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Commission des affaires sociales

Mercredi 24 novembre 2010

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 14

Présidence de M. Pierre Méhaignerie, Président

– Audition de M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République

– Présences en réunion 22

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mercredi 24 novembre 2010

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

(Présidence de M. Pierre Méhaignerie, président de la Commission)

La Commission des affaires sociales entend M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République.

M. le président Pierre Méhaignerie. Nous recevons aujourd’hui M. Jean-Paul Delevoye, non pas en tant que nouveau président du Conseil économique, social et environnemental – même si je le félicite pour cette élection –, mais parce qu’il est, pour quelques semaines encore, le Médiateur de la République. Il est accompagné de M. Bernard Dreyfus, directeur général de la Médiature, de Mme Martine Timsit, directrice des études,des réformes et des relations avec le Parlement, et de M. Hervé Rose, conseiller en charge du secteur « Travail, solidarité et fonction publique ».

Monsieur le Médiateur, vous avez dit que la France était « fatiguée psychiquement », que le citoyen était seul face à « un cadre mouvant et insécurisant ». De tels constats ne pouvaient qu’interpeller la Commission des affaires sociales.

Nous savons très bien que notre modèle social, bien que très développé, a ses limites. Or de nombreuses administrations de guichet relèvent de notre compétence. Vous avez évoqué l’inflation des textes législatifs, les pouvoirs publics ayant trop tendance à créer de nouvelles dispositions sans se soucier de leur application effective. Il en résulte une montée de l’incompréhension des usagers face à l’administration. Vous insistez sur le fait que les comportements et les états d’esprit sont plus importants que les lois, et sur l’importance de faire confiance aux acteurs du terrain et de les responsabiliser.

C’est pour toutes ces raisons que la Commission des affaires sociales a souhaité vous écouter. Quelles pistes le législateur pourrait-il emprunter, en particulier s’agissant de cet immense domaine des affaires sociales, dont les Français ont du mal à concevoir l’ampleur, malgré un budget de 590 milliards d’euros ?

M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République. À l’occasion de mon élection à la présidence du Conseil économique, social et environnemental, j’ai relu les dispositions de la loi organique qui en organisent le fonctionnement. Le Conseil, je le rappelle, peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale ou par celui du Sénat ; il peut interpeller les politiques et participer à l’évaluation des politiques publiques à caractère économique, social ou environnemental ; enfin, il peut être saisi par voie de pétition par au moins 500 000 citoyens. Je pense donc que nous sommes à l’aube d’une collaboration plus approfondie entre le Conseil et le Parlement.

J’en viens à mon rôle de Médiateur. Pour faire comprendre la motivation qui m’anime, je citerai deux sondages. Tout d’abord, nous avons interrogé un large échantillon de la population sur la relation qu’elle entretient avec les politiques. Or, 40 % des personnes consultées ont répondu : « Ils nous ont oubliés ». Cela signifie qu’elles restent seules avec leurs problèmes. Le maire, le conseiller général et le député disent qu’ils ne peuvent rien faire ; le Président de la République indique qu’il n’y a pas d’argent disponible. Et le citoyen de penser : « Plus personne ne s’occupe de moi : c’est leur démocratie, plus la mienne. »

Le deuxième sondage est encore plus terrifiant : une personne sur trois indique qu’elle préférerait un homme fort, y compris au mépris de la démocratie et du Parlement ! Le réveil de la citoyenneté, la restauration de la fonction politique et syndicale sont donc, dans la situation actuelle, plus importants que jamais.

Nous sommes dans une société où le montant des sommes disponibles devrait permettre de nous apporter satisfaction. Toutefois, on a perdu le sens de la citoyenneté. Les uns ont le sentiment qu’ils paient trop d’impôt « pour des gens qui ne font rien ». Les autres estiment qu’ils ne reçoivent jamais assez. Ainsi, notre citoyenneté s’effrite par les deux bouts : qu’il s’agisse de la contribution à la solidarité au travers de l’impôt, ou de la perception du bénéfice de cette solidarité au travers de l’aide reçue.

La première mission du Médiateur est d’améliorer les relations entre les citoyens et les services publics par le dialogue et la médiation, sachant que le système administratif est plus tenté de respecter les procédures que les hommes. Quand on est dans la norme, on est inclus, quand on est en dehors, on est exclu ; notre société est aujourd’hui une société d’exclusion plutôt que d’inclusion.

À chaque fois que l’on crée une niche fiscale ou une aide sociale supplémentaire, notre réflexe n’est-il pas de soulager nos consciences, plutôt que d’apporter des réponses à des individus ? Selon moi, l’objectif n’est plus de gérer des hommes et des problèmes, mais d’accompagner des personnes pour leur permettre de surmonter un problème.

Mon diagnostic relatif à la « fatigue psychique » des Français se fonde sur les 76 000 dossiers traités par la Médiature, sachant que 40 % des interventions portent sur des problèmes liés au social. Ainsi, il est frappant de constater que la moitié des 5 000 appels téléphoniques au pôle « Santé, sécurité des soins » concerne des problèmes de maltraitance ordinaire, paradoxalement liés à une perception de violence et de mépris ressentie par celui qui, venu solliciter un conseil ou un avis, juge qu’on ne l’écoute pas ni ne lui répond.

Dans notre société d’hyperconsommation du temps, on tend à vouloir tout, tout de suite. Il en résulte des tensions dans les relations entre l’administration et l’administré, relations qui deviennent de plus en plus compliquées. Une des sources de ces tensions est le refuge de l’administration derrière les nouvelles technologies. On commet la même erreur que lors de l’apparition de l’ordinateur, qui devait tout faire à la place de l’agent. Aujourd’hui, ce sont les plateformes téléphoniques qui sont supposées jouer ce rôle. Elles relèvent de la gestion, du traitement des problèmes, alors que ce dont nous avons besoin, c’est d’écoute et d’accompagnement.

La deuxième mission du Médiateur est de faire avancer le droit et de remédier aux effets inéquitables des normes en proposant des réformes : 23 propositions de réformes, sur 64 en cours d’instruction, concernent d’ailleurs des thématiques sociales.

Mais l’institution – comme vos permanences parlementaires, j’imagine – est surtout le réceptacle de toute la souffrance et de tous les problèmes de gens qui ne se sentent pas écoutés et sont perdus. Une des grandes craintes, théorisée par le sociologue Éric Maurin, est la peur du déclassement. Celle-ci ne frappe pas ceux qui n’ont plus rien, évidemment, ni ceux qui ont beaucoup, mais les représentants de ce que l’on appelle la « classe moyenne ». Lorsque l’on demande aux gens à partir de quelle augmentation de revenus ils pensent sortir du sentiment de précarité, ou à partir de quelle baisse ils estiment y entrer, ils citent un écart de revenus situé entre 50 et 150 euros par mois. Pour 12 à 15 millions de nos concitoyens, les fins de mois se jouent à cette somme. Le moindre pépin peut les faire basculer dans une situation de malendettement, par exemple. Leur bouée de sauvetage ? Elle est révélée par les résultats d’une analyse de la consommation dans deux régions : les dépenses d’habillement et d’alimentation chutent fortement, tandis qu’augmentent les dépenses de téléphonie et l’achat de jeux.

Le ministère en charge des affaires sociales évalue à 4,1 millions le nombre de personnes ayant réalisé un test d’éligibilité au revenu de solidarité active (RSA) depuis le 2 avril 2009. Et 30 000 nouvelles demandes sont enregistrées chaque semaine par les caisses d’allocations familiales. Dans la tranche d’âge comprise entre 35 et 44 ans, 45 % des personnes interrogées déclarent avoir connu un sentiment de précarité dans l’année écoulée ; leur nombre a augmenté de 16 % entre 2008 et 2009. Une enquête auprès des délégués du Médiateur de la République montre que les bénéficiaires de minima sociaux sont très nombreux dans cette situation. Ainsi, l’importance de l’aide sociale n’entraîne pas un recul du sentiment de précarité. Il y a de quoi s’interroger.

Par ailleurs, questionnés sur les reproches qu’ils formulent à l’encontre de l’administration, 64 % des sondés citent le défaut d’écoute, 39 % la complexité de l’organisation des services, 33 % les délais de traitement des réponses. Les principaux organismes concernés sont les caisses d’allocations familiales, Pôle Emploi, les caisses primaires d’assurance maladie. Nous devons nous montrer attentifs à cet isolement grandissant. De plus en plus, nous voyons des personnes éligibles à certaines allocations décider de se mettre en retrait, parce qu’elles refusent d’entrer dans le système.

