurisprudence internationale, toutes les réponses aux questions de constitutionnalité qu’il se posait.

Autrement dit, il faut éviter de donner des échappatoires au juge judiciaire ou au juge administratif. C’est la raison pour laquelle je me suis permis de dire qu’il convenait d’installer des poteaux indicateurs, et même des signaux de priorité sur les routes de France et d’Europe, en invitant le justiciable, et le juge auquel il s’adresse, à emprunter la voie constitutionnelle avant la voie conventionnelle. Le texte belge disposera que « la juridiction est tenue de poser "d’abord " à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle sur la compatibilité avec la disposition du titre II » relatif aux droits et libertés. Le texte dont vous êtes saisi ne fait qu’utiliser d’autres mots.

Par ailleurs, lorsqu’une disposition législative suscite à la fois une question de constitutionnalité et une question de contrariété au droit communautaire, comment peut se régler la priorité entre ces deux questions ? Le problème est d’autant plus important que, dans ses développements prévisibles, le droit européen ne manque pas de se référer aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’il contient une Charte des droits fondamentaux dont les dispositions recoupent sur des points essentiels les dispositions de nos textes constitutionnels.

Je vous livrerai ici trois éléments de réflexion à l’origine du droit belge, de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la jurisprudence du Conseil d’État de Belgique.

Premièrement, la loi qui sera adoptée dans deux jours à Bruxelles mentionnait, dans sa version originelle, l’hypothèse du concours de deux questions, l’une de constitutionnalité, l’autre de conventionnalité. Le Conseil d’État a fait remarquer que la notion de « conventionnalité » ou de « droit conventionnel » était peut-être trop restrictive, en tout cas ambiguë, et qu’elle ne permettait pas de traiter de toutes les questions du droit européen. On pouvait notamment se demander si le droit dérivé était concerné.

Pour répondre à cette remarque du Conseil d’État, le texte a été amendé, et il fait désormais référence aux dispositions « de droit européen ou de droit international ». Voilà qui est clair et cohérent. La Belgique n’est pas suspecte, juridiquement, d’anti-européanisme – je vous renvoie à l’arrêt Le Ski qui date déjà de 1971 et qui affirme la primauté du droit communautaire sur le droit national. Mais elle entend instaurer des règles de procédure aux fins d’ordonner de la meilleure façon qui soit le débat judiciaire. Le droit européen n’a pas un statut particulier par rapport aux autres dispositions de droit international.

Deuxièmement, la Cour constitutionnelle de Belgique pratique volontiers ce qu’elle appelle la méthode « du tout indissociable » ou « de l’ensemble indissociable ». Elle ne vérifie pas la conformité des lois avec les dispositions du droit européen ou du droit international. Mais si un requérant ou un juge invoque devant elle la violation d’une disposition de droit constitutionnel, relative, par exemple, à la liberté d’expression, et, en même temps, la violation d’une disposition de la Convention européenne ou d’un pacte onusien sur le même sujet, la Cour prend en compte globalement l’ensemble de ces dispositions.

Elle utilise ce que j’ai appelé un mélangeur ou un mixer, en y mettant les dispositions de la Constitution, de la Convention, des pactes onusiens, créant une sorte de droit constitutionnel autonome et hybride de la liberté d’expression, avec tels principes et telles exceptions, ce qui ne sert pas la cause de la sécurité juridique. Je ne suis pas un adepte de la méthode du mélangeur, mais je reconnais qu’elle permet de résorber des conflits qui pourraient naître des différences d’appréciation portées sur le plan constitutionnel ou sur le plan conventionnel.

Je tire ma troisième réflexion de la jurisprudence du Conseil d’État de Belgique – et plus spécialement de ses chambres consultatives. Dans son avis du 3 mars 2009, celui-ci a soulevé le problème suivant : est-ce que l’ordre de priorité que nous voulons établir sur le plan national est acceptable d’un point de vue communautaire ? La CJCE ne risque-t-elle pas de condamner ce système au motif qu’il ne respecte pas la primauté du droit communautaire ?

Je me séparerai un peu du point de vue de M. Sauvé. Ce n’est pas pour moi une question de primauté, mais une question de priorité dans l’examen des procédures et des questions posées devant un juge.

En tant que juge, si l’une des parties au procès a développé devant moi des moyens de fond et l’autre un moyen d’irrecevabilité, je vais d’abord examiner la question de la recevabilité. Cela ne signifie pas que les questions de recevabilité sont plus importantes que les questions de fond.

En tant maintenant que juge administratif, si l’un des requérants fait valoir plusieurs moyens dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir – les uns de forme, les autres de fond – je connais, d’abord, des premiers, ensuite des seconds. Cela ne signifie pas que le vice de forme est plus important que le détournement de pouvoir.

En tant, à présent, que juge constitutionnel, si l’une des parties au procès constitutionnel invoque des moyens tirés de la violation de ses droits fondamentaux et soutient aussi que le législateur n’était pas compétent pour intervenir dans un domaine de compétences régionales, la Cour donne la priorité à l’examen des moyens tirés de la violation des règles de compétence. Cela ne signifie pas que les questions touchant aux droits fondamentaux sont secondaires.

Nous sommes ici devant ce que j’appellerai des règles de « méthodologie juridictionnelle ». Le législateur national a le droit d’établir de telles règles pour autant, bien entendu, qu’il n’exclue pas toute forme de contrôle au regard du droit européen. Me permettra-t-on d’utiliser cette image ? Sur la route encombrée des contrôles juridictionnels, le législateur a le droit d’instaurer des panneaux indicateurs, des signaux de priorité, des sens giratoires, voire des itinéraires obligés.

En d’autres termes, et comme l’exprime bien la loi belge, il y a lieu « d’abord » d’examiner les problèmes de constitutionnalité, et « ensuite » les questions de conformité avec les dispositions du droit européen. C’est un contrôle en deux temps qui est organisé. Ce n’est pas un contrôle exclusif qui est aménagé au profit du juge constitutionnel.

Cela nous ramène à la jurisprudence Simmenthal évoquée précédemment. Un tel système en deux temps ne porte-t-il pas préjudice au pouvoir des juges nationaux en les privant d’une saisine préjudicielle directe de la Cour de justice des communautés européennes sur la base de l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne ? Est-il compatible avec la jurisprudence Simmenthal qui condamne toute disposition d’un ordre juridique national (...) qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit communautaire ? L’arrêt en question dispose que l’efficacité du droit communautaire se trouverait menacée si l’existence d’un recours obligatoire devant la Cour constitutionnelle pouvait empêcher le juge national saisi d’un litige régi par le droit communautaire d’exercer la faculté que lui confère l’article 234 du traité de soumettre à la Cour de justice les questions portant sur l’interprétation et l’applicabilité du droit communautaire, afin de lui permettre de juger si une règle nationale est ou non compatible avec celui-ci.

Comme l’a relevé le Conseil d’État belge dans son avis du 3 mars 2009, rendu en assemblée plénière, « dès lors que les États maintiennent (...) la compétence de leurs juridictions de contrôler la conformité des règles de droit national au droit communautaire, la jurisprudence exposée ci-avant » – c’est-à-dire la jurisprudence Simmenthal – « ne semble pas leur interdire, non seulement de maintenir un contrôle de constitutionnalité, mais, en outre d’organiser un ordre d’examen des questions qui se posent au juge saisi spécialement de l’objet en commençant par l’examen de la compatibilité constitutionnelle de la règle nationale ».

Dans ce contexte, la formule retenue à l’alinéa 14 de l’article 1er du projet de loi organique – « sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution » – me paraît problématique. Pourquoi ne pas préférer au terme « sous réserve » l’expression « sans préjudice » de l’article 88-1 ? Pourquoi « le cas échéant » qui est une locution floue ? Le terme « exigences » n’est-il pas trop fort ? La rédaction de cet alinéa me semble devoir être reconsidérée pour ne pas laisser penser que c’est le juge du fond qui se prononce sur les questions de constitutionnalité.

Concernant, enfin, la motivation des décisions de renvoi au Conseil constitutionnel et la reformulation des termes de la question, le renvoi, en droit belge, doit être motivé aux fins de définir aussi précisément que possible la saisine du juge constitutionnel et de faire apparaître de manière aussi claire que possible les questions de constitutionnalité soulevées. La loi spéciale du 6 janvier 1989 donne donc au juge constitutionnel la faculté de reformuler la question posée. Il arrive que le juge constitutionnel interroge le juge de renvoi sur tel ou tel point, par exemple, si une question préjudicielle qui lui a été soumise n’est pas tranchée au moment où la loi sur laquelle elle porte est modifiée par le Parlement.

M. Jean-Jacques Urvoas. À votre avis, une décision de non-renvoi au Conseil constitutionnel doit-elle être, elle aussi, motivée ?

M. Francis Delpérée. Bien entendu. Ma réponse est guidée par l’exigence que la question revête un « caractère sérieux ». Un exemple : comme un titre entier de la Constitution belge est consacré au droit de propriété, une partie à un litige, qui se trouverait en difficulté, peut être tentée d’invoquer la liberté d’expression pour gagner du temps. La question n’est manifestement pas « sérieuse ». À ce moment-là, le juge motivera son refus.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Il me reste, monsieur le vice-président, à vous remercier.

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Audition de M. Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I, président de l’Association française de droit constitutionnel.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir M. Bertrand Mathieu, ancien membre du « comité Balladur » sur la réforme des institutions et président de l’Association française de droit constitutionnel.

M. Bertrand Mathieu, professeur à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, président de l’Association française de droit constitutionnel. Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous dire à quel point je suis honoré d’intervenir sur un sujet aussi important pour un constitutionnaliste.

Le projet de loi organique contient deux enjeux essentiels.

Le premier est de rendre effective cette nouvelle voie de droit qui bousculera bien des habitudes et bien des conservatismes juridictionnels. Il faudra, pour l’imposer, fixer des règles précises. La réforme de 2008 visait un triple objectif : purger l’ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles, permettre au citoyen de faire valoir les droits qu’il tire de la Constitution et assurer la prééminence de la Constitution dans l’ordre juridique.

Le second enjeu, souvent invoqué par les adversaires de la réforme, c’est la sécurité juridique. Ce contrôle nouveau sera confié à des magistrats et à des avocats qui, pour la plupart, maîtrisent mal le contentieux constitutionnel. Mais cela ne saurait servir de prétexte puisque le cas était le même lors de la mise en place du contrôle de conventionnalité. Or l’obstacle a été surmonté. Il convient néanmoins de limiter les possibilités de recours à des fins purement dilatoires.

Certaines des questions qui se posent seront résolues par la jurisprudence, notamment la question des droits et libertés qui peuvent être invoqués, ainsi que les objectifs de valeur constitutionnelle, en particulier l’incompétence négative du législateur qui pourrait être soulevée dans le cadre de l’application de la Charte de l’environnement.

Les domaines où la question de la constitutionnalité sera le plus souvent soulevée seront ceux où interviennent par exemple les associations de consommateurs ou de protection de l’environnement, parce qu’elles auront un intérêt évident à obtenir l’abrogation de la loi, plutôt que sa non-application dans un cas particulier.

Par ailleurs, il existe des principes spécifiques en droit français, comme la laïcité, mais aussi le principe d’égalité dont l’interprétation par le Conseil constitutionnel ne serait vraisemblablement pas exactement celle de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le projet de loi articule de façon satisfaisante l’intervention des différentes juridictions devant lesquelles l’inconstitutionnalité peut être soulevée. Les procédures retenues ne privent à aucun moment le justiciable du droit à ce que la question de constitutionnalité soit posée. S’agissant des tribunaux arbitraux, mon expertise est assez limitée. Devant une autorité administrative, il n’est pas indispensable que le moyen puisse être soulevé puisque les sanctions qu’elles prononcent sont susceptibles de recours devant le juge. Il me semble nécessaire, au moins dans un premier temps, de ne pas bouleverser la logique du contentieux juridictionnel.

