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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Mercredi 21 octobre 2009

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 9

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition de M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études

– Audition de M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

Audition de M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement

La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

- Audition de M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études.

Allocution du président

M. le président André Gerin. Au début de cette huitième journée d’auditions, après celles que nous avons tenues à Lille et Lyon, et en attendant celles de Marseille, le 5 novembre, et les rencontres prévues à Bruxelles le 13, je voudrais dresser un rapide bilan d’étape.

Aujourd’hui, le sérieux et la crédibilité de cette mission ne font plus de doute…

M. Pierre Forgues. Nous n’en avons jamais douté.

M. le président André Gerin. … non plus que la réalité de son objet : une dérive intégriste et fondamentaliste, une tentative d’instrumentaliser l’islam à des fins politiques.

S’il y a débat sur la nécessité, ou non, d’une loi visant à interdire le port du voile intégral dans l’espace public, aucun de nos interlocuteurs n’a défendu cette pratique. D’autre part, nos travaux nous ont permis de cerner les forces qui œuvrent en arrière-plan – salafisme, mouvement tabligh, wahabisme et de caractériser une idéologie intégriste et barbare, portée par un mouvement obscurantiste. Notre responsabilité politique est d’apporter une réponse forte à ce qui ressemble à un défi de civilisation. Après les tentatives faites pour minorer, voire ridiculiser notre mission, on se rend maintenant compte que le problème n’est pas franco-français, mais bien géopolitique.

Ces femmes seraient consentantes, nous dit-on avec insistance depuis quelque temps. Peut-être, encore que nous demanderions à le vérifier. Mais comment qualifier le comportement de ces hommes qui refusent de serrer la main d’une femme, qui monopolisent la parole dans les services publics et, de plus en plus souvent, créent des incidents dans les bureaux de l’état civil, allant jusqu’à menacer les fonctionnaires ? Et que dire de ces jeunes filles mineures, de ces adolescentes à qui on impose une tenue vestimentaire, à qui on reproche toute tentative de mixité et à qui on interdit de s’informer sur la sexualité ? Que dire de ces garçons qui, dans les lycées et collèges, contestent les cours d’histoire, de sciences naturelles, de biologie, de philosophie ? Que dire encore des menaces physiques encourues par des médecins accoucheurs hommes et de ce témoignage, recueilli jeudi dernier à Lyon, d’un chef de service qui décrit la situation au nouvel hôpital femme-mère-enfant comme catastrophique, proche de l’irréparable ? La liste de ces cas est impressionnante, et je ne livre ici que quelques exemples. Nous voulons mettre le holà à ces dérives attestées dans toutes les sphères de la société – n’assiste-t-on pas ainsi à la création de syndicats communautaristes dans certaines grandes entreprises du CAC 40 ?

Cela étant, qu’il soit clair que nous entendons œuvrer dans le dialogue, en particulier avec les représentants du culte musulman, et nous recevrons d’ailleurs, la semaine prochaine, le recteur Boubakeur de la Grande Mosquée de Paris. Ce dialogue doit être approfondi et précis, afin de donner toute sa place dans la République à une religion qui doit, par ailleurs, disposer de lieux de culte dignes de ce nom. Il est, en effet, urgent d’enrayer ces dérives intégristes et nous sommes plus que jamais déterminés à aller jusqu’au bout de notre démarche.

*

* *

Au nom de tous ici, je vous remercie, Monsieur le professeur Baubérot, d’avoir répondu à notre invitation. Universitaire, vous avez longuement étudié l’histoire des religions ; vous avez fondé en 1995 le groupe de sociologie des religions et de la laïcité ; vous avez participé à la commission présidée par Bernard Stasi sur l’application du principe de laïcité.

Selon vous, le port du voile intégral remet-il ou non en cause le principe de cette laïcité à laquelle vous avez consacré plusieurs ouvrages ? Pensez-vous que le développement de formes de la pratique musulmane très attachées à manifester dans la sphère publique l’appartenance religieuse menace ce que vous avez appelé le « pacte laïque » français, ainsi que les valeurs et les idéaux les plus avancés de la République, issus de la Révolution et de la loi de 1905 ? Peut-on s’attendre à d’autres manifestations ostentatoires que le port du voile intégral ? Si on tolère cette dernière pratique, ne va-t-on pas favoriser d’autres revendications identitaires, comme le laissent présager certains « accommodements » préoccupants ?

La semaine dernière, nous avons entendu les représentants et le président du Conseil français du culte musulman. Cette audition a montré tout l’intérêt de cette instance représentative, même si elle n’est que consultative, et notre souhait est de dialoguer avec elle, en vue d’une démarche, sinon commune, du moins convergente, forte et publique. Le message que nous entendons faire passer ne peut qu’y gagner. Cependant, nous voyons que ce Conseil est confronté aux tenants d’une lecture figée du Coran. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

M. Jean Baubérot, titulaire de la chaire d’histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études. Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous. Historien et sociologue de la laïcité, j’ai fondé la première – et à ce jour unique – chaire d’enseignement supérieur exclusivement consacrée à ce sujet. Cela me conduit notamment à étudier les relations entre politique et religion, les représentations sociales et leurs significations symboliques, dans une perspective à la fois historique et sociologique. L’histoire n’étant pas seulement l’étude du passé, mais aussi de l’historicité de nos sociétés, des traces de l’histoire dans le présent et des changements qui s’opèrent dans le temps, elle se préoccupe aussi du devenir des sociétés.

Mon propos est de livrer une position citoyenne fondée sur un savoir universitaire ce que je ne pourrai, hélas, faire que de façon allusive dans le temps dont je dispose.

Votre commission travaille sur un sujet qui met en jeu de nombreux éléments. Le savoir disponible sur le voile intégral montre que celles qui le choisissent le relient à une contestation, à une prise de distance maximale, voire à un refus de la société. Une société qui refuserait d’être critiquée ne serait plus démocratique. Pour autant, le port de ce voile intégral n’est certainement pas une bonne manière de mener une mise en question.

Partons d’un constat avant de porter un jugement de valeur. Le port du voile intégral provient de plusieurs raisons, conjointes ou non. Il peut signifier, explicitement ou implicitement, que la société est ressentie comme une menace dont il faut se protéger au maximum. Il peut être une façon d’affirmer, avec une visibilité hypertrophiée, une identité radicale, face à ce qui est perçu comme une uniformisation sociale, un primat de la logique de l’équivalence sur les valeurs morales et religieuses. Il peut manifester une volonté de retour aux origines, liée à une lecture littéraliste des textes sacrés, ou une volonté de séparer le « pur » – les vrais croyants – de l’« impur » – le reste de la société. Il peut être une manière de retourner un stigmate face à des discriminations ressenties. Enfin, en tant que vêtement féminin, il conteste le fait que, dans les sociétés démocratiques modernes, les rôles masculin et féminin doivent être interchangeables, et, d’autre part, il refuse une hypersexualisation de la femme, liée à la communication de masse et à la marchandisation des sociétés modernes. Ces dernières raisons étant encore plus importantes quand le port du voile est subi.

Mais, même choisi, le voile intégral se fourvoie. Le refus du risque d’uniformisation sociale conduit à porter un uniforme intégral – ce qui est très différent du fait de manifester son identité par tel ou tel signe – et, par ce fait même, on englobe sa personne dans une seule identité, on gomme ses autres caractéristiques personnelles, on efface son individualité.

Rappelons que le visage, dont plusieurs des personnes que vous avez auditionnées ont souligné l’importance, est une présentation de soi à autrui, une façon de conjuguer appartenance et identité, relation aux autres et individualité.

Mais le port du voile n’est pas la seule dérive menaçant le rapport aux autres. L’addiction au virtuel peut être considérée de façon assez analogue, comme d’ailleurs l’hypertrophie des racines qui permet une séparation symbolique avec d’autres peuples.

Par ailleurs, le souci de la pureté se manifeste aujourd’hui de façon multiple, par diverses croyances, religieuses ou non. Une certaine façon de mettre en avant la laïcité participe même de cette attitude. Et le refus de reconnaître aux femmes le même rôle dans la société qu’aux hommes donne lieu, vous le savez, à de nombreuses stratégies, souvent implicites et subtiles – et d’autant plus efficaces.

La recherche souvent exacerbée de l’identité, le désir parfois quasi obsessionnel de purification sont des réponses aux difficultés rencontrées dans la société qui aboutissent à des impasses, voire à des caricatures de ce que l’on prétend combattre. En ce sens, ce sont de fausses réponses. Le voile intégral en est un cas particulièrement visible, mais très minoritaire.

Face à cette pratique, on invoque régulièrement la laïcité. Or les exigences de laïcité sont très différentes selon les secteurs de la société. Permettez-moi ici quelques rappels qui, directement ou indirectement, concernent votre sujet.

La première et la plus forte exigence de laïcité concerne la République elle-même, qui doit être indépendante des religions et des convictions philosophiques ou politiques, n’en officialiser aucune, assurer la liberté de conscience et l’égalité dans l’exercice du culte. L’application de ces principes est toutefois sujette en France à certaines dérogations. Ainsi, en Alsace-Moselle, malgré l’article 2 de la loi de 1905, trois cultes sont « reconnus », tandis qu’un seul – le catholicisme – l’est en Guyane. Les lois de séparation elles-mêmes, votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommodante puisqu’elles autorisent la mise à disposition gratuite et l’entretien des édifices cultuels existant alors mais l’islam n’était pas présent dans l’Hexagone… Et, sans intention discriminatrice, la République peine, malgré certains progrès, à réaliser l’égalité entre religions, au détriment de l’islam.

La deuxième exigence de laïcité concerne les institutions, où les actes de prosélytisme ne sont pas permis. Dans son avis de 1989, le Conseil d’État a interdit un port ostentatoire de signes religieux à l’école publique qui serait lié à un tel prosélytisme, mais toléré un port qui ne s’accompagnerait pas de comportement perturbateur. La loi du 15 mars 2004 est allée plus loin pour le primaire et le secondaire mais, significativement, pas pour l’Université, que fréquentent des personnes majeures. Elle a donc introduit une dérogation dont les effets se sont révélés ambivalents, puisque cela a induit la création d’écoles privées à « caractère propre » musulman. On peut être attaché à la liberté républicaine de l’enseignement et s’interroger sur l’effet paradoxal d’une loi de laïcité qui aura favorisé l’enseignement privé confessionnel. Cela montre en tout cas que les conséquences d’une loi ne sont jamais univoques, et ne peuvent pas toujours être prévues en totalité.