La crise n’a pas entraîné plus de problèmes, mais elle tend à les mettre au premier plan. Nous voyons bien, par exemple, que la précarité touche aussi les agents publics. Or, si nous voulons reconstruire la confiance dans la démocratie, il faut que les collectivités locales et l’État soient exemplaires. On ne peut, en effet, accepter de la part d’un employeur public des comportements que l’on refuserait pour le privé. C’est pourquoi le Médiateur de la République a dénoncé la précarité des enseignants non titulaires de l’enseignement secondaire, dont la protection chômage souffre de lacunes particulièrement préoccupantes. Les vacataires, ne peuvent, théoriquement, effectuer plus de 200 heures par an, et ne perçoivent généralement pas d’allocation chômage. Ce statut devrait être normalement réservé aux enseignants ou autres professionnels ayant déjà un emploi, mais le recours à la vacation a tendance à être détourné de son objet initial. Il arrive également que des vacataires recrutés en septembre ne soient payés qu’en février.

J’ai engagé une réflexion avec les syndicats sur ce sujet. Dans la mesure où nous ne pouvons pas demander la titularisation de tous les vacataires, ni accepter leur fragilisation, ne pourrait-on pas envisager la création d’un contrat adapté ? D’une manière générale, la gestion par l’administration de ses personnels est contrainte par des textes qui sont en complet décalage avec la situation réelle des personnes. On demande à la société de s’adapter au système, et non au système de s’adapter à la société.

Les mots d’ordre utilisés pendant les campagnes pour l’élection présidentielle illustrent bien la dilution des liens sociaux et la montée des peurs. En 1995, on parlait de « fracture sociale » : on adhérait à un projet politique dans lequel chacun serait responsable, solidaire, et prêt à s’engager pour vivre avec l’autre.

En 2002, les citoyens ne croyaient plus à cette vision collective. Le mot d’ordre était « sécurité ». Plutôt que de faire des efforts en tant que citoyen, on devient consommateur de la République, et on demande au collectif une protection contre l’autre. On commence à observer ce que j’appelle le racisme social. Chacun vit dans l’hypocrisie : on est pour la mixité sociale à condition de ne pas avoir de Maghrébins ou de chômeurs à côté de chez soi ; pour les logements sociaux dès lors que cela n’affecte pas son confort personnel ou le prix de sa maison ; pour l’école de la République et l’égalité des chances, mais à condition d’exclure tout gamin perturbateur.

Aujourd’hui, les équations de la République sont fragilisées. On continue à croire à un idéal qui n’existe plus, et on permet l’expression de systèmes parallèles : quand l’école de la rue est plus rémunératrice que celle de la République, on choisit la première ; quand l’économie souterraine est plus rémunératrice, on la privilégie. Nous devons être extrêmement attentifs à cette évolution.

Les gens sont de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs de la République : « Je ne veux pas que le juge soit juste, mais qu’il fasse mal à celui qui m’a fait mal » ; « Je ne veux pas que le prof soit bon, mais qu’il mette la note maximale à mon enfant » ; « Je ne veux pas que le maire soit intelligent, mais qu’il mette un candélabre devant ma porte »… Cette société de consommation va d’ailleurs très loin, puisqu’elle s’applique également au conjoint – « je t’aime, je te garde ; je ne t’aime plus, je te jette » –, à l’employeur ou à l’employé.

Nous devons mener une réflexion sur ce système, mis en place par les Américains à la sortie de la guerre. Partant du principe selon lequel les problèmes économiques ne viennent pas de la production, mais de la consommation, ces derniers ont cherché à transformer la gestion des besoins en gestion des envies. Ils ont soutenu des combats politiques destinés à rendre l’homme plus intéressant par ce qu’il dépense que par ce qu’il pense. Il en résulte une gestion des émotions plus que des convictions.

Ce traumatisme démocratique, fondé sur l’idée que les sociétés sont structurées par les espérances, les peurs ou les humiliations, est préoccupant. Le champ des espérances a été ruiné : espérances communistes depuis la chute du Mur de Berlin, espérances libérales avec la faillite de Lehman Brothers, espérances religieuses… La porte est donc ouverte à la gestion des peurs et des humiliations et au partage des clientèles électorales, les droites gérant les peurs, les gauches les humiliations. C’est l’impasse politique assurée. Songeons à ce qui se passe aux Pays-Bas, en Italie, en Autriche ! De même, les débats en cours aux États-Unis sur le multiculturalisme relèvent plus de l’exploitation du rejet de l’autre que de la réflexion sur le vivre ensemble.

Compte tenu des budgets dont elles disposent, les politiques sociales devraient contribuer à renforcer la solidarité nationale. Quelle chance de vivre dans un pays qui le permet ! Pourtant, la tension est de plus en plus forte entre ceux qui payent des impôts mais veulent en payer de moins en moins, et ceux qui reçoivent des aides et en réclament de plus en plus. Nous devons donc nous montrer capables de nous poser certaines questions très problématiques. Quels sont les effets comportementaux des politiques publiques ? Quelle est la limite de la gratuité ? Jusqu’où doit aller la solidarité publique, si elle fait reculer la solidarité privée ? Nous voyons, en effet, exploser le nombre de jeunes de 18 ans virés de chez eux parce qu’ils ne rapportent plus d’allocations, où celui des enfants refusant de payer la retraite de leurs parents.

Notre système social apparaît donc grippé et inadapté.

Par ailleurs, qu’on le regrette ou non, nos parcours de vie sont de plus en plus discontinus, en ligne brisée. Or, le système social repose sur un schéma linéaire. Par exemple, les prestations sociales sont calculées sur la base des ressources perçues en année n-2, alors que les changements affectant la vie sont de plus en plus brutaux : en quelques semaines, on peut perdre son conjoint, son travail ou une partie de ses revenus. Ainsi, on peut toucher beaucoup d’allocations quand on a de gros revenus, et inversement. À cet égard, les handicapés ont bénéficié d’une avancée considérable, puisque l’allocation aux adultes handicapés est désormais calculée à partir d’une déclaration trimestrielle des ressources, pour les titulaires de l’allocation employés en milieu ordinaire de travail. Pourquoi ne pas étendre cette référence trimestrielles à toutes les allocations compensatrices, qui aujourd’hui tendent à proposer une compensation à contretemps ?

Autre signe d’inadaptation : nos dispositifs sociaux ont du mal à prendre en compte la mobilité, qui est pourtant un élément majeur du XXIe siècle : mobilité géographique, conjugale, professionnelle. Le système administratif, lui, recherche la tranquillité, la linéarité, la norme, parce que cela facilite le traitement de masse.

Prenons l’exemple de la situation des polypensionnés dans le système de retraite : les assurés qui, du fait de leur mobilité professionnelle, sont affiliés à plusieurs régimes d’assurance vieillesse peuvent se trouver désavantagés pour le calcul du salaire servant à déterminer le montant de leur pension. Le problème a été en partie résolu par la loi Fillon de 2003, qui introduisait un système de proratisation pour les polypensionnés effectuant leur carrière dans les régimes alignés sur le régime général – artisans, commerçants, salariés agricoles – ou les assurés ayant effectué une partie de leur carrière à l’étranger ou au sein d’une organisation internationale. En revanche, ce mécanisme ne s’applique pas pour les polypensionnés effectuant leur carrière dans un régime aligné et dans un régime qui ne l’est pas. Les conséquences pénalisantes des règles en vigueur sont souvent à l’origine d’un recours auprès du Médiateur.

Les défauts de coordination des régimes d’assurance maladie pénalisent également la mobilité professionnelle des assurés. Songeons aux difficultés que génèrent les lacunes des règles de coordination entre le régime social des indépendants, le RSI, et le régime général de sécurité sociale, en matière d’assurance maladie-maternité. Aucun texte ne permettait la prise en compte des périodes d’affiliation au RSI pour l’ouverture des droits à indemnités journalières de l’assurance maladie du régime général, ce qui pénalisait fortement les travailleurs indépendants devenant salariés. À la suite d’une proposition de réforme du Médiateur, une mesure législative introduite par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2008 a posé le principe d’une coordination interrégimes globale en matière d’assurance maladie et de maternité-paternité, permettant, pour l’ouverture du droit aux prestations en nature ou en espèces, de prendre en compte les périodes d’affiliation, d’immatriculation, de cotisation ou de travail effectuées quel que soit le régime d’affiliation. Mais, ce dispositif se heurte aux caisses de sécurité sociale, qui, par méconnaissance des textes ou par résistance délibérée, ne l’appliquent pas spontanément aux assurés concernés. Le Médiateur de la République est souvent obligé d’intervenir pour les inciter à respecter la loi.