Les points qui doivent être réglés précisément par la loi organique renvoient à la séparation des ordres juridictionnel, administratif et judiciaire. Il faut donc éviter, autant que faire se pourra, les divergences entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, qui seraient à la fois dommageables pour la sécurité juridique et difficilement compréhensibles pour les citoyens. La loi organique doit donc être précise de façon à favoriser une appréciation convergente de la procédure par les deux hautes juridictions.

En ce qui concerne le filtrage par les juridictions administratives et judiciaires, la juridiction d’abord saisie vérifiera que la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux, c’est-à-dire qu’elle est recevable, pour éviter des manœuvres dilatoires. Le Conseil d’État et la Cour de cassation s’assureront que ces conditions sont remplies, mais leur contrôle sera plus approfondi puisqu’ils détermineront si « la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ». Je suis personnellement favorable au caractère alternatif de ces deux conditions. Si l’on se contentait de la notion de difficulté sérieuse, on pourrait craindre que ni le Conseil d’État ni la Cour de cassation ne considèrent jamais qu’une question est trop sérieuse ou trop délicate qu’ils ne puissent la résoudre par eux-mêmes. La notion de question nouvelle a l’avantage de répondre à un critère plus objectif.

Une question importante, qui ne m’a pourtant pas été posée, concerne la formule selon laquelle le juge doit vérifier si la disposition contestée « n’a pas été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ». La référence aux motifs et au dispositif est bonne dans la mesure où il fut un temps où les considérants du Conseil étaient très généraux. Mais je suis plus réservé sur la restriction apportée par l’expression « sauf changement de circonstances ». Cette condition renvoie à la question de l’office même du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a posteriori. La question fondamentale sera de savoir si le Conseil constitutionnel sera le juge de la loi ou de l’application de la loi. Au surplus, le changement de circonstances sera apprécié d’abord par le juge du fond puisqu’il sera chargé du contrôle de la recevabilité de la demande. Pour des raisons qui tiennent, d’une part, à l’autorité des décisions du Conseil, d’autre part, au respect de la compétence du législateur, c’est au législateur d’adapter la loi aux circonstances et non pas au juge. Dès lors, la dérogation ne devrait concerner que les changements de circonstances de droit, en particulier le changement du texte constitutionnel, et non le changement de circonstances de fait.

Dans le cas contraire, deux effets pervers sont à attendre. Premièrement, la condition deviendra purement formelle et les décisions du Conseil constitutionnel pourront être remises en cause systématiquement puisque les circonstances de fait ne seront jamais les mêmes. Deuxièmement, ce sera le juge de première instance qui sera saisi de la question. Dès lors, pour se prononcer, il examinera, outre le fait que le Conseil s’est déjà prononcé et le caractère sérieux de la question, si les circonstances ont changé depuis la décision du Conseil constitutionnel. Dans ce cas, l’office du juge de première instance sera considérablement modifié et c’est, non pas le caractère sérieux de la requête, mais le changement de circonstances de fait qui constituera un élément d’insécurité juridique. Il y a là un élément de désordre juridique dont les avocats s’empareront très vite.

Quant au caractère préalable et prioritaire de la question de la constitutionnalité, c’est une des conditions de réussite de la réforme. Le projet de loi organique apporte une réponse en prévoyant que la juridiction doit, « lorsqu’elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier sur la question de constitutionnalité, sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution. »

Cette priorité s’impose pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle s’inscrit dans la triple logique de la réforme constitutionnelle. Si l’on admettait que le juge puisse examiner d’abord le respect de la conventionnalité, il pourrait donner satisfaction au fond au justiciable sans qu’il ne soit satisfait à aucun de ces trois objectifs. La question de la constitutionnalité est à la disposition du justiciable mais rien ne l’oblige à la poser. Mais si elle l’est, le juge doit répondre car on ne peut laisser sans réponse la demande d’abrogation formulée par le justiciable. Au surplus, dans le cas où il serait jugé que la question de constitutionnalité n’est pas nouvelle ou sérieuse, ou si la disposition est déclarée constitutionnelle, le juge pourra alors se prononcer sur la question de conventionnalité.

Enfin, sur un strict plan procédural, il est logique que le moyen aux effets potentiellement les plus radicaux soit privilégié. Si tel n’était pas le cas, les juges, plus familiers des normes conventionnelles, invoquant une identité parfois apparente avec les normes constitutionnelles, auraient tendance à privilégier la voie de la conventionnalité, faisant ainsi échouer la réforme.

Ainsi, les droits et libertés fondamentaux seront, si tel est le choix du justiciable, d’abord défendus dans l’ordre interne, et ce n’est que dans l’hypothèse où cette protection se révélerait insuffisante au regard des normes conventionnelles que la question serait posée à ce niveau, et sous réserve des dispositions inhérentes à l’identité constitutionnelle de la France.

Cependant, la rédaction retenue soulève trois problèmes.

Premièrement, la référence au moyen contestant de façon analogue la conformité à la Constitution et aux engagements internationaux de la France est ambiguë. S’agit-il du même principe ou d’un principe équivalent ? S’agit-il d’un principe apprécié dans sa reconnaissance nominale ou dans sa signification substantielle, laquelle peut diverger dans l’ordre juridique interne et dans l’ordre juridique européen ? Je pense, en particulier, au principe d’égalité. On pourrait considérer que c’est au regard de la disposition invoquée qu’il convient de se placer, et non au regard du moyen invoqué. Le contrôle est en effet un contrôle objectif qui vise l’éventuelle abrogation de la disposition contestée.

Deuxièmement, la référence à l’article 88-1 suscite des réserves. Sur un plan symbolique, au regard de la place spécifique que la Constitution accorde au droit communautaire, on peut comprendre que celui soit distingué du reste du droit international. Cependant, une telle distinction est susceptible d’engendrer plus de problèmes qu’elle n’en résout. Par exemple, au fur et à mesure de l’extension du droit communautaire, la Charte des droits fondamentaux pourra être invoquée mais aussi la Convention européenne des droits de l’homme, toutes deux étant considérées comme des principes généraux du droit communautaire.

Je vous renvoie à la décision du Conseil constitutionnel relative au traité portant Constitution pour l’Europe qui vérifie la conformité du traité à la Constitution en prenant en compte le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans cette hypothèse, on peut ruiner la priorité accordée à la question de constitutionnalité en réintégrant le droit de la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence évolutive et parfois constructive de la Cour européenne des droits de l’homme dans le droit communautaire.

Troisièmement, quelle est la portée qu’il faudra accorder à cette réserve ? L’article 88-1 doit-il être entendu uniquement dans le sens que lui donne la jurisprudence du Conseil constitutionnel, c’est-à-dire qu’on ne peut pas invoquer l’inconstitutionnalité d’une loi qui transpose purement et simplement une directive, sauf à invoquer un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ? Si tel est le cas, la jurisprudence du Conseil suffit sans qu’il soit besoin de faire une telle réserve.

D’autre part, j’aurai la même appréciation que le Conseil d’État belge, mais en droit français, sur la jurisprudence Simmenthal, qui condamne un dispositif réservant à une autre autorité que le juge saisi le soin d’assurer le respect du droit communautaire. Le Conseil constitutionnel ne juge pas de la conformité de la loi au droit communautaire mais au droit interne. Par ailleurs, cette procédure ne prive pas le juge saisi de la faculté de se prononcer sur la conformité de la loi au droit communautaire alors même que le Conseil constitutionnel aurait jugé la loi conforme à la Constitution. Dans le cas d’une déclaration d’inconstitutionnalité, la question de la conformité au droit communautaire ne se poserait plus.

Enfin, rien n’empêcherait le juge de poser conjointement la question de constitutionnalité et de renvoyer une question préjudicielle au juge communautaire. Le problème sera facilement réglé puisque, dans les délais, le Conseil constitutionnel aura répondu avant la Cour de justice des Communautés européennes.

Personnellement, je serais partisan de ne pas faire référence à l’article 88-1. Il est bien évident que les mécanismes propres au droit communautaire joueront, ne serait-ce que par application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou de la jurisprudence communautaire, et l’absence de référence au droit communautaire ne paralyserait aucunement les procédures. En revanche, la référence spécifique au droit communautaire peut poser un problème d’interprétation : la portée dudit article limitée pour le moment à la transposition des directives va-t-elle au-delà ? D’où la question incidente : qui va en fixer les limites ? En outre, la référence à l’article 88-1 peut ruiner le système en réintégrant le contrôle de conventionnalité via celui du respect des droits fondamentaux.

Pour en revenir à la priorité, le projet de loi organique ne reprend pas cette disposition relative au caractère prioritaire de la question de constitutionnalité quand le Conseil d’État ou la Cour de cassation sont saisis soit en premier lieu soit à la suite du rejet de la question par le juge du fond. Faut-il y voir le souci de ménager la susceptibilité des deux cours régulatrices ? Mais, dans ce cas, il risquerait d’en résulter, selon la procédure suivie, une distorsion difficilement compréhensible aboutissant à des divergences de jurisprudence peu justifiables. Si le justiciable soulève la question la première fois devant la cour d’appel, la question de constitutionnalité sera prioritaire, mais si c’est devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation, on ne sait pas ce qui va se passer. Sur un plan de pure logique, on ne peut pas comprendre la distinction.

S’agissant des délais, la question est partiellement traitée par le projet de loi. L’un des soucis essentiels pour la sécurité juridique, c’est de ne pas allonger excessivement les procédures. Il ne faut pas donner une prime aux justiciables qui voudraient faire traîner les choses. Le choix a été fait d’installer un double filtre, et le projet de loi prévoit que le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent se prononcer dans un délai de trois mois à compter de la réception de la question et que le Conseil constitutionnel disposera lui aussi d’un délai de trois mois. À cet égard, la loi organique mériterait d’être complétée sur deux points.

En ce qui concerne le délai imparti à la juridiction saisie pour se prononcer, il faudrait utiliser une expression du type « sans délai ». En toute hypothèse, il conviendrait que la loi organique précise à la fois que ce délai doit être extrêmement bref et que cette question doit être résolue préalablement à toute autre. Les deux conditions sont inséparables car il ne s’agit pas que ce délai se rajoute à celui de la procédure.

Ensuite, rien n’est prévu dans le cas où la Cour de cassation ou le Conseil d’État ne se prononcerait pas dans le délai imparti. Il serait sans doute opportun de prévoir une transmission, d’office ou par les parties, au Conseil constitutionnel de façon à combler cette lacune.

Pour résumer, les questions importantes sont celles portant sur les circonstances de droit ou de fait, le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité et les délais. Ce sont trois conditions essentielles pour la réussite de la réforme.

Dans les circonstances actuelles, la motivation doit être favorisée à tous les stades, indépendamment de la teneur de la réponse.

M. Jean-Jacques Urvoas. Pourriez-vous, en faisant fi de votre position personnelle, nous exposer les critiques adressées au projet de loi par ses adversaires ? Par ailleurs, la création au sein de la Cour de cassation d’une formation spécialisée chargée du traitement des questions préjudicielles ne risquerait-elle pas de contribuer à la fragmentation de la Cour ?

M. Bertrand Mathieu. La réforme a fait l’objet de deux critiques.

D’une part, elle serait dangereuse pour la sécurité juridique en remettant en cause la constitutionnalité de la loi devant n’importe quel juge.

La critique est infondée pourvu que soient introduits des garde-fous. De toute manière, il existe un contrôle de constitutionnalité a priori de plus en plus efficace et il le sera d’autant plus que le Conseil aura à l’esprit la possibilité d’un contrôle a posteriori. On devrait ainsi aboutir assez rapidement à un nombre de contestations raisonnable. C’est précisément pour parer à cette critique que je suggère d’écarter le changement de circonstances de fait.

