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Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Mardi 13 janvier 2009

Séance de 17 h 15

Compte rendu n° 2

Présidence de Mme Danielle Bousquet, Présidente

– Audition de M. Luc Frémiot, procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Douai

– Audition de M. Christophe Soullez, chef du département de l’Observatoire national de la délinquance à l’Institut national des hautes études de sécurité (INHES)

La mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences envers les femmes a auditionné M. Luc Frémiot, procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Douai.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Luc Frémiot, procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Douai. Monsieur le procureur, l’action que vous menez pour lutter contre les violences faites aux femmes est aujourd’hui largement reconnue. Votre méthode consiste notamment à intervenir dès la première alerte. Pouvez-vous nous décrire la façon dont les choses se passent dans votre juridiction ?

M. Luc Frémiot. Depuis mars 2003, j’ai en effet mis sur pied un dispositif fondé à la fois sur la prévention et sur un principe de « tolérance zéro » à l’égard des agressions dont les femmes sont victimes. Dans le domaine de la lutte contre les violences intrafamiliales – une expression que je préfère à celle de « violences conjugales » car dans ces situations, ne des enfants sont souvent présents –, la politique pénale, telle qu’elle est menée, ne correspond pas aux enjeux. Nous avons donc décidé d’intervenir systématiquement. Nous avons d’abord prescrit aux services de police et de gendarmerie de ne plus prendre de main courante : ainsi, pour chaque infraction, le parquet est informé et une enquête est réalisée. Nous avons également mis en place, à Douai, une unité de médecine légale, dans la mesure où, devant une juridiction, les certificats de médecins généralistes n’ont souvent pas une grande valeur.

Dès lors que les services de police lancent une procédure sur chaque affaire, le parquet, en contrepartie, se doit d’apporter une réponse systématique. Nous avons donc décidé de ne pas fixer un seuil de violence – mesuré par exemple par une certaine durée d’incapacité de travail temporaire – à partir duquel la procédure est ouverte. Il faut intervenir le plus possible en amont : si nous attendons que des dommages importants soient causés, nous risquons de voir des victimes psychologiquement, voire physiquement brisées, et des auteurs enracinés dans un processus de violence. Le parquet se saisit donc de toutes les affaires, dès la première gifle.

Lorsqu’un auteur de violences suit le circuit judiciaire classique – comparution immédiate, condamnation à une peine de prison avec sursis –, le taux de récidive est très élevé. Il faut donc responsabiliser les conjoints violents, et, pour cela, travailler sur leur personnalité, leur psychologie. C’est pourquoi une enquête très précise est réalisée – un cahier des charges a été transmis dans ce but aux services de police –, incluant l’enquête de voisinage, des confrontations, un examen de la victime au sein d’une unité de médecine légale, etc. L’auteur de violences est placé en garde à vue, tandis que la victime est prise en charge par une association. Après la garde à vue, il est systématiquement déféré devant le substitut de permanence – une procédure lourde, certes, mais à la hauteur des enjeux. S’il n’a pas déjà été condamné, il est placé dans un foyer de sans domicile fixe, afin de l’éloigner du domicile conjugal. Il est en effet inacceptable que les femmes victimes de violences soient obligées de partir, parfois en pleine nuit et avec leurs enfants, à la recherche d’une solution d’accueil qui de surcroît n’est jamais satisfaisante. Ce sont les agresseurs qui doivent s’en aller. Dans un foyer d’hébergement, ils sont soumis à un choc psychologique qui va leur permettre de se remettre en question.

Avant de travailler sur ce projet, j’ai consulté de nombreux psychologues et psychiatres. Tous sont persuadés qu’il est essentiel de rappeler la norme, de façon ferme et immédiate, c’est-à-dire au plus près de la commission de l’infraction. Le placement en foyer est une façon de faire ce rappel. En outre, les auteurs de violences y sont confrontés à des gens qui ont tout perdu – domicile, famille, profession – et dont certains peuvent avoir connu un parcours similaire au leur, marqué par la violence ou la dépendance à l’alcool. Des éducateurs spécialement formés sont présents, et posent les questions destinées à faire réfléchir les auteurs et à les sortir de leur attitude de déni. Le déni est en effet le dénominateur commun entre l’agresseur et la victime : la seconde se sent coupable, a honte, hésite à s’exprimer, reste méfiante à l’égard de l’institution ; le premier, mis en cause par la justice, tente de minimiser ses actes.

Pendant la dizaine de jours qu’y dure le placement, les éducateurs amènent ces hommes à prendre conscience de l’écart démesuré qui sépare les conséquences de leurs actes et les circonstances qui les ont amenés. En effet, le passage à l’acte se fait souvent sur des détails : l’auteur de violences rentre chez lui de mauvaise humeur, les choses ne se passent pas comme il le souhaite… Notons qu’en général, il s’agit de couples dans lesquels il n’y a plus de communication – parfois, il n’y en a jamais eu. Quoi qu’il en soit, si on laisse passer ces premiers coups, les violences se reproduiront à un rythme de plus en plus rapproché et seront de plus en plus graves – d’où l’intérêt d’intervenir le plus tôt possible.

Pendant la durée du séjour, les auteurs de violence sont confrontés à la dure vie du foyer. Ceux qui travaillent sont obligés d’y passer la nuit. Ils doivent participer aux tâches ménagères. Bien entendu, ils ont interdiction de communiquer avec la famille. Ils sont, si nécessaire, mis en contact avec un alcoologue et un psychologue. Au bout de dix jours, un rapport est rédigé par un éducateur appartenant à une structure de contrôle judiciaire.

Si les violences sont de faible gravité, le dossier est classé après un ferme rappel à la loi, et à la condition que la personne concernée accepte, si elle en a besoin, de se faire soigner, par exemple dans un groupe d’alcooliques anonymes. Dans tous les cas, elle aura l’obligation de passer par une association de psychologues et de psychiatres appelée « le cheval bleu », qui organise, sur le modèle québécois, des groupes de parole pour auteurs de violences.

