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Commission des affaires sociales

Mardi 19 janvier 2010

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 20

Présidence de M. Pierre Méhaignerie, Président

– Audition de M. Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’INSEE, sur la mise en œuvre des recommandations du rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi)

– Présences en réunion

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mardi 19 janvier 2010

La séance est ouverte à dix-sept heures dix.

(Présidence de M. Pierre Méhaignerie, président de la commission)

La Commission des affaires sociales entend M. Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’INSEE, sur la mise en œuvre des recommandations du rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi).

M. Pierre Méhaignerie, président de la Commission des affaires sociales. Monsieur le directeur général, la commission des affaires sociales a souhaité vous entendre sur la mise en œuvre des recommandations de la commission Stiglitz, car j’ai lu dans la presse que l’INSEE veut mieux mesurer la qualité de la vie, le bien-être et l’environnement.

Quels pourraient être les nouveaux indicateurs ? Où en sont nos voisins et les autres pays ? À quel niveau géographique peut-on effectuer des comparaisons ? Dans mon département de l’Ille-et-Vilaine, deux professeurs de l’université de Rennes ont étudié la qualité de vie par canton. Il me paraît surprenant de définir un tel indicateur au niveau d’un canton de 5 000 habitants.

Les comparaisons européennes constituent un instrument important à la fois de pédagogie et de préparation des futures réformes – je pense aux retraites, au cinquième risque…–, ce qui nous donnera peut-être l’occasion de vous interroger de nouveau dans les prochains mois.

M. Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’INSEE. Comme vous le savez, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi a eu un retentissement important en France et à l’étranger, aussi bien auprès des statisticiens que de l’opinion publique internationale.

Ce rapport, qui fera date, ne marque pas pour autant une rupture avec les travaux actuels des statisticiens. Il appelle plutôt à accélérer des mutations déjà engagées, afin de mieux répondre à la demande sociale.

Innover pour mieux répondre à la demande sociale : c’est en tout cas le mandat que nous avons reçu du Président de la République. Cela suppose de faire passer des travaux émergents du stade de prototype à celui de production régulière, accessible à un très large public. Ces enjeux ne concernent pas seulement la statistique française, mais plus globalement l’ensemble de la statistique publique internationale.

Les attentes qui sont aujourd’hui celles de nos utilisateurs témoignent du long chemin parcouru par la statistique publique depuis sa création. À l’origine du mot statistique, il y a État – l’État dénombrant, il y a quelques siècles, le nombre de jeunes hommes capables de combattre, par exemple. On retrouve cette filiation régalienne dans la mesure du PIB, agrégat qui permet, par exemple, de mieux appréhender l’assiette fiscale sur laquelle peut s’appuyer l’État, de mieux appréhender aussi la puissance économique de la Nation. Agrégat qui permet également à l’État d’exercer une autre compétence régalienne, celle de la stabilisation de l’activité macroéconomique, compétence dont l’actualité ne se dément pas.

Selon moi, le PIB continuera donc à vivre, contrairement à l’idée qui s’est répandue à la lecture du rapport Stiglitz, selon laquelle un indicateur universel devrait le remplacer. Il est certes un indicateur imparfait du bien-être, mais il a un rôle très important à jouer, notamment dans la régulation macroéconomique, budgétaire et fiscale.

Néanmoins, aujourd’hui, la statistique publique doit aller au-delà de ses missions incontournables, car on attend beaucoup plus d’elle : on attend d’elle qu’elle informe sur des sujets d’une tout autre ambition, comme la mesure du bien-être des populations et la soutenabilité de celui-ci. C’est une démarche compliquée pour les statisticiens car, ce faisant, on entre dans le domaine de la subjectivité, du ressenti, avec toutes les difficultés qui s’attachent à ce type d’évaluation. Le bien-être, le bonheur est un sentiment individuel dont la mesure est complexe.

Avec les travaux sur la soutenabilité et le développement durable, on entre aussi dans des difficultés conceptuelles considérables, associées à une pénurie de données facilement exploitables.

Les difficultés conceptuelles sont connues : comment se projeter vers un horizon à la fois éloigné et incertain sans multiplier les hypothèses « héroïques » et éventuellement irréalistes ? Comment synthétiser dans un indicateur de référence la valeur que nous attribuons à notre capital environnemental ? Cela est très difficile car il faut tenir compte des intérêts, éventuellement divergents, des générations présentes et des générations futures, les premières pouvant être plus indifférentes à la dégradation de l’environnement que les secondes.

