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Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Mardi 12 mai 2009

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 11

Présidence de Mme Danièle Bousquet, Présidente

– Audition de M. Serge Portelli, vice-président du tribunal de grande instance de Paris

– Audition de Mme Anne Jonquet, responsable de la permanence du bureau de Bobigny

– Audition de Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, et de M. Patrick Poirret, procureur adjoint au tribunal de Bobigny

La mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes a auditionné M. Serge Portelli, vice-président du tribunal de grande instance de Paris.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Monsieur le Vice-président, nous souhaiterions vous entendre sur le traitement judiciaire des violences faites aux femmes.

M. Serge Portelli, vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Je précise d’abord que je ne m’exprime pas au nom du tribunal de grande instance de Paris, dans la mesure où je n’ai pas de mandat particulier pour représenter cette juridiction.

Je me suis associé, dernièrement aux propositions d’élaboration d’une loi-cadre traitant du problème des violences faites aux femmes. Ce faisant, je me suis trouvé en contradiction avec nombre de mes collègues sur la question de la création de juridictions plus ou moins d’exception permettant le regroupement de contentieux autour d’un seul thème, celui des violences conjugales. J’essaie néanmoins de les convaincre.

Il faudra bien trouver des solutions radicalement nouvelles car on ne peut tirer de ce qui a été tenté depuis une vingtaine d’années, qu’un bilan dramatiquement négatif. Les violences continuent d’augmenter, y compris chez les jeunes couples, malgré les campagnes de sensibilisation qui ont été lancées et l’action des associations.

Les dernières lois ont ouvert des possibilités nouvelles, mais fondamentalement rien n’a changé. La voie répressive me semble inutile – en matière de violences comme en d’autres domaines. Elle correspond cependant à une idée reçue qui garde une force incroyable. Le mouvement féministe en a finalement fait son deuil, sans doute grâce au contact entre ce mouvement et les juristes, avocats et magistrats.

Je suis profondément convaincu que la voie pénale est un pis-aller que l’on ne doit utiliser qu’en dernière extrémité. Non seulement la peine n’apporte rien sur le plan individuel mais, surtout, elle a un effet de repoussoir sur les femmes qui seraient susceptibles de déposer plainte ou du moins de signaler leur situation. C’est ce phénomène qui doit constituer le point de départ de notre discussion et des solutions qu’on pourrait esquisser dans l’avenir. On n’a pas suffisamment idée de la crainte que suscite l’appareil policier ou judiciaire dans la population. S’adresser au commissariat ou à la gendarmerie est l’issue d’un long processus, très aléatoire, réservé à une partie infime de la population. Ce n’est d’ailleurs pas toujours le bon choix et nous n’avons pas forcément à le favoriser.

Il faut donc impérativement innover en créant des structures qui n’aient pas ce caractère judiciaire ou policier, sans en être totalement coupées. Cela ne s’inscrit pas obligatoirement dans ce que la loi-cadre propose – en termes d’accompagnement, d’éducation et de sensibilisation – mais pourrait en être un complément.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Selon vous, monsieur Portelli, la voie répressive est donc totalement inutile ?

M. Serge Portelli. La voie répressive n’est pas inutile : elle n’est pas toujours utile, même si elle est parfois nécessaire. On n’en connaît jamais le résultat. Il m’arrive toutefois – il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître – de rencontrer des gens qui m’expliquent que la prison leur a servi.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Cette précision était utile.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Monsieur Portelli, je voudrais saluer la cohérence de votre engagement, s’agissant d’un sujet d’une telle gravité. Vous êtes parti d’un constat accablant. Comment, à partir de l’existant, mettre en place un dispositif qui, à défaut de tout régler dans l’instant, donnerait au moins de l’espoir ?

Vous avez évoqué l’hypothèse d’une loi-cadre, sur laquelle nous avons déjà débattu. Ce fut l’occasion de dresser le bilan de celle adoptée en Espagne, même s’il n’est pas question de la transposer en France, d’autant qu’elle est loin d’avoir atteint les objectifs fixés – je pense notamment à la mise en place de juridictions ad hoc.

J’ai l’impression que la loi-cadre que vous appelez de vos vœux n’est pas la loi espagnole, ni celle dont nous avons discuté avec les représentants des associations qui en ont pris l’initiative auprès de certains de nos collègues de l’Assemblée nationale.

Sur quelles pistes pourriez-vous nous inviter à nous engager en tant que législateurs, chargés du contrôle des pouvoirs publics ? Devons-nous abandonner celle que nous suivons, et qui consiste à tenter de définir la violence au sein du couple à la fois dans sa globalité et dans sa dimension psychologique ?

Mme la présidente Danielle Bousquet. La proposition de loi-cadre a été présentée pour la première fois lors d’un colloque au Sénat, en 2007. Je me souviens que, tout en soutenant l’idée qu’il fallait des tribunaux qui puissent juger les affaires familiales au sens large du terme, vous étiez assez opposé à la création de tribunaux spécialisés dans les violences conjugales. Pourtant, tout à l’heure, vous avez dit qu’il fallait « bouleverser l’ordre naturel de la procédure ». Qu’entendez-vous par là ?

M. Serge Portelli. Si je suis partisan depuis longtemps d’une loi-cadre, c’est parce je crois qu’il faut créer un choc psychologique dans la population et que je pense qu’elle aurait un écho plus important que les lois adoptées jusqu’à présent. Qu’est-ce que les femmes savent des lois de 2004 et 2006 ? Que le viol soit devenu un crime n’a pu satisfaire que quelques-uns d’entre nous. Cela n’a rien changé au problème lui-même.

Il faudrait donc provoquer une sorte de secousse sismique, dont on parlerait longtemps et qui resterait dans la mémoire collective. Selon moi, une loi-cadre serait le moyen d’y parvenir. Cela ne signifie pas que tout ce qui figure dans les propositions actuelles doive être conservé. Moi qui suis un farouche partisan du travail parlementaire, je pense que vous avez là tout votre rôle à jouer, quitte à bouleverser la quasi-totalité de cette loi-cadre. Vous l’aurez compris, c’est davantage le titre de « loi-cadre » qui m’intéresse. Sur le fond, je vous fais confiance.

Faut-il créer un nouveau délit, une sorte de harcèlement conjugal ? C’est un des éléments du projet sur lequel je suis le plus réservé. À titre personnel, et en tant que magistrat, je vous déconseille fortement de vous lancer dans cette voie. Tous les travaux portant sur l’effectivité de l’application de ces délits nouveaux de harcèlement, concluent à l’échec. Le nombre de poursuites engagées actuellement en France sur la base de ces délits est ridicule. Cela ne change rien ni à la relation de travail, ni aux rapports hommes-femmes. Outre le fait que la création de ce type de délits est inefficace, elle est dangereuse pour la démocratie.

Le délit de violences psychologiques ferait partie de ces incriminations pour lesquelles l’élément matériel est extrêmement ténu, voire quasiment inexistant. Les policiers, les magistrats, voire les experts seront alors exclusivement dépendants de leurs convictions personnelles et idéologiques. De tels délits ouvrent la porte à tous les arbitraires. À partir de quel moment entre-t-on dans ce qui est proprement pénal ? Comment qualifier le préjudice ? Comment le médecin des unités médico-judiciaires va-t-il pouvoir affirmer qu’il y a eu atteinte morale ? Lors des audiences en comparution immédiate où sont jugées des violences avec atteintes physiques, c’est déjà difficile. Pour des violences psychologiques, cela sera voué à l’échec.

Il y aura très peu de poursuites, lesquelles ne pourront que donner lieu à des discussions terribles. Les avocats pénalistes sauront démonter rapidement ce type d’incrimination.

Je suis donc personnellement assez opposé à sa création, à moins que vous ne parveniez à en élaborer une définition particulièrement précise. Mais j’ai bien peur qu’on se retrouve alors avec le délit de violence que nous connaissons aujourd’hui : en effet, la seule façon de caractériser un élément constitutif de cette infraction serait d’aboutir à la constatation d’une incapacité temporaire de travail.

Vous m’avez demandé ce que j’entendais par « bouleverser l’ordre naturel de la procédure ». Je pense qu’il faut créer, à côté de la voie ordinaire de la plainte, une structure autonome permettant aux femmes de s’adresser à un ou à des spécialistes, de façon suffisamment confidentielle pour que celles-ci puissent ensuite choisir, ou non, la voie pénale.

C’est un droit de la personne que de ne pas déposer plainte. Si une femme sait qu’elle a, comme toute autre victime, la possibilité de signaler la violence et d’en laisser une trace, sans pour autant oblitérer l’avenir, il y aura un afflux de signalements.

Aujourd’hui, les femmes que je rencontre sont rebutées par l’appareil judiciaire et l’appareil policier, et reculent très vite. Et encore, ce sont celles qui ont déjà franchis ce pas, c'est-à-dire une minorité. Il faut accepter cette idée que l’appareil judiciaire et l’appareil policier sont effrayants. Nous devons faire en sorte de trouver un autre endroit qui serve de sas, et qui permette ensuite, si nécessaire, de basculer vers la voie pénale. Voilà le fond de ma conviction.

