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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Jeudi 12 novembre 2009

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 12

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition de M. Henri Pena-Ruiz, philosophe, spécialiste de la laïcité

– Audition de Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue

– Audition de M. Jean-Michel Balling, membre de la Grande loge de France, de M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France, de Mme Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande loge féminine de France

Audition de M. Henri Pena-Ruiz, philosophe

La séance est ouverte à neuf heures.

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Henri Pena-Ruiz, philosophe, professeur de chaire supérieure en khâgne au lycée Fénelon et maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris. Si nous avons souhaité vous entendre, Monsieur Pena-Ruiz, c’est que vous êtes l’un des meilleurs spécialistes français de la laïcité, thème auquel vous avez consacré de nombreux ouvrages dont Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité, paru en 1999. À ce titre, vous avez été membre de la commission présidée par M. Bernard Stasi. Dans un article récent, vous indiquiez que « la laïcité ne combat pas la foi mais le processus qui consiste à dicter la loi à partir de la foi. » Selon vous, le port du voile intégral remet-il en cause le principe de laïcité ? Ce principe ne doit-il concerner que l’État et ses agents ou trouve-t-il également à s’appliquer dans l’espace public, notamment dans la rue ? Estimez-vous le débat concernant le port du voile intégral comparable à celui de 2004 ? Peut-on comparer d’autres pratiques religieuses ostentatoires au port du voile intégral ou celui-ci présente-t-il une particularité ? Si l’on tolère le port du voile intégral, ne va-t-on pas assister à l’émergence d’autres revendications ?

M. Henri Pena-Ruiz, philosophe. Le problème qui nous est posé aujourd’hui est évidemment celui des dérives communautaristes qui compromettent ce que l’historien Gérard Noiriel a appelé « le creuset français », fondé sur l’idée d’une république laïque et sociale. Au travers des inquiétantes manifestations d’enfermement identitaire qui se multiplient et des régressions qu’elles constituent au regard des conquêtes du droit comme de l’émancipation individuelle et collective, c’est sans doute à une offensive politique que nous avons à faire. Un défi est donc lancé à la République, que nous devons prendre au sérieux. Pour voir comment y répondre, je rappellerai les principes de l’identité républicaine puis j’analyserai le sens des manifestations évoquées, notamment le port du voile intégral, avant de suggérer les orientations possibles de l’action à mener.

Dans le contexte du débat sur l’identité nationale, il me paraît nécessaire de rappeler quelle nation et quelle politique nous pouvons concevoir. La Révolution française a refondé l’idée de nation. Il ne s’agit plus d’inclure par le partage obligé de particularismes exclusifs mais de vivre ensemble, sur la base de principes fondés sur le droit et librement choisis par le peuple souverain. Nation et République vont ainsi de pair. Le bien commun à tous, c’est ce qui nous unit par-delà nos différences, comme le rappelait Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? Notre république est une communauté de droit, universaliste ; elle repose sur la volonté de vivre ensemble selon des lois que nous nous donnons à nous-mêmes – c’est le fameux « plébiscite de tous les jours » dont parlait Renan. La nation ainsi fondée n’exalte aucune tradition, aucune religion, aucune culture particulière. Par la séparation laïque des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, elle a même su mettre à distance une tradition qui pourtant faisait référence. Une telle patrie est l’objet d’un attachement civique et affectif qui n’a rien d’exclusif, car elle constitue une communauté de droit dont les principes sont universalisables. Ces principes organisent un cadre d’accueil affranchi de ce qui jadis opposait les hommes : religions, coutumes, traditions ne sont pas niées mais elles ne peuvent s’affirmer que dans le respect de la loi commune à tous. La religion n’engage que les croyants. La laïcité, en bannissant tout privilège public de la religion et tout privilège public de l’athéisme, garantit à chacun le libre choix de ses convictions et l’égalité de traitement. En 1905, les crucifix ont regagné les lieux de culte et la neutralité enfin conquise des lieux emblématiques de la République – mairies, palais de justice, écoles publiques, hôpitaux publics – a rendu visible sa vocation d’accueil universel. Le primat de la loi commune sur tout enfermement particulariste n’est nullement une oppression mais au contraire une émancipation. Ainsi les traditions discriminatoires, celles par exemple qui peuvent exister entre les sexes, ne dictent plus la loi. Promus par la puissance publique, le bien commun et l’ordre public au sens juridique recouvrent l’égalité des droits et l’autonomie de jugement comme d’action, qui donnent chair et vie à la liberté. L’identité nationale n’a donc plus à se marquer par la valorisation de particularismes. La république laïque permet à chacun de choisir son type d’accomplissement personnel dans le respect de la loi commune qui fonde une telle liberté et une telle égalité.

L’internationalisme, disait Jaurès, ramène à la patrie ainsi conçue. Nous sommes donc aux antipodes du « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntington, ou de la « guerre des dieux » évoquée par Max Weber. Les conquêtes de l’esprit de liberté, d’égalité et de fraternité peuvent unir les populations en les émancipant alors que la réactivation de traditions particulières et rétrogrades tend à les opposer. Aujourd’hui, en une époque de migrations croissantes, un tel universalisme est essentiel. La diversité des cultures n’entraîne pas fatalement le conflit, dès lors que le creuset républicain met en jeu des principes de droit qui sont les conditions politiques de l’intégration.

Mais à l’évidence, pour que celle-ci soit réussie, la justice sociale doit dessiner les conditions d’une authentique fraternité. La mondialisation glacée de l’ultralibéralisme n’y contribue guère ; elle favorise, au contraire, des mécanismes sociaux d’exclusion qui semblent démentir les beaux principes de la République. Les replis communautaristes prolifèrent alors, compensation identitaire illusoire et supplément d’âme d’un monde sans âme. Ceux qui imputent au modèle républicain de telles dérives se trompent de diagnostic et courent le risque de légitimer la remise en cause de sa fonction émancipatrice. Il en est de même de ceux qui semblent imprudemment imputer à l’immigration une menace exercée sur l’identité nationale et ne proposent de contrer les dérives communautaristes qu’en agitant la question de la sécurité.

Il serait erroné d’interdire des pratiques aliénantes en alléguant qu’elles seraient incompatibles avec les valeurs prétendues de la civilisation occidentale ; on serait alors dans une logique de « choc des civilisations ». Je rappelle, d’ailleurs, que les valeurs en question ne sont pas propres à cette civilisation, où elles furent niées pendant quinze siècles avant d’être conquises dans le sang et les larmes – des conquêtes accomplies à rebours de la tradition occidentale, qui inventa les bûchers de l’Inquisition, les guerres de religion et la notion de peuple déicide qui causa les malheurs que l’on sait. Claude Lévi-Strauss qui, dans sa conférence à l’Unesco intitulé Race et histoire, invitait à se débarrasser de toute posture ethnocentriste, condamnerait à n’en pas douter toute logique de « choc des civilisations » et de « guerre des dieux ». Au demeurant, les pratiques aliénantes qui sont le sujet du jour ne portent pas atteinte à une culture particulière mais aux droits universels de l’être humain et au type de projet émancipateur qui sous-tend la démocratie et la République.

Tels sont les éléments de philosophie laïque et républicaine à partir desquels il convient d’analyser la situation, puis l’enfermement communautariste.

Déboutés de leur prétention d’investir les écoles et les institutions publiques qui ont part à l’autorité publique, certains extrémistes religieux entendent subvertir la société civile elle-même et mettre à profit le régime de droit des libertés publiques qui y règne pour y faire consacrer et y développer des îlots identitaires d’ampleur croissante – et ce, en bafouant des exigences irréfragables de la République telles que l’égalité des sexes et le droit de la personne à s’affirmer dans sa singularité. Face à cette offensive politique, qui appelle une réponse politique, faut-il intervenir ? Si oui, comment ? Par une loi, par un travail d’éducation et de persuasion, par des leviers d’émancipation sociaux et idéologiques ? Je tenterai de répondre à ces questions.

Le voile intégral n’est pas analysable d’abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d’aliénation – aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l’ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune – et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune. Le voile intégral est en même temps un instrument de soumission de la femme qu’il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l’homme. Aliénée par une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet, se montrer en sa singularité. Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l’homme, comme si c’était à elle d’éviter toute incitation et non à l’homme de savoir retenir son désir. Dans Bas les voiles, Mme Chahdortt Djavann a analysé la signification aussi sexiste et discriminatoire qu’humiliante du voile. « Tu trahis ta communauté !» : Mme Fadela Amara, en 2003, rappelait cette accusation menaçante lancée contre les femmes qui montraient leur visage et leur chevelure, voire leurs bras et leurs jambes.

Quand le voile est intégral, l’analyse doit se radicaliser. La dissimulation presque totale efface la personne, la réifie, la réduit à n’être qu’un échantillon anonyme d’une communauté séparée. Le voile intégral est une négation en acte des principes émancipateurs de la République. Car enfin, citoyen et citoyenne sont aussi des personnes et on ne peut transformer ces personnes en une cohorte de fantômes. Une telle dépersonnalisation, curieusement accomplie au nom de l’identité culturelle, ne mérite à mon sens qu’un seul nom, celui d’aliénation. Bien des femmes se sont d’ailleurs insurgées contre un tel déni d’identité et de liberté, de singularité et d’égalité. Je n’y insisterai pas davantage, sinon pour dire qu’à l’évidence la République ne saurait consacrer une telle aliénation qui n’avoue pas son nom.

Le prétexte de la tolérance est hors sujet et il se contredirait lui-même en commençant par accepter l’inacceptable, à savoir la rature de la liberté et de l’égalité des sexes. Invoquer la religion est aussi un subterfuge ; d’ailleurs bien des théologiens affirment que la mettre en cause en l’occurrence, c’est la confondre avec un projet politique étranger à sa nature. On n’entrera pas dans ce débat et on se contentera de juger une pratique à l’aune de la seule question qui compte : quel sort réserve-t-elle aux droits fondamentaux de la personne ?

Il est évident que le voile intégral nie la femme dans sa dimension d’être social, publiquement affirmée ; il la confine à un espace intime où se jouent le plus souvent des rapports de dépendance personnelle par rapport à l’homme – le mari, le frère ou le père. Le droit d’être une personne libre, nié en l’occurrence, va pourtant de pair avec celui d’être une citoyenne, que revendiquait Olympe de Gouges. La citoyenneté serait abstraite et désincarnée sans la personne qui en est le support. Qui ne voit que ce marquage dépersonnalisant est aussi un véritable exil, une sorte d’exclusion séparatrice propre à priver la personne qui en est victime de toute référence autre que celle de sa communauté d’origine, comme si l’expérience de l’humanité diverse et universelle avait le sens d’une souillure, d’une corruption à éviter ? Cela s’appelle un enfermement, évidemment attentatoire à la dignité de la personne humaine.