Un troisième secteur de la société est l’espace public de la société civile, qui est à la fois un prolongement de la sphère privée et un lieu de débat, de pluralisme, de grande diversité d’expression. Là, l’exigence principale est d’assurer la liberté et le pluralisme, dont nous avons une conception plus large qu’il y a cinquante ans. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y aurait plus aucune exigence de laïcité dans cet espace public ? Je ne le pense pas. Le préambule de la Constitution énonce les principes qui forment l’idéal de notre République, dont l’égalité des sexes. Mais chacun sait bien qu’il existe une distance entre réalité idéale et réalité empirique. L’objectif étant de réduire, sans cesse, cette distance, il convient de distinguer entre le réversible et l’irréversible. L’irréversible atteint l’individu dans sa chair, dans son être même. Il induit une sorte de destin. La puissance publique doit empêcher autant que faire se peut l’irréversible de se produire, pour que les individus qui le subiraient ne se trouvent pas marqués d’infamie, pour qu’ils puissent faire librement des choix personnels. L’excision est l’exemple type de l’irréversible ; dans ce cas, la loi peut contraindre et réprimer.

Pour le réversible, le respect de la liberté individuelle doit primer, limité seulement par l’existence d’un trouble à l’ordre public démocratique ou d’une atteinte aux droits fondamentaux d’autrui. Le réversible concerne l’extérieur de la personne. Ainsi, pour couverte ou découverte qu’elle soit, il ne s’agit pas la personne même, mais de l’image qu’elle donne à voir à un moment précis – par exemple par le vêtement, qu’on peut ôter, dont on peut changer. Comme le dit la sagesse des nations, « l’habit ne fait pas le moine ». Cela nous invite à ne pas nous montrer mimétiques : ce n’est pas parce qu’une personne, carmélite ou musulmane, s’enferme dans un uniforme intégral qu’il faut porter sur elle un regard identique, qui dissoudrait son individualité dans sa tenue. Il faut au contraire séparer son être et son paraître, refuser son refus de se socialiser. Il faut agir avec la conviction que, comme toute personne humaine, elle possède de multiples facettes et peut activer celles que, pour une raison ou une autre, elle met actuellement sous le boisseau.

Et, comme au billard, cet objectif ne s’atteint pas en ligne droite. Entre le permis et l’interdit existe le toléré, où l’on combat par la conviction et l’exemplarité, où l’on procède au cas par cas pour ne pas être, à terme, contre-productif. Pour ce qui est réversible, réglementer quand certaines nécessités de la vie publique l’exigent est beaucoup plus approprié que légiférer.

Améliorer le dispositif social pour lutter contre les tenues subies est également important, mais une loi qui conduirait celles qui subissent le port du voile intégral à ne plus pouvoir se déplacer dans l’espace public induirait une situation pire que la situation actuelle. Et, pour le voile intégral choisi, le contraindre irait le plus souvent à l’encontre du convaincre. Or c’est essentiellement de convaincre qu’il s’agit.

Pour ceux qui veulent convaincre et qui sont en position de le faire – je pense principalement à l’immense majorité des Français musulmans opposée au voile intégral –, le pouvoir coercitif de la loi risquerait fort d’être un allié désastreux. N’étant pas forcément comprise, s’ajoutant à une situation difficile, cette coercition conforterait un ressenti victimaire dont nous savons qu’il a, par ailleurs, ses raisons. Ce ressenti, et c’est là une raison fondamentale d’être à la fois contre le voile intégral et contre une loi, dépasserait largement le petit nombre de celles et ceux qui sont favorables au port de cette tenue.

Il faut se montrer très attentif au fait qu’une éventuelle loi serait la seconde qui, au niveau du symbolique, semblerait viser l’islam, même si ce n’est pas du tout ce que vous souhaitez faire. Se créerait alors un engrenage qu’il serait ensuite très difficile d’enrayer. L’idée fausse selon laquelle une société laïque est antimusulmane se renforcerait chez beaucoup de musulmans et, en particulier, de musulmanes aujourd’hui opposées au port du voile intégral. Inversement, des éléments antimusulmans de la société française y liraient un encouragement et ne se priveraient pas de donner une interprétation extensive de cette nouvelle loi, comme certains l’ont fait de la loi de 2004. La spirale infernale de la stigmatisation, de la discrimination au prénom et au faciès et de la radicalisation manifesterait que rien n’est résolu – au contraire. Une troisième loi apparaîtrait alors indispensable à certains, mais ne ferait qu’aggraver les choses. Une quatrième loi serait alors réclamée…

Un tel scénario catastrophe n’a rien d’invraisemblable. Il s’est déjà réalisé juste après l’affaire Dreyfus, avec la lutte anticongréganiste. Radicalisant les positions en présence, chaque mesure en appelait une autre plus forte. Ce combat se prévalait des valeurs de la République, de la défense de la liberté, de l’émancipation citoyenne. Cent ans après, le jugement des historiens, quelles que soient leurs orientations, est totalement différent : ce désir de « laïcité intégrale », comme on disait à l’époque, risquait d’entraîner la République à sa perte et ne pouvait avoir des résultats émancipateurs. En revanche, les mêmes historiens louent Aristide Briand d’avoir changé de cap et rétabli une « laïcité de sang-froid ». La laïcité « roseau » est plus solide qu’il n’y paraît, plus apte à résister aux tempêtes qu’une pseudo-laïcité « chêne », qui séduira par son aspect massif alors que celui-ci constitue précisément sa faiblesse.

Déjà, d’après le travail de terrain que j’ai pu effectuer, la nomination d’une mission consacrée au seul problème du voile intégral a rendu plus difficile le désaveu de cette pratique par certains musulmans. Elle a engendré un effet systémique où se manifeste parfois une solidarité entre victimes. Elle a, enfin, alimenté des craintes de rejet.

Certes, votre mission aura sans doute à cœur de proposer des mesures plus générales, mais le précédent de la commission Stasi et la déception de plusieurs de ses membres face à la suite unilatérale qui lui a été donnée peuvent faire redouter une fâcheuse répétition. Certains ne manqueront de dire qu’il aurait été plus utile de chercher à appliquer les propositions de la commission Stasi que de les oublier pour se focaliser sur la seule question du voile intégral.

Pour renforcer la relation de confiance entre la République et ses citoyens musulmans, pour isoler l’extrémisme afin de mieux le combattre, il me semble que vous devriez prendre l’initiative de transformer votre mission en mission de réflexion sur toutes les questions liées à la diversité de la société française. Si cette diversité n’est pas un fait totalement nouveau, son ampleur est le signe d’une mutation de notre société, comme d’ailleurs d’autres sociétés démocratiques modernes, dans un contexte international troublé. Il n’est pas surprenant que cela s’accompagne de tensions, de tâtonnements, d’incertitudes et même de craintes. Aux représentants de la Nation de tracer des voies d’avenir !

M. Jacques Myard. Monsieur le Professeur, j’ai écouté avec grand intérêt votre leçon magistrale, mais elle me semble à cent lieues d’une certaine réalité. Vous avez considéré le problème sous le seul angle de la laïcité, ignorant l’atteinte à la dignité de la personne et faisant peu de cas du problème de l’égalité des sexes. Je veux bien qu’on distingue entre permis, toléré et interdit, qu’on invite à persuader et à négocier, mais sur quelles bases négocier et persuader, à partir de quels principes ? Vous ne pouvez nier qu’on soit confronté à un phénomène de communautarisation active, répondant à une volonté politique, ou bien je douterais que vous soyez allé sur le terrain.

Dire que « le contraindre irait à l’encontre du convaincre » est bien gentil, mais ce sont des mots. Quel poids auront-ils face à des gens qui disent, eux : « C’est comme ça et pas autrement » ? On peut regretter qu’on n’ait pas agi plus tôt, ou que les associations dites laïques n’aient pas été plus convaincantes, mais les imams eux-mêmes nous parlent d’un phénomène de ressourcement idéologique permanent, alimenté par Internet qui permet d’aller chercher jusqu’en Arabie saoudite des fatwas frelatées.

En bref, votre discours est totalement décalé par rapport à la réalité. Stigmatisation ? Mais c’est moi qui me sens stigmatisé quand je rencontre des femmes voilées dans la rue, ou que je vois des hommes refuser de serrer la main des femmes qui vont chercher les enfants dans les gymnases. Il y a un moment où la loi doit rappeler les principes, quitte à heurter des intérêts idéologiques particuliers. La laïcité exige que cesse ce prosélytisme actif, qui indispose nombre de personnes. Je m’étonne donc qu’ayant créé la première chaire consacrée à la laïcité, vous défendiez une « laïcité roseau ». J’ai bien lu La Fontaine, mais il me semble que des principes plus affirmés mériteraient d’être défendus.

M. Pierre Cardo. Nous sommes ici pour nous informer sans porter de jugement à l’avance.

Etablissez-vous un lien entre la loi de 2004 sur le voile à l’école et le développement, par la suite, du port du voile intégral ? Nous suggérez-vous de revisiter l’ensemble de la législation relative à la laïcité ?

M. Pierre Forgues. Vous faites votre travail d’universitaire et il est bien que vous nous invitiez à réfléchir, mais je ne saurais partager votre vision d’une laïcité « de circonstance » : pour moi, la laïcité est un principe inviolable, qu’il faut faire respecter en faisant preuve de fermeté. Au reste, comment espérer convaincre des gens dont l’esprit est fermé aux principes de liberté et de laïcité ?

Je n’accepte pas l’idée selon laquelle une loi serait ressentie comme visant essentiellement l’islam. Je refuse ce procès d’intention, cette tentative de nous donner mauvaise conscience. Je suis, moi, partisan d’une loi : elle s’appuiera sur des principes laïcs.