D’autre part, la réforme serait inutile dans la mesure où le contrôle de conventionnalité répond très bien aux besoins.

À mon sens, ce n’est pas vrai pour trois raisons.

Premièrement, la procédure nouvelle permettra d’obtenir l’abrogation de la loi, donc de purger l’ordre juridique au lieu de se contenter de suspendre l’application ponctuelle de la loi en cas de litige.

Deuxièmement, il est inouï que, dans un ordre juridique, on ne puisse invoquer d’abord la Constitution. Dans la plupart des pays européens, la Cour européenne est plutôt soulagée que le litige soit d’abord résolu au niveau constitutionnel. Il est logique de tenter de résoudre les contentieux d’après nos principes nationaux, quitte à se tourner ensuite vers le juge européen si la protection apportée se révèle insuffisante.

Troisièmement, il y a des principes spécifiques à l’ordre constitutionnel et il était aberrant que ces principes ne puissent être invoqués par le justiciable devant aucun juge.

Je me garderai d’une réponse tranchée à votre seconde question. Il faudra bien, à un moment ou à un autre, que la question de constitutionnalité se banalise. Peut-être est-il nécessaire, dans un premier temps, de créer un organe spécialisé au sein de la Cour de cassation, mais la situation ne devrait pas perdurer car elle n’est pas cohérente. Elle conduirait à créer des sections spécialisées dans le principe de conventionnalité, dans le droit communautaire, etc.

M. Jean-Jacques Urvoas. Une telle disposition ne devrait-elle pas figurer, plutôt que dans une loi organique, dans une loi ordinaire ?

M. Bertrand Mathieu. En effet.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Monsieur le Professeur, je vous remercie.

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Audition de MM. Thierry WICKERS, Président du Conseil National des Barreaux, ancien Bâtonnier de Bordeaux, Christian CHARRIÈRE-BOURNAZEL, vice-président du Conseil National des Barreaux, bâtonnier de Paris, de Mme Marie-Aimée PEYRON, vice-présidente du Conseil National des Barreaux

M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous accueillons à présent les représentants du GIE Conseil national des barreaux – Ordre des avocats de Paris – Conférence des bâtonniers.

M. Thierry Wickers, président du Conseil national des barreaux et ancien bâtonnier de Bordeaux. Les avocats ont un point de vue extrêmement positif sur l’intégration du contrôle de constitutionnalité dans notre droit. Il s’agit d’un progrès essentiel et nous souhaitons que la loi organique qui sera votée le rende effectif, pratique et en fasse une solution alternative au contrôle de conventionnalité qui reste jusqu’à aujourd’hui la seule échappatoire offerte au plaideur pour faire valoir ses droits fondamentaux que, paradoxalement, la Constitution lui garantissait. En permettant au plaideur de faire valoir d’abord la Constitution, le projet de loi organique remet sur sa base la pyramide de l’ordre juridique.

Toutes les questions aujourd’hui posées dans le cadre d’une exception – question préjudicielle et principe de conventionnalité – ont vocation à entrer dans le périmètre de la question de constitutionnalité : le principe d’égalité, la garantie de la liberté individuelle, le respect de la vie privée, les droits de la défense, le principe de nécessité, le principe de proportionnalité en matière pénale, le principe de la légalité des délits et des peines… S’y ajouteront les spécificités françaises, comme la Charte de l’environnement avec le principe de précaution et d’information, et des matières nouvelles qui sont en dehors du champ du contrôle de conventionnalité telles que le droit fiscal qui n’a jamais fait l’objet d’aucun contrôle d’aucune sorte. Tout ce qui concerne les droits de l’homme, l’environnement, le droit du travail et le droit des étrangers sera concerné par la réforme.

S’agissant de la possibilité d’invoquer l’incompétence négative du législateur à l’appui d’une question de constitutionnalité, il semble qu’il faille se référer à l’article 61-1 lui-même qui est légèrement restrictif. Ce dernier précise que la question de constitutionnalité porte uniquement sur l’atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Il ne nous semble pas que les hypothèses dans lesquelles le législateur aurait refusé de faire application de la totalité de son pouvoir législatif entrent dans le champ des « droits et libertés ».

La présence du filtre, c’est-à-dire la vérification par la juridiction suprême que les conditions de transmission du dossier sont remplies, ne risque-t-elle pas de conduire à un « pré-jugement de constitutionnalité » ? Nous avons déjà beaucoup de cours suprêmes. Et voilà que va apparaître la cour suprême des cours suprêmes ! On peut imaginer qu’une juridiction suprême ne verra pas avec plaisir qu’elle n’est plus tout à fait aussi suprême…

Le risque existe et le texte s’efforce d’ores et déjà d’y remédier en prévoyant que le Conseil d’État et la Cour de cassation devront envoyer au Conseil constitutionnel copie de leur décision de ne pas le saisir. Cette disposition laisse augurer d’un dialogue des juges, peut-être informel. Le système proposé n’existe nulle part, ou plutôt n’existe plus nulle part car le filtre se transforme trop souvent en barrage. Si c’est le cas, l’objectif du législateur, qui est de permettre au citoyen de faire valoir les droits garantis par la Constitution, ne sera pas atteint. Pour nous, le risque existe.

Pour y parer, trois remèdes sont possibles : supprimer le filtre, ce qui remettrait en cause l’économie générale de la réforme ; faire le point après quelques années d’expérimentation ; enfin, prendre le plus de précautions possibles. C’est sans doute la voie la plus réaliste.

En ce qui concerne la priorité donnée au contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité, elle se justifie par la différence fondamentale qui existe entre les deux : la décision rendue dans le premier cas s’applique erga omnes, alors qu’elle ne vaut qu’inter partes dans le second. Ne serait-ce que pour cette raison, la priorité se justifie. Mais il y en a d’autres : on remet la pyramide sur son socle en mettant la loi fondamentale au sommet de la hiérarchie alors qu’aujourd’hui, on est obligé de soulever la question de conventionnalité faute d’avoir accès au contrôle de constitutionnalité.

Il serait peut-être sage que la disposition qui encadre le mécanisme de transmission prévoie qu’elle se fasse sans délai. Il faut couper court à la tentation qui pourrait exister d’attendre que les choses se décantent, qu’une question de conventionnalité soit évoquée… Compte tenu de l’importance de l’enjeu, la priorité doit se traduire dans les textes et les procédures.

Dans l’hypothèse où un plaideur soulèverait simultanément une question de constitutionnalité et une question de conventionnalité, il faut éviter de laisser au juge du fond une trop grande latitude car on peut craindre qu’il ne fasse passer le domaine dans lequel il est compétent avant. Or la priorité doit être donnée au principe de constitutionnalité. À ce propos, l’expression « sous réserve des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution » – lequel renvoie à la primauté des traités –, nous paraît de nature à créer des difficultés, outre qu’elle n’est pas indispensable puisque le juge national respecte les règles du droit communautaire du fait de la supériorité du traité sur la loi. Tel qu’il est rédigé, le texte laisse entendre que le juge pourrait dans une certaine mesure jouer entre la constitutionnalité et la conventionnalité. Il serait, à notre avis, préférable de préciser « sans préjudice de l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne ». On éliminerait le risque, tout en obtenant le même résultat.

En ce qui concerne les sursis à statuer, il faut veiller à ne pas rajouter un délai supplémentaire. C’est pourquoi préciser que la transmission de la question de constitutionnalité doit être immédiate nous paraît important. La question du sursis ne devrait d’ailleurs se poser que si l’on a attendu le dernier moment pour soulever la question. Si le moyen est invoqué immédiatement, la juridiction compétente aura eu le temps de trancher avant la fin de l’instruction du dossier.

S’agissant de la dispense du ministère d’avocat, nous n’allons pas demander une extension de la représentation par avocat à cette occasion. Les règles de représentation s’appliqueront et il arrivera que la question de constitutionnalité soit soulevée par des parties qui n’auront pas recouru à l’assistance d’un avocat. En revanche, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait imposer de recourir à un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Cela créerait une rupture dans l’organisation de la défense, qui n’a pas grand sens, d’autant que, en l’espèce, la compétence particulière de nos confrères relative aux moyens de cassation n’est pas transposable à cette question. Cela étant, le principal inconvénient résiderait dans le fait que vous encourageriez le phénomène auquel vous voulez mettre fin, à savoir le pas pris par le contrôle de conventionnalité sur le contrôle de constitutionnalité. Quand ils auront le choix, les justiciables préféreront soulever la question de conventionnalité plutôt que de faire appel à un avocat supplémentaire.

Vous avez envisagé le cas où, après avoir soulevé une question de constitutionnalité, les parties renonceraient à leur procès. Comme la décision s’appliquera erga omnes, il nous semble que la question, dès qu’elle aura été jugée recevable, doive être tranchée.

Les décisions de renvoi au Conseil constitutionnel doivent-elles être motivées ? Si la décision est positive, la motivation est en réalité contenue dans les mémoires. La motivation des refus de renvoi est encore plus essentielle, ne serait-ce que pour permettre un dialogue fructueux entre les cours suprêmes et comprendre les raisons du refus. Les décisions doivent donc toutes être motivées.

Vos dernières questions portent sur la procédure devant le Conseil constitutionnel lui-même. Le Conseil doit-il être tenu par les termes de la question qui lui a été renvoyée ? L’exemple de la procédure de saisine de la Cour de justice des communautés européennes conduit à penser que le Conseil constitutionnel doit pouvoir reformuler et requalifier la question qui lui a été posée. La question de constitutionnalité est au-dessus des parties ; l’objet est de trancher la difficulté, une fois celle-ci identifiée.

La possibilité pour le Conseil de recevoir les observations du Président de la République, du Premier ministre et des présidents des assemblées, à la manière du contrôle ex ante tel qu’il fonctionne aujourd’hui, nous paraît également s’imposer.

Enfin, le litige relatif au contrôle de constitutionnalité est par nature un litige incident. Le droit ainsi ouvert au justiciable de saisir une juridiction a pour objet de lui permettre de soulever la question de constitutionnalité non pas hors de tout contexte mais seulement à condition que, dans un litige pendant, lui soit opposée une disposition législative dont, à son avis, la constitutionnalité peut être discutée. Par nature nous sommes donc en présence d’un litige incident. Pour reprendre une expression utilisée par les économistes, ce litige présente cependant des caractéristiques particulières « d’externalité positive, » puisque la décision rendue par le Conseil constitutionnel va avoir des effets sur la société tout entière, ainsi que sur la totalité des plaideurs présents et à venir. En revanche, cela ne signifie pas que le Conseil constitutionnel tranche lui-même le litige au fond ; nous sommes bien en présence d’un litige au fond d’une part, d’un litige constitutionnel incident et autonome de l’autre.

M. Jean-Jacques Urvoas. Mes deux questions portent sur l’interprétation du texte. L’alinéa 6, qui modifie l’article 23-1 de l’ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, commence ainsi : « Devant les juridictions relevant du Conseil d’État… ». Cette rédaction signifie-t-elle que la question préjudicielle de constitutionnalité pourrait être soulevée devant une autorité administrative qui serait une juridiction au sens de la Convention européenne des droits de l’homme ?

Selon vous, l’ordre dans lequel sont énoncées les trois conditions prévues par l’article 23-2 pour la transmission de la question par la juridiction a-t-il un sens, ou pourrait-il être interverti ? Autrement dit le troisième point, qui porte sur le caractère sérieux de la question, a-t-il un caractère lui aussi prioritaire ou seulement cumulatif ?