Le fait que certaines femmes, dit-on sans vraiment le savoir, consentent à leur aliénation, ne légitime pas celle-ci pour autant – Simone de Beauvoir le soulignait dans Le Deuxième sexe, le consentement des victimes ne produit aucune légitimité. Il ne s’agit évidemment pas de forcer les femmes à s’émanciper, mais au moins ne peut-on faire en sorte que les ressorts de l’aliénation ne soient plus consacrés par la puissance publique ? On ne peut non plus admettre l’étrange relativisme de ceux qui refusent l’interprétation du voile intégral comme signe et instrument d’oppression et se réfugient derrière la pluralité supposée de ses sens, car ce relativisme a pour effet de laisser en l’état les ressorts de l’aliénation.

Comprenons-nous bien. Les jugements qui précèdent ne sont pas portés au nom d’une culture contre une autre, d’une nation contre d’autres – c’est pourquoi j’ai tenu à rappeler la conception universaliste de la nation dans la République française – mais au nom d’une certaine idée de la liberté d’accomplissement de l’être humain. À ceux qui prétendent qu’il s’agirait d’une spécificité française, d’un autre particularisme donc, je rappellerai que Taslima Nasreen, courageuse militante des droits de la femme et de la laïcité au Bangladesh, affirme la validité d’une telle idée pour sa propre culture, ce qui conforte l’idée de la portée universelle de cet idéal de laïcité et d’émancipation.

Alors, que faire ? Difficile question. Selon moi, il y a trois leviers à une politique d’émancipation – l’emancipatio latine, cet ex mancipium par lequel, à Rome, les jeunes hommes s’affranchissaient de l’autorité du pater familias. Cette émancipation se décline dans les registres politique, juridique, social, économique, culturel, intellectuel, par l’école notamment. Il faut réaffirmer la politique de l’émancipation. Autant dire que le problème qui nous est posé dépasse par son ampleur et par les signes multiformes de dérives communautaristes la simple question de la burqa et du voile intégral. Il met en jeu l’ensemble de la vie sociale, ce qui impose d’envisager une action en trois volets nécessairement inséparables.

Le premier volet, c’est évidemment celui d’une loi. La loi ne peut pas tout régler, mais elle peut jouer un rôle nécessaire même s’il n’est pas suffisant. Rappelons que les lois, telles que définies par Rousseau dans le Contrat social, sont des actes du peuple statuant sur lui-même ; la loi doit toujours être générale et il faudra donc être très attentif à la formulation retenue et à l’objet du texte. L’autre volet doit être celui de la politique sociale, pour transformer la détresse sociale et économique qui incite au repli communautariste ; ce n’est pas un hasard si le taux de chômage est beaucoup plus élevé dans certains milieux issus de l’immigration que dans le reste de la population. Enfin, l’école, celle de la formation permanente autant que de la formation initiale, doit jouer pleinement son rôle d’émancipation comme lieu d’apprentissage des droits – de la femme notamment – et de l’autonomie de jugement ; c’est le troisième levier d’action.

S’agissant de la loi, je tenterai de répondre à la question de M. le président Gerin par analogie avec la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, un texte issu des préconisations de la Commission Stasi. Quelle loi, maintenant, et avec quels attendus ? La question est difficile au regard du régime des libertés publiques, et la laïcité ne peut être invoquée sinon par l’affirmation du primat de la loi commune à tous sur les lois particulières à des communautés, en ce que ces lois peuvent consacrer des formes d’assujettissement.

Le principe de laïcité a déjà agi à travers la loi issue des préconisations de la Commission Stasi : les tenues ostentatoires n’ont pas droit de cité dans les écoles publiques ni chez les représentants des institutions publiques. À l’époque, les journalistes nous ont rendu un très mauvais service en parlant de « loi sur le voile », produisant ainsi la stigmatisation de l’islam dont on a ensuite accusé la Commission Stasi, qui avait pourtant proposé une interdiction de portée générale.

Il faudra définir très précisément le motif de la loi et la formuler très rigoureusement. Une nouvelle fois, rappelons Rousseau : aucune loi ne peut viser une catégorie particulière de citoyens. Un texte qui ne vaudrait pas pour tous n’aurait pas de légitimité ; aussi ne peut-on interdire une tenue vestimentaire particulière. Partant, il me semblerait malheureux de désigner une tenue qui serait « malvenue » ou « bienvenue » sur notre sol, car par ces notions on oppose les « nationaux » aux « étrangers ». Or, il y a de la place pour tous sur le territoire de la République et la seule question qui vaille est celle de la conformité des pratiques aux droits fondamentaux de la personne, ce qui n’a rien à voir avec des critères géographiques ou nationaux. La patrie française étant une communauté de droits, une pratique ne peut y être jugée que pour savoir si elle est conforme au droit ou si elle ne l’est pas, et non si elle est conforme à une tradition qui nous serait propre. Procéder autrement, c’est réintroduire l’ethnocentrisme, l’idéologie néocolonialiste que dénonçait Claude Lévi-Strauss. Nous ne le devons pas, sous peine d’invalider nos propositions a priori.

Alors, que faire ? Aujourd’hui, la discrimination sexiste et le déni d’identité personnelle ne sont pas le fait de l’institution mais d’une logique communautariste qu’incarnent des êtres humains et que subissent des êtres humains. Doit-on s’abstenir d’agir lorsque la discrimination tient à l’intériorisation d’une logique de soumission ? Il est toujours difficile d’identifier les responsables volontaires de cette logique, mais à tout le moins l’interdiction légale de toute tenue qui consacrerait cette soumission peut leur ôter une arme décisive. Lors des consultations de la Commission Stasi, Mme Fadela Amara rappelait l’argumentaire de certains chefs religieux qui disaient: « Puisque l’école tolère le voile, les femmes n’ont aucune raison de refuser de le porter ». La loi d’interdiction a donc pu produire un effet émancipateur en rappelant qu’à l’école, la loi du chef religieux ne règne pas. Dans ce cas, il suffisait de rappeler que l’école a vocation à instruire dans la sérénité, ce qui conduit à poser des règles qui lui sont propres, dont cette interdiction.

Mais si l’on envisage d’étendre l’interdiction à la société civile, ce ne peut être que pour un motif de droit commun. En existe-t-il un ? Il semble utile de rappeler ici que l’affaire « du lancer de nain » a abouti, le 27 octobre 1995, à un arrêt par lequel le Conseil d’État a considéré une atteinte à la dignité humaine comme un trouble à l’ordre public. Le Conseil d’État a ainsi reconnu pour la première fois explicitement que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public, et le consentement des principaux intéressés – les nains – à une telle pratique n’a pas empêché l’interdiction. C’était une manière de rappeler que l’ordre public a pour fondement des principes qu’il convient de respecter. Peut-être le législateur pourrait-il se fonder sur cet arrêt pour étudier la possibilité d’un dispositif soigneusement pesé pour le cas qui nous occupe.

Voilà pour ce qui est de la perspective d’une loi. Mais, j’y insiste, ce levier politique et juridique doit s’articuler à une politique sociale et à la réaffirmation de la nécessité d’une formation permanente et du développement de la connaissance de leurs droits par les femmes. Il me semble donc possible d’intervenir, mais en s’en tenant à des principes généraux tels que l’égalité des sexes, le déni d’identité, l’absence de respect des droits de la personne singulière.

M. Eric Raoult, rapporteur. Une remarque préliminaire : je considère infondé le reproche d’ethnocentrisme que vous avez fait à l’utilisation du terme « bienvenue » dans le cadre qui nous occupe. En indiquant dans son discours devant le Congrès réuni à Versailles le 22 juin 2009 que : « la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française » le président de la République a voulu rappeler que le voile intégral n’est pas une coutume traditionnelle de notre pays, voilà tout. On utilise ce mot en de nombreuses occasions – rappelons-nous Bienvenue chez les Ch’tis – sans qu’il ait la signification philosophique que vous avez voulu lui donner.

J’en viens à mes questions. Pourquoi, parmi les recommandations de la Commission Stasi, seule celle qui portait sur les signes religieux à l’école a-t-elle été suivie d’effet ? L’auraient-elles toutes été dès 2004, n’aurions-nous pas prévenu les problèmes encore en suspens aujourd’hui ? Par ailleurs, êtes-vous favorable à l’enseignement du fait religieux et des grands courants spirituels à l’école ? Ne peut-on partir du principe qu’une meilleure connaissance est porteuse d’une plus grande tolérance, en particulier qu’une meilleure connaissance de l’islam par les jeunes femmes leur permettrait d’en savoir davantage sur la signification réelle du port du voile intégral ?

M. Jacques Myard. Vos propos, Monsieur Pena-Ruiz, m’ont paru frappés au coin du bon sens, mais deux points me semblent devoir être précisés. Vous avez rappelé, citant Simone de Beauvoir, que le consentement des victimes ne légitime rien, mais l’on est aussi frappé de constater que certaines femmes disent porter le voile librement ; est-ce une liberté conditionnée, une liberté aliénée ? Les membres des sectes se disent toujours libres, jusqu’au jour où ils en sortent et admettent alors que leur prétendue liberté était falsifiée. Pourriez-vous revenir sur la question de la liberté individuelle dans les choix vestimentaires ?

D’autre part, je partage votre définition de la loi comme un acte du peuple statuant sur lui-même. La loi est aussi une force symbolique démontrant le « vouloir vivre ensemble ». La loi doit-elle alors seulement exprimer une conviction ou doit-elle être assortie de sanctions et dans ce cas, lesquelles ?

M. Christian Bataille. Je vous remercie, Monsieur Pena-Ruiz, de nous avoir fait partager votre grande connaissance des principes philosophiques qui sous-tendent la laïcité et la République. Sans doute saurez-vous nous donner l’argument dont nous avons besoin pour répondre à ceux qui craignent que nous ne stigmatisions l’islam, ou qui nous accusent de vouloir le faire, si nous recommandons en cette matière une obligation ou une interdiction. Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu’un texte juridique prescrivant que l’on doit se montrer le visage découvert dans l’espace public serait préférable à une interdiction ? C’est l’idée avancée par Mme Elisabeth Badinter. Je considère moi-même qu’une loi rigoureuse d’interdiction serait inadaptée en la circonstance.

M. Jean Glavany. Je vous remercie pour cet exposé éclairant et enrichissant. Je vous suis assurément lorsque vous liez la loi, la question sociale et l’éducation, puisqu’il s’agit là du triptyque républicain. Toutefois, je doute que le port du voile intégral soit le fait des familles les plus défavorisées. En réalité, c’est presque l’inverse : cette pratique est plus caractérisée par son aspect provocateur, intégriste et extrémiste qu’elle ne traduit la détresse sociale de ceux qui la promeuvent.

Vous avez rappelé la nécessité posée par Rousseau de ne pas faire de lois particulières. Cet impératif nous guide et c’est pourquoi nous réfléchissons au moyen de ne pas forcément rédiger une loi d’interdiction spécifique mais de nous servir d’un texte plus global de lutte contre les violences faites aux femmes – un rapport parlementaire de grande qualité a été rendu il y a peu à ce sujet, dont les conclusions pourraient servir de base, assez vite, à un texte législatif. Cette manière de procéder – inclure dans un texte concernant toutes les femmes l’interdiction du port du voile intégral – conviendrait-elle selon vous ? D’autre part, pour ne pas verser dans l’ethnocentrisme, il ne faut pas, me semble-t-il, interdire le port du voile intégral mais interdire de se masquer le visage car une telle pratique porte atteinte aux droits des femmes et constitue une violence à leur encontre ; traiter la question de la sorte correspondrait-il à ce que vous préconisez ?

