Accueil > Contrôle, évaluation, information > Les comptes rendus de la mission d'information sur les questions mémorielles

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Mardi 17 février 2009

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 5

Présidence de M. Henri Jibrayel, Président

– Audition des auteurs du rapport des inspections générale sur l’évaluation du plan global 2005-2007 de lutte contre les violences faites aux femmes : Mmes Colette Horel, inspectrice générale de l’administration et Marie-Grâce Lux, inspectrice de l’administration, Christine Rostand, magistrat au tribunal de Bobigny, Dr Patricia Vienne, inspectrice générale des affaires sociales et M. Michel Ribeiro, commissaire divisionnaire

– Audition de Mme Marie-France Hirigoyen, médecin, psychiatre et psychothérapeute

Audition des auteurs du rapport des inspections générale sur l’évaluation du plan global 2005-2007 de lutte contre les violences faites aux femmes : Mmes Colette Horel, inspectrice générale de l’administration et Marie-Grâce Lux, inspectrice de l’administration, Christine Rostand, magistrat au tribunal de Bobigny, Dr Patricia Vienne, inspectrice générale des affaires sociales et M. Michel Ribeiro, commissaire divisionnaire.

M. Henri Jibrayel, président. Différentes inspections générales ont été associées pour procéder à l’évaluation du plan global 2005-2007 de lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons le plaisir de les accueillir aujourd’hui. Monsieur, Mesdames, quelles sont les lignes de force de votre rapport ? Quelles sont vos préconisations ? Ont-elles été prises en compte dans l’élaboration du plan de lutte 2008-2010 ?

Mme Marie-Grâce Lux. La secrétaire d’État à la solidarité a confié à l’IGAS, l’IGSJ et l’IGA, avec le concours de l’IGPN, une mission tendant à évaluer le plan 2005-2007, à proposer des améliorations pour le second plan et à examiner l’opportunité d’une loi-cadre. Nous avons débuté nos travaux en janvier 2008 et remis notre rapport au mois de juin suivant.

Nous avons travaillé sur les monographies de six départements, retenus sur la base de différents critères dont la taille et le nombre de décès de femmes victimes de violence : Nord, Puy-de-Dôme, Seine Maritime, Rhône, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne. Nous avons également mené une enquête auprès de l’ensemble des tribunaux de grande instance.

Il convient d’abord de replacer le plan dans son contexte historique. Une première enquête épidémiologique, l’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, avait montré en 2000 l’ampleur du phénomène, estimé à 1,3 million de femmes victimes. Établie sur un échantillon de 7 000 femmes, abordant la fréquence des violences, les facteurs de risque, leur dépistage et leur prise en charge, cette enquête a contribué en grande partie à la prise de conscience du phénomène. En 2004, la charte de l’Égalité a été un deuxième facteur de mobilisation, en invitant les ministères à s’engager sur la parité politique et sociale, l’égalité professionnelle, la citoyenneté, l’articulation des temps de vie et la solidarité internationale.

La première question posée par la mission porte sur la connaissance du phénomène. Il est indéniable que l’outil statistique s’enrichit et se fiabilise, même si les données sont encore partielles. Une première difficulté tient à la rareté des données statistiques sexuées et au fait que les chiffres de l'observatoire national de la délinquance proviennent de l'agrégation de données des services de police, de gendarmerie et de la chancellerie. Si des périmètres différents et une pratique du retraitement manuel contribuent encore aujourd’hui à fausser les statistiques, l'adoption d'une indexation commune des circonstances des infractions aux services de police et de gendarmerie, et à terme, une transmission automatisée des procédures à la justice permettent progressivement de fiabiliser ces données.

Le phénomène de « sous-déclaration » des violences constitue une autre difficulté, qui a conduit la mission à procéder par extrapolation. Seulement 8 % des victimes portent plainte.

L’enquête de l'OND portant sur les années 2005 et 2006, estime à 584 000 le nombre de femmes victimes de violences au sein du couple. Elles sont 700 000 si l’on tient compte des violences exercées par un ancien conjoint.

Entre 2005 et 2007, il semblerait que les violences intrafamiliales subies par les femmes aient progressé plus vite que l'ensemble des violences aux personnes : 24 % contre 16,7 % pour les coups et blessures. Selon l’OND et la délégation aux victimes, 166 femmes sont décédées en 2007, soit une tous les deux jours ou deux jours et demi, contre 137 en 2006. En six ans, les viols conjugaux ont augmenté de 93,3 %.

Le nombre plus important de déclarations expliquerait une part de l’augmentation statistique. Les succès qu’enregistrent les services de police et de gendarmerie dans la lutte contre les violences intraconjugales se traduisent paradoxalement par une dégradation de leurs indicateurs. Lors de la transmission du rapport, nous avons demandé à Mme Alliot-Marie, ministre de l’intérieur, qu’une appréciation différente soit portée sur cette action et elle a mandaté le secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, à qui il a été confié une mission sur la lutte contre les violences intrafamiliales. Ce dernier se tient prêt à être auditionné par votre commission.

Les études mesurant l'impact des violences ont produit des résultats d’une grande richesse. Mais en dépit de son caractère très opérationnel, cette documentation reste sous-exploitée. Je pense notamment à une étude conduite par le CRESGE en 2006, qui avait estimé à 1 milliard d’euros le coût économique des violences, ou encore aux travaux préparatoires du plan national « violence et santé », qui proposaient plus de 100 mesures.

La mission a donc formulé un certain nombre de recommandations afin d’améliorer la mesure quantitative et qualitative des violences intraconjugales : développer les logiciels et harmoniser le recueil des données par la police et la gendarmerie ; introduire un indicateur économique du coût des violences pour piloter le plan ; conduire de nouvelles enquêtes de victimisation pour mesurer l'évolution du taux de révélation ; mener des enquêtes sur les déterminants de la violence, comme l’alcool ou la période de grossesse.

La mission s’est également attachée à la question de la prévention et de la lutte contre les violences. Elle a d’abord constaté l’importance de l’arsenal juridique de protection des victimes, même si son application est parfois difficile. Si la loi du 26 mai 2004, qui organise l'éviction du conjoint violent du domicile conjugal, semble encore trop peu mise en œuvre, il convient de noter le renforcement de la répression des infractions commises au sein du couple, la qualité de conjoint ou d’ex-conjoint étant devenue une circonstance aggravante. Un ensemble d’outils, de circulaires et de guides méthodologiques accompagne ce dispositif.

La mission a constaté que le recours à la médiation pénale – que MM. Geoffroy et Blisko estimaient encore trop important dans leur rapport sur l’application de la loi du 4 avril 2006 – recule sensiblement.

Le manque de structures, notamment de points d’écoute, nuit à l’application des textes. Il convient cependant de noter la forte implication des procureurs pour lutter contre ces violences : 91 % des procureurs ont donné des directives pénales aux services de police et de gendarmerie pour le traitement des faits de violence au sein du couple, 74 % ont désigné un magistrat référent et organisent des réunions sur ce thème.

La prévention s'organise cependant de façon dispersée et son évaluation reste lacunaire. Ainsi, les initiatives des collectivités locales – acteurs fondamentaux – ne sont pas valorisées dans le plan. À l'école, les actions sont nombreuses mais leur mise en œuvre relève de la responsabilité des établissements et les outils sont insuffisamment mutualisés. En revanche, l'impact des campagnes d'information, bien que difficile à mesurer, est réel : elles sont en général suivies d’une recrudescence des déclarations.

Sur le plan judiciaire, la mission préconise une harmonisation des pratiques et une meilleure circulation de l'information entre les magistrats du siège et du parquet. Elle recommande également de modéliser l'usage de la médiation pénale, de mieux protéger la femme lors de la sortie de prison de l’auteur des violences et d’accroître le nombre de lieux d'exercice du droit de visite. Il conviendrait par ailleurs d’intensifier les actions de la prévention en milieu scolaire, en invitant plus généralement les enfants à réfléchir à la notion de respect mutuel, et d’engager une campagne grand public.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Le dispositif législatif est en effet important et à même de favoriser une évolution positive. Serge Blisko et moi-même avons toutefois considéré que le recours à la médiation pénale était encore trop élevé et que l’implication des parquets était variable. Vos statistiques portent-elles uniquement sur les départements que vous avez étudiés ou sur l’ensemble du territoire ?