M. Thierry Wickers. Sur le premier point, j’ai le sentiment que si les décisions des autorités administratives que vous avez mentionnées sont insusceptibles de recours, l’article 23-1 prive le justiciable de la possibilité de soulever cette exception d’inconstitutionnalité. Si en revanche elles sont susceptibles de recours, la réponse est inverse. À mon sens, il n’existe pas d’autorités de ce type dont les décisions soient insusceptibles de recours juridictionnel.

Il est logique que la première question mentionnée à l’article 23-2 soit posée en premier. Le contrôle de constitutionnalité ne s’exerce pas dans l’absolu, mais à propos d’un litige particulier, sur un point qui doit avoir un intérêt pour la solution du litige, voire en commander l’issue. Le juge est là pour trancher, non pour donner des avis.

À mon sens la deuxième question, qui est celle de l’autorité de la chose jugée, est également à sa place. Il est de la responsabilité du juge du fond de vérifier que la question qui lui est posée n’a pas déjà été tranchée.

En conséquence, le caractère sérieux doit être vérifié en troisième et dernier lieu.

M. Jean-Jacques Urvoas. De ce fait, la vérification du caractère sérieux n’est-elle pas inutile ?

M. Thierry Wickers. La deuxième question a trait à la nouveauté. Pour moi, elle ne tranche pas celle relative au caractère sérieux.

M. Christian Charrière-Bournazel, vice-président du Conseil national des Barreaux. En ma qualité de vice-président du CNB et bâtonnier de Paris, je suis en accord avec le président Wickers.

Je voudrais simplement souligner, après lui, trois points. D’abord la question n’est pas préjudicielle mais préalable. La question d’inconstitutionnalité doit être examinée avant toute question d’inconventionnalité. C’est une affaire de sécurité juridique.

Ensuite, comme l’a dit le président Wickers, pour que la réforme ait toute sa portée, la recevabilité doit être examinée par le Conseil constitutionnel lui-même et non par l’une des deux hautes juridictions. À Strasbourg, la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas suspendue à une décision des juridictions internes ; on peut supposer qu’autrement elle serait rarement saisie.

En revanche, la création d’une commission d’accès, comme autrefois les chambres des requêtes à la Cour de cassation, ou d’une commission du Conseil constitutionnel chargée d’examiner le sérieux du litige incident, éviterait, nous en sommes certains, que le filtre ainsi créé ne devienne un « bouchon ».

Il ne faut pas instituer de monopole de représentation ou d’assistance au profit d’une catégorie d’avocats, ni d’assistance d’un avocat dans les matières où, sur le plan procédural, cette assistance n’est pas nécessaire, comme les domaines social ou pénal. Si un avocat a été suffisamment pertinent pour formuler une question qui mérite d’être posée au Conseil constitutionnel, il est capable d’en soutenir la présentation lui-même.

Le Conseil constitutionnel s’est déjà organisé pour entendre contradictoirement les avocats, lire leurs mémoires et entendre leurs explications. Si en revanche la partie veut renchérir le coût de son procès et faire appel à un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, personne ne s’y opposera ; il n’y a pas de monopole. De la même manière, si une partie, dans une affaire où elle est dispensée d’assistance d’avocat, veut poser elle-même, sans avocat, sa question devant le conseil des prud’hommes ou la juridiction pénale et la soutenir tout au long de la procédure, elle doit pouvoir le faire.

M. le président Jean-Luc Warsmann, rapporteur. Messieurs, je vous remercie.

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Audition de M. Jean-Claude COLLIARD, Président de l’Université Paris I, ancien membre du Conseil constitutionnel.

M. le président Jean-Luc Warsmann. J’ai le plaisir d’accueillir maintenant M. Jean-Claude Colliard, président de l’Université Paris I, ancien membre du Conseil constitutionnel.

M. Jean-Claude Colliard, président de l’université de Paris I, ancien membre du Conseil constitutionnel. Monsieur le président, pour un constitutionnaliste, pouvoir apporter sa pierre à l’élaboration d’une loi sur la saisine du Conseil constitutionnel est une grande satisfaction.

Le questionnaire que vous avez bien voulu me transmettre couvre à peu près l’ensemble des sujets que je souhaitais soulever. J’ajouterai cependant in fine quelques observations.

Quels sont les principes constitutionnels les plus susceptibles d’être soulevés ? Cette première question est la plus difficile. Au début de la mise en œuvre de la loi, l’imagination risque d’être très grande. Je m’attendrais assez volontiers à ce que le principe d’égalité, déjà très largement utilisé, soit le premier à être mis en avant. La liberté individuelle aussi devrait être largement invoquée. Ce concept est en train de se renforcer, de prendre plus de contenu ; une manifestation récente en est la censure de la loi HADOPI. Le juge constitutionnel est allé au-delà de ses analyses habituelles en matière de liberté de communication. Il en ira sans doute de même pour d’autres libertés.

Les droits de la défense devraient aussi être invoqués. Cependant le rôle du procureur a été renforcé par nombre de lois récentes, évolution qui devrait d’ailleurs finir par susciter quelques questions auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, et même, peut-être, au regard de nos exigences internes.

La rédaction du texte permettra-t-elle d’invoquer une incompétence négative du législateur à l’appui d’une question de constitutionnalité ?

Le projet de loi prévoit que l’exception est admise lorsque la loi commande l’issue du litige. Même s’il est toujours possible de soutenir philosophiquement que l’absence de loi aussi peut commander l’issue d’un litige, j’ai du mal à imaginer que soit adressée au juge une demande de censure d’une loi qui n’existe pas. De plus, le Conseil constitutionnel a généralement refusé de considérer que l’absence d’une disposition souhaitable dans la loi pouvait entraîner son annulation. Les cas contraires sont très particuliers et exceptionnels, tel celui connu sous le nom d’« affaire des femmes corses » : nous avions alors exposé qu’il manquait une disposition législative, et qu’il appartiendrait au législateur d’y remédier à l’occasion de la discussion de la prochaine loi sur l’Assemblée de Corse.

Je ne pense donc pas que l’idée de l’incompétence négative puisse prospérer.

Il faut souligner la difficulté d’établir un catalogue précis des droits et libertés garantis par la Constitution. Le juge allemand connaît les droits constitutionnels couverts par le Verfassungbeschwerden, et le juge espagnol par la procédure d’amparo. Il est vrai qu’à l’occasion du référé liberté par exemple, nous avons constaté qu’un droit garanti par la Constitution, comme le droit à la santé, pouvait ne pas être considéré comme une liberté. Mais eu égard au caractère généreux et imprécis des limites fixées par le Constituant, je crains que le législateur ne puisse guère agir pour aider la jurisprudence. Établir cette liste sera pourtant l’une des premières tâches de celle-ci.

Exiger que la juridiction suprême saisie s’assure que la question soulevée est nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ne risque-t-il pas de conduire les juridictions suprêmes à un pré-jugement de constitutionnalité ? Je répondrai à cette troisième question par l’affirmative, bien sûr. C’est même le principal risque de cette réforme.

On peut penser qu’un filtre est souhaitable. En revanche, lorsqu’elle ne transmettra pas au Conseil constitutionnel la question préjudicielle, la juridiction suprême affirmera la constitutionnalité d’un texte et donc se conduira en juge de la constitutionnalité. Si le filtre fonctionne bien, dans la quasi-totalité des cas c’est le Conseil d’État ou la Cour de cassation qui déclarera que la loi n’est pas entachée d’inconstitutionnalité. Le principal risque de cette réforme est qu’elle aboutisse ainsi à un contrôle diffus par les juridictions suprêmes au lieu d’un contrôle centralisé par le Conseil constitutionnel.

Un tel risque pouvait, à mon sens, être évité. Lors des travaux relatifs à la révision constitutionnelle, j’avais suggéré de permettre au Conseil constitutionnel de se saisir d’une question de constitutionnalité. Selon moi, une telle procédure n’est pas incompatible avec le texte de la Constitution. Le Conseil constitutionnel est saisi sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Rien n’interdit donc de prévoir que lorsque ces juridictions sont saisies, elles en informent le Conseil constitutionnel. Ensuite, soit la cour suprême décide spontanément de transmettre, soit le Conseil constitutionnel demande à être saisi de la question.

Pour répondre maintenant à vos autres questions, instaurer une priorité de la question de constitutionnalité sur la question de conventionnalité est essentiel. Autrement, le juge du fond utilisera évidemment la procédure de l’exception d’inconventionnalité : il est habitué à la manier et n’a pas à attendre qu’une autre juridiction lui dicte sa conduite. La rédaction de l’arrêt comportera alors les termes « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la question de constitutionnalité ». L’exemple de la Belgique, qui a heureusement inspiré le législateur, est à cet égard significatif. La loi a dû être refondue justement parce que la procédure d’inconstitutionnalité n’était pas utilisée.

Ma réponse est la même pour les cas où une disposition législative suscite à la fois une question de conformité au droit communautaire et une question de constitutionnalité.

Votre Commission, si elle le souhaite pourrait peut-être se pencher sur quelques formules de la loi susceptibles de susciter des interprétations discutables. L’expression « de façon analogue », employée à l’alinéa 14 de l’article 1er du projet de loi organique, ne me paraît pas extrêmement et pertinente. Elle ne relève pas d’un vocabulaire pleinement juridique. Le juge pourra aussi toujours considérer que les contestations ne sont pas tout à fait analogues, et donc décider de traiter en priorité la question de conventionnalité.

Je trouve également un peu imprudente la formule « sous réserve de l’article 88-1 » de la Constitution. Elle risque de permettre au juge du fond, qui a mon sens souhaitera plutôt privilégier la question d’inconventionnalité, d’exciper à cette fin de la nécessité de respecter l’article 88-1. Or, nous ne connaissons pas exactement la portée de cet article. Sur ces bases, le Conseil constitutionnel a commencé à construire une théorie relative à la transposition des directives. Il n’est pas certain qu’elle le conduise à considérer que le droit communautaire l’emporte sur le droit constitutionnel.

L’idée que le respect de l’article 88-1 impose d’abord de traiter la conformité au droit communautaire, voire de poser la question préjudicielle porte le risque de l’affirmation d’une sorte de priorité du droit communautaire sur le droit constitutionnel national. Tel n’est certainement pas l’objet de ce texte ; sa philosophie est plutôt, au contraire, de donner au citoyen une arme en droit constitutionnel interne. Cette formule devrait donc être supprimée.

Si l’on veut maintenir un renvoi, pourquoi ne pas écrire tout simplement que la juridiction peut, au moment où elle transmet la question de constitutionnalité, soulever concomitamment la question préjudicielle devant la Cour de justice des communautés européennes ? Compte tenu du faible délai prévisible du traitement de la question de constitutionnalité, la réponse sera fournie certainement avant celle de la Cour de justice des Communautés européennes. Dès lors, du temps aura été gagné dans le procès. La mention de l’article 88-1 me semble conduire à beaucoup de confusion.

S’agissant du désistement de l’instance, celui-ci entraîne selon moi le désistement sur la question de constitutionnalité : puisqu’il n’y a plus de litige, celle-ci ne commande plus l’issue de celui-ci.

Je suis cependant gêné par la formule « commande l’issue du litige » : à un citoyen qui expose au juge qu’une loi est anticonstitutionnelle, ce dernier pourra être amené à répondre que son analyse est probablement vraie, mais que la loi ne commandant pas l’issue du litige, la question ne sera pas posée. La philosophie de la réforme n’entraîne-t-elle pas un droit pour le citoyen à faire vérifier que la loi est bien constitutionnelle ?

Le texte du projet de loi organique est de ce point de vue sensiblement plus restrictif que celui de l’article 61-1 de la Constitution, qui permet de poser la question « à l’occasion d’un litige ». Certes, n’importe quel requérant d’habitude ne doit pas se voir permettre de soulever tout problème à toute occasion. Cependant, une formule plus respectueuse du texte de la Constitution telle que : « la disposition est en rapport direct avec le litige » devrait être trouvée. À mon sens, la réforme comporte l’idée que notre droit doit être purgé d’éventuelles inconstitutionnalités.