M. Henri Jibrayel. Ce sont les violences psychiques qui sont le moteur d’un engrenage qui conduit au drame et jusqu’à la mort. Je suis d’accord avec vous sur le fait que la répression n’est pas une réponse systématique. Que proposez-vous ?

Mme Monique Boulestin. Je vous remercie pour la clarté de votre propos. Vous dénoncez le fait que les services de police, notamment, ne disposent pas des bons outils de repérage. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Serge Portelli. Je partage, monsieur Jibrayel, ce que vous dites sur le harcèlement au sein du couple. Mais, une fois que l’on a recueilli les témoignages de ces femmes brisées, voire torturées, comment le législateur va-t-il pouvoir appréhender cette réalité et empêcher que de telles situations ne se reproduisent ?

Il peut exister, au sein des couples, une perversion terrible. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il peut s’agir simplement d’une entente qui se dégrade de jour en jour. En outre, toutes les victimes ne disent pas la vérité. En créant ce type de délits, vous risquez de mettre dans les mains de femmes procédurières un instrument redoutable.

J’ai instruit de très nombreuses affaires de violences sexuelles sur mineurs. Ce qui pose le plus problème, c’est l’utilisation de la procédure pénale et de la parole de l’enfant pour humilier un père, un beau-père, ou un homme en général. Le devoir du législateur est d’imaginer les abus que pourrait susciter l’existence d’un tel texte. Il existe des pratiques dans d’autres contentieux qui risquent de surgir ici si le texte n’est pas suffisamment fin – si tant est que ce soit possible.

Mme Monique Boulestin. Les policiers, notamment, ont du mal à appréhender, lorsque quelqu’un vient porter plainte, ce qui relève ou non du pénal. Avez-vous d’autres outils à nous proposer, pour que le mal-être soit entendu, sans qu’il faille obligatoirement passer par le poste de police ?

M. Serge Portelli. À mon avis, la formation des policiers est entièrement à reconsidérer. Les rapports – ceux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ou encore le rapport Delarue – concluent que la qualité et la déontologie de l’entretien policier sont à bâtir, quels que soient les circulaires et les efforts faits en matière de formation. En matière de violences psychologiques, le policier devrait appréhender des éléments étant d’une telle finesse que même les experts rencontrent des difficultés. Cela peut être confié à des policiers qui ont déjà beaucoup de mal avec une audition ordinaire. C’est vraiment l’éléphant dans un magasin de porcelaine !

On peut mettre des psychologues dans les commissariats, mais cela ne résoudra pas le problème. La solution réside dans une formation globale du policier de base. Et l’on retrouve exactement la même problématique pour les magistrats. Le juge qui va devoir interroger la femme qui se plaindrait d’un harcèlement psychologique est le même que celui qui va interroger la personne accusée d’un cambriolage ou d’un trafic de stupéfiants.

Cela nous renvoie à une question infiniment plus vaste, celle de la formation dans la fonction publique, au sein des professions d’autorité. Personne, en France, n’a encore compris que la façon de mener un entretien s’apprenait, et qu’il ne suffisait pas de passer un concours pour savoir écouter, parler et se taire, analyser les mille et une choses qui font que l’on pourra progresser, avec humilité, vers la vérité.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Vous parlez de « sas ». Est-ce un nouveau concept ? Visez-vous des structures qui fonctionnent déjà aujourd’hui ? Y incluez-vous la médiation pénale ?

Vous dites que chacun a le droit de ne pas porter plainte. C’est peut-être provocateur, c’est en tout cas un peu dérangeant. Les personnes que nous avons auditionnées nous ont dit bien plus souvent – mais ce n’est pas pour cela qu’elles ont raison – qu’il fallait enfin que soit reconnu le droit au dépôt de plainte de la femme victime de violences, alors que jusqu’à maintenant cela se limitait souvent à une mention sur le registre de main courante.

En outre, on a l’impression d’être dans une salle de spectacle, avec deux pièces qui se déroulent en même temps : la pièce judiciaire civile et la pièce judiciaire pénale, découpées en actes qui n’ont pas la même longueur, eux-mêmes découpés en scènes qui n’ont pas non plus la même longueur. Et l’on assiste à une course-poursuite sur le même sujet, à partir des mêmes faits, mais avec un éclairage différent, avec un décor différent, sur la scène pénale et sur la scène civile. Des jeux terribles se font jour, afin de devancer le partenaire, pour essayer de prendre l’avantage sur un domaine, passer par les coulisses, et aller utiliser cet avantage sur l’autre scène. Ne pensez-vous pas que le rôle du Parquet est extrêmement important et qu’il pourrait assurer, mieux qu’aujourd’hui, la jonction entre le civil et le pénal ?

Certains conjoints jouent même sur tous les tableaux, en dénonçant auprès des autorités administratives leur épouse qui n’est plus en situation régulière pour s’en débarrasser. Là encore, le Parquet n’a-t-il pas un rôle à jouer ?

Quelle pourrait être la place de la médiation ? Celle-ci est souvent ressentie par les victimes comme une humiliation supplémentaire. Elles se disent que si on leur propose cette médiation, c’est qu’on considère qu’elles y sont un peu pour quelque chose.

M. Thierry Lazzaro. Je voudrais revenir sur votre réflexion sur le droit des personnes à ne pas déposer plainte. En effet, comme l’a dit notre rapporteur, c’est plutôt l’inverse qui nous a été dit.

J’ai entendu aussi que pour vous, la prison n’était pas la meilleure des formules. On peut certainement se rejoindre. Mais depuis quelques années, les peines de prison sont de plus en plus courantes en la matière – au bas mot, elles ont été multipliées par deux ou par trois. Au Parquet d’Arras, on prend systématiquement la plainte. Mais on peut aussi, par exemple, faire sortir la personne violente du foyer pour éviter ce que l’on a appelé la double peine, qui est douloureuse à vivre pour la femme et pour les enfants. Ne faut-il pas réfléchir à ces pistes alternatives, encore embryonnaires, mais qui répondraient peut-être, au moins en partie, au drame vécu par les victimes ?

M. Serge Portelli. Que peut-être un sas ? Je fais partie du conseil d’administration d’une des plus importantes associations d’aide aux victimes de France, « Paris Aide aux victimes ». Selon moi, ces structures doivent jouer un rôle fondamental dans cette problématique de violences faites aux femmes.

Nous considérons, et cela va peut-être vous choquer, qu’aujourd’hui, en France, le Parquet joue un rôle démesuré, qui ne devrait pas être le sien dans une démocratie. Il faut nécessairement réduire la voilure des services du Parquet. Au mois de juillet de l’année dernière, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le Parquet n’était pas une autorité judiciaire indépendante. Mais personne ne veut comprendre ce que cela signifie. Il faudra bien pourtant en tirer des conséquences.

Cela peut vous paraître très éloigné du sujet d’aujourd’hui, mais je pense que les juges ont à reprendre la main sur beaucoup de secteurs, y compris celui-là et que, de ce fait, la médiation risque d’évoluer. La procédure de médiation pourrait ne plus être soumise à l’autorité du procureur, mais à celle d’un magistrat : par exemple, le juge d’instance, qui est un juge tout à fait estimé, connu dans la population. Mais il y a aussi les Maisons du droit, même si elles sont encore très largement insuffisantes, dans leur répartition, dans leurs procédures ou dans leur fonctionnement. Et puis, on peut encore inventer. La médiation, dans un cadre purement judiciaire, sous l’autorité d’un juge, pourrait être l’aboutissement d’une voie alternative ….

Le sas ne peut être qu’un endroit où les victimes viennent avec confiance, où elles savent qu’elles recevront un accueil confidentiel et pluridisciplinaire. Dans les associations d’aide aux victimes, vous bénéficiez de l’aide d’un juriste – qui peut vous guider dans le dédale des procédures et, si nécessaire, vous aider à déposer plainte –, d’une aide psychologique et surtout, d’une orientation parfois immédiate vers des structures de soins ou d’autres structures d’accueil, etc.

Le sas n’est pas qu’une idée. C’est quelque chose qui peut s’appuyer sur les structures qui fonctionnent déjà, et que l’on peut améliorer. Bien sûr, cela nécessiterait un minimum de crédits, ce qui, aujourd’hui, est problématique.

Vous parliez de ces deux pièces qui se jouent concomitamment. Une des principales avancées de la loi-cadre serait d’avoir une structure judiciaire qui évite cet enchevêtrement et ces jeux pervers que tout le monde connaît. Les avocats s’en servent pour défendre leur client. Outre que cela conduit à des retards inacceptables, surtout quand des enfants sont concernés.

M. Henri Jibrayel. Vous dressez un tableau critique, mais vous le faites à juste titre. L’accueil est un moment très important pour la victime.

Le directeur général de la police et le directeur de la gendarmerie nous ont dit que ces deux entités faisaient un effort considérable en matière de formation et d’accueil. Que préconisez-vous comme amélioration ?