Mme Bérengère Poletti. Le problème ne se pose pas qu’en France mais à l’échelle planétaire. Ainsi dans tels pays africains contraint-on désormais à porter des tee-shirts des femmes qui avaient l’habitude de déambuler seins nus, ainsi assiste-t-on à l’envahissement de l’espace public syrien et égyptien par des femmes voilées… Mais, toute laïque que je sois, je m’interroge : cette évolution n’est-elle pas le signe de la recherche d’une spiritualité qui manque peut-être en France ?

M. Henri Pena-Ruiz. Je le maintiens, Monsieur Raoult : dire que « la burqa n’est pas la bienvenue en République » n’est pas une formulation heureuse. La phrase a certes eu l’effet positif d’appeler l’attention sur le caractère aliénant de cette tenue mais l’on n’a pas à poser le problème en termes de déplacement géographique, d’accueil. Ce n’est pas un problème de Français à étranger qui se pose mais de relations d’homme à homme, ou d’homme à femme. Je ne veux pas que l’on en arrive à ce qui pourrait apparaître comme une condamnation d’une pratique culturelle au nom d’une autre culture. C’était la raison de ma critique… voilée…

Comme vous, je me demande pourquoi le Gouvernement n’a retenu qu’une seule des vingt-trois préconisations de la Commission Stasi. Nous avions en particulier beaucoup insisté sur la nécessité du volet social d’accompagnement de la loi afin que les grands principes républicains soient parfaitement compris, la République se montrant capable de garantir la présence des services publics dans les quartiers déshérités. Cela n’a pas été fait, ce qui a rendu la décision bancale. Selon le rapport Chérifi sur la mise en œuvre de la loi du 15 mars 2004, l’application de cette préconisation a toutefois été très positive, en permettant de mettre fin à des bras de fer locaux. Le Gouvernement a donc eu raison de retenir la proposition de dispositif législatif qui lui était faite, mais il aurait été bon que le caractère global de l’exigence laïque soit pris en compte par l’application des autres mesures préconisées par la Commission Stasi. Nous appelions notamment l’attention sur ce qui se passait dans les hôpitaux ; je crois savoir que vous avez à nouveau été saisis de cette question et j’espère que votre mission reprendra l’ensemble du chantier qui avait été celui de la Commission Stasi.

Pourquoi le religieux ferait-il l’objet d’un enseignement spécifique ? À l’époque où l’école enseignait les humanités, elle enseignait naturellement la connaissance des œuvres inspirées par la religion une Annonciation de Fra Angelico comme la teneur du débat sur la grâce dans Les Provinciales de Pascal. C’était le contenu même de l’enseignement, et je regrette que l’école, au nom d’une certaine modernité, ne mette plus assez l’accent sur les humanités. D’autre part, dans la sphère spirituelle, le religieux ne doit pas faire l’objet d’un privilège. L’expression « enseigner les religions » est toujours ambivalente et les religieux sont toujours prêts à se dire les mieux placés pour cela, alors que les professeurs de l’Éducation nationale sont parfaitement capables de le faire. L’enseignement du religieux n’a pas à être dissocié du reste de la culture. On peut, en effet, enseigner la connaissance des doctrines religieuses, mais pourquoi pas aussi celle des humanismes athées ou agnostiques ? Montaigne, Diderot et Hume n’ont-ils pas joué un rôle au moins aussi important dans l’émergence des valeurs qui constituent notre socle culturel ? Je ne voudrais pas d’un enseignement qui privilégie le fait religieux même si, j’en suis d’accord, l’école publique et laïque doit intégrer tout ce qui compte dans la culture.

Il est exact, Monsieur Myard, que des femmes sont consentantes pour porter le voile intégral et que certaines souhaitent ainsi, de manière quelque peu provocante, affirmer leur identité face à un monde qu’elles jugent mauvais. Mais si la personne est consentante, cela signifie qu’elle a un libre arbitre. Pourquoi, alors, ne pas miser sur ce statut de sujet capable de réflexion pour convaincre, pour expliquer que l’interdiction du port du voile intégral n’est pas une oppression mais qu’elle tend à mettre en avant ce qui constitue le « vivre ensemble » ? Soit la femme n’est pas consentante et la règle est émancipatrice puisqu’elle proscrit une violence qui s’exerce contre elle, soit elle est consentante et c’est le rôle des élus d’expliquer à la population ce que sont nos valeurs communes.

Selon moi, une règle qui ne prévoit pas de sanction en cas de manquements est inopérante. Dans le même temps, on ne peut s’en tenir au seul langage répressif, et un travail éducatif doit être fait. En proposant une loi prohibant les signes religieux ostentatoires à l’école, la Commission Stasi avait beaucoup insisté pour que le texte s’accompagne de toute la pédagogie nécessaire. Qu’est-ce à dire ? Que si une jeune fille se présente voilée dans ma classe, je ne lui dirai pas d’emblée : « Mademoiselle, dehors ». J’engagerai un entretien avec elle, puis avec ses parents, pour expliquer la raison de cette règle. Il faut d’abord déployer tous les trésors de pédagogie possible, et ne sanctionner qu’en dernier lieu.

J’ai moi-même, Monsieur Bataille, été accusé de stigmatiser l’islam alors que, défendant la loi issue des préconisations de la Commission Stasi, j’étais interviewé par Radio Beur. J’ai rappelé que la République française s’est installée sur un territoire, celui de la France, qui était dite « la fille aînée de l’Église », et que le 9 décembre 1905, la République a décidé que les emblèmes du christianisme devaient quitter tous les lieux publics pour regagner les seuls lieux où ils sont légitimes : la maison commune des croyants – l’église ou le temple – et la sphère privée – leur maison. La République ne vise pas une religion particulière, elle a des motifs généraux d’affirmer la laïcité. C’est en rappelant notre histoire républicaine que l’on peut montrer que la volonté n’est pas de stigmatiser l’islam mais de faire que toutes les religions, islam compris, soient soumises à la même règle.

Je suis tout à fait d’accord avec Madame Badinter, la règle doit être formulée de manière positive. Une photo de carte d’identité doit être une photo du visage non couvert. Il doit être possible d’expliquer que pour les raisons déjà dites mais aussi pour des raisons de sécurité il est essentiel que tous les citoyens et toutes les citoyennes de la République se présentent le visage découvert. Madame Badinter a tout à fait raison de dire qu’une norme peut être présentée de manière positive – même si elle signifie évidemment en creux « il ne faut pas porter un voile intégral ».

J’en suis d’accord, Monsieur Glavany, la question du port du voile intégral n’est pas réductible à un malaise social, mais l’on peut reconnaître qu’une personne, même si elle n’en est pas directement victime, peut être affectée par la tournure que prend le « vivre ensemble », par le fait que subsistent des pratiques discriminatoires – ces discriminations au logement et à l’emploi que l’on veut combattre par les CV anonymes. Ces personnes peuvent avoir là des raisons de chercher une compensation identitaire, laquelle peut prendre la forme d’une provocation, d’une interpellation de la puissance publique. C’est une raison supplémentaire pour que les sanctions envisagées soient globales, et que l’on prévoie les trois volets complémentaires que j’ai évoqués.

Je serais tout à fait d’accord avec la démarche consistant à combattre globalement les violences faites aux femmes. Je rappelle que l’islam n’est pas la seule religion qui, dans son interprétation intégriste, stigmatise les femmes. Relisez l’Ancien Testament : « Tes désirs se porteront vers ton mari mais il dominera sur toi » ! Relisez saint Paul : « Femme, sois soumise à ton mari » ! En d’autres termes, les trois religions du Livre ont une approche sexiste et hiérarchisante des sexes, ce qui n’est pas étonnant puisqu’elles font référence à des sociétés patriarcales où les mâles dominaient – ce qui dessaisit ces propos de leur éternité d’inspiration supposée et permet de les soumettre davantage à la critique… Relisons, à ce sujet le Discours décisif d’Averroès : « Lorsque un verset du Coran heurte la raison, il faut l’interpréter au second degré ». Il y a là un principe d’émancipation, contraire, donc, à ce qu’affirment les intégristes qui cherchent à maintenir une interprétation littéraliste du Coran.

Il est vrai, Madame Poletti, que les militantes laïques qui, partout dans le monde, veulent renforcer les droits des femmes, attendent de la France qu’elle réaffirme les principes de la laïcité. Au demeurant, ce n’est pas tant la laïcité qui semble en cause que les droits des femmes et leur dignité. Vous proposez de revitaliser la spiritualité ; soit, mais pour moi la spiritualité ne se réduit évidemment pas à sa dimension religieuse ; le théorème de Pythagore, les pyramides d’Egypte, La Rose et le réséda d’Aragon sont aussi des actes spirituels. C’est donc toute la culture spirituelle qu’il faut réhabiliter et non, seulement, le religieux. On a besoin de la vie de l’esprit, qui ne peut avoir lieu aussi longtemps que subsistent des injustices qui créent des abîmes entre les hommes, les pays, les cultures. C’est pourquoi je juge nécessaire une action en trois volets complémentaires.

M. André Gerin, président. Vous avez insisté sur les conséquences de la détresse sociale. Nous avons beaucoup progressé depuis le début de nos travaux, en juillet, quant à la nécessité de mettre en évidence une dérive fondamentaliste caractérisée par une idéologie barbare. Nous voulons marquer notre combat politique contre ceux qui se comportent en « têtes de réseaux » sans même habiter les quartiers considérés et qui mènent un travail de sape en instrumentalisant la pauvreté. Nous savons cette stratégie à l’œuvre et nous y ferons référence dans nos préconisations, en disant, par exemple, que ces fanatiques ont un comportement intolérable dans les maternités, où ils refusent que leurs femmes aient à faire à des médecins hommes.

Nous avons souligné, dès le début de nos travaux, que nous n’avions aucun a priori et que rien n’était décidé quant à l’éventualité d’une loi, notamment relative au port du voile intégral. Au fil des auditions, nous nous préoccupons toujours davantage des situations contraintes – plus que du seul port du voile intégral. À ce jour, nous ne savons pas encore sur quoi déboucheront nos travaux, mais nous souhaitons, dans tous les cas, faire partager nos préconisations aux responsables du culte musulman, afin que les musulmans de France comprennent qu’il s’agit de favoriser le « vivre ensemble » pour que l’islam, deuxième religion de France, trouve toute sa place dans la République.

Monsieur Pena-Ruiz, je vous remercie d’avoir contribué à notre réflexion.

Audition de Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue.

M. André Gerin, président. Nous accueillons Mme Caroline Fourest, essayiste, rédactrice en chef de la revue ProChoix, chroniqueuse au Monde et sur France Culture, enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris.