L’islam ne pouvait être concerné par la loi de 1905 et, s’il est exact que la République peine à établir l’égalité entre les religions, je récuse l’espèce de racisme religieux à l’envers dont font preuve certains intellectuels.

En dépit de toute l’estime que j’ai pour les intellectuels et pour votre travail, je dois dire que votre idée selon laquelle une loi irait à l’encontre de l’objectif que nous visons, n’est pas fondée en réalité. Vous-même devriez bien tenir compte de notre réflexion.

M. Jean Glavany. Il nous est déjà arrivé de travailler ensemble, Monsieur Baubérot, mais, cette fois, j’ai un peu de mal à vous suivre. Cependant, plutôt que de vous accuser d’être un intellectuel coupé de la réalité, je préfère vous poser trois questions concrètes.

Premièrement, le port du voile intégral a deux sources principales, le salafisme et l’idéologie talibane. Ce sont, surtout la seconde, des barbaries. Négocie-t-on avec la barbarie, ou la combat-on ?

Deuxièmement, le port du voile intégral rompt avec le principe d’égalité : « je te vois, mais tu ne n’as pas le droit de me voir. » Face à cela, négocie-t-on ou combat-on ?

Enfin, même consenti, le port du voile intégral est une violence faite aux femmes. Face à cela, combat-on ou négocie-t-on ?

Votre réflexion m’intéresse, mais n’aide pas à résoudre ces questions pratiques qui se posent aujourd’hui aux élus de la République.

M. Jean Baubérot. Nous sommes tous d’accord, je pense, pour avoir ici un dialogue égalitaire. J’userai donc de la même rude franchise que vous.

Je suis assez inquiet quand je vous entends dénoncer l’obscurantisme, puis, tout aussitôt, traiter les universitaires de doux utopistes. Il existe quelque chose qui s’appelle une démarche de connaissance, mais qui est difficilement acceptée en France quand cela s’applique à la laïcité. Je suis beaucoup plus à l’aise à l’étranger, parce qu’on m’y attend sur le sérieux de ma démarche de connaissance, qu’en France, où l’on m’attend sur des positions idéologiques. Il y a là un problème important car la laïcité française est aujourd’hui un paravent derrière lequel on met bien des choses, certaines honorables et d’autres qui le sont beaucoup moins. J’ai ainsi souligné – ce que vous n’avez pas relevé – le paradoxe de la loi de 2004, qui a favorisé l’enseignement privé. Or, en 1965, M. Jean Cornec écrivait, dans un livre intitulé Laïcité, que donner un centime aux écoles privées, c’était pire que Vichy ! Craignez que, si aujourd’hui on réduit la laïcité au problème du voile, on ne s’occupe plus du tout de cette question dans vingt ou trente ans parce qu’on sera passé à encore autre chose.

La laïcité est un ensemble de principes qui s’appliquent à tous, et pas seulement à une religion. Pourquoi ne vous intéressez-vous pas, par exemple, à l’Alsace-Moselle, qui bénéficie d’une dérogation à la Constitution et aux principes fondamentaux qui régissent ce pays, de sorte que la loi de 1905 n’y est pas appliquée, non plus que les lois Ferry ? Admettez que certains, et pas seulement parmi les musulmans, puissent éprouver un sentiment d’inégalité !

Dans une première version de mon texte, je consacrais un plus long développement à la question de l’égalité des sexes et je relevais le paradoxe qu’il y a, pour une assemblée constituée à 80 % d’hommes, issus de partis qui paient pour ne pas avoir à respecter la loi sur la parité, à faire la leçon à l’islam. Et quand j’ai parlé d’exemplarité, vous ne l’avez pas repris. En revanche, je n’ai jamais parlé de négocier, mais, toujours, de combattre. Or, quand on veut combattre, le problème est de déterminer la meilleure stratégie : ainsi pour isoler les extrémistes, car il y en aura toujours. C’est cela mon problème, et c’est un problème qui se pose dans la réalité, pas dans le ciel des Idées !

L’exemplarité est le premier devoir de la République. Elle doit montrer que, pour ce qui la concerne, elle respecte scrupuleusement le principe de l’égalité des sexes. Il y a beaucoup à faire en la matière, mais ce serait un message porteur pour toute une frange de gens qui ont un pied dans la République et un pied au dehors parce qu’ils subissent des discriminations – autre terme que nous n’avez pas repris ! Vous avez sans doute tous lu cet article dans lequel un journaliste du Monde raconte comment il a été handicapé par son prénom : comprenez que des gens deviennent fous à force de se voir reprocher d’être ce qu’ils sont – de se voir reprocher leur être même, non leur vêtement.

Il ne s’agit donc pas de dire que l’alternative est entre négocier et combattre, mais de savoir comment on combat. Un sociologue parle de la réalité. J’essaie de mener des enquêtes de terrain, mes étudiants font de même et, sans pour autant prétendre à l’infaillibilité, c’est sur cela que je fonde ma démarche de connaissance. Or je constate que, depuis 2004, un certain nombre de femmes musulmanes quittent notre pays. À l’occasion d’une enquête, j’en ai rencontré une, docteur en philosophie, qui explique Levinas aux Québécoises « pure laine » comme on dit là-bas : elle est partie après l’adoption de cette loi de 2004 qui, pourtant, ne la visait pas. Nous nous sommes privés ainsi de féministes musulmanes – car il en existe, même sous le foulard d’ailleurs –, de médiatrices. Il faut également savoir que le Québec recrute les immigrés dont il a besoin parce que la France a la réputation d’être un pays où il y a des discriminations ! Cela aussi, c’est une réalité dont il faut parler.

Internet – c’est indéniable – complique les choses mais pas seulement en ce qui concerne l’extrémisme musulman. C’est dans tous les domaines qu’il redistribue les cartes et il nous faudra du temps et bien des tâtonnements avant de maîtriser cet instrument.

Historien, je vous invite à étudier attentivement la période 1899-1904. Le processus était alors le même que celui que vous avez enclenché : on adoptait loi sur loi sans résoudre les problèmes, jusqu’à ce que Clemenceau constate que, pour combattre les congrégations, on transformait la France en une immense congrégation. Vint alors la laïcité de 1905, une « laïcité roseau », une laïcité accommodante, inclusive – à la fois ferme et souple.

En ce qui me concerne, je réfute donc totalement le reproche qu’on me fait d’être hors de la réalité. Pendant vingt ans, j’ai exercé des responsabilités administratives qui m’ont confronté à tous les problèmes que vous relevez aujourd’hui. J’ai essayé de les résoudre et je crois être parvenu à maintenir à la fois les principes de la République et la paix dans mon établissement. C’est pourquoi j’ai suggéré de réglementer au cas par cas : c’est un travail de dentelle, un travail subtil, mais beaucoup plus efficace qu’une loi.

M. le président André Gerin. Je ne puis vous laisser dire que nous ne nous soucierions pas des discriminations.

M. Jean Baubérot. J’ai simplement dit que j’avais prononcé le mot et que vous ne l’aviez pas repris.

M. le président André Gerin. Qu’elle vous ait invité prouve que la mission a le souci d’entendre les chercheurs.

M. Jean Baubérot. Dans ce cas, il ne fallait pas me faire un procès en illégitimité, au motif que les intellectuels seraient coupés des réalités.

M. le président André Gerin. Votre parole est entièrement libre et nous n’avons pas peur du conflit, au contraire. Mais la mission a pour tâche d’enquêter sur la réalité des dérives intégristes, communautaristes et, pour reprendre le terme employé par Jean Glavany, barbares, qui se produisent depuis quinze ou vingt ans sur certains territoires de notre pays. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment combattre ces dérives, avec l’aide du CFCM. Mais nous n’avons pas tranché en faveur d’une loi, contrairement à ce que vous semblez penser ! Nous nous interrogeons seulement, dans l’intérêt des jeunes filles mineures et des enfants.

Enfin, j’y insiste, nous sommes face à un problème, non franco-français, mais géopolitique. Allons-nous rester passifs face à un obscurantisme porteur d’un recul de civilisation ? Que certains, comme le Front national, profitent du malheur des gens ne doit pas nous faire oublier qu’il y a danger, un danger que constatent d’ailleurs unanimement les associations et les musulmans eux-mêmes. Nous avons donc besoin de préconisations fortes.

M. Georges Mothron. Vous nous incitez à la prudence pour éviter la stigmatisation, mais celle-ci est-elle uniquement dirigée contre les Musulmans ? On peut se poser la question quand on voit la réaction des gens qui fréquentent le marché ou les supermarchés de ma circonscription, au spectacle de ces femmes totalement voilées. Et je ne parle pas seulement des vieilles dames françaises, mais aussi des musulmans eux-mêmes. Ceux qui stigmatisent sont plutôt ceux qui tirent les ficelles ! Il nous faut trouver impérativement une solution si l’on veut éviter que la situation ne dégénère. Essayons donc tous ensemble d’y parvenir, en observant la réalité avec humilité et sans nous jeter davantage des accusations à la face.

Mme George Pau-Langevin. J’aimerais avoir votre sentiment, parce que je sais que vous avez étudié le sujet, sur les « accommodements raisonnables » pratiqués au Québec. Plus largement, vous avez justement souligné l’insuffisance des mesures prises pour combattre la discrimination. Que proposez-vous pour améliorer la situation à cet égard ?

M. Jean Baubérot. Je ne tiens pas un discours de moraliste et je ne vous accuse nullement de stigmatiser – comment pourrais-je prétendre vous connaître et vous juger ? Je parle de représentations symboliques et de stigmatisation ressentie et cela suppose de se placer précisément sur le terrain dont vous avez voulu m’exclure : celui de la réalité.

Et, puisque vous êtes revenus à plusieurs reprises sur le sujet, je dirai que votre premier interlocuteur devrait être le Conseil français du culte musulman, le CFCM. L’État a beaucoup travaillé pour mettre sur pied cette institution, il faut qu’il soit cohérent avec lui-même et qu’il travaille maintenant avec elle. Or le CFCM a eu le sentiment d’être mis sur la touche avec la loi de 2004. Il ne faut pas que cela se reproduise. Le CFCM, avec ses conseils régionaux, est un médiateur important pour lutter contre le port du voile intégral.