Autre illustration de ce défaut de coordination, les discordances de prise en charge des maladies professionnelles entre le régime de la fonction publique et le régime général de la sécurité sociale. Le régime spécial des trois fonctions publiques prévoit un régime d’indemnisation des maladies professionnelles fondé sur l’imputabilité au service de la maladie, alors que le régime général considère que le régime de prise en charge est celui auquel est affilié l’assuré au moment de la constatation de la maladie. Ainsi, une pathologie – par exemple liée à l’exposition à l’amiante – contractée avant l’entrée dans la fonction publique mais se déclarant lorsque l’intéressé est devenu fonctionnaire ne peut ouvrir droit aux prestations prévues pour l’indemnisation des maladies professionnelles propre à ce régime spécial ; le régime général déclinera également sa compétence du fait que la maladie aura été constatée au cours de la carrière du fonctionnaire. Le système privilégie donc son confort au détriment de la situation des individus.

Enfin, on observe de nombreuses ruptures de droits ou situations d’indus provoquées par les changements de situation. Sachant qu’un écart de 150 euros peut suffire à faire basculer la vie d’un individu, les conséquences d’une réclamation de plusieurs milliers d’euros portant sur des indemnités chômage ou des allocations indues peuvent s’avérer dramatiques. Nous sommes également très souvent sollicités au sujet d’une rupture du versement du RMI lors de sa conversion en RSA ou d’une interruption dans le versement d’une aide faisant suite à un déménagement ou à un défaut de communication entre organismes sociaux. J’ai ainsi en mémoire l’exemple d’un homme qui, après avoir déménagé dans un autre département, a été privé de tout revenu pendant quatre mois faute de transmission de son dossier. Je songe aussi à cet agent du RSI qui avait dit à une commerçante : « Madame, je mettrai trois mois pour retrouver votre dossier ; rendez-nous service, ne tombez pas malade pendant ce délai ! » Je citerai enfin l’exemple de cet enfant handicapé qui s’est retrouvé sans prise en charge à la suite du déménagement de ses parents de la Corrèze vers le département du Nord. Nous devons donc réfléchir à la façon de concilier le principe de l’autonomie des collectivités locales ou des caisses de sécurité sociale avec la mobilité de la population. En effet, plus on décentralise, plus on complexifie les déplacements.

Un autre défaut de nos politiques publiques en matière sociale est l’absence de vision globale et cohérente. Cette complexité de notre système de protection sociale est en partie due à l’État-providence et à la demande sociale de « toujours plus » de protection. Mais elle résulte également d’un mode d’élaboration des politiques publiques procédant par empilement des dispositifs, sans souci de cohérence. J’en donnerai plusieurs illustrations.

En 2005, dans son rapport sur les minima sociaux, Mme Valérie Létard recensait neuf prestations différentes – aujourd’hui, elles ne sont plus que huit, depuis la fusion du RMI et de l’allocation de parent isolé – au sein du RSA. Or, chacune de ces prestations a été instituée de manière autonome, au fil des besoins, et dispose de ses propres règles, élaborées sans souci de cohérence. Le résultat est que nous voyons des personnes placées dans des situations semblables bénéficier de droits différents, car les droits sont fonction du statut de l’individu et non de son niveau de ressources.

Par exemple, les revenus des attributaires de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), qui est une allocation non contributive, peuvent être supérieurs à ceux des bénéficiaires des minima vieillesse ou d’invalidité, lesquels ont un caractère partiellement contributif. Une telle différence de traitement n’est pas perçue comme légitime. Le Médiateur de la République a donc proposé de procéder à l’alignement, sur l’AAH et son complément, des minima servis au titre de l’assurance vieillesse et de l’assurance invalidité. Une première mesure allant dans ce sens a été votée dans le cadre de la loi de finances pour 2007. Son article 132 prévoit l’attribution d’un « complément de ressources » destiné aux personnes touchant le minimum invalidité, afin que leurs revenus soient portés à 80 % du SMIC, comme c’est déjà le cas pour les bénéficiaires de l’AAH. Or, selon le dernier rapport de la Cour des comptes relatif à la sécurité sociale, seuls 1 223 pensionnés d’invalidité bénéficiaires de l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI) ont effectivement perçu ces compléments de ressources. Et la Cour d’ajouter que « la faiblesse de ces effectifs suggère l’existence d’un problème d’accès au droit. »

Par ailleurs, cette réforme nécessite d’être poursuivie par un alignement complet des régimes de minima sociaux, qu’il s’agisse des modalités d’appréciation des ressources pour l’accès à ces prestations ou de l’application du recouvrement sur les successions.

Apporter des réponses différentes à des situations identiques contribue à renforcer le sentiment d’injustice. Or, j’ai la conviction que les révoltes naissent moins de la misère que de l’injustice.

Les incohérences du dispositif de l’allocation de cessation anticipée d’activité pour les travailleurs de l’amiante (ACAATA) offrent une autre illustration de l’absence de vision d’ensemble caractérisant les politiques publiques : en effet, les règles diffèrent selon que l’on a travaillé dans une entreprise donneuse d’ordres ou dans une entreprise sous-traitante. Les gens ne le comprennent pas.

Un autre exemple encore : les dispositifs de réparation des dommages corporels. Selon l’origine de leur dommage, les personnes concernées dépendent pour leur indemnisation d’une multitude de dispositifs aux règles disparates. Il existe plus d’une dizaine de procédures différentes ! Il en résulte d’importantes inéquités entre les victimes : deux personnes présentant un dommage corporel similaire peuvent obtenir une indemnisation sensiblement différente. Nous sommes très attentifs à la proposition de loi déposée par le député Guy Lefrand pour améliorer ce système de réparation. Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en février 2010, elle n’est malheureusement toujours pas inscrite à l’ordre du jour du Sénat. Je dois m’en entretenir avec le président Larcher.

Quoi qu’il en soit, cette manière d’agir a pour conséquence paradoxale de créer un sentiment d’injustice et de frustration chez les bénéficiaires de dispositifs pourtant créés pour les protéger.

Bien que les guerres se gagnent grâce aux généraux et à l’intendance, on tend à négliger cette dernière. Ainsi, des réformes parfois très ambitieuses peuvent se retrouver compromises faute d’harmonisation des systèmes informatiques. On peut citer l’instauration de l’interlocuteur social unique, mariant les fichiers des URSSAF et ceux du RSI, ou la mise en place de Pôle Emploi. Toutes les communes du Nord-Pas-de-Calais ont ainsi reçu des demandes de recouvrement de créances de la part de Pôle Emploi, qui est incapable de savoir lesquelles ont versé les cotisations correspondant à leurs contrats aidés !

Je souhaite également appeler votre attention sur la brutalité de certains effets de seuil, pouvant entraîner, pour deux euros, le refus d’accorder le complément de ressource de l’AAH. Je songe à une personne handicapée à 80 %, depuis longtemps bénéficiaire de l’AAH à taux plein et du complément de ressources, qui n’avait exercé aucune activité pendant l’année 2008 mais avait souscrit un compte courant générant des intérêts auprès de la Caisse d’épargne. Ces deux euros de revenu annuel supplémentaire entraînaient automatiquement une réduction de l’allocation, laquelle n’était donc plus servie à taux plein, ce qui est une condition nécessaire pour bénéficier du complément de ressources. Auparavant, pourtant, la caisse d’allocations familiales acceptait de le verser lorsque les revenus annuels supplémentaires annuels n’excédaient pas 200 euros.

Un tel cas n’est pas unique. Or je vous mets au défi, dans une situation aussi absurde, de parvenir à trouver rapidement l’interlocuteur capable de résoudre le problème. Au sentiment d’injustice s’ajoute donc celui d’être méprisé.