Vous êtes, Madame, l’auteure de nombreux ouvrages, pour la plupart consacrés à la laïcité et à l’extrémisme religieux. Vous avez notamment écrit Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, avec Fiammetta Venner, en 2003, et La tentation obscurantiste, en 2005.

En votre qualité de journaliste spécialiste des questions de laïcité et d’extrémisme religieux, estimez-vous qu’il existe des indices objectifs permettant de confirmer une progression des courants de l’islam radical en France ?

Que pensez-vous de l’idée, qui nous est fréquemment soumise, selon laquelle l’extrémisme islamiste – avec sa conséquence, le port du voile intégral – découlerait des discriminations subies en France par les musulmans ?

Mme Caroline Fourest, journaliste et sociologue. Les réflexions dont je vous ferai part sont le fruit à la fois d’une enquête entamée voilà une douzaine d’années concernant les mouvements intégristes de toutes les religions, et de mon cours à Sciences Po, intitulé « Multiculturalisme et universalisme », lequel a débouché sur une réflexion de ma part relative à la crise du multiculturalisme, objet de mon dernier livre, La dernière utopie.

Un défi aussi complexe que celui que vous vous êtes lancé impose de bien définir les termes du problème. De la justesse du diagnostic dépendra, en effet, l’efficacité des solutions que vous proposerez. Ainsi, parler de « burqa » est une commodité à laquelle les médias ont cédé trop facilement : il existe peu de femmes portant ces voiles d’origine afghane en France, certains des voiles que nous voyons étant des « niqab », voiles noirs et couvrants, d’inspiration saoudienne.

Comme Dounia Bouzar l’a souligné lors de son audition, il faut insister sur la dimension sectaire et intégriste – beaucoup plus que religieuse – de ces comportements qui concernent souvent des converties. Celles-ci, en masquant leur visage, tentent de faire oublier qu’elles sont d’origine bretonne, basque ou alsacienne, avec tout le zèle des nouveaux croyants. Le port du voile intégral est à rapprocher d’une démarche sectaire, avec tout ce que cela comporte d’aliénation volontaire, sachant qu’il est éminemment complexe de faire la part entre celles qui le portent délibérément et celles qui le portent par choix. Lorsque vous interrogez des témoins de Jéhovah ou des scientologues, ils vous disent d’ailleurs rarement qu’ils appartiennent à une secte. Pour eux, c’est un choix qu’ils ont fait et qui les rend parfaitement heureux.

Les femmes, qu’elles portent le voile simple ou le voile intégral, soulignent souvent l’incompréhension dont elles font l’objet en tant qu’émettrices d’un message – le fait de porter un voile dans un pays laïc – de la part des récepteurs, à savoir les personnes qui sont confrontées au voile. Pour autant, toute une diversité de situations existe chez la personne qui émet – celle qui porte le voile. Il peut tout aussi bien s’agir d’une femme ayant décidé, au soir de sa vie, de porter le voile traditionnel dans une démarche religieuse mais non fondamentaliste, que d’une jeune femme née en France qui choisit de porter le voile par militantisme, souvent contre l’avis de ses parents, après avoir écouté un prédicateur, s’identifiant ainsi à d’autres femmes qui portent le voile dans d’autres contextes.

Je m’oppose, à cet égard, à la réflexion souvent entendue selon laquelle il serait beaucoup moins grave de porter le voile en France – parce que c’est souvent voulu – qu’en Iran ou en Arabie saoudite : il est, selon moi, beaucoup plus symbolique et radical de faire le choix du voile ici qu’en Iran, où le port du voile est imposé, ou au Yémen, où les contrevenantes risquent d’être aspergées d’acide. Dans ce dernier pays, où, seule femme non voilée, j’ai débattu devant des parterres de femmes intégralement voilées de noir, l’obligation du voile est d’ailleurs récente, suite à un retour à la loi islamique. Mais celui-ci, paradoxalement, ne s’est pas accompagné de la prohibition du quat, produit stupéfiant dont la consommation est très répandue. La loi a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours...

Qu’en est-il des récepteurs de ce message dans les pays comme les nôtres ? En tant que femme, féministe et laïque, je ressens, lorsque je vois dans la rue un voile intégral, exactement ce que ressentirait un militant des droits civiques s’il apercevait quelqu’un faire son marché recouvert d’une cagoule du Ku Klux Klan. Le voile est un signal, le drapeau de groupes, minoritaires certes, mais radicaux. Il est évident qu’il ne peut contribuer à un vivre-ensemble pacifié.

Je suis à cet égard stupéfaite de l’ignorance de ce qu’est l’islam politique, dans sa complexité et dans la diversité de ses tendances. Aussi en brosserai-je rapidement un tableau afin de souligner un point préoccupant : le débat sur le voile intégral risque de fournir à des groupes intégristes pas aussi extrémistes que les salafistes l’occasion de banaliser le voile simple en s’autoproclamant arbitres du juste milieu.

Il convient, sur la scène de l’islam aujourd’hui, de distinguer les modernistes des fondamentalistes, et ces derniers des intégristes. À cet effet, il importe de bien faire la différence entre ce qui relève d’une pratique religieuse radicale et ce qui a trait à la radicalité politique, prônée au nom de la religion.

À la frange extrême, le salafisme revendique le retour à une lecture à la fois fondamentaliste et littéraliste du Coran. Parmi les divers courants qui le composent, certains prônent le séparatisme, adoptant un mode de vie replié, puriste, comparable à celui des Amish aux États-Unis, sans vouloir pour autant l’imposer et en faire un mode de vie en société. Bien que très littéraliste, cette posture est moins intégriste que celle observée par certains mouvements qui, eux, tendent à instrumentaliser la religion à des fins politiques liberticides. Ce qui complique la situation, c’est que l’espace public peut laisser apparaître des prédicateurs médiatiques charismatiques, qui, sans être ni littéralistes ni promoteurs d’une lecture totalement archaïque des textes, peuvent avoir une influence politique bien plus rétrograde et liberticide que certains prédicateurs littéralistes et fondamentalistes. Il n’est, en effet, pas toujours simple de ne pas confondre un moderniste avec un fondamentaliste ou un fondamentaliste avec un intégriste.

Ainsi, dans la mouvance issue des Frères musulmans – qui ne sont ni des salafistes ni des littéralistes – on trouvera des personnes qui se diront sincèrement choquées par le port du voile intégral, voire qui aimeraient être les arbitres du conflit, voyant dans le port du voile simple une solution alternative. Cette nébuleuse regroupe des courants très divers, incarnés notamment par l’Union des organisations islamiques de France – UOIF – et par des prédicateurs comme Hani Ramadan, Tariq Ramadan, qui intervient auprès des jeunes de l’UOIF, ou Hassan Iquioussen, qui considère qu’un homme et une femme qui dialoguent sur l’Internet sont à trois avec le diable. D’autres, comme Tareq Oubrou sont dans une démarche différente, plus isolée : ce prédicateur, que l’on peut considérer comme un fondamentaliste non intégriste, à la vision assez traditionnelle de sa religion, est prêt à proposer une charia de la minorité, c’est-à-dire une charia résumée à l’essentiel – la spiritualité – à même de s’adapter aux lois de la République et de la laïcité. C’est une démarche à laquelle Tariq Ramadan s’oppose au nom d’un islam politique qui, sans qu’on s’en aperçoive en l’écoutant à la télévision, provoque énormément de dégâts sur le terrain en matière de recul de la mixité, de port du voile et de comportements que je qualifierais d’intégristes.

Cette mouvance, qui regroupe donc des personnalités très différentes mais se qualifiant elles-mêmes de réformistes salafistes, représente une démarche qu’il ne faut pas confondre avec celle d’un réformiste moderniste comme Abdelwahab Meddeb. En islam, la réforme peut signifier tout et son contraire : aussi bien un mouvement vers les fondements – la réforme fondamentaliste des Frères musulmans – qu’une démarche vers le progrès – la réforme moderniste incarnée par des intellectuels comme Monsieur Meddeb.

Si je tenais à décrire la scène musulmane, c’est pour que l’on comprenne bien que faire du voile intégral le nouveau drapeau d’éventuels martyrs reviendrait à donner un prétexte aux uns et aux autres pour élargir leur recrutement. C’est ce qui me fait dire qu’adopter une loi interdisant le port du voile intégral serait faire un cadeau à la propagande intégriste. L’argument de la laïcité ne doit pas être utilisé, au risque de la faire passer pour un instrument de lutte contre les libertés individuelles. De même, celui de l’idée d’identité nationale ne répondrait pas au défi complexe auquel nous sommes confrontés, qui est un défi sur les valeurs et non pas sur les identités.

Quelle attitude les autres pays observent-ils à l’égard du voile intégral ? C’est précisément au nom de l’identité nationale que son port est interdit en Iran, car il rappelle, avec l’uniforme des Saoudiennes, le grand rival sunnite. En Egypte, le cheikh Mohammed Sayyed Tantaoui – l’une des plus hautes autorités islamiques reconnues –, grand imam de la mosquée Al-Azhar, a essayé de réglementer le port du voile intégral en proposant de l’interdire à l’université, mais il faut voir là la position d’un islam traditionnel, dépassé par un autre extrémisme et qui cherche à reprendre le contrôle. En Turquie, le port du voile intégral, comme celui du voile simple, est interdit dans les universités au nom de la laïcité ; mais il s’agit d’une laïcité tellement autoritaire, imposée par l’armée, qui a favorisé par la frustration qu’elle a engendrée, l’arrivée au pouvoir de militants islamistes dits modérés, c’est-à-dire non pas modérés par eux-mêmes mais en raison d’une contrainte laïque voulue par la Constitution et de la peur d’un coup d’État de la part de l’armée – laquelle porte la responsabilité du succès des islamistes faute d’avoir suffisamment démocratisé la société.

Interdire – ce contre quoi je milite – le voile simple dans la rue et à l’université serait tirer la laïcité française vers une laïcité autoritaire qui produirait, à mon avis, plus d’effets pervers que d’effets positifs.

La Grande-Bretagne, elle, a choisi le laissez-faire total. Elle est dans un processus différentialiste, confondant multiculturalisme et relativisme culturel. Les Britanniques prônent ainsi une forme de politesse vis-à-vis de l’autre qui, pourtant, n’a d’autre effet que d’enfermer celui-ci dans son exotisme. Dans le débat sur le voile intégral – sachant que celui sur le voile simple ne se pose même pas –, l’ancien ministre des affaires étrangères Jack Straw – qui avait été très critique vis-à-vis de la France au moment du vote de la loi interdisant le port de signes religieux à l’école publique – a cependant avoué avoir subi un choc en recevant dans son quartier général de campagne une femme entièrement voilée qui s’exprimait avec un accent très british. Ce jour-là, Jack Straw semble avoir réalisé qu’une femme en voile intégral, ce n’était tout de même pas tout à fait normal en Grande-Bretagne. Tant qu’il s’agissait de migrantes ou de filles d’immigrés s’exprimant avec un accent ou laissant deviner des yeux de couleur marron, cela ne dérangeait personne : c’était de l’exotisme. Mais que l’autre soit une « semblable » – ce qui est, selon moi, la base de l’antiracisme –, et le symbole sexiste devient criant. Le débat n’a pour l’instant pas débouché, la crainte de paraître raciste empêchant d’aborder ces questions.