Mme Christine Rostand. Un logiciel nous a permis d’interroger l’ensemble des tribunaux de grande instance : 84 % d’entre eux nous ont répondu.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je ne doute pas de la sincérité des réponses, mais je me demande si les intentions n’excèdent pas la réalité de leur mise en œuvre… Je veux bien croire que 91 % des parquets soient volontaristes, mais il existe encore des disparités inacceptables. Quelle idée les procureurs se font de leur rôle dans l’articulation entre le civil et le pénal ? Il n’est pas rare en effet de voir simultanément des procédures contradictoires au pénal et au civil qui aboutissent à des situations ubuesques.

Nous avons tenté sans succès de faire admettre au Parlement que la médiation pénale n’avait pas sa place dans le cas de violences conjugales. Le recours à cette mesure semble depuis en diminution, mais il subsiste. Estimez-vous que la médiation pénale finira par disparaître d’elle-même ou que le Parlement devrait supprimer cette possibilité, ne serait-ce que parce que la victime ne saurait être mise sur un pied d’égalité avec l’auteur des violences ?

Mme Catherine Quéré. Qu’entendez-vous madame par « indicateurs économiques » ? Vous avez parlé des dispositions permettant l’éviction du conjoint violent du domicile. Or je n’ai pas l’impression que cette procédure recueille toujours l’assentiment des victimes qui préfèrent parfois loger dans un endroit inconnu de l’auteur. Enfin, savez-vous dans quelle mesure les violences faites aux femmes entraînent des violences sur les enfants ?

Mme Marie-Grâce Lux. Nous souhaitons qu’il soit tenu compte de la dimension économique des violences, qui constituent un contentieux de masse dans certains tribunaux. Mettre en avant leurs conséquences, notamment en termes de santé publique, permettrait d’accentuer encore la prise de conscience.

Nous savons bien que l’éviction du conjoint violent n’est pas la seule réponse. Mais, dans la mesure où le logement est sécurisé par la présence d’un gardien, où la femme peut, par exemple, obtenir l’assistance d’un policier référent, joignable en permanence, ce peut être une solution, au moins provisoire. Il est vrai que l’accès au logement est de plus en plus difficile et que l’on peut s’interroger sur la place des femmes victimes de violences dans la liste d’attente des personnes souhaitant exercer leur droit opposable au logement. Il nous faut élargir la palette des solutions car l’accueil dans un logement pérenne ou l’accès à un centre d’hébergement ne sont pas toujours possibles, ne serait-ce que pour des raisons de coût.

Plusieurs études ont montré que les hommes violents ne s’attaquent pas à leurs enfants. En revanche, il est important de bien faire prendre conscience aux femmes, notamment au travers des campagnes d’information, que le fait d’assister à une agression peut avoir pour les enfants des conséquences très néfastes et induire leur comportement futur : dénoncer les agissements de leur père, c’est les protéger. De plus, les études montrent que l’adolescent peut reproduire ces violences à l’encontre de sa mère.

Mme Patricia Vienne. Le dépôt de plainte et la demande d’accueil dans un centre d’hébergement surviennent souvent très tardivement, après une lente maturation, assortie – hélas – de dégâts physiques et psychologiques. Les menaces de mort proférées à l’encontre de la femme et le danger encouru par les enfants constituent souvent un déclencheur.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Ces derniers mois, les associations de ma circonscription m’ont régulièrement alertée sur le développement, dans les milieux défavorisés, d’une violence que les femmes ne dénoncent pas et qui est exercée à la fois par le conjoint et par le fils.

Mme Marie-Grâce Lux. La violence des adolescents à l’encontre de leur mère nous a en effet alertés, ainsi que la violence exercée au sein de couples très âgés, sans antécédents connus. Ces phénomènes que l’on retrouve sur l’ensemble du territoire sont toutefois difficiles à quantifier.

Mme Christine Rostand. La politique déterminée de la Chancellerie a semble-t-il permis de gommer ces disparités entre les réponses pénales que M. le rapporteur juge « inacceptables ». Les violences faites aux femmes sont un item obligatoire et chiffré du rapport que les procureurs adressent chaque année au procureur général. Si quelques procureurs persistent à ne pas remplir cette case, la grande majorité d’entre eux s’assurent de l’effectivité de la politique pénale en la matière. Tous les parquets comptent un magistrat référent et l’École nationale de la magistrature dispense une formation spécifique. Cela n’empêchera pas les dysfonctionnements, mais le mouvement est réel ; nous avons pu le constater dans les six départements étudiés.

Il est vrai que les réponses pénales apportées dans le ressort du parquet général de Paris diffèrent, alors que ce devrait être un axe phare de la lutte contre les violences faites aux femmes. Le procureur adjoint de Bobigny, que j’ai interrogé sur ce point, reconnaît que la demande d’une femme habitant Vincennes devrait recevoir le même traitement que celle d’une habitante de Montreuil...

Si les disparités sont inacceptables, elles ne sont pas pour autant généralisées. Comme pour toute politique nouvelle, l’ouvrage est à remettre sur le métier. C’est pourquoi nous avons recommandé de remobiliser les parquets, de demander des comptes aux procureurs et d’harmoniser le traitement des infractions.

Certains parquets n’ont absolument pas recours à la médiation pénale : c’est le cas de celui de Bobigny. Il ne dispose pas dans son ressort d’équipes formées à la médiation pénale et les parquetiers de permanence téléphonique sont jugés trop jeunes pour apprécier, sur la base d’un simple appel de l’officier de police judiciaire, l’opportunité d’une telle mesure. En revanche, le procureur de Valenciennes, assisté de trois substituts ayant reçu une formation spécifique et comptant dans son ressort des associations de médiation, a mis en place un recours modélisé à la médiation pénale. Pour ma part, j’estime que la médiation pénale peut être opportune si elle est encadrée et si la dénonciation du fait de violence intervient suffisamment tôt. Il serait dommage de se priver de cette possibilité.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Nous avions proposé, sans toutefois parvenir à convaincre une majorité de nos collègues, de n’autoriser qu’une seule fois le recours à la médiation pénale. Lorsque le fait est insuffisamment caractérisé lors du dépôt de plaine, cette mesure n’est pas impensable. En revanche, si elle échoue ou si le fait de violence est avéré, nous suggérons d’interdire un deuxième recours. Qu’en pensez-vous ?

Mme Christine Rostand. Ce serait très judicieux si l’on était certain que la plainte intervient dès le premier fait de violence. Or je suis persuadée que dans 90 % des situations, ce n’est pas le cas. La femme redoute d’exposer son conjoint à des poursuites pénales et attend que cela devienne insupportable pour franchir ce pas difficile. C’est alors la première plainte, mais pas le premier fait. C’est la raison pour laquelle nous proposons d’introduire un dispositif qui permette de protéger la victime sans que celle-ci ait à porter plainte.

Mme Catherine Quéré. Lorsqu’une femme retire sa plainte, le parquet poursuit-il quand même ? Est-ce automatique ?

Mme Christine Rostand. C’est souvent le cas, mais il n’y a pas d’automaticité, afin de laisser toute sa place à l’appréciation des faits. Il peut arriver, et c’est regrettable, qu’un jeune substitut classe sans suite un fait insuffisamment caractérisé, après que la femme a retiré sa plainte. Par exemple, le taux de classements sans suite à Bobigny – 15,5 % – excède la moyenne nationale – 13,5 %.

Mme Catherine Quéré. Ne serait-ce pas le moment de faire intervenir la médiation pénale, afin de motiver la victime ?

Mme Christine Rostand. La médiation pénale s’adresse à l’auteur des violences, pas à la victime.

La mission propose un nouveau dispositif : permettre aux victimes de violences conjugales ou intrafamiliales d’obtenir une ordonnance de protection, sur simple constat du danger auquel elles sont exposées. Ainsi, de façon novatrice, la protection de la victime ne serait plus subordonnée au dépôt de plainte. L’ordonnance de protection pourrait être assortie de mesures diverses, comme l’éloignement du conjoint, l’interdiction de s’approcher du foyer, un secours financier, un hébergement externalisé. L’ordonnance de protection aurait un caractère provisoire, puisqu’elle prendrait fin précisément avec le dépôt d’une plainte ou l’introduction d’une procédure auprès du juge aux affaires familiales. Cette possibilité existe déjà en Allemagne, au Royaume-Uni, dans les pays du nord de l’Europe, aux États-Unis et en Espagne. Dans ce dernier pays, le nombre d’ordonnances de protection a explosé dans les six mois qui ont suivi la mise en place de la mesure, excédant de très loin le nombre de plaintes.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Qui prendrait l’initiative de cette mesure ?

Mme Christine Rostand. La victime.