Lorsque les violences sont de gravité moyenne – ce qui correspond à la majorité des cas –, on laisse l’auteur reprendre la vie commune après lui avoir donné rendez-vous deux mois plus tard devant le tribunal correctionnel. On lui rappelle que son épouse est suivie par un travailleur social joignable à tout moment ; qu’au moindre problème, il sera déféré en comparution immédiate et qu’une peine d’emprisonnement ferme sera requise contre lui.

En général, les choses se passent plutôt bien. L’épouse, grâce à l’aide matérielle, juridique et psychologique dont elle bénéficie prend conscience qu’elle a des droits. Un dialogue commence à s’instaurer entre les conjoints. À l'issue des deux mois, les deux personnes se présentent devant le tribunal correctionnel, souvent sans que la victime se soit constituée partie civile. Une peine d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve est requise. L’auteur est contraint de suivre un stage de six mois dans le cadre de l’association « le cheval bleu », à raison de trois heures par semaine.

Ce dispositif s’est montré efficace, puisqu’il nous a permis de ramener à moins de 6 % le taux de récidive. Nous avons amélioré ce taux cette année en créant des groupes de responsabilisation en maison d’arrêt.

Bien entendu, l’objectif n’est pas d’éradiquer la violence, mais de donner aux auteurs une série de repères afin qu’ils soient incités à quitter la scène lorsqu’ils se sentent sur une pente dangereuse.

Tout cela est compliqué à mettre sur pied : il faut surmonter les difficultés, mobiliser tout le monde, mettre les dispositifs en place sans véritable budget, en ayant recours à des bouts de ficelles. Nous mettons cependant sur pied, cette année, le dernier volet du dispositif : la constitution de groupes de parole pour les victimes. Ils permettent à celles-ci de comprendre pourquoi, alors qu’elles sont parvenues à se débarrasser d’un auteur de violences, elles retombent souvent entre les mains d’un nouveau compagnon, également violent. C’est particulièrement vrai si les victimes sont issues de milieux défavorisés.

Tel est, brièvement résumé, le dispositif que nous avons mis en place. Bien entendu, il reste encore incomplet, faute des moyens nécessaires.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Vous venez de dire que vous travaillez de manière « artisanale ». Pensez-vous que le budget actuellement alloué à la lutte contre les violences intrafamiliales soit suffisant ? De quel type de moyens auriez-vous besoin ?

M. Luc Frémiot. Je n’ai aucune connaissance du montant de ce budget. Nous sommes parvenus à créer ce dispositif en développant les synergies. Ainsi, le foyer dans lequel nous plaçons les auteurs de violences est en principe destiné aux sans domicile fixe : il est donc financé par la DDASS. Mais, bien entendu, nous ne parvenons pas toujours à obtenir des places : en hiver, par exemple, il n’y en a aucune disponible. Dans ces cas-là, l’auteur de violences est placé sous contrôle judiciaire et se voit interdire de revenir au domicile conjugal. Il loge alors à l’hôtel, ou dans sa propre famille, par exemple. Il échappe ainsi à une partie du dispositif, ce qui n’est pas bon, car il n’est alors pas en situation de réfléchir autant qu’il le serait dans une structure spécialisée. S’il est hébergé par ses parents, par exemple, ces derniers risquent de prendre son parti et de relativiser la gravité de ses actes.

C’est donc bien de cela que nous manquons : des structures d’accueil pour les auteurs de violences. En dépit de nos efforts, des résultats que nous obtenons, de leur médiatisation, des contacts que nous nouons, on continue à ouvrir indéfiniment des places d’accueil pour les victimes, mais aucune structure n’est créée pour les auteurs. Je l’ai signalé à la Chancellerie, j’en ai discuté avec Mme Létard mais sans résultat.

Nous sommes pourtant une juridiction pilote. Lorsque nous avons commencé, en mars 2003, nous étions obligés de donner aux textes une interprétation très large. Depuis, des dispositions plus adaptées ont été votées – même si des améliorations juridiques peuvent encore être apportées. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les textes, mais des structures d’accueil pour les auteurs.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer dans le cadre du travail de suivi de la loi d’avril 2006 relative aux violences au sein du couple, et j’avais apprécié, à cette occasion, le caractère exemplaire de l’action que vous menez à Douai. J’aimerais aujourd’hui vous poser quelques questions.

Tout d’abord, comment pourrions-nous favoriser la diffusion de vos pratiques dans d’autres ressorts judiciaires ?

Ensuite, que manque-t-il, selon vous, dans le dispositif juridique issu des diverses lois en vigueur, y compris celle que nous avons adoptée à l’unanimité en 2006 ? Est-il possible de le rendre plus efficace – même si une loi ne saurait tout faire ?

En particulier, je suis toujours très choqué par l’utilisation de la procédure de médiation pénale en matière de violences intrafamiliales. Cela semble vouloir dire que chacun doit faire un pas vers l’autre, que la victime porte elle-même une part de responsabilité. Jugez-vous, comme moi, qu’il faudrait supprimer toute possibilité de recourir à cette procédure pour ce type d’agressions ?

Enfin, vous avez surtout évoqué la violence physique, dont les effets sont visibles et mesurables. Qu’en est-il des violences psychologiques ou morales ? Comment pourrions-nous aborder ce sujet délicat ?

M. Luc Frémiot. En ce qui concerne la diffusion des fruits de notre expérience, la Chancellerie a déjà rédigé un guide des bonnes pratiques s’inspirant largement du dispositif douaisien. Toutefois, les procureurs de la République disposent d’une large autonomie dans l’application des politiques pénales : je suis choqué de voir certains de mes collègues considérer ces violences comme des conflits à l’intérieur du couple qui ne les regarderaient pas. Il y a un travail pédagogique important à faire, dont nous essayons de prendre notre part pour expliquer, par exemple, que cette politique n’est pas une question de taille de juridiction. Certains de nos collègues, en effet, estiment que si nous pouvons effectuer ce travail, c’est parce que nous n’avons que peu de chambres et peu d’affaires. Mais c’est faux : on peut étendre ce dispositif à tous les types de juridictions. J’ai ainsi aidé Mme Bourguignon, procureur du roi à Liège, à le mettre en place dans cette ville où sont pourtant traitées entre 300 000 et 400 000 procédures par an. De même, le procureur de la République de Bobigny, ancien sous-directeur des affaires criminelles, a repris le dispositif douaisien en confiant le suivi des procédures non à un substitut, mais à un délégué du procureur. Chaque juridiction a donc la possibilité de mettre, selon ses moyens, ce dispositif en pratique. Il est à la fois connu, simple et fonctionnel.