Certes, les centres d’appel représentent une formidable avancée technologique – et je ne suis pas contre la technologie. Mais lorsque l’on se trouve dans l’impasse, on devrait pouvoir être renvoyé sur un interlocuteur humain. Nous travaillons avec la plateforme d’EDF de façon à ce qu’une personne soit nommément désignée dans chaque département afin d’accompagner les clients ne parvenant pas à obtenir satisfaction. Et c’est la même chose pour Pôle Emploi.

Dans un système où les dossiers sont traités en masse, un taux de réussite d’environ 90 % n’a rien d’inhabituel, et peut sembler satisfaisant. Mais vous pouvez imaginer ce que recouvre un taux de « galères » de seulement 5 % : malendettement, alcoolisme, violences… C’est pourquoi il est nécessaire de traiter au cas par cas des situations sensibles et complexes, d’accompagner les personnes en difficulté, d’humaniser les rapports entre le citoyen et l’administration. Dans le cas contraire, et quand bien même vous pourriez consacrer des milliards d’euros supplémentaires aux aides sociales, le résultat resterait négatif si leur application crée un sentiment d’injustice et de mépris. Le défaut d’écoute nourrit la violence. Ce que je n’arrive pas à obtenir par la persuasion, je risque de vouloir un jour l’obtenir par la force, en « pétant les plombs ».

Nous nous sommes rendu compte – mais ce fait reste à vérifier – que la Banque postale tendait à verser les minima sociaux le 8 de chaque mois, alors que tous les prélèvements bancaires sont généralement effectués le 7. Il en résulte des tensions, des ruptures de financement extrêmement préoccupantes. Sur ce point aussi, une évolution est nécessaire.

D’une manière générale, nous devons passer de la culture de gestion des dossiers à l’accompagnement des personnes, afin de les aider à faire surmonter leurs difficultés.

Les frustrations peuvent aussi naître de certains effets d’annonce. Faire des lois, c’est bien, mais quand on ne peut pas les appliquer, cela devient dramatique. La loi sur le droit au logement opposable en constitue un bon exemple. De même, l’institution d’auxiliaires de vie scolaire pour les enfants handicapés a suscité de nombreuses attentes. Sur de tels sujets, il vaut parfois mieux ne pas voter de texte plutôt que de faire naître des espérances qui resteront déçues.

Quelles pourraient être les solutions à tous ces problèmes ?

Tout d’abord, il nous faut mieux apprécier les vertus de l’évaluation, en amont et en aval. Je compte, en tant que président du Conseil économique, social et environnemental, prendre certaines initiatives en la matière. Après avoir été président de l’Association des maires de France pendant dix ans, puis ministre de l’aménagement du territoire pendant deux ans, je croyais connaître la société française. Or, ce n’est qu’en tant que Médiateur que je ne l’ai vraiment découverte, dans sa cruauté, sa réalité et la violence de ses rapports humains. C’est à ce moment que j’ai réalisé que je n’avais jamais vérifié sur le terrain l’application des textes que j’avais contribué à faire adopter. Car souvent, certaines administrations, de façon volontaire ou par inertie, n’appliquent pas la volonté du législateur. C’est vrai sur le plan fiscal comme sur le plan social. La réforme du statut des personnes vulnérables – tutelle et curatelle – est un bon exemple de ce phénomène. C’est là que l’évaluation montre tout son intérêt.

La réforme constitutionnelle avait prévu la nécessité d’accompagner les projets de lois d’études d’impact ; mais, encore trop de lois sont votées sans que les moyens effectifs de fonctionnement des dispositifs créés aient été pensés et prévus. Je suis donc un fervent partisan d’un accroissement des pouvoirs d’évaluation du Parlement, qui pourrait permettre d’assurer un meilleur équilibre entre l’exécutif et le législatif. Le Conseil économique, social et environnemental est à la disposition du Parlement pour l’aider à jouer son rôle en ce domaine.

Une autre solution consister à recourir à l’expérimentation. De nombreuses initiatives prises à l’échelle locale sont jugées moins à l’aune de leur pertinence qu’à celle de leur conformité aux règles. Or, une initiative qui marche m’intéresse plus qu’une action respectueuse des textes mais inefficace. Ainsi, le fonctionnement d’une maison de retraite construite en conformité avec toutes les normes en vigueur coûte 2 500 euros par mois et par personne. Or le niveau moyen des retraites est de 800 euros. Faut-il privilégier l’exigence administrative ou la réalité de la société ?

Une troisième exigence est d’accroître l’accompagnement social et le dialogue. Certaines initiatives prises par des banques en matière d’accompagnement des exclus bancaires ont donné de bons résultats : sur 10 000 personnes, 8 000 sont redevenues solvables au bout de quatre ans. Il n’a pas été nécessaire de mobiliser un seul prêt ; il a suffi de les accompagner et de les aider à gérer leur budget. Ce sont l’isolement et la fragilité qui empêchent les personnes de surmonter leurs problèmes. Il faut donc travailler sur l’accompagnement de proximité – comme le font les maires – plutôt que de voir sa conscience soulagée par le classement des personnes en fonction des normes. Alors que la vocation de la politique sociale est d’inclure, l’imposition de la norme amène de facto à une société d’exclusion.

Enfin, il est indispensable de redonner sa force et sa crédibilité au droit. L’évolution consumériste du comportement des citoyens conduit à remplacer la force du droit par le droit à la force. Les individus finissent par penser que ce que l’on n’obtient pas par le droit, on peut l’obtenir par la violence.

Besoin d’écoute, besoin d’accompagnement individuel, toutes ces raisons doivent inciter au développement des points d’accès au droit et des maisons de la justice et du droit. Il serait souhaitable de proposer une grande politique nationale en ce domaine, peut-être sous l’autorité du Premier ministre. Des expériences intéressantes sont conduites – je pense à la plateforme téléphonique d’Achicourt, près d’Arras, qui fonctionne bien. À Barcelone, tous les guichets sont regroupés dans un seul lieu : on peut même faire établir une carte d’identité. En comparaison, en France, bien qu’en situation régulière, les étrangers doivent effectuer un véritable parcours du combattant et visiter jusqu’à cinq ou six administrations en quelques jours pour obtenir les papiers qui leur sont nécessaires.

Le budget existe, les textes aussi. Mais, il est quelquefois moins important de changer les lois que les comportements, l’état d’esprit, la culture administrative. Il faut surtout développer l’écoute : 50 % des efforts de conciliation permettent d’éviter la saisine des conseils de prud’hommes ; en matière médicale, dans 80 % des cas, la médiation n’est pas suivie d’un procès. La plupart du temps, après une médiation, les citoyens repartent satisfaits parce qu’on leur a expliqué ce à quoi ils ont droit. C’est la même chose, je suppose, dans vos permanences.

Je terminerai en évoquant un thème sur lequel nous avons travaillé, celui du suicide dans la société française. Après la gestion des émotions, destinées à inciter les gens à consommer, les Américains ont franchi une étape supplémentaire en développant la gestion des pulsions. Ainsi, toute la production cinématographique hollywoodienne est fondée sur la gestion de la peur, du sexe, de la violence et de l’épouvante. Les psychiatres disposent de quinze ans de recul pour analyser le phénomène. En particulier, avec le développement des chaînes de télévision destinées aux enfants de 0 à 5 ans, on assiste à la captation de l’identité primaire freudienne, ce qui se traduit par des problèmes d’anorexie, d’hyperactivité, des suicides précoces à 12 ou 13 ans.

Il faut trouver une alternative à la virtualité, qui permet de faire disparaître l’identité de la personne au travers d’une image. Or, nous traitons la société d’aujourd’hui avec les outils d’hier. Nous avons tous été élevés avec une éducation morale et nous étions tous protégés jusqu’à l’âge de 18 ans. Les problèmes auxquels nous étions confrontés étaient plutôt de nature sexuelle et freudiens. Le problème de la génération actuelle concerne la capacité – « De quoi suis-je capable ? » – et l’estime de soi. Quand vous allez chercher votre indemnité chômage alors que vous êtes titulaire d’un diplôme correspondant à Bac + 7, vous n’êtes pas malheureux, vous êtes humilié. Quand on vous répond, à Pôle Emploi, que votre dossier est égaré – et peu importe si vous ne disposez d’aucune ressource pendant trois mois –, vous n’êtes pas révolté, vous êtes humilié. C’est pourquoi nos politiques publiques tendent parfois à ajouter une souffrance à la souffrance, ce qui est l’inverse de la volonté du législateur. Nous prenons souvent des décisions sur des postures de caractère moral, alors que nous devrions les prendre sur des postures de caractère capacitaire.