M. Pascale Crozon. Pensez-vous que ce sas pourrait être une association d’aide aux victimes dans un commissariat ?

M. Serge Portelli. Non. Je proposerais que ce soit une structure autonome.

Je maintiens qu’on a le droit de ne pas déposer plainte – même si je conçois qu’on ait une opinion différente sur ce point. La victime a le droit d’être maître de la décision de saisir les autorités ou pas. D’autres ne doivent pas décider à sa place, sauf si elle est dans un état d’incapacité, ou s’il s’agit d’un mineur. Mais dans tous les autres cas, non. Cela fait partie du droit des personnes.

Voilà pourquoi il faut que ce sas soit différent d’un commissariat ou d’une gendarmerie. Il ne s’agit pas d’agir contre ceux-ci – avec lesquelles les associations travaillent déjà. Simplement, au cours d’un conflit, à un certain moment, il peut être nécessaire d’en rester là ou d’aller plus loin. On a même le droit d’hésiter, de renoncer. Si on ne l’accepte pas cela, on risque d’aller à l’échec.

Dernièrement, sortant de mon bureau au Palais, j’ai rencontré une jeune femme qui cherchait un avocat pour un problème de violence. Ce n’était pas pour elle, c’était pour son ami… qui l’avait frappée. Il allait être jugé le lendemain et risquait d’aller en prison. Cette femme n’avait aucune envie que son ami soit sanctionné. Elle avait besoin d’autre chose.

Dans certains cas, une plainte est nécessaire. Mais cela implique une formation globale des services de police et de gendarmerie, des experts et des magistrats si l’on veut pouvoir accueillir ce type de contentieux. Il y existe un savoir-faire en matière d’entretiens. J’ai écrit sur le sujet et travaillé avec la direction nationale de la gendarmerie. Nous avons organisé des séminaires pour essayer de modifier la façon de mener une audition de garde à vue.

Je suis enseignant à Psychoprat – l’Ecole des psychologues praticiens de l’Université catholique de Paris – depuis quinze ans. Ces étudiants sont des psychologues qui deviennent ensuite experts, par exemple dans la gendarmerie. C’est ce type d’approche que l’on peut adopter. Malgré mon réalisme ou mon pessimisme sur un certain nombre de sujets, j’ai profondément foi dans une formation globale et plus humaine de l’ensemble des fonctionnaires d’autorité.

Je suis sûr qu’un jour on comprendra que lorsque quelqu’un a pour fonction de s’entretenir pendant 60 % de son temps avec des suspects, des victimes et des témoins, il faut qu’il ait reçu un minimum de formation à cet effet. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre le code de procédure pénale ou le code de déontologie de la police. Une fois que l’on aura fait cet effort, on pourra peut-être, dans certains secteurs très pointus comme celui que nous évoquons, aller plus loin.

Mme Chantal Brunel. Vous évoquiez le rôle du Parquet. Est-ce que cela veut dire que la problématique est différente pour les milieux aisés, ou un peu connus, où il y a effectivement des violences ?

M. Serge Portelli. Non. Je veux dire simplement que le juge du siège est quelqu’un qui a plus l’habitude du contradictoire, alors que le procureur, même si on nous dit qu’il travaille aujourd’hui davantage en équipe, n’est pas outillé pour cela. Une sorte de dichotomie s’est installée dans la magistrature et l’on assiste à une sorte de professionnalisation des juges et des procureurs, qui font quasiment toute leur carrière dans la même branche.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Merci. Votre discours était tout à fait novateur.

*

* *

La mission a ensuite auditionné Mme Anne Jonquet, responsable de la permanence du barreau de Bobigny.

Mme Danielle Bousquet, présidente. Nous accueillons Maître Anne Jonquet, responsable de la permanence du barreau de Bobigny, en charge des femmes victimes de violences.

Nos auditions ont montré que le tout premier signalement par la victime des violences qui lui sont infligées constitue un moment décisif du processus permettant de sortir de cette situation. C’est pourquoi la formation des policiers et des gendarmes est cruciale. De même, la victime doit pouvoir connaître ses droits et la procédure à suivre qui permettra d’en finir avec les violences.

Pour votre part, madame, quelle est votre expérience ? Soutenez-vous uniquement des femmes victimes de violences conjugales ou prenez-vous également en charge des jeunes filles confrontées à un mariage forcé ou menacées de mutilation sexuelle ?

Mme Anne Jonquet, responsable de la permanence du barreau de Bobigny. La permanence du barreau de Seine-Saint-Denis est une permanence téléphonique pour les femmes victimes de violences. Elle est tenue par un groupe d’une soixantaine d’avocats et d’avocates du barreau du département, qui en compte 450. D’une part, une commission organise des formations et des réunions sur ce thème des violences. D’autre part, une convention passée avec l’Ordre des avocats permet à ce groupe d’intervenir auprès des femmes victimes de violences, essentiellement au titre de l’aide juridictionnelle et dès le dépôt de demande de cette aide, aussi bien sur le plan civil que sur le plan pénal. Ainsi, l’harmonie est assurée entre les procédures engagées et la défense des femmes victimes. Nous travaillons également avec l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes.

Cette permanence téléphonique opérationnelle depuis maintenant deux ans et ouverte un jour par semaine, est financée par le Conseil départemental de l’accès au droit – CDAD – de Seine-Saint-Denis. Les avocats y donnent des conseils et des orientations à leurs interlocutrices, et leur apportent une écoute particulière. Il ne s’agit donc pas d’une permanence d’accueil proprement dite des femmes victimes de violences. Ce suivi particulier serait très difficile à mettre en place au sein du barreau de la Seine-Saint-Denis, où le secteur aidé, en particulier l’aide juridictionnelle et la commission d’office, est très lourd. En revanche, il existe une permanence du barreau pour les victimes d'infractions pénales afin d’assister celles-ci à l’audience où comparaîtra l’auteur présumé de l’infraction.

En tant que conseillère municipale, j’ai fait partie d’une Délégation aux droits des femmes à Bobigny. Cet engagement militant est à l’origine de mon action au sein du barreau de la Seine-Saint-Denis, où la majorité des femmes victimes de violences sont d’origine étrangère et connaissent, à ce titre, des difficultés culturelles et économiques très importantes.

Dans nos dossiers de divorce et de garde d’enfants, pratiquement une affaire sur deux présente des faits de violences conjugales – qui ne sont d’ailleurs pas quantifiés au travers des statistiques. Le barreau est donc très investi concernant cette problématique.

Si depuis 2005-2006, on observe une nette amélioration en matière de traitement des violences conjugales dans les commissariats, des disparités subsistent cependant entre eux. Les avocats rencontrent des difficultés pour suivre les dossiers du fait de la rotation des fonctionnaires, en fonction de leurs horaires et des jours de repos. En outre, il n’est pas facile de contacter le ou les deux référents du commissariat en la matière – si ce n’est par mail –. S’ils sont effectivement formés à cet effet, ils se révèlent être plutôt des relais des associations que des référents traitant spécifiquement des violences conjugales.

Concernant l’accueil, certains commissariats n’offrent qu’un seul et même endroit pour auteurs et victimes et, surtout, ne permettent aucune confidentialité. Or il est très difficile dans ces conditions pour une femme, surtout si elle est victime de violences depuis de nombreuses années, d’en parler et de porter plainte. À Bobigny, un effort a toutefois été entrepris pour offrir aux femmes un endroit particulier.

Sur le plan professionnel, certains fonctionnaires sont encore très peu formés pour aborder la question des violences. Le simple recours aux mains courantes n’est plus systématique, mais il existe toujours. En outre, même si la femme se présente à plusieurs reprises, les fonctionnaires de police abordent souvent la violence sous l’angle du différend familial, et non de la violence conjugale et familiale. Cette prise en compte globale n’est pas encore réellement acquise dans les commissariats.

Les avocats peinent à obtenir du commissariat des renseignements sur le suivi d’une plainte pour violences conjugales, d’autant, je le répète, qu’ils ont du mal à entrer en contact avec le fonctionnaire qui l’a enregistrée. Entre la comparution immédiate, le rendez-vous judiciaire, l’enquête préliminaire – avec éventuellement une confrontation et une audition –, ce suivi est très variable et il nous est difficile de bien l’expliquer aux victimes, surtout si elles maîtrisent peu la langue française, mais aussi aux associations. Connaître le sort donné à une plainte est donc problématique.

Généralement, après avoir porté plainte au commissariat, la femme rentre chez elle, ce qui est la pire des situations puisqu’elle se retrouve alors face à face avec son conjoint qui a été placé quelques heures en garde à vue. Il faut trouver des solutions à ce grave problème car si de nombreuses femmes craignent de porter plainte, c’est justement par peur de subir des représailles non seulement du conjoint, mais aussi très souvent de la belle-famille en raison du code familial, des traditions, des mariages forcés et autres comportements imposés dans les familles. La réponse policière actuelle est insuffisante.