Malheureusement, de nombreux parquets ne vont pas jusqu’au bout faute de structures d’accueil. C’est un écueil important car les résultats ne sont pas les mêmes quand on ne peut pas confier les auteurs de violence à des équipes spécialisées. On s’est aperçu que 90 % des récidivistes étaient des gens ayant échappé au placement dans le foyer Emmaüs. Cela prouve la nécessité de disposer de structures d’accueil.

Je pense aussi que la Direction des affaires criminelles devrait se montrer beaucoup plus directive et inciter, par une circulaire, les juridictions à agir.

Cela m’amène à l’usage de la médiation pénale en matière de violences intrafamiliales, qui est à mes yeux inacceptable. Tous les spécialistes de la question que j’ai eu l’occasion de rencontrer – je pense notamment aux Québécois, qui travaillent depuis des années sur ce sujet – considèrent qu’il s’agit d’une hérésie : on ne met pas à la même table un auteur de violences et sa victime, pourquoi le ferait-on en matière de violences conjugales. Or certains parquets continuent à recourir à la médiation pénale pour les violences légères. J’ai énormément de difficultés à faire admettre l’idée à la Chancellerie qu’une telle pratique devrait être condamnée.

D’un point de vue législatif, ce qui nous manque – et cela répondra à votre dernière question –, c’est un délit spécifique de violence psychologique. J’ai participé récemment aux travaux d’une commission mise en place par la Chancellerie sur ce sujet. Mais je ne m’attends pas à ce qu’ils aboutissent : la Direction des affaires criminelles s’est en effet clairement prononcée contre cette idée, jugeant que la notion de violence psychologique était trop difficile à définir et qu’en particulier l’établissement de la preuve posait problème.

Pour ma part, je ne suis pas du tout d’accord, car un grand nombre de violences physiques sont précédées de violences psychologiques. On l’observe en particulier chez les catégories les plus favorisées de la population, lorsque certaines femmes subissent pendant des années des pressions de la part de leur mari. Comme ce dernier dispose en général d’une assise financière suffisante, elles ont souvent abandonné leur profession. Peu à peu, elles se sont éloignées de leurs amis ou de leurs parents. De toute façon, les parents jouent très souvent un rôle négatif en tenant un discours de résignation. Finalement, après des années de laminage psychologique, ces femmes font l’objet de violences très graves. Et souvent, elles ne portent pas plainte. C’est pourquoi il faudrait créer un délit de violence psychologique.

Il n’est pas du tout difficile de la définir : il suffit de se fonder sur des notions juridiques déjà existantes comme les injures graves et répétées, les brimades, les comportements vexatoires répétés destinés à atteindre psychologiquement la victime. Il en est de même s’agissant des violences matérielles qui ont pour objet de l’impressionner. Il existe toute une jurisprudence concernant les injures, les menaces, les dégradations matérielles, etc. Tout cela, il est possible de le prouver.

Le dommage psychologique étant sans doute trop difficile à établir, il me paraît préférable de démontrer que tous ces actes sont accomplis dans l’objectif d’atteindre psychologiquement la victime. Il faut parvenir à montrer qu’une intention se manifeste à travers les éléments matériels dont on dispose.

La situation des enfants par rapport à ces violences est aussi essentielle. Sur ce sujet, un colloque international s’est tenu à Liège en octobre dernier, à l’occasion duquel des pédopsychiatres ont présenté les résultats de leurs travaux. En prenant des IRM du cerveau d’enfants en bas âge ayant été exposés à des scènes de violences conjugales – sans toutefois les avoir subies eux-mêmes –, ils ont observé une perte de substance au niveau de l’encéphale, provoquée par une hormone sécrétée en situation de stress, le cortisol.

L’idée selon laquelle un mauvais mari peut être un bon père est un mythe dont il faut sortir. L’individu qui frappe sa compagne en présence de ses enfants est par essence un mauvais père. Dans la situation où des violences intrafamiliales graves conduisent finalement à un divorce, il serait important de disposer d’un moyen d’action sur les droits de garde et de visite. Or, pour l’instant, il existe peu de passerelles entre le parquet et les juges aux affaires familiales. Le risque est pourtant élevé que l’auteur dirige sa violence sur ses enfants, sous forme de violence psychologique. Les enfants sont alors à la fois témoins, victimes et otages. Tout cela confirme la nécessité de parler de violences intrafamiliales plutôt que de violences conjugales. Il nous faut donc réfléchir à une évolution de la législation prenant en compte la situation des enfants.

M. Thierry Lazaro. Élu d’une circonscription du Nord, correspondant en partie à la juridiction de M. Frémiot, je peux témoigner des résultats de son travail.

Vous avez raison, monsieur le procureur, d’insister sur la notion de violences intrafamiliales. C’est en effet toute la famille qui subit les violences faites aux femmes et situation des enfants doit prendre une place essentielle dans nos réflexions.

L’inconnu dérange : lorsque l’on mène une politique innovante, on se retrouve souvent bien seul. Il est donc essentiel d’attirer l’attention – notamment celle de la secrétaire d’État en charge du dossier – sur les expériences menées à Douai et dans d’autres juridictions.

À Arras, une maison, le « home des Rosati », a été ouverte par la communauté d’agglomération pour accueillir des conjoints violents, selon un esprit proche, me semble-t-il, de l’action que vous menez. Quel est votre sentiment sur cette initiative ? Ne pensez-vous pas que les élus locaux devraient jouer un rôle dans la politique de lutte contre les violences intrafamiliales ? Je suppose que le procédé consistant à faire appel à la communauté Emmaüs, dont ce n’est pas la vocation première, trouve rapidement ses limites.

Vous avez évoqué, madame la présidente, la nécessité de visites sur le terrain. Le département du Nord est malheureusement, avec l’agglomération lyonnaise, la région de France qui connaît le plus grand nombre de décès dus à ce type de violences. Ne devrions-nous pas nous rendre sur place ?