Finalement, la commission Stiglitz n’a pas réussi à produire un indicateur synthétique de référence sur ce que serait un développement soutenable, car on ne sait pas le faire aujourd’hui. Elle a donc renoncé à la construction de cet indicateur pour s’en remettre, plus modestement, à un tableau de bord surveillant quelques variables clés en matière d’environnement.

La troisième partie du rapport Stiglitz dresse donc un constat de modestie : il reste encore beaucoup de travail à faire.

Dans le domaine de la mesure du bien-être, la situation est très différente. La Commission Stiglitz a pu s’appuyer sur des matériaux beaucoup plus riches et mieux fondés empiriquement, faisant appel aux développements récents en matière de psychologie expérimentale et de sciences sociales – plusieurs prix Nobel participaient d’ailleurs aux travaux de la commission. Dans ces domaines, qui relèvent de la statistique sociale, l’INSEE a une longue tradition et de solides atouts à faire valoir.

Afin de mettre en œuvre les recommandations du rapport Stiglitz, l’INSEE souhaite allier ambition et pragmatisme. Il s’agira à la fois de compléter ce qui fonctionne bien et d’innover lorsque c’est nécessaire. Pour illustrer ce point de vue, je vais prendre l’exemple du PIB, qui est une mesure de l’activité économique et pas, à proprement parler, du bien-être, spécificité qu’il faut bien sûr lui conserver.

Cependant, même en tant que mesure de l’activité, elle peut être améliorée. Par exemple, en prenant mieux en compte les activités non marchandes, telles que la production domestique des ménages, qu’il s’agisse d’activités éducatives ou de travail ménager – activités très importantes, mais non comptabilisées aujourd’hui dans le PIB. Pour cela, il faut pouvoir s’appuyer sur des enquêtes retraçant fidèlement l’emploi du temps des ménages et mesurant la part du travail domestique dans cet emploi du temps, l’intérêt étant que cette mesure soit internationalement comparable.

Si l’on veut, par ailleurs, faire jouer aux comptes nationaux un rôle dans l’appréhension du bien-être lui-même, il faut concentrer l’attention des statisticiens sur les comptes des ménages, car ce sont eux qui ressentent, ou pas, du bien-être – ce ne sont ni l’État ni les entreprises qui sont, en effet, concernés par la mesure du bien-être.

S’agissant de la mesure du bien-être, c’est la consommation qui compte et non la production. Et ce n’est pas seulement la consommation totale qui compte, c’est aussi la manière dont elle est distribuée entre les différentes catégories de ménages. L’hypothèse de l’économiste est que l’utilité marginale du revenu est décroissante : l’euro supplémentaire apporte une satisfaction minimale aux très riches, mais apporte beaucoup aux très pauvres. La distribution des revenus et celle de la consommation par tête sont donc des indicateurs que la commission Stiglitz a beaucoup privilégiés pour appréhender ces questions d’utilité.

Je voudrais illustrer ce point à travers l’exemple de deux travaux récents qui placent l’INSEE en position de précurseur à l’échelle mondiale, travaux qui ont anticipé les conclusions du rapport Stiglitz.

Premier exemple : la décomposition du revenu et de l’épargne des ménages par quintile de revenu. C’est un exercice très difficile à réaliser car il faut, d’un côté, procéder à de grandes enquêtes auprès des ménages pour connaître leurs goûts et leur consommation et, de l’autre, disposer des données administratives, notamment fiscales, nous donnant les revenus par quintile ou par décile. La combinaison de ces deux sources d’information permet une radioscopie du revenu et de son utilisation. Les résultats obtenus montrent une très grande inégalité en France devant l’épargne : une épargne négative pour le premier quintile, faible pour les deuxième et troisième quintiles – de 6 à 7 % du revenu total –, mais très forte pour le quintile supérieur, de l’ordre 35 %.

Deuxième exemple : l’analyse par quintile de l’évolution du revenu complet des ménages, en incluant les revenus en nature, c’est-à-dire les prestations de santé et d’éducation. C’est le premier travail de ce type à l’échelle international. Le résultat montre que si le prélèvement socio-fiscal joue un rôle relativement faible dans la redistribution, les dépenses, elles, sont très redistributives. Ainsi, pour les deux premiers quintiles, c’est-à-dire les 40 % de Français les plus pauvres, l’essentiel de la redistribution vient de la dépense publique, notamment en matière d’enseignement et d’assurance maladie. Pour le troisième quintile, il n’y a presque pas de progression de revenu par rapport au deuxième, c’est-à-dire que le quintile médian est à la fois rattrapé par les plus pauvres et distancé par les plus riches. Ainsi, le surcroît de revenu du salarié médian est très faible par rapport à ceux qui sont immédiatement en dessous. En revanche, l’écart est très grand avec les deux derniers quintiles. Cela devient très « pentu » avec le dernier quintile. Ce type de travail nous permet donc d’objectiver une partie du malaise actuel des salariés situés dans le quantile médian. Nos collègues européens ont l’intention de se livrer au même exercice, ce qui nous permettra de voir si les revenus médians ont les mêmes caractéristiques dans d’autres pays européens.