M. le président Pierre Méhaignerie. Nous devons faire acte de contrition : nous devons moins légiférer, mais davantage évaluer et expérimenter. Il nous faut aussi nous interroger sur le caractère probablement trop centralisé de notre système, et revenir à des politiques plus proches de nos concitoyens. À présent, le problème est de passer du diagnostic au remède.

M. Élie Aboud. Nous avons toujours connu deux types de société : nos sociétés évoluées, dotées d’un pouvoir social et fiscal fort, qui s’efforcent de faire fonctionner l’ascenseur social et de ne pas laisser les gens au bord de la route ; des sociétés moins évoluées sur le plan social, dites « sociétés de proximité », où les mécanismes d’aide restent d’ordre familial.

Ce qui me frappe en tant que législateur, c’est la frustration de nos concitoyens. D’un côté, on trouve les bénéficiaires des mécanismes d’aide, qui souffrent d’être dans une situation difficile et qui s’entendent dire par des hommes et des femmes politiques dits responsables que, dans cette société très riche, on ne leur donne pas assez ; de l’autre, on trouve ceux qui, situés en haut de la pyramide sociale, se plaignent d’être ceux qui donnent le plus.

À la fin du XIXe et au début XXe siècles, la classe ouvrière regardait vers le haut et pensait : « Eux gagnent plus que nous ». Aujourd’hui, elle regarde vers le bas et se dit : « Eux ne font pas grand-chose et gagnent plus que nous grâce aux mécanismes d’aide ».

M. Roland Muzeau. Il ne suffit pas de dresser un constat, il faut en rechercher les causes.

L’explosion des inégalités, le sentiment des plus modestes de nos concitoyens de n’être jamais écoutés, de voir certains s’enrichir de manière éhontée et se permettre tout ce qu’ils veulent de façon si arrogante, traduisent une situation très préoccupante. Lorsque vous étiez parlementaire, monsieur Delevoye, vous avez fait des choix politiques, qui, pour certains, ont entraîné cette situation : il faut donc dire que certains choix de société ont conduit inéluctablement à ces dégâts sociaux.

Ainsi, l’absence des moyens nécessaires à la création de Pôle Emploi, que nous avons dénoncée lors de l’examen du projet de loi de fusion de l’ANPE et de l’UNEDIC, a engendré une réalité vécue douloureusement à la fois par les agents de cette structure, lesquels sont en très grande souffrance, et par les personnes qui s’y rendent. De la même manière, l’orientation donnée à la gestion de France Télécom dans des délais extrêmement rapides a entraîné les dégâts humains que nous connaissons : suicides et dépressions en grand nombre.

Après le constat, il faut donc formuler des propositions remettant en cause la politique menée par la majorité actuelle.

M. Jean Mallot. Je vous remercie, monsieur le Médiateur, pour votre intervention. Après le constat, que nous partageons, la question est de savoir comment remédier à la situation et faire évoluer les comportements.

Le fonctionnement de Pôle Emploi est loin d’être optimal, le besoin d’écoute y est plus que nécessaire et l’urgence de s’intéresser aux hommes plutôt qu’aux procédures est patente. Que répondent le ministre chargé de l’emploi et le directeur de Pôle Emploi à vos observations ?

Quel diagnostic portez-vous sur la révision générale des politiques publiques, en particulier sur le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ?

Quelle est votre appréciation sur le cœur de la prétendue réforme des retraites, sachant que, compte tenu du taux d’emploi des seniors, certaines personnes se retrouveront à la charge des régimes sociaux deux ans de plus ? Vos propositions sur l’établissement d’un salaire annuel moyen, prenant en compte les 100 meilleurs trimestres et non les 25 meilleures années, et sur un mécanisme de proratisation pour les polypensionnés ont-elles été prises en compte ?

Dans le cadre de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale, nous discutons de déremboursements, de forfaits et de dépassements d’honoraires. Comment voyez-vous la situation de nos concitoyens qui sont amenés à reporter, voire à renoncer à des soins ?

M. Yves Bur. Je vous remercie, monsieur le Médiateur, pour votre regard lucide et réaliste.

Ne faut-il pas refonder un certain nombre d’institutions de notre République, s’orienter vers davantage de simplicité et en finir avec les normes ?

Peut-on encore parler d’école républicaine, sachant que, comme le montre le rapport Attali, près de la moitié des enfants sortent de CM2 en n’ayant pas acquis en lecture et en calcul les fondamentaux nécessaires leur permettant d’accéder à l’autonomie ?

Quant au guichet unique qu’on a voulu créer avec les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), n’est-il pas devenu un labyrinthe de complexité ?

M. le président Pierre Méhaignerie. Cela dépend des départements.

M. Yves Bur. En effet, la situation n’est pas la même partout.

Avez-vous le sentiment que vos préoccupations sont prises en compte et, si oui, trouvent-elles des réponses rapides à travers des projets ou des propositions de loi ?

M. Bernard Perrut. Monsieur le Médiateur, votre analyse est fort intéressante. En tant que parlementaires, nous vivons quotidiennement, à travers les témoignages des personnes qui viennent nous rencontrer, les situations que vous avez décrites. Toutefois, dresser un tableau ne saurait suffire. Par conséquent, quelles sont les priorités à retenir pour remédier aux difficultés ?

Avez-vous réalisé une analyse territoriale permettant de savoir si des régions, des départements, des grandes villes ou des milieux ruraux sont davantage touchés que d’autres, et pourquoi ?

Mme Martine Carrillon-Couvreur. À mon tour, je tiens à saluer votre travail, monsieur le Médiateur. J’avais d’ailleurs lu avec beaucoup d’intérêt votre rapport de 2009, dont l’avant-propos fait état de tous les points que vous venez d’évoquer.

L’état de la société française que vous venez de dresser ne nous surprend pas, car nous en sommes témoins dans l’exercice de nos fonctions sur le terrain. Les associations et les organismes que nous rencontrons nous disent ne plus pouvoir, en raison des normes et des procédures en vigueur, mener certains projets, par exemple en direction des personnes âgées ou des personnes handicapées. Il nous faut donc réfléchir aux moyens permettant de limiter les normes et les procédures, lesquelles, malheureusement, ont aujourd’hui pris le pas sur la situation des personnes.

La question du racisme social nous interpelle. Comme vous l’avez souligné, les bénéficiaires des aides ont le sentiment de n’en avoir jamais assez. Nous devons réfléchir à la façon de faire contribuer le maximum de nos concitoyens au bien-être de tous, car redonner de la dignité à tous implique que chacun prenne part au fonctionnement de notre société.

Selon les associations et les fédérations que nous avons auditionnées, la question qui se pose avant tout est celle de l’accès au droit. Comme elles nous l’ont expliqué, l’absence de réponse ou des délais trop longs usent progressivement les énergies et aboutissent à des renoncements qui créent des inégalités, des injustices et probablement des situations de violence. La mise en place, comme vous l’avez suggéré, de guichets regroupés dans un seul lieu, comme c’est le cas à Barcelone ou à Achicourt, pourrait constituer la première étape d’un dispositif facilitant l’accès au droit.

Mme Marie-Françoise Clergeau. Monsieur le Médiateur, votre constat du rejet de l’autre doit nous amener à réfléchir aux moyens permettant à nos concitoyens de vivre le mieux possible dans cette société très dure.

Vous avez signé en octobre un protocole avec le directeur général de Pôle Emploi, structure à l’encontre de laquelle vos services ont constaté une augmentation des réclamations. Pourriez-vous faire le point en la matière ?

Les problèmes de renouvellement des cartes d’identité nationale persistent-ils et de quelle nature sont-ils ?

Comment régler le problème de la kafala, concept juridique de droit coranique ? Notre législation devrait-elle ouvrir des droits familiaux aux enfants concernés ?

Enfin, comment faire en sorte que les personnes détenues ne soient pas exploitées et deviennent des citoyens à part entière ?

M. Georges Colombier. Je vous remercie, monsieur le Médiateur, d’avoir traité les nombreux dossiers que je vous ai transmis. Je vous souhaite bonne chance dans votre nouvelle responsabilité de président du Conseil économique, social et environnemental.