La motivation des décisions de renvoi est-elle souhaitable ? Quoi qu’il arrive, les décisions seront motivées. Il est difficile d’imaginer que le Conseil d’État renvoie un texte au Conseil constitutionnel pour inconstitutionnalité sans expliquer sur quoi porte celle-ci. Dès lors pourquoi ne pas prévoir celle-ci, à condition que le juge constitutionnel ne soit pas tenu par cette motivation, de façon à permettre de l’éclairer ?

À mon sens, les juridictions devraient pouvoir aussi reformuler les termes de la question. Cependant, ce point n’a pas grande d’importance. Le juge sera saisi du mémoire déposé par le plaignant. Si, par hypothèse invraisemblable, une juridiction dénaturait une question posée par un requérant, le Conseil constitutionnel, saisi des deux formulations, pourrait rétablir la question initiale.

Cela me conduit directement à l’examen de la question par le Conseil constitutionnel. Il est essentiel que ce dernier ne soit pas tenu par les termes de la question qui lui est renvoyée, et qu’il puisse la reprendre. Sans aller jusqu’à une théorie de la saisine d’office, le Conseil constitutionnel, puisqu’il est saisi d’une loi, doit pouvoir exposer en quoi elle est ou non conforme à la Constitution, sans être tenu par une vision qui pourra être un peu étroite de la disposition précise qui commande l’issue du litige.

Faut-il prévoir que des observations puissent être adressées au Conseil constitutionnel par le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des assemblées ? Tout ce qui va dans le sens du contradictoire est utile. Je n’y vois donc que des avantages. Je doute cependant que cette procédure soit employée autrement qu’exceptionnellement. Pour le Président de la République, c’est prendre le risque d’être désavoué. Les présidents des deux assemblées seront sensibles au fait que la loi est l’œuvre des Assemblées. C’est donc le Secrétariat général du Gouvernement, placé auprès du Premier ministre, qui devrait pour l’essentiel mettre en œuvre cette disposition.

Enfin, il semble inévitable que la présentation contradictoire des observations transforme la question de constitutionnalité en litige incident, dès lors que cette exception est introduite. Mais quelle importance ?

J’ajouterai à ces réponses quelques observations.

Le problème de la question de constitutionnalité soulevée directement devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation et qui est évoqué dans l’exposé des motifs doit être précisé. Il serait étrange que les conditions d’examen d’une question soulevée à l’occasion d’une saisine en matière de contentieux des élections cantonales, dont le juge de première instance est le tribunal administratif, ne soient pas identiques aux conditions d’examen d’une question soulevée à l’occasion d’une saisine en matière d’élections régionales, où c’est le Conseil d’État.

Par ailleurs, pourquoi l’alinéa 15 de l’article 1er fait-il état d’un délai de transmission de huit jours ? Une autre rédaction précisait « sans délai ». Puisque l’affaire est prête, que le mémoire a été déposé par les parties et transmis par le juge, ce délai de huit jours n’a pas de raison d’être.

Il faut aussi faire attention à un point assez délicat, le cas, prévu à l’alinéa 12 de l’article 1er de l’article 1er, où la disposition a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une disposition du Conseil constitutionnel. La formulation est prudente. Cette prudence est-elle suffisante ? La difficulté a pour origine une faiblesse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La rédaction du dernier considérant des décisions a varié dans le temps. À certaines époques, le considérant a couvert l’ensemble du texte, exposant que la loi déférée ne comportait pas d’autres inconstitutionnalités, et à d’autres non. La formule utilisée « sans qu’il soit besoin pour le Conseil constitutionnel de soulever d’autres questions de constitutionnalité » doit-elle être considérée comme validant la constitutionnalité de l’ensemble du texte ? La réponse est plutôt négative. Le texte du projet de loi devrait comporter la mention « expressément conforme », de façon à faire apparaître que la disposition en question doit avoir été visée expressément et non pas par une des formules finales des décisions.

Enfin, le contrôle abstrait et le contrôle concret ne se confondent pas. Ainsi, une loi allemande avait disposé que lorsqu’un couple occupait ensemble un appartement, si le mari quittait le domicile conjugal, il devait continuer à en payer le loyer lorsque sa femme n’avait pas de ressources. Une telle loi, examinée dans le cadre d’un contrôle a priori, aurait été déclarée constitutionnelle. Le cas s’est vu cependant d’un couple où la femme a installé chez elle son amant ; le mari a quitté le domicile ; condamné à continuer à payer le loyer, il a formé un recours devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a déclaré la loi inconstitutionnelle à cause de ses conséquences dans le cas précis. Peut-être la fin de l’alinéa 12 de l’article 1er de l’article 1er du projet de loi pourrait-elle préciser « sauf changement de circonstances de droit ou de fait ».

En conclusion, la réforme est ambitieuse et utile. La loi organique sera décisive pour sa mise en œuvre. Elle comporte deux risques, la vider de son contenu et transférer le contrôle de constitutionnalité aux cours suprêmes existantes, ce qui n’est pas son but.

M. Jean-Jacques Urvoas. Entre question préjudicielle et question préalable, quel est le bon qualificatif ?

Le texte comporte la création au sein de la Cour de cassation d’une formation spécialisée. Cette disposition relève-t-elle vraiment d’une loi organique ? Ne serait-il pas plus prudent de l’insérer plutôt dans une loi ordinaire ?

M. Jean-Claude Colliard. Je n’ai pas l’impression que les expressions « question préalable », « question préjudicielle », « exception d’inconstitutionnalité » désignent des catégories fondamentalement différentes. L’appellation répandue aujourd’hui auprès des constitutionnalistes est celle de « question préjudicielle ». Dans la mesure où le point doit être tranché préalablement à l’examen du fond, l’expression de question préalable pourrait être également employée. Cependant, sans être spécialiste de ces procédures je pense que le terme de question préjudicielle couvre également cette hypothèse.

Le Conseil constitutionnel va être consulté sur la loi. Je crois me souvenir qu’il accepte qu’une loi organique comprenne des dispositions relevant de la loi ordinaire. S’il relève que tel est le cas, ces dispositions peuvent être modifiées par une loi simple. Pour ne pas être juridiquement très rigoureuse, cette technique ne présente pas d’inconvénients majeurs. Élaborer deux lois qui s’accompagnent, comme en matière de financement politique par exemple, compliquerait le calendrier parlementaire.

M. le président Jean-Luc Warsmann, rapporteur. Il me reste, monsieur Colliard, à vous remercier de votre intervention.

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Audition de Mme Anne LEVADE, Professeure à l’Université Paris XII.

M. le président Jean-Luc Warsmann. J’ai maintenant le plaisir de souhaiter la bienvenue à Mme Anne Levade, professeure à l’Université de Paris XII.

Mme Anne Levade, professeure à l’université de Paris XII. Je vous propose de reprendre dans l’ordre les questions que vous m’avez adressées, avant d’évoquer quelques points supplémentaires.

La première, qui portait sur les principes constitutionnels qui seraient le plus fréquemment invoqués par les justiciables, était rendue particulièrement difficile par son caractère prospectif. Je considérerai que ces principes sont les droits et principes constitutionnellement garantis.

Pour déterminer la réponse, trois séries d’éléments peuvent être prises en compte : des éléments normatifs, des éléments tenant aux personnes, enfin des éléments de droit comparé.

En droit normatif, la doctrine s’est parfois essayée à vérifier l’existence d’inconstitutionnalités latentes de textes qui pourraient être soumis à la question de constitutionnalité.

Ces textes sont de deux ordres. On peut supposer que certains textes, comme l’article L.7 du code électoral, seraient, au regard de la jurisprudence postérieure du Conseil constitutionnel, contraires à la Constitution. D’autres, comme la loi sur la sécurité quotidienne de 2001 ou le texte relatif au port de signes religieux distinctifs, n’ont pas fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel ; cette catégorie pourrait également susciter des velléités de questions de constitutionnalité. Le champ au fond est donc déjà considérable.

On peut légitimement s’attendre à ce que les personnes physiques et les personnes morales ne réagissent pas de façon identique à la question de constitutionnalité. Les personnes physiques pourraient assez logiquement soulever de telles questions en lien immédiat avec leur situation du moment en tant que justiciables, parties à un litige – autrement dit peut-être principalement des droits de procédure –, tandis que les personnes morales, des entreprises notamment, pourraient avoir intérêt à soulever des droits plus substantiels, comme le droit de propriété, la liberté d’entreprendre ou des droits issus de la Charte de l’environnement. Des justiciables ou requérant institutionnels pourraient quant à eux avoir intérêt, dans le champ économique et social, à voir abroger un texte de loi.

En revanche, le droit comparé ne permet pas vraiment d’illustrer ce que pourrait être notre pratique. Il n’y a pas d’autre État dans la même position que la nôtre, avec d’un côté un contrôle abstrait et de l’autre une question de constitutionnalité qui ne concerne que les lois et vise uniquement les droits fondamentaux. La comparaison avec des pays comme l’Allemagne ou l’Italie est donc forcément un peu aléatoire. Pour autant, là aussi les questions posées a posteriori sur les textes semblent avant tout concerner des droits de procédure, et seulement ensuite des points particuliers et beaucoup plus spécifiques, comme le respect de la vie privée, la liberté de conscience, la liberté religieuse. Le constat peut être aussi étendu à l’application de la conventionnalité et à la manière dont a pu être invoquée la Convention européenne des droits de l’homme.

Enfin, deux phases peuvent être légitimement prévues, une première où des textes, en vigueur peut-être depuis longtemps, donneraient lieu à des questions de constitutionnalité, puis une deuxième où ce sont les textes nouvellement promulgués qui pourraient donner lieu à ces questions de constitutionnalité. Dans cette deuxième phase, la situation pourrait être extrêmement variée : l’an dernier, en Espagne, sur 15 questions préjudicielles, 12 ont été posées sur un seul et même texte.

Après avoir indiqué que le texte du projet de loi organique prévoyait que la question de constitutionnalité devrait porter sur la conformité d’une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution, votre deuxième question se déclinait en deux sous-questions, l’une sur les lois du pays de Nouvelle-Calédonie, l’autre sur l’incompétence négative.

La lecture des articles 61, 61-1 et 77 de la Constitution montre à l’évidence que le Constituant n’a pas entendu exclure les lois du pays de Nouvelle-Calédonie du champ d’application de l’article 61-1. Qu’elles ne soient pas mentionnées expressément dans le projet de loi organique n’empêche pas de considérer que la nouvelle procédure s’applique à elles.

Certes, l’article 77 renvoyant lui-même à une loi organique, le problème se pose de l’articulation entre les deux lois organiques, notamment sur l’étendue du contrôle et l’article 107 de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, qui dispose expressément que les lois promulguées ne sont plus susceptibles de recours.

La difficulté est qu’aujourd’hui le contrôle a priori exercé par le Conseil constitutionnel est limité aux lois du pays soumises à deux délibérations ; à l’évidence, il n’y a pas de raison que l’article 61-1 se calque sur ce régime : raisonner ainsi aboutirait à considérer un peu paradoxalement que seuls les textes déjà soumis a priori au Conseil pourraient le cas échéant donner lieu a posteriori à une question de constitutionnalité.

Ensuite, il faudrait que l’article 107 qui indique que les lois du pays, lorsqu’elles entrent dans le champ de l’article 99 de la loi organique et sont donc de nature législative ne sont susceptibles d’aucun recours, soit modifié pour que la question de constitutionnalité puisse leur être appliquée.