Si le parquet de la Seine-Saint-Denis est très impliqué dans les violences par l’intermédiaire de notre vice-procureur, M. Poirret, et de nos propres référents violences, des disparités de réaction existent entre les substituts de permanence qui ne peuvent réagir qu’en fonction des informations qui leur sont transmises. S’il y a réquisition judiciaire avec examen aux urgences médico-judiciaires (UMJ) , le certificat médical avec interruption temporaire de travail qui est alors émis est en règle générale prépondérant dans la suite donnée à la plainte par le parquet. Par conséquent, en fonction de la façon dont est rédigé ce certificat et de l’interprétation des faits par le policier chargé du dossier, le parquet va donner une réponse plus ou moins satisfaisante. Nous avons d’ailleurs organisé au sein du barreau une réunion avec le responsable des UMJ de l’Hôpital Jean Verdier pour lui demander de quelle manière étaient reçues les femmes au sein de ces unités et quel était le sens d’une incapacité totale de travail sur le plan médico-légal.

Enfin, si une femme refuse la confrontation dans un commissariat, les policiers ont tendance à en tirer une conclusion contraire à la réalité. Or il est aisément compréhensible qu’une femme sous emprise depuis de longs mois a peur. Cette confrontation n’a donc pas de sens.

En conclusion, les énormes variations de comportement entre les commissariats, mais aussi entre les substituts de permanence et les médecins des UMJ conduisent à un manque de lisibilité. Beaucoup de choses sont donc à revoir dans le traitement des violences conjugales, en particulier au niveau de la police.

Mme Monique Boulestin. Que devons-nous modifier dans la loi ?

Mme Anne Jonquet. Il convient, premièrement, de prévoir qu’une information très précise, éventuellement écrite, soit systématiquement fournie dès le dépôt de plainte par les policiers à la femme victime : elle doit savoir ce qui va se passer non seulement pour elle, mais aussi pour l’homme violent. Cette information n’existe pas dans les commissariats.

En outre, en cas de classement sans suite de sa plainte, la victime n’en est pas informée – l’avocat, pour sa part, ne le sait que s’il appelle le commissariat ! Les policiers nous disent qu’ils préviennent avec lepar téléphone, mais ils le font très rarement.

Deuxièmement, il faut que des mesures lisibles et radicales puissent être prises au moment du dépôt de la plainte. D’abord, les policiers doivent réagir immédiatement, en procédant à une enquête. Ensuite et surtout, l’homme, en attendant les suites données à la poursuite, ne doit plus pouvoir – si la femme le souhaite, ce qui est souvent le cas – se rendre au domicile conjugal.

Il faut en effet savoir que, généralement, les policiers n’auditionnent pas les témoins, même si la femme le demande. Autrement dit, ils ne font pas d’enquête. En outre, leur formation leur a appris qu’un délit n’est constitué qu’en présence d’éléments matériels. Or cette matérialité des faits est très difficile à établir, par exemple lorsqu’une femme est harcelée depuis des mois par son conjoint qui lui confisque son porte-monnaie et son chéquier – c’est ce qu’on appelle la violence économique. Ils ne prennent généralement en compte que la violence physique dans la plainte transmise au parquet, même si la femme a déjà procédé à plusieurs mains courantes ou porté plainte.

M. Henri Jibrayel. Bien souvent, la main courante – qui selon moi n’a aucune valeur et devrait disparaître – n’est pas portée à la connaissance du parquet. La plainte, elle, conduit à la condamnation. Quel est votre sentiment sur les deux procédures ?

Mme Anne Jonquet. La main courante ne présente en effet aucun intérêt puisque la plainte, elle-même, peut être classée sans suite.

Il faut savoir que les policiers exercent une forme de chantage auprès de la victime en lui disant que si elle porte plainte, son mari ira en prison. Or un conjoint, même réitérant, ne va pas en prison, sauf s’il a commis un acte d’une particulière gravité. Mais la peine encourue étant effectivement une peine d’emprisonnement, cette présentation des conséquences de la plainte est un frein à son dépôt en raison des enjeux personnels et familiaux.

En outre, même devant les juges aux affaires familiales, la main courante n’est qu’une simple déclaration. Cela signifie que les commissariats se limitent à un enregistrement qui n’a aucune valeur de preuve. La main courante devrait donc être bannie.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Une femme étrangère a-t-elle droit à un renouvellement de ses papiers si elle est victime de violences ? Qu’en est-il par ailleurs des femmes sans papiers ?

Mme Anne Jonquet. Pour les femmes qui ont des papiers, les préfectures décident au coup par coup. Elles tiennent compte des violences pour leur renouvellement, à condition d’apporter des pièces, à savoir une plainte avec au moins un certificat des UMJ démontrant les violences, ou une décision du juge aux affaires familiales dans laquelle les violences conjugales sont évoquées. À cet égard, un classement sans suite peut avoir des conséquences néfastes, puisqu’il signifie que les violences ne sont pas établies et que la victime a eu tort de porter plainte. Cela dit, au vu des éléments d’enquête, les préfectures prennent généralement en compte les violences. Pour ma part, je soumets, au sein de la préfecture, les situations particulièrement sensibles à la déléguée aux droits des femmes et à l’égalité, car je sais qu’elles seront prises en compte immédiatement.

Quant aux femmes sans papiers, si elles ont le droit de porter plainte, elles n’ont pas accès à la justice. N’ayant pas droit à l’aide juridictionnelle, elles n’ont pas le droit d’être défendues. Les dossiers que j’ai déposés auprès des bureaux d’aide juridictionnelle ont été rejetés. Ces femmes n’ont droit ni à un logement, ni à un travail ni à des allocations. Sans ressources, elles sont, avec leurs enfants, dans une très grande précarité et n’ont comme seul recours que le 115, le numéro d'urgence sociale anonyme et gratuit.

Il est donc indispensable que les femmes sans titre de séjour, victimes de violences puissent bénéficier de l’aide juridictionnelle, car leur situation est abominable. Voilà une amélioration que le législateur pourrait apporter.

Mme Pascale Crozon. Certains maris, après avoir mis leur femme à la porte après un ou deux ans de vie commune, la dénoncent à la préfecture parce qu’elle n’a plus de papiers. Elle est alors obligée de rentrer dans son pays – le délai pour obtenir des papiers étant maintenant de quatre ans. Ces femmes se retrouvent seules, sans papiers et subissent une violence psychologique très forte.

Vous préconisez une information très précise dès la plainte et donc une meilleure formation des policiers. Selon le vice-président du TGI de Paris, notre mission devrait réfléchir à une structure, un « sas » qui permettrait d’abord d’obtenir cette information quitte à déposer une plainte ensuite si elle le désire. Qu’en pensez-vous ?

Dans la ville où je suis élue, la qualité de l’accueil dépend entièrement de la volonté du commissaire. Si les deux précédents, très sensibilisés aux difficultés des femmes violentées, ont permis une réelle amélioration de l’accueil grâce à la formation des policiers, ce n’est plus le cas et les bons résultats précédemment obtenus tendent à disparaître. L’État ne devrait-il pas édicter des obligations en matière d’accueil afin d’éviter toute disparité d’un commissariat à l’autre ?

Mme Anne Jonquet. Les disparités sont en effet considérables.

Mme Pascale Crozon. Elle existe même d’un tribunal à l’autre.

Mme Anne Jonquet. Dans certains commissariats, comme celui de Bobigny, une consultation psychologique, tenue à tour de rôle par l’association SOS Victimes et par un fonctionnaire psychologue, a été mise en place. C’est un progrès, car ces commissariats ne sont plus synonymes de simples lieux de dépôt de plainte, mais de lieux d’écoute. En revanche, des problèmes matériels se posent aux femmes étrangères, en particulier en matière d’interprétariat.

Par ailleurs, les policiers consacrent peu de temps à la problématique des violences conjugales. Lorsque je leur demande où en est un dossier, ils me répondent de façon récurrente qu’ils ont des choses plus importantes à faire. Les violences conjugales sont toujours considérées comme de la routine et non comme une priorité.

Enfin, si l’homme porte plainte à son tour pour accuser sa femme, comme cela arrive assez souvent, les faits tombent alors souvent dans l’oubli. C’est un écueil très important au niveau des commissariats. Le seul progrès que nous ayons obtenu est que la plainte de ces femmes soit enregistrée, ce qui est peu. Encore une fois, c’est le vide quant à la suite donnée à cette plainte.

Mme Martine Martinel. Quel recours ont les jeunes femmes françaises mariées de force ? Quelle aide peut être apportée aux jeunes femmes algériennes sans papiers,: leur seul recours est-il l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ?

Mme Anne Jonquet. Nous avons très peu de procès concernant les mariages forcés.

S’il s’agit d’une mineure, des mesures de protection sont prises par le juge des enfants dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance, avec toutes les conséquences que cela entraîne en termes de rupture avec la famille.

Pour les femmes majeures, je ne peux vous répondre précisément, n’ayant pas connu de cas dans ma pratique depuis la loi qui réprime les mariages forcés. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas inscrits dans la loi. Or tant que les délits ne sont pas précisément nommés, il est difficile de s’y référer. Ce serait donc plutôt aux mairies d’agir face au mariage forcé d’une femme d’origine étrangère sans titre de séjour.