Votre exposé reflète ma propre vision de l’état de notre société : il n’est ni de droite ni de gauche, mais de bon sens pour tenter de répondre au plus vite à ceux de nos concitoyens qui n’ont plus confiance dans les hommes politiques. De fait, la restauration de cette confiance passe par la reconnaissance par tous que ceux-ci, qu’ils appartiennent la majorité ou à l’opposition, peuvent faire de bonnes choses, comme de moins bonnes…

M. Jacques Domergue. L’administration est souvent considérée comme inhumaine, détachée de la réalité et du quotidien. On se demande parfois, surtout dans la situation budgétaire difficile que nous connaissons, si l’absence de réponse ou la « bunkerisation » de l’administration n’est pas pour celle-ci une façon de se protéger, dans l’impossibilité qu’elle est de répondre aux missions qui sont les siennes, notamment en matière de prestations.

Monsieur le Médiateur, vous avez parlé de la mobilité de notre société. Depuis une vingtaine d’années, l’organisation administrative française a été décentralisée ; or aujourd’hui, ce sont plutôt des fichiers centralisés et nationaux qui permettraient un suivi.

Vous avez souligné, et c’est très important, que le citoyen se sent souvent humilié ; or, le pire est l’humiliation, car elle engendre une rancœur tenace.

Certains pays, notamment la Grande-Bretagne, s’orientent vers une allocation unique. Vous avez dit implicitement qu’un système personnalisé dans lequel les citoyens pourraient bénéficier d’une allocation unique et correspondant à leur situation serait peut-être plus efficace. Comment faire en sorte que l’administration et les aides soient réellement au service des personnes ?

M. Dominique Dord. Merci, monsieur le Médiateur, pour votre présentation. Néanmoins, si vous n’aviez pas précisé que 95 % des sujets étaient bien traités, nous aurions eu l’impression que tout allait mal.

Les caisses d’allocations familiales, dont le congrès des directeurs se tiendra demain à Aix-les-Bains, sont formidables, mais font preuve d’une extrême raideur, comme en témoigne l’exemple que vous avez cité de cette personne qui n’a pu toucher une prestation car elle avait dépassé de deux euros le seuil d’attribution. Comment donner un peu de souplesse d’appréciation aux directeurs de ces caisses ?

M. Dominique Tian. Pôle Emploi semble toujours dysfonctionner, alors que les moyens ont été mutualisés, que des guichets uniques ont été créés et qu’il n’y a pas moins de personnes qu’auparavant…

M. Maxime Gremetz. Un agent pour combien de chômeurs ?

M. Dominique Tian. Théoriquement, un agent pour cent chômeurs. Les moyens n’ont pas baissé, l’organisation a été améliorée, des services ont été regroupés, mais le nombre de demandeurs d’emplois a augmenté.

Monsieur le Médiateur, les dysfonctionnements sont-ils la conséquence de la crise ou d’un problème de gestion ?

M. Michel Issindou. Merci, monsieur le Médiateur, pour votre constat très honnête et sincère.

Ce défaut d’écoute majeur, nous le ressentons dans nos permanences : les personnes qui viennent nous voir espèrent non pas une solution miraculeuse, mais être écoutées plus longuement que ne le fait un agent placé derrière un guichet.

L’administration est considérée comme dépensière, peu efficace, mais le remplacement des hommes par des machines et la mise en place de centres d’appel déshumanisent totalement notre société. Et la révision générale des politiques publiques n’est pas de nature à arranger les choses.

Soit on considère que le service public a un véritable sens, et cela n’exclut pas de réformer l’administration. Soit on considère qu’il faut toujours aller plus loin dans ce renoncement au service public, et cela entraîne les conséquences que l’on sait : les personnes n’ont plus de lieu pour être écoutées.

Certains ont peut-être privilégié l’individu, le chacun pour soi, alors que, pour notre part, nous prônons la solidarité.

Aujourd’hui, tout est prétexte pour le législateur à rédiger des lois, à en faire des outils de communication suivis de peu d’effets. Les lois relatives à la sécurité, notamment celles sur les chiens dangereux et les cages d’escaliers, n’ont donné aucun résultat et n’en donneront jamais. Pour modifier la situation, le Parlement devra mener une vraie politique d’évaluation des lois.

Monsieur le Médiateur, votre constat de notre société est très sévère. Quelles premières mesures devraient être prises ?

M. Guy Malherbe. Je remercie M. le Médiateur pour la grande qualité de son exposé, qu’il a également fait dans ma commune où il a été très apprécié, mais aussi d’avoir traité avec succès un grand nombre de dossiers difficiles que je lui avais transmis.

La maison départementale des personnes handicapées de l’Essonne ne peut pas recruter de personnes handicapées, car ses services administratifs, situés au premier étage, leur sont inaccessibles. Voilà un exemple édifiant !

Mme Michèle Delaunay. À mon tour, j’adresse mes remerciements à M. le Médiateur : il est rare d’entendre des exposés présentant davantage de questions que de réponses, ce que je trouve rassurant.

La consommation addictive, devenue un des grands troubles de notre société et sur laquelle les psychiatres s’interrogent, n’est-elle pas soutenue par le système libéral qui prône la croissance ? Les psychiatres n’en peuvent plus de soigner une pathologie que la société a créée. Pire on demande aux chercheurs d’identifier le gène qui en est à l’origine ! Et que dire de la légalisation des jeux en ligne, qui va créer une addiction pour laquelle des crédits sont prévus non seulement pour les services d’addictologie, mais aussi pour la recherche ! Ne devrions-nous pas prendre en compte l’impact de ce phénomène sur la « santé sociale » ? Quel est le pouvoir du Médiateur en la matière et que peut-il proposer ?

Enfin, que va devenir la Médiature ?

M. Guy Delcourt. Il est rare qu’une intervention provoque une satisfaction unanime dans cette salle. Monsieur le Médiateur, cela a été le cas de la vôtre. Ce qui a fait votre force, c’est votre sincérité et votre indépendance. Alors que la population s’était « appropriée » le Médiateur de la République, il a été décidé de tout bouleverser : dans ces conditions, que va devenir la Médiature ?

D’abord, il faudra faire un effort de pédagogie en raison de la confusion entre le rôle de Médiateur et celui de Défenseur des droits.

Ensuite, c’est peu de dire que tout dépendra de la personne qui vous succédera, car la sincérité et l’indépendance du Médiateur de la République sont essentielles à la compréhension par la population. Il y a quelque temps, j’avais interpellé le Médiateur et le ministre en charge de la tutelle et de la curatelle : du premier, j’ai obtenu un questionnement de fond appuyé par la présentation de cas précis, de situations complexes, et par la dénonciation des dérives des associations ; du second, je n’ai eu qu’un commentaire de l’application de la loi. Que faut-il faire pour que cela change ?

Il faut que le Premier ministre et les ministres revoient les directives adressées aux préfets, car elles ne mettent l’accent que sur les résultats à obtenir… desquels dépend une prime ! Comme le Médiateur de la République, les préfets doivent disposer d’une liberté d’analyse en matière de politiques sociale, d’éducation et de santé, car les situations ne sont pas les mêmes dans tous les départements.

M. Rémi Delatte. Monsieur le Médiateur, la dimension humaine de votre propos donne tout son sens à la mission qui est la vôtre.

Le diagnostic est accablant : l’offre républicaine, bien que très généreuse, ne semble pas apporter la réponse attendue par nos concitoyens qui se sentent exclus. Pour eux, le recours au Médiateur est le dernier recours, et elle est souvent vécue comme une revanche sur l’administration. Néanmoins, la procédure est lourde et l’instruction des dossiers est longue. Comment nos concitoyens vivent-ils cette attente ? Avez-vous évalué la satisfaction des personnes ayant eu recours à la Médiature ?

M. Maxime Gremetz. Autrefois, le dialogue social et le rôle des associations étaient importants, et la Médiature n’existait pas. Si nous avons besoin d’un Médiateur aujourd’hui – dont je reconnais le rôle essentiel –, c’est que quelque chose ne va pas dans notre société ! Il est terrible de constater que nous n’avons plus à faire à des personnes, mais à des machines ! Les centres d’appels sont déshumanisants ! De même, quand vous devez prendre le train, plus personne ne vous accueille aux guichets : tout est déshumanisé.