L’incompétence négative devrait à l’évidence pouvoir être soulevée. Considérer qu’est ainsi dénommée l’obligation faite au législateur de ne pas rester en deçà de sa compétence peut amener à penser que cette notion aurait un lien avec la procédure et le pouvoir d’appréciation du législateur. Il n’en est rien : depuis qu’il l’a identifiée dans sa décision n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, le Conseil constitutionnel considère que l’incompétence négative est un moyen destiné à éviter des atteintes à des droits et libertés constitutionnellement garantis, qu’il appartient à la loi de sauvegarder.

À l’évidence, l’incompétence négative doit pouvoir être soulevée au même titre que tous les autres moyens susceptibles de contribuer à la protection des droits et libertés. Elle devrait pouvoir l’être par exemple en cas de manquement à l’obligation faite au législateur de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles Selon moi, il ne faut rien exclure de l’acquis du contrôle a priori ; la jurisprudence du Conseil constitutionnel a montré que les manifestations que pouvaient prendre les éléments de protection des droits fondamentaux étaient extrêmement variées.

La troisième question, délicate, porte sur les conditions posées à la fois à la transmission par le juge a quo puis au renvoi par les juridictions suprêmes qui me semblent soulever une difficulté. Trois conditions sont posées. Les deux premières sont communes aux juridictions. Quoiqu’elles ne soient ni l’une ni l’autre exemptes d’imperfections, elles ne posent pas de difficultés majeures. Je ne m’attarde pas sur la première, qui dispose que la disposition contestée commande l’issue des poursuites. La deuxième prévoit que la disposition contestée ne doit pas avoir été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstance. Je la laisse aussi de côté.

En revanche, la troisième disposition traite différemment le juge a quo et les juridictions suprêmes. Le juge a quo doit vérifier que la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ; en revanche les juridictions suprêmes doivent vérifier que la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse.

La première différence est que le juge a quo apprécie la question et la juridiction suprême la disposition contestée. Cette différence ne renvoie pas seulement à une différence d’intensité, mais également de nature du contrôle.

La seconde différence est que, dans le premier cas, il suffit de vérifier que la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux, tandis que, dans le deuxième, il faut vérifier que la disposition pose une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse. On pourrait considérer que la question nouvelle serait plus objectivement appréciable et la difficulté sérieuse d’appréciation plus subjective. Néanmoins, dans certains cas, les juridictions suprêmes pourraient être tentées d’apprécier et même d’interpréter la jurisprudence du Conseil constitutionnel, voire leur propre jurisprudence, pour donner à leurs arrêts une portée montrant la présence ou non d’une question nouvelle. À ce stade, un précontrôle de constitutionnalité pourrait donc être instauré.

Cela dit, la notion de difficulté sérieuse comporte encore plus d’éléments subjectifs. On peut même imaginer qu’en face d’un élément apprécié comme une difficulté mais non qualifiée de sérieuse, le juge suprême puisse, en expliquant sans doute pourquoi cette difficulté n’est pas sérieuse, ne pas renvoyer. Pour moi, dès qu’il y a difficulté, il y a question potentiellement nouvelle. Ces distinctions sont donc à mon sens un peu trop raffinées et présentent par là un risque.

Le recours au droit comparé est ici éclairant : en Allemagne, une distinction et un filtre de même nature avaient été instaurés. Dès 1956, il a fallu renoncer à cette procédure, du fait des difficultés survenues non seulement entre la juridiction suprême et la Cour constitutionnelle, mais aussi entre les juridictions suprêmes et les juges a quo, en désaccord sur ce qui pouvait être considéré comme une question sérieuse. Tous les États qui ont adopté la question préjudicielle s’en sont tenus à une formule plus neutre.

Il faut donc envisager d’autres formulations. Il serait, me semble-t-il beaucoup plus clair d’insister sur le fait que si le juge a quo doit vérifier que la question est sérieuse, c’est uniquement parce qu’au terme d’un examen sommaire – les conditions de délai sont fixées par la loi organique – il doit pouvoir justifier la transmission de la question à la juridiction suprême. Il me semblerait assez opportun d’écrire que le juge doit vérifier, « à l’issue d’un examen sommaire », que la question n’est « pas dépourvue de caractère sérieux », ou plus simplement qu’elle n’est « pas manifestement infondée ».

En revanche, la rédaction à l’usage des juridictions suprêmes, qui disposent de plus de temps, pourrait être : « la disposition contestée soulève une question nouvelle » ; elle ne réglerait pas la distinction entre question et disposition ; par contre, toute difficulté sérieuse est, me semble-t-il, une question nouvelle. Une autre possibilité serait que la juridiction suprême puisse se contenter de vérifier, ce qui serait amplement suffisant, que « la question présente un caractère sérieux » ; dans ce cas, elle serait sans doute moins fortement incitée à se livrer à un précontrôle de constitutionnalité.

S’agissant de la deuxième condition, je vous renvoie aux observations écrites que je vous ai remises.

Extrait des observations communiquées par Mme Anne Levade :

Sur la deuxième condition posée, tant au juge a quo qu’à la juridiction suprême, à savoir que la disposition « n’a pas été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ». En l’absence de contrôle possible par le Conseil constitutionnel, plusieurs questions méritent attention : à partir de quand peut-on considérer que la disposition contestée a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d’une décision ? quid, en particulier du cas dans lequel l’inconstitutionnalité serait soulevée sur un fondement différent de celui qui a été examiné par le Conseil ? quid des lois organiques que le Conseil est supposé examiner en toutes leurs dispositions ? quid enfin de la situation dans laquelle l’application d’une loi dans une situation que ni le législateur ni le Conseil constitutionnel n’a prévue ou imaginée conduit à une évidente contrariété à la Constitution ?

J’en viens maintenant à la deuxième série de questions, sur l’articulation entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, la distinction étant aussi faite entre le contrôle de conventionnalité en général et le cas particulier du droit communautaire.

Deux remarques préalables doivent être faites sur les termes de la loi organique relatifs à l’articulation entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, autrement dit l’alinéa 14 de l’article 1er.

Cet alinéa me semble recéler deux incertitudes rédactionnelles. Il indique d’abord que le juge pourrait avoir à se prononcer dans l’hypothèse où seraient soulevées de façon analogue une question de constitutionnalité et une question de conventionnalité. L’expression « de façon analogue » me laisse perplexe. En effet, cette formule a priori rapidement compréhensible fait relever du juge a quo l’appréciation de l’analogie ; on peut aussi se demander quel devrait être le degré d’analogie. Faut-il que le même droit soit invoqué dans les deux questions ? Doit-il être invoqué rigoureusement dans les mêmes termes ? Faut-il qu’il y ait matière à poser une double question, question de constitutionnalité d’un côté, renvoi préjudiciel de l’autre ?

Le deuxième point, plus technique, mais qui me tient à cœur, est la réserve de l’article 88-1 de la Constitution. Que le juge doive examiner en priorité la question de constitutionnalité, sous réserve cependant des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution pose deux difficultés.

La première est de laisser ainsi supposer que l’article 88-1 offre un contrôle de conventionnalité. Ce n’est à l’évidence pas le cas. La jurisprudence du Conseil constitutionnel issue de sa décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 sur l’IVG l’affirme très clairement.

La situation dans laquelle le juge devrait se trouver n’est pas plus connue. Doit-il mener de front le double examen de la conventionnalité et de la constitutionnalité, ou au contraire, par exception, écarter le contrôle de constitutionnalité au profit du contrôle de conventionnalité ? Mais un contrôle au regard de l’article 88-1 relève encore du contrôle de constitutionnalité ! Le dispositif me semble d’une grande confusion.

La priorité constitutionnelle ne me paraît pas nécessaire. À la lecture de l’exposé des motifs du projet de loi organique, elle ne semble pas s’imposer d’elle-même, notamment pas pour des motifs juridiques. Deux raisons sont invoquées, l’effet erga omnes de la déclaration d’inconstitutionnalité, qui conduira à l’abrogation de la disposition législative en vigueur, et l’inscription de cette priorité dans la volonté d’une réappropriation de la Constitution par les justiciables, exprimée par le pouvoir constituant lors de la révision. La seconde raison me paraissant à la fois subjective et conjoncturelle, je m’attacherai à la première.

L’effet erga omnes ne me semble pas à lui seul justifier la priorité. En effet, il n’existe pas à mon sens d’obstacle juridique à ce que soient menés de front les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. Ils sont distincts, sur le plan procédural et du point de vue de leur objet. De plus, dans le cas du contrôle de constitutionnalité, le juge doit surseoir à statuer ; le justiciable pourrait très légitimement souhaiter que le litige soit tranché plus rapidement par le biais de la question de conventionnalité.

Pour ces raisons, la priorité me semble non seulement non justifiée, mais potentiellement contre-productive : dans la mesure où elle est conditionnée au fait que le juge soulève de façon analogue les deux questions, on pourrait tout à fait imaginer qu’à terme le parti soit pris de ne pas les soulever de façon analogue, ou encore de ne plus soulever que la question de conventionnalité, de manière à éviter justement le temps du traitement d’une question de constitutionnalité. La seule raison légitime, me semble-t-il, à l’institution de la priorité constitutionnelle est d’éviter au juge, habitué qu’il est au contrôle de conventionnalité, la tentation de purger l’inconventionnalité de prime abord de manière à ne plus avoir à poser la question de constitutionnalité. Cependant cette raison n’est ni suffisante, ni nécessaire.

Le droit communautaire pose des problèmes particuliers. Sont évidemment visées par les questions que vous m’avez posées les hypothèses d’incompatibilité entre la priorité de la question de constitutionnalité et l’arrêt Simmenthal rendu le 9 mai 1978 par la Cour de justice des Communautés européennes.

Aux termes de la jurisprudence Simmenthal, le juge national ne peut être contraint d’attendre une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité avant de procéder de sa propre autorité à l’application du droit communautaire et, le cas échéant, à un renvoi préjudiciel sur le fondement de l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne. Si la question est posée au juge communautaire de savoir quel est le contrôle qu’il faut d’abord exercer, il répondra bien sûr que c’est le contrôle de conventionnalité au regard du droit communautaire et qu’il faut d’abord saisir la Cour de justice des Communautés européennes, sans se préoccuper d’une éventuelle question de constitutionnalité, dépourvue de sens du point de vue de l’ordre juridique communautaire.

La rédaction de la réserve de l’article 88-1 dans le projet de loi organique me semble à cet égard poser vraiment problème. Si, en instituant la question de constitutionnalité, l’objectif de la réforme est de protéger les droits fondamentaux, décider d’y faire une exception, celle de l’article 88-1, est, dans le cas particulier du droit communautaire, reléguer ces droits au second plan. Cela ne me semble guère justifié. Le projet de loi organique mentionne également les exigences constitutionnelles de l’article 88-1. À ma connaissance cependant, le Conseil constitutionnel n’en a identifié qu’une seule, l’exigence de transposition des directives communautaires. Celle-ci constitue donc la seule exception, alors même que l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, et, avec elle, celle de la Charte des droits fondamentaux, créera, si elle advient, des difficultés juridiques potentielles bien plus larges que celles qui concernent les transpositions des directives.

Pour toutes ces raisons, il me semble que la priorité constitutionnelle est non seulement injustifiée mais surtout dangereuse Une solution beaucoup plus simple pourrait être d’indiquer que le juge, confronté à une question de constitutionnalité et de conventionnalité, ne devrait pas écarter la première au profit de la seconde. En effet, deux cas de figure sont imaginables.

Le premier est celui de la conventionnalité en matière de droits fondamentaux, notamment en cas de saisine de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ce cas, le juge peut tout à fait poser la question de constitutionnalité, et surseoir à statuer dans l’attente de la réponse, puisque pour saisir la Cour européenne des droits de l’Homme, il faut avoir épuisé les voies de recours interne. Après quoi, soit le Conseil constitutionnel abroge la loi, et dans ce cas la conventionnalité n’a plus lieu d’être contrôlée ; soit il ne l’abroge pas l’inconstitutionnalité n’est pas constatée et le contrôle de conventionnalité peut reprendre.