« Lutter », dis-je ; en tout cas, mener un travail de fond, de longue haleine, pour lequel la loi ne me semble pas le meilleur instrument. En une telle matière, on ne va pas droit au but. Comme au billard, il faut passer par des zigzags pour mettre la boule dans le trou. Le premier problème étant d’isoler les extrémistes, en évitant qu’il y ait un amalgame entre eux et ceux qui ont un ressenti victimaire. Or une loi, à cause de sa forte portée symbolique, risque de rendre l’extrémisme attractif pour ces gens dont je parlais, qui ont un pied dedans et un pied dehors et qui, aujourd’hui en situation de faiblesse, peuvent devenir demain des médiateurs. On a trop peu l’habitude en France de la médiation, qui fonctionne pourtant très bien dans certains pays. Or, ne nous faisons pas d’illusions : notre pays ne sera jamais un paradis sur terre. Les atteintes aux principes républicains demeureront. Aujourd’hui, elles sont multiples. Je ne conteste pas qu’il y ait des problèmes : je conteste le fait qu’on en ait isolé un.

Qu’il y ait barbarie, je ne le conteste pas non plus, mais, je le répète, l’habit ne fait pas le moine, ni la barbarie en l’occurrence. Ce qui compte, c’est ce qui se passe dans la tête des gens. Ils peuvent laisser dominer leur esprit, mais ils peuvent aussi changer, comme les staliniens de naguère. Et il est heureux à cet égard que la France ait refusé toute loi d’inspiration maccarthyste ! Or vous me semblez précisément vous inscrire aujourd’hui dans une optique maccarthyste. On ne peut figer les gens. L’histoire, cela existe, et il faut en tenir compte pour définir la stratégie la plus efficace possible.

Dans cent ans, les historiens jugeront votre travail comme ils ont jugé celui de vos prédécesseurs de 1899-1904. Et ils le feront en se demandant si ce travail a été, en définitive, utile à la République ou, au contraire, contre-productif. Or le but, je le répète, ne s’atteint pas en droite ligne. Je vous invite à réfléchir à ce point.

J’en viens à l’accommodement raisonnable, qu’on peut définir comme une tentative pour dépasser l’antagonisme entre une uniformisation qui ne fonctionne plus dans les sociétés pluriculturelles, d’une part, et la juxtaposition de communautés, d’autre part. Il est accordé à l’individu au cas par cas, sous réserve qu’il n’ait pas un coût excessif pour la collectivité, qu’il ne porte pas atteinte aux droits des autres membres de cette collectivité et qu’il ne contrevienne pas à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. La méthode apparaît assez efficace pour inclure dans la société ceux qui ont « un pied dedans, un pied dehors ».

M. le président André Gerin. Je vous prie de respecter la décision de la représentation nationale, qui a créé cette mission, et de considérer que nous sommes capables d’assumer nos responsabilités politiques – mais aussi d’entendre ce qu’on nous dit.

M. Jean-Paul Garraud. Au moins avons-nous une explication franche, qui nous permet d’avancer et d’aller au cœur du sujet. Le propre même de la démocratie n’est-il pas se donner des lois ? Et comment lutter autrement contre les dérives que nous constatons ? Nous apprécions que vous nous fassiez part de votre réflexion d’historien et de sociologue, mais je ne vois pas à quelle conclusion pratique elle aboutit. Si nous plions comme votre roseau, qu’en sortira-t-il ? Que proposez-vous d’autre ?

La réflexion est une chose, mais l’intellectualisme en est une autre. N’est-il pas un paravent dont se servent certains pour rendre acceptable un combat contre la démocratie ? À tout le moins, n’est-ce pas un moyen d’éluder les problèmes – en l’occurrence, celui d’une barbarie à combattre ?

M. Pierre Forgues. Négocier, nous savons faire et nous le faisons tous les jours. Mais on ne peut pas négocier avec tout le monde – par exemple avec les négationnistes. Certes, vous dites que la question n’est pas là, mais dans la recherche de la solution la plus efficace, et que nous serons jugés là-dessus. Je répondrai que seul l’avenir tranchera cette question de l’efficacité et qu’en attendant, nous devons mettre en œuvre des principes qui, selon moi, sont inviolables.

J’admets que vous êtes dans votre rôle d’universitaire en nous poursuivant dans nos retranchements mais la conception de la laïcité que vous défendez est décidément celle d’une laïcité de circonstance. La République doit se défendre en affrontant la réalité telle qu’elle est et en s’appuyant sur ses principes. Quant au jugement de l’histoire…

M. Jean Glavany. Je ne suis pas contre les accommodements raisonnables quand ils ne mettent pas en jeu les principes de la République. Pourquoi, par exemple, refuser d’aménager les menus des cantines scolaires ? Après tout, pendant des années, on y a servi du poisson le vendredi et, si l’on fait preuve d’honnêteté intellectuelle, on voit mal les raisons de refuser à l’islam ce qu’on n’a pas su refuser à une autre religion. Mais il en va autrement de la pratique qui consiste à occulter le visage : à ma connaissance, aucune autre religion n’a jamais cherché à l’imposer et il ne peut y avoir en la matière d’accommodement raisonnable.

S’agissant du CFCM, je serais assez enclin à vous suivre, bien que je conteste les conditions de sa création, assez analogues à celles qui, au début du XIXe siècle, avaient présidé à celle de la représentation des juifs, avec un sanhédrin convoqué par l’Empereur. Cependant, je constate que ce conseil refuse catégoriquement de dénoncer le port du voile intégral comme une pratique intégriste extrémiste, parlant seulement de « pratique minoritaire » et, dans ces conditions, l’idée de s’appuyer sur lui me paraît un peu vaine.

M. Pierre Cardo. Je ne retiendrai pas l’idée de l’accommodement raisonnable, dont je ne sais trop ce qu’elle recouvre, mais je fais mien votre propos, Monsieur Baubérot, selon lequel l’essentiel est de déterminer la mesure la plus efficace pour enrayer l’action d’une minorité agissante sans pour autant se mettre tout le monde à dos. Ce moyen est-il une loi, et si oui, laquelle ? Sinon, de quoi peut-il s’agir ? D’autre part, estimez-vous que la loi votée à la suite des travaux de la commission Stasi a eu quelque effet ?

M. Jacques Myard. Quand vous nous accusez de maccarthysme, personne ici ne peut accepter un tel anathème. D’autre part, il me semble important de signaler qu’au Québec, des réactions très violentes se font maintenant jour contre certaines pratiques religieuses, qui sont le fait d’une minorité sectaire.

Quant au jugement de l’histoire, laissons-le aux archéologues du futur ! Vous avez tort de nier la force symbolique de la loi. À vous suivre, la loi de 1905 n’aurait jamais vu le jour ! Il est des moments où la loi doit rappeler des principes, quitte à contraindre et, effectivement, à stigmatiser. C’est pourquoi votre démarche intellectuelle me met fondamentalement mal à l’aise.

M. Jean Baubérot. Face au négationnisme, vous avez bien dû faire appel aux historiens. Ne les sortez pas du placard quand vous avez besoin d’eux pour les y remettre ensuite. Face à une démarche de haine, une démarche de connaissance est indispensable. Cela étant, je ne prétends pas lire l’avenir comme dans le marc de café. Simplement, le travail d’un historien, c’est aussi de considérer le devenir historique, d’étudier comment le jugement sur un fait peut se modifier au fil du temps, comment ce qui était socialement évident à une époque ne l’est plus à une autre. L’examen de ces renversements nous invite à nous projeter dans l’avenir pour nous interroger sur le jugement qu’on portera à notre égard.

Je regrette de ne pouvoir parler plus longuement de la loi de 1905. Ce ne fut pas une loi de contrainte ou d’interdiction et ses articles furent votés par des majorités variables. Elle mécontenta aussi bien la Libre Pensée que le pape, mais les évêques, eux, l’ont acceptée et Brunetière, qui avait la ferveur des convertis, disait : « La loi nous permet de croire ce que nous voulons, et de pratiquer ce que nous croyons. » C’est ce genre de mesures positives qui permettent le mieux d’isoler les extrémistes. La France a un peu trop l’idéologie de la loi et pas assez l’habitude de la médiation, qui n’est pas la négociation – elle suppose de recourir à des intermédiaires culturels qui puissent discuter pied à pied et démonter des argumentaires figés et dogmatiques.

On peut contester la manière dont le CFCM est né, mais il existe et le traiter par-dessus la jambe ne peut qu’être mal ressenti. « Laissez-nous convaincre », dit-il. Eh bien, il faut admettre que ce travail de persuasion, de discussion pied à pied peut être plus productif que l’emploi de stéréotypes synthétiques.

Médiation, dispositifs sociaux, réglementation, travail avec le CFCM, lutte contre la discrimination, préférence donnée aux projets positifs : tout cela, à mon avis, serait plus efficace qu’une loi.

M. le président André Gerin. Je vous remercie de nous avoir exposé votre position. Ce sera versé au débat.

- Audition de M. Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

M. le président André Gerin. Monsieur, vous êtes sociologue, directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et universitaire. Vous avez longuement étudié l’influence de l’islam sur les jeunes des quartiers populaires et vous dispensez un cours sur « l’islam en prison ».

Comment expliquez-vous le succès aujourd’hui d’une forme de pratique islamique très attachée à un retour aux origines ? Est-ce la traduction d’un défaut d’intégration de la société française ou l’expression d’un véritable courant théologique, avec des enjeux géopolitiques ?

Sous quelles influences pensez-vous que les thèses favorables au voile intégral se sont propagées en France et en Europe ?

Pensez-vous que les sites Internet communautaristes soient influents en France ? On nous parle, lors de nos auditions, d’un décalage entre le contexte français et les cyberfatwas, auxquelles certains musulmans se réfèrent alors qu’elles sont totalement étrangères à ce contexte français et européen.

Il semble que le voile intégral soit revendiqué par des femmes d’origine européenne converties. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Certains font valoir que l’islam peut difficilement accepter les principes d’une République laïque. Nous aimerions avoir votre point de vue sur la question.