M. Luc Frémiot. La maison d’Arras résulte du travail d’un ancien substitut de Douai qui, avant sa mutation, avait participé à la mise en place de notre dispositif. Il est vrai qu’il a réussi à trouver des partenaires au sein de la communauté de communes, ce qui n’est malheureusement pas le cas à Douai. Au départ, j’étais partagé sur cette initiative. Le fait d’être placé dans un foyer de SDF provoque un choc psychologique salutaire chez les auteurs de violences : ils mesurent tout ce qu’ils ont encore et ce qu’ils risquent de perdre. Il reste que, comme vous l’avez noté, le procédé a ses limites, à commencer par le manque de place. Ainsi, à Douai, seulement le tiers des auteurs de violences peut être accueilli dans ce foyer.

L’avantage d’un centre d’accueil spécialisé, réside dans une prise en charge intégrale. La présence d’éducateurs et de psychologues permet d’effectuer un travail de fond. L’on pourrait d’ailleurs étendre ce type de résidences aux auteurs de violences sexuelles. Il serait également possible de mutualiser ces établissements entre plusieurs ressorts judiciaires.

La difficulté est de faire comprendre aux élus que la population sous main de justice n’appartient pas seulement au pouvoir régalien. Ils ont tendance à oublier qu’il s’agit de citoyens et qu’une fois leur peine purgée, ils retourneront à la société civile. Et même si, progressivement, on parvient à se faire entendre, les problèmes commencent lorsqu’il s’agit de trouver les financements.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Je signale que le président de l’Association des départements de France, très intéressé par ce sujet, a proposé de nous rencontrer.

M. Jean-Luc Pérat. Vous avez évoqué les séquelles dont souffrent les enfants témoins de violences. On sait qu’une partie d’entre eux aura tendance à reproduire plus tard ces violences. Comment faire pour l’éviter ?

M. Bernard Lesterlin. Vous avez soulevé le problème de la coordination entre le procureur et le juge aux affaires familiales ou le juge des enfants. Une adaptation de l’organisation judiciaire serait-elle nécessaire pour faciliter le suivi des affaires de violences intrafamiliales par les juges aux affaires familiales ou les juges pour enfants ?

Mme Pascale Crozon. Dans l’agglomération lyonnaise, un certain nombre de foyers accueillent des femmes victimes de violences, mais il n’en existe pas pour les auteurs eux-mêmes. Il me semble que les conseils généraux ont un rôle à jouer en ce domaine. Encore faudrait-il leur faire connaître votre action et les sensibiliser à ce problème spécifique.

Je sais par expérience qu’une politique innovante peut très vite s’éteindre si la personne ayant joué un rôle moteur dans sa mise en place est appelée à d’autres responsabilités. C’est pourquoi il est urgent d’analyser votre pratique et d’en généraliser l’usage, quitte à en inscrire les principes dans la loi.

Enfin, il semble que le Gouvernement envisage de faciliter le placement des femmes victimes de violences dans des familles d’accueil. Que pensez-vous de cette proposition ?

M. Luc Frémiot. Les pédopsychiatres estiment que parmi les enfants exposés aux violences intrafamiliales, un tiers va suivre le même chemin que le parent violent, un tiers sera victime et un tiers s’en sortira sans dommage. L’important est donc de diagnostiquer très tôt l’exposition aux violences. Au parquet de Douai, nous tentons de tirer parti de tout l’arsenal législatif existant. Nous demandons ainsi aux services de police et de gendarmerie de nous alerter immédiatement lorsque des violences intrafamiliales impliquent des enfants. C’est un des aspects sur lesquels l’enquête doit se concentrer. Lorsqu’il en est besoin, nous saisissons le juge pour enfants. Des mesures de protection de nature civile sont alors prises, telles que l’assistance éducative en milieu ouvert. Des passerelles ont également été organisées avec les services de psychologie et de pédopsychiatrie du centre hospitalier de Douai, afin que les enfants concernés puissent être suivis.

Beaucoup reste à faire cependant. L’assistance éducative connaît une grave pénurie de travailleurs sociaux. Dans bien des départements, la protection judiciaire de la jeunesse a dû réorienter son action dans le domaine pénal, au préjudice de l’action civile.

Le manque de coordination entre le parquet et le juge aux affaires familiales n’est pas d’ordre relationnel et l’indépendance des juges n’est pas non plus en cause. Il appartient aux chefs de juridiction de faire en sorte que les magistrats travaillent ensemble. Ainsi, lorsque je mets sur pied un programme de politique pénale, je réunis tous les magistrats, qu’ils soient du parquet ou du siège, afin de leur expliquer ma démarche. Il s’agit plutôt d’un problème de méthode de travail : pour chaque affaire de violences conjugales, il faudrait que le juge des affaires familiales soit obligé de transmettre ses informations au parquet, et inversement. Certes, on peut organiser des passerelles à l’intérieur des juridictions, mais elles seraient évidemment plus efficaces si elles étaient prévues par les textes. En tout état de cause, ce qui n’est pas prévu, c’est la sanction que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire la suspension du droit de visite ou du droit de garde dans les cas de violences intrafamiliales débouchant sur une séparation. Elle pourrait être prononcée par le tribunal correctionnel, en cas de violences commises par un ancien concubin ou un ancien mari, ou bien intervenir sur réquisition au moment du divorce, au niveau du juge aux affaires familiales.

Le parquet de Lyon ne veut pas mener une action du type de celle que nous menons à Douai. Ce n’est pas par méconnaissance, puisqu’il ne se passe pas un mois sans qu’une émission de télévision n’évoque le sujet : il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas la connaître. C’est une question de volonté.

Quant au placement des femmes victimes de violences dans des familles d’accueil, je n’y suis pas favorable. Le lieu d’accueil changerait, mais au bout du compte, c’est toujours la victime qui devrait partir. Je trouve cela scandaleux. En outre, cela risque d’être destructeur pour les enfants confrontés en leur renvoyant une image désastreuse de leur propre structure familiale.