S’agissant des ménages, c’est le type d’approche que recommande le rapport Stiglitz.

M. le président Pierre Méhaignerie. Où situez-vous la classe moyenne ?

M. Jean-Philippe Cotis. C’est une vraie question, presque de philosophie morale et politique, et cela a été un vrai sujet de débat pour les journalistes lorsque nous avons présenté ces résultats il y a deux mois lors d’une conférence de presse. On comprend un peu mieux une partie de la morosité sociale que l’on peut constater dans notre pays.

Ce thème sera également traité via Eurostat. Nous en saurons donc davantage dans quelques années, en particulier nous saurons si ce phénomène est purement français ou s’il est européen. Mon sentiment est qu’il ne concerne pas que les Français.

M. le président Pierre Méhaignerie. Le poids des prestations en France accentue le phénomène.

M. Jean-Philippe Cotis. C’est probable.

S’agissant des suites à donner au rapport, il faut convaincre l’essentiel de nos collègues statisticiens de la terre entière de s’intéresser à ce sujet et de faire ce qu’ils peuvent. Si les marges de manœuvre sont faibles pour les pays en voie de développement, il y a des choses à faire pour les économies émergentes ; quant aux pays industrialisés, ils doivent pouvoir travailler ensemble.

L’INSEE et Eurostat vont animer un « parrainage », au sein duquel l’ensemble des pays européens a décidé de participer, pour mettre en œuvre tout ou partie des recommandations du rapport.

L’OCDE, un des corédacteurs du rapport Stiglitz et avec qui nous collaborons très étroitement, va nous aider à couvrir le volet des pays émergents. Les pays en développement ne seront pas concernés, car c’est trop compliqué, je le répète.

Ces activités de coordination vont se poursuivre. Fin février, une réunion annuelle des statisticiens se tiendra à l’ONU.

Source d’inspiration pour nos collègues statisticiens, le rapport Stiglitz ne devrait donc pas rester lettre morte, mais avoir des conséquences concrètes en termes de production statistique, même si cela prendra beaucoup de temps.

Côté français, nous allons nous efforcer de nous inscrire dans cette filiation. Ainsi, nous publierons en 2010 une analyse des très hauts revenus, une étude sur les situations de mal-logement, une étude consacrée à l’évaluation du capital humain en France et un travail sur le « capital social », c’est-à-dire la richesse des liens sociaux et ses effets sur le bien-être. L’INSEE réalisera aussi une enquête sur le bien-être, autrement dit sur la qualité subjective attribuée au temps passé à diverses activités – ce qu’on appelle les « affects positifs et négatifs ». Nous interrogerons les Français sur ce qu’ils aiment et n’aiment pas, et cette enquête fera partie d’un ensemble plus vaste consacré à l’emploi du temps des Français.

Capital humain, capital social, capital logement sont autant de préoccupations en phase avec l’approche du rapport Stiglitz et que nous allons explorer dans les deux années à venir.

Par ailleurs, nos collègues statisticiens du ministère de l’environnement organiseront, le 20 janvier, une grande conférence nationale sur les indicateurs du développement durable, qui s’inscrivent aussi, à de nombreux égards, dans la filiation du rapport Stiglitz. Il y a, bien sûr, de grandes ambitions dans le domaine du développement durable, avec un projet d’évaluation du contenu en polluants des différents postes de la demande finale. Il s’agit d’évaluer le contenu de la consommation des ménages en polluants, de l’investissement des entreprises, etc., toute une série de travaux qui seront importants et dont on attend de bons résultats.

Dans le domaine des statistiques sociales, nous voudrions aboutir à un suivi régulier du « mal-logement », donnée très utile.

En conclusion, la dernière fois que de grands économistes ont rencontré des comptables nationaux ou des statisticiens, c’était après la guerre. L’idée était alors de créer les fameux comptes nationaux, nécessaires à la conduite des politiques keynésiennes. Aujourd’hui, une pléiade de prix Nobel d’économie nous explique qu’il faut faire quelque chose de plus et qu’il convient de mesurer le bien-être et la soutenabilité du développement. Cela va contribuer à améliorer l’intérêt au travail des statisticiens, ce qui n’est pas négligeable !