Un dernier modèle, celui de la Belgique, a peut-être trouvé une forme de solution : certaines communes ont exhumé un ancien règlement qui interdit de sortir masqué en dehors des périodes de carnaval, sous peine d’amende, ce qui permet d’exiger l’identification quand cela est nécessaire. Je vois là une façon assez drôle de résoudre la question, ce qui est plutôt bon signe. Par ailleurs, les Belges ont tardé à s’emparer de la question du voile à l’école. Les Flamands, qui jouissent d’une grande liberté pédagogique, ont introduit l’interdiction du port du voile dans leurs règlements intérieurs, mais en Wallonie, la situation est plus compliquée et l’on voit des petites filles se rendre voilées à l’école primaire.

Le devoir de préserver le vivre-ensemble et l’ordre public nécessite également de s’opposer aux demandes particularistes, formulées au nom du religieux – ce qui ne concerne pas qu’une seule religion ou qu’une seule dérive sectaire –, qui tendent à mettre en péril la sécurité collective et qui se multiplient.

Je pense notamment à une demande présentée par une communauté juive ultra-orthodoxe à la municipalité d’Outremont, au Québec. Il s’agissait d’installer dans la ville un érouv, clôture symbolique démarquant l’espace urbain dans lequel les observants du shabbat peuvent se déplacer. Le conseil municipal a rejeté la demande, la considérant comme incompatible avec la notion de voie publique. Mais la Cour supérieure du Québec, invoquant la liberté de religion et l’obligation d’ « accommodement raisonnable », a autorisé l’installation de l’érouv. Une demande similaire a été formulée en France, à Garges-lès-Gonesse. La communauté juive qui y réside demandait non seulement la mise en place d’un érouv, mais également la neutralisation des codes électriques à l’entrée des immeubles pendant le shabbat. Il faut imaginer ce qu’une telle demande impliquerait : savoir qui est juif pratiquant et dans quel immeuble, gérer les conflits qui ne manqueraient pas de naître entre les pratiquants et leurs voisins à qui l’on a débranché le code pour des raisons religieuses, dans le cas d’un cambriolage, voire même regrouper les juifs pratiquants dans des immeubles qui ne seront pas protégés électriquement, etc. Heureusement, en France, aucun tribunal n’a accepté l’accommodement raisonnable admis au Canada.

La Grande-Bretagne et ce dernier pays ont également été confrontés à des demandes provenant, cette fois, de la communauté sikh. L’une d’elles portait sur le kirpan, petit couteau rituel dont les hommes ne peuvent se séparer, et qu’il s’agissait d’autoriser à l’école : au nom du multiculturalisme, il a été admis que les enfants l’emportent en classe, à condition qu’il soit placé dans un étui cousu à l’intérieur du vêtement. Cette décision, qui pose un problème de sécurité, introduit aussi une discrimination entre les élèves puisque les autres enfants ne sont pas autorisés à apporter leur Opinel favori. Un problème se pose quand le religieux, lorsqu’il est invoqué, légitime des droits différenciés De la même manière, alors que l’État a parfois le devoir de protéger les citoyens contre eux-mêmes, les sikhs peuvent, en Grande-Bretagne, déroger à l’obligation de porter un casque, incompatible avec le turban religieux. Aux États-Unis, les Amérindiens ont obtenu de la Cour suprême le droit de consommer le peyotl, substance hallucinogène classée parmi les stupéfiants, au nom du libre exercice d’un culte. Il paraît que depuis, de nombreux Américains se sont découvert une nouvelle foi.

Utiliser l’argument de la sécurité et du vivre-ensemble est la meilleure façon d’aborder la question qui nous réunit. J’en veux pour preuve le cambriolage perpétré le 10 novembre dernier dans une bijouterie de Marseille : 350 000 euros de bijoux ont été emportés par un couple qui s’est révélé être deux braqueurs, l’un portant une djellabah, l’autre un voile intégral et poussant un landau. Il y a là matière à arguer, sur la base de la sécurité – au-delà de toute question de laïcité ou d’identité nationale –, que tout ce qui ne permet pas l’identification d’une personne dans les services publics et dans un certain nombre de lieux publics où la sécurité est de mise doit faire l’objet d’un règlement.

Pour autant, l’interdiction du voile intégral ne doit pas être le fait de prestataires de services, qui seraient libres de trier leurs clients selon leurs désirs. Ainsi, dans l’arrêt Truchelut de 2006, le juge a estimé qu’interdire l’entrée d’un gîte rural à des femmes voilées constituait un comportement discriminatoire. Le gérant d’un établissement commercial n’est pas l’État qui peut se permettre de chasser le voile et les signes religieux ostensibles de l’école publique au nom du respect d’un lieu sacralisé, celui de l’apprentissage de la citoyenneté. La rue, les hôtels, les restaurants, sont des lieux de liberté que l’on doit chérir, car c’est ce qui fait aussi notre différence avec des pays qui ne sont pas démocratisés.

Vous devez relever un défi complexe : il vous faut travailler à partir d’un signe beaucoup plus fort que le simple voile, sur lequel a travaillé notamment la commission présidée par Bernard Stasi, mais également d’un espace bien plus libre que celui de l’école publique, à savoir la rue. Aussi devez-vous imaginer des solutions nouvelles. Je pense, et c’est la conclusion de mon dernier ouvrage, qu’il est possible de résoudre la crise du multiculturalisme en dissociant de manière intelligente les espaces : ceux qui relèvent du sens, comme l’école publique ou le Parlement, incarnations du modèle républicain, et ceux qui relèvent de la liberté individuelle.

Dans leur lutte contre l’homophobie, le sexisme ou le racisme, les groupes minoritaires ont exigé de la République une ouverture d’esprit, l’invitant à revisiter le concept d’universalisme pour leur accorder non pas des droits particuliers, mais l’égalité. D’autres groupes utilisent aujourd’hui cette ouverture comme une faille, afin d’asseoir des demandes qui visent, cette fois, à instaurer l’inégalité.

Une société engagée dans la voie du multiculturalisme doit impérativement dissocier ce qui relève du politique liberticide et doit être refusé, et ce qui a trait au culturel, qui nous enrichit tous. Cela oblige à imaginer des ripostes intelligentes et proportionnées, qui distinguent au cas par cas et espace par espace, nous permettant ainsi de résister à l’intolérance sans, pour autant, devenir intolérants.

M. Lionnel Luca. Quels arguments opposeriez-vous à ceux qui soutiennent que le port du voile intégral est une question de liberté individuelle, qu’il n’y a pas lieu de légiférer ou de réglementer, mais de faire de la pédagogie et de l’information ?

Par ailleurs, cela ne me dérange pas d’être intolérant à l’égard des intolérants : il est bien interdit d’arborer une croix gammée dans la rue !

M. Jacques Myard. Vous avez décrit précisément le phénomène auquel nous sommes confrontés, rappelant sa nature sectaire et politique. Vous avez dénoncé avec toute la force de conviction qui est la vôtre, en tant que femme et citoyenne, les intégristes porteurs d’un message politico-religieux, dont certains, comme Tariq Ramadan, avancent masqués.

Pour autant, je ne comprends pas que vous nous invitiez à distinguer les différents lieux où s’exprime cette intolérance. Comment cette atteinte fondamentale à la dignité peut-elle être plus ou moins grave, selon l’endroit où elle s’exerce ? Il est impossible de découper ainsi la liberté !

Mme Bérengère Poletti. Autant votre exposé était remarquable, autant les solutions que vous proposez sont difficilement compréhensibles. Vous suggérez d’interdire, pour des raisons de sécurité, ce qui ne permet pas d’identifier les personnes. Mais derrière le débat sur le port du voile intégral se jouent d’autres questions, qui touchent aussi à la liberté des femmes : accès aux soins, accès aux services publics, reconnaissance du diplôme. Comment y répondre si la République ne prend pas une position claire sur le voile intégral ?

M. Christian Bataille. Je veux d’abord vous remercier pour la part que vous prenez à la défense de la laïcité et souligner la grande qualité de la revue Prochoix, que vous dirigez.

Si nous retenons la solution d’une législation positive, qui consisterait non pas à interdire un habit, mais à rappeler la nécessité de découvrir son visage dans l’espace public, pour des raisons de sécurité et de vivre-ensemble, nous nous limiterons à une mesure de police publique. Où sera la condamnation du fondamentalisme ? Ne faudrait-il pas refaire une grande loi, semblable à celle de 1905, qui permettrait de traiter l’ensemble des problèmes auxquels nous serons confrontés, comme la question de la laïcité à l’hôpital ou dans les cantines ? Globalement, de quelles armes dispose notre société pour faire reculer l’intégrisme partout où il se trouve ?

Mme Caroline Fourest. Finalement, ce qui m’est demandé, c’est pourquoi je ne veux pas interdire l’intégrisme que je décris pourtant comme représentant un grave danger. C’est tout simplement parce que l’on ne peut pas interdire l’intégrisme !

Nos angles d’analyse ne sont pas les mêmes : vous tenez compte, et c’est légitime, de la psychologie de ceux qui vous ont élus et qui vous éliront demain ; je travaille en fonction de ce que je sais de la psychologie des groupes islamistes. Je connais la façon dont ils opèrent et je suis convaincue qu’ils instrumentaliseront ce qui sortira de cette mission parlementaire en le simplifiant à l’extrême, comme ils l’ont fait des propositions complexes et variées de la commission Stasi.

Si la loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école était la meilleure solution en la matière, je crains qu’elle ne se trouve fragilisée par une loi qui restreindrait les libertés individuelles au-delà de cet espace. En tant qu’intellectuels, nous ne cessons de défendre cette loi, y compris à l’étranger, en expliquant sans relâche la conception française de l’école publique : un lieu d’apprentissage de la citoyenneté, qui suppose l’égalité sur les bancs, où les signes ostentatoires n’ont pas leur place. Si l’on élargit l’interdiction, cette ligne subtile de démarcation tombera, en même temps que notre argumentaire.

L’idée d’une grande loi nationale positive, avec toute sa charge rituelle, est sans aucun doute plaisante, mais la nuance intelligente imaginée ici entre légalisation négative et législation positive ne sera pas ressentie à l’extérieur. En revanche, peut-être peut-on réglementer positivement le devoir de s’identifier dans certains lieux publics. Le résultat sera à mon avis plus efficace en ne donnant pas du grain à moudre aux groupes qui attendent, avec une impatience que vous n’imaginez pas, de se proclamer arbitres de l’espace public ou de se poser en victimes.

Je n’en conclus pas pour autant qu’il faille céder à la tyrannie du refus de la stigmatisation. La liste des comportements que j’observe dans l’espace public et qui me posent problème en tant que féministe et laïque est longue, mais je refuse simplement que l’on interdise l’intégrisme parce que c’est une idée, une valeur, une idéologie. Or je ne veux pas que l’on interdise les idées – nous ne sommes ni en Iran, ni en Arabie saoudite, mais dans une grande démocratie –, même si c’est épuisant, car cela signifie qu’il faut se confronter aux idées des autres tout le temps et répondre argument après argument.