Mme Marie-Jo Zimmermann. Vous l’avez dit : tout cela dépend beaucoup de la volonté des procureurs. Ne pourrait-on pas leur faire comprendre que votre action a non seulement un intérêt du point de vue de la lutte contre les violences intrafamiliales, mais aussi de celui de la lutte contre la délinquance des enfants et des jeunes ? En effet, les enfants risquent de vouloir reproduire à l’école ce qu’ils voient à la maison.

M. Luc Frémiot. C’est juste.

Mme Marie-Jo Zimmermann. Le problème est que votre travail réclame non seulement une forte mobilisation des magistrats, mais aussi des associations, …

M. Luc Frémiot. Elles sont motivées.

Mme Marie-Jo Zimmermann. …le tout sous la houlette d’un chef d’orchestre qui est le procureur.

Il faut absolument parvenir à motiver les procureurs. Que se passera-t-il le jour où vous quitterez la juridiction de Douai ? J’espère que votre action aura laissé assez de traces pour que sa pérennité soit assurée.

À l’occasion du vote de la loi de 2006, nous avons adopté le principe de l’éviction du conjoint violent. Mais que se passe-t-il s’il dispose d’un logement de fonction ?

Mme Martine Billard. Pour répondre à la fois au problème de coordination entre le parquet et le juge aux affaires familiales et à l’exigence d’étendre à tout le territoire l’action que vous menez à Douai, ne pourrait-on pas s’inspirer de l’exemple espagnol et décider, ne serait-ce qu’à titre provisoire, de créer une juridiction spécifiquement consacrée aux violences faites aux femmes ?

M. Luc Frémiot. Le docteur Berger, un médecin de Saint-Étienne qui a participé aux travaux présentés à Liège sur les séquelles subies par les enfants exposés aux violences familiales, vient de publier un livre intitulé Voulons-nous des enfants barbares ? Il y présente le cas de certains enfants, âgés de douze à quinze ans, et issus de foyers où règne la violence : ils sont capables de violences extrêmes et sont parfois à la limite de la pathologie psychiatrique. Comme vous l’avez noté, nous sommes face à des situations de reproduction des violences et ce qui est aujourd’hui un fléau peut, demain, s’avérer un désastre.

En ce qui concerne la pérennité du dispositif mis en place à Douai, il me semble qu’elle est désormais assurée. Alors qu’au début, en mars 2003, nous partions de rien, vous avez donné depuis une base légale à notre action. Les parquets disposent désormais des outils législatifs nécessaires.

D’ailleurs, ils sont déjà incités à agir. Chaque année, au mois de février, chacun des procureurs de la République doit élaborer un rapport de politique pénale, lequel comprend une rubrique consacrée aux violences intrafamiliales. Bien sûr, tout le monde peut prétendre avoir travaillé sur le sujet. À mon avis, pour mobiliser les parquets, il faut leur faciliter les choses. Si, dans chaque département, le préfet et la DDASS se mobilisaient pour mettre en place des structures destinées à prendre en charge les auteurs de violences, il ne fait pas de doute que les procureurs joueraient le jeu. Ce qui les freine, c’est ce travail de porte-à-porte qu’il faut effectuer auprès des associations, des élus ou du sous-préfet, la recherche de financements – qui ne sont pas nécessairement reconduits d’une année à l’autre –, etc. C’est un véritable parcours du combattant. Les difficultés augmentent avec la taille de la juridiction – même si les plus grandes sont aussi celles qui ont le plus d’influence, et donc le plus de chances de les résoudre. Il faut mettre en place l’équivalent des CHRS pour les auteurs de violence. Notons que le coût d’une journée dans ce type de structure est inférieur à celui d’une journée de prison. Du point de vue des finances publiques, l’argument n’est pas sans intérêt.

Mme Pascale Crozon. Le problème est que ce ne sont pas les mêmes budgets.

M. Luc Frémiot. Le problème est aussi que l’on nous met des bâtons dans les roues. Chaque année, à Douai, la DDASS tente de nous empêcher de continuer, au prétexte que le foyer Emmaüs, qu’elle finance, n’est pas prévu pour l’usage que nous en faisons.

J’en viens à la proposition de créer une juridiction spécialisée. À titre personnel, j’y suis très opposé, car cela reviendrait à mettre les victimes à part. Nous devons sortir de l’idée que les femmes sont des victimes particulières. Elles ont les mêmes droits que les hommes et sont les victimes pour une simple raison de rapport de forces. Créer une juridiction d’exception reviendrait selon moi à faire preuve d’une certaine condescendance.

La nouvelle génération de magistrats est beaucoup plus intéressée par cette question. J’ai pu m’en apercevoir en participant à des formations au sein de l’École nationale de la magistrature. Lorsqu’ils obtiennent un poste dans un parquet, les jeunes substituts incitent souvent à la mise en place d’un dispositif de lutte contre les violences familiales. Plutôt que sur une juridiction spécialisée, il me paraît plus sûr de compter sur les jeunes magistrats : ils seront nos relais.

D’ailleurs, les pôles spécialisés ne fonctionnent pas si bien que cela. Je préfère voir de nombreuses juridictions de taille moyenne bien réparties sur le territoire plutôt que de concentrer les affaires dans quelques grosses structures où leur traitement est très long – mais cela est un autre débat.

M. Jean-Luc Pérat. Je remarque que des maisons d’accueil spécialisées n’offriraient pas les mêmes avantages qu’un foyer de SDF. Les auteurs de violences s’y retrouveraient entre eux et ne subiraient pas le choc psychologique auquel vous faisiez allusion tout à l’heure.

M. Luc Frémiot. Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est pourquoi j’ai demandé à l’association de psychiatres et de psychologues dont je vous ai parlé de travailler sur le problème de la responsabilisation, en s’inspirant de l’exemple québécois. En tout état de cause, le simple fait de se retrouver éloigné du foyer conjugal constitue un choc. En outre, la confrontation avec des spécialistes, qui vont interroger les auteurs sur leur passage à l’acte, est aussi une façon de parvenir, par des voies différentes, à une responsabilisation.