M. le président Pierre Méhaignerie. En matière d’épargne, la question est de savoir s’il existe des marges de redéploiement au vu du taux d’épargne des plus aisés.

Quant à la question du découragement de la classe moyenne, elle rejoint celle de la bulle immobilière aux États-Unis, où l’endettement était dû au développement de l’accession à la propriété sans progression du pouvoir d’achat.

M. Dominique Dord. La crise que nous venons de traverser a montré que le régime social français, jugé très coûteux, a été un formidable amortisseur social. Comme le rappelle souvent le président Méhaignerie, le salaire en lui-même ne veut pas dire grand-chose si ne sont pas prises en compte toutes les prestations indirectes.

Nos déficits sociaux ayant littéralement explosé, nous serons appelés tôt ou tard à prendre des décisions sur l’une ou l’autre des prestations, mais le faire à l’aune d’éléments de comparaison, notamment internationaux, sera très intéressant. Il est, en effet, terrible d’entendre dire qu’il y a moins de chômeurs dans tel ou tel pays que chez nous, alors qu’on ne compte pas la même chose, ou que les revenus français sont trop imposés par rapport à ceux d’autres pays, alors que notre régime permet aux personnes imposées de payer moins de cotisations d’assurance maladie. En outre, les choses sont complexes, car la question de la qualité de vie renvoie à celle du stress et aux garanties dont bénéficient, ou pas, les personnes. En France, une personne ayant perdu son emploi a une meilleure qualité de vie qu’aux États-Unis, par exemple. Votre travail nous sera donc très utile.

Il est vrai que le PIB est un indicateur de production non parlant. Vous avez raison : ce qui compte, c’est un indicateur sur la capacité de consommation.

Je vous encourage à aller vite sur tous ces sujets, car vos études et les comparaisons avec des pays étrangers constitueront un outil fabuleux pour notre travail.

Mme Martine Billard. Vous dites que, après redistribution, les deux quintiles les plus bas rattrapent le quintile médian, mais incluez-vous aussi la redistribution pour ce dernier ?

M. Jean-Philippe Cotis. Tout à fait.

Mme Martine Billard. Il ressort des dernières études statistiques que l’analyse par quintile fait apparaître une moindre évolution des inégalités dans notre pays, alors que la mesure affinée au niveau du 1 % des ménages les plus riches montre une explosion. Les nouvelles études que vous nous annoncez vont-elles être affinées jusqu’au 1 % des plus riches, ou s’en tiendront-elles au quintile supérieur ?

À revenu égal, prestations comprises, la situation n’est pas la même en fonction des dépenses contraintes. Une personne au SMIC logée dans un logement social et qui n’a pas à faire des déplacements coûteux pour se rendre sur son lieu travail, a un niveau de vie plus élevé que celui d’une personne percevant le même salaire mais qui est locataire dans le privé et a des frais de déplacement coûteux. Des études prendront-elles en compte le reste à vivre car, sans ces éléments, les politiques sont trop globales et ne permettent pas d’améliorer la situation de certains de nos compatriotes ?

Enfin, qu’en est-il des statistiques sexuées, car certains ménages sont composés de femmes seules ? A-t-on une vision du niveau de pauvreté selon qu’il concerne des femmes ou ses hommes ?

M. Claude Leteurtre. Je m’interroge sur la notion de bien-être.

Le rapport de la commission Stiglitz recommande l’utilisation de meilleurs outils de mesure des performances et de faire la part entre le qualitatif et le quantitatif. Or, comment mesurer le qualitatif, avec quels moyens ? Pour une opération de l’appendicite, par exemple, la notion de bien-être sera liée à l’accueil, au service, à l’hôtellerie, au logement. Est-il possible de prendre en compte des paramètres de ce type dans les études que vous comptez mener ?

Mme Michèle Delaunay. Les groupes 2 et 3 se rapprochent une fois la redistribution prise en compte, mais les groupes 4 et 5, les plus favorisés, me semblent analysés presque ensemble.

M. Jean-Philippe Cotis. Le groupe 5 a vraiment une existence propre.

Mme Michèle Delaunay. Cette méthodologie est-elle applicable à l’évolution des sociétés à travers l’histoire ? Ainsi, peut-on déterminer en se fondant sur les paramètres que vous utilisez quel était, à la fin du siècle dernier, le niveau de pauvreté du petit paysan le plus pauvre par rapport à celui du gosse des banlieues d’aujourd’hui ? Quel est le niveau de la pauvreté relative de ces deux enfants ?