M. Fahrad Koshrokhavar. Monsieur le président, les questions que vous avez posées sont essentielles et je ne saurais y répondre de manière exhaustive.

On ne peut parler d’un retour aux origines, mais d’un retour aux origines mythifiées. La burqa serait apparue au cours du XIXe siècle et on ne saurait donc faire remonter son ancienneté à 1400 ans. Il s’agit d’une recomposition, d’une revisite auxquelles les anthropologues, les sociologues et les historiens sont fréquemment confrontés : le passé qui sert de référence est déjà remodelé, restructuré, revu selon le point de vue des acteurs qui s’en réclament.

On trouve dans le Coran un certain nombre de sourates allant dans le sens du voilement, mais celles-ci donnent lieu à des interprétations divergentes. En Égypte, le grand mufti d’Al Azhar a refusé la burqa comme n’étant pas une obligation islamique ; les Frères Musulmans ont rejeté ce refus et demandé sa démission en se référant à une autre lecture du Coran. Certaines ou certains ont trouvé dans le texte sacré la justification et la légitimation de la burqa, alors que d’autres la rejettent au nom même des sourates. J’ajoute que les divergences sur la signification d’un mot peuvent s’expliquer par la structure même de la langue arabe.

Le phénomène semble lié à la réaction des sociétés musulmanes à la modernisation perçue comme impérialiste ou remettant en cause la structure communautaire, la Umma, et non à un désir de conformité à une vision de soi cautionnée de manière indubitable par le Coran.

Le voile n’est pas un phénomène sectaire dans la mesure où n’existent pas d’organisation identifiable, ni de personnage charismatique fédérant les personnes autour d’un certain nombre de normes. Pour autant, on y décèle une dimension sectaire : en portant le voile, je suis une bonne musulmane et je me sépare des autres qui ne le sont pas. Le voile intégral est une façon de souligner primordialement la séparation des purs et des impurs, des musulmans et des non musulmans, ou des vrais musulmans et des musulmans inauthentiques.

Il n’y a pas de tradition maghrébine allant dans le sens du voile intégral, même si l’écrasante majorité des femmes musulmanes de France sont d’origine maghrébine. Le port du voile est une manière de souligner l’appartenance à une sorte de « néo Umma » imaginaire transcendant les frontières, les origines ethniques et géographiques et affirmant la prépondérance d’une foi intégrale, dissociée des appartenances nationales. Cela va plus loin qu’une révolte politique au nom d’un islam radical contre les nations impies.

Ces formes de comportement sont liées également à un contexte européen marqué par une sécularisation intense. On peut alors parler de provocation ou de contre-provocation. C’est la raison pour laquelle il me semble, à titre personnel, qu’une loi contre la burqa entraînerait d’autres conséquences : pourquoi pas une loi contre les barbes touffues couvrant la totalité du visage ? Ou contre les turbans ? On risque de rentrer dans une logique de provocation et de contre-provocation pour une minorité infime des musulmans français ou européens, et de créer « l’envie d’en découdre » sur le plan symbolique.

Il serait plus utile de se placer sur un terrain humoristique et de combattre la burqa et ces phénomènes sectaires en créant une mode « burqa unisexe », que de faire, avec un sérieux mortel, des lois qui seront à l’origine d’autres provocations et risqueront de nuire à la formulation sereine d’une attitude républicaine. Déjà, de nouveaux types de voile intégral apparaissent, comme les semi tchadors à la chiite. Faudra-t-il donc faire une autre loi, dans la mesure où ils sont différents de la burqa ou définir celle-ci de manière synoptique en y englobant aussi les tenues qui font que les femmes montrent leur nez, leurs yeux et leur bouche tout en dissimulant de manière hermétique le reste du corps et surtout le reste du visage ? La loi ne fera que conforter la volonté des minorités concernées de se démarquer des autres.

J’ai travaillé et je continue à travailler sur les prisons. Celles-ci sont surpeuplées. Inutile d’y ajouter quelques centaines de femmes « survoilées ». Pourquoi pousser à la radicalisation ? Si le port du voile intégral est considéré comme un délit, en cas de résistance, on en fera un « menu » crime, avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir.

Il y a quatre ans, des femmes en burqa étaient venues visiter leur mari islamiste. On leur avait refusé l’accès à la prison parce qu’on ne pouvait pas les identifier. Il me semble d’ailleurs que la panoplie des textes existants, une fois complétée, permettrait de circonscrire le phénomène et d’en atténuer, sans en avoir l’air, l’aspect provocateur.

Certains se sont référés à la loi de 1905. Mais ce qui était approprié à l’époque ne l’est pas nécessairement actuellement : on avait à faire à des comportements de gens « sérieux », alors que ceux d’aujourd’hui s’apparentent davantage au jeu du chat et de la souris.

Tout en déplorant l’extension de la burqa, je considère que la manière la plus adaptée n’est pas de faire des lois d’en haut. Cela dit, c’est une opinion tout à fait personnelle et je comprends parfaitement que vous puissiez ne pas être d’accord avec moi.

Plus du quart des cas que je connais concernent des converties – cinq sur 17 dans une ville proche de Paris, par exemple. On ne peut pas expliquer le phénomène par des raisons patriarcales, bien au contraire : les filles concernées ne se laissent pas marcher sur les pieds. Si elles portent le voile intégral, c’est qu’elles le veulent. Si elles le veulent, c’est en raison de leur conception de la foi, laquelle est évidemment aux antipodes de celle de la majorité des musulmans. Elles veulent s’affirmer et en découdre, sur le plan symbolique, avec les autres.

Vous devez avoir une conscience aigue de la nature de la burqa. Dans l’écrasante majorité des cas, sociologiquement et anthropologiquement parlant, elle n’est pas l’expression de femmes attardées qui voudraient revenir à un système de patriarcat généralisé à travers l’intégralité de leur vêture. C’est une réaction en partie régressive et répressive à une modernité ressentie comme n’ayant plus de signification.

L’écrasante majorité des musulmans, en France comme en Angleterre, désapprouve la burqa. Mais elle désapprouve, sans que ce soit contradictoire, une loi contre la burqa. Il faut tenir compte de cette double attitude. Une loi contre la burqa serait ressentie comme une loi contre les communautés musulmanes de France. Si vous en faites une, vous risquez de traumatiser des personnes qui n’ont rien à voir avec la burqa et qui la rejettent.

Dans ma pratique quotidienne de sociologue, j’ai relevé la faiblesse de la médiation en France, l’absence d’instances autres que celles de l’État, qui interviennent pour restreindre ou circonscrire des phénomènes qu’une grande partie de la société considère comme n’étant pas acceptables. Il en va tout différemment aux Pays-Bas, où cette pratique est très répandue. Elle permet de désamorcer certains problèmes, par exemple ceux qui ont pu surgir avec la communauté musulmane au moment du meurtre de Théo Van Gogh. Il serait intéressant de renforcer en France les groupes de médiation. Les mairies et les collectivités locales devraient s’y consacrer avec davantage de conviction.

M. le président André Gerin. Vous avez dit qu’il n’y avait pas de médiation ? Selon moi, depuis vingt ans, il y en a trop eu. Et c’est l’ancien maire de Vénissieux, qui s’est occupé du dossier symbolique du quartier des Minguettes, qui vous parle.

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que si nous parlons du voile intégral et de ce qu’il représente, c’est parce que nous constatons depuis quinze ou vingt ans, dans la société française, la progression de dérives intégristes – que la mission qualifie d’« idéologie barbare ». On parle des femmes converties et consentantes. Mais j’aimerais qu’on parle aussi des mineures de moins de dix-huit ans, des adolescentes auxquelles on impose, notamment, certaines tenues vestimentaires. S’agit-il d’une dérive intégriste ? S’il y a des médiations à faire, lesquelles ?

Toutes les semaines, dans la région lyonnaise, les services de l’état civil reçoivent des femmes voilées intégralement, qui n’ont pas droit à la parole ; elles sont accompagnées par des hommes qui menacent les fonctionnaires. Nous avons envie de parler de tels problèmes avec les représentants du culte musulman. Nous voulons faire en sorte que l’islam et la religion trouvent leur place dans la République.

Depuis le mois de juillet, on nous dit que le phénomène du port du voile intégral est minoritaire, dérisoire et éphémère. Or, derrière ce phénomène, se profile un autre problème : une ingérence intégriste dans la vie civile, l’islamisation de certains territoires de notre pays. Il ne s’agit pas de les diaboliser, mais d’y mettre le holà.

Vous nous parlez de la loi. Mais de quelle loi ? Nous n’avons pas décidé, a priori, d’en faire une sur le voile intégral.

M. Farhad Khosrokhavar. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je me suis exprimé « au cas où ».

M. le président André Gerin. Ce qui nous intéresserait, c’est d’avoir une ou plusieurs lois positives, notamment sur ces mouvements intégristes ou salafistes qu’il faudra bien, à un moment, caractériser. Le communautarisme et l’intégrisme sont de plus en plus présents dans la société française.

Il faut, certes, éviter toute stigmatisation. Mais les musulmans se sont sentis stigmatisés avant la mission par cette pratique. Et ils sont nombreux, parmi eux, à se demander pourquoi on laisse faire. Quoi qu’il en soit, nous voulons mettre tous les éléments de la question sur la table.

M. Jacques Myard. Le retour à un âge d’or reconstitué du temps du Prophète est un élément important du fondamentalisme. Il amène, pour être conforme à la parole divine, à nier le progrès de la société. Reste que certains intégristes sont très éduqués : ingénieurs, informaticiens, etc. Pourriez-vous affiner votre analyse ? Au-delà de la démarche religieuse, n’y aurait-il pas une démarche quasi politique visant à instituer un modèle de société qui n’est pas le nôtre ?

La provocation humoristique et la médiation que vous préconisez ne semblent pas pouvoir aboutir. En effet, le credo de cette démarche politique est fondé sur la non égalité des sexes, la femme dans une situation de dhimmitude, etc. Rajoutez-y le quasi fanatisme religieux de certains, et vous comprendrez qu’à un certain moment, il faut marquer des limites – ce qu’ont fait un certain nombre d’États, où l’islam est une religion officielle. Cela dit, je reconnais que vous avez fait une très bonne analyse du phénomène.