Pôle Emploi en est l’exemple type. Mme Lagarde avait, devant notre commission, fixé l’objectif d’un agent pour cinquante à soixante-dix demandeurs d’emploi ; nous en sommes à un pour cent cinquante-huit. Beaucoup d’efforts doivent être faits, car les gens ont besoin d’écoute : les suicides à France Télécom l’illustrent aussi. À cet égard, monsieur Delevoye, votre rapport a mis en lumière l’évolution terrible, notamment pour les jeunes, de notre société. Il est urgent de prendre des mesures pour l’humaniser.

M. Jean-Pierre Door. Je félicite M. Delevoye pour sa nomination à la tête du Conseil économique, social et environnemental.

Le principe de précaution est souvent à l’origine de discussions ou de conflits entre les décideurs et les citoyens. Une évaluation en avait été faite à l’Assemblée nationale, à la demande du président. Avez-vous également mené une évaluation, monsieur le Médiateur de la République ? Faut-il, selon vous, revoir la définition de ce principe ?

M. Simon Renucci. Je m’associe aux remerciements et salue votre engagement au service des citoyens, monsieur le Médiateur de la République.

Quelles sont vos propositions pour corriger les inégalités territoriales de l’accès aux soins ?

Le remède à l’humiliation subie par certains de nos concitoyens, on l’oublie trop souvent, est l’éducation. Qui plus est, dans notre société de l’émotion, on confond parfois les droits et les devoirs. Sur ces problèmes, nous sommes en phase avec ce que vous dénoncez : il y a un sentiment d’impuissance.

Il faut redonner de la force au droit pour éviter le droit à la force, avez-vous dit ; je crois également que la justice donne de la force au droit : il est essentiel de s’en souvenir dans notre société où misère et sentiment d’injustice font le lit de la violence. Les questions posées appellent à ce titre des réponses globales et sociétales.

Enfin, je ne reviens pas sur la nécessité, pour nos concitoyens, d’une simplification administrative.

Sur ces différents sujets, je me félicite de nos échanges, car ils nous permettent d’appréhender la réalité au plus près.

M. Jean-Patrick Gille. Je remercie aussi vos services, monsieur le Médiateur de la République, pour leur efficacité et leur relative célérité. Vous avez réussi à faire de la Médiature une institution efficace de la République.

Vos services nous ont ainsi accompagnés lors des travaux préparatoires à la proposition de loi, puis au projet de loi relatifs à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, même si le résultat de ces textes ne nous satisfait pas pleinement. Le ministre ayant changé, nous nous inquiétons notamment de savoir quand sera installée la commission de suivi, qui a un rôle important puisqu’elle pourrait faire évoluer la liste des maladies.

Plutôt que de fusionner globalement Médiateur de la République et Défenseur des droits, ne serait-il pas préférable de regrouper certaines médiations afin de les rendre autonomes ? On a vu, en particulier, les difficultés de la médiation au sein de Pôle Emploi : ne pourrait-on y transférer votre savoir-faire ?

Mme Catherine Génisson. Je veux moi aussi vous remercier, monsieur le Médiateur de la République.

Je rends hommage aux salariés de Pôle Emploi, dont la tâche est ardue. Si le guichet unique était une évidence pour le citoyen, il me semble que l’on a associé deux structures n’ayant rien à voir l’une avec l’autre, que ce soit dans leur objet ou dans leur fonctionnement.

Vous avez beaucoup insisté, en évoquant le domaine médical, sur la nécessité de la médiation humaine. Dans notre société où il n’est question que de rentabilité et d’économies, comment faire comprendre que la médiation n’a pas seulement un coût, mais qu’elle apporte beaucoup, individuellement et collectivement ? Peut-être avez-vous des propositions à faire sur ce point.

Enfin, puisque l’on a parlé de l’évolution de la norme, ne légifère-t-on pas trop, ou mal, et au gré des faits-divers ? Pour les propositions de loi comme pour les projets, l’étude d’impact et l’évaluation des lois précédentes devraient être obligatoires.

M. le président Pierre Méhaignerie. Je m’efforce, comme chacun d’entre vous, de tenir trois ou quatre heures de permanence chaque semaine. Un jour, une personne m’a demandé s’il existait une subvention à laquelle elle avait droit et qu’elle ne connaissait pas : je n’ai pas su lui répondre ! Tout ce qui va dans le sens de la simplification est utile.

M. le Médiateur de la République. J’étudierai vos questions de façon plus approfondie ; pour l’heure, j’y répondrai globalement.

Je cite souvent cette phrase d’Élie Wiesel : « Quand je rentrais de l’école, ma mère ne me demandait pas si j’avais bien répondu mais si j’avais posé la bonne question. » Je ne suis pas un décideur politique ; mais, en suivant vos débats, je me demande parfois si vos questions ne dépendent pas de la rentabilité électorale supposée des réponses, ou si vous ne préférez pas le confort des réponses à l’inconfort des vraies questions. Ainsi, la gauche refuse de s’interroger sur la TVA sociale au motif qu’elle serait l’impôt du pauvre, et la droite sur les prélèvements libératoires. Par esprit de système, vous vous êtes interdit de poser les bonnes questions. Or, poser la bonne question, c’est déjà régler la moitié du problème.

En tant que Médiateur, j’essaie de vous inciter, en imposant certaines de ces questions, à restaurer le politique. Chez nos concitoyens, en effet, la perception des enjeux politiques est à la mesure du rejet des comportements politiciens. Or nous sommes, les uns et les autres, enfermés dans une hypocrisie où l’ambition affichée de faire gagner la France dissimule des stratégies de conquête du pouvoir. S’agissant par exemple de la simplification, ne devrait-on pas, pour redonner du sens à l’impôt, le faire peser sur chacun en le prélevant à la source ? De même, les allocations sociales sont-elles conçues pour rétablir les personnes dans leur dignité ou pour ménager les administrations prestataires ? Souvent, les défenses corporatistes, syndicales ou politiciennes priment les intérêts réels des bénéficiaires.

Comment réintroduire du moyen et du long terme, sachant que, dans la sphère économique, les actionnaires ne voient guère au-delà de trois mois, et, dans la sphère politique, les échéances électorales sont à deux ans ? Cette question dépasse nos orientations politiques. Vous avez évoqué la réforme des retraites. En tant que ministre de la fonction publique, j’avais échoué sur ce sujet à faire intervenir de concert M. Jospin et M. Juppé, alors que leur constat, lorsqu’ils étaient à Matignon, était identique à deux lignes près. La pédagogie est essentielle si nous voulons que nos concitoyens s’approprient la décision politique, mais nous ressemblons à des laboureurs qui sèment leurs convictions sur des terres en friche. Le temps nécessaire à l’appropriation de la décision est plus long que celui de la décision elle-même, et nous sommes incapables de développer une pédagogie au terme de laquelle les oppositions politiques, sur la base d’un constat partagé, pourraient s’énoncer clairement. Une telle démarche responsabiliserait les électeurs, dont les choix, aujourd’hui, dépendent plus souvent de leurs intérêts immédiats que des grands enjeux de société. Les démocraties, fragilisées par ce clientélisme électoral, sont à la croisée des chemins : soit elles s’abandonneront aux bas instincts des peuples, soit elles permettront à ces derniers de se réapproprier les grands enjeux. C’est encore plus vrai dans notre pays : les Français sont grands lorsqu’ils croient en la grandeur de la France, et petits lorsqu’ils se sentent abandonnés.

Lors du débat sur les retraites, j’ai essayé, en vain, de faire valoir la question suivante : les travailleurs peuvent-ils financer à la fois les retraites et les dépenses de santé ? La réponse est non. Les impôts ne financent que 10 % de notre système de régulation publique de santé et de retraite, soit beaucoup moins que la moyenne européenne. Pourquoi, dans ces conditions, ne peut-on avoir un débat de fond sur la fiscalité, en oubliant les échéances électorales ? Ce que l’on craint, ce ne sont pas les enjeux eux-mêmes, mais les défaites électorales.

Vous avez dit, monsieur Gremetz, que les sociétés ne devraient pas avoir besoin de médiation. Permettez-moi de rendre hommage à mes ancêtres médiateurs, dans les sociétés africaines, où le rôle du chef, en tant qu’intermédiaire, était d’écouter sans prendre parti.

S’agissant du Défenseur des droits, j’ai plaidé pour que le Médiateur de la République soit élevé au niveau constitutionnel. Mais, il n’aurait pas été possible de ne pas le faire pour les autres institutions de défense des droits, entraînant, de ce point de vue, une hiérarchisation entre elles, que je ne pouvais imaginer. Défendre les droits est une seule et même exigence, quels que soient les droits concernés.