M. Michel Issindou. Mesurer le bonheur et le bien-être est un exercice éminemment complexe. Peut-on dire que, contrairement à ce qu’affirme le dicton populaire, l’argent fait le bonheur ?

M. Jean-Philippe Cotis. Jusqu’à un certain point.

M. Michel Issindou. Le bonheur est une notion subjective : on peut aussi bien être riche et malheureux, que pauvre et heureux.

Ne pourrait-on pas tenter d’améliorer les conditions matérielles des gens et imaginer que, si elles sont à peu près correctes, le bonheur viendra tout naturellement par surcroit ? On a, en effet, plus de chances de trouver des gens heureux si on leur assure un emploi, un logement décent, un accompagnement social en matière de santé, d’éducation, de politique familiale, etc.

Certes, l’INSEE aura toute sa place dans ce type d’étude, mais il faudra à mon avis conserver des critères relativement objectifs et mesurer des choses mesurables, afin de ne pas s’égarer dans des considérations philosophiques.

M. le président Pierre Méhaignerie. D’après toutes vos études, les prestations en France réduisent davantage les inégalités que les prélèvements, c’est bien ça ?.

En outre, si les variations dans ce domaine n’ont pas été très importantes entre le premier et le neuvième déciles, elles l’ont été beaucoup plus au niveau du dernier centile.

Dans une perspective de cohésion sociale, des prélèvements plus élevés devraient-ils avoir lieu au niveau du centile ou à ceux des cinq derniers centiles ? Où se situe le bon niveau en termes d’équité fiscale et de réduction des déficits ?

Comme je l’ai dit en introduction, il est curieux que des professeurs d’université de Rennes aient réalisé une étude sur la qualité de vie et le bien-être au niveau du canton. Si le niveau départemental n’est pas représentatif, le niveau régional, lui, est important. À l’heure actuelle, le niveau de travail des élus et des partenaires associatifs est le bassin d’emploi ; or, il est difficile d’avoir des statistiques à ce niveau, même si la Bretagne a commencé à produire des statistiques à l’échelon des pays. Pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, quel est le bon niveau géographique sur lequel, nous élus, pouvons travailler : le bassin d’emploi, la communauté d’agglomération, ou tout autre niveau ? Sur ce point, l’INSEE peut nous aider.

M. Jean-Philippe Cotis. Toutes ces questions sont très pertinentes.

S’agissant des comparaisons entre le modèle social français et celui d’autres pays, il faudra convaincre nos homologues étrangers, et cela prendra du temps. Cependant, ceux-ci semblent manifester beaucoup d’intérêt pour appliquer une partie des recommandations du rapport Stiglitz.

Le rapport fait déjà une comparaison entre la France et les États-Unis sur le revenu par habitant. Ainsi, quand dans les statistiques de base, l’Américain moyen se situe à l’indice 100 et le Français à l’indice 70, ce dernier passe à l’indice 80 une fois intégrées les prestations en nature, soit un rétrécissement notable de l’écart.

D’autres corrections doivent être apportées s’agissant de l’analyse du bien-être. On peut penser que l’écart entre la France et les États-Unis est inférieur à 20 %, car n’ont pas été intégrées, par exemple, les données sur l’instabilité et l’insécurité sociales, lesquelles sont difficiles à quantifier. L’intuition profonde de Joseph Stiglitz est que les Français se portent aussi bien que les Américains en termes de bien-être, et que si l’on est capable de tout prendre en compte, l’écart peut être beaucoup plus faible.

Certes, nous avons pu objectiver une partie de l’analyse, notamment avec la prise en compte de la consommation publique, mais il faudrait procéder à d’autres corrections. Aujourd’hui, la même dépense est valorisée à son prix de marché aux États-Unis et à son prix coûtant en France ; c’est en procédant à une correction en ce domaine que l’écart en matière de pouvoir d’achat moyen est réduit de 30 % à 20 %.

M. le président Pierre Méhaignerie. Selon une étude, l’État providence serait aussi développé aux États-Unis qu’en Europe, compte tenu de l’apport des entreprises au financement de la sécurité sociale, du rôle des églises, de la puissance des associations et des dons volontaires, entre autres.