M. Georges Mothron. Vous avez dit qu’en Angleterre, notamment, une très grande majorité des musulmans n’acceptait pas le port du voile intégral et qu’une très grande majorité ne souhaitait pas, pour autant, que l’on légifère sur le sujet.

Je voudrais faire un rapprochement avec ce que nous avons fait en 2004 s’agissant du port du voile dans les établissements scolaires. A l’époque, cela a fait beaucoup de bruit, mais aujourd’hui, la loi est respectée à quelques exceptions près et nous n’en parlons plus. En Grande-Bretagne, le problème subsiste.

Mme Sandrine Mazetier. Merci de votre exposé et de l’humour que vous y avez su y mettre. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par « médiation » ? Pouvez-vous nous parler des femmes et des féministes musulmanes ? Ce qui a été fait dans certains pays est-il transposable en France en raison, notamment, de l’absence de structure intermédiaire entre les pouvoirs publics et les individus ?

Mme Pascale Crozon. Merci de nous avoir permis d’y voir un peu plus clair. Dans les quartiers, dans le cadre de la politique de la ville, on a beaucoup travaillé sur la médiation. Or les résultats ne sont pas là. Comment faire ?

Dans la ville où je suis élue, j’ai constaté que des femmes que l’on voyait auparavant tête nue mettent maintenant le voile. Comment percevez-vous le phénomène ? Comment pensez-vous qu’il va évoluer ? Êtes-vous optimiste ? Je ne crois pas beaucoup à l’idée selon laquelle les femmes ont mis ce voile d’elles-mêmes.

M. Pierre Cardo. Pour l’avoir pratiquée, je considère que nous ne sommes pas armés pour la médiation. La société française n’est pas prête, et les maires n’y sont pas habitués. Il faudra nous donner les moyens d’en faire.

M. Farhad Khosrokhavar. Je suis français par naturalisation. J’ai fait mes études en France. Je suis ravi et honoré d’être français. Cela étant, je suis à cheval sur plusieurs autres cultures – Angleterre, États-Unis, monde musulman. La sécularisation et la laïcité à la française sont une aubaine, à condition d’être revisitées. D’ailleurs, tout le monde revisite. On a dit que les fondamentalistes revisitaient la foi. Les réformistes musulmans font exactement la même chose, si ce n’est qu’ils attribuent des vertus démocratiques au Prophète.

Ce que je vais dire risque de vous déplaire et j’espère que vous me le pardonnerez. Le problème réside essentiellement dans la manière frontale dont, en France, on aborde ces questions. Cette attitude est inscrite dans la culture politique. Le communautarisme est perçu comme une injure. Dès qu’un groupe est perçu comme communautariste, il perd sa légitimité.

Les sociologues parlent aujourd’hui de formes modérées de communautarisme. Ce « communautarisme modéré », dans le sens d’adhésion à des formes de communautés intermédiaires sans remise en cause de l’adhésion à la République, n’est pas à rejeter dans un monde marqué, précisément, par la dilution du politique.

Pourquoi ne pas opposer au communautarisme des « burqinistes » une sorte de communautarisme positif des femmes républicaines ? La loi de 2004 a eu des aspects indéniablement positifs dans l’école publique. Elle a eu aussi pour effet de renvoyer une partie des filles voilées dans l’école catholique et d’autres à la maison – et sans doute dans les écoles musulmanes qui devraient être admises prochainement par la République. Mais surtout, elle a totalement délégitimé le foulard. Toute forme de foulard est perçue comme illégitime, soit fondamentaliste, soit archaïque, soit antiféministe, soit contraire aux fondements de la République.

En France, des femmes qui portent le foulard et qui peuvent se réclamer de la République ne pourraient pas combattre la burqa alors que c’est possible en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. Dans notre pays, les seules qui puissent le faire sont celles qui ne portent pas le foulard. Or celles qui ne portent pas le voile n’ont aucune sorte de légitimité face à celles qui portent la burqa, voire face aux femmes musulmanes qui ont une attitude ambivalente en la matière.

Notre loi nous a privés de l’appui des « voilées républicaines », qui pourraient se réclamer de la liberté républicaine, de l’égalité, de la lutte contre la polygamie et contre toutes sortes de stigmatisations de la femme. Comme sociologue, je crois que l’on a besoin de ces femmes-là.

Qu’on le veuille ou non, le foulard est un insigne religieux, qui continuera à exister dans le monde musulman et dans le monde occidental. L’islam est devenu la seconde religion dans nombre de pays européens. On ne peut pas lutter frontalement contre lui, mais on peut en neutraliser, de l’intérieur, la signification patriarcale ou fondamentaliste.

On observe, depuis une dizaine d’années, une fermeture des quartiers. La place centrale, qui était fréquentée par des femmes, y est devenue l’exclusivité des hommes. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas suffisamment de lois, mais parce qu’on a exclu de la scène légitime et de l’espace public légitime français les femmes qui auraient pu, d’une manière ou d’une autre, défendre la République tout en portant des insignes religieux.

J’ai été étonné de voir, à l’université de Harvard et à celle de Yale, le nombre de filles d’origine maghrébine, voire maghrébo-française, qui portaient le voile. Elles m’ont expliqué qu’elles n’avaient pas d’avenir en France comme filles portant le foulard.

Soyons conscients du fait que la laïcité ne consiste pas à exclure, mais à intégrer au nom de l’idéal républicain d’égalité, de fraternité et de liberté. Je vous invite à avoir une attitude un peu plus « complaisante » face à ces phénomènes, ce qui vous dispensera de refaire une loi tous les deux ou trois ans. Pourquoi faire une loi sur la burqa qui ne pourrait être qu’une loi contre la burqa ? Les communautés intermédiaires et les groupes de médiation que je préconise devront comprendre des femmes portant le foulard et qui combattront contre la burqa.

M. le président André Gerin. La mission n’entend pas du tout rouvrir le débat sur la question du foulard. Nous traitons ici de la question du voile intégral.

M. Farhad Khosrokhavar. Les deux questions sont liées, malheureusement.

M. le président André Gerin. Nous traitons de la dérive intégriste et fondamentaliste dans certains territoires français, laquelle est apparue bien avant 2004.

M. Jean-Paul Garraud. Monsieur le directeur, selon vous, nous pourrions envisager une sorte de communautarisme atténué. Or, par définition, le communautarisme fait prédominer les valeurs de ceux qui sont dans la communauté sur les valeurs de la société. A terme, il fait exploser la République, fondée sur nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Pour moi, il n’y a pas de demi-mesure. Tolérer une sorte de communautarisme serait un aveu de faiblesse de la démocratie – qui ne pourrait ou ne voudrait pas s’y opposer.

M. Farhad Khoroskhavar. D’abord, j’ai parlé de communautarisme « modéré », et non « atténué ». Ensuite, on peut faire des dichotomies assez tranchées entre républicanisme et communautarisme, mais la réalité est faite de degrés et de nuances.

On pourrait considérer le foulard comme un insigne religieux à titre privé. Or on ne le fait pas. Par une sorte d’essentialisation, on pense que le foulard est l’expression d’un communautarisme. Pourtant, ce n’est pas toujours vrai. Actuellement, une conseillère de M. Obama porte le foulard. En Angleterre, des policières portent le foulard, des policiers portent le turban. Ce n’est pas parce qu’il y a un communautarisme en Angleterre, mais parce que, là-bas, on essaie d’exploiter ce genre de phénomènes pour intégrer les populations musulmanes à la société anglaise. En France, la République n’est pas si fragile qu’elle puisse succomber aux coups de quelques foulards ou de quelques communautarismes modérés. Et elle sera d’autant plus solide qu’elle saura répondre en neutralisant le sens de ces symboles religieux.

Vous avez été plusieurs à soulever la question du fondamentalisme religieux derrière ces phénomènes. Comment faire pour combattre le fondamentalisme sous ses nombreuses formes ? Je pense aux néo-salafistes, qui sont quelques dizaines de milliers, aux walabites, voire à l’UOIF, l’Union des organisations islamiques de France, qui a des dimensions communautaristes. On peut les « apprivoiser », mais cela suppose d’instaurer un vrai dialogue sans imposer certaines normes au nom d’une transcendance républicaine, dont la signification évolue avec le temps. Pendant longtemps, les homosexuels ont été rejetés. Les femmes ont été exclues dans la mesure où on ne leur accordait aucune spécificité au nom de l’universalisme républicain ; aujourd’hui, on s’en accommode. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire la même chose avec les musulmanes modérées dont on ferait les « fers de lance » de la République contre les fondamentalismes. Je suis persuadé que des filles et des femmes seraient ravies d’appartenir à la République tout en portant le foulard et en combattant ces phénomènes.

M. le président André Gerin. Je vous remercie.

- Audition de M. Jean-Michel Ducomte, président de la Ligue de l’enseignement

M. le président André Gerin. Monsieur le président, vous êtes avocat, maître de conférences en droit public à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, et vous dispensez un enseignement sur la place des religions dans la société. Nous aimerions connaître votre regard sur le développement de la pratique du port du voile intégral. Est-ce avant tout l’expression d’un malaise identitaire de la part de la jeunesse ? Faut-il y voir une réelle influence du fondamentalisme ? N’est-il pas surprenant de voir de nombreuses jeunes filles européennes converties à l’islam adopter cette pratique rigoriste ? Pour nous, derrière la question du voile intégral, il y a celle du développement d’un mouvement intégriste et communautariste et de ses conséquences. Selon vous, quels sont les droits de l’Homme mis en cause par cette pratique ? La laïcité vous paraît-elle mise à mal par l’extension de ce phénomène ? Enfin, quelle est votre opinion sur une éventuelle interdiction de cette pratique ?

M. Jean-Michel Ducomte. C’est en qualité de président de la Ligue de l’enseignement que je m’exprime ici, même si je ne saurais ignorer totalement ce que je suis par ailleurs.

La question dont s’est saisie votre mission me paraît essentielle. A bien des égards insupportable, elle mérite débat et exige que, dans une logique éducative, on essaie d’y apporter une réponse. La Ligue de l’enseignement considère qu’elle ne requiert pas le recours à une loi, à la rédaction improbable et à l’application incertaine. Bien plus, je crois qu’il ne s’agit pas d’une question de laïcité.