Aussi le législateur doit-il être suffisamment intelligent pour permettre aux militants des droits des femmes et de la laïcité de poursuivre la bataille. Il ne doit pas voter des lois qui donneraient l’avantage à la propagande intégriste sur leurs arguments. Les comportements et les valeurs intégristes ne peuvent, je le répète, être tous mis hors la loi. C’est un combat d’idées qu’il faut mener. Si je me bats pour ne pas être taxée d’« islamophobe », terme qui permet de confondre la critique intellectuelle de la religion avec un comportement raciste illégal, ce n’est pas pour souhaiter que l’on interdise les idées intégristes. Laissons intervenir la loi ou, dans ce cas précis, le règlement quand, à la marge, des problèmes très concrets se posent, en l’occurrence des problèmes de sécurité et d’identification qui ne concernent pas seulement le voile intégral.

Notre République doit être cohérente et traiter le problème dans son ensemble. Ainsi, si la priorité était de « sanctuariser » l’espace de l’école par une loi, il fallait ensuite s’attaquer aux causes du port du voile. Mais qu’a-t-on fait pour lutter contre le recul de la mixité sociale et l’apparition de communautarismes religieux ? Pourquoi n’améliore-t-on pas le taux d’encadrement dans certains établissements de quartiers populaires ? S’il y avait dix élèves par classe dans certains d’entre eux, pensez-vous que les problèmes actuels se poseraient dans les mêmes proportions ? Est-ce en réduisant les moyens consacrés à l’école publique que l’on favorise la mixité scolaire, l’éducation, la culture ? Or, on a préféré voter une loi-cadre qui autorise les communes à faciliter la scolarisation de leurs élèves dans des écoles privées religieuses qui favorisent le communautarisme religieux. Il est vrai qu’il est plus coûteux d’organiser la mixité scolaire et sociale... Mais si l’on ne s’attaque pas aux racines du problème, on ne s’en débarrassera pas.

Pour autant, je ne dis pas que le fait de subir des discriminations ou d’appartenir aux classes populaires est une voie automatique vers l’intégrisme. Mais de la même manière qu’il faut combattre, sur le plan des idées, le militantisme intégriste, il faut, par l’action politique, supprimer les facteurs structurels qui participent à l’extension du phénomène.

M. Éric Raoult, rapporteur. Nombre d’entre nous semblent oublier le contexte dans lequel nous avons débattu de la loi de 2004. La France faisait alors l’objet de fatwas, nos diplomates étaient menacés. Finalement, l’application de la loi a permis de pacifier la situation et un an après, on n’en parlait plus.

Je crois à la force symbolique de la loi. J’ai rencontré à la mosquée des Omeyyades, à Damas, une jeune femme voilée d’origine française, mariée à un Koweïtien. Elle m’a dit qu’elle retirait son voile intégral lorsqu’elle prenait l’avion pour Dubaï parce que la loi, simplement, l’exigeait.

Je ne crois pas que tout ce qui est fait pour lutter contre les facteurs structurels – politique de la ville, création de la Haute autorité contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) – puisse réduire le zèle des nouvelles converties, qui portent le voile avec encore plus de détermination. Seule la fermeté d’une loi pourrait apporter une solution. C’est le regard que nous portons sur cette loi qui importe, pas l’interprétation qui en sera faite par les groupes minoritaires.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Depuis la loi de 2004, j’ai le sentiment de voir dans ma circonscription de Belleville de plus en plus de jeunes filles portant un voile strict et, dans le XIe arrondissement, davantage de femmes portant le voile intégral. J’avoue que les croiser à longueur de journée dans la rue ou me trouver dans une salle d’attente face à une femme dont je ne vois pas les yeux, suscite chez moi un profond malaise.

Je partage votre constat selon lequel le débat qui nous anime pourrait susciter, en retour, un réflexe identitaire, y compris chez les plus modérés et qu’une loi, sur un sujet aussi sensible et complexe, pourrait avoir des effets contre-productifs. Pour autant, la voie réglementaire sera-t-elle suffisante ? Les maires que nous avons auditionnés nous ont demandé de favoriser la voie législative, universelle, plutôt que de les autoriser à édicter des règlements, ce qui aboutirait à stigmatiser certaines communes.

Enfin, la mission sur les violences faites aux femmes vient de rendre son rapport. La proposition de loi qui découlera de ses préconisations ne pourrait-elle pas être le cadre d’une mesure concernant le port du voile intégral, lequel peut légitimement être considéré comme une violence ?

Mme Caroline Fourest. Mon propos était de vous donner un aperçu des effets boomerang que peuvent produire des décisions mal interprétées. La loi sur les signes ostentatoires était une bonne initiative, qui a permis de sanctuariser l’école, mais elle n’a pas mis fin au phénomène, lequel, au contraire, a explosé. Je pense que des jeunes femmes en crise identitaire guettent aujourd’hui votre décision, pour passer du voile simple au voile intégral.

Je vous rejoins sur le risque de stigmatisation que ferait peser la voie réglementaire sur les communes concernées. D’ordinaire, je suis davantage favorable à la loi, car le règlement suppose des arbitrages et des rapports de force individuels compliqués à gérer. Mais j’estime que la voie réglementaire est plus adaptée à ce cas d’espèce, compte tenu du nombre réduit de femmes concernées. Je n’aurais peut-être pas le même avis si elles étaient 5 000 ou 10 000.

Par ailleurs, il convient de distinguer les lieux, Monsieur Myard – vous ne vous habillez pas au Parlement comme chez vous – et de ne pas se laisser aller à une interdiction générale. Les pays musulmans qui ont voulu étouffer l’intégrisme par l’interdit, plutôt que par la démocratisation et l’égalité des chances, se sont fourvoyés. La Tunisie a toujours un problème avec l’islamisme et si le pays s’en sort grâce à la laïcité, c’est une main de fer qui s’y applique. De même en Turquie, où régnait la laïcité mais pas la démocratie, un retour de flamme est survenu.

M. Jacques Myard. Mais le mouvement intégriste, qui est apparu il y a quatre-vingts ans, se place aujourd’hui dans une stratégie d’affrontement ! Nous sommes engagés dans un combat, et il va durer.

Mme Caroline Fourest. Ce n’est pas parce que nous livrons ce combat que nous devons nous interdire de penser. En Grande-Bretagne, en Belgique ou aux Pays-Bas, où l’on a tardé à s’attaquer au phénomène, les politiques sont en train de privilégier des solutions simples, parce qu’elles sont plus médiatiques et plus faciles à expliquer à leurs électeurs. Mais l’objectif n’est pas de se faire plaisir, il est d’être efficace. Si vous renoncez à vos propres valeurs, sous prétexte que vous livrez bataille aux extrémistes, il leur sera facile ensuite de vous taxer d’intolérants et d’inviter les citoyens à rejoindre leur camp, censé offrir plus de solidarité et de repères identitaires.

Messieurs Myard et Raoult, je travaille sur tous les intégrismes et je ne vois pas en quoi les comportements sexistes observés au nom du judaïsme et du christianisme sont moins graves. Si l’on décide de légiférer ou de réglementer le port du voile intégral dans la rue, il faut prendre garde à ce que cela n’apparaisse pas comme une mesure particulariste, qui nourrirait en retour la propagande islamiste.

Il est vrai que ce combat va durer longtemps ; le plus grand risque est de perdre patience et, par lassitude, se mettre à renier nos valeurs et nos principes pour proposer des solutions simples à un problème extrêmement complexe. Je ne vous dis pas cela par angélisme, mais parce que ma détermination est sans faille ; j’espère vous en avoir convaincus.

Audition de représentants d’obédiences maçonniques :

Pour la Grande loge féminine de France :
Mme Denise Oberlin, grande maîtresse ; Mme Anne-Marie Pénin, présidente de la commission conventuelle de la laïcité ; Mme Marie-France Picart, ancienne grande maîtresse, membre de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) ;

Pour la Grande loge de France : M. Jean-Michel Balling, membre ;

Pour le Grand orient de France : M. Patrice Billaud, vice-président.

M. André Gerin, président. Cette nouvelle audition organisée sous forme de table ronde est l’occasion d’entendre les représentants de trois obédiences maçonniques qui ont répondu à notre invitation et auxquels je souhaite la bienvenue.

Le port du voile intégral – notamment sur la voie publique – remet-il selon vous en cause les valeurs républicaines et, plus particulièrement, la laïcité ? Le considérez-vous plutôt comme emblématique d’une appartenance religieuse ou d’une revendication politique extrémiste ?

M. Jean-Michel Balling, membre de la Grande loge de France. La Grande loge de France (GLF) a toujours défendu le triptyque « liberté, égalité, fraternité » qui fonde notre République et garantit la dignité individuelle de la personne mais, également, les droits de l’homme. Le ciment de cette fondation est la laïcité qui, après avoir été « de combat » jusqu’à la loi de séparation de 1905, devint ensuite « de neutralité ». C’est elle qui permet à chacun de vivre librement sa croyance ou sa non-croyance – lesquelles relèvent de l’espace privé – sans que les convictions religieuses interfèrent jamais dans le domaine public. C’est également elle qui, aujourd’hui, doit permettre l’ouverture d’un dialogue afin que chacun puisse s’enrichir des différences d’autrui. Le port du voile intégral répond-il à ces préoccupations ?

En dépit du faible nombre de celles qui s’en vêtent, il témoigne bien plutôt d’une agression des consciences qui, comme telle, peut être de nature à provoquer un désordre public : alors même que le combat pour l’égalité et l’émancipation se poursuit dans le monde entier, les femmes y sont en effet « emmurées ». Nous laisserons aux théologiens le soin de déterminer s’il s’agit-là d’un précepte religieux ou d’une coutume, mais l’impossibilité de rencontrer effectivement la personne que l’on croise dans un espace public n’en demeure pas moins une agression. Le visage, c’est l’être même d’une personne, cette persona latine qui fait entendre une parole à travers le masque du comédien : nous n’existons que dans la relation à l’autre ; la dignité est incompatible avec l’exclusion et la rupture ; le véritable humanisme reconnaît en tout autre un alter ego. Si, comme disait Victor Hugo, la liberté est du domaine du droit, l’égalité de celui des faits et la fraternité de celui du devoir, une communauté nationale fondée sur ces valeurs ne peut précisément admettre que ses membres s’excluent du devoir de construction du vivre ensemble. En la matière, la notion de devoir doit être fortement mise en avant.

Une loi s’impose-t-elle donc ? Sans doute pas en un sens répressif même si la représentation nationale doit se pencher sur les devoirs de l’homme en tant qu’ils sont porteurs de cohésion et d’ordre public. L’un d’entre eux, dans une société laïque, consiste à ne pas objectiver son appartenance religieuse. De ce point de vue, les communautés religieuses ont une grande responsabilité, celle d’éliminer l’ignorance et de contribuer à faire respecter l’ordre dans la cité : elles doivent faire connaître dans les médias les actions qu’elles entreprennent en la matière, de manière à œuvrer au renforcement de la communauté nationale.