M. Henri Jibrayel, président. Ne faut-il pas redouter que la victime, une fois protégée, ne porte plus plainte ?

Mme Christine Rostand. Il s’agit d’une mesure temporaire, qui pourrait durer trente ou quarante-cinq jours.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. La mesure serait-elle prise par un juge civil ?

Mme Christine Rostand. S’agissant d’une mesure de sauvegarde, ni pénale ni civile, je suggère qu’elle puisse être prononcée par le juge des victimes.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je conçois tout l’intérêt de cette proposition, qui permettrait à la femme de faire connaître sa situation sans avoir à établir une main courante, pas toujours suivie d’effet, ou à porter plainte, ce qu’elle considère souvent comme trop lourd de conséquences. Mais comment cela se passerait-il ? La victime se rendrait au commissariat ou à la gendarmerie, établirait une demande d’ordonnance de protection…

Mme Christine Rostand.… qui serait transmise au juge. Cela pourrait prendre la forme d’une requête.

M. Michel Ribeiro. Dans l’état actuel des instructions, les mains courantes ou les procès-verbaux de renseignements judiciaires ayant trait à des violences intrafamiliales doivent obligatoirement être transmis au Parquet.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Cette requête devrait passer par le Parquet, surtout si celui-ci a à connaître par la suite d’une plainte.

Mme Christine Rostand. Il faut conserver à la victime la possibilité soit de saisir le juge aux affaires familiales soit de déposer plainte. Rappelons aussi que cette mesure doit rester limitée dans le temps, puisqu’elle constitue une atteinte à la liberté de l’auteur.

Mme Catherine Quéré. Il est important qu’une mesure existe malgré l’absence de plainte en raison du nombre important des retraits de plainte.

Mme Christine Rostand. Retraits qui jouent contre les victimes lorsque l’affaire vient devant le juge, car celui-ci est alors tenté de se dire que cela n’était pas si grave…

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Il y a aussi toutes ces femmes qui n’osent pas porter plainte, qui sont emplies de honte et qui considèrent la justice comme terrifiante. Pour moi, qui estime que nous privilégions trop le traitement juridique, cette mesure est intéressante car elle permet aux femmes de prendre confiance.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Elles auront d’autant plus confiance qu’elles sauront pouvoir bénéficier d’un arsenal juridique.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Certes, mais franchir le pas et déposer plainte est difficile, car ces femmes ont aimé – et parfois aiment toujours – leur conjoint malgré les violences, le père de leurs enfants. Pouvoir les protéger des violences et leur donner le temps de réfléchir à une suite juridique me paraît très intéressant.

Mme Patricia Vienne. La secrétaire d’État à la solidarité a demandé à la mission de formuler des préconisations pour le plan 2008-2010 sur la base de l’évaluation du plan 2005-2007 – plan d’envergure puisqu’il ne contenait pas moins de quarante mesures.

La coordination des acteurs a plus particulièrement retenu notre attention et a fait l’objet d’un certain nombre de recommandations. En effet, en matière de prise en charge des femmes victimes de violences, chacun, dans son domaine, occupe une place de la chaîne, mais la coordination continue de poser problème.

La coordination opérée par les commissions départementales de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes a lieu, désormais, au sein des conseils départementaux de prévention de la délinquance, qui traitent aussi d’autres thèmes. Certains départements ont mis en place des sous-commissions thématiques.

Dans les départements où nous nous sommes rendus, le pilotage est assuré par le Préfet ou le procureur, ou de manière indirecte par le secrétaire général, le sous-préfet ou le délégué régional aux droits des femmes. Comment faire vivre l’interministérialité alors que nous ne connaissons pas les effets futurs de la réforme de l’État et de la révision générale des politiques publiques sur ces politiques qui sont réellement interministérielles ?

Nous recommandons que le pilotage reste régional et que les déléguées régionales des droits des femmes continuent à être rattachées aux préfets de région. Si elles sont rattachées à une direction, elles ne pourront plus agir de façon transversale et interministérielle.

À l’échelon national, si le service des droits des femmes et de l’égalité est fusionné dans une grande direction, telle que la direction de la cohésion sociale, les problématiques qu’il gère risquent aussi de cesser d’être interministérielles. Une vigilance collective est nécessaire pour maintenir et consolider la transversalité.

Nous nous sommes aussi penchés sur la formation des professionnels. Des actions ont été conduites dans le secteur sanitaire et social, la police, la gendarmerie, ou encore en direction des magistrats ou des personnels des préfectures. Ces formations sont cependant très limitées en nombre et souvent suivies sur la base du volontariat, c’est-à-dire par des personnels déjà motivés. De plus, la mobilité est élevée, notamment dans la police et surtout dans les secteurs les plus difficiles. Quand les gens sont formés, ils s’en vont ! Il faut donc renouveler sans cesse les formations. Les formations interdisciplinaires organisées localement sont particulièrement efficaces. Ceux qui les suivent peuvent y apprendre comment travaillent leurs collègues d’autres secteurs et nouer des contacts avec eux. Les réseaux qui se constituent ainsi améliorent l’opérationnalité.

Le rapport formule aussi des propositions ne relevant pas forcément de la loi comme l’élaboration de guides méthodologiques, de recueils de bonnes pratiques et des travaux en commun avec la Haute Autorité de santé (HAS). Pour être efficaces, les professionnels doivent maîtriser de plus en plus de domaines ; il faut leur donner des guides simples. Beaucoup a été fait mais les instruments ne sont pas forcément connus ou utilisés. Il faut donc disposer de relais. Plusieurs de nos préconisations figuraient déjà dans le rapport rendu par M. Roger Henrion en 2001. Il faut les formuler à nouveau.

Nous avons déjà parlé du repérage. Pour qu’une femme puisse exprimer qu’elle vit dans un contexte de violence, elle doit bénéficier d’une oreille attentive à ce qui est difficile à dire. Ce sont les associations qui jouent ce rôle. Comment une femme peut-elle s’exprimer pendant une consultation médicale de huit ou dix minutes ? C’est donc dans un centre d’information sur les droits des femmes ou dans un centre d’accueil de jour – dispositif prévu dans le plan mais qui n’est pas vraiment mis en œuvre –, qu’elle pourra, peut-être après plusieurs visites, formuler ses difficultés et obtenir de l’aide pour l’étape suivante : porter plainte.

Les professionnels des unités médico-judiciaires (UMJ) sont formés à accueillir les femmes, à les prendre en charge, à remplir les certificats médicaux ou d’incapacité temporaire totale (ITT), au contraire des médecins libéraux, qui appréhendent ces tâches. Une conférence de consensus est prévue sur ce sujet. Les UMJ doivent cependant faire face à la réforme de la médecine légale et à la répartition de son financement entre les diverses administrations.

Les expérimentations prévues dans le plan ont conduit à une intéressante analyse des pratiques. Elles devraient être mieux diffusées, utilisées et valorisées.

L’alcoolisation dans le couple devrait être un facteur d’alerte pris en compte lorsqu’une femme est reçue en consultation. Même s’il n’est pas systématique, le risque existe, si le conjoint s’alcoolise, que la femme soit violentée. Il y a aussi souvent recrudescence des violences lorsque la femme est enceinte. L’attention doit être attirée sur cette phase de vulnérabilité supplémentaire et cette question intégrée dans le prochain plan sur la périnatalité. Nous nous sommes interrogés sur la possibilité de lever le secret professionnel dans ce cas. Le dispositif législatif issu de la loi du 7 mars 2007 est désormais suffisant et les possibilités de dérogation ont été reprises dans le code de déontologie.

Nous avons constaté une amélioration de l’accueil dans les commissariats : les efforts et les progrès sont sensibles si l’on se reporte cinq ou dix ans en arrière.

Il reste que, même si elle peut bénéficier d’aides, il est très difficile à une femme qui n’a pas d’autonomie financière, qui ne travaille pas, de quitter le foyer.

Enfin, nous avons souhaité évoquer dans le rapport les violences faites aux femmes au travail.

M. Henri Jibrayel, président. Pourriez-vous nous apporter des précisions quant à l’évolution, sur le terrain, de la formation continue des policiers et des gendarmes ?

M. Michel Ribeiro. Dans la police nationale, la formation continue sur les violences intrafamiliales est dispensée essentiellement à l’échelon régional. Nous proposons de calquer le dispositif sur celui en vigueur dans la gendarmerie. Des correspondants départementaux y sont formés, qui ensuite démultiplient les formations. Les inconvénients limités de cette solution, notamment la perte de substance et de qualité pédagogique due à des relais plus nombreux, peuvent être facilement palliés en formant spécifiquement un « noyau dur » de personnes au sein de chaque département. Aujourd’hui, la direction de la formation de la police nationale semble intéressée par cette solution.