Souvenons-nous – n’y voyez aucune provocation – la fière affirmation de la Constitution albanaise, selon laquelle l’Albanie était le premier pays athée du monde : le système s’est effondré, et on assiste aujourd’hui à un « retour du refoulé » particulièrement vif. Il est toujours dangereux d’adopter des logiques législatives qui ne visent qu’à se rassurer, sans analyser jusqu’au bout la question posée. J’observe, par ailleurs, que la réglementation ou l’interdiction du port de tel ou tel vêtement accompagne le plus souvent des logiques autoritaires. Si les femmes se virent interdire longtemps le port du pantalon, c’est parce que cela ne plaisait pas à Bonaparte !

Le port du voile intégral, qu’il soit volontaire ou imposé, nous choque et nous scandalise par ce qu’il représente de mépris assumé à l’égard de la femme, de revendication d’une infériorité de statut et de condition, qui dénoncent cyniquement les progrès laborieux accomplis depuis plus d’un siècle grâce à des combats résolus. Pour certains, il révèle une posture clairement réfractaire aux principes de liberté et d’égalité qui fondent le pacte républicain. D’autres soulignent que l’adoption d’un tel comportement, outre ce qu’il exprime de relégation volontaire ou assumée, peut méconnaître des exigences d’ordre public – par exemple la nécessité, dans telle ou telle situation, de prouver son identité.

Les comportements vestimentaires dont nous parlons traduisent vraisemblablement une conviction. Mais sont-ils, dans le cas qui nous préoccupe, plus révélateurs que le port de la barbe ou de certains vêtements par des hommes ? Ce n’est pas le vêtement en lui-même qui choque. C’est le fait qu’il révèle un attachement religieux. Et c’est la conception du statut de la femme que cet attachement religieux pourrait révéler.

Prenons garde de ne pas nous faire, d’une façon ou d’une autre, les prescripteurs d’un avenir radieux que chacun devrait partager. Le port du voile intégral n’est pas anodin, mais ce serait une erreur que de l’interdire. Toute mesure allant dans ce sens stigmatiserait la communauté musulmane et, au sein de cette communauté, celles qui ont le plus à espérer des vertus émancipatrices de la laïcité républicaine.

Posons-nous quatre questions.

Premièrement, est-ce qu’une loi est nécessaire, dès lors que l’on admet le caractère pour partie insupportable de la situation ? Le droit positif existant n’est-il pas de nature à nous offrir des réponses ?

Deuxièmement, si une loi était nécessaire, serait-elle possible ? Autrement dit, qu’y mettrait-on ? Qu’interdirait-on, et comment ?

Troisièmement, s’il était effectivement possible de rédiger une loi, serait-elle utile dans son application ?

Enfin, peut-on tenter de mesurer les conditions dans lesquelles elle serait appliquée ? Le législateur doit en effet se méfier des textes d’exorcisme, dont la mise en œuvre est impossible et qui ne règlent rien.

Une loi est-elle nécessaire ? J’en doute, si je me réfère au droit positif. Tout d’abord, les deux décrets de 1999 et de 2001, relatifs à la délivrance de la carte d’identité et du passeport, imposent des photos tête nue ; ils ont été validés par le Conseil d’État, dans un arrêt du 27 juillet 2001. Par ailleurs, le statut personnel des individus, tel qu’il ressort du code civil, fait prévaloir une conception assez largement laïque. Et diverses démarches individuelles exigent la preuve de l’identité de la personne : par exemple, une mère de famille ne peut pas aller chercher son enfant à la sortie de l’école si elle n’est pas en situation d’apporter la preuve de son identité – et il est évident que le port du voile intégral est de nature à y faire obstacle. De même, l’utilisation de certains équipements publics peut être refusée, pour des raisons de sécurité ou sanitaires, à des personnes dont l’habillement ne serait pas adapté. Nous avons tous en tête, à ce sujet, le débat récent sur ces substituts de voile intégral, appelés burkinis, que certaines femmes voulaient imposer lorsqu’elles fréquentaient des piscines publiques ; leur interdiction a suscité des recours, mais elle n’a pas été censurée.

En revanche, une mesure générale que représenterait un texte de nature législative, dès lors qu’elle viserait une population particulière identifiée moins par sa façon de s’habiller que par les attachements religieux que révèle son comportement vestimentaire, encourrait, tant devant le Conseil constitutionnel que devant la Cour européenne des droits de l’homme, le risque d’être censurée.

La seule façon efficace d’aborder le problème est de se placer sur le terrain de l’ordre public. En quoi l’ordre public républicain est-il de nature à être altéré par le port du voile intégral ? Les textes actuels, législatifs ou réglementaires, adoptés notamment par les maires dans le cadre de leurs pouvoirs de police, ne sont-ils pas suffisants pour régler les difficultés que peut entraîner le port du voile intégral par quatre cents femmes ? Pour moi, une loi serait surabondante par rapport aux textes existants.

Je considère donc qu’une loi n’est pas nécessaire. Mais quand bien même elle le serait, serait-elle possible ? Quel contenu conviendrait-il de lui donner ? Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire de l’État l’arbitre des élégances vestimentaires, mais tout d’abord, quel type de voile interdire ? Que couvre le « voile intégral » dont on parle ? A partir de quel niveau de couverture l’interdiction commencera-t-elle ? Je vous renvoie au rapport de la commission Stasi et à sa distinction entre l’ostensible et l’ostentatoire. A partir de quand peut-on considérer qu’il s’agit d’un comportement de nature à affecter l’identité républicaine ? Est-ce que la couleur sera prise en compte ? Le vêtement devra-t-il couvrir le front, la bouche, les yeux ?

Ensuite, dans quels lieux interdire ? On évoque souvent « l’espace public », mais celui-ci se distingue des « lieux publics ». L’interdiction vaudra-t-elle dans la rue, dans les administrations, au domicile ? Si on n’y prendre garde, la volonté de se rassurer risque de se muer en logique liberticide et l’on risque d’héroïser les victimes de l’interdiction.

J’en arrive à la troisième question : une loi serait-elle utile ? L’utilité d’un texte se mesure aux effets que l’on cherche à lui faire produire. Je n’ose pas croire que notre seule préoccupation soit de soustraire à notre regard un comportement qui nous dérangerait. Mais l’interdiction serait-elle le meilleur moyen de faire changer les comportements ?

Dans le cas de la loi sur le port du voile à l’école, certains considèrent que la loi a eu une dimension partiellement pédagogique, d’autres observent qu’elle a également abouti à des cas de déscolarisation ; il faudra donc faire le bilan. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en luttant contre un signe qu’on lutte efficacement contre sa signification. Et ce n’est pas par une interdiction mais par la constitution de droits nouveaux qu’on lutte contre les discriminations. En adoptant une logique d’interdiction à l’égard de populations marginalisées, on s’expose à être contreproductif.

Dernière question : une loi pourrait-elle être appliquée ? Et qui serait chargé de veiller à son application ? Je n’ose imaginer que l’on procèderait à des dévoilements de force sur la voie publique ou dans des lieux déterminés. Il faudrait créer une infraction spéciale, susceptible de donner lieu à l’établissement d’un procès-verbal, lequel permettrait éventuellement de tirer les conséquences de l’inapplication de la loi.

On peut répliquer qu’il s’agit simplement de savoir si, dans tels lieux, à telles occasions, le port de ce type d’appareil vestimentaire est de nature à être interdit. Mais, encore une fois, c’est une question d’ordre public, à laquelle répondent les textes tels qu’ils existent aujourd’hui. Lorsqu’on interdit à une femme voilée de se baigner dans une piscine, c’est pour des raisons d’ordre public sanitaire, et pas au nom de la laïcité. Lorsqu’on demande à quelqu’un de prouver son identité pour établir sa carte d’identité ou son passeport, ou lorsqu’on le contrôle dans un aéroport, c’est encore pour des raisons d’ordre public.

Mais ne pas recourir à la loi ne veut pas dire ne rien faire. Il faut faire quelque chose, mais en se plaçant sur un terrain différent, auquel la Ligue de l’enseignement s’est attachée depuis un siècle et demi. Il y a un débat à engager sur le terrain de l’éducation populaire. Il faut admettre l’intervention volontariste des pouvoirs publics dans des quartiers de relégation au sein desquels se développent ces comportements. Et il faut prendre ces comportements pour ce qu’ils sont : des marqueurs d’identité destinés à souligner des réalités de discrimination. L’un ne va pas nécessairement avec l’autre, il peut s’agir de provocation, de logiques d’identité en rupture avec le pacte républicain – mais ce n’est sans doute pas le cas le plus fréquent. La plupart du temps, il s’agit de femmes que leur entourage familial maintient dans leur univers géographique et économique d’appartenance, où il est facile de reproduire des phénomènes de domination.

Dans ces conditions, adopter une logique législative, c’est donner raison à ceux qui développent ces comportements. Cela ne fait pas avancer d’un pouce l’émancipation de celles qui pourraient avoir besoin de l’aide de la République. En revanche, une logique d’éducation populaire, une véritable présence des services publics, de l’État et des collectivités territoriales dans les quartiers de relégation serait de nature à faire évoluer la situation. Poser des principes est important, mais cela ne suffit pas : encore faut-il leur donner substance par l’action collective, la capacité de conviction, l’implication des pouvoirs publics. Émanciper, cela ne se décrète ni ne se légifère, cela se réalise. Mais il faut du temps, de la volonté, et aussi de la générosité.

M. le président André Gerin. Merci. Nous en venons aux questions.

M. Jean Glavany. Vous dites qu’il ne s’agit pas d’un problème de laïcité : en êtes-vous sûr ? Si on entend par laïcité la protection de la liberté de conscience, donc de la liberté religieuse, mais en même temps un combat contre les intégrismes et le fanatisme religieux qui n’acceptent pas que les lois de la République l’emportent sur les lois religieuses, on doit constater que ceux qui préconisent le port du voile intégral sont précisément des intégristes qui réfutent les lois de la République.