J’ajoute qu’on ne parviendra pas à pérenniser cette expérience en continuant à recourir aux foyers de SDF : la DDASS risque d’y faire obstacle, et le problème du manque de places se posera toujours. Nous devons donc prendre une nouvelle orientation. Ce qui importe, c’est de confier ces gens à des spécialistes.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Je vous remercie, monsieur le procureur. Vous avez largement contribué à nourrir notre réflexion.

*

* *

La mission a ensuite auditionné M. Christophe Soullez, chef du département de l’Observatoire national de la délinquance à l’Institut national des hautes études de sécurité (INHES).

Mme Danielle Bousquet, présidente. Je remercie M. Christophe Soullez, chef du département de l’Observatoire national de la délinquance à l’Institut national des hautes études de sécurité (INHES), d’avoir accepté notre invitation. L’organisme que vous dirigez faisant référence, s’agissant de l’évaluation quantitative de la criminalité, nous avons souhaité vous entendre sur l’aspect statistique des violences faites aux femmes. En effet, les chiffres publiés sont parfois contradictoires et les méthodologies utilisées par les diverses instances semblent différer. Comment ces chiffres sont-ils élaborés ? Comment caractériseriez-vous les différents types de violences dont les femmes sont victimes ?

M. Christophe Soullez. Je vous remercie de votre accueil.

L’Observatoire national de la délinquance a été créé en 2004 à la suite d’un rapport de MM. Pandraud et Caresche. Il vise à mieux cerner les phénomènes criminels sur un plan statistique. Les violences faites aux femmes sont justement l’un de points sur lesquels l’OND s’est basé pour améliorer la connaissance des faits de délinquance.

Depuis 1972, les études en la matière sont fondées sur les statistiques de la police et de la gendarmerie relatives aux crimes et délits. Or, d’une part, l’index 7 de la nomenclature des infractions qui retrace les coups et blessures volontaires criminelles et délictuelles ne permet pas de distinguer les violences commises sur la voie publique de celles relevant de la sphère domestique. D’autre part, la criminalité enregistrée par la police et la gendarmerie ne reflète pas la criminalité réelle mais celle enregistrée – ce que nous appelons le « réel connu » par rapport au « réel vécu » –. Il importait donc de distinguer les deux formes de violence, de recueillir des éléments plus qualitatifs relatifs aux victimes et de fournir aux pouvoirs publics un outil complémentaire leur permettant, en approchant le « réel vécu » de mieux évaluer et orienter leur politique.

En collaboration avec l’INSEE, l’OND mène donc des enquêtes de victimation en interrogeant chaque année près de 17 000 personnes sur les violences de toutes natures qu’elles auraient subi au cours des deux années précédentes.

Avant d’entrer dans le détail, je tiens à rappeler combien l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF), réalisée en 2000, a constitué un jalon important.

Ces enquêtes, de plus, permettent de mettre en évidence un certain nombre d’éléments qualitatifs : qui sont les victimes, où se trouvent-elles, quelles sont les conséquences psychologiques d’une agression, pourquoi renoncent-elles parfois à porter plainte ?

Enfin, elles démontrent qu’une augmentation des statistiques policières ne dénote pas nécessairement une aggravation de la situation : elle peut révéler une hausse du nombre de passages à l’acte, mais aussi une plus grande propension des victimes à porter plainte, à la suite par exemple d’une amélioration sensible de la politique publique – meilleur accueil dans les commissariats ou les brigades de gendarmerie, incitation à poursuivre en justice, etc. Une approche reposant sur plusieurs sources est donc fondamentale, surtout dans un domaine, les violences faites aux femmes et les violences sexuelles que l’on sait très sous-estimés dans les statistiques policières.

L’étude sur les statistiques policières que l’Observatoire a publiée en juillet 2008, a montré que sur 100 cas de coups et blessures volontaires enregistrés par la police et la gendarmerie en 2007, 25 relevaient de violences commises sur des femmes majeures par un conjoint ou un ex-conjoint et que le nombre de plaintes en ce domaine avait augmenté de près de 30 % entre 2004 et 2007.

Dans le cadre de l’enquête de victimation de 2007 sur les violences intra-ménages, 12 000 personnes de 18 à 60 ans constituant un échantillon représentatif de la population française défini à partir des critères traditionnels de l’INSEE relatifs à l’âge, au sexe, à la profession et au territoire ont été interrogées.

Après projection, ce sont 891 000 personnes hommes et femmes qui se sont déclarées victimes de violences physiques et sexuelles à l’intérieur de leur ménage, au cours des 2005 ou 2006, dont 584 000 femmes, – soit 3,3 % de la population féminine française âgée de 18 à 60 ans –. Le nombre de femmes victimes de viols ou de tentatives de viol au sein du ménage s’élève quant à lui à 230 000.

Sur un total d’environ 450 000 femmes victimes, 120 000 sont victimes de leur ex-conjoint et 330 000 femmes victimes de leur conjoint.

Le taux de plainte est donc très faible puisqu’il est de 8 % en ce qui concerne les femmes victimes de violences physiques de la part de leur conjoint. Ce taux est le plus faible de toutes les infractions répertoriées par l’enquête. Il est, par exemple, de 30 % pour les violences physiques commises hors ménage et de 13 % pour les viols ou tentatives de viol hors ménage. D’ailleurs, il est apparu aux enquêteurs que 25 % des femmes victimes de leur conjoint en parlait pour la première fois à l’occasion de l’enquête. Parmi les raisons invoquées pour expliquer une telle attitude, sont avancés : la volonté de trouver une autre solution que le dépôt de plainte en raison de ses conséquences, l’inutilité de la démarche, la minimisation des actes commis et, enfin, le souci d’éviter des épreuves supplémentaires.

Si 80 % des femmes qui ont décidé de porter plainte se déclarent satisfaites de l’accueil qu’elles ont reçu et de la confidentialité des propos échangés. Les efforts qui ont été faits pour améliorer cet accueil portent donc leurs fruits. Par contre, seulement 50 % à 60 % d’entre elles sont satisfaites des conseils prodigués. Cette question reste donc à approfondir.