Mme Pascale Crozon. J’ai cru comprendre, madame Vienne, que vous attiriez l’attention sur la nécessité d’un pilote.

Mme Patricia Vienne. Oui. Cette réflexion vaut pour toute politique interministérielle. Cette nécessité est particulièrement criante eu égard au caractère dramatique que peuvent présenter les violences faites aux femmes.

Mme Pascale Crozon. On peut regretter la disparition d’un ministère spécifiquement consacré aux femmes. En outre, les déléguées régionales et les chargées de mission départementales sont aujourd’hui rattachées au cabinet du préfet ; en association avec le directeur de cabinet, elles peuvent travailler avec l’ensemble des services déconcentrés. Les déléguées, au sein des directions de la cohésion sociale, vont se trouver sans guère de pouvoir ni de moyens et à égalité avec les autres structures administratives. Comment pourront-elles organiser l’action en faveur des femmes ? Les répercussions de cette réorganisation doivent être mesurées, qu’il s’agisse de violences mais aussi d’emploi et de formation des femmes.

Encore aujourd’hui, beaucoup de bailleurs sociaux n’attribuent pas de logement à un membre d’un couple qui se sépare tant qu’il n’y a pas eu ordonnance de séparation. Lors de l’examen du projet de loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion, nous avons présenté des amendements pour que les femmes victimes de violences soient mentionnées spécifiquement dans le code de la construction et de l’habitation et qu’elles soient prioritaires dans l’attribution de logements. Les maintenir dans leur logement d’origine en en évacuant le conjoint violent est une bonne solution d’urgence. Mais ensuite, ce conjoint revient. De plus, c’est le lieu du drame ; lorsque la femme a décidé la séparation, elle veut aussi en partir. On se rend compte en discutant avec les centres d’hébergement que maintenir les femmes dans le logement n’est pas si simple.

Enfin, une action correcte en justice suppose que les ITT correspondent à la réalité. Or, les médecins ne savent pas quantifier les ITT. Le conseil de l’ordre pourrait, au travers de son bulletin, de courriers adressés aux médecins ou de formations, favoriser une évolution.

Mme Patricia Vienne. Nous avons rencontré une représentante du conseil national de l’ordre des médecins. Elle était favorable à l’utilisation du bulletin qui est un bon relais pour toucher un nombre élevé de médecins. Cependant, peu de choses sont entreprises.

Mme Catherine Coutelle. Notre mission doit souligner les difficultés que crée, pour la définition et la conduite d’une politique transversale, l’absence d’un ministère spécifiquement chargé des droits des femmes.

Les commissions départementales des violences faites aux femmes ont été fondues dans des conseils départementaux de prévention de la délinquance. Je suppose que, désormais, lorsque, dans un département, des priorités de lutte contre un type de délinquance sont définies, les violences faites aux femmes sont, au mieux, renvoyées en fin de réunion. Votre rapport expose que là où les préfets s’impliquent fortement, l’action est efficace. Si les délégations aux droits des femmes ne sont plus rattachées directement aux préfets, elles perdront de leur force et ne seront plus écoutées. Les délégations aux droits des femmes vont désormais dépendre des directions de la cohésion sociale. C’est regrettable !

Il faut aussi bien connaître la situation. L’une de vos recommandations est de « rendre opérationnel le cadrage normalisé du bilan d’activité du réseau ». Il faut des statistiques, une connaissance du terrain.

Mme Catherine Quéré. Dans votre rapport, vous exposez que les politiques de prévention de la violence faite aux femmes glissent de la sphère médico-sociale à la sphère médico-judiciaire. Pourriez-vous préciser ce point ?

M. Guy Geoffroy, rapporteur. La question est suffisamment vaste pour que, à l’exception du rôle spécifique de la justice, un pilotage national et local aussi visible que possible soit nécessaire.

D’autre part, la violence est encore trop souvent abordée au travers de ses aspects physiques or elle va bien au-delà. Se pose donc la question de la définition des violences autres que physiques en termes légaux. Cela pose aussi la question des enfants, avec cette antienne selon laquelle un homme peut être un conjoint violent envers sa compagne, mais néanmoins un bon père, sans qu’on sache si cette appréciation recouvre autre chose que le fait qu’il va chercher de temps à autre ses enfants à l’école.

Mme Marie-Grâce Lux. Malgré ses lacunes, la prévention de la délinquance est de plus en plus efficace, qu’elle soit menée sous l’égide des préfets, en relation avec les déléguées, ou sous celle des procureurs. Nous craignons cependant que les aspects sociaux, déjà parfois négligés, soient totalement marginalisés, et que la seule réponse apportée aux violences faites aux femmes soit policière et judiciaire. Ce n’est pas suffisant. C’est cela que signifie « passer du médico-social au médico-judiciaire ».

Mme Catherine Quéré. Localement, nous avons fait en sorte que dès qu’il y a main courante, il y ait automatiquement priorité pour un logement HLM. Ceci relève de la volonté du bailleur social et ne dépend pas du nombre de logements : des demandes de logements sociaux accompagnées de mains courantes ne sont pas déposées toutes les semaines ! Ce mode opératoire ne pourrait-il pas faire l’objet d’une directive adressée à tous les bailleurs sociaux ?

Mme Marie-Grâce Lux. Un accord national en ce sens a été conclu ; il est très diversement suivi. Il est évident que les solutions en faveur des femmes sont d’autant mieux organisées que la situation du logement est moins tendue.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Là où la situation du logement est tendue et où les services se parlent peu, je ne suis pas sûre que la production de la main-courante soit bien efficace. S’il y a pluralité de bailleurs sociaux, lequel va être concerné ? J’ai plusieurs fois posé la question de l’accès prioritaire au logement des femmes victimes de violences, y compris en commission d’attribution ; je n’arrive pas à faire passer l’idée.

Je suis plutôt favorable à une action d’incitation que d’obligation, dont je ne suis pas sûre qu’elle puisse être efficace.

Mme Pascale Crozon. Le préfet dispose d’un contingent de 20 % de logements, à lui de prendre ses responsabilités, s’il est motivé ! Il est vrai que le bailleur social doit répondre à d’autres urgences : personnes à la rue, ou ayant reçu congé sous six mois. En outre, s’il fait trop souvent droit à certaines demandes aux dépens de plus anciennes, il doit faire face aux remarques de l’IGAS.

Mme Catherine Quéré. Existe-t-il suffisamment de logements d’urgence ? Les disparités sont grandes. En zone rurale, la loi ne devrait-elle pas en imposer un nombre minimum ?

Mme Patricia Vienne. Nous avons constaté, aussi bien dans les départements que dans certaines communes, une mobilisation extrêmement forte des collectivités locales. Cette mobilisation est très peu connue et très peu valorisée même si elle ne doit pas pour autant dédouaner les autres acteurs. Le plan ne la mentionne pas. Les collectivités répondent très bien aux procédures d’urgence relatives aux femmes avec de jeunes enfants ; elles vont même parfois au-delà, en se mobilisant pour des mères d’enfants plus âgés. Néanmoins, il va sûrement falloir créer des places supplémentaires en foyer d’urgence.

Il n’est pas toujours facile de choisir entre deux demandes de populations prioritaires différentes. La loi ne pourra pas déterminer de règles, le choix continuera à relever de l’échelon local.

M. Henri Jibrayel, président. D’où l’intérêt d’un pilote !

Mme Danièle Hoffman-Rispal. On a régulièrement affaire à des couples ni mariés, ni pacsés, sans certificat de concubinage, où le bail est au nom de l’homme. Lorsque la situation devient très difficile, la femme ne bénéficie d’aucune garantie : le bail est au nom de celui que l’on veut faire partir ! Dans ces cas, les bailleurs sociaux ne sont pas forcément à la hauteur des enjeux.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Serait-il possible que l’ordonnance de protection que vous proposez, institue la règle, si les circonstances l’exigent, d’examiner la situation de la victime au regard du bail ? Si elle a dû quitter le domicile, l’ordonnance pourrait mentionner qu’elle est déliée de sa signature. Souvent, lorsque la victime s’en va, le conjoint resté au foyer ne paye plus le loyer et la victime hérite aussi de la dette de loyer.

Mme Christine Rostand. C’est tout à fait possible. La loi pourrait énumérer un éventail de mesures, auxquelles l’ordonnance pourrait donner force. Une ordonnance est une décision temporaire ; on pourrait envisager une suspension des obligations.