C’est ainsi que nous parviendrons à éviter une interdiction légale du port du voile intégral qui risquerait de stigmatiser les musulmans de France et de radicaliser l’engagement de certains d’entre eux au sein de groupes marginaux et sectaires. C’est également ainsi que nos compatriotes musulmans se sentiront membres à part entière de la collectivité nationale dans laquelle le droit à la différence n’est pas la différence des droits.

Mme Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande loge féminine de France. Je vous remercie d’avoir accepté d’entendre la Grande loge féminine de France (GLFF). Après consultations de nos commissions spécialisées, nous affirmons explicitement que nous sommes favorables à l’adoption d’une loi interdisant le port du voile intégral dans tous les lieux publics, dont la rue : il en va, en effet, du droit des femmes, mais également du respect de la laïcité.

Auditionnée en 2003 par la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi, la GLFF avait alors été la seule obédience maçonnique française à se prononcer en faveur de l’interdiction du port du voile islamique à l’école. Un an plus tard, dans le cadre de la mission parlementaire conduite par le Président Debré sur les signes religieux à l’école, elle s’opposait également au port de ces derniers : voilà, en effet, plus de soixante ans que nous défendons le respect de tous les droits fondamentaux de tous les êtres humains et, particulièrement, ceux des femmes.

Depuis plus de vingt ans, l’intégrisme religieux ne cesse de prospérer notamment par l’intermédiaire de mouvements sectaires étrangers qui horrifient la majorité des musulmans de France respectueux des valeurs républicaines. Si rien, dans le Coran, n’oblige les femmes à se voiler intégralement, c’est pourtant au nom de la religion que le port du voile intégral est revendiqué, souvent par des militantes salafistes qui instrumentalisent les femmes à des fins politiques. C’est ainsi que ces dernières sont mises en première ligne sous le fallacieux prétexte de leur « liberté individuelle » afin de promouvoir, en fait, une vision archaïque, inégalitaire, fascisante et hégémonique de la société visant à nier les fondements de notre République.

Même si le port du voile intégral demeure minoritaire, il ne faut pas laisser cette pratique s’installer et gagner du terrain. Nous devons nous interroger sur sa signification profonde et sur les dangers qu’elle fait courir à notre modèle social démocratique en tant que fer de lance d’une nouvelle offensive intégriste : l’histoire a montré que la complaisance face à la montée des extrémismes se paie très cher et qu’il est préférable de les éradiquer le plus rapidement possible.

Chaque être humain est porteur d’identités multiples qui forment sa personnalité mais, en l’occurrence, le voile intégral déshumanise les femmes en effaçant les particularités qui font de chacune d’entre elles un être unique. Parce que l’occultation du visage interdit toute véritable communication ou identification, les femmes sans visage sont privées de leur être. A cela s’ajoute que c’est la photographie du visage et non celle de la main ou de l’iris que l’on appose sur la carte d’identité – l’argument relatif à la sécurité publique suffit donc à justifier l’interdiction législative du port du voile intégral. Celui-ci, par ailleurs, réduit les femmes à être des objets sexuels alors qu’elles sont bien entendu des sujets de droit. Véritable « apartheid », il piétine de surcroît la dignité de toutes les femmes – et pas seulement de celles qui le portent –, mais aussi le principe non négociable de l’égalité des sexes, pilier de la démocratie. Contraire à la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, mais également aux valeurs de l’Union européenne, il constitue un signe paroxystique de la discrimination des femmes, de leur mutilation symbolique et de la violence inouïe qui s’exerce à leur encontre.

En outre, il convient de se référer au principe de symétrie afin de s’assurer du respect de l’égalité : connaissez-vous des hommes exigeant de porter la burqa, le tchadri ou le niqab ? Quant à celles qui en revendiquent le port au nom d’une pratique religieuse jugée plus pure, sont-elles conscientes de ce qu’a coûté au monde la revendication de la pureté ? Pensons également à la pression morale que subissent certaines jeunes filles dans des quartiers difficiles ! Lors des discussions qui ont eu lieu à l’occasion de la loi de 2004, nombre d’entre elles disaient à leurs professeures : « Surtout, Madame, n’acceptez jamais le port du voile à l’école, sinon nos familles nous obligerons à le mettre ! ». Allons-nous aujourd’hui les abandonner ? N’ont-elles pas le droit de s’habiller comme elles le souhaitent ?

Cette provocation qu’est le port du voile intégral a plusieurs objectifs : dénoncer publiquement les « mauvaises musulmanes » ; faire croire que l’islam est discriminé ; entretenir la confusion entre politique et religion ; revendiquer une exigence confessionnelle au sein de l’espace public national – ce qui constitue un véritable coup de boutoir contre nos valeurs démocratiques ; afficher une certaine forme de religiosité dans la vie civile et civique qui est contraire au principe constitutionnel de laïcité ; refuser de se faire connaître aux yeux des autres ; revendiquer, enfin, une liberté contre la liberté et un droit à la différence qui aboutit à une différence des droits – comportement contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 selon laquelle nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Ne laissons donc pas les intégristes et les fondamentalistes défier les lois de la République ! Ne laissons pas les droits des femmes se déliter dans une attaque contre le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ! Ne laissons pas les jeunes filles qui se dévoilent se faire attaquer et souiller au nom d’une religion qui donne tout pouvoir aux hommes sur notre sol national ! De plus, ces manœuvres cachent mal un nouveau danger de banalisation du port du foulard pour les femmes et les jeunes filles alors que l’école les a émancipées d’une telle obligation.

La déclaration de principe de la GLFF proclame, quant à elle, sa fidélité à la patrie ainsi que son indéfectible attachement aux principes de liberté, de tolérance, de laïcité, de respect des autres et de soi-même, lesquels ont valeur universelle. Le devoir de les faire rayonner nous incombe d’autant plus que la République, l’État de droit et la laïcité sont attaqués ! Ne laissons donc pas les porteuses de voile intégral confondre des slogans pavloviens avec la liberté de penser ou l’examen critique de la raison ! Ne les laissons pas devenir hors la loi par un comportement qui trouble l’ordre public et menace la sécurité ! Nous avons le devoir de travailler au changement de mentalité de certains hommes issus de sociétés patriarcales !

Enfin, la mise en avant de revendications communautaires constitue un obstacle à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière à laquelle toutes les femmes ont droit : les droits et devoirs ne constituent-ils pas les deux conditions de l’épanouissement citoyen ? Un consensus fort doit nous rassembler autour de principes inaliénables tels que la liberté d’opinion, la liberté de croire ou de ne pas croire, la possibilité de se convertir à une religion et de la renier, l’égale dignité des êtres humains, le droit des garçons et des filles à l’instruction. C’est ainsi que la nation, selon la formule de Renan, demeurera un « plébiscite de tous les jours pour une communauté de destins. »

M. Patrice Billaud, vice-président du Grand orient de France. Au nom du grand maître du Grand orient de France (GODF) Pierre Lambicchi, qui vous prie de bien vouloir excuser son absence en raison d’un déplacement dans les DOM-TOM, je vous remercie pour votre invitation.

Les 50 000 francs-maçons du GODF, comme nombre de leurs concitoyens, attachent une importance essentielle à la laïcité qui, depuis plus d’un siècle, constitue le socle de notre République humaniste et la garantie du vivre ensemble d’une société française multiculturelle et multiconfessionnelle. Ils attachent également une très grande importance au respect de la dignité de la personne et de ses droits essentiels.

Notre amour de la laïcité n’est en rien l’avers d’une hostilité à quelque religion ou croyance que ce soit, bien au contraire. Même si nous assumons pleinement leur héritage, il n’est pas non plus le signe d’une pseudo-nostalgie des hussards noirs de la Troisième République. C’est justement parce que nous sommes attachés à la liberté absolue de conscience et à la liberté de culte que nous défendons la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État comme clé de voûte de la relation institutionnelle entre ces deux entités mais aussi garantie de la paix religieuse et cadre de l’ordre public républicain en matière de liberté de conscience et d’expression de cette liberté dans l’espace public.

La laïcité n’est pas le monopole de la civilisation occidentale chrétienne. Alors que l’on souligne constamment le danger islamique qui menace l’Europe et le monde libre, on ne dit jamais rien des intellectuels libéraux musulmans qui, malgré un danger permanent dans leurs pays, se battent pour défendre une vision ouverte et tolérante de l’islam, voire, pour promouvoir la laïcité. Il ne s’agit donc en aucun cas de stigmatiser telle ou telle religion mais d’être fidèles aux principes fondamentaux qui, issus des Lumières, fondent la République française et inspirent tous ceux qui sont attachés aux valeurs humanistes.

Enfin, le GODF attache une importance essentielle aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, en son article premier, proclame que tous les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droits.

Selon nous, le port du voile intégral n’est pas a priori un signe religieux qui pourrait être assimilé à la croix, à la kippa ou au voile simple. Loin de constituer l’expression légitime et normale de la pratique de l’islam, il relève du salafisme le plus radical, courant religieux extrémiste et intégriste véhiculant une idéologie et un projet de société porteur de confrontations.

Notre obédience tient à présenter trois observations principales.

Tout d’abord, le GODF estime que le voile intégral est une négation symbolique absolue de la femme qui le porte. Il s’agit, en quelque sorte, d’une disparition totale de l’individu au bénéfice de l’appartenance à un groupe replié sur lui-même. La femme est ainsi niée en tant que telle mais, également, comme citoyenne. En outre, le caractère prétendument volontaire de ce port est hautement suspect compte tenu de l’environnement oppressif, inégalitaire et parfois violent moralement et/ou physiquement de ces femmes dont la liberté de conscience est, à tout le moins, compromise. En tout état de cause, le risque d’aliénation inconsciente du consentement individuel est très élevé. Par ailleurs, le fait même de considérer que cette attitude serait authentiquement volontaire et librement consentie ne suffirait pas à justifier sa légitimité et sa légalité républicaines, le Conseil d’État considérant que cette pratique vestimentaire est « incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, notamment avec le principe d’égalité des sexes. » Cette dernière juridiction a, par ailleurs, rappelé que le refus du voile intégral n’a ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la liberté religieuse et ne méconnaît nullement le principe constitutionnel de liberté d’expression religieuse ou l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Ensuite, le GODF souligne que cet habit introduit une discrimination sexuelle immédiate en niant l’identité et la personnalité des femmes au profit d’une domination masculine en contradiction flagrante avec le principe d’égalité républicaine. La burqa est donc bien un instrument de soumission et de domination sexuelle inacceptable. L’égalité entre les citoyens supposant que la loi protège hommes et femmes de la servitude, le port du voile constitue une intolérable régression. Chacun sait combien il peut être difficile pour des femmes vivant dans des quartiers difficiles de s’émanciper d’un environnement culturel et social chargé de préjugés et de visions machistes ; tolérer le port du niqab et de la burqa serait leur rendre un bien mauvais service dans ce combat pour la dignité, le respect et l’égalité des droits et des devoirs qui est le leur.