Dans l’affaire d’Outreau, l’attention s’est focalisée sur les personnes injustement emprisonnées, mais personne ne se souvient que douze enfants ont été reconnus victimes par une commission d’État, et indemnisés comme tels. Mme Claire Brisset, qui était allée plaider leur cause, s’était fait « massacrer », passez-moi l’expression, par le président de la cour d’assises et les avocats des parties civiles. Si le Défenseur des enfants était de niveau constitutionnel, l’écoute serait plus attentive et les droits des enfants mieux respectés, et ce dans une plus grande indépendance.

Les citoyens ne s’engagent plus seulement dans les partis politiques ou les syndicats mais, de plus en plus souvent, au sein de structures associatives, jugées, précisément, plus indépendantes. Ce phénomène doit nous interpeller, car il dépasse de loin nos stratégies de conquête du pouvoir. Interrogeons-nous sur le sens et la portée de nos décisions. Contribuer fiscalement dès que l’on gagne un peu d’argent est, par exemple, la logique de l’impôt à la source.

Si le travail finance la protection sociale et la défense de la dignité, l’économie marchande est-elle capable d’offrir un emploi à tous les demandeurs d’emploi ? Je n’en suis pas sûr. Nous devons donc réfléchir à d’autres formes d’emploi. Mes amis de la CGT, qui ont déféré l’association Emmaüs aux tribunaux au motif qu’il n’y avait pas de délégué syndical dans un établissement, ont peut-être raison au regard du code du travail, mais sans doute tort au plan sociologique.

On m’a interrogé sur les logements d’urgence. Si vous les construisez selon les règles, ai-je répondu, il faudra cinq ans ; si vous installez des chalets sans respecter toute la réglementation, il ne faudra que trois mois. La question est donc de savoir s’il vaut mieux respecter scrupuleusement la norme ou répondre à des problèmes de société.

Quant à Pôle Emploi, guichet unique pour la demande d’emploi et les indemnités, c’était en soi un formidable progrès. Toutefois, allier des cultures différentes s’est avéré plus compliqué que faire fusionner des structures : c’est un problème de management, qui suppose que l’on rappelle le sens et l’objet même du projet.

S’agissant du principe de précaution, son usage excessif peut tuer l’initiative. La question, qui n’est ni de droite ni de gauche, est de définir la régulation publique en matière financière. Une administration efficace est une administration réactive et rapide dans l’accompagnement des usagers. Certaines lenteurs actuelles tiennent à l’application du principe de précaution, que l’on invoque, par crainte des procès, pour protéger les responsables. Une telle crainte n’est assurément pas le commencement de la sagesse. S’il faut rétablir le droit à l’erreur pour les fonctionnaires, nos amis syndicats doivent aussi accepter que l’on condamne les fautes. Lorsque je me suis battu, dans l’Est, pour obtenir la suppression du poste d’un chirurgien dont les patients présentaient un taux de mortalité élevé, les syndicats m’avaient objecté qu’il s’agissait d’un ponte. Cessons de défendre l’indéfendable. L’un des effets de la crise a été de stimuler les capacités de réaction de notre société ; l’essentiel doit l’emporter sur l’urgent.

Le rôle du Médiateur est d’aider le politique, qui estime que l’essentiel est de traiter l’urgence, alors que c’est l’essentiel qui devient urgent. J’ajoute que les offres sont très différentes selon les territoires. Ainsi, dans certaines maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), le délai de traitement des dossiers a été réduit de deux ans à trois mois ; dans d’autres, il est d’un an à un an et demi. La mobilisation est donc très différente selon les territoires ; c’est d’ailleurs ce qui fait leur diversité.

Pour revenir à Pôle Emploi, la différence, par rapport aux usagers, est que nos délégués possèdent les numéros de téléphone portable des médiateurs des agences : nous réussissons ainsi à régler les problèmes. On ne peut toutefois pas s’empêcher de poser la question : pourquoi ces numéros de téléphone ne sont-ils pas communiqués directement aux usagers ?

Pour ce qui concerne les caisses d’allocations familiales, à l’époque où leurs fichiers n’étaient pas interconnectés, une personne avait déclaré quatre-vingt-six femmes et cent onze enfants ! Nous nous sommes battus pour rendre cette interconnexion effective ; c’est aujourd’hui chose faite. Il faut aussi évaluer les systèmes informatiques, car ils ont été conçus, non pour aider l’usager, mais pour défendre certains prés carrés. De même, dans le cadre des commissions de surendettement, j’avais obtenu de la Banque de France qu’elle finance les systèmes informatiques de la Chancellerie ; cela fait quatre ans que je me bats pour que les magistrats, en l’absence d’interconnexion informatique des fichiers, n’aient pas à réécrire les dossiers à la main. Il arrive malheureusement que la mauvaise volonté crée des blocages.

Pour ce qui est des retraites, ma proposition relative à l’établissement du salaire annuel moyen n’a pas abouti. Cependant, je ne désespère pas que notre persévérance finisse par payer.

M. le président Pierre Méhaignerie. Constatez-vous de grandes différences entre les territoires ?

M. le Médiateur de la République. Oui, incontestablement. Du point de vue social, les régions les plus touchées sont le Nord-Pas-de-Calais, la Grande Couronne et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. La Bretagne, l’Alsace et la Basse-Normandie, elles, se portent plutôt bien. Reste que la culture de l’écoute dépend beaucoup des directeurs administratifs. Sans faire le procès de Pôle Emploi, dont je salue également les personnels, la qualité du service rendu est très variable.

Il faudrait, dans la fonction publique, récompenser la compétence plutôt que l’ancienneté ou les diplômes : il arrive que des responsables qui en sont bardés « massacrent » leurs services, car ils ignorent totalement les réalités humaines – on l’a vu avec France Télécom –, alors que d’autres, moins diplômés, feraient de bien meilleurs managers.

M. le président Pierre Méhaignerie. Merci, monsieur le Médiateur de la République.

Mes chers collègues, je vous indique que, à la demande du rapporteur, nous nous réunirons à 14 heures 15 pour poursuivre l’examen de la proposition de loi relative au dépistage précoce des troubles de l’audition.

La séance est levée onze heures quarante.

——fpfp——

Présences en réunion

Réunion du mercredi 24 novembre 2010 à 9 heures 30

Présents. – M. Élie Aboud, Mme Edwige Antier, M. Jean Bardet, Mme Gisèle Biémouret, M. Yves Bur, Mme Martine Carrillon-Couvreur, M. Gérard Cherpion, M. Jean-François Chossy, Mme Marie-Françoise Clergeau, M. Georges Colombier, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Rémi Delatte, Mme Michèle Delaunay, M. Guy Delcourt, M. Vincent Descoeur, M. Jacques Domergue, M. Jean-Pierre Door, M. Dominique Dord, Mme Laurence Dumont, M. Jean-Pierre Dupont, Mme Jacqueline Fraysse, Mme Cécile Gallez, Mme Catherine Génisson, M. Jean-Patrick Gille, M. Maxime Gremetz, Mme Anne Grommerch, Mme Danièle Hoffman-Rispal, Mme Monique Iborra, M. Michel Issindou, M. Denis Jacquat, M. Paul Jeanneteau, M. Yves Jégo, M. Patrick Lebreton, M. Guy Lefrand, M. Jean-Marie Le Guen, Mme Catherine Lemorton, M. Jean Leonetti, M. Jean-Claude Leroy, M. Claude Leteurtre, M. Céleste Lett, M. Michel Liebgott, M. Guy Malherbe, M. Jean Mallot, M. Pierre Méhaignerie, M. Pierre Morange, M. Philippe Morenvillier, M. Roland Muzeau, Mme Marie-Renée Oget, Mme Dominique Orliac, M. Christian Paul, M. Bernard Perrut, M. Étienne Pinte, Mme Martine Pinville, Mme Bérengère Poletti, M. Jean-Luc Préel, M. Simon Renucci, M. Arnaud Richard, M. Arnaud Robinet, M. Jean-Marie Rolland, Mme Valérie Rosso-Debord, Mme Françoise de Salvador, M. Fernand Siré, M. Dominique Tian, Mme Marisol Touraine, M. Francis Vercamer

Excusés. – Mme Valérie Boyer, M. Christian Hutin

Assistaient également à la réunion. – Mme Marianne Dubois, M. Régis Juanico