M. Jean-Philippe Cotis. Certes, mais ce n’est pas universel.

Pour avoir vécu plusieurs années aux États-Unis, je me souviens du cas d’une petite fille qui s’est vu refuser, en octobre, une greffe parce que les budgets étaient épuisés, mais qui a été sauvée grâce à une grande collecte organisée par le Washington Post. Pour l’opinion publique américaine, la morale de cette affaire a été : quel grand pays que les États-Unis, quelle grande générosité que la nôtre qui a permis de sauver cette enfant. Et pourtant, quel curieux pays où la survie d’un enfant dépend de la bienveillance et de la puissance d’un grand quotidien. Les modèles sociaux français et américain sont très différents. En termes de couverture des risques, il y a une différence entre un système unitaire et des bouts de système de protection sociale.

Nous nous employons à étendre le plus vite possible ces travaux à d’autres pays. Cela prendra du temps car, d’une part, les statisticiens sont des gens qui travaillent très soigneusement et, d’autre part, il faudra assurer la comparabilité. Des comparaisons ne seront donc pas disponibles dans un avenir très proche.

Parmi ses travaux récents, l’INSEE a fait une étude sur le reste à vivre par quintile. Et si celui-ci est à peu près le même dans le bas de la redistribution des revenus, il y a un saut qualitatif pour le quatrième et le cinquième quintiles. La différence est moins marquée que pour l’épargne, mais le profil est le même : entre le troisième quintile et les quatrième et cinquième quintiles, il y a un changement qualitatif, des marges de manœuvre très différentes en termes de gestion de mode de vie. Ce n’est pas du tout linéaire.

S’agissant des statistiques sexuées, elles sont peu fréquentes

M. Jean-Étienne Chapron, inspecteur général de l’INSEE. L’INSEE analyse la parité hommes-femmes dans certaines situations sociales et économiques. Nous participons également à des travaux internationaux visant à recueillir des indicateurs sur la parité. Ainsi, la Commission économique de l’ONU pour l’Europe et l’Amérique du Nord, à Genève, collecte ces indicateurs dans les domaines économiques et sociaux, notamment pour ce qui concerne le revenu, le travail, les salaires ou la position dans la hiérarchie des entreprises. Il s’agit cependant pour l’INSEE de travaux ponctuels.

M. Jean-François Cotis. Ils n’ont, en effet, rien de systématique.

À propos des études sur le bien-être, je rappelle que, selon le « paradoxe d’Easterlin », passé un certain niveau de revenu, le sentiment du bien-être augmente peu. Ce paradoxe se vérifie aussi bien à l’échelle internationale qu’à l’échelle d’une nation : au-delà d’un certain seuil de développement économique – situé un peu au-dessus de la médiane, vers 60 % –, les écarts sont plus faibles. Cette forme de « satiété » a fait l’objet de nombreuses études de psychologie expérimentale.

M. le président Pierre Méhaignerie. Il serait intéressant de savoir où se situe le seuil de satiété.

M. Jean-François Cotis. La notion est relative. Il y a évidement un seuil absolu. Mais, selon les études, une partie de la satisfaction tient aussi à la manière dont on se situe par rapport aux autres. Le sentiment de pauvreté relative est important à cet égard.

Les études sur le bien-être ont donné lieu à des travaux de très grande qualité. La psychologie expérimentale se développe très vite, et nous allons pouvoir mobiliser des méthodes rigoureuses pour aborder des sujets considérés jusqu’à présent comme flous.

Ainsi, au sein de la commission, un universitaire anglais donnait un exemple de question posée : « Vous perdez votre portefeuille et une personne, ayant la même conception de l’honnêteté que vous, le retrouve. Pensez-vous que vous récupérerez votre portefeuille ? » En Italie et en France, seulement 10 % des personnes répondaient oui. En Suède, le taux était de 90 %. Cette question fournit un indice de capital social, c'est-à-dire de la confiance que l’on se fait les uns aux autres ; or, la confiance est un facteur de bien-être important. Ainsi au-delà des données sanitaires, la prise en compte, dans la mesure de l’incidence des maladies cardio-vasculaires, d’une variable liée au climat de confiance sociale fait apparaître des écarts significatifs. L’incidence plus élevée de ces maladies en Italie et en France, par exemple, s’explique en partie par le fait que le capital social n’y est pas bon.

Les économistes, les économètres et les statisticiens sont capables d’objectiver et de quantifier un nombre croissant de phénomènes sociaux. Les études sur le bien-être sont en phase de décollage et nous allons, dans les prochaines années, apprendre beaucoup de choses utiles pour la conduite des politiques publiques.

Une question a été posée sur les évolutions séculaires. Faute de données, la rétropolation est malheureusement impossible. Nous nous efforcerons, en revanche, de réunir des séries de données utiles pour nos enfants et petits-enfants.