L’analyse géographique des plaintes, par ailleurs, montre que des départements comme la Seine-Saint-Denis sont particulièrement concernés par ce type de problèmes, sans qu’on sache exactement en expliciter les raisons : augmentation des passages à l’acte ou incitation à dénoncer ces comportements violents ? L’un des objectifs de l’enquête de victimation consiste à observer l’évolution du taux de plainte, même si cela se révèle très difficile compte tenu de la taille de l’échantillon. Sur des infractions, malgré tout, relativement moins nombreuses que d’autres, l’échantillon doit être suffisamment grand pour apprécier la situation dans le détail, notamment pour pouvoir analyser les violences faites aux femmes par région. Malheureusement, il existe des limites financières : l’enquête coûte en effet un million d’euros, le ministère de l’Intérieur s’acquittant de 800 000 euros. Le module relatif aux violences faites aux femmes est également financé par le secrétariat d’Etat à la solidarité qui est en charge du droit des femmes, par une petite subvention. Il faudrait pouvoir développer ce module.

Mme la présidente. Je vous remercie.

Les chiffres dont vous disposez permettent-ils d’affiner la connaissance que nous avons des violences faites aux femmes par rapport à l’ENVEFF de 2000 ou faudrait-il envisager la mise en place d’une nouvelle enquête de ce type ?

M. Christophe Soullez. Sur le plan quantitatif, notre enquête est satisfaisante pour mesurer ce phénomène criminel. Il est toujours possible d’en améliorer le versant qualitatif
– je pense, notamment, à tout ce qui a trait aux conséquences sur la santé de ces violences.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je vous remercie pour toutes ces informations.

Lorsque nous avons travaillé sur la mise en œuvre de la loi de 2006, Serge Blisko et moi-même avons été frappés par des statistiques divergentes.

S’agissant du nombre de décès de femmes suite à des violences au sein du couple : le chiffre communément admis est d’environ 130 par an alors que selon la Chancellerie, qui se fonde sur des données judiciaires, il serait de 15. Comment expliquer un tel écart ?

De la même manière, selon votre enquête, 3 % des femmes se déclarent victimes de violences physiques au sein de leur ménage quand l’ENVEFF faisait état de 10 %. Là aussi, comment s’explique le différentiel ? L’ENVEFF a fait apparaître les phénomènes de violence au-delà des incriminations pénales retenues. Une telle différence s’explique-t-elle par l’inclusion, dans cette dernière des violences psychologiques, de cette violence au quotidien systématique qu’il faut parvenir à combattre ? Parallèlement à vos importants travaux et compte tenu des avancées qu’elle a permis de réaliser ne serait-elle pas utile de mettre en place une nouvelle ENVEFF ?

M. Christophe Soullez. Trois raisons expliquent les divergences statistiques dont vous faites état : à la différence de l’ENVEFF, notre enquête ne concerne que les violences physiques et ne mesure donc pas les humiliations ou les harcèlements psychologiques ; par ailleurs, la méthodologie et, notamment, les questions posées, n’étaient pas les mêmes. Enfin, entre 2000 et 2007, l’évolution de la société et des politiques publiques a pu avoir une incidence sur la prise de parole des victimes.

Nous ne verrions par ailleurs que des avantages à la réalisation d’une nouvelle enquête spécifique sur les violences faites aux femmes – en particulier si elle traite de différents aspects que nous n’aurions pas envisagés – mais je souhaite qu’une véritable collaboration soit alors mise en place.

M. le rapporteur. Absolument.

M. Christophe Soullez. En revanche, il m’est difficile de répondre s’agissant des statistiques divergentes entre la police et la justice puisque nous ne travaillons pas sur les statistiques judiciaires. Deux éléments me semblent néanmoins devoir être considérés : d’une part, la différence dans la qualification des faits entre la police ou la gendarmerie et le Parquet ; d’autre part, le fait que les procédures peuvent être parcellaires et discontinues entre le moment du dépôt d’une plainte jusqu’à la condamnation finale. Il n’existe aujourd’hui aucune traçabilité des plaintes même si ceci devrait changer avec la mise en chantier des trois systèmes d’information justice, police et gendarmerie. Enfin, la gendarmerie constate les faits immédiatement, la justice les sanctionne bien plus tard. Quoi qu’il en soit, s’agissant des homicides sur conjoints, les chiffres de la police et de la gendarmerie prêtent peu à discussion : sur 800 à 900 homicides par an, 180 à 200 sont liés directement ou indirectement à des violences commises au sein des couples.

Mme la présidente. Les écarts statistiques entre l’ENVEFF et l’enquête INSEE-OND peuvent également s’expliquer, me semble-t-il, par la prise en compte de tranches d’âge différentes.

M. Christophe Soullez. En effet, notre prochaine enquête, cette année, incluera par ailleurs les réponses des personnes âgées de 60 à 75 ans.

M. Bernard Lesterlin. Je rends tout d’abord hommage, Monsieur Soullez, à votre recul quant à la pertinence des statistiques. S’explique-t-il par votre parcours professionnel ?

Ensuite, votre enquête permet-elle d’établir un lien entre tel ou tel environnement socio-économique et la survenue de violences conjugales ?

Enfin, pensez-vous que si les chiffres sont bien entendu nécessaires, la politique du chiffre, elle, l’est beaucoup moins ?

M. Christophe Soullez. En tant qu’ancien directeur de cabinet dans des collectivités territoriales, la façon dont certains chiffres sont présentés aux élus locaux m’a en effet amené à faire preuve d’un certain recul. Ce n’est pas le chiffre qui est mauvais en soi mais l’usage que l’on peut éventuellement en faire.

Si notre enquête a porté sur l’ensemble des départements, nous ne sommes pas à même d’établir une corrélation entre les plaintes enregistrées et l’environnement socio-économique de tel ou tel territoire – cela relèverait plus du ressort des universitaires et, notamment, des sociologues. En cumulant les enquêtes d’une année sur l’autre, on pourra avoir des échantillons suffisant pour procéder à des analyses territoriales. On l’a fait cette année pour le profil des victimes de violences intra-familiales. Cela nous a permis d’ores et déjà de constater en matière de violences au sein du couple, que la situation professionnelle tant de la victime que de son conjoint actuel avait un impact sur la victimation. À cela s’ajoute que les informations dont nous disposons ne sont exploitées qu’à hauteur de 20 ou 25 %, faute de moyens.