Si nous avons très peu de cas de mariages forcés sur le plan judiciaire, ils existent pourtant dans le département de la Seine-Saint-Denis. Nous ne disposons d’ailleurs pas de statistiques, mais seulement d’évaluations, ce phénomène restant très ignoré.

Mme Chantal Brunel. Dans ma circonscription, un grand nombre de femmes sans papiers victimes de violences sont en situation de semi-esclavage. Que se passe-t-il si une femme appelle le 115 ?

Mme Anne Jonquet. Un hébergement d’urgence de quelques jours dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) est proposé, et c’est tout. Pour être admise dans une structure qui héberge femmes et enfants – l’association SOS femmes en dispose –, il faut des papiers et un dossier présenté par l’assistante sociale de la commune.

Mme Chantal Brunel. Ces femmes violentées sont terriblement exploitées et leurs papiers sont souvent confisqués. Que faut-il faire ?

Mme Anne Jonquet. Il faudrait qu’elles aient les mêmes droits en matière d’hébergement – au sein des structures accueillant les femmes victimes de violences et leurs enfants – et d’accès au logement.Les villes et les bailleurs sociaux devraient, comme à Bobigny, mettre en place des logements pour les femmes victimes de violences.

Mme Chantal Brunel. Commencer à reconnaître des droits aux gens sans papiers serait un changement qui n’est pas anodin.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Pendant la campagne présidentielle, j’ai entendu Nicolas Sarkozy dire que toutes les femmes de la planète victimes de violences pouvaient être accueillies en France…

Les dénonciations calomnieuses sont-elles fréquentes, notamment après un classement sans suite ? Sachant qu’elles sont un frein au dépôt de plainte, quels conseils donnez-vous aux femmes ? Ce point mérite-t-il notre attention ?

Mme Anne Jonquet. Le classement sans suite, malheureusement, retire aux femmes toute possibilité de s’en sortir !

Les dénonciations calomnieuses sont peu fréquentes dans mon département. En tout cas, le juge a un pouvoir d’appréciation, dont il use d’ailleurs beaucoup – d’où l’existence de disparités entre les juges du siège en matière d’appréciation des actes de violences. Cela dit, à partir du moment où l’on démontre que des éléments ont justifié la plainte et que celle-ci n’a pas été déposée dans le but de nuire à l’autre partie, la relaxe de la femme peut être prononcée. Cependant, ce point mérite votre attention dans la mesure où les associations sont souvent elles-mêmes impliquées dans les affaires de dénonciation calomnieuse.

Dans ces conditions, la dénonciation calomnieuse est une épée de Damoclès, surtout en matière d’agressions sexuelles lorsque les plaintes n’aboutissent pas, non parce qu’elles ne sont pas fondées, mais parce que l’élément matériel n’est pas établi ou est mal apprécié. Le législateur devrait donc se pencher sur ce point important, en modifiant la législation, notamment en matière de violences sexuelles.

Il faudrait également modifier la législation sur la cotitularité du bail, car les femmes vivant en concubinage connaissent de graves problèmes en matière de domicile familial.

Je tiens à souligner également que la procédure du « référé violence », qui consiste à solliciter l’attribution de la jouissance du domicile conjugal et l’éviction immédiate du conjoint violent, est un échec. Considérée à l’origine comme un progrès, elle est très peu utilisée, car très chère et très compliquée. Non seulement c’est un parcours d’obstacles, mais bien souvent, on n’arrive pas à faire exécuter l’ordonnance.

Par contre, s’inspirer de la loi-cadre espagnole qui prévoit qu’un magistrat, agissant sur le plan civil et pénal dans le cadre de l’urgence, peut rendre une ordonnance de protection me semble une piste très importante sur le plan législatif.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Madame, nous vous remercions.

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La mission a enfin auditionné Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, et de M. Patrick Poirret, procureur adjoint au tribunal de Bobigny

Mme la présidente Danielle Bousquet. Nous avons le plaisir de recevoir Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, et M. Patrick Poirret, procureur adjoint au tribunal de Bobigny.

L’Observatoire de Seine-Saint-Denis est un acteur de premier plan dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes. Il produit et commande des études, organise des colloques et favorise le rapprochement des divers acteurs. C’est ainsi qu’une rencontre a été organisé récemment sur l’impact des violences conjugales sur les enfants, que les résultats d’une enquête sur les comportements sexistes à l’école ont été diffusés et qu’un protocole de lutte contre les mariages forcés, signé par M. Poirret au nom du Parquet, a été élaboré.

Cela nous amène à nous demander s’il ne faudrait pas créer un observatoire national sur le modèle de celui de Seine-Saint-Denis.

Madame, monsieur, je vous laisse maintenant la parole.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis. Nous vous remercions de nous recevoir aujourd’hui. C’est pour nous un aboutissement du travail que nous menons.

L’Observatoire départemental des violences envers les femmes a été créé par le conseil général de Seine-Saint-Denis à la fin de l’année 2002. Dès l’origine, il s’est voulu une structure partenariale, regroupant au sein de son comité de pilotage les services du département (PMI, crèches, direction des collèges, service social départemental, aide sociale à l’enfance), les services départementaux de l’État (déléguée aux droits des femmes et à l’égalité, Parquet depuis l’arrivée en 2005 d’un nouveau procureur et d’un nouveau procureur adjoint, Direction départementale de la sécurité publique, Inspection académique, Direction départementale des actions sanitaires et sociales, Protection judiciaire de la jeunesse) et les associations. De plus, nous avons un maillage de villes partenaires – 24 sur les 40 que compte la Seine-Saint-Denis – qui témoigne de la forte implication des élus locaux.

Un observatoire départemental a le grand avantage de travailler directement avec les services de proximité – l’école, la justice, les services sociaux départementaux. Il peut ainsi mutualiser les bonnes pratiques, donner l’alerte quand c’est nécessaire et faire des propositions qui pourront être suivies d’effet. Actuellement, en Seine-Saint-Denis, il n’y a qu’une seule déléguée aux droits des femmes, alors que l’Observatoire départemental compte quatre personnes et dispose d’un budget qui lui permet d’agir. Il me paraîtrait donc utile d’avoir des observatoires dans les départements, permettant la remontée des informations et les actions de proximité, et un observatoire national, disposant de moyens suffisants, pour chapeauter l’ensemble.

Nos propositions pour mieux lutter contre les violences faites aux femmes peuvent être regroupées en neuf têtes de chapitre.

Un : le repérage.

Il faut disposer de statistiques fiables. L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France – ENVEFF –, réalisée en 2000, sert de référence. Nous l’avons transposée dans notre département : on arrive au chiffre de 36 000 femmes de 20 à 59 ans victimes de violences, ce qui correspond à une ville entière, dont 11 000 victimes de violences graves et très graves. Cela donne la mesure des progrès qu’il reste à accomplir par rapport aux 2 875 plaintes déposées.

En 2007, nous avons mené une enquête sur les jeunes filles de 18 à 21 ans. Elle a montré que 13 %, soit plus d’une sur dix, étaient victimes d’agressions sexuelles graves – attouchements du sexe, tentatives de viol, viol –, et que 23 % étaient victimes d’agressions physiques graves – tabassage, menaces de mort, séquestration. Les deux tiers des filles avaient déjà parlé avant l’enquête, alors que dans l’enquête ENVEFF les deux tiers n’avaient pas parlé. Cela prouve que les actions de prévention que nous menons portent leurs fruits.

Il nous manque encore une enquête sur les garçons, ainsi que des statistiques plus précises sur les violences graves avec des conséquences physiques  – infirmités, mutilations, handicaps.

Mme la présidente Danielle Bousquet. L’enquête sur les garçons recenserait-elle les victimes ou les auteurs d’agressions ?

Mme Ernestine Ronai. Les deux, comme pour les filles. Cela permettrait de montrer que, contrairement à ce que l’on croit, les garçons sont aussi victimes, notamment de violences physiques et psychologiques graves et, beaucoup plus qu’on ne l’imagine, d’agressions sexuelles. La dernière enquête sur l’inceste montre ainsi que 1 300 000 français en ont été victimes à un moment de leur vie. Et cela permettrait, grâce à une meilleure connaissance de la situation, d’être plus efficaces dans nos actions de responsabilisation des hommes violents.

Bien sûr, l’enquête que nous avons réalisée au niveau départemental devrait être menée au niveau national pour fournir des éléments de comparaison qui nous aideraient à mieux travailler.

Deuxième tête de chapitre : la protection des femmes en grand danger dont M. Poirret vous parlera.

Troisième point : la formation initiale et continue des professionnels.

Un très grand nombre de professionnels sont concernés : les professionnels de la santé – de l’aide-soignante au professeur de chirurgie, en passant par le psychologue –, les professionnels de l’éducation – les enfants qui sont témoins de violences entre leurs parents présentent souvent des problèmes de comportement –, les assistantes sociales, les services de la justice, ceux de la police… La formation continue doit être également renforcée pour tenir compte des connaissances nouvelles : le stress post-traumatique, par exemple, est mieux connu aujourd’hui grâce à l’imagerie du cerveau.