Des travaux récents semblent montrer que les prestations sociales – assurance maladie ou éducation – ont en France un rôle de redistribution très fort. Les prestations en nature ont un impact positif sur le revenu des 40 % de nos concitoyens qui se situent en bas de la distribution. La dépense est, en revanche, bien moins redistributive pour les trois autres quintiles. Selon ces travaux, la redistribution passe donc davantage par la dépense que par la pression sociale et fiscale. Ce résultat, que l’on n’attendait pas a priori, est intéressant.

L’exercice, auquel nous nous livrons pour la première fois, et qui a duré deux ans, est compliqué car il exige à la fois des données fournies par des enquêtes très structurées auprès des ménages et un appareil administratif très centralisé, permettant de disposer de toutes les données de revenus. La position centrale de l’INSEE, qui gère des fichiers pour l’État au cœur de l’administration, lui permet de combiner les sources. Cette situation a peu d’équivalents dans les pays étrangers, où les instituts de statistiques ont besoin de plus de temps pour collecter des informations moins centralisées.

À propos de la non-linéarité au sein du décile supérieur de la répartition des revenus, il est intéressant de souligner que, si l’on s’en tient à la frontière de ce dernier centile, l’évolution est faible. En revanche, si l’on entre dans ce dernier centile, c’est spectaculaire et l’évolution est très forte sur la décennie écoulée – même si elle n’atteint pas les proportions des pays anglo-saxons. Il faut mentionner aussi le fait que certaines personnes n’y apparaissent pas dans ce dernier centile, car elles se sont expatriées – en Suisse ou ailleurs. On y trouve ainsi très peu de sportifs. Ce dernier centile a capté trois quarts de point de PIB de plus au cours de la décennie, ce n’est pas anecdotique. Une telle déformation, que l’on retrouve dans l’ensemble des grands pays industriels, est sensiblement plus forte aux États-Unis, où elle a commencé plus tôt.

Quant à savoir quel est le niveau géographique optimal pour la mesure des inégalités, il semble que le département et le canton soient des échelles intéressantes, mais je ne suis pas certain que nous ayons encore une doctrine ferme en la matière. Nous avons d’importants projets de statistiques territorialisées, notre ambition étant d’investir sur le champ départemental et régional. Nous utilisons aussi les zones d’emploi, dont la carte vient d’être révisée. Une réflexion est en cours à l’INSEE sur la distribution à l’échelle locale, notamment au sein d’un groupe de travail du Conseil national de l’information statistique.

M. Gérard Cherpion. Une bonne politique sociale suppose une bonne connaissance de l’ensemble des données, qu’il s’agisse des revenus directs ou indirects. On voit bien que la redistribution n’apporte pas toujours le bien-être attendu à ceux qui en bénéficient. Elle n’en apporte aucun à ceux qui n’en bénéficient pas et qui en conçoivent un sentiment de frustration. La difficulté est donc bien de définir la classe moyenne.

Il convient également de prendre en compte des critères territorialisés – le niveau adéquat en la matière est, me semble-t-il, le bassin d’emploi, qui est un bassin de vie sur un territoire.

Par ailleurs, l’auto-évaluation des capacités joue un rôle dans le bien-être des individus. Souvent, en effet, les personnes touchées par un licenciement ou un reclassement, qui ont des compétences mais pas nécessairement des qualifications, ont tendance à sous-évaluer leurs possibilités.

Quant à la mesure de la souffrance du travail, elle n’est pas forcément liée aux revenus.

Il faut, enfin, rappeler que les critères statistiques ont aussi leurs limites et que certains de ces critères peuvent être discriminatoires. Ainsi, les petits villages isolés sont défavorisés, par exemple pour ce qui concerne le prix de l’eau. Ne créons pas, avec de nouveaux critères d’évaluation, de nouvelles distorsions entre les différentes catégories de personnes.

M. Dominique Tian. Partagez-vous le sentiment qu’ont les Français et les entreprises d’être soumis à des impôts, charges et prélèvements croissants, et d’assister malgré tout à la montée inexorable de la pauvreté ?

Quel est, par ailleurs, le coût de la redistribution ? Compte tenu des divers intervenants – notamment les services publics, les associations et des organismes tels que la caisse d’allocations familiales –, le système français est-il performant ?

Mme Catherine Lemorton. J’ai bien noté, sauf erreur, que le travail sur les indicateurs de bien-être englobe les pays industrialisés et les pays émergents, mais pas les pays en développement. De fait, la notion de développement durable, notamment sa dimension écologique, n’aura pas la même signification pour un Indien vivant dans une ville très polluée, comme Calcutta, et pour un Français. De même, la philosophie de la vie qui prévaut en Inde induit un rapport à la mort très différent du nôtre. Comment assurer une convergence des indicateurs ?