Vous avez présenté la question du voile intégral comme une question vestimentaire comme une autre. Or le visage n’est pas n’importe quelle partie du corps. Etre à visage découvert n’a pas seulement une utilité d’ordre public, en permettant la reconnaissance de l’identité ; c’est aussi, à travers le regard, la parole, l’expression, accepter les échanges, l’égalité, la fraternité.

Si le port du voile intégral est insupportable comme vous le dites, je ne sais pas s’il faut l’interdire, mais il faut en tout cas l’empêcher. Pourquoi est-ce insupportable ? Parce que c’est l’expression d’idéologies barbares, portées par les talibans et par les salafistes. C’est une violence faite aux femmes, même si elle est plus ou moins consentie. Alors, comment l’empêcher ? Peut-on le faire par la conviction ? Force est de constater qu’aucune femme ne portait le voile intégral sur notre territoire il y a vingt ans et que le phénomène se développe.

Enfin, vous dites que l’émancipation des femmes se réalise par l’acquisition de droits nouveaux et non par des interdits ; mais interdire le port du voile serait justement accorder à ces femmes le droit d’aller à visage découvert, droit dont elles sont privées aujourd’hui par des hommes intégristes !

M. Lionnel Luca. Je suis un peu étonné de vous entendre dire qu’il est difficile de faire un bilan de la loi sur le voile à l’école. Je suis aussi enseignant et je constate que le problème qui défrayait la chronique il y a cinq ans n’est plus d’actualité ; les cas sont aujourd’hui marginaux, alors que le phénomène était en train de s’amplifier. J’aimerais notamment que vous soyez un peu plus précis quand vous affirmez que la loi a entraîné une déscolarisation. Considérez-vous que celle-ci est acceptable, dans un pays où l’école est obligatoire jusqu’à seize ans ? Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il y a eu déscolarisation ? De quels chiffres disposez-vous ?

Vous vous êtes demandé quel voile il s’agirait d’interdire : cette innocence m’épate ! Il n’y a pas à le définir : il est assez visible pour qu’on n’ait pas à s’interroger, et votre interrogation me dérange. Je vous invite à relire l’intervention d’Élisabeth Badinter, qui a magnifiquement dit qu’il n’y avait pas de vêtement du visage.

Comme l’a dit Jean Glavany, ce qui est insupportable doit être empêché. Vous prônez une logique d’éducation populaire, mais comment la concrétiser sans l’appuyer sur un interdit ? Allez-vous faire dévoiler les gens simplement par la conviction ? Vraiment, soyez plus précis. Ce qui me dérange dans votre propos, c’est le sentiment d’une certaine complaisance.

M. Jacques Myard. Je vois, pour ma part, une contradiction dans vos propos. Vous nous dites qu’il y a dans le droit positif beaucoup d’éléments qui peuvent interdire le port du voile intégral. C’est déjà une preuve qu’il heurte un certain nombre de principes. Mais cela va au-delà : cela montre qu’il faut peut-être réaffirmer certains principes. Si l’on est face à une idéologie totalement contraire à notre conception du vouloir-vivre ensemble, si c’est une violence faite non seulement aux femmes, mais aussi à nos principes de vie, je ne vois pas en quoi le fait de l’interdire poserait des problèmes vis-à-vis du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des droits de l’homme. La dignité de la personne, l’égalité des sexes ne méritent-elles pas d’être défendues ? Dans la plupart des cas, ces femmes se voilent sous la contrainte et la pression sociale ; mais elles ont le droit de ne pas être voilées : la loi est faite pour protéger le faible face à la contrainte du fort.

Votre argumentation juridique me paraît donc comporter beaucoup de failles. Vous devez vous demander, si ce phénomène est intolérable, comment faire pour l’empêcher.

Mme Pascale Crozon. Vous avez indiqué que les femmes avaient conquis des droits nouveaux : considérez-vous que le port du voile intégral en est un ?

Si c’est une violence très forte faite aux femmes, même si elles sont consentantes, ne faut-il pas intervenir ? A mon avis, la loi qui donnera suite aux travaux de la mission sur les violences faites aux femmes devrait intégrer cette forme de violence.

M. Jean-Michel Ducomte. La question du port du voile intégral, que je continue de considérer comme insupportable, ne relève pas du corpus juridique français de la laïcité et de ce qu’il définit comme étant permis ou défendu. C’est une question de sécularisation, à savoir d’aptitude de la société à « digérer » certaines situations. Même si la signification était très différente, je vous rappelle que jusqu’à une date qui n’est pas si lointaine, des religieuses catholiques, sans porter de voile intégral, avaient une tenue parfaitement repérable. Aujourd’hui, certaines sont encore cloîtrées. Est-ce que l’on va obliger demain les nonnes cloîtrées à sortir dans la rue au motif que leur enfermement serait insupportable ?

Ce comportement est intolérable, certes, mais il y a aujourd’hui bien des choses intolérables, à l’égard desquelles la représentation nationale n’est pas parvenue à définir des mesures d’interdiction claires. Par exemple, vous n’avez jamais pu interdire les sectes, parce qu’il aurait fallu les définir, et donc définir la religion, ce qui aurait heurté l’article 2 de la loi de 1905. Le problème qui nous intéresse n’est pas identique, mais superposable.

Je fais une distinction entre le signe tel que nous le percevons – ce qui est ostensible – et la signification que lui donnent ceux qui le portent – dans une logique plus ostentatoire. Si la loi posait une interdiction, les femmes pourraient-elles remettre leur voile intégral en rentrant chez elles ?

M. Jacques Myard. La question ne se pose pas. Qu’on ne puisse pas aller nu dans la rue n’empêche pas de rester nu chez soi !

M. Jean-Michel Ducomte. Ce que je souhaite, c’est que les progrès s’accomplissent dans les têtes, et que l’on voie disparaître ce type d’attitude parce que les mentalités auront évolué. Une logique d’interdiction, surtout si elle vise une infime minorité, conduit à l’héroïsation. Certaines femmes portent aujourd’hui le voile intégral par provocation, pour tester la logique d’interdiction qui pourrait être celle du Parlement, et cherchent en même temps à s’en servir comme d’un brevet de perfection musulmane à l’égard de leur communauté.

Oui, c’est une question de droit des femmes et de violence faite aux femmes, c’est évident. C’est bien la raison pour laquelle je me suis situé sur le terrain de l’ordre public, en considérant que la laïcité est d’abord une façon d’appréhender l’ordre public. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir en quoi, dans tel lieu, à tel moment, il peut apparaître utile ou nécessaire d’empêcher ce type de comportement. Lorsqu’il y a problème pour prouver son identité, problème de sécurité publique ou problème de santé publique, les textes permettent d’y répondre. Une loi créerait un surplomb théorique par rapport à l’appareil réglementaire existant. Est-ce nécessaire ? Il me semble qu’on se trouve dans une situation un peu analogue à celle des lois mémorielles.

S’agissant des femmes venant en burkini dans les piscines, les juridictions administratives ont considéré que l’interdiction ne portait pas atteinte à la liberté religieuse, mais était motivée par des considérations sanitaires relevant de l’ordre public républicain. C’est peut-être là une façon minimaliste d’aborder le problème ; mais je pense que toute démarche législative valorise ce qu’on interdit, beaucoup plus qu’elle ne permet de le faire disparaître.

Concernant la loi sur le port du voile à l’école, je n’ai pas les chiffres exacts en tête, mais nous avons fait deux constats. Le premier est qu’au sein de l’école publique, la question est pour l’essentiel résolue. Dont acte. En revanche, la loi a eu pour conséquence, ce dont je ne me satisfais pas, de fournir une clientèle  aux établissements d’enseignement privé qui n’étaient pas regardants sur la question et auxquels la loi ne s’applique pas, et de provoquer marginalement un phénomène de déscolarisation. Par ailleurs, je constate qu’à l’université, la pratique du port du voile se développe. Lorsque je suis confronté au problème, je fais cours mais je dis que je trouve cela peu acceptable, non pas en termes de la laïcité, mais à l’égard des jeunes filles musulmanes non voilées. Ce qui m’intéresse, c’est d’éviter une pression d’une minorité de la communauté sur la majorité de celle-ci.

Je suis d’accord avec M. Glavany : je pense qu’il faut empêcher le phénomène.

M. Jean Glavany. Comment ?

M. Jean-Michel Ducomte. Il faudra du temps. Le fait que vous ayez abordé le problème en amont de son développement est une bonne chose. Aujourd’hui, le nombre de personnes concernées est minoritaire. On peut engager un véritable débat. La présence des services publics dans les lieux de relégation constitue un élément de réponse : il vaut mieux que les femmes puissent aller au commissariat plutôt que d’aller se plaindre au chef de la communauté ! L’État se doit d’être présent dans ces quartiers.

M. Jean-Paul Garraud. Si le port du voile intégral est insupportable, il est nécessaire de faire quelque chose. Or vous savez très bien que les outils juridiques dont nous disposons actuellement ne sont pas suffisants pour interdire cette pratique dans la rue. Alors que faire ?

M. Jean-Michel Ducomte. Je suis un peu ébouriffé par votre question ! Je n’envisageais pas une seconde l’interdiction du port du voile intégral dans la rue… Vous allez me trouver provocateur, mais lorsqu’un cul-de-jatte se promène dans la rue, cela peut aussi faire violence. Nous devons nous préoccuper de la signification, pas du signe. Un signe est neutre en soi ; ce qui est important, c’est la signification qu’on lui donne : le signe de croix que ferait un athée n’aurait pas de sens.

Vous vous souvenez que la Turquie khémaliste a édicté de nombreuses interdictions, notamment sur le terrain vestimentaire. Je ne suis pas sûr qu’une logique d’interdiction portée au bout des canons ait été de nature à faire changer la société turque.

M. Jacques Myard. Oh que si !

M. Jean-Michel Ducomte. Dans l’histoire, quand la laïcité a été altérée, c’est souvent que l’armée est intervenue. J’avoue que, dans ma conception, la laïcité va avec la démocratie. Une démarche laïque ne saurait être liberticide.

M. le président André Gerin. Merci du temps que vous nous avez consacré.

L’audition s’achève à douze heures trente-cinq.