Quatre : le suivi des victimes.

Il est important d’approfondir les connaissances en victimologie. Concernant les enfants victimes de violences, nous avons lancé une recherche-action fondée sur des groupes de parole. Il serait intéressant de partager cette expérience – qui est une première en France – avec d’autres départements, puis au niveau national.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Cette recherche concerne-t-elle les enfants qui sont des victimes directes de violences ou ceux qui sont témoins de violences familiales ?

Mme Ernestine Ronai. Les enfants témoins de violences ont peur, et on peut donc les considérer comme des victimes directes. Un enfant a besoin de sécurité pour grandir.

Cinquième point : la visibilité des politiques publiques d’aide aux victimes.

Ces politiques doivent être visibles pour que les professionnels sachent ce qu’ils doivent faire et sur qui ils peuvent compter. Nous avons ainsi publié un protocole de lutte contre les mariages forcés, signé par le Conseil général, le Parquet et l’Éducation nationale. On pourrait faire de même pour les femmes victimes de violences dans le couple, l’objectif étant d’aider les professionnels afin qu’ils soient plus efficaces.

Six : des campagnes de sensibilisation de qualité.

En Seine-Saint-Denis, nous avons été les premiers, avec les villes du département, à mener une campagne en direction des hommes. Nous avons apposé des affiches sur le thème « Elle compte sur nous ». D’autres campagnes portent sur les enfants victimes de violence. Actuellement, nous en avons une sur le thème « Violences faites aux femmes, les enfants souffrent ». Les campagnes doivent être efficaces, avec des graphismes et des mots d’ordre qui marquent les esprits, et s’inscrire dans la durée. Ces campagnes ont le mérite de libérer la parole : en apposant une affiche « Elle compte sur nous » sur la porte de son bureau, un officier de police judiciaire, un psychologue scolaire ou un magistrat va inciter les femmes à parler. C’est par la libération de la parole qu’elle produit que l’on évalue l’impact d’une campagne.

Je déplore que la télévision soit sous-utilisée en matière de campagnes contre les violences faites aux femmes. Les nôtres ne coûtent pas très cher ; elles sont le fruit de l’implication de professionnels de qualité.

Ces campagnes de sensibilisation s’accompagnent de rencontres avec la population, « Femmes du monde en Seine-Saint-Denis », qui ont lieu lors de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, pour expliquer la loi et les possibilités d’intervention.

Sept : la prévention des comportements sexistes chez les jeunes.

Elle commence, bien évidemment, par un travail auprès des adultes, c’est-à-dire des équipes éducatives et des parents. Les jeunes garçons, qui parfois font preuves d’attitudes très sexistes, savent s’impliquer dans un travail lorsqu’on leur fournit des outils. Nous utilisons beaucoup le Théâtre de l’Opprimé et les débats théâtraux, avec l’accompagnement de graphistes de métier. Jeudi prochain aura lieu la deuxième Rencontre départementale des jeunes contre le sexisme, à laquelle vont participer M. Poirret et l’inspecteur d’académie adjoint ; un concours d’affiches est organisé.

Huit : l’augmentation des moyens financiers.

On avait estimé le coût des violences faites aux femmes à un milliard d’euros, mais un groupe d’experts travaillant dans le cadre du programme européen Daphné l’a chiffré à 2,5 milliards d’euros. Les coûts des conséquences sociales directes – logement, RMI, APL, API, etc. – en représentent un vingtième, les coûts de justice et de police, deux vingtièmes, les coûts médicaux quatre vingtièmes. Dans les coûts indirects, neuf vingtièmes sont dus aux pertes de production, dont six vingtièmes pour cause d’absentéisme. Les coûts humains et les préjudices représentent quatre vingtièmes. Il vaudrait mieux dépenser ces 2,5 milliards pour mener une politique volontariste, en augmentant les dépenses de logement, les moyens de la justice et de la police, la sensibilisation et la formation. Cette augmentation des coûts directs permettrait de réduire l’absentéisme, donc les coûts indirects.

Neuvième point, enfin : les enfants victimes des violences dans le couple.

Il faut favoriser toute intervention visant à la sécurisation de l’enfant et de sa mère. Toutes les études confirment mon expérience de psychologue scolaire : le fait de venir en aide à la mère en la traitant comme une femme en danger permet à l’enfant de reprendre normalement son développement. Par ailleurs, dans le cas de violences conjugales graves ou répétées, le juge aux affaires familiales devrait pouvoir prononcer, au moment de la séparation, c’est-à-dire au moment où la femme est le plus en danger, une suspension de l’autorité parentale du père, pour un temps déterminé, sans droit de visite, y compris dans un lieu médiatisé, dans l’attente d’une enquête sociale ou du jugement au pénal.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Merci beaucoup. En ce qui concerne le dernier point, il me semble que la suspension de l’autorité parentale du père doit être limitée aux cas de violences avérées.

Mme Ernestine Ronai. D’ores et déjà, quand les juges aux affaires familiales estiment qu’il y a des violences graves et répétées, ils suspendent par mesure de sécurité l’autorité parentale du père le temps de l’enquête sociale. Mais il faut en effet trouver un équilibre entre la présomption d’innocence et la nécessité de protection. M. Poirret va vous présenter à ce sujet des propositions intéressantes.

M. Patrick Poirret, procureur adjoint au tribunal de Bobigny. Mme Ronai et moi-même travaillons beaucoup ensemble, y compris dans le cadre de la formation continue des magistrats, des policiers et des gendarmes. J’ai participé à la Direction des affaires criminelles, à la préparation du premier guide de bonne pratique sur les violences faites aux femmes. Il est donc normal que, de retour en juridiction en 2004, je me sois efforcé d’appliquer ce que j’avais écrit dans mes fonctions antérieures, ce qui explique la modification de la politique pénale entre la précédente direction du Parquet et l’actuelle.

Frappé par le nombre d’homicides commis par des conjoints ou d’anciens conjoints, dans le département – 24 de 2005 à 2008 –, l’Observatoire a étudié ces dossiers criminels. Son objectif était de réfléchir à ce qu’il serait possible de faire pour protéger les femmes en très grand danger. Plutôt que des bouleversements législatifs, nous voulons vous proposer des mesures opérationnelles.

Lorsque Mme Dati est venue prononcer son premier discours de politique pénale au tribunal de Bobigny, j’avais déjà émis l’idée de créer une ordonnance de placement sous protection. Il s’agit de répondre à la nécessité de protection et d’assurer l’effectivité des droits attachés à ce placement. Actuellement en effet, la protection des femmes est assez disparate : il y a la protection judiciaire, par des barrières juridiques qui ne servent souvent à rien, la protection de l’État, celle des collectivités territoriales, celle des associations…

Notre idée d’une ordonnance de placement sous protection vise d’abord à répondre à l’urgence, en cas de danger avéré. Prenant acte qu’un juge délégué aux victimes – le JUDEVI – a été créé, nous proposons qu’il lui revienne, après un débat contradictoire, de décider de mettre sous protection une femme en très grand danger et de prendre diverses décisions intéressant à la fois sa protection physique et son soutien matériel, économique et médico-social. Ces mesures provisoires pourraient concerner l’attribution du logement familial, la détermination du régime de garde, de visite et de séjour des enfants, le régime des pensions, la protection des mineurs exposés, la protection des données personnelles, la mesure d’éviction et l’interdiction de paraître en certains lieux ou d’entrer en communication avec la victime, l’utilisation d’outils techniques appropriés à la protection, l’organisation éventuelle de la communication des enfants avec leur père grâce à une mesure d’accompagnement protégé.

La femme en très grand danger se verrait ainsi reconnaître le statut de victime. Elle pourrait exhiber cette décision devant toute autorité, aussi bien devant le juge des enfants ou le juge aux affaires familiales qu’auprès de son bailleur ou des services de santé. Cette ordonnance lui ouvrirait le droit à « une protection interministérielle », c’est-à-dire lui donnerait un accès privilégié aux prestations, au logement, aux soins… sans justification supplémentaire.

Par ailleurs, comme je l’ai déjà souligné, les barrières juridiques qui ont été posées ne servent pas à grand-chose : des hommes qui avaient l’interdiction de rencontrer leur femme ou leur famille ne l’ont pas respectée et ont parfois commis un homicide. Il ne suffit pas de prendre de « bonnes » décisions de justice, il faut veiller à leur application. Prenons l’exemple des dernières modifications législatives, votées à l’unanimité par les députés et les sénateurs, permettant au procureur, en alternative aux poursuites, d’interdire à un mari violent de paraître au domicile familial : comment les parquets peuvent-ils appliquer ces mesures ? Pour vérifier que l’interdiction est respectée, il faudrait que le délégué du procureur soit en contact avec la femme… Si celle-ci est abordée, qui peut-elle appeler ? Le problème est le même dans le cas du sursis avec mise à l’épreuve : la police, qui ne peut pas arrêter immédiatement l’importun, doit faire un rapport au juge d’application des peines, lequel pourra ensuite, après débat, révoquer ce sursis ; il n’y a donc pas de protection immédiate.