M. Henri Jibrayel, président. Une telle ordonnance serait-elle provisoire ou définitive ?

Mme Christine Rostand. Une mesure d’urgence est toujours provisoire. Sa prorogation est subordonnée à une saisine au fond, au civil ou au pénal.

Définir dans la loi les violences psychologiques peut provoquer une prise de conscience que les violences ne sont pas seulement physiques. À mon sens, il n’en découlera cependant pas d’efficacité immédiate en matière de répression des violences psychologiques. La difficulté est la preuve : il ne faut pas sous-estimer la pauvreté, voire les carences des enquêtes présentées au juge correctionnel, notamment en cas de procédure d’urgence. Le juge pourra difficilement disposer de procès-verbaux permettant d’établir des violences psychologiques. Se posera aussi la difficulté d’obtenir, dans le cadre d’expertises médicales, un constat et une évaluation des effets psychologiques sur la victime des violences qu’elle a subies.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Il n’existe pas aujourd’hui de définition légale de la violence psychologique. Une telle définition incitera peut-être le corps médical à mieux s’appuyer sur la possibilité d’une incrimination.

Mme Christine Rostand. Ce peut être utile.

Mme Colette Horel. Je voudrais parler d’un autre point, celui des violences au travail, qui font encore l’objet d’un tabou très fort : elles ne sont abordées dans le plan 2008-2010 que par le biais de la réalisation d’une étude. Pourtant, selon les enquêtes de l’Observatoire national de la délinquance, un quart des femmes qui déclarent des agressions sexuelles indiquent qu’elles ont eu lieu sur le lieu de travail. L’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), s’en préoccupe ; elle n’a malheureusement pas de relais en région.

Elle nous a alertés quant à la nécessité de dispositions législatives. La définition de la loi française lui paraît datée et peu conforme aux directives européennes : elle repose sur le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle, alors que les agressions n’ont pas forcément ce but. Des victimes peuvent aussi se retrouver en position d’accusées : lorsqu’elle n’a pas réussi à faire la preuve devant un tribunal de la véracité de ses dires et qu’un non-lieu est rendu, la victime peut se trouver mise en accusation par son agresseur pour dénonciation calomnieuse. Des femmes ont ainsi été condamnées à de lourdes amendes.

Mme Christine Rostand. Dès lors qu’il y a non-lieu, l’infraction de dénonciation calomnieuse est en effet constituée.

Mme Colette Horel. Un véritable effort doit être fait en faveur d’une politique gouvernementale comparable à celle qui est menée en matière de violences conjugales. Cette politique devra comprendre un dispositif pénal, la mise en place par les employeurs de plans de prévention de ces agissements, la formation des médecins de prévention et des inspecteurs du travail, aussi la sensibilisation des syndicats. Même si un département comme Paris s’est mobilisé, cette préoccupation n’est pas prise en compte par les politiques gouvernementales, particulièrement pour la fonction publique.

Selon plusieurs associations, le harcèlement moral est le « meilleur ennemi » du harcèlement sexuel : il est plus facile et moins connoté de se plaindre de harcèlement moral. Une sorte de chaîne de déqualification des infractions aboutit à la requalification du viol en agression sexuelle, de l’agression sexuelle en harcèlement sexuel, du harcèlement sexuel en harcèlement moral.

Sur les violences au travail, il n’y a ni vraie conscience des magistrats, ni politique pénale forte, ni politique de formation des acteurs, ni mobilisation du monde du travail.

Mme Patricia Vienne. Pour accroître la sensibilisation de l’ensemble des professionnels, ne serait-il pas opportun d’inscrire dans la loi la notion de « certificat de violence », qui intégrerait la violence intrafamiliale, la violence en direction des enfants, des femmes, des personnes vulnérables ? Une telle inscription pourrait inciter fortement à décliner ensuite la mise en œuvre de formations et l’élaboration de certificats-types.

Mme Catherine Coutelle. Vous exposez que l’effort financier prévu a été réalisé au cours des trois années de votre évaluation.

Mme Patricia Vienne. Les actions ont bénéficié de crédits en augmentation d’un million d’euros.

Mme Catherine Coutelle. Je ne suis pas sûre que cette conclusion pourra aussi valoir en 2009. Aujourd’hui, l’ensemble des associations souffre d’une diminution des financements. Nous pourrions demander que ce secteur ne soit pas touché et que les associations qui y travaillent ne soient pas fragilisées.

Mme Patricia Vienne. Notre rapport demande que les associations bénéficient de conventions pluriannuelles de financement. Cela nous paraît fondamental pour la survie du secteur associatif. Alors que cela devrait être systématique, nous avons constaté au cours de nos déplacements que tel n’était pas toujours le cas.

Mme Catherine Coutelle. Certains acteurs bénéficiant de conventions pluriannuelles ont été avertis par courrier au mois de novembre que les financements pour 2008 et 2009 ne seraient pas entièrement honorés. Mais sur le principe, vous avez raison.

M. Henri Jibrayel, président. Merci, mesdames, monsieur, pour l’excellence de vos travaux.

*

* *

La mission a ensuite auditionné Mme Marie-France Hirigoyen, médecin, psychiatre et psychothérapeute

M. Henri Jibrayel, président. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psychanalyste et psychothérapeute et auteur de nombreux ouvrages dont Femmes sous emprise. Ce dernier analyse le processus conduisant l’un des membres d’un couple – la femme dans l’immense majorité des cas – à subir des violences de la part de l’autre, violences physiques ou psychologiques.

Mme Marie-France Hirigoyen. Je m’exprimerai en ma qualité de clinicienne, qui reçoit de nombreuses femmes victimes de violences, issues de tous les milieux sociaux et je voudrais, en préalable, souligner quelques points.

J’aimerais d’abord que, dans les campagnes de prévention, on ne se limite pas à parler des femmes battues et que l’on ne mette pas seulement l’accent sur les femmes qui meurent sous les coups. En effet, la violence physique est un épiphénomène dans une relation violente en elle-même. Il faut parler de la violence conjugale de manière plus globale qu’on ne le fait généralement, en prenant en compte la violence psychologique qui a des conséquences dévastatrices sur la santé physique et mentale des femmes. Une étude de l’OMS montre ainsi que les femmes victimes de violences conjugales perdent une à quatre années de vie en bonne santé.

L’Enquête nationale sur les violences envers les femmes a montré que dans un quart des cas, le premier interlocuteur des femmes victimes de violences conjugales est un médecin. Or, il n’y a en France ni assez d’unités médico-judiciaires, ni assez de médecins formés à la victimologie. Et pour cause, aucun enseignement à ce sujet n’est dispensé aux étudiants en médecine lors de leur formation initiale sinon de manière optionnelle. De surcroît, les médecins, et même les psychiatres, ne connaissent pas toujours très bien le phénomène d’emprise. 

Les choses commencent à évoluer : depuis l’an dernier, un enseignement a été mis en place pour des médecins généralistes et des spécialistes dans le cadre de la formation continue. Mais cet enseignement se fait par petits groupes, nous ne sommes que deux pour Paris et sa région, et nos confrères ne sont pas plus nombreux en province ; il faudra donc beaucoup de temps. Par ailleurs, cette formation mérite de s’étendre à différentes spécialités : les dermatologues, par exemple qui devraient être amenés à s’interroger sur les raisons de l’apparition d’un eczéma, mais aussi les gynécologues-obstétriciens et les échographistes. Une étude portant sur des femmes africaines publiée dans The Lancet montre que des femmes enceintes soumises à des violences psychologiques ont 50 % de plus de risque de perdre leur bébé que les autres, et que la violence de ce type est plus abortive que la violence physique.

La plupart des médecins ne savent pas rédiger des certificats médicaux dans de tels cas – ou plutôt, ils se méfient, et à juste titre car les hommes violents sont très souvent procéduriers. Les médecins savent que ces hommes risquent de porter plainte et que, même si ces plaintes n’aboutissent pas, il faudra faire appel à un avocat, répondre aux questions du Conseil de l’Ordre, constituer un dossier…

Dans les commissariats et les gendarmeries, des progrès considérables ont été réalisés au cours des dernières années dans l’accueil des femmes victimes de violences conjugales ; elles y trouvent désormais écoute et conseils, et je n’ai pas eu connaissance récemment de femmes mal reçues.