Enfin, le GODF considère – et c’est un élément qui peut participer du débat sur l’identité nationale – que le port de la burqa constitue un défi lancé à la République, laquelle ne reconnaît que des citoyens et non des communautés segmentées.

Si la laïcité de l’État n’est pas mise en cause en tant que telle – pour autant que cet habit ne soit pas porté à l’école de la République ou dans les autres lieux dédiés au service public de l’État –, la forme humaniste de la société française fondée sur le respect de l’individu, la liberté et l’égalité, n’en est pas moins bafouée. Dans l’espace public, la liberté individuelle doit s’exprimer dans les limites culturelles de la communauté nationale à une période donnée. Pas plus qu’il ne peut nier l’égalité des droits et des devoirs, un citoyen ne peut librement consentir à son aliénation. Veut-on donc vivre ensemble avec ou à côté des autres ?

Le GODF est donc favorable à une loi prohibant le port du voile intégral dans la sphère publique. En effet, outre que le dialogue et la pédagogie ne nous semblent pas adaptés aux principes du salafisme – nous savons que des groupes très organisés testent le cadre juridique républicain et qu’ils disposent de puissants relais au sein de certains États étrangers qui appliquent la charia et qui, au sein du Comité des droits de l’homme de l’ONU, cherchent régulièrement à faire condamner la France pour discrimination religieuse –, il existe dans notre pays une véritable religion de la loi en tant qu’expression de la volonté collective et de l’intérêt général dans une République normative qui est seule à même de répondre au problème que nous évoquons.

En tant que législateurs de la République, il vous appartient donc, Mesdames et Messieurs les députés, de codifier une nouvelle fois le vivre ensemble de la société française avec ses espaces de liberté et ses interdits : c’est ainsi que nous rappellerons combien notre choix en faveur d’une société humaniste n’est pas négociable.

M. Christian Bataille. Les propos qui viennent d’être tenus me réjouissent et je gage que nombre de nos collègues les partagent. Je suis heureux des fortes paroles de la GLFF qui me rappellent celles que cette obédience avait tenues lors de la tenue de la mission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré : à la différence des autres organisations maçonniques, elle avait, en effet, pris fermement position en faveur de l’interdiction du port du voile à l’école. Par ailleurs, je me réjouis que la GLF et le GODF se positionnent, cette fois-ci, clairement en faveur de la nécessité d’une loi.

Ne considérez-vous pas toutefois que d’autres extrémismes religieux, qu’ils soient par exemple israélites ou chrétiens, menacent la laïcité ?

M. Jacques Myard. Si je m’interroge sur la position exacte de la GLF – considère-t-elle que seule une prise de conscience de la communauté musulmane permettra de mettre fin au port du voile intégral ? –, j’ai en revanche beaucoup apprécié les points de vue très explicites de la GLFF et du GODF. Néanmoins, que répondez-vous à ceux qui prétendent qu’une loi entraînerait la stigmatisation d’une partie de la population ? Est-ce un argument pour ne rien faire ou, au contraire, pour placer un certain nombre de personnes face à leurs responsabilités ? J’ajoute que j’ai eu l’occasion de rencontrer le Grand Mufti de la République de Syrie qui, lui, a une vision très claire de ce que doivent être les règles dans un pays qui se veut laïc : en cas de débordements, ce sont les ministres responsables du culte en cause qui sont immédiatement sanctionnés.

Enfin, quelles relations le GODF entretient-il avec la Turquie et quels propos les francs-maçons autochtones tiennent-ils quant à la lutte contre le fondamentalisme ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Députée de Belleville, je ne supporte pas de voir une femme recouverte de la tête aux pieds – phénomène qui d’ailleurs ne fait que croître. Toutefois, après quatre mois d’auditions, ma religion, si j’ose dire, n’est pas faite quant à l’opportunité ou non d’une loi. Contribuerait-elle vraiment à réformer les mentalités ? Nous savons hélas fort bien que si la loi de 2004 a interdit le port du voile à l’école, nombre de jeunes filles le portent en y allant ou en la quittant.

Mme Bérengère Poletti. Je vous remercie pour vos propos dépourvus de toute ambiguïté.

Comment réintroduire une pensée humaniste dans nos sociétés souvent dépourvues d’une spiritualité à laquelle certains aspirent, fût-ce en se fourvoyant dans des impasses extrémistes ?

M. Jean-Michel Balling. En effet, Monsieur Bataille, d’autres intégrismes voient le jour – qu’il suffise de songer à la reconnaissance toujours plus poussée de certaines chapelles intégristes par leur maison mère – si je puis employer cette expression – ou à la réapparition de certains signes d’autres religions.

Si la GLF, Monsieur Myard, se refuse en l’occurrence à envisager une acception répressive de la loi – laquelle serait, d’ailleurs, très difficile à mettre en place –, je note qu’après les affaires liées au voile en 2004, nous sommes, cinq ans plus tard, confrontés à celles du voile intégral, des maillots de bain ou de la mixité dans les piscines. A cela s’ajoute qu’un tribunal du Nord de la France a récemment rendu un jugement de séparation d’un couple en fonction de critères relevant de la Charia – même s’il a ensuite été cassé. Au rythme de la surenchère et au risque de pointer du doigt le Coran, quelle loi sera donc nécessaire dans vingt ans ? Pourquoi le débat religieux devrait-il prendre place au cœur de la cité ?

M. Jacques Myard. Nous n’y sommes pour rien !

Mme Denise Oberlin. Toutes les religions ont leurs extrémistes qui font de la tradition un carcan. Allez vous promener dans le quartier Crimée et vous verrez que d’autres signes religieux font florès ! Quoi qu’il en soit, les chefs d’établissement sont bien heureux, depuis 2004, de pouvoir se retrancher derrière une loi.

J’ajoute que ce sont les musulmanes modérées qui risquent de souffrir d’un amalgame alors qu’elles veulent seulement vivre en citoyennes libres.

Par ailleurs, c’est à l’État de faire respecter le principe de laïcité ainsi que son application : si la loi donne des droits, elle exige également des devoirs.

Enfin, je représente 13 000 franc-maçonnes françaises et étrangères. Parce que la spiritualité – laquelle n’est pas réductible à son versant religieux – de la franc-maçonnerie et le respect absolu de la liberté de conscience constituent précisément un chemin de vie émancipateur, je considère que nous devons initier encore plus de musulmanes.

M. Patrice Billaud. S’il est évident que d’autres extrémismes religieux existent bel et bien, la situation de notre pays a considérablement changé depuis la loi de 1905, notamment en raison de la présence de l’islam. Je ne méconnais pas, non plus, la présence de certaines sectes au sein de notre République qui rendent parfois difficile une claire distinction d’avec les religions. Quoi qu’il en soit, nous sommes déterminés à nous battre contre toute forme de fondamentalisme religieux qui menacerait la laïcité.

En outre, s’il faut tenir compte du risque de stigmatisation d’une partie de la population, les principes de vivre ensemble que nous nous sommes donnés n’en importent pas moins : ce corpus de règles doit en effet s’appliquer à tous.

Par ailleurs, nous avons des relations très amicales avec nos frères et sœurs des obédiences libérales et a-dogmatiques de Turquie qui œuvrent à la promotion de la laïcité. Nous le savons, ils sont de plus en plus confrontés à l’intégrisme musulman : le port du voile augmente, de même que les actions politiques visant à détricoter l’édifice laïque et républicain. S’il ne faut rien lâcher en la matière, ce n’est pas en raison de je ne sais quelle idéologie laïciste mais parce que le principe de laïcité est fondamental ici comme ailleurs.

Une loi, quant à elle, nous semblerait appropriée : une application nationale éviterait de focaliser l’attention sur telle ou telle municipalité ou tel ou tel quartier. Mais elle devrait s’accompagner d’une pédagogie citoyenne afin que nul ne se sente stigmatisé et qu’aucune femme ne soit abandonnée.

En outre, la récurrence de notre débat témoigne de ce que nous n’avons pas été au bout des préconisations de la commission présidée par Bernard Stasi. Nombre de mesures hautement symboliques et spirituelles figuraient dans son rapport permettant d’intégrer tous les membres de la communauté nationale et de reconnaître à nos compatriotes musulmans le droit de pratiquer leur religion dans des conditions normales et acceptables. Y revenir aiderait à replacer le problème soulevé par la burqa dans un cadre beaucoup plus général et essentiel pour notre pacte républicain.

Enfin, comme en témoigne le groupe de travail « Religion et société » qui vient d’être mis en place par le Haut conseil à l’intégration auquel nous participons avec la GLFF, les valeurs humanistes qui fondent la République que nous aimons constituent une véritable spiritualité laïque.

M. André Gerin, président. De cette mission doivent, selon moi, résulter un certain nombre de préconisations. N’hésitez donc pas à nous transmettre des précisions sur le type de loi que vous souhaiteriez éventuellement voir adopter sachant que le voile intégral est, en quelque sorte, l’arbre qui cache la forêt et que nous devons nous atteler plus généralement au problème de la mise en cause du bien commun au sein même de l’espace public.

J’ajoute, à propos des différents intégrismes qui ont été évoqués, que nous parlons, en l’occurrence, de la deuxième religion de France : si nous devons mener un combat politique contre les idéologies barbares, les responsables du culte musulman doivent, quant à eux, se saisir particulièrement et publiquement de la question de la place de l’islam dans la République française, du respect de la laïcité et de la lutte contre le fondamentalisme. C’est à un véritable enjeu de civilisation auquel nous sommes confrontés si nous voulons poursuivre l’œuvre républicaine d’émancipation.

M. Jacques Myard. Ne croyez-vous pas que nous avons trop longtemps fait preuve de laxisme en considérant que la notion de laïcité était définitivement acquise ?

M. Jean-Michel Balling. J’ai eu l’occasion de mettre en avant la notion de « devoir de l’homme » et vos propos, Monsieur le président, s’agissant en particulier des différentes institutions religieuses en relèvent. C’est ainsi que nous garderons l’idéal de fraternité humaine à l’horizon de notre conception du vivre ensemble.

Par ailleurs, je considère en effet que nous avons sans doute été un peu trop laxistes.

Mme Denise Oberlin. La GLFF ne manquera pas de vous faire part de ses propositions.

Je ne porterai pas de jugement sur ce que les parlementaires ont fait ou non, mais il est vrai que la laïcité est aujourd’hui en danger et que nous devons rester vigilants pour faire respecter les droits de l’homme et du citoyen.

M. Patrice Billaud. Les propos de Monsieur Myard me réjouissent car nous portons une responsabilité collective dans la situation que nous connaissons – le GODF s’est d’ailleurs ému à plusieurs reprises de certains accommodements dont nous voyons aujourd’hui les résultats.

De surcroît, le voile intégral est symptomatique d’un enjeu autrement plus vaste : c’est ce dernier qui devrait être visé dans le cadre d’une éventuelle loi qui, outre des dispositions précises, définirait le vivre ensemble dont nous avons besoin dans la société française d’aujourd’hui.

M. André Gerin, président. Je vous remercie.

La séance est levée à douze heures vingt-cinq.