C’est pourquoi nous proposons également de pénaliser le non-respect des interdictions, afin de pouvoir arrêter l’importun et le placer en garde à vue. En effet la police ne peut pas exercer de contrainte s’il n’y a pas une présomption de délit.

Ces propositions sont le fruit d’une réflexion entre la police, le conseil général, la déléguée aux droits des femmes et le Parquet. Il ne s’agit pas de tout bouleverser, mais de procéder à des adaptations. Nous proposons que cette ordonnance de protection soit prise par le JUDEVI, mais on peut également imaginer que, dans l’urgence, le juge de la comparution immédiate puisse le faire.

Quelques mots enfin sur la prise en charge des auteurs de violences conjugales.

L’application du rapport Coutanceau suppose des expertises pluridisciplinaires avant le jugement et la réunion d’un collège d’experts après. Ce n’est guère imaginable, à un moment où les frais de justice criminelle sont tels que les tribunaux sont contraints de faire des économies sur tous les postes. Par ailleurs, on a pu constater qu’une grande majorité des auteurs de violences conjugales ne relève pas des soins psychiatriques. Alors que reste-t-il ? Les psychologues, les groupes de responsabilisation, le traitement des addictions. Mais sachez que moi, procureur de la République agissant au nom de l’Etat, si je veux monter en Seine-Saint-Denis les groupes de responsabilisation que me demandent les juges d’application des peines, je suis obligé de chercher des financements auprès des collectivités territoriales ou de mécènes ! Je demande donc qu’on donne à la Justice les moyens d’exécuter les peines.

Les fonds interministériels peuvent aussi servir pour la justice, mais le FIPD n’est pas destiné à financer l’État. Nous pouvons passer par le biais d’associations, mais c’est le préfet qui prend la décision d’accorder ou non le financement. Or la tutelle sur les préfets est exercée par le ministère de l’intérieur, lequel veut en ce moment développer la vidéo-protection : autrement dit, en fonction de divers aléas, moi procureur j’obtiendrai ou je n’obtiendrai pas, chaque année, ce dont j’ai besoin…

Bref, il y a loin entre les idées sur la prise en charge des hommes violents et la réalité. Sur le terrain, nous manquons des financements nécessaires pour assurer l’exécution des peines. Je m’emploie à convaincre tous les acteurs, et notamment les associations de défense des femmes, qu’en traitant les hommes violents condamnés, on prévient la récidive.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Merci beaucoup. Nous sommes tous convaincus que le suivi des hommes violents est indispensable, tant pour les femmes que pour les enfants. Bien entendu il faut, pour commencer, pouvoir exécuter les peines. Le problème des moyens est bien l’une des limites auxquelles nous allons nous heurter lorsque sera venu le moment de faire nos propositions.

Et n’avez-vous pas surout besoin de moyens, plus que de la pénalisation que vous avez évoquée, pour faire respecter les interdictions prononcées à l’encontre du conjoint ?

Selon vous, à quel moment l’ordonnance de protection que vous préconisez pour protéger la femme victime devrait-elle intervenir ?

M. Patrick Poirret. La pénalisation de la violation des interdictions a pour but de donner les moyens juridiques d’appréhender l’homme qui enfreint ces interdictions : peu importe la peine, l’essentiel est que la violation des interdictions soit considérée comme un délit, afin que la police puisse arrêter l’homme qui commet cette violation.

En ce qui concerne l’ordonnance de protection, nous proposons de donner la possibilité de saisir en urgence le JUDEVI – ou un autre juge – à la victime majeure, aux mineurs éventuellement concernés après désignation d’un administrateur ad hoc et au procureur de la République, ce dernier pouvant être destinataire de signalements. La procédure doit être contradictoire. Le mis en cause doit être convoqué et l’assistance d’un avocat doit être possible. Le juge doit avoir la possibilité d’organiser des auditions séparément lorsque la situation l’exige. La procédure doit se dérouler en chambre du conseil, une telle mesure ne devant évidemment pas faire l’objet d’une publicité.

Quand cette ordonnance pourrait-elle intervenir ? Répondre à cette question, c’est préciser ce qu’est une femme en très grand danger.

Il y a le cas de l’extrême urgence, par exemple lorsque, à l’issue d’une audience de comparution immédiate le tribunal renvoie l’affaire mais ne place pas le mari en détention provisoire. Il faut permettre à ce juge de prendre tout de suite une ordonnance de placement de la victime sous protection, laquelle lui permettrait, par exemple, de demander, même de nuit, un hébergement d’urgence.

Le deuxième cas de figure est celui des sorties dangereuses programmées, c’est-à-dire les fins de peine sans aucun suivi prévu. Un substitut qui a entendu le mari prononcer, à la barre, des menaces de mort contre sa femme, craint forcément qu’il passe à l’acte à sa sortie de détention.

Troisième hypothèse : l’homme contre lequel la femme vient déposer plainte est en fuite, la police dit qu’il sera difficile à retrouver et qu’il est très dangereux.

L’ordonnance de protection ne serait pas uniquement une mesure judiciaire, plaçant la femme sous la protection de la justice. Munie de cette décision judiciaire qui reconnaît qu’elle est en danger et qu’elle doit être protégée, cette femme pourrait chercher de l’aide auprès des services médicaux, demander un suivi psychologique ou l’attribution d’un hébergement ; elle n’aurait pas besoin de passer par tous les guichets. L’ordonnance de protection serait pour elle génératrice de droits.

Mme Ernestine Ronai. En complément, nous proposons une mesure d’accompagnement protégé : un adulte ferait avec l’enfant les trajets entre le domicile de la mère et, selon les cas, celui du père ou le lieu d’exercice du droit de visite, ce qui permettrait en outre à l’enfant de s’exprimer librement avec un tiers.

Mme la présidente Danielle Bousquet. L’ordonnance de protection s’appliquerait-elle uniquement aux situations de violences conjugales ou son extension est-elle envisgaeable ?

M. Patrick Poirret. Nos propositions sont nées des réflexions sur les 24 homicides commis en Seine-Saint-Denis. On peut circonscrire la disposition aux femmes battues, mais il est envisageable que les victimes d’autres infractions bénéficient de la même ordonnance, sans qu’il s’agisse nécessairement des mêmes mesures. Dans le cas des violences conjugales, l’ordonnance de protection peut servir par exemple à demander à l’Éducation nationale de ne pas communiquer l’adresse des enfants – et donc de la mère –, ou encore à faire protéger les lignes téléphoniques ou les données Internet.

M. Jean-Luc Perat. Certes on prend des mesures d’éloignement et d’enfermement à l’encontre des auteurs de violences, mais consacre-t-on suffisamment de moyens aux actions tendant à les faire changer de comportement ?

D’autre part, faut-il à votre avis que l’enfant reste avec la mère qui bénéficie d’une protection, ou est-il parfois préférable de le placer dans une famille d’accueil pour lui permettre de retrouver une certaine sérénité ?

Enfin, pensez-vous que votre expérience peut être étendue à l’ensemble des départements ?

M. Patrick Poirret. Nous essayons, en Seine-Saint-Denis, que les auteurs d’actes de violence soient jugés le plus rapidement possible. Il y a donc souvent des comparutions immédiates, ou bien des convocations par procès-verbal à bref délai, avec placement sous contrôle judiciaire. Nous tentons de convaincre les juges des libertés de retenir la formule du contrôle judiciaire socio-éducatif. C’est dans ce cadre qu’une association a mis en place des groupes de responsabilisation. Mais peut-on, avant le jugement, demander à quelqu’un d’intégrer l’un de ces groupes de parole, alors qu’il est présumé innocent ? Cette question a fait débat –le principe retenu est celui du volontariat – mais j’observe qu’on ne se l’est pas posée à propos de l’obligation de soins dans le cadre du contrôle judiciaire.

Par ailleurs, il y a un mois, nous avons mis en place la disposition de la loi de 2006 sur les violences faites aux femmes, permettant au juge de l’application des peines de confier la mise à l’épreuve à l’association qui était chargée du contrôle judiciaire, pour permettre la continuité de la prise en charge avant et immédiatement après le jugement. Le placement sous contrôle judiciaire et le sursis avec mise à l’épreuve, dans la perspective de la reconstruction éventuelle de la famille, sont les seules décisions judiciaires que nous pouvons prendre.

Mme Ernestine Ronai. Si vous proposez des modifications législatives, il sera important d’indiquer clairement les moyens alloués : dès lors qu’on ne peut pas tout financer, il faut dire ce qu’on choisit.Or en matière de violences faites aux femmes, nous manquons d’un cadre fixant les objectifs à atteindre. Quant aux groupes de responsabilisation, il faudrait qu’ ils soient obligatoires en prison – mais cela demande aussi des moyens.