Les associations ont toujours joué un rôle éminent en cette matière, et si l’on parle de ce sujet aujourd’hui, c’est grâce à elles. Cependant, elles ont une connotation sociale, en ce que l’on amalgame très souvent femmes battues et catégories sociales défavorisées ; pourtant, des femmes sont victimes de violences de la part de leur conjoint dans tous les milieux sociaux. J’ai actuellement en consultation une femme médecin soumise aux violences de son mari lui-même médecin. Les femmes de notaires ou de magistrats n’osent pas se rendre dans des foyers d’accueil, et il est aussi difficile pour elles de se confier à une association.

D’autre part, les associations concernées aident dans l’urgence et peuvent se constituer partie civile, mais il vient un moment où la femme se retrouve seule et ne sait plus que faire.

Or le contrôle financier de la conjointe participe également des violences psychologiques : des femmes qui travaillent se retrouvent sans autonomie financière car elles n’ont pas accès à la carte bancaire liée à un compte joint, ou bien il ne leur est consenti qu’un débit très limité. Ce schéma est très fréquent. Le contrôle financier est une stratégie délibérée. Le mari veut tout contrôler de sa femme. Lors de l’élaboration du programme européen Daphné, j’ai eu l’occasion de dire qu’il serait judicieux d’allouer un prêt aux femmes dans cette situation pour leur permettre de redémarrer une activité et d’en vivre, avant même que les procédures judiciaires ne soient parvenues à leur terme.

Un homme qui agit de la sorte impose un contrôle total et un isolement complet à sa femme. Le déni de l’autonomie financière à la conjointe fait partie du processus de violence psychologique.

J’ai ainsi reçu la semaine dernière en consultation une femme cadre supérieur dont le mari est notaire. Je la suis depuis un an ; son mari la malmène et l’injurie et, quand elle lui résiste, il la frappe. Ensuite, il redevient « gentil », mais continue de l’humilier. Cette femme ne consulte pas avec l’intention de se séparer de ce mari violent mais pour savoir comment procéder pour éviter de « l’énerver » : selon elle, si son époux la frappe, c’est qu’elle induit ce comportement en lui résistant.

Mme Catherine Quéré. Pourquoi reste-t-elle ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Vous abordez la question du ressort de la violence psychologique. Cette femme a déjà procédé à plusieurs mains courantes mais elle n’a jamais porté plainte car, comme d’autres, elle a peur que son mari soit emprisonné.

M. Henri Jibrayel, président. Le mari sait-il que sa femme s’est rendue plusieurs fois au commissariat ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Oui. Il n’en est que plus menaçant et elle a de plus en plus peur.

M. Henri Jibrayel, président. Comment articuler l’obligation de respecter le secret médical et celle d’agir devant de telles révélations ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Depuis un an que cette femme vient me voir, elle est allée plusieurs fois au commissariat et a consulté des avocats. Mais, comme toutes les femmes victimes de violences psychologiques, elle est sous emprise et l’on ne peut pousser les femmes dans cette situation à partir trop vite. Il faut d’abord qu’elles comprennent que leur situation est intenable. J’utilise une comparaison simple, en leur faisant observer que si elles se trouvent sous une gouttière qui fuit, elles font spontanément un pas de côté… Les femmes qui consultent se plaignent mais elles n’ont pas tout de suite l’énergie nécessaire pour partir.

Mme Catherine Quéré. Et qu’en est-il des enfants ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Le mari violent manipule parfois les enfants en faisant jouer à l’une des filles, par exemple, le rôle de petite femme de la maison.

Il faut souligner qu’il n’y a jamais violence physique s’il n’y a pas eu auparavant violence psychologique. Un homme qui frappe sa femme n’a pas pour objectif qu’elle ait un œil au beurre noir ; il veut la soumettre et qu’elle soit docile. En réalité, la violence physique surgit lorsque l’homme perd le contrôle de sa femme. Après la première agression physique, il n’est pas besoin de recommencer à frapper : la menace suffit. Les femmes vivent dans la peur, mais après ces premiers coups, la violence physique est exceptionnelle. Demeure la violence psychologique ; la menace en est une forme. Toutes les femmes qui subissent ces agissements disent que les traces des violences physiques disparaissent mais que les humiliations laissent des traces indélébiles. On notera à ce sujet les conclusions d’une étude américaine selon lesquelles la moitié des femmes hospitalisées dans des services de psychiatrie sont maltraitées par leur conjoint.

Les procédés de violences sont stéréotypés. Je citerai en premier lieu le contrôle, c’est-à-dire la possession et la surveillance, qui s’exerce au prétexte de la jalousie : « Je t’aime, je veux savoir ce que tu fais ». La femme est l’objet d’une suspicion constante, l’homme lui attribuant des intentions non fondées.

La violence psychologique se caractérise aussi par un isolement imposé. La femme est éloignée de sa famille et de ses amis et, très souvent, empêchée de travailler correctement, pour qu’elle ne soit pas trop indépendante.

La violence psychologique se caractérise encore par des atteintes à l’identité, par des humiliations, le dénigrement, le mépris. Elle prend aussi la forme du harcèlement : l’homme répète indéfiniment la même chose jusqu’à ce que la femme cède. Selon les récits qui me sont faits, cela se passe très souvent au cours de trajets en voiture, l’homme contraignant la femme à dire ce qu’il veut lui faire dire en conduisant de plus en plus vite et en brandissant la menace de précipiter la voiture dans le décor.

Ces comportements s’accentuent lorsque la femme menace de partir, et quand elle est effectivement partie. On assiste alors à du harcèlement par intrusion, des appels téléphoniques incessants au cours desquels l’homme alterne gentillesses et menaces : « Je t’aime, je veux que tu reviennes », puis : « Reviens, sinon je te fais la peau ».

La violence psychologique, ce sont aussi les menaces – menace de coups, menace de représailles sur la famille, menace de laisser la femme sans argent, menace de ne plus la laisser voir ses enfants si elle part, menace de s’en prendre aux enfants eux-mêmes, intimidations en tous genres… L’homme fait régner une atmosphère de peur ; la femme en est fragilisée et paralysée. Elle l’est d’autant plus que le conjoint vise les failles émotionnelles. Ainsi, une femme vivait dans la terreur car son mari la menaçait de révéler un secret de famille : un des membres de sa famille avait été pédophile, et l’époux martelait que si cela se savait, on lui retirerait la garde de ses enfants. Cette femme était magistrate ; elle n’aurait pas dû se laisser impressionner. Mais la violence psychologique plonge celles qui en sont victimes dans le doute et la confusion au point que la peur les empêche de raisonner.

À cela s’ajoute un renversement permanent de la culpabilité : « Si je me comporte ainsi, c’est que tu n’es pas ce que tu devrais être », dit souvent l’homme agresseur. J’ai en tête le cas d’une femme soumise à la violence d’un mari haut fonctionnaire et qui a déposé plainte contre lui. À dater de ce moment, le discours de l’homme a été : « À cause de toi, je risque de perdre mon emploi et d’aller en prison, et tu n’auras plus d’argent ».

Plus la violence dure et moins la femme est capable de s’extraire de cette situation. Ici apparaît le phénomène dit « d’impuissance apprise » que Henri Laborit a le premier mis en évidence. Il ressort de ces expérimentations que lorsqu’un animal de laboratoire est soumis à une violence imprévisible sur laquelle il ne peut rien, il est si désorienté que même si sa cage est ouverte, il n’en sortira pas. D’autres études menées par la suite ont montré que des personnes subissant des violences aléatoires se trouvent incapables d’imaginer une solution pour en sortir. Si l’on comprend très vite que l’on est pris dans un piège, on peut en sortir au début ; ensuite, les choses deviennent de plus en plus difficiles. Autant dire que les femmes ne se complaisent pas dans cette situation par masochisme mais parce qu’elles sont piégées et qu’elles subissent une emprise toujours croissante, qui les transforme progressivement et leur fait perdre leur intelligence.

Il faut aussi insister sur la honte et l’humiliation que sont en soi le fait d’être victime et de ne pas arriver à s’en sortir. Il y a aussi un renversement de la culpabilité, la femme se sentant responsable de ce qui lui arrive. Cela tient à ce que la femme est supposée être la gardienne du foyer ; très souvent, les femmes expliquent que si leur conjoint est violent, c’est parce qu’elles ne font pas ce qu’il faut pour qu’il soit calme…

La première difficulté à laquelle se heurtent les femmes victimes de ces comportements est de trouver un interlocuteur avec lequel analyser la gravité de la situation, une difficulté supplémentaire tenant à ce que, très souvent, il n’y a pas de preuve des violences psychologiques. Je comprends que l’on ait peur de judiciariser ces questions, car on craint les manipulations. Toutefois, on ne peut simuler la peur, et les professionnels savent la repérer. Ils peuvent aussi repérer que la santé d’une femme se détériore. Pour apprécier tout cela, on dispose d’une liste d’indices de gravité.