M. Michel Issindou. À une enquête d’opinion qui leur demandait s’ils étaient heureux, les Français ont répondu à 90 % qu’ils avaient le sentiment de l’être – ce qui est un peu paradoxal dans un pays où l’on se plaint beaucoup.

M. le président Pierre Méhaignerie. Si 87 % des Français se disent heureux dans leur vie personnelle, ce qui classe la France au deuxième rang sur 27, ils sont 75 % à répondre par la négative à la question de savoir s’ils croient que leurs enfants vivront mieux qu’eux, ce qui place la France, pour cette question, en avant-dernière position, devant la Bulgarie. Ce pessimisme n’est pas facteur de dynamisme.

M. Jean-François Cotis. Les enquêtes internationales sur le bonheur révèlent que les Français, comme d’ailleurs les Italiens, ne sont pas aussi heureux qu’on pourrait l’attendre, ce qui s’explique en partie par le fait que le « capital social » est moins élevé dans les pays latins que dans les pays du Nord – lesquels se placent précisément en tête du classement relatif au bonheur. Il va de soi que ces résultats n’empêchent nullement que chacun ait une estimation plus favorable de son propre bonheur personnel.

Une bonne partie des recommandations du rapport Stiglitz sont valides quels que soient la situation culturelle ou le niveau de développement des pays. Il existe, en effet, certains invariants permettant de définir les politiques publiques. Il existe aussi, cependant, des différences de niveau de revenus qui empêchent d’appliquer partout toutes les problématiques. Surtout, la fragilité de l’appareil statistique de certains pays, notamment de ceux qui ne comptent pas parmi les émergents, ne permettra pas de fournir les données nécessaires. La partition entre les pays que j’esquissais se définit donc surtout en termes de faisabilité. Pour les pays pauvres, l’important est aujourd’hui d’abord de disposer d’informations de base fiables, ce qui n’est pas encore toujours le cas.

Pour ce qui est des bassins d’emploi, je tiens à préciser que le nouveau recensement nous permet de disposer de nombreuses informations sociales localisées. Nous pouvons ainsi calculer le revenu disponible brut par tête au niveau régional, les taux de pauvreté au niveau départemental – en utilisant les sources fiscales, puis en valorisant les prestations sociales reçues. Nous pouvons également calculer le revenu disponible – c’est-à-dire la somme du revenu d’activité et des transferts reçus – sous forme localisée. Nous souhaiterions élargir le champ de ce travail, en prenant également en compte le revenu de solidarité active, l’allocation personnalisée d’autonomie et des prestations destinées à l’enfance, afin de pouvoir compléter les informations localisées sur les revenus. Il s’agit là de chiffres départementaux, calculés à partir des fichiers de gestion des conseils généraux. Nous avons entrepris, à cet égard, la construction d’une maquette intégrant la liste des bénéficiaires et les taux de couverture. À l’échelle communale, nous disposons de la distribution des revenus fiscaux et de l’emploi localisé. Un effort important est donc engagé pour disposer d’informations à l’échelle locale.

Sur la souffrance au travail, un rapport élaboré à la demande du ministère du travail par Philippe Nasse, malheureusement décédé depuis, donnera lieu à des enquêtes systématiques sur la souffrance au travail.

Enfin, je n’ai pas de réponse à la question posée sur l’auto-évaluation des personnes.

Pour conclure, j’ajouterai que, si l’INSEE peut sembler être une grosse machine, nous ne nous employons pas moins à faire avancer les choses.

M. le président Pierre Méhaignerie. Merci. Vous voyez que notre faim est grande. Nous avons besoin de ces indicateurs. Mais, je reste persuadé que le bassin d’emploi est le niveau géographique le plus pertinent, car il détermine tant le revenu que le sentiment d’utilité sociale. Il est aussi l’élément qui permet de faire des comparaisons.

Messieurs, je vous remercie.

La séance est levée à dix-huit heures vingt-cinq.

——fpfp——

Présences en réunion

Réunion du mardi 19 janvier 2010 à 17 heures

Présents. - Mme Martine Billard, M. Gérard Cherpion, M. Georges Colombier, Mme Michèle Delaunay, M. Dominique Dord, Mme Cécile Gallez, M. Michel Issindou, M. Denis Jacquat, Mme Catherine Lemorton, M. Claude Leteurtre, M. Pierre Méhaignerie, M. Pierre Morange, M. Arnaud Robinet, M. Dominique Tian

Excusé. - M. Jean-Marie Le Guen