Plus on protégera tôt et avec efficacité la mère, avec son enfant, et moins on aura besoin de les séparer. Mais il peut arriver qu’une mère victime soit elle-même violente et maltraite son enfant, auquel cas il faut décider une séparation. La recherche-action que nous avons entamée montre que les rapports de la mère avec son enfant s’améliorent considérablement dès qu’elle est mise à l’abri. C’est pourquoi nous mettons l’accent sur la protection de la mère le plus tôt possible, en multipliant les campagnes de sensibilisation.

Enfin, pour souvent présenter le travail que nous faisons en Seine-Saint-Denis, j’ai le sentiment qu’il pourrait être généralisé à l’ensemble du territoire. Cela demande une volonté politique et un budget prévu à cet effet.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Pouvez-vous préciser le montant du budget de l’Observatoire ?

Mme Ernestine Ronai. Le budget spécifique de l’Observatoire s’élève à 220 000 euros, auxquels il faut ajouter le salaire de quatre salariés – un cadre A, un cadre B et un cadre C, moi-même étant hors cadre. Rapportées à la population du département, qui est de 1,3 million habitants, ce ne sont pas des sommes excessives.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Comment expliquez-vous que, alors qu’on évalue à 70 000 le nombre en France de jeunes filles concernées par le problème des mariages forcés, il n’y ait aucune plainte dans votre département ?

Mme Ernestine Ronai. Dans l’enquête que nous avons réalisée sur 1 574 jeunes filles âgées de 18 à 21 ans, 42 étaient directement concernées par un mariage forcé. Si on applique la même proportion à la population du département, on aboutit à 998 jeunes filles par an, en danger de mariage forcé. Pour quarante villes, ce n’est pas tant que cela, ce qui veut dire que la lutte contre le mariage forcé n’est pas impossible.

D’autre part, la prévention est essentielle. Il faut alerter les jeunes dès le collège. Il faut aussi en parler avec les parents, notamment par le biais des associations de femmes-relais qui ont affaire aux populations où se pratique encore aujourd’hui le mariage forcé.

Plus les gens sont depuis longtemps en France et moins ils pratiquent le mariage forcé, même s’ils sont originaires d’un pays où existe cette tradition. Cependant, alors que la législation et les pratiques évoluent dans les pays d’origine, on assiste aussi à une crispation de certaines familles sur leurs traditions.

Enfin, notre protocole permet aux personnes en contact avec des jeunes filles en danger de mariage forcé, par exemple aux assistantes sociales scolaires, de savoir rapidement ce qu’elles peuvent faire et à qui elles peuvent s’adresser.

M. Patrick Poirret. Le parquet est responsable de la protection des mineurs. A ce titre, nous sommes intervenus à neuf reprises en 2008, et aucune des neuf jeunes filles n’a été mariée. Le cas des majeures est très différent : il peut y avoir intervention pénale à la suite d’une plainte pour séquestration après mariage ou pour viol, mais que faire avant ?

C’est pourquoi, pour établir notre protocole de lutte contre les mariages forcés, nous avons considéré que les mineures qui risquent un mariage forcé étaient en danger. Après qu’un signalement a été fait par l’Éducation nationale, nous prenons contact avec des associations spécialisées par région du monde pour évaluer le risque.

On oublie que la législation française sur le mariage civil ne règle pas le problème des mariages dont nous parlons, religieux, coutumiers, traditionnels, et qui dans certains pays sont prononcés sans même la présence de la jeune fille. Peut-on punir ceux qui célèbrent ces mariages en France ? Oui. Le délit existe, même s’il est faiblement réprimé ; mais il n’y a pas de plaintes, pas de signalements, donc pas de poursuites.

Mme la présidente Danielle Bousquet. Dans le cas d’un mariage de ce type prononcé à l’étranger, on peut considérer, au retour de la jeune femme en France, qu’il s’agit d’un viol. Comment peut-on intervenir dans ce cas ?

M. Patrick Poirret. Il n’y a pas toujours viol immédiat. Le fait que le mariage ait été prononcé ne signifie pas nécessairement que la jeune fille a vu le conjoint qu’on lui a donné. On voit ainsi des jeunes filles mineures partir en vacances et revenir en France mariées selon la coutume du pays ; les hommes viennent les rejoindre quelques années plus tard, et pour la plupart, elles se soumettent à la tradition familiale.

Mme Ernestine Ronai. Le code pénal prévoit les cas de viol conjugal, de séquestration et de coups. Les dispositions juridiques existent donc contre les conséquences des mariages forcés, et les jeunes femmes ont la possibilité de porter plainte, mais c’est évidemment pour elles une démarche très délicate.

Au Burkina Faso, un numéro vert a été mis en place pour dénoncer les mariages forcés et les excisions. Chez nous, de même que nous avons le 119 pour l’enfance maltraitée, il serait bien d’avoir un numéro permettant de prévenir de manière anonyme qu’un mariage forcé doit avoir lieu tel jour à tel endroit, afin qu’on puisse venir en aide à la jeune fille.

Il faut privilégier l’action en amont. A l’occasion des réunions que nous avons organisées pour faire connaître le protocole, nous avons pu constater que, sur ce problème des mariages forcés devant marabout ou imam autoproclamé, les professionnels ne savent pas comment s’y prendre. Il faudrait trouver un moyen pour imposer qu’avant toute autre forme mariage, il y ait un mariage civil avec vérification des consentements.

Mme Pascale Crozon. Rencontrez-vous les mêmes problèmes pour lutter contre l’excision que pour lutter contre les mariages forcés ?

Mme Ernestine Ronai. Nous avons la chance, en Seine-Saint-Denis, de bénéficier de la présence de Mme Emmanuelle Piet qui en tant que médecin de PMI travaille sur la question de l’excision. Un protocole a ainsi été établi à l’intention des médecins de PMI pour qu’ils fassent les signalements nécessaires. Par ailleurs, nous effectuons un travail de formation en direction des professionnels de santé et de PMI. Le département compte deux hôpitaux où se pratique la réparation de la vulve.

Parmi nos propositions, figure celle de faire du 6 février la journée internationale de lutte contre l’excision, dans un but de sensibilisation à ce problème. Par ailleurs, nous regrettons que, alors que normalement l’excision est considérée comme un crime et relève donc de la cour d’assises, il y ait eu récemment, dans deux affaires, requalification en correctionnelle.

Mme la présidente Danielle Bousquet. La difficulté vient de ce que, comme l’interdiction de l’excision progresse dans les pays africains, les parents font exciser les enfants de plus en plus tôt, et les petites filles peuvent rentrer en France excisées sans que personne ne s’en rende compte.

Mme Catherine Coutelle. Lorsque le pays d’origine mène une politique de lutte contre l’excision, la France considère qu’on peut y renvoyer les parents et la petite fille qui n’auraient pas de papiers. Celle-ci peut aussi être placée sous protection subsidiaire, qui ne protège pas les parents, et la situation devient singulièrement complexe.

Mme Ernestine Ronai. Ces exemples montrent bien le rôle que la France peut jouer. Il faudrait affirmer davantage encore au niveau international les droits humains fondamentaux, afin de soutenir les associations qui, dans ces pays, luttent contre les mariages forcés et l’excision.

Mme Catherine Coutelle. L’excision est souvent demandée par les grands-mères, parfois contre la volonté des parents.

Mme Pascale Crozon. Il faut vraiment faire passer le message que de ces pratiques sont criminelles, en utilisant tous les moyens possibles. 

Mme la présidente Danielle Bousquet. Et en veillant, comme Mme Ronai y a insisté, à intervenir de manière continue et non pas seulement par des campagnes ponctuelles.

M. Jean-Luc Perat. En tant que conseiller général, je m’interroge sur la manière dont les départements pourraient agir. Le maillage du territoire par les UTPAS – unités territoriales de prévention et d’action sociale – pourrait peut-être être utilisé pour sensibiliser les acteurs sociaux. Nous pourrions saisir l’ADF – assemblée des départements de France – afin que d’autres départements s’inspirent de ce que vous avez fait.

Mme Ernestine Ronai. L’Observatoire associe dans son comité de pilotage les services départementaux, les services de l’État en Seine-Saint-Denis et les associations.

Une dernière précision. Le fait qu’il y ait un classement sans suite ne signifie pas que les faits rapportés ne sont pas vrais, mais seulement que l’enquête n’a pas apporté de preuves suffisantes. Dans le cas des violences faites aux femmes, il faudrait que la condamnation pour dénonciation calomnieuse soit impossible.

M. Patrick Poirret. Il peut y avoir des femmes malveillantes et il ne faut pas désespérer de la sagesse des tribunaux ! Dans une affaire où un employeur était accusé de viol sur deux salariées, on n’a pas pu prouver le viol et l’employeur s’est retourné contre ses salariées, mais le tribunal n’a pas retenu pour autant l’accusation de dénonciation calomnieuse.

Mme la présidence Danielle Bousquet. Madame, monsieur, nous vous remercions infiniment pour cet échange passionnant.

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