La violence psychologique est construite en strates successives. Cela commence par le dénigrement, de petites attaques, des tentatives de contrôle, tous actes isolés. Ensuite vient la maltraitance psychologique puis la maltraitance physique et les coups, enfin l’homicide. Si l’on veut intervenir avec succès, il faut le faire au plus tôt, pour protéger les femmes lorsqu’elles sont dans une phase qui permet encore de les aider.

Au nombre des indices de gravité, on distinguera ce qui relève de l’auteur des violences et de la relation entre les membres du couple. S’agissant de l’auteur des violences, il faut citer la dépendance de l’homme à sa compagne, une impulsivité incontrôlée ou mal contrôlée, la dépendance à l’alcool et à la cocaïne, la jalousie délirante, des traits de caractère paranoïaques – ceux-là sont ceux qui tuent.

Dans la relation entre les époux, l’indice de gravité extrême est bien entendu la menace de mort, d’autant plus crédible que la vie de couple a été prolongée ou que la menace est exprimée dans les six mois qui suivent la séparation. À ce sujet, il faut évoquer la difficulté supplémentaire suscitée par la longueur des procédures judiciaires. Cela ajoute à l’inextricable de la situation des femmes qui souhaitent quitter un conjoint violent. Elles sont en pleine confusion, elles n’ont pas d’autonomie financière et elles savent que la procédure sera longue et complexe, surtout s’il y a des enfants. Il serait donc souhaitable d’instituer un magistrat référent chargé de coordonner le traitement global des différentes procédures – pénale, civile et familiale.

La femme médecin dont j’ai évoqué le cas précédemment a fini par s’en aller mais, mal conseillée par son avocat, elle est partie sans ses enfants. Le juge aux affaires familiales en a confié la garde au père, prenant pour argent comptant les arguments de ce dernier, qui avait expliqué que sa femme était une hystérique qui s’automutilait. En appel, le magistrat a démontré qu’il était impossible de s’infliger seul les blessures qui lui avaient été rapportées mais les enfants avaient témoigné contre leur mère pour protéger leur père de la prison et, à ce jour, la mère ne voit toujours pas son fils. Quant au père, il a été condamné à six mois de prison avec sursis et à une amende qu’il n’a jamais versée et il a quitté la région pour empêcher la mère de voir ses enfants. Après quoi, le juge a considéré qu’il n’y aurait pas de sens à confier les enfants à la mère, puisqu’ils sont sous l’emprise du père et ne souhaitent pas la voir… Cette femme a retrouvé son énergie et elle a un niveau culturel qui lui permet de se défendre. Malgré cela, elle n’y arrive pas. Imaginez ce qu’il en est pour les autres ! Même si les associations font un travail remarquable, les femmes démunies ne savent pas vers qui se tourner. La situation est particulièrement délicate pour les femmes qui n’ont guère de moyens, mais trop pour prétendre à l’aide juridictionnelle. Celles-là, si elles n’ont pas de famille, renoncent à entreprendre une procédure pour des questions d’argent.

Mme Catherine Quéré. Cet avocat n’est-il pas fautif ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Si, mais très souvent les femmes soumises à des violences psychologiques sont perdues, ambivalentes, font un pas en avant et un pas en arrière et on ne sait comment les aider. Certaines femmes craignent aussi un classement sans suite, surtout lorsqu’elles n’ont jamais déposé plainte auparavant. Elles craignent enfin l’hypothèse d’une plainte pour dénonciation calomnieuse au cas où, pour insuffisance de charge, le doute profiterait à l’accusé qui ensuite se retournerait contre elle.

Permettez-moi de considérer qu’en cas de violences conjugales, la médiation est catastrophique. Il m’apparaît aussi que les problèmes de formation qui se posent aux médecins se posent aussi aux magistrats et aux avocats quand on parle d’emprise. Il m’est arrivé d’évoquer le sujet devant des avocats, mais les juges assistent rarement à ce type d’exposé. Ils devraient pourtant, eux aussi, être formés.

J’en viens aux enfants. Les juges considèrent souvent qu’un homme peut être violent avec sa femme sans que cela fasse nécessairement de lui un mauvais père. Or, une fois la séparation acquise, la violence psychologique peut se perpétuer, le père manipulant les enfants à cette fin. La violence conjugale est une violence familiale. On entend des parents dire : « les enfants sont petits, ils ne se rendent compte de rien ». Il n’en est rien : même les bébés réagissent de manière dramatique aux cris et à la tristesse de leur mère. Les enfants sont, eux aussi, victimes de violences psychologiques. Outre cela, ils sont instrumentalisés car il arrive très souvent qu’ils soient les objets d’un chantage, sur le mode : « Si tu pars, tu n’auras pas la garde des enfants ».

J’observe un accroissement du syndrome d’aliénation parentale, c’est-à-dire du nombre d’enfants conditionnés à reproduire la violence à l’encontre de « l’autre » parent. Ce qui était exceptionnel devient beaucoup plus fréquent : à défaut de pouvoir manipuler la femme plus longtemps, l’homme manipule les enfants pour la détruire, en leur disant : « Je ne suis pas homme violent, votre mère me calomnie » Les enfants se substituent alors à leur père pour injurier leur mère. On assiste aussi à des enlèvements d’enfants par le père. J’ai en thérapie, actuellement, trois jeunes adultes qui n’ont pas vu leur mère pendant dix ans et qui en sont intensément culpabilisés.

Pour prévenir cette violence, il faut apprendre aux femmes à la repérer, à refuser le contrôle et la domination. Si l’on veut sauver le couple – ce qui est parfois possible – ce ne peut être qu’au début. L’essentiel est donc l’éducation et il est indispensable d’impliquer les hommes dans la prévention de la violence conjugale. C’est ce qui a été fait en Seine-Saint-Denis, au cours d’une campagne de sensibilisation où l’on a vu des hommes proclamer : « Je suis un homme, je ne bats pas ma femme ». En Belgique, un boxeur était venu expliquer que la violence ne servait à rien. Une campagne de prévention serait particulièrement utile si elle faisait intervenir des sportifs de haut niveau.

M. Henri Jibrayel, président. Si ce n’est qu’il y en a aussi qui battent leur femme !

Mme Marie-France Hirigoyen. On peut toujours trouver des contre-exemples. En tout cas, il faut éviter de monter les hommes contre les femmes et les femmes contre les hommes. Tous les hommes ne sont pas violents, il s’agit d’un problème de société à traiter comme tel.

Il me semblerait aussi efficace d’impliquer toutes les communautés, y compris les communautés religieuses. J’ai ainsi été invitée à traiter de cette question par l’association Noa qui s’occupe de prévenir la violence dans la communauté juive. Un colloque a donné lieu à des interventions à ce sujet sur les radios juives. Cela a eu un fort impact. Je suis convaincu qu’il faut intervenir de cette manière aussi, car cela permet de faire passer des messages qui ne passeraient pas autrement.

On pourrait aussi s’inspirer du Québec qui a institué, dans les écoles, des conseillers en prévention de la violence. Ils analysent avec les élèves les films projetés à la télévision, la violence retransmise dans les actualités, et ils se livrent à des jeux de rôles pour apprendre aux jeunes filles à dire « non » et aux jeunes gens à respecter les limites.

En résumé, il est important de centraliser toutes les procédures auprès d’un seul magistrat formé à ces questions. Il est tout aussi important de donner aux enfants témoins de violences familiales le statut de victimes pour éviter qu’ils soient instrumentalisés et pour pouvoir leur offrir une prise en charge psychologique ; ainsi peut-on espérer qu’ils ne reproduiront pas, adultes, les comportements auxquels ils ont assisté. Il faut aussi impliquer l’Ordre des avocats dans ce combat, pour donner aux femmes victimes de violences un meilleur accès à la justice. Une femme qui consulte un médecin sera remboursée par la sécurité sociale ; la même femme, si elle doit consulter un avocat, devra régler des honoraires. Il devrait y avoir moyen de mettre au point un code de bonne pratique.

Mme Catherine Quéré. N’existe-t-il pas un risque que les enfants en viennent à mépriser la personne qui est humiliée devant eux ? D’autre part, pourquoi, à votre avis, certains hommes ont-ils l’attitude que vous avez décrite ?