Le second est celui de la conventionnalité communautaire. Rien ne s’oppose à ce que le juge, confronté en termes analogues à une question de constitutionnalité et à une question de conventionnalité communautaire, utilise parallèlement les deux procédures à sa disposition. En effet, le délai de réponse de la Cour de justice des Communautés européennes à une question préjudicielle est en moyenne de 21,6 mois. Là encore, il est fort vraisemblable que le Conseil constitutionnel aura répondu à la question de constitutionnalité bien avant la réponse de la Cour de justice des Communautés européennes. Telles sont les raisons pour lesquelles l’examen simultané ne me semble pas poser de difficulté.

Une question délicate, mais que j’ai développée dans le document que je vous ai remis, concerne l’opportunité d’instituer la possibilité de soulever l’inconstitutionnalité d’office. Les obstacles à ce choix ne me semblent pas dirimants.

Extrait des observations communiquées par Mme Anne Levade :

Implicitement mais nécessairement, cette proposition pose aussi la question de l’opportunité d’envisager que la question de constitutionnalité puisse être soulevée d’office par le juge saisi d’une unique question de conventionnalité qu’il estimerait constitutionnellement transposable. Moyen d’ordre public, la question de constitutionnalité peut, aux termes du projet de loi organique, être soulevée « pour la première fois » « en cause d’appel » (art. 23-1) ainsi qu’« en cassation » (art. 23-5). Toutefois, moyen relevant de l’ordre public de protection, il ne peut, en principe, être soulevé que par le justiciable. Dans la mesure où, à notre connaissance, aucun principe de valeur constitutionnelle n’y fait obstacle, l’opportunité de prévoir que puisse être soulevée d’office une question de constitutionnalité mérite d’être posée, la solution ayant notamment été retenue par d’autres États.

S’agissant de la question relative au sursis et au déroulement de l’instance, en l’état actuel, le nombre et la nature des exceptions au sursis me semblent globalement satisfaisants et il ne me semble pas nécessaire d’en ajouter d’autres.

La dernière série de questions concernait la procédure devant les juridictions. Le désistement d’une procédure doit-il empêcher la question de constitutionnalité de prospérer ? Selon moi, la question de constitutionnalité est une question préjudicielle au sens strict : le juge qui statue n’est en effet pas le même que celui qui statue au fond. Dans ces conditions, si l’affaire se résout, il n’y a plus lieu d’attendre la réponse à la question de constitutionnalité.

Cette analyse est conforme à la nature de la question préjudicielle, à la première condition nécessaire pour que la question de constitutionnalité soit posée – autrement dit que la difficulté soit liée au litige –, à la pratique de toutes les instances maniant la question de constitutionnalité ainsi qu’à celle de la question préjudicielle devant la Cour de justice des Communautés européennes. Celle-ci a du reste révélé une difficulté, qui concerne la transmission de l’information sur le désistement. Il pourrait être judicieux que la loi prévoie les conditions dans lesquelles le juge a quo serait tenu d’informer les juridictions suprêmes puis le Conseil constitutionnel des conditions dans lesquelles l’affaire a été interrompue, afin que la question de constitutionnalité puisse être radiée du rôle ou qu’il soit déclaré qu’il n’y a plus lieu à statuer.

La question relative à la reformulation de la question de constitutionnalité est délicate. Dans les termes dans lesquels elle m’était posée, elle visait la question soumise au juge a quo et la question soumise au juge de renvoi, c’est-à-dire les juridictions suprêmes. Dans ma réponse, j’y ajouterai la question soumise au Conseil constitutionnel.

Je ne vois pas d’obstacle à ce que le juge a quo reformule la question. Pour autant, il doit statuer de manière sommaire. De plus, le projet de loi organique dispose bien que ce sont les requérants qui doivent, dans une requête distincte, formuler la question de constitutionnalité. Ces deux raisons m’incitent à penser que le juge devant rapidement examiner le caractère sérieux de la question, il n’y aurait pas vraiment de raison de prévoir qu’il la reformule, d’autant qu’on peut très logiquement penser que si, au terme de cet examen sommaire, la question devait être déclarée recevable puis transmissible, la juridiction suprême puis le Conseil constitutionnel pourraient procéder à la reformulation.

Les juridictions suprêmes doivent-elles pouvoir reformuler la question ? L’affaire est plus délicate. Elles pourraient ainsi se trouver en situation de procéder à un précontrôle de constitutionnalité : reformuler la question peut en effet amener à exposer qu’il n’y a pas de question nouvelle ni de difficulté sérieuse, ou à l’inverse aboutir à créer une question nouvelle ou une difficulté sérieuse. Je suis donc hostile à ce que la juridiction suprême puisse reformuler la question.

Il me semble en revanche nécessaire que le Conseil constitutionnel, lui, puisse le faire. Ce serait la garantie de l’effectivité et de l’efficacité du dispositif : le Conseil constitutionnel est la seule instance fondée à identifier les termes dans lesquels la disposition législative devrait le cas échéant être contestée en vue de son abrogation.

En conclusion, la reformulation paraît inutile à l’échelon du juge a quo, dangereuse à celui des juridictions suprêmes, mais en revanche indispensable à l’échelon du Conseil constitutionnel.

J’ajoute que, compte tenu des termes de la Constitution, le législateur organique ne peut pas revenir sur le point délicat du pouvoir pour le Conseil de rattraper, le cas échéant, une question de constitutionnalité qui lui aurait échappé. Le projet de loi organique comporte cependant une disposition indiquant que les décisions de non-renvoi lui seraient communiquées. Cette disposition laisse penser, sans l’affirmer, que le Conseil constitutionnel pourrait tenir compte de ces décisions au cas où il serait saisi d’une autre question de constitutionnalité, voire dans le cadre de son contrôle a priori.

Enfin, vous m’avez posé la question de la motivation des décisions. Celle-ci est évidemment souhaitable en ce qu’elle permet de montrer que les conditions que doit vérifier le juge a quo sont remplies : son travail de motivation sur ce point est normalement facilité par la requête déposée par le justiciable. Elle est aussi nécessaire pour éclairer les juridictions suprêmes et le cas échéant le Conseil constitutionnel sur les faits de l’affaire. Que le juge vérifie qu’ils sont bien établis me paraît indispensable : dans cette procédure, la question de constitutionnalité aura été révélée par l’application de la disposition législative. Les juridictions de renvoi, Conseil d’État et Cour de cassation, seront quant à elles nécessairement conduites à motiver. Pour garantir l’efficacité et l’effectivité du contrôle, il me paraît indispensable, pour qu’un bilan de l’application de la loi organique soit réalisé au terme des trois premières années d’application, comme l’exposé des motifs du projet de loi le prévoit, et pour que le justiciable soit éclairé, que les décisions de non-transmission ou de non-renvoi soient précisément motivées.

Enfin, plusieurs questions supplémentaires me paraissent centrales. J’insisterai sur le hiatus entre la Constitution et le projet de loi organique. Alors que l’article 61-1 de la Constitution vise le droit de tout justiciable devant une juridiction, le projet de loi organique ne mentionne plus que les juridictions relevant du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Sont donc exclues du champ du projet de loi organique des juridictions comme la Cour de justice de la République, le Tribunal des conflits ou la Cour supérieure d’arbitrage. Se pose aussi la question de la situation du Conseil constitutionnel juge électoral ou celle, très délicate, des juridictions d’arbitrage, ou que l’on peut qualifier comme telles.

Enfin se pose la question de l’articulation à prévoir avec les dispositions relatives à l’admission des pourvois en cassation, notamment devant le Conseil d’État. En effet celui-ci statue sur les demandes de pourvoi sans que le mémoire en réponse ait nécessairement été déposé. La décision d’admission peut donc être rendue avant que le mémoire en défense n’ait été présenté. Le défenseur peut donc alors se voir privé de son droit constitutionnel à contester la demande de pourvoi, ce qui peut l’amener à poser une question de constitutionnalité. Ce point de détail n’est pas négligeable

M. le président Jean-Luc Warsmann, rapporteur. Merci beaucoup, madame la Professeure, pour ces éléments de réponse.

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* *

Audition de M. Didier LE PRADO, Président du Conseil de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la cour de Cassation.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Je souhaite la bienvenue à notre dernier intervenant, M. Didier Le Prado, Président du Conseil de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la cour de Cassation.

M. Didier Le Prado, président du Conseil de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation. L’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ne peut que se réjouir de la possibilité désormais ouverte au justiciable par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de débattre, à l’occasion d’un procès, de la conformité des dispositions législatives à la Constitution : cette réforme permettra de faire entrer dans le champ du procès ordinaire les droits et libertés constitutionnellement garantis. Elle est la bienvenue puisqu’elle offre de nouveaux droits aux citoyens que nous représentons devant les deux Hautes juridictions.

La procédure prévue par le projet de loi organique doit être respectueuse à la fois de l’intérêt général et de l’intérêt du justiciable. Elle doit donc allier la rapidité et l’efficacité avec le respect des principes fondamentaux du procès. Le dispositif, tel qu’il est prévu par le projet de loi, respecte ces deux impératifs.

Je reste persuadé que sa mise en œuvre par les différents acteurs – Conseil constitutionnel, Conseil d’État et Cour de cassation, avocats aux Conseils, juridiction du fond et avocats auprès des cours et des tribunaux – se fera de façon harmonieuse et conforme à l’intérêt général ; cette réforme doit réussir et elle réussira.

En qualité de président de l’Ordre des avocats aux Conseils, je traiterai bien sûr davantage devant vous de la procédure devant le Conseil d’État et la Cour de cassation au regard de ces critères de célérité et d’efficacité, d’une part, de respect des principes fondamentaux du procès, d’autre part. J’évoquerai cependant dans un premier temps la procédure prévue en amont devant les juridictions du fond.

À cet égard, certaines des dispositions prévues dans la loi organique m’apparaissent nécessaires.

Je citerai d’abord l’exigence d’une formulation écrite et motivée de la question, même en cas de procédure orale : c’est sur cette question écrite et motivée que le Conseil d’État et la Cour de cassation, si elle lui est transmise, puis le cas échéant le Conseil constitutionnel, se prononceront.

Il en va de même de la possibilité d’invoquer une question d’inconstitutionnalité pour la première fois en cause d’appel : elle doit être ouverte le plus largement possible aux parties.

Il convient également de se féliciter des critères retenus – moyens opérants et non dépourvus de caractère sérieux – car ils sont suffisamment larges.

De même, si le projet prévoit que la loi ne doit pas avoir été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, il faut réserver l’hypothèse des circonstances de fait ou de droit nouvelles.

Enfin, le fait que le recours ne pourra être formé contre la décision refusant la transmission que dans le même temps où il sera formé contre la décision au fond, n’appelle pas non plus d’objection : c’est un mécanisme classique en matière de cassation, puisqu’un arrêt avant dire droit ne peut être déféré à la Cour de cassation qu’en même temps que la décision au fond.

J’en viens à la question du sursis à statuer. Les dispositions du projet peuvent en la matière paraître complexes, mais elles sont indispensables : il est en effet des hypothèses dans lesquelles le juge du fond ne peut attendre six mois pour se prononcer et où il doit rendre une décision au moins provisoire ou conservatoire. En revanche, peut-être faudrait-il prévoir le sort des décisions juridictionnelles qui ont été prises malgré la transmission de la question de constitutionnalité, dans le cas où la loi aura été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Dans certains cas, l’instance ne sera plus pendante devant le juge ordinaire. Le législateur ne pourrait-il prévoir le sort de la décision rendue, en décidant, par exemple, qu’elle doit être annulée de plein droit ? Un tel mécanisme existe puisque l’article 625 du code de procédure civile précise que la cassation entraîne l’annulation de plein droit de toute décision juridictionnelle qui serait indivisiblement liée à la décision cassée. Il ne paraît pas opportun de laisser dans le paysage juridictionnel des décisions qui seraient contraires à celles rendues par le Conseil constitutionnel.