Mme Pascale Crozon. Non seulement nous constatons que le nombre de plaintes déposées par des femmes victimes de violences est bien moindre dans les commissariats, où les policiers ne sont pas formés à leur accueil, mais je connais personnellement certaines d’entre elles qui ont été découragées de faire une déclaration de main courante !

De plus, l’augmentation du nombre de plaintes n’implique pas systématiquement une hausse de la délinquance mais peut être la conséquence d’une action politique déterminée comme ce fut le cas en 1984 et 1985 lorsque Yvette Roudy a organisé une vaste campagne sur les violences faites aux femmes. Il en a été de même, d’ailleurs, avec la mise en place de la police de proximité dans les quartiers populaires. Il serait à ce propos dommageable qu’une telle volonté politique vienne à manquer et que tout ne repose plus que sur l’action de quelques individualités.

M. Christophe Soullez. La formation des personnels est assurément fondamentale, de même d’ailleurs que l’organisation spatiale des bureaux ou la présence de travailleurs sociaux et de psychologues dans les commissariats.

Par ailleurs, une étude qualitative en cours sur la main courante informatisée nous a permis de constater qu’un certain nombre de victimes ne tiennent pas d’emblée à porter plainte mais souhaitent simplement qu’il soit pris acte des premières manifestations de violence à leur encontre.

Mme Marie-George Buffet. Je vous remercie pour la clarté de votre exposé.

Le taux de plainte de 8 % que vous avez mentionné – particulièrement bas lorsque l’on songe qu’il s’élève à 13 % pour les femmes victimes de viols hors la sphère domestique – doit interpeller notre mission, de même d’ailleurs que les raisons invoquées par les femmes pour ne pas saisir la justice. Les difficultés dans les domaines du logement ou de l’emploi pèsent pour beaucoup. Nous nous devons aussi de réfléchir à la formation des différents intervenants et aux mesures de protection des victimes. De plus, il ne sera pas possible de changer la donne tant que ce type de violences restera dans le secret des familles.

S’agissant de la Seine-Saint-Denis, je rappelle que les violences faites aux femmes, indépendamment des considérations socio-économiques, touchent toutes les catégories de la population. De surcroît, entre un observatoire sur les violences faites aux femmes et les actions déterminantes de nombreuses associations, ce département est fortement mobilisé. D’ailleurs, une étude de victimation réalisée par l’observatoire auprès de jeunes filles mineures montre que ces dernières sont souvent victimes de souffrances psychologiques
– humiliations, violences verbales –. Dispose-t-on des moyens nécessaires à l’évaluation des tourments qu’elles endurent de la part d’un père, d’un « grand frère », voire de l’ensemble de la famille ?

M. Christophe Soullez. Si, en l’état, les enquêtes ne permettent pas d’interroger les mineures sans une autorisation parentale, nous sommes en revanche en train de mettre en place avec l’Éducation nationale, pour l’année scolaire 2010-2011, la première enquête de victimation en milieu scolaire. Là encore, il importe de disposer d’une source d’information autre qu’administrative.

M. le rapporteur. C’est en effet indispensable.

Je suis par ailleurs d’accord avec Mme Buffet : ces violences doivent sortir de leur confinement. Je rappelle d’ailleurs que le fait que ces actes ont été commis au sein de la famille est désormais considéré comme une circonstance aggravante.

Mme Catherine Coutelle. Aux fins d’une meilleure exploitation, avez-vous essayé d’intéresser des doctorants aux résultats de votre enquête ? Comment, de plus, améliorer l’accueil des femmes victimes dans les commissariats dont le moins que l’on puisse dire est qu’il laisse en effet souvent à désirer ?

Mme Marie-George Buffet. Lequel accueil dépend principalement de la personnalité du commissaire.

M. Christophe Soullez. L’exploitation universitaire de l’enquête de victimation se révèle très difficile. Ce sont moins des sociologues ou des juristes qui peuvent l’analyser que des statisticiens, lesquels ne sont guère nombreux à s’intéresser à ces sujets. Sur neuf personnes, l’OND compte seulement deux collaborateurs issus de l’INSEE.

Mme Pascale Crozon. Peut-être serait-il opportun de se renseigner auprès des universités qui disposent de pôles de recherches sur l’histoire de la condition féminine par exemple.

Mme la présidente. Des membres de l’équipe de Mme Jaspard, qui a piloté l’ENVEFF, devraient être également intéressés par ce type de travaux.

M. Christophe Soullez. C’est aussi une question de moyens. Des conventionnements sont possibles comme c’est actuellement le cas avec un laboratoire du CNRS qui souhaite réaliser une étude sur l’impact de la vidéosurveillance dans l’évolution de la délinquance. De la même manière, l’INSEE met à profit les résultats de nos enquêtes mais nombre d’entre eux, notamment sur la violence dans les transports ou le sentiment d’insécurité, ne sont pas exploités.

M. Henri Jibrayel. Les passages à l’acte augmentent-ils ? Vos statistiques sont-elles toujours élaborées à partir des plaintes déposées ?

M. Christophe Soullez. Il est encore trop tôt pour répondre pertinemment à ces questions, les enquêtes de victimation visant précisément à évaluer les statistiques administratives. En matière d’atteintes aux biens, les premières corroborent les secondes – autrement dit, la baisse attestée depuis cinq ans par les statistiques policières est fondée.

M. Henri Jibrayel. Les échantillons de population sont-ils choisis sur un plan national ou départemental ?

M. Christophe Soullez. National. J’ajoute que le ministère de l’Intérieur s’interroge désormais sur la façon dont il serait possible de distinguer, au sein de l’index 7, les violences intrafamiliales.

M. le rapporteur. En tant qu’administrateur de l’INHES, je me propose lors du prochain conseil non seulement de saluer la qualité de votre prestation mais de charger l’Institut de « démarcher » des centres de recherches universitaires afin de parachever l’exploitation de vos enquêtes.

Mme la présidente. Je vous remercie pour les informations importantes que vous nous avez données, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.

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