Mme Marie-France Hirigoyen. J’ai commencé à travailler sur ce sujet il y a très longtemps, et j’espérais que les choses s’amélioreraient à mesure de la progression de l’égalité entre les hommes et les femmes. Or, j’ai constaté que certains hommes fragiles sont en péril lorsque des femmes ont fait des études et qu’elles travaillent. Très souvent, les violences se produisent quand la femme est « trop bien » et que l’homme ne se sent pas à la hauteur. L’humilier, c’est pour lui se rehausser. Et puis, traditionnellement, l’homme est le chef de famille, le dominateur. Les parents sont un peu responsables de la perpétuation de ce schéma, en ce qu’elles continuent à dire à leurs garçons d’être forts et à leurs filles d’être dociles, gentilles et soumises. Les stéréotypes anciens ont la vie dure et leur impact est encore plus fort quand on approche un certain intégrisme religieux ou lorsqu’on a affaire à des personnalités rigides.

Quant aux enfants, ils prennent le parti de la sécurité ou, plus exactement, le parti de celui qu’ils craignent le plus. Instinctivement, ils se protègent. Ainsi des enfants de cette femme malmenée par son mari médecin : s’ils prenaient le parti de leur mère, ils savaient qu’ils se retrouveraient à la rue dans des conditions très précaires et qu’ils seraient à leur tour victimes de la violence de leur père. De plus, bien souvent, les hommes violents font du chantage et se posent en victimes, expliquant à leurs enfants : « Si votre mère porte plainte contre moi, vous allez vous retrouver sans toit car je serai en prison et que je n’aurai plus de métier… ». Les enfants sont amenés à penser que leur survie est en jeu. Arrivés à l’âge adulte, ils se sentent terriblement coupables d’avoir pris parti. Les enfants n’ont pas à être au milieu de tout cela, et c’est pourquoi aucun juge ne devrait accepter qu’un enfant refuse d’aller voir l’un de ses parents. Au moins devrait-il s’attacher à analyser les raisons de ce refus et imposer des visites ponctuelles, éventuellement dans un lieu neutre. C’est une des raisons pour lesquelles un seul magistrat devrait coordonner la procédure de divorce, la procédure pénale et la procédure civile. Il ne doit pas revenir aux enfants de décider ; or, de plus en plus souvent, des pré-adolescents déclarent qu’ils ne veulent pas aller voir un de leurs parents, et le juge aux affaires familiales entérine cette décision. Ce n’est pas une bonne chose.

M. Henri Jibrayel, président. Comment briser l’emprise d’un membre du couple sur un autre ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Cela prend du temps et l’on n’arrive à rien si on va trop vite. Des femmes me décrivent les humiliations qu’elles subissent ; certaines sont telles que j’ose à peine vous les répéter. Ainsi une femme dont le mari est médecin : il lui est arrivé de la pousser dans les toilettes, de la faire tomber et de lui uriner dessus. S’agit-il de violence psychologique ou de violence physique ? Je lui ai demandé si cela lui paraissait normal, et s’il lui semblait normal que de telles choses se passent devant les enfants. Sa réponse a été : « Je ne suis pas capable ». Quand elle s’est résolue à se rendre au commissariat, elle n’a pas porté plainte mais elle a expliqué ce que l’homme avait fait, à elle et aux enfants – car il lui est arrivé d’agir de la sorte avec ses enfants aussi. Des poursuites ont été ouvertes dans le cadre de la protection de l’enfance. Quant à la femme, elle a réussi à partir quand elle a compris le mode de fonctionnement de son mari. J’ajoute que lorsqu’elle a cessé d’avoir peur, son mari n’a plus osé s’en prendre à elle.

Mme Catherine Coutelle. Comment la famille peut-elle intervenir ? D’autre part, pour lutter contre la violence dès l’école, l’urgence ne serait-elle pas de procéder à la manière canadienne plutôt que de se concentrer, comme l’a fait M. Darcos, sur la lutte contre l’absentéisme ? Enfin, quelles sont, pour la justice, les preuves des violences psychologiques ?

Mme Marie-France Hirigoyen. J’ai travaillé sur le harcèlement moral au travail. La question a été traitée en 2002 dans la loi de modernisation sociale, qui a institué l’inversion partielle de la charge de la preuve. Désormais, les juges prennent en considération des faisceaux de preuves : ils en tiennent compte quand ce qui est dit est crédible. S’agissant de la violence dans le couple, il m’est arrivé de rédiger des certificats médicaux dans lesquels j’employais la formule rituelle : « Selon ses dires », puis de prendre parti en indiquant que ce qui m’avait été décrit me paraissait tout à fait crédible. Il faut, certes, se méfier des expertises mais, dans le cas de la violence conjugale, les rares professionnels de santé qui s’intéressent à ce sujet savent repérer ce qui doit l’être.

Mme Catherine Quéré. Mais en l’absence de violences physiques, la perversité est très difficile à démontrer.

Mme Marie-France Hirigoyen. C’est vrai, mais on peut y parvenir. La violence psychologique est très stéréotypée, et bien des gens se sont reconnus dans les situations que j’ai décrites. Les violences psychologiques peuvent faire l’objet d’interruptions temporaires de travail ; pour se les faire prescrire, il faut se rendre aux urgences médico-judiciaires.

Mme Catherine Quéré. Soit, mais encore faut-il faire la démarche.

Mme Marie-France Hirigoyen. Il faut former les médecins, y compris les médecins du travail, et les professionnels de santé en général, afin qu’ils sachent quelles mesures d’urgence doivent être prises et qu’ils sachent aussi comment rédiger les certificats nécessaires.

Le rôle de l’entourage est de demander aux femmes victimes si ce qui leur arrive leur paraît normal, de leur dire qu’elles peuvent téléphoner n’importe quand et être accueillies quand elles le souhaitent, de leur donner l’adresse d’un psychologue ou d’une association.

Mme Catherine Coutelle.  Comment l’entourage peut-il ne pas se rendre compte de ce qui se passe ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Parce que la femme concernée le cache.

M. Thierry Lazaro. Je ne suis pas persuadé qu’il faille personnaliser les campagnes de sensibilisation en faisant intervenir des sportifs connus car si certains sont des gens bien, d’autres le sont moins.

Sur un autre plan, existe-t-il un moment-clé où une femme victime de violences conjugales décidera de partir ?

Quel regard les enfants qui ont été longtemps séparés de leur mère dans un tel contexte portent-ils sur elle quand ils sont adultes ? Expriment-ils des regrets ou considèrent-ils que leur père avait raison ?

Ne faudrait-il pas que lorsque une femme victime se rend dans un commissariat, elle porte plainte plustôt que de demander l’inscription d’une main courante ?

Mme Marie-France Hirigoyen. Je ne le pense pas. L’inscription sur la main courante est une étape de transition et une femme qui quitte un conjoint violent procède par étapes. Celles-ci sont nécessaires car les femmes sous emprise sont terriblement culpabilisées. À cela s’ajoute un effet pervers de l’aggravation des sanctions à l’encontre des hommes violents : depuis qu’il en est ainsi, les femmes redoutent davantage encore les conséquences de leur dénonciation et, dans le même temps, le chantage que font les hommes sur l’avenir des enfants a gagné en intensité.

S’agissant des enfants, ceux qui sont séparés de leur mère dans de telles circonstances demeurent dans la confusion et ils sont très déstabilisés d’avoir sacrifié un parent. Devenus adultes, ils ne savent comment réparer ce qu’ils ont fait et, en même temps, ils ont du mal à rétablir une relation avec leur mère. Dans tous les cas, cela prend du temps.

Je le répète, il faut intervenir le plus tôt possible. Dans les écoles, il faut apprendre aux jeunes gens quelles sont les limites, aux jeunes filles à partir quand un comportement donné ne leur convient pas. Dans un couple, il faut, dès le début, savoir dire : « Je n’admets pas que tu me parles comme cela ». La différence entre une scène de ménage et un épisode de violences psychologiques tient à l’asymétrie. Dans un conflit chacun s’exprime alors que dans la violence psychologique, l’un des membres du couple domine et l’autre est empêché de s’exprimer, de comprendre, de bouger. Comme il n’y a aucune solution perceptible, celui qui subit cette violence va s’abîmer, dans tous les sens du terme, et finir par accepter n’importe quoi.

Souvent, les cas de violences conjugales sont révélés par l’école, quand les enseignants repèrent un enfant qui va mal et qui, interrogé, raconte ce qui se passe chez lui. C’est alors l’enfant qui est en danger, et l’on passe par ce biais pour trouver une solution pour l’enfant lui-même.

M. Henri Jibrayel, président. Je vous remercie.