Quant à décider de la priorité entre une question de constitutionnalité et une question d’inconventionnalité, j’estime essentiel, en tant qu’avocat, que les plaideurs conservent leur entière liberté : tel plaideur pourra privilégier le moyen d’inconventionnalité, dans la mesure où le juge ordinaire pourra lui donner plus rapidement une réponse qui lui suffira ; tel autre pourra privilégier la question de constitutionnalité dans la mesure où, si elle entraîne un délai complémentaire de six mois, elle lui permet d’obtenir une décision dont la portée sera plus importante, puisqu’il s’agira de l’abrogation de la disposition contestée. Le plaideur doit rester maître des moyens qu’il invoque.

J’en viens maintenant à la procédure devant le Conseil d’État et la Cour de cassation.

Les questions de constitutionnalité pourront être soumises aux deux Hautes juridictions à trois occasions différentes : en cas de pourvoi formé contre un arrêt de refus de transmission, en même temps que contre la décision au fond ; à l’occasion d’un moyen soulevé pour la première fois devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation ; lors de la transmission de la question d’inconstitutionnalité par les juges du fond. Dans ces trois cas de figure, les parties pourront être représentées par un avocat aux Conseils.

Comme vous le savez, le Conseil d’État comme la Cour de cassation disposent d’un barreau spécifique dont les membres assurent la représentation obligatoire des parties devant ces deux Hautes juridictions, sauf exceptions prévues dans certaines matières – essentiellement le pénal et l’excès de pouvoir hors cassation –, étant précisé que même dans ces matières, il est couramment fait appel à un avocat aux Conseils.

Ce système est conforme à la directive 98-5 du 16 février 1998, qui permet aux États membres, selon un critère organique, de disposer d’un barreau dédié à leurs Cours suprêmes. Il a été consacré par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui admet que la représentation des parties soit réservée à ce barreau attaché au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et que seuls ses membres puissent présenter des observations orales. Un tel système a été approuvé dans le récent rapport relatif aux professions du droit remis par M. Jean-Michel Darrois au Président de la République.

Dans les trois cas que j’évoquais à l’instant, dans lesquels les deux Hautes juridictions auront à se prononcer sur une question de constitutionnalité, la présence d’avocats aux Conseils permettra que l’instruction des dossiers devant les deux Hautes juridictions se fasse dans des conditions à la fois rapides, respectueuses des nécessités de bon fonctionnement de ces juridictions et du contradictoire, et permettant aux juridictions de se prononcer dans le délai de trois mois prévu par le projet de loi organique.

Dans les deux premières hypothèses, dans lesquelles le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononceront sur un pourvoi contre une décision de refus de renvoi ou sur un moyen soulevé pour la première fois devant eux, les deux Hautes juridictions statueront, si l’on est dans une matière qui n’est pas dispensée du ministère d’avocat, sur la base des mémoires que nous déposerons.

Dans la troisième hypothèse de renvoi par les juges du fond de la question préjudicielle, le Conseil d’État ou la Cour de cassation se prononceront sur la base des écritures déposées devant la juridiction du fond ; mais le justiciable pourra, s’il souhaite être spécialement représenté devant les deux Hautes juridictions, s’adresser à l’un de mes confrères qui déposera un mémoire et présentera, le cas échéant, des observations orales.

La procédure prévue par le projet de loi organique est très proche de la procédure d’avis prévue par l’article R.113-2 du code de la justice administrative et par l’article 1031-4 du code de procédure civile, procédure qui se déroule de la même façon et à la satisfaction tant des juridictions que des parties.

Je n’ai pas d’observation particulière sur les critères prévus par le projet de loi organique pour renvoyer la question au Conseil constitutionnel.

Il est important que le projet de loi dispose que la question de constitutionnalité puisse être soulevée pour la première fois devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation : comme je l’ai observé préalablement, la question de constitutionnalité doit être la plus ouverte possible.

Une observation toutefois : on peut se demander si le projet de loi doit interdire au Conseil d’État et à la Cour de cassation de soulever d’office le moyen d’inconstitutionnalité. La question de la constitutionnalité d’une loi relève d’un ordre public nouveau qui incorpore la protection des droits fondamentaux, et il est, à mon avis, de l’office du juge, s’agissant des deux plus hautes juridictions, de pouvoir soulever ce moyen, même si les parties ne l’ont pas soulevé, cela bien évidemment dans le respect du contradictoire. Pour autant, dans la mesure où il s’agirait d’une simple possibilité offerte au juge, le fait qu’il ne l’ait pas soulevée ne pourrait pour autant être assimilé à un brevet de constitutionnalité de la loi.

En définitive, la procédure prévue dans le projet de loi organique devant les deux Hautes juridictions permettra d’allier les exigences de célérité et de respect des principes fondamentaux du procès ; les avocats aux Conseils, en représentant les parties devant les deux Hautes juridictions, veilleront à donner à ce dispositif toute son efficacité.

Quelques mots, pour en terminer, sur la procédure devant le Conseil constitutionnel lui-même. Les modalités d’instruction du dossier seront précisées par le règlement intérieur du Conseil. Mais il sera bien entendu nécessaire, comme le prévoit le projet de loi, que soit respecté le principe du contradictoire. Peut-être la question se posera de savoir s’il est nécessaire de désigner un défenseur de la loi et dans quelle mesure des interventions pourront être admises devant le Conseil constitutionnel. Mais c’est là un point qui ne relève pas du projet de loi organique qui vous est soumis.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Pour la partie de la procédure se déroulant devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation, à quel montant d’honoraires estimez-vous l’intervention de l’un de vos confrères ?

M. Didier Le Prado. Les avocats aux Conseils ont une tradition de modération d’honoraires. Dans cet esprit, je situerais le coût total de la procédure dans une fourchette allant de 2000 à 3 000 euros, sachant qu’une possibilité d’aide juridictionnelle est évoquée dans le projet de loi organique.

J’en viens à vos questions écrites.

Si les matières fiscale, pénale et douanière devraient être les domaines de prédilection des requérants pour soulever des questions de constitutionnalité, les principes constitutionnels les plus susceptibles d’être privilégiés par les plaideurs devant les juridictions du fond – principes d’égalité, de sûreté, de propriété, de laïcité, de liberté de l’enseignement supérieur,... – devraient être ceux dont on ne retrouve pas le doublon dans la Convention européenne des droits de l’Homme.

Quant à invoquer une incompétence négative du législateur à l’appui d’une question de constitutionnalité, une telle possibilité existera, du moins si cette incompétence négative entraîne une atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Elle pourra donc être invoquée, mais de façon encadrée.

S’agissant par ailleurs d’un risque de pré-jugement de constitutionnalité par les juridictions suprêmes, le juge, dans la troisième hypothèse procédurale que j’évoquais, c’est-à-dire lorsqu’il jouera son rôle de filtre, se trouvera dans une situation analogue, si ce n’est très proche, de celle dans laquelle d’autres questions préjudicielles peuvent être posées, par exemple à la Cour de justice des Communautés européennes ou au juge administratif par le juge judiciaire. Sa décision ne vaudra donc pas pré-jugement et ne liera en rien le Conseil constitutionnel dans le cas où la question lui serait renvoyée par le Conseil d’État ou par la Cour de cassation.

Pour ce qui est de l’ordre dans lequel les questions de constitutionnalité et de conventionnalité doivent être traitées, je suis pour ma part très attaché à la liberté de choix du plaideur. Les données sont différentes lorsqu’une question de priorité se pose entre une question de constitutionnalité et une question de contrariété au droit communautaire. Ce dernier constitue un ordre juridique autonome qui doit conserver sa primauté et si une question d’incompatibilité au droit communautaire est posée, elle doit prévaloir par rapport à la question de constitutionnalité.

Concernant le sursis à statuer en cas de transmission ou de renvoi d’une question, si son principe est indispensable, les exceptions prévues sont un peu complexes. Pour autant, il faut que, dans un certain nombre de cas de figure, le juge ordinaire puisse statuer. Peut-être faudra-t-il alors prévoir le sort de décisions devenues définitives alors que l’instance devant le juge ordinaire sera terminée.

J’ai déjà évoqué la question de la dispense du ministère d’avocat. On se trouve là dans une situation analogue à celle de la procédure d’avis. Le dossier déposé par l’avocat devant les cours et tribunaux est adressé au Conseil d’État ou à la Cour de cassation qui se prononcent sur la demande d’avis – au vu, le cas échéant, de mémoires particuliers déposés par des membres du barreau dédié à ces deux Hautes juridictions –, avant de revenir devant le juge ordinaire. Le parallèle peut également être fait avec la procédure devant le Tribunal des conflits : les mémoires y sont déposés exclusivement par les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et une fois que la question de procédure a été tranchée, l’affaire repart vers la juridiction ordinaire de l’un ou de l’autre ordre de juridiction, devant laquelle l’avocat qui suivait au fond le dossier reprend de nouvelles écritures. Il n’y a pas à envisager de particularité pour la représentation des parties devant le Conseil d’État et la Cour de cassation.

Par ailleurs, dès lors que l’instance est la chose des parties, il me semble que s’il y a un désistement devant la juridiction ordinaire et que cette dernière l’a constaté, le Conseil constitutionnel n’a plus lieu à statuer sur la question qui lui a été transmise par le Conseil d’État ou par la Cour de cassation. La procédure est d’ailleurs la même dans d’autres cas de questions préjudicielles, que ce soit devant la Cour de Luxembourg ou devant la juridiction administrative à la demande du juge judiciaire.

Les décisions de renvoi de la question au Conseil constitutionnel sont des décisions de justice et elles doivent à ce titre être motivées. Il s’agira bien évidemment d’une motivation au regard de l’existence ou de l’absence de difficulté sérieuse. Il faut que le justiciable sache pourquoi le juge a considéré qu’il y avait ou non difficulté sérieuse et donc pourquoi il y avait lieu ou non de transmettre la question au Conseil constitutionnel.

Il me semble que la possibilité pour les juridictions de reformuler les termes de la question ne devrait intervenir, devant le Conseil d’État et la Cour de cassation, que pour des raisons de clarté. Les deux Hautes juridictions ne peuvent à mon avis modifier la question qui leur est transmise par le juge du fond ni, bien évidemment, formuler une autre question. La même règle doit s’appliquer au Conseil constitutionnel. Encore une fois, nous sommes dans le cadre d’une instance qui est la chose des parties ; c’est sur la question qui a été filtrée et transmise par le Conseil d’État ou la Cour de cassation que le Conseil constitutionnel va se prononcer. Il pourra également la reformuler dans un souci de clarté mais sans pouvoir à cette occasion trancher une autre question.

Je suis favorable au fait de prévoir que, devant le Conseil constitutionnel, des observations puissent être adressées sur toute question de constitutionnalité par le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des deux assemblées. Le débat doit être le plus large possible, dans le souci de respecter le principe du contradictoire.

Enfin, la présentation contradictoire des observations des parties devant le Conseil constitutionnel est indispensable. Elle ne transformera pas pour autant la question de constitutionnalité en un litige incident. Il est naturel que toutes les parties au procès puissent présenter des observations, étant entendu – encore que la question ne se pose pas dans le cadre du projet de loi organique – que des interventions seront possibles devant le Conseil constitutionnel si celui-ci entend prévoir – ce qu’il conviendrait alors d’encadrer – une telle possibilité pour compléter encore les exigences du contradictoire.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Je vous remercie pour cette contribution à nos travaux.

La séance est levée à 13 h 20.

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